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LA COMPARAISON AVEC LE CINÉMA
PERMET-ELLE DE MIEUX COMPRENDRE LA FRISE CONTINUE DE LA COLONNE TRA]ANE?
L'EXEMPLE DES SCÈNES XCII A XCVII (Pl. 38-42)


 

Après les tentatives trop ambitieuses de Cichorius et celles de Petersen, les tra- vaux de Lehmann-Hartleben [1] avaient accrédité l'opinion que la frise continue de la colonne Trajane, développant quelques thèmes repris à des modèles plus anciens, avait une valeur historique et documentaire extrêmement restreinte. Depuis la parution d'ouvrages plus récents [2], qui soulignent la précision des détails mis en place par le sculpteur et leur rôle dans l'ensemble de la narration, on tend à penser aujourd'hui que les sculptures sont une sorte de « message codé » [3] dont les éléments ont une signification particulière, qu'il est nécessaire d'interpréter, si l'on veut parvenir à une exacte compréhension du récit.

Nous avons eu l'occasion d'expliquer par ailleurs [4] que les codes utilisés par le cinéma [5] sont, à quelques exceptions près, semblables à ceux que le sculpteur avait été contraint d'inventer lui-même, pour donner toute la clarté nécessaire à son œuvre. Les clefs que nous possédons ainsi peuvent donc servir à déchiffrer le message transmis par la colonne et l'application à la frise continue des grandes règles du cinéma classique, dont nous avons justifié les principes dans notre ouvrage, permet de résoudre une grande partie des problèmes narratifs que posait encore l'organisation du récit sculpté.

Pour fournir un bref exemple de cette méthode comparative, nous avons choisi d'expliquer une « séquence » particulièrement complexe [6], celle qui s'étend, dans la classification de Cichorius, du tableau XCII au tableau XCVII (pl. 38-42), prenant place juste après le grand voyage de Trajan (LXXIX à XCI), et se déroulant partiellement en même temps que lui, elle raconte les combats difficiles qui ouvrirent la seconde guerre [7].

l - Problèmes posés par le contenu des images

Les problèmes posés par cet ensemble tiennent d'abord au contenu même des tableaux dont les éléments réclament une explication préalable, spécialement en ce qui concerne les fortifications et la direction de certains déplacements effectués par les personnages [8].

1) Les «cinq» murs

Cinq murailles au total apparaissent dans l'ensemble des six tableaux: deux en XCIII (pl. 39, 2), deux en XCVI (pl. 41, 2; 42, 1), une en XCVII (pl. 42, 1.2). Si les fortifications de XCIII ne posent pas de problèmes et sont unanimement reconnues comme constituant un ensemble dace, il n'en va pas de même pour celles qui se trouvent en XCVI et XCVII.

Les hypothèses, variées et contradictoires, des autres commentateurs [9] reposent toutes sur l'idée qu'il y a 3 murs, le 3ème étant toujours le plus difficile à expliquer. En fait, il n'y en a que deux et le 3ème n'est qu'une autre vue de 2ème, présenté, non plus au moment des combats, mais lors de sa démolition.

Sur la colonne Trajane, en effet, comme au cinéma, un même objet peut être montré, soit sous des angles différents, qui risquent d'en modifier l'aspect [10], soit à des moments différents, quand l'action qui se déroule change d'allure ou de sens [77]. Dans le plan XCVII, le sculpteur concentre l'action sur un seul mur, celui de droite sans doute, dont il veut montrer la destruction; il passe donc du plan de grand ensemble plongé [12], dans lequel la citadelle apparaissait en entier pour montrer que les Romains y étaient encerclés par les Daces (XCVI), au plan de petit ensemble (XCVII), plus restreint, qui lui permet de concentrer l'action sur son objet principal et l'oblige à ne plus figurer qu'un seul mur, puisque l'ensemble ne tiendrait plus alors dans le champ [13] ; ce qui compte en effet maintenant, c'est le démantèlement de la place, ordonné par Trajan qui vient d'arriver, et non plus le siège, qui est déjà terminé [14].

Mais nous verrons plus bas que les murs de XCVI sont déjà une reprise des murs de XCIII, d'où les Daces étaient partis et dans lesquels ils sont revenus. Les cinq murs de cette séquence ne sont ainsi que deux, toujours les mêmes, qui nous sont montrés à des moments et sous des aspects divers, et les six tableaux racontent en fait la chute d'une importante place forte dace, qui apparaît en XCIII aux mains des Barbares, en XCVI aux mains des Romains, en XCVII, quand l'Empereur la fait détruire.

Comme le veut la règle filmique de répétition de plans, la description de cette place forte est variable et de plus en plus rapide. Le tableau XCIII, construit comme un plan de grand ensemble et plongé, comporte toute une série de mouvements divers et complexes, qui en augmentent la durée [15]; il présente la citadelle en détail, puisque c'est la première fois que le spectateur la découvre et qu'elle est appelée à jouer le rôle principal dans l'action; le tableau XCVI, déjà plus serré, puisqu'il s'apparente aux plans d'ensemble, mais encore plongé, procède à une description plus sommaire, dans laquelle on reconnaît cependant la disposition générale des murs principaux et les rochers sur lesquels ils s'appuient au premier plan de l'image; le tableau XCVII enfin se limite à un seul mur, présenté comme une sorte de symbole: le sujet principal n'est plus en effet la place forte, mais Trajan qui vient enfin d'y parvenir.

2) Les déplacements vers la gauche

Le contenu des tableaux présente encore deux difficultés moyennes: il s'agit des déplacements vers la gauche, effectués par les Daces en XCIII (248-249) [17] (pl. 40, 1.2) et par Trajan dans le tableau XCVII (pl. 42,2). Cette disposition est exceptionnelle sur la frise, dont les événements se lisent en général de gauche à droite; elle a toujours fortement intrigué les commentateurs, qui ont parfois proposé des explications excessivement complexes.

a) Les Daces de XCIII (248-249)

La position des Daces en 248, 249 (pl. 40, 1. 2) ne peut être comprise indépen- damment du tableau suivant, dont Petersen a déjà bien vu la composition rayon- nante78• Le plan XCIV représente en effet, non pas les différentes phases du siège, mais les conséquences de la défaite dace: à droite (251) (pl. 41,2), les Daces combattent jusqu'à la mort, mais, à gauche (249) (pl. 40, 2), ils reculent pas à pas ou font rapidement retraite (248 bas, 249); cette fuite les ramène à leur point de départ et le mouvement de ceux qui ont été vaincus se confond presque avec la marche de ceux qui se rassemblaient précédemment [19]; puisque les Daces retournent maintenant en arrière, ils se déplacent naturellement vers la gauche, c'est-à-dire en sens inverse du cours ordinaire des événements. En conséquence, les sections 248-249 se rattachent à XCIV et non pas à XCIII comme le pensait Cichorius.

Mais ce mouvement de repli nous montre aussi que les constructions de XCIII représentent une grande base ennemie; ayant servi de point de départ à l'offensive dace, elle sert maintenant de refuge et se trouve à quelque distance des installations romaines [20]; il est donc vraisemblable que les Romains, profitant de l'avantage enfin acquis, vont poursuivre leurs ennemis et chercheront à investir, et même à détruire, cette place forte; les fortifications de XCIII réapparaîtront donc plusieurs fois dans la suite.

b) La place de Trajan (XCVII)

La position de l'Empereur en XCVII (pl. 42,2) s'explique alors très aisément. Pour montrer que les Daces, dont le siège a échoué, reviennent à leur point de départ, le sculpteur a placé d'abord le camp dans lequel ils se sont rassemblés (XCIII), il a ensuite dirigé leur repli vers ce camp, c'est-à-dire vers la gauche (248-249); comme les Romains ne peuvent eux-mêmes venir que des bases qu'ils ont auparavant défendues avec succès, il les a naturellement tournés eux aussi vers la gauche (XCVI-XCVII) [21] (pl. 42, 1.2).

En fait, tous les déplacements vers la gauche prennent place entre les lieux figurés, très clairement, au début, c'est-à-dire entre la fortification dace de XCIII (à gauche) (pl. 40, 1) et la fortification romaine de XCIV (à droite) (pl. 41, 1), qui, n'ayant pas été prise, sert maintenant de base aux Romains, comme la citadelle de XCIII avait auparavant servi de refuge aux Daces [22].

Cette séquence présente donc un important changement de direction, dont l'origine est nettement expliquée dès le début; au cinéma, un changement de ce genre, qui est en fait un véritable retour en arrière, serait préparé, puis présenté, d'une manière tout à fait semblable et les règles sont ici les mêmes [23]. Il n'est donc pas nécessaire de supposer qu'il s'agit d'un mouvement tournant [24], ou que, l'ordre chronologique étant inversé, la séquence est construite à l'envers [25] ; il s'agit seulement d'une disposition normale des personnages, à l'intérieur du cadre spatial déterminé par le sculpteur au début de la série.

La comparaison avec les procédés couramment utilisés par le cinéma permet une lecture plus rapide et plus claire des images présentées sur la frise; mais elle peut en expliquer aussi l'agencement général, spécialement en ce qui concerne les problèmes posés par la structure temporelle du récit, à laquelle les commentateurs sont le plus souvent peu attentifs.

II - Problèmes posés par la construction de la séquence: le temps

Pour comprendre la construction de cette séquence, il faut étudier d'abord sa trame chronologique particulière, et la replacer ensuite dans le cadre général des événements qui sont décrits depuis le début du voyage de Trajan.

a) Le rôle des ellipses temporelles

Engagé dans un récit qui s'étend sur plusieurs années, le sculpteur ne peut représenter tous les événements qui se sont réellement produits; il est donc obligé de faire un choix, qui repose autant sur les possibilités offertes par le récit que sur des nécessités chronologiques. Entre les différentes scènes sculptées prennent donc place des épisodes qui n'ont pas été représentés, parce qu'ils pouvaient, en principe, se déduire du reste. Reprenant, dans ce cas, un terme du cinéma, nous dirons qu'il y a une ellipse. Une des difficultés majeures de la séquence tient justement à son caractère extrêmement elliptique.

Deux ellipses importantes figurent en effet dans le cours du récit: l'une, entre les tableaux XCIV et XCV, l'autre entre les tableaux XCVI et XCVII.

Entre XCIV et XCV (pl. 40,2-41,2) d'abord, le sculpteur saute une période très importante: la retraite hâtive des Daces vers XCIII a été suivie d'une offensive romaine, à la suite de laquelle les fortifications ennemies ont été prises; mais les Romains subissent une contre-attaque et sont à leur tour en mauvaise posture, quand nous les retrouvons, en XCVI, dans la citadelle qu'ils occupent et doivent maintenant défendre contre un assaut général.

L'importance de cette première ellipse peut s'expliquer par des considérations d'ordre purement esthétique; développer tout l'épisode en détail obligeait en effet l'artiste à ajouter une autre scène de siège, puis un autre tableau montrant les Romains dans la place; accumulant les images semblables, le récit n'aurait paru ni plus beau, ni beaucoup plus clair. L'ellipse, même très forte, permet au contraire de juxtaposer des scènes différentes et de souligner ainsi l'ambiguïté de la situation jusqu'à l'arrivée de l'Empereur; le sculpteur cherche sans doute à rendre ici l'esprit d'un texte qui, tout en insistant sur les difficultés que connaissaient les Romains, mettait en valeur le rôle exceptionnel joué par Trajan dès son arrivée [26].

L'ellipse suivante (XCVI-XCVII) (pl. 42, 1.2), beaucoup moins forte, puisqu’elle ne porte que sur la défaite dace, tend justement à renforcer cette impression. Juxtaposant une fois encore deux images très différentes (difficile résistance des Romains et inaction de la réserve en XCVI – destruction des murs et triomphe de Trajan en XCVII), elle provoque un effet de surprise [27] et donne une apparence facile à un dénouement qui fut pourtant quelque temps incertain.

L'Empereur, à la tête de la cavalerie, apparaît en majesté, et le dernier plan de la série confirme l'impression que nous avait laissée la description du voyage impérial (LXXIX à XCI): favorisé des Dieux qu'il respecte et honore, et soutenu par le peuple, Trajan ne peut que triompher dès qu'il apparaît [28].

b) Place de la séquence dans l'ensemble du récit.

La place de Trajan en XCVII ne peut toutefois être parfaitement comprise, que si l'on situe la serie XCII à XCVII dans l'ensemble des épisodes présentés depuis le début de la seconde guerre; la disposition chronologique des images a donc ici beaucoup d'importance.

La séquence XCII – XCVII est bâtie sur un double montage parallèle [29]: d'une part les plans XCII et XCIII se déroulent en même temps, d'autre part la séquence entière prend place pendant la fin du voyage de Trajan et se situe parallèlement aux événements qui nous sont présentés de LXXXVI à XCI.

On obtient ainsi le schéma chronologique suivant:

en même temps LXXXVI. . .. puis.... LXXXVII, LXXXVIII, LXXXIX, XC, XCII  
  XCIII ....... puis ....... XCIV, XCV, XCVI  
ensuite   XCI, XCVII

Pendant que Trajan continue sa marche par voie terrestre et se rend finalement à cheval vers les lieux de la guerre, les Daces ont attaqué les Romains; un instant surpris, ces derniers ont contre-attaqué; mis à nouveau en difficulté, ils triomphent cependant au moment de l'arrivée de l'Empereur.

Le plan XCVII, dans lequel Trajan réapparaît, se place donc peu de temps après le plan XCI, dans lequel nous l'avons vu pour la dernière fois [30]. Cependant, la durée de la série XCII à XCVII ne permet pas de la situer pendant le déplacement non figuré de l'Empereur, c'est-à-dire dans le temps qui s'écoule vraiment entre XCI et XCVII; les faits, présentés entre XCII et XCVII, durent en effet assez longtemps, puisque les tableaux XCII et XCIII montrent des préparatifs, le tableau XCIV un combat important, les plans XCV et XCVI une série d'attaques et de contre-attaques; si tous ces faits prenaient place pendant la dernière étape du voyage de Trajan que le sculpteur a élidée, elle serait beaucoup trop longue par rapport à l'ensemble des étapes montrées précédemment. Il faut donc supposer que l'épisode a commencé plus tôt.

Cichorius avait, dans l'ensemble, bien vu cette construction particulière; il a cependant situé les événements de XCIII avant le tableau LXXIX, c'est-à-dire trop haut; il désirait en effet démontrer que l'action figurée de XCIV à XCVII se déroulait dans les Carpathes, très au Nord du Danube, et un grand espace de temps lui était évidemment nécessaire [37].

Mais les tableaux XCII et XCIII, dont la durée n'est guère déterminable, se déroulent, nous l'avons vu, dans le même temps; les Daces se préparent et se rassemblent pendant que les Romains continuent des travaux qu'ils ont sans doute commencés depuis longtemps et ne se tiennent pas spécialement sur leurs gardes. Si ces images nous montraient le début de la guerre et ses causes, elles seraient placées avant le voyage de Trajan, dont elles sont l'explication logique. C'est manifestement le contraire qui nous est ici suggéré: apprenant qu'une nouvelle campagne est imminente et que l'Empereur a quitté Rome, les Daces se rassemblent et attaquent les premiers. Il faut donc situer le début du montage parallèle aux environs du plan LXXXVI et non pas avant le tableau LXXIX.

C'est pourquoi le voyage de Trajan (LXXIX à XCI) ne se déroule pas avec une hâte excessive. Si le début de l'attaque dace est située vers LXXXVI, Trajan peut l'apprendre au tableau LXXXVIII, ce qui expliquerait la modification de son allure [32] ; mais, comme il connaît les faits avec un certain retard, comme il ne désire pas manquer les cérémonies officielles qu'il a prévues et qui font partie de sa politique, il n'arrivera qu'à la fin des combats.

III - Résumé du «scénario» initial

L'ensemble du récit présenté dans les six tableaux de cette séquence peut donc être succinctement résumé maintenant; il se présente ainsi:

1) XCII - Travaux romains (pl. 38, 1.2)
XCIII - Rassemblement dace (pl. 39, 1.2).
Pendant le voyage de Trajan, les Romains achèvent leur implantation, mais les Daces sont en train de se rassembler et préparent une grande attaque.

2) XCIII, 248-XCIV (pl. 40, 1-41, 1).
L'attaque dace porte sur une fortification romaine; les Daces échouent (249), prennent la fuite et se réfugient dans leur base de départ (XCIII, 248).

3) Forte ellipse temporelle: attaque des Romains, occupation de la place forte dace, mais,

4) XCV – XCVI (pl. 41, 2; 42, 1)
les Daces effectuent une vigoureuse contre-attaque sur la position de XCIII maintenant occupée par les Romains; les renforts romains ne peuvent intervenir et sont immobilisés (XCVI, 253, 254); la situation romaine est critique, mais,

5) Ellipse temporelle: l'Empereur arrive enfin; il dégage la place forte, et

6) XCVII (pl. 42,2), sur son ordre, les remparts sont immédiatement détruits. Le succès romain, celui de Trajan, est total.

*

Conclusion

La méthode comparative nous permet donc de retrouver l'essentiel du récit figuré sur les sculptures; compte tenu du déplacement de l'Empereur, elle fournit en plus une indication, malheureusement imprécise, sur la durée de l'action (deux jours au moins) et sur le lieu dans lequel elle se déroule (la rive droite du Danube); elle nous donne aussi le moyen de saisir le sens profond des tableaux et de comprendre mieux les intentions du sculpteur.

L'unité d'esprit de la première campagne est en effet particulièrement sensible; aux plans mobiles de la série LXXIX à XCI ont soudainement succédé des plans fixes et pleins d'agitation; au récit fluide et linéaire s'est soudainement substitué un système complexe, dans lequel les changements de temps et de lieu ont pu créer quelque obscurité; les images heureuses et triomphales ont été remplacées, avec une évidente honnêteté, par le récit des difficultés que les Romains avaient pu connaître ailleurs et à la même époque.

Rien cependant n'a été modifié dans le trajet de l'Empereur, et le sacrifice du plan XCI nous montre bien que Trajan n'a pas brûlé les étapes, afin de courir plus vite au devant de ses soldats en difficulté. Son arrivée à cheval, à la fin des combats, la persistance des travaux romains que montre le tableau XCII, la présence des classiarii en XCVII, tout nous prouve que l'équilibre des forces n'a pas été gravement rompu et que rien n'a été changé aux plans qu'on avait sans doute établis auparavant.

Comme en 101, en effet, il semble bien que Trajan ait prévu de faire d'abord une campagne prudente et de s'installer solidement avant de partir à l'assaut de Sarmizegethusa, qu'il atteindra d'ailleurs beaucoup plus vite. En 101 cependant, les préparatifs avaient été essentiellement militaires et les scènes de travaux, très nombreuses, nous montraient l'organisation de bases importantes et durables; en 105, au contraire, il semble bien que la préparation ait été beaucoup plus diplomatique et politique; en même temps que l'armée délogeait les Daces installés sur la rive droite, la présence de Trajan imposait à tous l'idée d'une Rome puissante et pieuse, que les tableaux XCVII à C viennent habilement rappeler à la fin du récit des combats.

Les deux premières séquences de la première guerre se complètent donc heureusement, comme se complètent, en fait, deux méthodes fondées, l'une sur une diplomatie nécessaire à la guerre et à l'après-guerre, l'autre sur l'emploi légitime de la force, puisque les Daces apparaissent ici comme les agresseurs, et le mérite du sculpteur est de faire passer dans les images, que la méthode comparative nous permet de mieux comprendre, le contenu d'un texte et d'une pensée, sans jamais sacrifier cependant ni la vie, ni le mouvement.


NOTES

1. K. Cichorius, Die Trajanssaule (1896-1900). E. Petersen, Trajans dakische Kriege nach dem Saulenrelief erzahlt (1899-1903). K. Lehmann-Hartleben, Die Trajanssaule (1926). Les trois auteurs seront cités dans les notes par leurs initiales (C, P, LH).

2. F. B. Florescu, Die Trajanssaule (1969). L. Rossi, Trajan's column and the Dacian Wars (1972). Voir aussi les articles de R. Vulpe, publiés dans Apulum ou Studie Classice.

3. L'expression est de G. Ch. Picard, REL. 51,1973, 356.

4. Voir notre thèse : Etude filmique de la colonne Trajane. L'écriture de l'histoire et de l'épopée latines dans ses rapports avec le langage filmique (Tours 1974), p. 6 à 123.

5. Voir, tout récemment encore, Rossi, op. cit. 19.

6. Voir C (III p. 110. 115), P (II p. 53), H. Stuart Jones (BSR. 5, 1910,455), LH (p. 104). Cichorius (p. 117. 118) reproche même au sculpteur de n'avoir pas su se faire comprendre.

7. L'étude qui va suivre est extraite, en grande partie, de notre thèse (p. 290 à 98); les positions, souvent contradictoires, des autres commentateurs sont fortement résumées.

8. Dans cette série, qui forme un tout et que nous pouvons appeler «séquence», les tableaux distingués par Cichorius correspondent, sauf un cas (voir infra), à la notion filmique de plan; nous parlerons donc indifféremment de tableaux ou de plans, en conservant la numérotation traditionnelle.

9. Pour P (II p. 52), il s'agit d'un ensemble de 3 murs, daces en XCVI, romains en XCVII; cette hypothèse ne résiste pas à un examen logique, spécialement en ce qui concerne (II p. 53), la destruction et la reconstruction simultanées du mur de XCVII. Pour LH (p. 42. 82. 104. 105), il s'agit toujours d'un ensemble de trois murs, mais les deux premiers sont romains (XCVI) et le troisième est un mur de siège dace (XCVII); on ne comprend pas cependant son rôle exact et les facteurs chronologiques ont été négligés. Pour C (III p. 117), il y a deux murs d'abord (XCVI), un mur ensuite (XCVII), qui ne fait pas partie du même ensemble et en est même éloigné; les deux premiers murs sont romains et le troisième est dace. Pour Rossi (op. cit. 181. 182), qui parle seulement des deux premiers murs, il s'agit des fortifications du pont d'Apollodore que Décébale attaque à Drobeta.

10. P. ex., entre les tableaux X et XX, le camp qui apparaît plusieurs fois est toujours le même; il ne s'agit pas d'une avancée de l'armée romaine, mais de son installation sur un point très fortifié en Dacie. Voir notre thèse, p. 142 à 152.

11. Voir, p. ex., les différentes représentations de Sarmizegethusa, que Petersen lui-même a fort bien expliquées (II p. 134-49).

12. C'est-à-dire très vaste et vu d'en haut. Voir LH (p. 140).

13. Zone spatiale figurant dans un seul plan.

14. Sur le démantèlement de la place, voir LH (p. 42, n. 1 et p. 82) - Rossi (op. cit. 182) pense que les soldats, armés d'outils, sont en mauvaise posture et défendent, comme ils le peuvent, les fortifications du pont.

15. Pour décrire le grand rassemblement dace, le sculpteur utilise tout un ensemble d'évocations du mouvement, qui font penser aux techniques connues au cinéma sous le nom de «travelling» ou de panoramiques. Au premier déplacement de droite à gauche (XCIII, haut) succède une marche en avant (245), puis un mouvement de gauche à droite (246); à la suite du groupe qui se déplace en contournant les ouvrages, l'oeil du spectateur entre à son tour dans la citadelle, présentée en plongée (LH p. 140), pour découvrir les Daces très nombreux qui s'y trouvent déjà, ainsi que le chef derrière lequel ils se rassemblent (247). L'ensemble suppose donc une longue durée; il donne en plus une impression de puissance et de vie: on sent que le mouvement ne s'arrêtera pas et que les Daces vont sortir de la place et attaquer les Romains.

16. Le détachement romain de 253, 254 haut occupe en gros la place que tenaient, en 246, 247 haut, les Daces qui allaient au rassemblement; ce détachement demeure sans doute en réserve, à moins qu'il ne soit plutôt gêné par la présence en face de lui d'un contingent dace.

17. Pour le déplacement vers la gauche dans le tableau XCIII même, voir note précédente.

18. P (II p. 55. 56) - Voir aussi LH (p. 104).

19. Ils en sont cependant séparés par une zone floue très nette; de plus, leurs attitudes, leurs gestes, leurs regards en arrière montrent bien qu'ils s'agit de vaincus et non de soldats décidés à attaquer l'adversaire.

20. L'existence de cette base serait le point le plus fort en faveur de la thèse de Cichorius selon laquelle les tableaux XCII à XCVII se situent en Dacie; on peut cependant penser que la place forte dace de XCIII a été prise d'abord aux Romains et se trouve bien sur la rive droite, que les Daces auraient franchi de nouveau dans l'année 105 – Sur le lieu des opérations, voir notre thèse, p. 300' à 304.

21. Cette remarque vaut à la fois pour Trajan et son escorte en XCVII, et pour le détachement romain visible en XCVI, 253, 254 haut.

22. La disposition des Daces et des Romains est donc semblable et répond au même schéma, puisqu'il s'agit des mêmes lieux:

1) XCIII
XCIV
Daces
<–––––––––––––––
2) XCV – XCVI
(= XCIII)
Romains
<––––––––––––––––
XCVII
(= XCIV)

23. Le changement de direction est visible en XCIII, il n'est donc que repris en XCVII et se comprend aisément.

24. C (III p. 124. 128).

25. C'est l'opinion de Petersen (II p. 60 et suivantes). Voir les critiques de Stuart Jones (p. 456. 457) et de Lehmann-Hartleben (p. 120), reprises par E. Panaitescu, Ephemeris Dacoromana 1, 1923,396.

26. César, Civ. 1,41 utilise un procédé de ce genre quand il fait achever, en une nuit et dès son arrivée, un pont dont la réfection trainait un peu.

27. Voir P (II p. 47).

28. Selon W. Gauer, Jdl. 88,1973,318 à 350, notes 15. 22 et 47, le tableau XCVII devrait être détaché du contexte narratif et ne présenterait de Trajan que l'image symbolique du chef suprême, artisan de la victoire; le commandant réel des opérations serait peut-être Longinus, visible en XCVI, à la tête des réserves et à une place ordinairement occupée par l'Empereur, quand il assiste aux combats. Cette hypothèse, qui situe les scènes en Dacie intérieure pendant le voyage de Trajan, n'est pas incompatible avec les principes comparatifs qui guident notre recherche: il ne serait pas impossible en effet qu'une image supplémentaire, à caractère symbolique, apparaisse en conclusion, même si elle n'est pas en rapport direct avec les faits; il faudrait cependant qu'un procédé quelconque le fasse nettement comprendre, ce qui n'est pas le cas. Bien que séduisante (permettant de placer les événements en Dacie, elle résoudrait le problème posé par la nature de la citadelle de XCIII), cette théorie reste cependant difficilement admissible.
1) La place de «Longinus» regardant, sans intervenir, des soldats romains manifestement en difficulté (XCVI) ne correspond nullement au rôle ordinairement prêté à l'Empereur, qui recueille toujours les prémices de la victoire.
2) Ce serait le seul exemple sur la frise d'une présence, pour ainsi dire abstraite, de Trajan; comme aucun détail ne souligne clairement le caractère particulier de l'image, on ne peut affirmer qu'elle représente un cas unique et exceptionnel.
3) La gloire du chef suprême apparaît tout aussi bien, et mieux encore peut-être, s'il est réellement présent et si l'action finale est ordonnée par lui-même; la construction elliptique, très en rapport avec le style du récit, souligne d'ailleurs la majesté et le triomphe de l'Empereur, qui n'est sans doute intervenu qu'au tout dernier instant. Voir infra.

29. Au cinéma, ordre des plans qui permet de montrer différents lieux en même temps, lorsque l'intérêt porte sur plusieurs sujets différents.

30. Voir C (III p. 127), P (II p. 46. 47).

31. C (III p. 89. 106. 107. Il5. 125).

32. Voir C (III) p. 89).


Source des illustrations:

Pl. 38, 1–42,2: Inst. Neg. Rom 31, 376; 41, 1551; 41, 1552; 41, 1554; 41, 1556; 41, 1559; 41,1560; 31,383; 31, 384; 31, 385.


Frise 1

Scènes XCII 241-244

Frise 2

Scènes XCIII 245-247

Frise 3

Scène XCIII 248
Scène XCIV 249

Frise 4

Scène XCIV 250
Scènes XCV/VI 251-252

Frise 5

Scènes XCVI/VII 253-254
Scènes XCVII 255-256

Article publié dans Mitteilungen des Deutschen Archaeologischen
Instituts Roemische (M.D.A.I.R.), 83, 1976, pp. 165-174.


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