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POUR UNE ÉTUDE FILMIQUE DE LA COLONNE TRAJANE



Je ne pourrai, bien évidemment, exposer que les grandes lignes théoriques de la méthode d’étude que je tente d’appliquer à la frise continue de la Colonne Trajane.

Cette méthode, fondée sur la comparaison de deux langages, consiste à considérer que le sculpteur ancien s’est trouvé, quand il réalisait la frise, dans la même situation qu’un cinéaste moderne. En effet, il partait d’un texte précis (scénario) qu’il voulait adapter en images; il disposait, d’autre part, d’un cadre fixe limité en hauteur (format) et en longueur (durée), sur lequel ses tableaux devaient, seule différence, non pas défiler, mais se juxtaposer. Quand on eût choisi la frise con tinue de préférence aux métopes successives, les problèmes à résoudre furent exactement ceux du cinéma, et les solutions proposées nécessairement les mêmes. La Colonne Trajane peut donc apparaître au spectateur moderne comme un grand film pétrifié.

Bien des savants ont déjà signalé la ressemblance de la frise avec le cinéma, mais personne n’a jusqu’à présent tenté d’en tirer une méthode complète d’étude. Cette méthode, en gros, doit comporter trois étapes: une étape analytique, dans laquelle on s’intéressera spécialement aux images, une étape synthétique souvent absente des travaux antérieurs, qui portera sur les procédés narratifs, une conclu- sion qui tirera les conséquences littéraires, artistiques et historiques des résultats acquis.

Ce sont ces trois étapes que je me propose de parcourir rapidement.

1 - LES CARACTÈRES FILMIQUES DE LA COLONNE TRAJANE

Cette première partie comportera deux temps: montrer d’abord l’existence sur la Colonne Trajane d’éléments que le cinéma utilise nécessairement, mais que d’autres arts (photo, peinture, etc.) utilisent également; prouver ensuite que les procédés purement filmiques, c’est-à-dire caractéristiques du cinéma et de lui seul, apparaissent également sur la frise continue.

A - Les éléments nécessaires au cinéma, mais non spécifiques de cet art

Je ne mentionnerai ici que pour mémoire l’étude approfondie de la suggestion du mouvement, celle des plans, celle des angles (plongés ou contre-plongés par exemple), ces trois rubriques conduisent pourtant déjà à d’intéressantes con- clusions.

Je préfère insister cependant sur trois points: les cadrages, la profondeur de champ, la surimpression.

a) - Les cadrages

L’étude des cadrages présente un intérêt esthétique (recherche par exemple, des diagonales exprimant l’angoisse) et surtout un intérêt géographique; le change- ment de cadrage modifie en effet l’aspect d’un objet: bien souvent, notamment dans la marche de Lédérata vers Tibiscum au début de la première guerre (tableaux X à XX), les historiens comme Cichorius et, à un degré moindre, Petersen ont cru reconnaître des sites différents les uns des autres, alors qu’il s’agissait du même endroit représenté dans des cadrages différents.

b) - La profondeur de champ

L’étude de ce procédé photographique et filmique est également très intéressante. On peut, d’abord, analyser certaines scènes dans lesquelles l’espace est occupé totalement et joue de ce fait un rôle dramatique ou logique essentiel: les plans CXIII et CXIV mettent ainsi face à face la capitale Dace, au fond, et l’état-major romain, au premier plan.
Paradoxalement toutefois, l’étude des plans sans profondeur, dans lesquels un personnage apparaît, soit sur un fond flou, soit sur un fond lisse, est encore plus riche d’enseignements. Elle permet en effet de trancher le problème de la représentation des montagnes ou des collines sur la frise, Petersen et Lehmann- Hartleben l’avaient bien supposé déjà: tous les fonds d’apparence ondulée ne représentent pas, comme l’affirmait Cichorius, des élévations de terrain; beaucoup d’entre eux ne sont que des procédés, parfois très nouveaux, destinés à mettre en avant le personnage principal. L’étude filmique de ces plans apporte ici beaucoup d’éléments neufs.

c) - La surimpression

Dans le même ordre d’idées, l’étude des surimpressions, procédé qui consiste à mettre deux images l’une sur l’autre, la première restant visible sous la seconde, apporte d’importantes précisions. Sur la Colonne Trajane, le désir de placer deux images l’une sur l’autre est indiqué par l’apparition, autour d’un fond lisse ou flou, d’une bande torsadée, semblable à celle qui sépare entre elles les spirales; c’est le cas, par exemple, pour l’apparition de Danuvius au plan III. On peut ainsi distinguer plusieurs types d’images sans profondeur: le fond lisse représente un décor naturel sans relief (eau, ciel, mer, etc.); le fond ondulé distingue un personnage en effaçant le décor environnant; le fond ondulé, cerné par une torsade, correspond enfin à la surimpression. Quand aucun de ces procédés n’a de raison d’être, le fond flou ondulé représente une montagne réelle.
Ces divers procédés, je l’ai dit, sont nécessaires au cinéma, mais n’en sont pas spécifiques. Il me reste maintepant, pour terminer cette première partie, à montrer l’existence, sur la Colonne Trajane, d’éléments strictement cinémato graphiques.

B - Les éléments spécifiques du cinéma

Les trois principaux sont le déplacement de l’observateur, le changement de direction, l’expression figurée du son.

a) - Le déplacement de l’observateur

Nous appelons déplacement de l’observateur ce que le cinéma appelle « travelling latéral » ou « panoramique ». Les plans dans lesquels on trouve ces mouvements se caractérisent toujours par une suite de longues lignes horizontales nettes, alors que les plans fixes présentent plutôt des lignes diagonales plus ou moins complexes. Le « limes » est ainsi représenté, dans les tableaux I à III, en un beau panoramique élargi progressivement jusqu’à l’apparition du dieu Danuvius en surimpression sur le fleuve.

Ce procédé très fréquent est caractéristique du style continu de la Colonne Trajane qui est, pour ainsi dire, pulsé de gauche à droite et préfère toujours, pour d’évidentes raisons de perspective, la description en longueur à la description en profondeur, sauf cas exceptionnels. Le mouvement n’est plus ainsi à rechercher seulement dans les personnages, mais aussi dans la manière de présenter ou de conduire la narration; comme au cinéma et au cinéma seulement le mouvement est à la fois interne et externe.

b) - Le changement de direction

Le cinéma ne tolère pas qu’un personnage en marche, filmé par exemple de la gauche, soit soudainement filmé de la droite: à la projection, le spectateur le verrait en effet revenir brutalement sur ses pas, alors qu’il n’en serait rien. Cette règle fondamentale est appliquée sur la Colonne Trajane et je prendrai, à cet égard, l’exemple du Danube.

Reprenons les premières images; elles nous présentent évidemment la rive romaine du fleuve; nous sommes donc sur la rive gauche, au nord, et nous voyons, devant nous, la rive droite, au sud. Par conséquent, le fleuve coule de la droite vers la gauche et remonte, pour ainsi dire, le cours normal des événements, qui se déroule en sens inverse. Comme une association se fait toujours dans notre esprit entre le cours d’un fleuve et celui du temps, nous sommes inconsciemment gênés par cet écoulement à l’envers, par ce fleuve qui descend vers le passé au lieu d’aller vers le futur.

Ce point délicat n’a pas échappé au sculpteur qui a voulu le signaler dès le départ, en nous montrant le « limes », caractéristique de la rive droite; par la position des bateaux, il indiquait en même temps que, circulant de gauche à droite, ils remontaient le fleuve.

En conséquence, une direction nous ayant été clairement indiquée dès le début, le Danube sera toujours représenté de la rive gauche. Certes, le sculpteur pourra s’il en est besoin, changer de côté, mais il devra dans ce cas, nous le faire nettement comprendre, à l’aide d’un franchissement par exemple.

Les effets de cette règle filmique sont considérables, notamment en ce qui concerne les déplacements fluviaux de Trajan, particulièrement ceux qui nous sont montrés aux tableaux XXXII à XXXV.

c) - Le son figuré

Le film ne peut être évoqué sans que l’on parle du son qui le complète ordinairement, son réel dans le cinéma parlant, figuré dans le cinéma muet. La Colonne Trajane s’apparente évidemment à la deuxième catégorie: les bruits et les paroles y sont continuellement décrits et leur rôle, jusqu’à présent négligé, nous apparaît en fait comme très important.

L’étude du son figuré permet de définir son rôle esthétique (sonneries, musiques, etc.) et surtout son rôle logique; elle explique, dans ce dernier cas, le recours à certaines poses stéréotypées, nécessaires pour faire comprendre le sens des paroles prononcées (dans le cas, par exemple, des poses, à droite ou à gauche, de l’Empereur).

Nous avons maintenant la certitude que la Colonne Trajane est filmique; nous y avons en effet trouvé tous les éléments caractéristiques du cinéma. Nous pouvons donc étudier comment les images sont liées les unes aux autres et comment la frise est construite.

Ce sera l’objet de notre seconde partie.

II - LE DÉCOUPAGE ET LE MONTAGE DE LA COLONNE TRAJANE

L’étude synthétique des sculptures se fera en deux temps: nous nous intéres- serons d’abord au découpage, ensuite au montage.

A - Le découpage

Cette étude permet de définir avec précision les divers types de liaisons utilisés par le sculpteur pour unir les scènes entre elles et marquer les étapes du récit. En plus des liaisons ordinaires, et du fondu enchaîné, liaison très spéciale qui intervient au moins deux fois sur la frise, notamment aux plans IV et V, mais que je n’ai pas le temps d’expliquer ici, la Colonne Trajane présente deux types de liaisons filmiques: le fondu au noir et le cut.

a) - Le fondu au noir

Le fondu au noir qui consiste, en gros, à séparer deux séquences par un noir progressif très bref, est très fréquent sur la frise, où il est représenté par un arbre entier. Ce procédé n’est pas neuf, puisqu’on le trouve déjà sur les vases grecs, mais la référence du fondu au noir du cinéma permet de répondre nettement à la question suivante: « Quand l’arbre est-il un arbre? Quand l’arbre est-il un procédé conventionnel? » Nous disposons ainsi d’une règle précise, alors que Cichorius par exemple n’en avait manifestement aucune.

b) - Le cut

Cette liaison par contraste très utilisée par le cinéma contemporain, l’est aussi beaucoup par le sculpteur; du point de vue de l’interprétation des scènes, le »cut », qui oppose brutalement l’une à l’autre deux scènes très différentes, est aussi important que les fondus, sinon plus. La liaison qu’il constitue, et qu’on a toujours négligée, ne repose en effet ni sur le fond, ni sur le sens, mais uniquement sur la forme. Le choc de deux images contraires en fait surgir une troisième qui n’apparaît que dans l’esprit du spectateur et constitue le sens réel du « cut ». La critique traditionnelle s’est donc vainement épuisée bien souvent à chercher un rapport entre deux images opposées, dont le caractère fondamental est juste ment de n’avoir entre elles d’autre rapport que leur opposition même. On voit qu’ici encore l’analyse filmique peut être très féconde.

B - Le montage

Puisque nous pouvons maintenant situer exactement le début et la fin d’une séquence, il nous reste, pour achever cette seconde partie, à parler du montage des scènes.

Les deux types principaux de montage filmique utilisés par le sculpteur sont, comme au cinéma, le montage parallèle et le montage rythmique.

a) - Le montage parallèle

Il consiste à représenter successivement des actions qui se déroulent en même temps, mais dans des lieux différents; son usage est rendu inévitable par la nature de la frise, qui, comme un écran, ne peut représenter qu’un seul décor à la fois. Construits en montage parallèle, les faits apparaissent au spectateur non averti dans une fausse chronologie, que la méthode filmique permet de corriger. Cichorius et Petersen ont plusieurs fois pressenti cette technique, mais sans jamais l’éclaircir entièrement.

b) - Le montage rythmique

Il consiste à faire alterner des scènes rapides ou courtes avec des passages lents ou plus longs. Son étude précise permet, outre son intérêt esthétique, de déceler les passages que l’auteur considère comme moins importants ou plus importants. Ce type de montage est donc fondamental lui aussi.

Ainsi, vues par un spectateur habitué au montage, au découpage et aux règles du récit filmique traditionnel, les scènes sculptées sur la Colonne Trajane n’apparaissent plus comme banalement successives: elles se regroupent au contraire en de grands ensembles signifiants et prennent un aspect cohérent et continu, que nous sommes toujours en mesure de justifier. Un grand pas est alors fait dans la compréhension du récit.

III - LES RÉSULTATS DE LA MÉTHODE FILMIQUE

Il me reste pour conclure, à dire quelques mots des résultats que cette méthode permet d’obtenir.

Nous pourrons d’abord enrichir considérablement la critique artistique précé- dente, notamment celle de Lehmann-Hartleben. Certains points envisagés par ce grand savant, les poses stéréotypées des soldats, l’utilisation de procédés plus anciens, le rapport avec la peinture triomphale, l’évolution du style narratif au long des sculptures, l’unité de composition des spirales, etc. se trouvent justifiés et expliqués par leurs correspondants filmiques: l’évocation du mouvement, la profondeur de champ, le son figuré, le montage rythmique, le décou page, etc. De même, certains aspects trop généraux de la thèse de Stuart Jones peuvent être nettement précisés par la comparaison avec le cinéma.

Du point de vue historique et géographique, certaines hypothèses faites par Cichorius ou par son critique Petersen se trouvent ruinées, particulièrement en ce qui concerne la localisation des scènes, les déplacements de l’Empereur ou le rapport chronologique des événements entre eux. L’étude des cadrages, des directions et des montages parallèles est à cet égard très révélatrice.

Du point de vue littéraire, enfin, le style narratif de la Colonne Trajane laisse deviner, en plusieurs endroits, la présence d’un texte littéraire; dans quelques scènes en effet, toujours situées à la fin d’un épisode particulier, les procédés filmiques purs ne sont plus applicables: on voit alors que le sculpteur, suivant de très près un texte écrit, n’a pu, par scrupule ou par manque d’habilité, le dominer entièrement; il a donc préféré rompre, à cet endroit, le style narratif continu qu’il utilisait pour introduire soudainement un ou plusieurs paragraphes simplement illustrés. Il est ainsi possible de retrouver, à travers les grandes séquences de la Colonne Trajane, l’armature d’un grand récit transposé en images et d’approcher par conséquent de plus près le texte perdu des "Dacica" de Trajan.

L’application des principes du cinéma traditionnel à la frise continue de la Colonne Trajane vaut donc la peine d’être tentée; elle nous rapproche en effet du sculpteur et, nous permettant de mieux comprendre les problèmes qui se posaient à lui, nous apporte bien souvent des solutions intéressantes. Qu’elle propose des interprétations nouvelles ou qu’elle confirme certaines hypothèses antérieures, elle aura toujours le mérite de s’appuyer sur des preuves plus concrètes.

 


Cet article a été publié dans les Actes du IXe congrès international
d'Etudes sur les frontières romaines
, septembre 1972, 1974


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