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LA COLONNE TRAJANE, FILM PÉTRIFIÉ


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Image d’une histoire perdue, que nul texte latin ne nous rapporte plus, la Colonne Trajane présente de nos jours un aspect cinématographique étonnant pour un moderne, qui ne s’attendait pas à trouver, il y a dix-neuf siècles, des procédés narratifs et descriptifs semblables à ceux qu’utilisent de nos jours la bande dessinée, et, par là même, le cinéma.

La conception de la frise est déjà très proche de celle d’un film. Le sculpteur en effet n’a pas voulu présenter des scènes choisies de la guerre des Daces, et le récit n’apparaît nullement comme une suite de métopes, illustrant chacune un aspect particulier de la guerre et semblables, par exemple, aux tableaux qu’Énée contemple avec émotion, quand il arrive chez Didon, au livre premier de l’Enéide (vers 456 à 493).

La Colonne Trajane n’est pas davantage comparable à la frise des Panathénées: la frise grecque représente un cortège qui passe; le mouvement n’y est que suggéré; les problèmes d’espace et de temps ne s’y posent pas; on peut dire que tout est pris dans un même plan. La frise intérieure du Parthénon ressemble ainsi beaucoup plus à la photo qu’au cinéma; tout peut se dérouler dans le même instant: un certain jour, à une certaine heure, en un certain endroit, un cinquantième de seconde devient sur la pierre une immobile éternité; sur la Colonne Trajane au contraire, six années de guerre sur des fronts différents, à des moments divers, se fondent en un mouvement à jamais arrêté.

On sait que les sculptures ont été dessinées d’abord sur des panneaux correspondant chacun à la longueur d’une spirale; à l’occasion, telle ou telle scène prévue dans un ensemble pouvait être réutilisée dans un autre avec quelques variantes. Les dessins étaient ensuite probablement sculptés sur les tambours qu’on montait successivement à l’aide de ces machines perfectionnées que les Romains utilisaient couramment pour leurs grandes constructions.

Mais il fallait bien que le sculpteur sût, avant de commencer, quel plan il allait suivre et ce qu’il allait raconter; l’improvisation lui étant absoIument interdite par l’impossibilité pratique où il se trouvait de modifier la surface à décorer, il connaissait dès le début les scènes qu’il sculpterait à la fin et devait, à chaque tableau, se souvenir de tous les autres. Sans doute avait-il fait le découpage d’un texte historique racontant les guerres daces; le découpage préalable était, en effet, nécessaire pour que les scènes sculptées occupent une longueur exacte de 200 de nos mètres, déterminée à l’avance par la hauteur du fût et la largeur de la bande. Il est logique de penser que le texte utilisé fut celui que Trajan avait rédigé lui-même, ou fait rédiger par Licinius Sura; nous n’en connaissons que le titre, Dacica, et quelques mots, mais nous savons qu’il s’agissait de Commentaires, semblables à ceux que César avait écrits sur la guerre des Gaules.

Or, partir d’un texte initial pour aboutir à une suite continue d’images, c’est très exactement la définition que l’on pourrait donner du tournage d’un film et la Colonne Trajane peut être considérée comme l’adaptation d’un récit historique par l’intermédiaire d’un scénario.

Le sculpteur s’est ainsi trouvé dans la même situation qu’un cinéaste moderne, puisqu’il partait d’un texte précis qu’il voulait adapter en images et disposait d’un cadre fixe limité en hauteur (format) et en longueur (durée), sur lequel ses tableaux devaient, seule différence, non pas défiler, mais se juxtaposer. Du début des travaux jusqu’à leur achèvement, la Colonne Trajane, qui est aussi un remarquable travail d’équipe, a donc été construite comme un film: choix du texte initial, découpage, établissement du scénario, réalisation, montage. La colonne elle-même se dressait, au-dessus des bibliothèques et du Forum, telle une super-réalisation coûteuse, exaltant par le rythme et la couleur – car toutes les figures étaient peintes – l’armée, l’Empereur et l’esprit romain, vainqueurs enfin d’un peuple guerrier, que ni la République, ni Domitien n’avaient su réduire.

Ainsi la frise continue apparaît comme un grand film miraculeusement immobilisé; la communauté d’esprit, qui se manifeste par-dessus les siècles entre le sculpteur antique et le metteur en scène moderne, permet de retrouver, même dans les détails, des méthodes et des points de vue absolument semblables, ce qui jette souvent un jour nouveau sur l’interprétation des événements.

Dans la plupart des scènes de la Colonne Trajane, les personnages se déplacent, soit à l’intérieur d’un espace déterminé, soit d’un endroit à un autre. Pour rendre ce mouvement visible, le sculpteur utilise deux procédés: la décomposition et la suggestion du mouvement.

Dans le premier cas, le déplacement ou le geste s’exprime par la présence de personnages semblables (ou peut-être du même personnage) représentés dans des postures ou des emplacements différents. Dans le second, la position du corps et la direction des regards font comprendre qu’une personne ou un groupe de personnes se dirige vers un lieu déterminé; si le mouvement était filmé, on verrait les acteurs apparaître, par exemple, à gauche de l’écran, puis disparaître à droite, pendant que d’autres leur succéderaient. Le déplacement dans l’espace permet à l’artiste de décrire les gestes exacts, au lieu de n’en choisir qu’une phase. La sculpture s’emplit ainsi de vie et les scènes s’animent de l’intérieur, en même temps qu’elles s’unissent les unes aux autres, pour entrer dans le cours de la narration continue.

Du coup, l’espace est occupé en profondeur, la multiplicité des acteurs est nettement indiquée, la durée de l’action très clairement suggérée. On entre dans une description spatio-temporelle, sans laquelle le caractère filmique d’une œuvre d’art ne saurait être pris en considération.

Ces deux procédés sont évidemment fondamentaux. Le premier reprend le principe même du cinéma, puisque, on le sait, la caméra divise d’abord chaque seconde en 18 ou 24 images, qui s’animent ensuite au moment de la projection. Le deuxième représente une prise de possession de l’espace et du temps. Toutefois, il nous paraît peu utile d’insister; ces évocations de mouvements se trouvent, en effet, sur beaucoup d’autres monuments anciens et ne sont pas propres à celui-ci.

Les plans, en revanche, sont un élément beaucoup plus caractéristique. L’étude des sculptures révèle que les plans extrêmes (gros plan et plan de grand ensemble) sont très rares; au contraire, les plans intermédiaires (plan moyen et plan de petit ensemble) sont beaucoup plus fréquents. Les personnages sont donc presque toujours situés dans leur entourage immédiat; on aperçoit derrière eux des maisons, des arbres, des ponts, d’autres hommes, etc.

Même si elle néglige trop les charmes du portrait qui présente l’inconvénient d’arrêter le déroulement du récit, cette façon de voir place l’histoire, d’une manière très romaine, au niveau de l’homme et du groupe auquel il appartient. C’est pourquoi l’individu n’est jamais ni diminué dans un énorme paysage, ni distingué de ses compagnons, même quand il s’agit de l’Empereur. L’artiste échappe donc à l’adulation aussi bien qu’à l’exaltation excessive, ce qui est un gage d’honnêteté et de véracité, en même temps qu’un signe des formes de pensée caractéristiques de l’époque trajanienne.

La préférence pour les plans moyens ne répondait, en effet, à aucune obligation technique et rien n’empêchait le sculpteur, qui l’a fait une fois au moins, de consacrer toute la largeur de la frise, soit à un seul visage, soit à une grande ville assiégée.

En fait, la Colonne Trajane n’est pas une épopée militaire à la gloire de Trajan, mais le récit qu’une guerre longue et difficile, dont l’armée sort victorieuse grâce au chef et à la discipline.

Cette utilisation "idéologique" de la nature des images se retrouve très nettement dans les différents angles que le sculpteur a choisis pour présenter ses personnages; la présence d’une plongée (personnages vus d’en haut) ou d’une contre-plongée (personnages vus d’en bas) répond toujours à une intention psychologique ou visuelle déterminée.

Les contre-plongées, en particulier, qui accentuent l’angle sous lequel on peut voir la colonne, sont très fréquentes. En général, elles tendent à magnifier ce qui est en haut; elles peuvent aussi grossir et amplifier ce qui est en bas. L’auteur les utilise fréquemment pour montrer les soldats romains à l’assaut d’une place forte; il fait ainsi des légionnaires un énorme appareil dont la force devient beaucoup plus sensible; les Daces, au contraire, même quand ils assiègent leurs ennemis, ne sont presque jamais figurés sous cet angle; l’artiste est donc bien conscient des procédés qu’il utilise et des effets qu’il veut produire.
Les plongées sont plus rares; elles permettent cependant de représenter les hommes à l’intérieur des constructions qui les entourent, comme si le regard passait par-dessus les murailles, et peuvent éventuellement souligner l’infériorité de l’adversaire.
Elles servent, surtout, à montrer des actions générales complexes, des constructions de camps, des batailles confuses. L’action, vue d’en haut, s’étale alors sous nos yeux comme une carte; elle devient donc plus compréhensible et un seul plan plongé apporte davantage au spectateur que toute une série de plans horizontaux dont la succession empêcherait de saisir l’unité de l’action en cours.

Le désir de « prendre parti » et de souligner le sens des événements par la nature même de l’image est encore très sensible dans l’utilisation, généralement très habile et très « photographique », de la profondeur de champ. Dans certains plans l’espace est occupé, pour ainsi dire, en profondeur, et joue par sa présence un rôle dramatique, ou logique, essentiel. Quand l’Empereur apparaît, par exemple, face aux murailles de Sarmizegethusa, il importe peu de savoir à quel endroit précis il se trouve; ce qui compte, c’est qu’il est « en amorce » devant la ville à prendre et qu’un rapport évident s’établit entre l’énormité des remparts à l’horizon, et la puissance du personnage placé juste devant nos yeux. Une disposition légèrement différente joue un rôle encore plus dramatique lorsque l’on voit les Daces fuir un village que les Romains incendient, pendant que Trajan regarde au loin des fortifications ennemies. Dans les deux cas, un rapport psychologique s’instaure entre l’acteur principal et le décor éloigné; l’intention du sculpteur est donc volontaire et nous n’avons pas affaire à de simples toiles de fond.

Quand Trajan, par exemple, est affronté, pour la première fois de la guerre, à un prisonnier dace, la scène est en apparence disposée en deux étages. En réalité, la zone floue sur laquelIe se trouvent les personnages du premier plan évoque la distance, et le tableau doit être vu, non pas verticalement mais horizontalement. Les constructions et les soldats qu’on distingue au-dessus sont en fait très loin derrière, et l’artiste veut placer les personnages devant un espace auquel il porte une attention particulière. Certes, il désire montrer que l’entrevue se déroule loin du camp, mais il tient surtout à souligner les rapports entre Romains et Daces. C’est ainsi que les Romains se tiennent devant la partie la plus achevée du camp, tandis que le prisonnier apparaît devant une zone en construction où circulent des soldats au travail; derrière Trajan se dresse donc tout ce qui a été fait, derrière le Dace, tout ce qui reste à faire.

La profondeur de champ est ici une mise en scène particulière, destinée à produire un effet, à créer une ambiance que développeront les tableaux suivants. De même, l’urbanisme romain s’oppose souvent au décor naturel qu’on découvre derrière les Daces. Mais le personnage peut apparaître aussi, comme au cinéma, sur un fond neutre, lisse ou flou suivant les cas; il est alors isolé du contexte et tout l’intérêt se concentre évidemment sur lui; cette technique est en général réservée aux discours de l’Empereur, qui commandent souvent toute la suite du récit, puisque ses ordres sont toujours exécutés sans retard.

Dans un domaine assez proche, le sculpteur utilise, à l’occasion, un procédé filmique particulier, celui des surimpressions qui permettent de montrer deux images l’une sur l’autre, et par conséquent deux actions qui se passent en même temps; il va de soi que cette technique ne peut être qu’exceptionnelle et qu’elle est assez rare.

Sur la frise, le désir de placer deux images l’une sur l’autre est indiqué par l’apparition (autour d’un fond lisse ou flou) d’une bande torsadée qu’on aperçoit toujours très nettement et dont le rôle est d’isoler un sujet particulier au milieu d’un autre plus vaste. C’est elle, par exemple, qui entoure le gros plan du Dieu Danuvius, c’est elle également que le sculpteur utilise quand il veut montrer à la fois la vie d’un camp romain et les combats qui se livrent à l’entour.

Cette méthode à caractère cinématographique présente un intérêt esthétique évident; elle permet aussi, comme dans un film, d’accélérer le rythme narratif et correspond souvent à une ellipse ou à un bref montage parallèle. Allégé dans le détail, le récit s’enrichit de significations supplémentaires; l’image insistante et Iongue du camp romain exprime, par exemple, la puissance et la solidité des légions, pendant que la multiplicité des combats souligne leur dynamisme et leur désir de vaincre, sous la conduite d’un chef prudent et bien organisé.

L’artiste a donc continuellement cherché, par des moyens différents et souvent avec des hésitations, à rendre plus précis l’espace qu’il décrivait en y traçant des zones successives ou superposées, de manière à résoudre, autant qu’il le pouvait, les problèmes de perspective qui se posaient à lui. Si le système des torsades remonte à une tradition plus ancienne, il est incorporé à un ensemble, dont l’utilisation est radicalement différente et n’en constitue plus qu’un aspect particulier et presque secondaire. Ce qui était auparavant rigoureusement artificiel devient, sur la frise de la Colonne Trajane, plus volontaire et plus nuancé: les personnages se détachent du décor ou s’y fondent entièrement, et les actions elles-mêmes prennent place, soit dans un espace profond, soit dans une contiguïté temporelIe qui enrichit d’autant Ie système narratif.

L’aspect filmique de ces méthodes est certain; le problème auquel est affronté le sculpteur est en effet celui que pose inévitablement une frise à deux dimensions, sur laquelIe s’étale un récit qui se développe à la fois dans l’espace et dans le temps, comme au cinéma: comment exprimer la profondeur spatiale et la « profondeur » temporelle, c’est-à-dire la juxtaposition de plusieurs plans dans l’espace et la juxtaposition de plusieurs actions dans le temps?

Les divers procédés que nous pouvons jusqu’à présent trouver sur la Colonne Trajane ont la particularité d’appartenir à la fois au domaine de la photographie et à celui du cinéma, mais il en existe d’autres qui ne se trouvent que dans le film et dont le sculpteur avait déjà découvert l’équivalent.

Le cas le plus net est celui du « panoramique », véritable description en longueur, qui apparaît, sur la sculpture, comme une habile solution aux problèmes de perspective. La frise est, si l’on peut dire, pulsée de gauche à droite, les décors s’étendent le plus souvent dans cette direction, car les choses placées les unes à côté des autres sont plus faciles à montrer que les choses placées les unes derrière les autres. La profondeur de champ, dont nous avons déjà parlé, n’en devient, par contraste, que plus intéressante. Le cinéma, art sans vraie perspective, ne procède pas autrement: les panoramiques, initiaux ou non, sont chez lui plus fréquents que les plans en profondeur.

Les travellings, procédé semblable au précédent, nous donneraient souvent des indications sur l’importance et la durée d’une scène. Lorsque les cavaliers défilent, par exemple, devant la tribune où l’Empereur tient conseil et vont s’arrêter devant le sacrifice, le premier tableau paraît moins important que le second et n’est signalé, pour ainsi dire, qu’en passant.

Un bel exemple de panoramique nous est offert au début du récit, lorsque les rives du Danube semblent défiler lentement sous nos yeux et que les fortins qui gardent le fleuve apparaissent les uns après les autres, en même temps que le champ de vision s’élargit. La description du paysage est menée dans le même sens que la frise, dans un mouvement qui est celui du récit et du déroulement chronologique; elle est renforcée par un élargissement progressif, qui n’est pas dû seulement à l’accroissement en hauteur de la spirale, mais résulte aussi d’une intention délibérée du sculpteur; il n’était pas impossible en effet de commencer tout de suite par des bateaux et des maisons, dont on n’aurait vu que la partie inférieure.

De même, lorsque les Daces se rendent à Trajan à la fin de la première guerre, notre regard parcourt la longue file des vaincus suppliants et agenouillés, derrière lesquels se dresse la ville qu’ils n’ont pas su défendre; au début de l’image, l’Empereur assis reçoit leur soumission, à la fin Décébale debout semble déjà penser aux guerres à venir, et la présence des deux chefs répond parfaitement aux règles du cinéma qui veulent qu’un bon panoramique commence et finisse toujours par une image fixe et importante. L’exemple est ici très caractéristique; il est évident en effet que I’artiste a d’abord pensé l’espace en profondeur; il voulait montrer sans doute deux files daces placées l’une à côté de l’autre; il lui fallait alors les représenter l’une au-dessus de l’autre, mais la place en hauteur lui manquait, à moins de sacrifier Ies boucliers de la seconde rangée, qui, posés à terre en signe de reddition, auraient été masqués par les visages de la file inférieure. Il a donc préféré représenter l’ensemble en longueur, obtenant ainsi un résultat bien meilleur, puisque l’importance de la file des vaincus souligne mieux l’ampleur de la victoire. Placé devant un problème semblable, le cinéma n’aurait pas eu d’autre choix.

Il y a plus encore cependant: la frise continue ne se contente pas d’évoquer des images mobiles; elle décrit aussi les sons et les paroles et leur donne parfois un rôle dans l’action. Les soldats romains, les messagers daces ne sont pas muets, et les mots qu’ils prononcent ont des répercussions sur les images qui suivent.

Parfois même, les images évoquent des bruits qui viennent seulement renforcer l’intensité de l’action. Au début du récit, par exemple, dans le panoramique dont nous parlions plus haut, le silence règne; avec les images de ports et les hommes au travail apparaissent les premiers bruits, les premières paroles indistinctes, puis ce sera le piétinement des légions en marche, la rumeur des hommes parlant entre eux, les ordres que l’on crie, le hennissement des chevaux, le choc des armes, et, pour finir, la parole claire de l’Empereur, facteur d’ordre au seuil de la guerre.

L’évocation du son renforce le déroulement des événements et s’accompagne d’une modification sensible de l’éclairage; les premières images sont dans la nuit et le silence; seules brillent les torches; mais le discours de Trajan sera prononcé dans la lumière crue d’un jour qui s’est levé en même temps que les bruits augmentaient, pour souligner que tout commence et que nous sommes à l’ouverture d’une grande histoire.

Entre les images elles-mêmes, dont la nature est déjà si proche des plans d’un film, prennent place un certain nombre de liaisons que le cinéma nous permet de mieux comprendre.

Un arbre, jusqu’en haut de la frise, est presque toujours l’équivalent d’un « fondu au noir » et signifie généralement qu’un certain temps s’écoule entre les deux actions qu’il sépare. Ce procédé est évidemment très ancien, puisqu’il figure déjà sur les vases grecs. Mais, sur un vase grec, les arbres ont pour fonction de séparer des scènes qu’ils transforment en images fixes et isolées, semblables à des métopes; sur la frise, au contraire, les arbres unissent les séquences en faisant sentir l’écoulement temporel et favorisent ainsi la continuité de la narration.

De même, deux tableaux fortement opposés par leur contenu, comme ceux qui représentent, d’un côté la clémence des Romains, de l’autre le massacre des prisonniers par les femmes daces, correspond parfaitement au « cut », c’est-à-dire à une liaison brutale et vive par forte opposition. Sous son aspect brutal, le « cut » est une liaison très riche, dont le rôle est très important, et l’utilisation généralement très habile. La transition qu’il met en place ne repose, en effet, ni sur le fond, ni sur le sens, mais uniquement sur la forme: le choc de deux images opposées en fait surgir une troisième qui sert justement de liaison; cette image, qui n’apparaît en fait que dans l’esprit du spectateur, constitue le sens réel du « cut ».

Il existe aussi quelques plans dans lesquels les répétitions d’images ou le tracé des lignes de force font penser aux fondus, dans lesquels le passage d’une série à une autre se fait par superposition progressive. Au début de la seconde guerre, par exemple, un navire est utilisé comme transition. Apparaissant après une cérémonie de sacrifice dans laquelle l’assistance est immobile, il sert, pour ainsi dire, de toile de fond aux premiers marcheurs de l’image suivante: en haut, ils sont comme abrités et cachés par la voile; en bas, ils semblent surgir de l’eau. En même temps, Ie bateau n’est représenté qu’à moitié. Les deux images sont donc étroitement unies et les trois étapes d’une liaison par superposition d’images sont nettement indiquées: bateau seul d’abord, bateau et foule ensuite, foule seule enfin. Au terme de la superposition, nous sommes passés d’une foule à une autre et d’une époque à une autre; déjà l’Empereur est à cheval et part vers de nouveaux combats. Nous savons aussi qu’une mer vient d’être franchie à la voile.

Entre ces diverses liaisons, les images s’organisent en ensembles narratifs cohérents dans lesquels on retrouve toutes les particularités des séquences du cinéma, puisque, par exemple, le temps s’écoule plus vite, par ellipse, entre deux séquences qu’à l’intérieur d’une même séquence. L’action est ainsi décrite par « tranches » successives, choisies pour leur intérêt logique et dramatique et certains événements se trouvent exclus, parce qu’ils auraient alourdi le rythme général ou provoqué des répétitions inutiles. Un tel choix évidemment nécessaire laisse planer un doute sur l’objectivité historique de la frise; mais n’est-ce pas le cas de la plupart des adaptations cinématographiques, toujours infidèles à l’œuvre dont elles se sont inspirées?
Enfin, les séquences sont bâties suivant des procédés qui correspondent aux trois types les plus courants de montage; tantôt, les faits sont présentés dans l’ordre chronologique simple (montage linéaire), tantôt ils sont organisés suivant une cadence particulière qui met souvent un événement dramatique en relief (montage rythmique), tantôt enfin ils apparaissent les uns derrière les autres, mais se passent en fait en même temps à des endroits différents (montage parallèle); ce dernier type de mise en place, qui permet de décrire à la fois les deux camps en présence, a causé bien des difficultés aux commentateurs plus anciens, qui ne pouvaient, il y a plus de quatre-vingts ans, s’appuyer sur un mode de récit encore inconnu.

On voit que la Colonne Trajane est un monument exceptionnel à tous égards et qu’il peut étonner le spectateur moderne, comme il a surpris les Anciens. Son originalité était si grande, par rapport aux œuvres antérieures, plus « photographiques » et plus figées, qu’elIe n’a manifestement pas été comprise par les artistes qui ont tenté de l’imiter; c’est ainsi que la colonne de Marc Aurèle (ou Colonne Aurélienne), que l’on peut voir encore, à Rome, au centre de la belle Piazza Colonna, reprend toutes les techniques de la frise continue, mais d’une manière si maladroite qu’on sent bien qu’il man que au nouvel artiste une compréhension réelle des procédés qu’il utilise; l’art s’oriente déjà dans une autre voie, moins classique et plus tourmentée, mais le récit s’immobilise dans des schémas imparfaits. Le récit des différentes guerres, menées par Marc Aurèle, contre les Marcomans, les Jazyges et les Quades entre 171 et 175, est en effet presque directement calqué sur celui des guerres daces. Cependant la souplesse et la continuité narrative, qui caractérisaient le modèle, disparaissent presque entièrement et le récit des guerres germaniques et sarmates se présente, même si l’ensemble est apparemment semblable, comme une série d’épisodes successifs, beaucoup plus proches du bas-relief historique traditionnel que de la frise continue conçue par Apollodore de Damas. Les principes fondamentaux n’étant pas assimilés, il y a copie sans recréation et l’on ressent un peu, en comparant les deux colonnes, le même sentiment que celui qu’on éprouve à la vue de certaines statues grecques imitées par des artistes romains.

En fait, le sculpteur de la Colonne Aurélienne a fait porter tout son effort sur les individus et spécialement sur leurs visages, qu’il a toujours pourvus de caractéristiques personnelles nettes et parfois d’expressions passionnées. La sculpture gagne ainsi en intensité dramatique, en pittoresque et en pathétique, ce qu’elle avait perdu en invention; elle vaut plus par la qualité des postures, des gestes, des situations, c’est-à-dire par la vie du détail, que par la maîtrise du récit. Mais elle n’a ni le mouvement ni la qualité narrative de la Colonne Trajane.

Jamais, en effet, le mouvement n’a si profondément pénétré la sculpture que dans la frise de la Colonne Trajane; jamais non plus, sans doute, l’intention de faire un récit continu n’a été si nettement affirmée. La Colonne Trajane est ainsi, de tous les monuments anciens, celui dans lequel le mouvement joue le plus grand rôle à tous les niveaux, puisqu’il intéresse à la fois les acteurs et les spectateurs. Il suffirait, pour s’en convaincre "a contrario", de regarder les monuments augustéens, par exemple, ou seulement la célèbre frise de l’Ara Pacis. Sur la Colonne Trajane Ie relief se met en mouvement; les hommes se lèvent, se baissent, avancent et reculent; Ies foules immobiles même, les villes et les paysages glissent doucement devant nous; les images de la frise continue n’ont pas un instant d’immobilité, comme elles n’ont pas un moment de silence. C’est la vie même, immobile certes, mais toute frémissante d’espace, qui nous est ici proposée comme une grande histoire populaire qu’on ne se lasserait pas de revivre.

Et cette vie a un sens; on y devine le courage moral et physique, la fermeté, l’intelligence et le respect de l’ennemi, presque le triomphe de la raison, malgré les combats et la guerre. Les vastes panoramiques du début et de la fin, les grands travaux accomplis par les uns et les autres dans une espèce de fraternité du travail, et plus nombreux que les combats, sont là pour nous en persuader, de même que la personnalité calme et puissante de l’Empereur. Plus tard, à l’époque d’Hadrien, les reliefs de ce type garderont la vie, certes, mais les excès baroques leur enlèveront de l’humanité et de la véracité.

Grand film de pierre, plein d’enseignement et de vie, la Colonne Trajane reste une œuvre unique en ce domaine.


Cet article a été publié dans Les Dossiers de l’Archéologie,
n° 17, juillet-août 1976, p. 93-106


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