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LA COLONNE TRAJANE :
Notes autour d'une exposition*



Erigée entre 110 et 113 après J.-C., la Colonne Trajane, l'un des monuments les plus originaux de l'art romain, se dresse encore à Rome au centre du « Largo Del Foro Traiano ». Elle commémore la victoire que Trajan remporta sur les Daces au cours des campagnes de 101-102 et de 105-107 et servit, à partir de l'année 117, de tombeau à l'empereur; à cette époque, en effet, les cendres de Trajan furent déposées dans la base de la colonne, ornée de trophées qui rappelaient l'étendue de ses victoires; en même temps, la statue de l'Empereur fut placée au sommet, où elle demeura jusqu'en 1587, date à laquelle on la remplaça, sur l'ordre du pape Sixte V, par la statue de Saint Pierre.

Au moment de son érection, la Colonne Trajane se trouvait sur le Forum, que Trajan avait fait construire entre le Capitole et le Quirinal, dans le prolongement des Forums d'Auguste et de César. Elle se dressait derrière la Basilique Ulpienne, entre les bibliothèques latine et grecque, face à l'emplacement du temple qu'Hadrien devait consacrer en 119 à son prédécesseur divinisé. Exaltant la victoire sur les Daces, elle rappelait aussi l'immensité du trésor que Trajan avait tiré de ses conquêtes et faisait partie d'un ensemble de constructions urbaines qui symbolisaient, entre autres choses, le retour à la prospérité économique et financière.

Oeuvre raffinée, et d'une conception très nouvelle pour l'époque, la Colonne Trajane s'élève à une hauteur de 40 m environ; haut à lui seul de 27 m, le fût en est constitué par 17 tambours en marbre de Paros qui sont posés les uns sur les autres; chacun d'eux a 3,83 m de diamètre et 1,56 m d'épaisseur.

Les sculptures sont sans doute l'œuvre d'Apollodore de Damas, qui construisit aussi le Forum de Trajan et le grand Pont de Trajan, sur le Danube. La précision des mesures, la composition de la bande illustrée, la nature des images permettent de penser que l'artiste a établi d'abord un modèle dessiné ; ce modèle a été ensuite reproduit sur les tambours qui ont été montés les uns après les autres. Les calculs préliminaires ont été si précis qu'afin de corriger les erreurs d'optique, dues à la hauteur, les figures du haut sont plus grandes que les figures du bas d'environ 20 cm. L'ensemble constitue donc un remarquable travail d'équipe et, du point de vue artistique, une œuvre d'art exceptionnelle.

Le récit sculpté sur la Colonne Trajane se présente sous la forme d'une frise continue qui se déroule en 23 tours sur près de 200 m de long. L'origine de ce procédé, qui apparaît ici pour la première fois à Rome, est sans doute orientale, même si Apollodore de Damas n'en est pas vraiment l'auteur. La bande illustrée raconte, avec une grande précision, les campagnes que Trajan a menées en Dacie, sur le territoire approximatif de l'actuelle Roumanie, pour la conquête définitive de la rive gauche du Danube. On a pu reconnaître, dans l'argument de la frise, un certain nombre de thèmes traditionnels, tels que les marches, les sacrifices, les discours aux troupes, etc., mais beaucoup d'événements sont caractéristiques de la guerre et prennent place dans une chronologie précise.

C'est ainsi que les sculptures présentent d'abord le franchissement du Danube par l'armée romaine, l'installation progressive des légions sur le territoire dace et la bataille de Tapa (101). Nous assistons ensuite à la contre-offensive menée par Décébale, roi des Daces, et ses alliés sarmates sur la rive gauche pendant l'hiver 101-102 ; Trajan défait ses ennemis près de Nicopolis ad Istrum et les refoule bientôt dans les montagnes (printemps 102) ; nous le suivons alors dans sa marche en direction de Sarmizegethusa, devant laquelle il reçoit la soumission du roi des Daces et de son peuple (fin de l'été 102). Une victoire entourée de trophées marque, au milieu de la frise, l'espace de trois ans qui sépare la fin de la première guerre et le début de la seconde.

La seconde guerre s'ouvre sur une belle image du port d'Ancône, dans lequel Trajan s'embarque en 105 pour un voyage diplomatique et militaire, dont le sculpteur décrit les principales étapes; pendant ce temps, Décébale a terminé le rassemblement de ses troupes et les lance à l'assaut des fortins romains ; Trajan, après avoir dégagé les garnisons menacées, ouvre la campagne de 106 en célébrant un sacrifice solennel devant le pont splendide qu'Apollodore de Damas vient de jeter sur le Danube. Bientôt commence une formidable concentration de troupes autour de la capitale dace, qui n'est prise qu'au terme d'un siège long et difficile (été 106). Malgré le suicide collectif de ses principaux lieutenants, Décébale va pourtant continuer le combat : il fuit sa ville incendiée par ses défenseurs et pillée par les Romains; mais ses forces diminuent sans cesse; trahi par les siens sans doute et privé de son trésor de guerre, le roi des Daces est surpris par la cavalerie romaine et se donne la mort à l'issue d'une longue poursuite à cheval (107). La paix va revenir; cependant, les dernières images de la frise montrent, avec une réelle pitié, le long cortège des hommes et des femmes qui ne voulurent jamais se soumettre à Rome et préférèrent l'exil à l'esclavage.

Ce récit en images est une mine exceptionnelle de renseignements sur le monde ancien, grâce à l'extrême précision des détails relatifs, par exemple, aux costumes, aux armements, aux ouvrages civils et militaires des Romains et des Daces. Il nous offre aussi une image du fonctionnement de l'armée romaine en guerre, en faisant revivre sous nos yeux la construction des camps, des routes et ces ponts, les sièges, les combats, les pillages, ou la vie des garnisons. Il nous plonge ainsi dans une guerre dont nous voyons tous les détours et qui ne repose pas uniquement sur les batailles, comme celles de Tapa ou de Nicopolis, mais aussi sur les travaux du génie et sur les négociations officielles. Il nous propose donc une image exacte et humaine de la conquête romaine; on découvre les peines et les souffrances des soldats romains, l'acharnement des peuples daces à défendre leur liberté, leur guérilla désespérée dans les montagnes, leur suicide collectif au moment de la chute de leur capitale, le long exode des populations qui fuient l'occupation romaine. L'adversaire ce Trajan, qu'il soit noble ou issu du peuple, n'est jamais ni diminué, ni méprisé, et la frise apparaît comme un irremplaçable document humain tout inspiré des philosophies de l'époque et tout imprégné du respect de l'homme et de l'humanité.

Mais la frise continue de la Colonne Trajane présente aussi un aspect cinématographique étonnant pour le spectateur moderne. La conception même du travail initial est déjà proche des méthodes du cinéma: le récit sculpté s'inspire en effet de près d'un texte rédigé par Trajan, et aujourd'hui perdu, les « Dacica » ou Commentaires de la guerre des Daces, qui a été découpé, puis adapté et mis en images par une équipe de réalisateurs; le découpage préalable était en effet nécessaire pour que les scènes sculptées occupent une longueur exacte de 200 m, déterminée à l'avance par la hauteur du fût et la largeur de la bande. A l'intérieur du récit apparaissent de nombreux traits caractéristiques, tels que les changements d'angle, les variations de plan, les descriptions panoramiques ou certains procédés de liaison; surtout, le montage narratif est nettement « cinématographique » : comme dans les grands « westerns », par exemple, on voit souvent alterner les actions des Romains et celles des Daces, jusqu'à l'affrontement qui les réunit; grâce à ces montages parallèles, le spectateur peut suivre ce qui se passe au même instant dans des endroits différents.

Par sa précision dans le détail, par sa valeur humaine, par sa conception originale et moderne, la Colonne Trajane est donc un monument exceptionnel. Dressée encore au centre de Rome, elle nous apparaît comme le symbole d'un moyen nouveau d'expression que d'autres sculpteurs n'allaient pas tarder à imiter, tant à Rome même (colonne de Marc-Aurèle), qu'à Constantinople (colonne de Théodose I et colonne d'Arcadius). Elle nous laisse aussi une image éternelle de celui que les contemporains appelèrent « Le meilleur des princes », l'Empereur Trajan, qu'elle nous présente toujours comme il voulait être, au milieu de ses soldats et de ses conseillers, proche des hommes et accessible à leurs prières, plus homme lui-même qu'Empereur divinisé.

On comprend que, de François Ier à Napoléon, tant de princes aient voulu posséder une reproduction de la frise et que, dessinées pendant des siècles par des artistes prestigieux, les images de la Colonne Trajane aient exercé sur les arts un si fort rayonnement.


Bibliographie des travaux de l'auteur :

Etude filmique de la Colonne Trajane. L'écriture de l'histoire et de l'épopée latines dans ses rapports avec le langage filmique, Tours, 1974,446 p.

«L'espace sur la Colonne Trajane», Caesarodunum, IX bis, 1974, p. 325-348.

«L'Expression du temps sur la Colonne Trajane, Aiôn», Caesarodunum, X bis, 1976, p. 157-182.

«La comparaison avec le cinéma permet-elle de mieux comprendre la Colonne Trajane ? L'exemple des scènes XCII à XCVII, M.D.A.I.R, 83,1976, p. 165-174.

«Dante, Trajan et la Colonne Trajane», Caesarodunum, XII bis, 1977, p. 67-82.

«Pour une nouvelle approche de la Colonne Trajane», A.N.R.W., II, 12, à paraître.

En collaboration avec R. Chevallier:

«La Colonne Trajane», Les Dossiers de l'Archéologie, n° 17, 1976.

«Découverte d'une iconographie: la Colonne Trajane», Caesarodunum, XII bis, 1977.

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*Exposition organisée en novembre-décembre 1979 par l'Institut de Latin et le G.E.L.U.C., à la Faculté des Lettres et Sciences humaines de l'Université de Clermont II.


Publié dans Annales Latini Montium Arvernorum (ALMA), 7, 1980, pp. 27-29, ill.


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