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DIX-NEUF SIÈCLES DE DÉCOUVERTE DE LA COLONNE TRAJANE



La Colonne Trajane, miraculeusement conservée intacte au cœur de Rome, a pu faire l'objet d'une contemplation continue depuis l'Antiquité [la première mention au Haut Moyen Age est dans le Codex d’Einsiedeln (VIIIe siècle)]. On y a vu, comme dans le Colisée, un, symbole de la pérennité de la Ville et cette valeur symbolique explique les mesures prises très tôt par le Sénat de Rome ou la papauté pour la conservation de la Colonne.

Mais une partie de l'héritage culturel antique s'étant perdue, une étude attentive des textes qui concernent la Colonne, notamment des guides et récits de voyage, montre qu'elle a fait l'objet d'une redécouverte progressive et que les points de vue ont considérablement varié dans le temps.

On a toujours su qu'elle était demeu rée intacte. sauf exception, due sans doute à une confusion avec les colonnes abattues et en partie redressées de la basilique.

Données matérielles et historiques

Les premiers détails auxquels on accorde attention sont les données matérielles concernant les dimensions, reproduites avec quelques variantes : hauteur du dé, du fût, du couronne ment, nombre de tambours, de mar ches de l'escalier intérieur ("a Lumaca", Pulladio 1554; "à Limaçon", abbé Richard, 1766), et de fenêtres, existence de trous, dus soit à l'application d'échafaudages, soit aux pilla ges des Barbares avides Cie retrouver les scellements de métal.

Les modifications du couronnement ont retenu l'attention : chouette d'abord, semble-t-il, d'après des com- paraisons numismatiques, puis statue de Trajan, remplaçée elle-même par une figure de saint Pierre.

On trouve dans les textes Ie reflet de la découverte archéologique pro gressive du monument et de son envi ronnement, de l'évolution de la topographie et de la stratigraphie car, plus encore qu'aujourd'hui, l'immensité et la majesté du forum de Trajan ont été longtemps masquées par lesconstruc tions qui le recouvraient.

De Brosses écrit (Lettres familières sur l'Italie, 101) : « Le sol s'est tellement exhaussé par la succession du temps qu'il excède aujourd'hui le dessus de la base de la colonne. On a creusé tout à l'entour jusqu'à l'ancien sol pour mettre la base à découvert et pouvoir faire usage de la porte qui y est pratiquée... La place où se trouve [la colonne] est beaucoup trop petite aujourd'hui pour un monument si élevé. »

On retiendra en particulier les mentions concernant l'existence d'un arc de triomphe, qui marquait l'entrée du forum de Trajan et de sculptures remployées, du même atelier que les bas-reliefs de la colonne.

On sait qu'une déviation de la recherche archéologique a été le rapt d'antiquités. La colonne n'a pas manqué de susciter la convoitise des conquérants de Rome. Des plans ont même été proposés pour la déplacer à l'intérieur de la ville ou la transporter à Paris. L'inscription a fait l'objet de lectures tardives, la signification des abréviations ayant été oubliées. En particulier la restitution de la fin du texte, une fois qu'elle fut devenue moins lisible, a suscité des doutes.

Certaines époques, certains auteurs ont hésité sur la date du monument. On a pensé à Hadrien. D'aucuns, jugeant d'après l'état de conservation et comparant avec la Colonne Antonine, ont cru cette dernière plus ancienne.

Recherche de la signification

La signification même de la columna historiata et sa destination comme monument commémoratif et funéraire ont fait problème.

On a reconnu assez vite la valeur morale et politique de la construction, qui illustre la notion romaine de monumentum.

Lalande dit (Voyage... en Italie, 2e éd., Paris, 1786} : « On a moins prétendu faire de cette colonne un monument de l'art qu'un monument de l'his toire ».

L'abbé Barthélémy (Voyage en Italie, Paris, 1802, 349) a fort bien senti et exprimé cette notion de monumentum : Ces objets nous frappent encore aujourd'hui; mais quel intérêt ne devoient-ils pas inspirer à ces légionnaires qui, reconnoissant dans ces tableaux les postes qu'ils avoient occupés, les étendards sous lesquels ils avoient combattu, sembloient partager la gloire du prince dont ils avoient partagé les travaux ! Non, il n'est point de monument plus propre à conserver la mémoire des faits éclatans, surtout si l'on y joignoit des inscriptions relatives à chaque fait particulier ».

Le sujet même de la frise a été discuté. On observe des interprétations populaires motivées peut-être par la prononciation colonna Troiana, qui y ont vu des scènes de la légende troyenne.

Certains érudits ont cependant hésité sur la nature des ennemis représentés (Daces, Germains, Parthes), par suite d'une confusion entre les auxiliaires principaux des Romains et leurs adversaires. D'autres se sont contentés d'une impression globale ou ont cru voir sur la colonne des motifs qui n'y figurent pas, comme des élé- phants.

Les comparaisons avec les sources littéraires ont aidé à mieux compren dre les scènes représentées : Ammien Marcellin, Cassiodore et Paul Diacre, Dion Cassius, l'Histoire Auguste... De même des comparaisons avec les monnaies ont beaucoup contribué à l'exégèse du monument.

Nombreuses ont été les erreurs d'in terprétation, parfois à l'origine de légendes, comme celle de Grégoire le Grand sauvant l'âme de Trajan, qui est issue d'une anecdote racontée par Dion Cassius transmise par le Novellino, recueil de contes et légendes très connu au Moyen Age, à laquelle Dante fait allusion dans le Purgatoire. Particulièrement intéressante nous paraît la reprise de l'ouvrage de Ciacono (1576) par Bellori, avec une critique systématique et, en général, pertinente, suivie de près par Fabretti (1683-1690).

La Colonne, document archéologique

Les commentaires, qui témoignent d'un grand sens de l'observation, sont attentifs aux realia, au vocabulaire technique, aux noms, font référence aux textes et à d'autres monuments figurés, portent volontiers sur des détails de vêtement, d'armement, de fortification, de harnachement, renvoient d'une figure à l'autre. On explique les gestes, l'instrumentum. On discute sur les attitudes, les localisations, l'interprétation historique (le rôle de l'empereur est bien vu), le sens des déplacements, mais les appréciations esthétiques sont encore rares.

R. Fabretti, qui publie à Rome en 1633 un De Columna Traiana syntagma, connaît les textes grecs et latins, cite des inscriptions et des monnaies, d'autres monuments figurés, sait constituer des séries et se livre à des études comparatives de monu ments. S'intéressant aux realia, c'est un véritable commentaire archéolologique qu'il procure. Il est précis, fournit des cartes, s'interroge sur ledécoupage et l'orientation, des scènes.

Retenons quelques lignes significatives : « Les savants du XVIe siècle n'avaient pas le goût des monuments; les bas-reliefs de la colonne n'étaient pour eux qu'un vaste répertoire d'archéologie militaire; ils s'attachaient aux détails plutôt qu'aux rapports, à la suite, à l'ensemble, et élevaient ainsi au premier rang ce qui n'est que secondaire. Mais les détails eux-mêmes, faute de connaissances pratiques, ne sont pas toujours bien interprétés ». L'auteur veut « étudier la Colonne Trajane dans le sens de sa destination primitive de monument historique... Les textes incomplets des auteurs anciens à la main, j'ai tâché de démêler la suite des événements et de mettre de la clarté dans cet inextricable chaos de figures ».

Voici un exemple de commentaire : scène 124 (émigration): « long cortège de Daces qui, épuisés par la lutte, quittent leur patrie, emmenant avec eux femmes, enfants, troupeaux et tout ce qu'ils possèdent de précieux. Le regard tristement tourné vers le pays qui les a vus naître, ils semblent vouloir lui dire un dernier adieu ». Naturellement, au niveau du détail des realia, la richesse des observations que l'on peut recueillir est consi- dérable.

On a vite reconnu que l'ensemble des scènes représentait des variations sur quelques grands thèmes; ainsi, les Mémoires du comte de B... (La Haye, 1750) : « On y voit des armées qui se mettent en marche, des passages de rivières, des campements, des sacri fices, l'empereur Trajan qui harangue ses soldats, des batailles, des victoires, des trophées, des sièges ».

On a mis en valeur telle figure, comme la tête de Jupiter, le « martyre » des prisonniers romains par les femmes daces, le suicide collectif des Daces, parfois attribué aux Romains. Ainsi l'abbé Richard : « On y remarquera surtout deux faits de ce temps, trop singuliers pour n'en être pas frappés; l'un, la fureur des femmes daces qui dépouillent elles-mêmes les prisonniers romains et les brûlent à petit feu avec des torches; l'autre des soldats romains qui, surpris dans une ville ennemie, et ne pouvant pas éviter la captivité, mettent lefeu à la ville, et courent ensuite à une mort volontaire; ce qui est représenté par la coupe empoisonnée qu'ils se pré sentent réciproquement, et qu'ils boivent avec la plus grande fermeté : les uns sont déjà morts, les autres mourants, et ceux qui sont fermes sur leurs pieds paroissent envier leur sort ».

L'identification des cités représentées a suscité de tout temps la sagacité des commentateurs.

Interprétation esthétique

L'interprétation esthétique intervient en général tardivement. Si l'on note par fois quelques réserves, l'admiration est, dans l'ensemble, unanime, mais se borne d'abord à quelques impres sions générales sur le dessin, le style, l'exécution.

Du Val (Le voyage d'Italie, Paris, 1660) écrit : « Beaux faits si bien representez en demy relief, que cet ouvrage est un des plus merveilleux que l'on voye ».

On observe tôt les effets de perspec tive. Le jugement détaillé de De Brosses mérite d'être cité : curieusement, son admiration va au décor du dé plus qu'à la frise elle-même : « Le piédestal en est, à mon gré, le plus beau morceau, surtout le tore inférieur de la colonne, admirablement bien sculpté en guirlandes de feuilles de chêne (ou de laurier, si je ne me trompe)... Le dessin (de la frise) est correct, d'un style sévère, sans perspectives ni délicatesse. On a grossi les figures à mesure qu'elles s'éloignaient de la vue; de sorte que toutes les parties se discernent avec une égale facilité... Le piédestal, excellent ouvrage en trophées d'aigles et de guirlandes, n'est pas moins propre à instruire les artistes que la colonne à instruire les historiens ».

J. De Lalande (o.p., IV, 135 sq.), très complet à son habitude, fait la synthèse de ses prédécesseurs : « En regardant la colonne, on doit considérer d'abord la proportion de la colonne avec son piédestal, qui est très belle, surtout lorsqu'on approche de ce monument, et qu'on est dans le point où les objets se groupent ensemble; alors le piédestal semble s'aggrandir à la vue, la colonne paroit diminuer par en-haut et former une figure conique, surmontée d'un chapiteau qui paroit très grand; c'est probablement sans doute pour produire cet effet que l'architecte a tenu son piédestal assez bas, et sa colonne, au contraire, haute et élégante... Le dessin de ces bas-reliefs est correct, la sculpture en est esti mée; les figures sont d'un bon style, et il y a de bons caractères de têtes. On remarque surtout une tête de Jupi ter, qui se trouve dans le milieu de la colonne, et dont les artistes font un cas infini, On a grossi les figures à mesure qu'elles s'éloignent de la vue, de sorte que toutes les parties se distinguent avec une égale facilité. Le tore inférieur de la colonne est surtout admirablement sculpté. Le piédestal est chargé de trophées d’armes, et aux quatre angles sont des aigles romaines, qui soutiennent des festons ou guirlandes d’un très bon travail... Ce piédestal passe pour la plus belle partie de la pus belle colonne qui soit au monde... Les guirlandes ont fort peu de saillie ; néanmoins, elle font un bon effet... Pour qie la forme totale du piédestal ne fût pas altérée par les ornemens, le sculpteur a donné peu de relief aux boucliers, cuirasses, casques et autres armes qui composent les trophées dont il est décoré. Perrault, d’après quelques obsevations sur la Colonne Trajane, jugea que les anciens avoient mal connu les règles de la perspective ; mais l’abbé Sallier a entrepris de les justifierfort au long... ».

C’est assez tard qu’apparaissent les comparaisons avec les modèles grecs ; ainsi Stendhal (Promenades dans Rome, Paris, 1858, 61) : « Rien n’y est recherché, rien n’y est négligé. Les jointures des corps sont traitées avec un grandiose presque digne de Phidias ». L’écrivain admire la liberté de mouvement, la justesse des proportions et ajoute : « Apollodore de Damas en fut peut-être l’auteur... Les seuls bas-reliefs des marbres de Lord Elgin à Londres me semblent supérieurs à ceux-ci ». Le maniel de Cagnat-Chapot nous paraît marquer le point d’aboutissement du filon de la critique réaliste. Nos contemporains, au contraire, délaissant presque les realia – alors qu’il reste tant à découcrir, notamment pour les identifications géographiques – se complaisent dans une critique esthétique. Les pages de R. Bianchi-Bandinelli (Paris N.R.F.) nous semblent à cet égard significatives.

On n'a pas manqué de s'interroger sur la personnalité du maître d'œuvre, où certains ont reconnu Apollodore, et sur la composition de l'atelier, évidemment nombreux, sur la méthode de travail, sculpture après ou plutôt avant la mise en œuvre, sur la tech nique des joints.

Modèles et postérité

On n'a guère posé le problème des modèles, qui préoccupe les modernes (rouleaux peints, volumina, peintures triomphales), mais on a parfois établi des parallèles avec d'autres colonnes « cochlydes », celle de Marc-Aurèle notamment.

On a aussi recherché la postérité de la colonne chez les modernes; ainsi Lalande (o.c.) : « On l'a copié en argent, dans une colonne de dix pieds de hauteur, il y a peu d'années... Le genre de sculpture (du piédestal) a été imité par Blondel ». L’auteur évoque aussi aussi le « monument » de Lon dres. « Nous n'avions à Paris qu'une colonne de cette espèce; c'est celle de l'Hôtel de Soissons... élevée en 1543 par Catherine de Médicis, sans doute à l'exemple de celles qu'elle avoit vues en Italie. »

Le général Pommereul voulait transporter la colonne par eau (Tibre-mer- Rhône-Saône-Seine) jusqu'à la place Vendôme pour y servir de piédestal à la statue de la Liberté: « L'idée de l'enlèvement et du transport de ce monument paraît d'abord gigantesque et elle ne l'est aucunement ». C'est à Pommereul qu'est due, indirectement, la colonne triomphale de la Grande-Armée.

En conclusion, ce genre de recherche, qui nous révèle les longs tâtonnements de la découverte progressive de la vérité, souvent si délicate dans le domaine iconographique, n'est pas sans intérêt, surtout lorsque – c'est le cas de la Colonne Trajane – les témoignages se répartissent sur quelque douze siècles. Cette perspective sur les progrès de l'esprit humain, sur l'évolution du goût nous paraît riche d'enseignements de tous ordres et constitue pour le spécialiste de l’iconographie une salutaire mise en garde quant à la relativité de ses jugements.

Dans l'ensemble des témoignages recueillis sur la colonne, il serait possible de distinguer, jusqu'au XIXe siècle trois périodes :
– d'abord, celle des précurseurs, qui se bornent à transmettre sur l'Antiquité un bagage minimum d'informations;
– puis une étape importante est marquée par les premières reproductions de l'ensemble de l'iconographie (de Rossi, Fabretti), qui permettent des dissertations générales sur le monument;
– ensuite, le XVIIIe siècle (dont les ouvrages commencent à donner des références bibliographiques) est par ticulièrement fécond en recherches sur les realia : l'esprit de l'Encyclopédie, au Siècle des Lumières, se passionne pour toutes les questions techniques, s'attache aux détails de la construction, à la signification précise des détails représentés.

Reproductions anciennes

L'iconographie ancienne, malgré quelques fantaisies interprétatives, est très précieuse pour nous : certaines scènes ont été usées par les intempéries depuis le XVIIe siècle. Que sera-ce dans quelques générations en raison de la pollution, dont un témoin visuel peut constater l'effet en un quart de siècle (cas des bas-reliefs de l'arc de Septime Sévère)?

On relèvera en particulier les références aux moulages. Un bilan de ces tentatives est donné dans La Colonne Trajane décrite par W. Froehner, Paris, 1865 : "Trois souverains de France ont manifesté le désir de posséder une reproduction de la Colonne Trajane. Lorsque (en 1541) François Ier envoya son peintre Primatice en Italie... il lui recommanda de faire mouler les plus beaux marbres antiques de Rome, y compris le sépulcre de Trajan. Ce fut l'architecte J. Vignole, une des illustrations de l'époque, qui se chargea de ce dernier travail; mais il reconnut bientôt que les frais du moulage dépasseraient toute prévision et se contenta de livrer quelques fragments pour satisfaire à la curiosité du roi. Rapportés à Fontainebleau, ces plâtres ont péri sans laisser de traces."

Louis XIV avait-il l'intention de patronner une nouvelle publication des bas-reliefs ou se proposait-il d'en décorer une des résidences royales? La colonne entière fut moulée. Ch. Errard, premier directeur de l'Ecole de Rome, fondée l'année suivante sous les auspices de Colbert, surveilla l'opération, qui dura jusqu'en 1670. Malheureuse ment, les plâtres exécutés par ordre du roi ne sont pas même tous arrivés en France. Les uns se voient aujour d'hui à la villa Médicis, d'autres, conservés longtemps au Magasin des Antiques, ensuite dans un de nos départements du Louvre, ont été exposés tout récemment au palais impérial des Beaux-Arts; une troisième par tie... figure au Musée de l'Université de Leyde. » Enfin Napoléon III fit exécuter en 1861-1862 des moulages reproduits en cuivre galvanique. W. Froehner cite des dessins de Raphaël, J. Romain, Le Caravage, Muziano (1530-1590), qui dessina le total de la frise, gravé par F. Villamena en 130 pl., accompagnées d'une brevis explicatiuncula d'A. Chacon (1576, rééd. 1585, 1616), dédiée au roi Philippe Il, compatriote de Trajan. Les dessins de Muziano furent corrigés par le graveur P.S. Bartoli (1635-1700), élève de Poussin, qui conserva le parti graphique de son prédécesseur: placer tous les personnages sur une horizontale. Ainsi vit le jour en 1672 l'ouvrage de Bellori, dont le commen taire corrige et complète celui de Chacon. Là encore, les « promoteurs » ont eu des intentions politiques : l'ouvrage est dédié à Louis XIV,"le Trajan de France". W. Froehner signale encore. avant sa propre publication, l'édition de C. Fea (chalcographie) parue à Rome en 1813. Puis ce seront les éditions photographiques, la dernière réalisée à l'occasion de la mise en place d'une protection lors de la guerre de 1939-1945.

Fin de la première partie de l’article par R. Chevallier ; la suite par A. Malissard

A partir de Ia seconde moitié du XIXe siède, le progrès des techniques et celui de l'esprit scientifique renouvellent entièrement les études consacrées à la Colonne Trajane. On s'efforce désormais de donner des éditions comportant à la fois une reproduction photographique de la frise et un commentaire explicatif plus ou moins détaillé.

On peut dès lors distinguer plusieurs types de commentateurs, différents les uns des autres par le point de vue qu'ils adoptent et le sens du texte qui accompagne les reproductions. Sans être exactement chronologique, ce classement général correspond cependant à une évolution progres sive de la réflexion des savants.

Les narrateurs

Les narrateurs regardent les sculp tures dans leur ensemble et leur continuité ; ils s'efforcent d'en tirer un récit cohérent, sans s'attacher particulièrement aux détails vraiment historiques ou géographiques, ni aux anomalies que peut révéler une transposition faite, si l'on peut dire, en mot à mot. C'est le cas en France de W. Froehner, qui propose la première édition non dessinée de la Colonne Trajane, et de Reinach, qui publie la dernière édition graphique; il en est de même en Angleterre pour Pollen, et plus tard pour Strong, qui appartient à la même école, bien qu'elle travaille à une époque différente. De nos jours, les travaux de R. Vulpe en Roumanie se rattachent parfois à la même veine, et F. Coarelli vient de reprendre, dans une étude plus générale et dans une intention purement documentaire, le texte et les dessins de Reinach, qui demeurent en effet les plus accessibles et les plus maniables.

Dans toutes ces éditions, le commen taire de la frise est très libre et ne dépend que de ce qui est vu par l'observateur, sans qu'aucune règle précise ne soit jamais définie; on ne cherche donc pas à faire une véritable critique, mais plutôt à raconter une histoire, et l'aspect narratif des bas- reliefs paraît seul intéressant; il en résulte, spécialement chez Pollen, de nombreuses erreurs de détail, qui ont été bien corrigées par la critique allemande.

Les historiens

Caractéristique de l'esprit scientifique et soutenue par les progrès de la reproduction photographique, une seconde génération de critiques apporte ensuite une contribution très importante à la connaissance de la frise; leur chef de file est le grand savant C. Cichorius; près de lui se rangent E. Petersen, qui reprend et complète les travaux de Cichorius, et l'Anglais Stuart Jones.

Pour ces savants, l'ancienne théorie de Benndorf, selon laquelle la frise de la Colonne Trajane était « un livre à sept sceaux », c'est-à-dire un ouvrage mystérieux et incompréhensible, est entièrement fausse. Leur point de départ, en effet, n'est plus narratif, mais historique et géographique; chaque détail devient signifiant et peut être considéré comme l'indice d'un lieu, d'une direction ou d'un événement particulier; il est ainsi possible pour Cichorius de suivre pas à pas la marche des armées romaines pendant les deux guerres et de retrouver les lieux exacts par où elles seraient passées.

Conçu comme une étude rigoureusement analytique, le commentaire des tableaux successifs de la Colonne aboutit à un éclatement de la narra tion; seul Petersen lui consacre quel ques pages à la fin de chaque volume. L'analyse historique conduit ainsi à un travail très riche et très minutieux, auquel le caractère continu de la frise échappe totalement.

La méthode, d'autre part, ne paraît pas toujours très assurée, car elle varie en fonction des besoins. Il est manifeste que, chez les historiens, les événements et le lieu l'emportent sur le récit et que l'interprétation dépend trop souvent d'une idée préconçue que les images seraient destinées à prouver.

Le cas de Stuart Jones est quelque peu différent. Dénonçant d'abord les excès d'analyse de Cichorius et de Petersen, définissant même une mé thode plus globale d'un très grand intérêt, il ne l'illustre pratiquement pas et retombe finalement dans le même défaut, en traitant très en détail trois épisodes complexes de la frise.

Ainsi les historiens, tout en apportant à la connaissance des sculptures une contribution véritablement fondamen tale, n'ont jamais réussi à en percer le secret, puisqu'ils ne sont jamais parvenus à une étude synthétique de la frise.

L'œuvre de Lehmann-Hartleben

L'important ouvrage que Lehmann-Hartleben a consacré à la Colonne Trajane est certainement celui qui, par la finesse des analyses et la richesse de l'érudition, est arrivé le plus près de la vérité. Rejetant en effet, peut- être avec excès, toutes les tentations historiques ou géographiques, Hartleben étudie les tableaux du point de vue de l'art, sans tenir aucun compte du récit, puisqu'il regroupe les ima ges par grands thèmes et ne s'intéresse dans la partie de synthèse qu'à des problèmes de forme ou de décor. Malgré sa précision et sa qualité, le travail de Lehmann-Hartleben reste donc, lui aussi, très analytique; les tableaux ne sont plus étudiés dans leur ordre d'apparition et la vérité de la frise n'est pas toujours atteinte, parce que son caractère continu est systématiquement nié, en même temps que le sens réel des images est volontairement négligé.

Avec les commentateurs précédents, la Colonne Trajane avait un sens trop précis, avec le travail de Lehmann- Hartleben, elle risque de ne plus en avoir aucun, et ces deux attitudes opposées, l'une entièrement tournée vers le fond, l'autre uniquement inté ressée par la forme, paraissent éga Iement excessives.

II n'en reste pas moins que la contribution de Lehmann-Hartleben à la connaissance de la frise est fondamentale et constitue, avec celle de Cichorius, une somme essentielle qu'aucun chercheur contemporain ne peut évidemment négliger.

Les modernes

Après ces études magistrales, l'épo que moderne propose encore des éditions complètes de la Colonne Tra jane, mais le commentaire y est remplacé par des recherches plus techniques, portant sur les « realia » dans l'édition de F.B. Florescu et sur divers problèmes d'interprétation dans celle de L. Rossi.

A côté de ces éditions complètes, qui n'existent pas encore véritablement en France, on trouve de nombreux articles spécialisés. Les questions y sont toujours abordées avec une grande rigueur scientifique et les auteurs s'appuient, autant qu'il est possible, sur les données historiques, épigraphiques et archéologiques les plus récentes. Les contributions de Condu rachi, Ferri, Lughi, Rossi, Speidel, Tudor, Vulpe, ont été particulièrement importantes pendant les quinze dernières années, sans oublier celles, plus exhaustives, de Becatti, Bianchi-Bandinelli et G.-Ch. Picard.

Enfin, nous avons soutenu à Tours, en 1974, une thèse qui propose une nouvelle approche de la Colonne Trajane par le truchement d'une comparaison avec les procédés du cinéma classique et constitue le premier commentaire complet de la frise édité en français. Le rapprochement entre les méthodes générales du cinéma et celles que l'artiste a utilisées préserve le caractère global des sculptures en ne séparant jamais les images du contexte narratif auquel elles appar tiennent; il fournit aussi des règles générales et permet d'échapper à l'arbitraire d'une investigation menée sans bases réelles; il devient ainsi possible de déchiffrer les « codes » utilisés par l'artiste et dont le sens échappait souvent aux commentateurs.

Depuis la fin du XIXe siècle, les études Sur la Colonne Trajane ont régulièrement bénéficié du progrès des sciences et des techniques. De nos jours, la persistance des éditions générales, toutes publiées depuis 1969, la parution régulière d'articles approfondis, la recherche d'autres méthodes d'investigation prouvent que la réflexion sur ce monument extraordinaire, l'un des plus fascinants de l'Antiquité, se renouvelle sans cesse et est étroitement associée à l'évolu tion des idées et des mentalités modernes. II reste que la reproduction des sculptures n'a jamais, pour des raisons purement financières, la qualité que les progrès de la photographie lui permettraient d'atteindre et qu'il nous manque encore une édition digne de notre époque.


Article paru dans Les Dossiers de l’Archéologie, n° 17, 1976, p. 88-92


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