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LES BARBARES SUR LA COLONNE TRAJANE


 

Si la frise contine de la Colone Trajane nous apporte de multiples informations relatives à la civilisation romaine, elle nous renseigne également sur les Daces, et sur les Barbares qui s’étaient rangés dans l’un ou l’autre parti. Elle nous éclaire en même temps sur les principes fondamentaux de l’idéologie romaine et sur l’idée que les Romains se faisaient des peuples qu’ils combattaient ou qu’ils utilisaient.

LES BARBARES ALLIÉS DES ROMAINS

Dans l’année 101, Trajan avait concentré, le long de Ia rive droite du Danube, environ dix-huit légions, qui devaient, soit demeurer en réserve, soit participer directement à la guerre. A côté de ces légions, faites en principe de Romains, se trouvaient quarante-cinq corps auxilliaires, des irréguliers, et des contingents Iocaux, qui n’étaient constitués que d’étrangers et devaient tous entrer en Dacie. Sur un total approximatif de 100.000 hommes, les Barbares étaient peut-être plus nombreux que les Romains, surtout à l’intérieur du territoire dace.

Les corps auxiliaires

Les dix ailes et les trente-cinq cohortes auxilliaires qui apparaissent presque partout sur la Colonne Trajane étaient, suivant un usage ancien, composées de soldats venus des provinces que Rome occupait depuis déjà longtemps; après vingt-cinq ans de service, ces étrangers pouvaient obtenir un "statut romai", qui assurait plus ou moins leur avenir.

Portant la tunica hamata, les auxiliaires effectuent toutes les opérations difficiles et participent en première ligne à tous les combats. Ils gardent souvent des coutumes barbares et aiment présenter à l’empereur, en signe de victoire, les têtes des ennemis tués pendant la bataille.

En engageant les auxiliaires, on épargne le sang plus romain des légion- naires, et Tacite écrit, par exemple : « Les légions restèrent devant le retranchement; ...l’éclat de la victoire serait considérable, si l’on combattait sans verser le sang romain » (Agricola, XXXV, trad. E. de Saint-Denis). C’est la raison pour laquelle les légionnaires qui, sur la Colonne Trajane, apparaissent plusieurs fois derrière les auxiliaires ne sont envoyés au contact de l’ennemi que lorsque ila batail!le est difficile ou incertaine ; Ia plupart du temps, ils demeurent effectivement en réserve et emploient leurs forces aux travaux stratégiques les plus importants; ils tiennent finalement plus souvent la pelle et la pioche à la main que le glaive et la lance.

Les corps étrangers combattants (numeri)

Les corps étrangers qui se trouvent à côté des légions sont nombreux et divers. On ne les voit que dans les combats et ils n’ont pas d’autres fonctions; à la différence des auxiliaires, ils ne servent jamais de gardes pour le camp ou d’escorte pour l’empereur. Ils constituent de véritables unités spécialisées, que les chefs utilisent en fonction des besoins, et complètent l’armée romaine dans des secteurs particuliers tels que le tir à l’arc ou la cavalerie.

Les Germains sont très souvent représentés sur la frise. Jouissant d’une grande renommée chez les Barbares et chez les Romains, qui les craignaient et les considéraient comme des combattants d’élite ; ils sont de plus en plus intégrés aux troupes régulières; c’est ainsi que Trajan vient de créer récemment les Equites Singulares, corps de cavalerie spéciale, qui lui sert de protection personnelle et dont les Germains constituent le noyau. Sur la frise, ils sont toujours représentés torse nu avec des braies très serrées autour de lia taille; leur arme favorite est la massue. Cette représentation, qui ne tient compte ni du climat, ni des saisons, paraît quelque peu stéréotypée; peut-être sert-elle à distinguer spécialement les Germains dans la masse des combattants. En général engagés dans le corps à corps, les Germains sont utilisés comme troupe de choc et combattent toujours en première ligne.

Les frondeurs des Baléares opèrent en soutien individuel aux catapultes; ils sont toujours placés en arrière et tirent par dessus les premières lignes. Généralement vêtus de tuniques courtes, ils portent leurs projectiles dans une poche, qui pend devant leur poitrine et est attachée près de l’épaule droite; ils peuvent ainsi facilement saisir la pierre de la main gauche et la placer dans la fronde, qu’ils font tourner dans leur main droite.

Les archers de Mésie étaient regroupés dans l’ala Dardanorum, dont la présence en Dacie est attestée par un diplôme militaire daté de 101; venus de Mésie, ces archers étaient issus d’un peuple voisin des Daces, mais soumis à Rome depuis la République. Ils se reconnaissent à leur casque et à leur tunique de mailles tressées; ils ont un rôle semblable à celui des frondeurs, près desquels on les trouve généralement.

Les archers de Palmyre appartiennent à la Cohors prima Chalcidenorum et sont également connus sous le nom de Sagitarii Palmyreni ou numerus Palmyrenorum. Ils portent eux aussi des casques hauts et se distinguent par de longues robes plissées que le sculpteur aime à reproduire. Comme la plupart des autres numeri, les archers de Palmyre construisaient leurs propres camps; les traces de certains d’entre eux ont été récemment découvertes en Roumanie, non loin du Limes Alutanus.

La cavalerie maure de Lusius Quietus est arrivée d’Afrique dans le cours de la première guerre. Strabon avait donné une description de ces cavaliers qui concorde parfaitement avec celle de la Colonne Trajane, ce qui prouve encore une fois l’exactitude documentaire de la frise. Les cavaliers portent en effet une petite tunique serrée à la taille; ils n’ont pas d’étriers ni de rênes, mais simplement une espèce de licol; leurs cheveux sont soigneusement tressés; ils utilisent la lance et ne paraissent pas avoir d’autres armes. Il s’agit d’une cavalerie très rapide et très légère, particulièrement adaptée aux combats de "maquis".

La carrière de leur chef, un prince maure qui avait reçu le nom romain de Lusius Quietus, est très caractéristique des honneurs que Rome pouvait accorder à certains Barbares. Après une première période, interrompue par Domitien, Lusius Quietus fut rappelé au service par Trajan et se distingua particulièrement en Dacie. Il fut ensuite sénateur, consul suffect et occupa le poste très important de gouverneur de Judée. Il s’agit donc d’un exemple typique de romanisation et d’intégration, mais les services rendus par Lusius Quietus et sa cavalerie concernent essentiellement les Barbares, dont Rome devait réprimer (en Dacie, en Orient, en Judée) les désirs d’indépendance : en combattant les insoumis, Lusius Quietus leur offrait aussi une image du destin privilégié que Rome savait réserver à ceux qui la soutenaient.

Rome a donc l’art d’opposer les Barbares aux Barbares; pour les archers de Palmyre, pour les cavaliers de Lusius Quietus, les Daces ne sont que des Barbares qu’il faut amener de force dans l’univers civilisé, dont ils font eux-mêmes partie depuis longtemps.

Mais, vue sous cet angle, l’armée romaine apparaît comme «un amalgame des peuples les plus opposés» (Tacite, Agricola, XXXII) et l’on pourrait dire avec le chef breton Calgacus, dont Tacite a fait revivre les paroles dans l’Agricola : « Si les succès les maintiennent, les revers les dissocieront, à moins que par hasard les Gaulois, les Germains ... qui peuvent prêter leur sang à la tyrannie étrangère, mais qui furent plus longtemps ses ennemis que ses alliés, ne vous semblent retenus par un fidèle attachement » (XXXII).

En fait, les défections furent assez rares. Les Romains avaient su créer, à l’usage des Barbares, une espèce de cursus honorum : on était ennemi, puis allié, puis auxiliaire; à l’instar de Lusius Quietus, on pouvait espérer devenir un jour Romain; mais il fallait accepter d’abord les tâches les plus dangereuses et les guerriers barbares, alliés à Rome et soumis à sa discipline, ressemblent souvent à des esclaves.

Les alliés non combattants

A côté des unités combattantes, venues de provinces soumises, Rome disposait aussi d’un certain nombre d’alliés, qui s’étaient rangés à ses côtés, sans pour autant combattre les Daces, et avaient accepté de rester neutres. Il s’agit de peuples libres, qui auraient pu s’unir aux Daces et former, comme ce fut le cas sous Marc-Aurèle, une sorte de coalition contre Rome.

Les mieux connus de ces Barbares sont les Bures, peuple germain de la Vistule, qui conseillèrent à Trajan de ne pas s’attaquer à Décébale, et les Jazyges, auxquels les Daces avaient pris des territoires qu’’ils espéraient récupérer. D’autres peuples, rassemblés en délégation près du grand pont de Trajan dans l’hiver 105, entrèrent aussi dans cet accord, sans qu’il soit possible de les nommer avec certitude.

Ces alliances étaient cependant fragiles et Ies Jazyges, par exemple, se tournèrent en 107 contre Rome, qui ne leur rendait pas leurs terres après l’occupation de la Dacie; Hadrien, légat de Pannonie pendant cette période, dut combattre contre eux de 107 à 109.

Les ralliés

Les scènes de captures ou d’interrogatoires, dans lesquelles se fait sentir la puissance de Rome, sont nombreuses au début du récit sculpté; elles cèdent ensuite progressivement la place à des scènes d’ambassades ou de soumissions, qui deviennent très fréquentes vers le milieu de la seconde guerre. Les Daces sont en effet de plus en plus contraints de se soumettre à l’empereur, dont ils reconnaissent la nette supériorité; mais ceux qui font acte d’allégeance n’acceptent jamais de se battre contre leurs anciens compagnons de lutte et Trajan n’a jamais eu de troupes daces près de lui.

Le fait pourtant n’est pas rare et Calgacus, par exemple, déplorait la présence près d’Agricola de contingents bretons qui aidaient les Romains à combattre leurs compatriotes. Quelle que soit leur origine sociale, les Daces, pour leur part, n’ont jamais vraiment accepté l’alliance avec Rome; ils ont été soumis ou vaincus, jamais ralliés; la plupart ont résisté jusqu’à la mort ou se sont enfuis et le pays s’est trouvé dépeuplé par la guerre et par l’exil.

LES BARBARES ALLIÉS DES DACES

Rome avait mené, dès avant 101 sans doute et plus encore en 105, une habile action diplomatique, bien soulignée sur la frise par le long voyage triomphal que l’empereur effectue au début de la seconde guerre. Cette campagne a eu pour effet d’isoler les Daces, qui durent combattre seuls. Les Sarmates Roxolans sont les uniques alliés qu’on leur voie sur la frise; ils participèrent pendant l’hiver 101-102 à l’attaque engagée par Décébale sur la rive droite du Danube. Ils furent, semble-t-il, rapidement défaits par la cavalerie romaine et n’apparaissent plus dans la suite. Caractérisés par Ia cuirasse (cataphracta) qui les couvre entièrement, ainsi que leurs chevaux, les Salmates Roxolans étaient de redoutables cavaliers et d’excellents archers, qui savaient, comme les Parthes, tirer en galopant et en se retournant. En 69 déjà, Othon les avait affrontés et battus en Mésie, ce qui fournit à Tacite l’occasion de nous décrire leurs cataphractes : « c’est une armure que portent leurs chefs et tous les nobles; tissée de lames de fer et d’un cuir extrêmement dur, elle est impénétrable aux coups, mais ôte au cavalier abattu dans une charge la faculté de se relever » (Histoires, l, 79).

On voit qu’une fois encore la description littéraire et l’image offerte par la frise correspondent presque parfaitement; il semble seulement que le sculpteur ait étendu à tous les cavaliers sarmates ce que Tacite ne réservait qu’aux princes et aux chefs; sans doute l’artiste désirait-il obtenir une image plus cohérente et plus propre à frapper l’imagination. Il faut noter aussi que Tacite prête aux Sarmates Roxolans des piques et des épées très longues, mais ne parle pas d’arcs.

Les ralliés.

A côté de ces alliés épisodiques et vite mis en fuite, on trouve chez les Daces quelques transfuges romains, anciens auxiliaires sans doute ou officiers installés en Dacie par le traité de 89 et restés chez les Barbares malgré le début des hostilités.

L’un de ces transfuges est peut-être représenté, sans qu’on puisse vraiment l’affirmer, dans une scène de la première guerre. L’homme qui lève le poing contre les murs romains a en effet les cheveux courts, ce qui constitue toujours un signe de romanité; il se distingue en tout cas très nettement de ses compagnons et ne paraît pas avoir la même origine qu’eux.

La tradition veut aussi que quatre transfuges soient livrés à Trajan pendant la grande et belle scène de reddition qui occupe la fin du récit de la première guerre; le fait reste cependant bien douteux, car les personnages mis en scène ont un aspect nettement barbare et pourraient tout aussi bien être Daces.

On voit donc que les Daces n’ont pas de vrais alliés et que tous les Barbares sont finalement, d’une manière ou d’une autre, du côté des Romains. La situation sera très différente à l’époque de Marc-Aurèle; les Barbares, ennemis de Rome, seront alors très nombreux; sans être vraiment coalisés, ils attaqueront souvent en des points différents et se soutiendront les uns les autres; Rome donnera parfois l’impression de se défendre à grand-peine.

A l’époque de la Colonne Trajane, c’est encore de conquête qu’il s’agit, et la frise, sur laquelle les éléments de propagande sont nombreux, ne manque pas d’opposer l’isolement des Daces et le grand nombre d’alliés qui aident le peuple romain et semblent ainsi reconnaître que la guerre qu’il mène est juste et légitime.

Nous sommes, vers 105, à un point d’équilibre; bientôt la pression des Barbares sera beaucoup plus forte, puisque c’est à partir de 165 que Marc-Aurèle devra passer son règne à les contenir.

LES DACES

Les importants travaux menés depuis la fin du XIXe siècle par les archéologues et les historiens roumains ont permis d’avoir une idée plus nette de la civilisation géto-dace, dont de nombreuses traces subsistent encore en Roumanie (voir Archeologia, n° 91, février 1976). Dès l’Antiquité, ces peuples avaient été décrits par le Grec Strabon et le Romain Trogue- Pompée; la science moderne a dans l’ensemble confirmé, en les précisant, les indications qu’ils nous donnent et la Colonne Trajane nous apporte encore une série de renseignements précis.

Habitat, vêtement, armement

Habitat

Les villages daces étaient sans doute des oppida, c’est-à-dire de petites concentrations fortifiées par des palissades et appuyées sur des défenses naturelles; on les trouvait, principalement dans les monts d’Orestie, le long des rivières et au pied des collines. Les maisons, qui apparaissent le plus souvent sur la frise quand les Romains ou les Daces les détruisent, semblent généralement étroites et élevées; elles sont bâties en bois dans les villages, en pierre dans les centres plus importants, sans que la distinction soit très rigoureuse, et présentent parfois des superstructures en bois, pareilles à celles qu’on voit sur les remparts. On trouve aussi quelques bâtiments circulaires en pierre, disposant d’une grande porte avec linteau, dont l’usage n’est pas clairement défini. Trop bien construits pour être de simples granges, ils ne présentent pas non plus les caractéristiques d’une tour de garde ou de défense; peut-être s’agit- il simplement d’édifices cultuels que les Romains n’attaquent pas et qu’on a placés dans l’image, afin de localiser le site.

Sarmizegethusa, capitale du roi Décébale, a été décrite par le sculpteur avec tant de précision qu’on a pu en restituer le plan général. Elle apparaît comme une très belle place fortifiée, marquée en plus d’un point par la technique romaine. Appuyée sur la montagne, elle était ceinte de fortifications imposantes, construites tantôt en opus quadratum, tantôt en pierres octogonales; dans la partie supérieure des remparts se trouvaient parfois des galeries en bois ; aux angles, on aperçoit des tours de pierre; au-dessus des portes sont établis des bastions, qu’on trouve aussi dans les oppida. A l’extérieur, un ensemble défensif, comportant des palissades aux pieux acérés, des chausse-trapes et même de petits fortins en bois, rendait très malaisée l’approche des remparts. Nous avons vu ailleurs que des engins complexes venaient compléter la défense des murs.

A l’intérieur de la ville, une zone principale dont la position était certainement centrale et surélevée regroupait les plus beaux édifices. Toutes les constructions étaient en belle pierre; on y retrouve la forme élevée des maisons daces et, avec une ouverture supplémentaire, un bâtiment rond pareil à ceux qu’on a vus déjà dans la montagne.

Il s’agissait donc d’un ensemble complexe, digne du niveau de richesse auquel la civilisation géto-dace était parvenue à l’époque de Décébale.

Armement

Le même degré de civilisation se retrouve dans l’équipement de l’armée, que Décébale avait renouvelé totalement, et qui comporte des catapultes dont l’origine est certainement romaine.

En général, les Daces combattent avec une épée courbe; on ne leur voit pas d’autres armes et ils paraissent ignorer l’usage de la lance, du javelot et du casque [ils utilisent quelquefois l’arc, mais il faut tenir compte du fait que les armes étaient réellement représentées en bronze et qu’elles ont disparu] ; ils disposent en revanche de boucliers très divers, souvent richement décorés. Cet équipement est traditionnel et ressemble tant à celui de tous les autres Barbares décrits par les Romains qu’il pourrait avoir été simplifié par le sculpteur, afin de rendre toujours les Daces très différents de leurs adversaires; on le retrouve, cependant, ainsi que les détails du vêtement, sur le trophée d’Adamclissi. Il est certain pourtant que les Daces n’avaient pas de cavalerie. Les seuls chevaux qui apparaissent sur la frise ne participent pas à des combats; au début de la première guerre, pendant l’hiver 101-102, ils servent au franchissement du Danube et leur rôle est sans doute de couper le courant; à la fin de l’année 106, Décébale s’enfuit à cheval quand il est découvert par la cavalerie romaine. Hormis ces deux exceptions et une ambassade en 101, les Daces vont toujours à pied dans les bois et les montagnes.

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Catapulte romaine utilisée par les Daces

Vêtement

De façon générale, les Daces portent une tunique fendue sur le côté, le plus souvent serrée à la taille, et des braies; une cape assez courte complète fréquemment cette tenue; elle est parfois brodée dans le bas et ressemble beaucoup au manteau que portent les cavaliers romains. Les femmes et les jeunes filles ont des robes longues et des châles, les garçons sont habillés comme les hommes. Deux catégories de Daces apparaissent tout au long de la frise : les pileati et les comati ; les premiers sont des nobles, les autres des gens plus simples et plus pauvres. Pileati et comati portent la barbe et les cheveux longs; ils sont vêtus de la même manière et ne se distinguent que par le bonnet, caractéristique de la noblesse et des chefs; la différence de classe sociale n’apparaît donc pratiquement pas et l’identité du vêtement souligne la profonde unité du peuple dace.

Il existe pourtant des différences de point de vue entre les deux groupes et des dissensions éclatent parfois; c’est ainsi, par exemple, que les pileati se soumettent plus facilement et entrent souvent en contact avec les Romains, dont les comati n’ont rien à espérer. Mais les scènes, fréquentes vers la fin, dans lesquelles on voit un pileatus à genoux devant l’empereur peuvent aussi figurer de simples ambassades ou des propositions de paix, que les pileati, plus représentatifs et plus cultivés, sont les seuls à pouvoir faire. Ce qui est certain de toute manière, c’est que les deux catégories sociales sont restées unies jusqu’au dernier instant : le sculpteur a souligné le fait dans une image symbolique, où l’on voit, vers la fin de la guerre, les soldats romains capturer deux Daces, à droite un comatus, à gauche un pileatus.

Défauts et qualités des Daces

Cette unité profonde et presque permanente des Daces est une de leurs qualités fondamentales et il est difficile, au premier coup d’œil, de leur trouver d’autres défauts que ceux que les Romains prêtent ordinairement aux Barbares, c’est-à-dire un certain désordre, un manque général d’organisation, le goût des querelles et une discipline insuffisante; la trahison ne figure qu’une fois sur la frise, et tout à la fin, dans un moment où elle se justifie presque par la lassitude et le sentiment que tout est désormais perdu.

Dans l’ensemble, les guerriers daces font preuve d’un courage et d’une vaillance magnifiques; ils sont persévérants; ils atteignent au sublime lorsque, préférant la mort à la servitude, ils se suicident collectivement. Ces qualités leur viennent, pour une grande part, de leur religion; croyant comme les Thraces en l’immortalité de l’âme, ils aspirent au trépas comme à une suprême récompense; Trajan lui- même aurait dit que cette foi les rendait très redoutables dans les combats. Ils inspirent ainsi beaucoup de respect et l’artiste les a peints sous des traits qui soulignent leur grandeur et leur dignité.

Cependant, sans nier l’humanisme du sculpteur, on peut aussi se demander si le portrait qu’il fait des Barbares est totalement désintéressé; en effet, les qualités prêtées aux Daces ne sont pas vraiment pures. Certes, les Daces se donnent la mort plutôt que d’être esclaves, mais d’autres quittent leur capitale pour continuer à se battre et l’on ne sait plus qui mérite le plus d’admiration; certes, les Daces font preuve de persévérance et de ténacité, mais ils prennent presque toujours la fuite avant que les légions en réserve n’aient à intervenir; certes, ils sont pleins de grandeur, mais les pileati, d’abord debout devant l’empereur pendant la première guerre, finissent par se jeter à ses genoux vers la fin de la dernière campagne; certes, ils inspirent le respect, mais leurs femmes massacrent sauvagement les prisonniers romains et, s’ils sont unis dans le combat, on voit aussi des tribus entières acclamer l’empereur pendant son voyage ou implorer sa protection et montrer par là qu’une partie du pays ne participe pas véritablement au conflit.

Ainsi, les éloges adressés aux Daces paraissent souvent détournés et déformés; sous la présentation favorable, on devine plus d’une fois une intention comparable à celle qu’on trouve dans les Commentaires de César : louer l’adversaire et souligner ses mérites en faisant discrètement ressortir ses défauts, c’est aussi un moyen d’exalter sans le dire la valeur personnelle et la sagesse de l’empereur triomphant. Il y a sans doute ici une forme habile de propagande qui permet de dire la vérité en la tournant dans un sens favorable aux Romains.

Décébale

Quand on l’examine attentivement, l’image qui nous est donnée de Décébale confirme bien cette impression; il y a dans le personnage une sorte de fissure interne, qui souligne ses faiblesses et tend à prouver que la victoire du peuple romain était nécessaire et juste au point de vue moral. Décébale apparaît en effet comme un grand roi, plein de noblesse et de dignité. Debout derrière son peuple à genoux, dans la scène de reddition qui clôt la seconde guerre, immobile à l’entrée d’un fortin, quand il rassemble ses hommes en 105, regardant en 106 ses troupes en retraite, parlant dans les bois à ses derniers fidèles, ou se donnant la mort au pied d’un grand arbre, il inspire toujours le respect et semble parfois plus imposant que l’empereur lui-même, dont l’artiste n’exalte presque jamais la personnalité par des moyens aussi directs.

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Mais le contexte dans lequel se placent les cinq apparitions du roi contredit totalement le contenu intrinsèque des images. A la fin de la première guerre, au milieu même de la frise, Décébale, entouré de guerriers à genoux et de familles qui s’exilent dans la tristesse, paraît méditer le recommencement d’une guerre qui n’apporte à son peuple que ruine et que chagrin; à la fin de la seconde guerre, c’est un irréductible qui regarde fuir ses dernières troupes, c’est un vaincu qui fait ses adieux aux soldats qui lui restent, c’est un solitaire qui se donne la mort au milieu des cavaliers romains.

Sans jamais être niées, les qualités du roi s’effacent ainsi devant une autre image : celle d’un fauteur de guerre, d’un ambitieux sans limites, que le peuple romain avait une fois épargné, mais dont la disparition est devenue nécessaire à la paix et au bonheur de la Dacie. Face à Trajan, toujours entouré d’un état-major amical qui manque au roi des Daces et toujours proche de ses troupes qui l’acclament et lui obéissent, Décébale, sans vrais conseillers, apparaît comme un personnage despotique et surhumain; il n’est jamais au milieu de ses soldats, mais toujours seul en avant ou en arrière; c’est sa mort, et non la chute de Sarmizegethusa, qui marque la fin des hostilités : il était l’âme d’une guerre, qui sans lui n’aurait pas eu lieu.

On voit ainsi s’unir, dans la présentation des Barbares sur la frise et dans l’agencement des images, une technique de déformation du récit proche de celle de César dans les Commentaires et une espèce de critique interne, fondée sur le retournement de la vérité, qui semble avoir toujours deux visages contradictoires.

IDÉOLOGIE, PROPAGANDE ET HUMANISME

A travers les scènes sculptées sur la Colonne Trajane, c’est en fait, et très naturellement, toute une idéologie qui s’exprime. Trajan s’oppose à Décébale, comme César à Vercingétorix; du côté de l’empereur se trouve "l’auctoritas" qui, jointe à la "virtus" des soldats, c’est-à-dire du peuple, assure, avec l’appui des dieux, que l’on ne manque jamais d’honorer, le triomphe de la justice et de la civilisation. Les Barbares, au contraire, même s’ils ne sont jamais méprisables et quelles que soient leurs qualités réelles, ne représentent que des forces obscures et désordonnées, dont l’échec est voulu par les dieux.

Rome et les Barbares

Deux peuples opposés

Tout oppose en effet les Romains et leurs adversaires. Du point de vue physique, ils ont les cheveux plus courts, des uniformes mieux adaptés aux circonstances et plus variés; du point de vue militaire, un équipement plus riche et plus complet ; avec leurs bateaux et leurs ponts, ils dominent les fleuves, avec leurs chevaux, ils se déplacent très vite sur la terre.
Chez les Romains, les opérations se décident dans le calme, au cours de grands conseils de guerre, auxquels participent des spécialistes; les ordres sont aussitôt exécutés; les armées sont disposées dans les combats d’une manière ordonnée, qui prévoit les hasards et la nécessité de secours éventuels.

Chez les Barbares, la décision d’un seul est parfois contestée, les discussions peuvent être vives, l’ordre manque et l’action obéit aux circonstances, plutôt qu’à des projets déterminés. Quand une opération répond à un plan habile et concerté, comme ce fut le cas pendant l’hiver 101-102 lors du franchissement du Danube, les moyens matériels font défaut et les alliés prennent la fuite, tandis que, chez les Romains, l’ardeur des troupes et la rapidité du chef triomphent des difficultés. Cette supériorité de la raison, de l’ordre et de la technique est si bien ressentie par le monde que les Romains sont entourés d’alliés précieux et divers, alors que les Barbares sont isolés et sans appui.

Le milieu naturel

Ces divers types d’opposition que l’on sent tout au long de la frise trouvent leur meilleure expression dans la peinture du milieu naturel et dans les décors qui entourent Daces et Romains.

Le milieu naturel, spécialement celui des bois et des montagnes, est toujours favorable aux Daces : ils y trouvent asile, ils en sortent pour attaquer, ils y retournent pour se cacher; il est en revanche hostile aux Romains qui doivent sans cesse l’affronter, abattre des arbres, ouvrir des routes, défricher des forêts, se fortifier pour éviter des attaques surprises.

Mais si, dans la première guerre, les Romains effectuent beaucoup de destructions, ils évoluent durant la seconde dans un décor presque totalement transformé; tout le voyage de Trajan, par exemple, montre au spectateur des villes magnifiques, des ports aménagés, des amphithéâtres, des temples, des phares, et c’est devant le grand pont de pierre, jeté sur le Danube par Apollodore de Damas, que l’empereur remercie les Dieux de sa première victoire. Les Daces, en revanche, apparaissent durant les deux guerres sur le même décor de montagnes et de forêts; leurs maisons sont isolées, leurs villages toujours semblables et ils ont totalement perdu l’accès au Danube dont les Romains tenaient déjà le cours grâce à leurs bateaux; seule Sarmizegethusa paraît moderne, mais c’est en partie grâce au secours des ingénieurs de Domitien.

Ainsi la présence romaine apporte l’urbanisation, l’amélioration des conditions de vie, le progrès et le bien-être; les Barbares, au contraire, plus près de la nature, quand elle ne réclame aucun moyen d’action particulier (bateau, pont, etc.) demeurent toujours ce qu’ils étaient et ne changent pas plus que leurs arbres, leurs fleuves et leurs forêts.

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Arcs de triomphe, basiliques, amphithéâtres, temples, ports
marquent le passage des Romains.



Guerre et répression

Mais la civilisation de Rome ne peut, le plus souvent, s’imposer que par la guerre; les Barbares, en effet, la refusent, parce qu’elle signifie aussi la perte de leur liberté.

Un Calgacus peut appeler les Romains « brigands du monde » (Tacite, Agricola, XXX), mais les Romains estiment qu’ils apportent avec eux un univers différent et supérieur qu’ils ont le droit d’imposer par la force. Détruire les troupeaux et les récoltes, brûler les villages, massacrer les populations ou les contraindre à l’exil, exiger de lourds tributs et piller les trésors des rois sont des actes nécessaires, parfaitement justifiés par la création de cités nouvelles, le développement de la paix et de l’économie, l’installation de peuples neufs qui sauront mieux profiter des richesses naturelles et resteront paisibles aux frontières de l’Empire. Pour Tacite, comme sans doute pour le sculpteur de la Colonne Trajane, il suffit que les chefs ne fassent pas régner l’injustice en plus de l’esclavage.

Partant toujours à l’aube, dans la clarté du soleil qui se lève, les troupes romaines semblent apporter la lumière au monde barbare et détruisent sans pitié les forces obscures qui le guident et l’égarent. Cette idéologie, celle de la guerre juste et nécessaire, est continuelle sur la frise. Elle est en effet typique de l’impérialisme romain et trouve évidemment une place privilégiée sur un monument triomphal, dressé au centre même de Rome. N’excluant ni la pitié, ni le respect, ni parfois quelque remords, désireuse d’éviter les excès d’où naissent les révoltes, elle se retrouve aussi dans les textes littéraires, et notamment dans l’Agricola qui présente par ailleurs bien des affinités avec la sculpture.

Agricola et la Colonne Trajane

L’Agricola de Tacite dans les passages où il traite des Bretons et de la conquête pourrait en plus d’un endroit servir de commentaire aux images de la frise, auxquelles il s’adapte parfaitement.

Comme les Daces, les Bretons s’attendent pour se regrouper dans les bois, attaquent les fortins, mettent le feu à leurs propres villages ou s’exilent; en Dacie, comme en Bretagne, les Romains font de brèves incursions, installent des points fortifiés et massacrent les ennemis en fuite.

Surtout, les deux pôles que nous avons trouvés sur la Colonne Trajane, sont également très sensibles dans l’Agricola; d’un côté, la répression : « Le jour suivant découvrit plus largement Ie visage de la victoire : partout une solitude silencieuse, des collines désertées, des toits fumants dans le lointain, pas un homme sur le chemin de nos éclaireurs » (Agricola, XXXVIII); de l’autre, l’urbanisation : « pour habituer ... à la paix et à la tranquillité des hommes disséminés, sauvages et par là même disposés à guerroyer, il exhortait les particuliers, il aidait les collectivités à édifier temples, forums, maisons, louant les gens empressés, gourmandant les nonchalants : ainsi l’émulation dans la recherche de la considération remplaçait la contrainte » (id., XXI).

On voit s’organiser dans le cadre d’une discipline presque paternelle qui traite les Barbares comme de grands enfants, un mode de vie différent; les Bretons ou les Daces, disséminés dans la nature, seront peu à peu regroupés autour de ces grandes constructions urbaines, si fréquentes sur la frise pendant la deuxième guerre; ils les auront en plus édifiées de leurs mains et seront ainsi totalement civilisés, au plein sens du terme, et totalement fondus dans une romanité rustique et provinciale, puisqu’ils vivront, comme à Rome, autour d’un forum et de temples sous la direction de magistrats et de lois romaines, exprimées en latin. Ils seront passés de la nature à la cité.

C’est pourquoi sans doute Agricola déclare: «En tant de campagnes, tant de combats, soit qu’il ait fallu du courage contre les ennemis, ou de l’endurance et de l’énergie, je pourrai presque dire contre la nature elle-même, je n’ai pas eu à me plaindre de vous, ni vous de votre chef » (id., XXXIII); et il ajoute encore : « Il n’aura pas été sans éclat de tomber à la frontière même du monde et de la nature » (id., XXXIII). C’est contre les ennemis, et aussi contre la nature, que luttent les Romains en Bretagne comme en Dacie; Ies derniers mots d’Agricola évoquent évidemment l’éloignement de la Bretagne et l’immensité jamais encore franchie des mers qui la limitent, mais ils marquent aussi le sens du combat que mènent les soldats : celui de l’homme contre les forces du hasard, pour l’extension de l’Empire jusqu’aux bornes de l’Univers. Atteintes à l’ouest, elles ne le sont pas encore à l’est et il appartenait peut- être à Trajan d’entreprendre la marche vers les limites orientales.

L’unité de pensée des deux œuvres s’accompagne en effet d’une communauté d’esprit et de jugement sur les hommes. On trouve sur la Colonne Trajane le même jeu d’antithèses que dans l’Agricola. La personnalité de Trajan, qui le premier occupe la Dacie, répond à celle d’Agricola, qui conquiert le premier la Bretagne; Trajan, comme Agricola, s’affronte à des Barbares décidés, que mènent des chefs qui savent se battre; ils donnent chacun l’image de généraux énergiques et justes, proches de leurs troupes et soucieux du prestige de Rome; en ce sens, ils ont une valeur exemplaire face au prince tyrannique et inconséquent qu’avait été Domitien, en Bretagne comme en Dacie.

L’Agricola fut publié en 98, dans la période de préparation des guerres daces qui commencèrent en 101 ; dès lors, on peut se demander si l’œuvre de Tacite n’est pas destinée, d’une certaine manière, à préparer les esprits en vue des campagnes qui allaient bientôt s’engager; cette préparation n’aurait pas été inutile, car Rome avait un peu perdu l’habitude de ces grandes expéditions contre des pays barbares. Les guerres de Trajan seraient ainsi comme « encadrées » par l’Agricola, qui les annonce, et la Colonne Trajane qui les raconte et les célèbre.

Le sens de l’humain

Mais si l’Agricola fait, comme la Colonne Trajane, l’apologie de l’impérialisme romain, en même temps qu’il donne une image, et même une définition, du prince juste (« ...on gagne peu par les armes, si, dans la suite, l’injustice sévit... », id., XIX), les réflexions de Tacite, ou celles qu’il place dans la bouche de Calgacus, expriment une espèce de critique interne, presque contradictoire avec le thème principal et caractéristique de l’époque antonine.

Quand on lit la description du matin qui suit la bataille, on pense à la phrase de Calgacus : « Voler, massacrer, ravir, voilà ce que leur vocabulaire mensonger appelle autorité, et faire le vide, pacification» (id., XXX), et quand on s’intéresse aux travaux qu’Agricola fait faire aux Bretons, on ne peut oublier la fin du même paragraphe : « Peu à peu, on se laissa séduire par nos vices, par le goût des portiques, des bains et des festins raffinés; dans leur inexpérience, ils appelaient civilisation ce qui contribuaità leur asservissement » (id., XXI).

L’expérience incite donc à se méfier de la civilisation; la civilisation, c’est en quelque sorte l’esclavage, la fin du courage, la mort de la pureté, de la simplicité rustique et naturelle; « l’indolence s’introduisit avec la paix; ils perdirent la vaillance en même temps que la liberté » (id., XI). Au contact de la civilisation, les hommes s’avilissent; c’est donc qu’ils avaient auparavant, Barbares ou Romains, plus de vertus et de bonheur; sous l’Empire, le triomphe de Rome signifie qu’elle est la plus forte et la mieux organisée ; il ne signifie pas qu’elle est la meilleure.

Aussi, une fois passée l’exaltation de la victoire, la pitié se manifeste-t-elle sans ambiguïté, spécialement dans les images finales de la Colonne Trajane où le sculpteur dépeint, avec une grande sensibilité, le long exil des hommes, des femmes et des enfants daces qui, poussés par les auxiliaires romains, s’éloignent à jamais de leurs terres, et jettent un dernier regard au pays qu’ils ne reverront plus. En même temps, les scènes de répressions, d’arrestations, de "nettoyage", qui précèdent presque immédiatement, créent une sorte de malaise et donnent l’impression que la critique porte manitenant sur les Romains ou plutôt sur la violence nécessaire à l’établissement de la paix sur le Danube. On se souvient alors des tableaux dans lesquels on voyait les Daces fuir tristement leurs villes incendiées ou tenir sur leurs genoux le corps d’un homme jeune encore, celui d’un fils ou d’un ami. Tacite, il faut le reconnaître, ne manifeste pas toujours la même attention pour la douleur de l’ennemi.

Mais à l’amertume des victoires sanglantes s’ajoute peut-être un sentiment d’envie, qui se développe aussi dans la littérature de l’époque et sous-tend les remarques de Tacite lui-même, dans l’Agricola comme dans la Germanie. L’Empire est bien établi; au vieux mythe maintenant inaccessible de la vertu républicaine se substitue progressivement celui d’un « bonheur barbare » ; les beaux forums, les thermes somptueux, les portiques, les villas magnifiques et confortables n’ont pas apporté la paix, ni le bonheur; au contraire, le luxe et le confort ont développé, comme le disait déjà Salluste, la cupidité, l’ambition sans fin, le goût des querelles et des guerres intestines; ils ont tué le désintéressement, la simplicité, la liberté des temps primitifs; les Barbares qui entrent dans l’Empire perdent à leur tour ce qu’ils avaient de plus précieux et ne reçoivent en échange que le goût des vices et de la mollesse, sans que Rome à son tour ne trouve rien à y gagner vraiment.

Les Romains sentent aussi confusément, dans ces premières années du IIe siècle, que l’Empire est entouré de peuples indisciplinés, mais robustes et tenaces, et qu’un jour peut-être, loin de les attaquer, il faudra se défendre contre eux. A peine plus d’un demi-siècle sépare la Colonne Trajane de la Colonne Aurélienne, sur laquelle on voit l’empereur refouler les Barbares qui étaient venus jusqu’à Ancône. A l’époque de Trajan déjà, on sent que les Romains, qui avaient tant appris des Barbares, regrettent de n’avoir pas su garder ce qu’ils avaient en commun à l’origine, le goût de la vie simple et le sens de la liberté.

Ainsi, Rome s’efforce d’assimiler et d’intégrer les Barbares avec lesquels elle a combattu; elle les fait entrer dans la discipline et la hiérarchie militaire, ou les regroupe au cœur d’un urbanisme centralisé qui les détache de leur milieu naturel, comme les armées entraînent les auxiliaires très loin de leur pays d’origine.

Mais, en même temps, les artistes et les penseurs sentent bien que la civilisation raffinée de l’Empire est corruptrice, autant pour les Barbares que pour les Romains eux-mêmes; elle détruit les valeurs fondamentales, sur lesquelles avait été fondée la puissance de Rome. Aussi, plus s’étendent les conquêtes, plus s’accroît le sentiment confus qu’elles sont mauvaises, quoique nécessaires, plus s’implante l’idée que le Barbare est une victime, pour laquelle on peut éprouver une pitié humaine et presque fraternelle. Tous ces thèmes entremêlés et complexes apparaissent à travers les sculptures de la Colonne Trajane, où s’unissent la célébration de la victoire, le culte d’un empereur juste et humain, la pitié pour les Barbares et la joie du triomphe. Ainsi la Colonne Trajane occupe une place exceptionnelle dans l’art romain; tant par ses techniques narratives que par les thèmes qu’elle développe, elle marque l’apogée d’un monde conscient de sa force et de ses faiblesses.


Cet article a été publié dans Les Dossiers de l’Archéologie, n° 17, 1976

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