<– Retour à la bibliographie d'A. Malissard


NÉRON, TACITE ET LA QUESTION DE L’ESPACE ROMAIN



En effet la guerre civile déclenchée dans les Gaules et dans les Espagnes, suivie du soulèvement des Germains, puis de l’Illyricum, après avoir fait le tour de l’Égypte, de la Judée, de la Syrie, de toutes les pro vinces et de toutes les armées, le monde entier étant comme purifié, semblait avoir pris fin [1].

Cette citation, extraite du livre IV des Histoires de Tacite, peut suffire à montrer combien l’espace romain est présent dans son œuvre et quelle importance a pour lui l’implosion qui s’est produite au cours de l’année 69. Deux événements en sont en quelque sorte le symbole : la destruction de Crémone et l’incendie du Capitole.

En 69, des armées romaines sont parties des frontières les plus lointaines, de l’Occident d’abord puis de l’Orient, pour marcher contre Rome. L’Italie du nord a été dévastée comme une terre étrangère, Crémone anéantie, Rome prise les armes à la main, le Capitole incendié, l’espace romain presque démantelé sous le coup des invasions et des sécessions. Comment a-t-on pu se battre au cœur même de la Ville et détruire par le feu le monument qui en symbolisait justement la durée, la puissance et l’unité ? Comment a-t-on pu arriver à cet acte inouï, depuis la fondation de Rome le plus déplorable et le plus honteux forfait qu’ait connu la république du peuple romain [2] ? C’est une des questions fondamentales que posent les Histoires, et les Annales y apportent sans doute une réponse.

Si l’espace romain s’est ainsi presque totalement désintégré, c’est qu’une tension trop forte s’est progressivement créée entre l’Vrbs, cœur de l’empire et centre du pouvoir, et les lointaines provinces de la périphérie ; au cœur s’est installée une dégénérescence morale de plus en plus pernicieuse, aux confins la vertu et la pureté ont quelquefois pu survivre. Cette explication, ici très simplifiée, prend chez Tacite des formes qui varient suivant les princes. Elle apparaît cependant avec une particulière clarté dans le récit du règne de Néron, point d’aboutissement fatal de tous les autres et cause directe de l’implosion de 69, et se retrouve comme en gros plan dans la description des rapports que Néron entretient avec Corbulon ; ils peuvent donc servir d’exemple privilégié.

L’extension de l’espace romain et la consolidation de ses limites, l’affirmation de sa cohérence aux frontières de l’empire et sa tragique remi se en question dans la capitale sont en fait, on va le voir, les thèmes majeurs de la présentation qui nous est faite de la stratégie de Corbulon, des rapports entre le jeune empereur et le vieux général et du comportement de Néron au coeur même de Rome.

Abstraction faite de la Bretagne, c’est en Orient, bien plus qu’en Occident, que se joue l’essentiel de la politique extérieure romaine à l’époque de Néron. Occupé d’un côté de l’Euphrate par une puissance autochtone, ancienne et continuellement agitée de conflits intérieurs, de l’autre par l’extrême pointe de l’orbis subiectus, l’espace est dans ces régions remis sans cesse en question par l’activité des Parthes, et certains territoires, spécialement ceux de l’Arménie, y sont l’objet d’une continuelle lutte d’influence. Jusqu’aux années 50, la présence romaine dans ces régions semble cependant n’avoir aucune véritable consistance géographique. Les généraux se contentent de jeter quelques ponts sur l’Euphrate et Tacite ne mentionne, jusqu’à la désignation de Corbulon, que les limites et les frontières que les Parthes établissent eux-mêmes pour leur propre territoire.

Ce n’est qu’en 54, avec la nomination de Corbulon aux affaires d’Arménie [3], que se dessine une autre conception de la politique romaine. Fondée sur la discipline des troupes et les mérites éclatants du chef, elle va créer près des frontières une nouvelle conception de l’espace.

Tout au long du séjour en Orient que raconte Tacite, Domitius Corbulon fait preuve en effet de toutes les vertus propres au bon chef romain, et ces indéniables qualités [4] sont encore rhétoriquement rehaussées par les défauts, presque caricaturaux parfois, de son malheureux rival Caesennius Paetus [5]. Essentiellement morales et se rattachant à la plus pure tradition sénatoriale et républicaine, la plupart d’entre elles trouvent cependant leur meilleure application dans une continuelle prise de possession ordonnée de l’espace [6].

Comme tout bon général, Corbulon resserre, par exemple, ses soldats en agmen quadratum quand il s’agit de faire mouvement sur un terrain que l’ennemi rend dangereux (Ann. 13, 40, 2) ; il divise au contraire ses troupes [7], quand il faut contraindre à la fuite ou au combat un adversaire jusqu’alors insaisissable, en l’attaquant de partout à la fois, mais il les répartit en quatre corps pour attaquer la place forte de Volande et disperser la résistance des assiégés [8].

Cette maîtrise systématique et, si l’on peut dire, ponctuelle de l’espace s’accompagne cependant aussi d’une connaissance plus globale et plus générale du terrain qui suppose l’usage régulier de cartes ou d’itinéraires [9]. Corbulon, par exemple, empêche les délégués hyrcaniens, qui doivent rentrer chez eux, de franchir l’Euphrate et les détourne par la mer Rouge en leur donnant un itinéraire et des guides (Ann. 14,25,2). Quand il vient en revanche au secours de Paetus, il prend au plus court et traverse directement la Commagène et la Cappadoce pour atteindre l’Euphrate en Arménie (Id. 15, 12, 1 et 16,4).

Dominé sur le terrain même, l’espace l’est aussi d’une manière en quelque sorte abstraite dans les plans d’état-major qui supposent une organisation administrative beaucoup plus complexe. C’est ainsi qu’afin d’assurer la défense de l’Arménie, remise par Néron au roi Tigrane, Corbulon ordonne aux rois alliés qui l’entourent d’en régir les parties les plus proches d’eux. De même, lorsque Vologèse menace d’attaquer la Syrie, il organise la défense de toute la province en déplaçant des légions et des provinciaux, en fermant les passages ouverts à l’ennemi et en protégeant tous les points d’eau (Ann. 15,3,2). Plus tard encore, à la veille de la campagne de 63, il répartit sur l’ensemble du territoire les troupes venues du Pont, d’Illyrie et d’Égypte, ainsi que tous les contingents des rois alliés (Id. 26,1-2).

Qu’il s’agisse cependant de stratégie, d’itinéraires ou de gestion admi nistrative et militaire du terrain, l’intention de Corbulon demeure toujours la même : se rendre maître de l’espace. À cet égard, ses qualités personnelles, son rayonnement et son autorité rendent ses capacités d’organisation parfaitement efficaces. Autour de lui le territoire s’élargit, autour de ses adversaires, il se restreint pour devenir en quelque sorte dépendant de la disposition que le Romain lui assigne. Lorsque Tiridate, par exemple, propose une entrevue douteuse, Corbulon choisit lui-même le lieu de la rencontre et le roi n’apparaît qu’au loin, puis se retire précipitamment (Ann. 13,38-39, 1). De même, quand les convois cheminent dans des régions exposées et accidentées, des postes tiennent les montagnes et le roi ne peut s’en approcher (Id. 39, 1) ; ses forteresses détruites (Id. 39, 1- 5) et Artaxate assiégée, il est réduit à s’enfoncer dans des lieux imprati cables ou à voltiger autour des colonnes formées en agmen quadratum, et doit finalement disparaître [10]. Utilisant l’espace comme un damier sur lequel il pousserait ses pions, Corbulon finit ainsi par régir lui-même tous les déplacements de l’ennemi. Pour marquer son passage et laisser sa marque dans les étendues qu’il ne peut longtemps tenir, il n’hésite pas d’autre part à raser les places fortes ou même les villes ; soudainement couverte d’un étonnant nuage noir [11], la malheureuse Artaxate est ainsi la victime d’une méthode radicale que les dieux paraissent approuver.

Un exemple particulier de cette prise en main consciente de l’espace nous est encore fourni par le thème récurrent des ponts, sur lequel Tacite insiste tout particulièrement et dont la valeur est évidemment très sym bolique, puisque l’Euphrate sépare en fait l’espace romain de l’espace parthe et même, d’une manière presque allégorique, l’orbis occidental de l’orbis oriental.

Le remarquable épisode dans lequel Corbulon, pour protéger les deux côtés du fleuve, entreprend d’y jeter un pont (Ann. 15, 9) résume en quelques lignes toute la suprématie romaine : des postes d’abord, épars et disséminés, et, sur les deux rives, des cavaliers ennemis qui voltigent en tous sens ; puis, sur le fleuve même, des bateaux et des tours du haut desquelles on lance partout des traits meurtriers. Tenus à distance, les barbares finissent par quitter les rives, le pont est jeté, les collines occupées par les avant-gardes, puis par les camps légionnaires et les Parthes abandonnent totalement la région. Au paysage fragmenté et désordonné du début s’est rapidement substitué l’espace souverain et unifié de Rome [12].

Paetus au contraire qui, dans son rôle de mauvais général, se montre incapable de dominer le terrain qu’il devrait régir, construira lui aussi un pont, mais il l’établira sur un fleuve d’intérêt secondaire, ne pourra lui-même l’emprunter et le cédera finalement aux Parthes. Vologèse, après avoir élevé des trophées, y passera triomphalement, juché sur un éléphant et suivi par ses cavaliers, preuve à la fois de l’ampleur de l’échec et de la qualité du travail romain (Ann. 15,15). Ici, loin d’être dépossédé de son territoire, l’ennemi s’y conforte avec orgueil en prenant en quelque sorte appui sur le talent de ses adversaires en déroute. Au lieu d’être annexé, l’espace est inversé : les barbares, jusqu’alors dispersés et comme agités de mouvements multiples, se regroupent sur la voie tracée par les ingénieurs romains dans l’ordre d’un défilé, dont la seule marque étrangère est qu’il est ouvert, comme autrefois dans les Alpes, par un éléphant [13].

Si les qualités proprement romaines du chef trouvent au contraire avec Corbulon leur pleine application dans la maîtrise de l’espace, c’est aussi parce qu’elles répondent à une intention déterminée, on pourrait dire anti que, et sont mises en oeuvre à un moment sans doute exceptionnel.

Dès son arrivée dans les confins parthes et arméniens, Corbulon juge digne de la grandeur du peuple romain de recouvrer les anciennes conquêtes de Lucullus et de Pompée [14] ; les opérations ne doivent donc plus être menées mollement ni traîner en longueur, et, face à un adversaire déterminé [15], c’est une véritable campagne offensive qui est cette fois préparée par des levées d’hommes, des renforts et le retour à la discipline (Ann., 13,35). Sinon le vrai esprit de conquête, du moins le dynamisme de la République doivent donc réapparaître en des régions à cet égard privilégiées. Une fois confirmés pour lui, après l’échec de Paetus, des pouvoirs presque égaux à ceux que le peuple romain avait donnés à Cn. Pompée quand il allait mener la guerre contre les pirates [16], Corbulon s’engagera pour attaquer Vologèse sur le chemin frayé jadis par L. Lucullus [17], c’est-à-dire sur la voie de la conquête et de la grandeur. C’est donc, telle qu’on l’avait vue avec Germanicus [18] et telle qu’on ne la reverrait qu’avec Agricola, la grande tradition antique, fondée sur la discipline (Id. 13, 35, 3-4 ; 15, 12, 2-3) et le désir de défendre le rayonnement et l’espace de Rome, qui réapparaît après des années de sommeil et d’inertie.

À la différence de Germanicus cependant, Corbulon bénéficie manifes tement de l’accord et de l’appui de l’empereur, dont l’attitude apparaît ici comme très différente de celle de tous ses prédécesseurs.

Dès le début Néron et ses conseillers prennent des mesures qui définissent clairement les zones frontalières de l’empire et placent enfin dans une perception purement romaine toute la région proche des Parthes, que Tacite n’avait jusqu’alors montrée que d’une manière partielle et qu’à travers l’œil conquérant des Arsacides : "[Néron] prescrit de poster les légions elles-mêmes plus près de l’Arménie, et il enjoint aux deux anciens rois Agrippa et Antiochus [19] de tenir des troupes prêtes à prendre l’of fensive sur le territoire des Parthes ; en même temps, il fait jeter des ponts sur l’Euphrate ; et il confie la Petite Arménie à Aristobule, la région de Sophène à Sohaemus avec les insignes de la royauté [20]". L’ensemble de la description enveloppe ainsi le royaume parthe en en suivant les limites ouest/sud-ouest, mais n’est pas véritablement géographique. Se glissant dans les décisions de Néron, Tacite organise en effet l’énumération en fonction de la nature des ordres donnés par le jeune empereur. Viennent donc d’abord des mesures de recrutement et des mouvements de troupes destinés à rapprocher les légions de l’Arménie, puis des instructions aux rois ; enfin des décisions plus stratégiques et des nominations.

Toute la partie encore disparate de l’espace romain qui touche au royaume parthe est ainsi soudainement unifiée par la volonté du prince, en même temps que les ponts à jeter sur l’Euphrate indiquent cette fois clai rement qu’on a bien l’intention de le franchir. Cette impression d’ordre est encore renforcée par l’évocation, à propos de la répartition des troupes, de la Cappadoce et de la Syrie [21], régions bien romanisées, sur lesquelles l’ensemble du dispositif peut solidement prendre appui, et qui s’ouvrent par la mer jusqu’au cœur même de l’empire [22].

L’espace romain devient ainsi clairement perceptible dans son ensem ble [23] et tire en fait sa cohérence de la présence et de la volonté de deux hommes : d’une part un prince, jeune encore et tout débutant, mais capa ble en théorie, s’il est bien conseillé, des mêmes exploits qu’un Pompée ou qu’un César Octavien [24], d’autre part un général, relativement âgé, dont le choix a donné l’impression que la carrière était ouverte aux vertus [25], et dont l’expérience et la sagesse sont soulignées [26]. L’espace ici, fait exceptionnel, s’organise donc dans un accord entre le pouvoir de Rome et son lointain représentant, c’est-à-dire dans l’alliance, hélas peu durable, de la sagesse espérée du prince et des vertus connues du général.

Peu de temps après, Néron apaisera encore de son autorité la querelle malencontreuse qui oppose Quadratus Ummidius à Corbulon en ajoutant une branche de laurier à ses faisceaux pour célébrer leur victoire commune (Ann. 13,9,3). Plus tard, il ne manifestera pas, à l’égard de Paetus, un excès de sévérité propre à plonger les autres généraux dans la terreur et dans l’immobilité ; ne l’ayant accablé que de plaisanteries (Id. 15,25, 4), il donne le pouvoir au meilleur en élargissant l’autorité de Corbulon.

Surtout, lorsque arrive à Rome le message de Vologèse, l’empereur soumet à son conseil le choix à faire entre une guerre hasardeuse et une paix déshonorante et l’on n’hésite pas à choisir la guerre [27] : pour la première fois le Palatin, au lieu de redouter l’affrontement, choisit donc clairement le conflit avec les Parthes et s’engage dans une opération qui peut conduire à la conquête. Le projet de l’empereur rejoint ainsi, pour des raisons différentes, celui du général qu’il a mandaté et le lance bien avec les pouvoirs de Pompée sur le chemin de Lucullus [28].

Une scène caractéristique de la manière de Tacite vient clore tout l’ensemble. Tiridate accepte en effet de ne plus tenir son pouvoir en Arménie de Vologèse, roi des Parthes, et de le recevoir comme un don des Romains (Ann. 15, 27, 2). Il déposera donc symboliquement sa couronne devant l’effigie de Néron et ne la reprendra qu’à Rome, et des mains mêmes de l’empereur. Un nouvel et dernier espace, hautement symbolique, peut alors se découvrir (Id. 29,2). Dans une plaine assez semblable sans doute à celle dans laquelle Tiridate, ses projets déjoués, n’avait pu se présenter, d’un côté la cavalerie parthe, de l’autre les légions romaines, au centre, un tribunal, où était placée une chaise curule, et, sur cette chaise, l’image de Néron [29]. Dans l’étincellement des décorations, des armes et des statues des dieux, l’orbis subjectus et la Ville se trouvent un bref instant réunis pour une même gloire [30].

L’insistance de Tacite est ici manifeste. Si le inde et le hinc marquent bien la division de l’espace en deux parties distinctes, elles se trouvent cependant réunies, d’une part, par le spectacle imposant qu’elles offrent l’une et l’autre et ensemble, d’autre part, par la présence entre elles du tri bunal, de la chaise et de l’effigie de l’empereur, symboles typiquement romains, que renforcent encore les statues des dieux, disposées comme dans un temple. Déposant sa couronne au pied de l’image impériale, Tiridate y paraît soumis et l’on peut en effet se demander (Id. 29,3) s’il est traité en roi ou en captif. Les rois ses frères, Vologèse et Pacorus, s’en inquiètent d’ailleurs, confondant, dit Tacite, la réalité du pouvoir et les vanités négligeables [31] ; il semble bien pourtant qu’ici les Romains aient échangé, dans une tradition plus antique qu’impériale, le faste des appa rences contre le contrôle de tout un territoire.

Tacite en effet renforce encore le sens de cette rencontre exceptionnelle en la faisant suivre aussitôt d’une scène plus intime : au cours du festin qu’il offre ensuite à Tiridate, Corbulon lui montre et lui explique, en amplifiant tout, les habitudes et les traditions de l’armée romaine et le remplit d’admiration pour nos antiques coutumes (Ann. 15, 30, 1). La victoire sur l’espace se double ainsi d’une victoire sur les esprits, mais, guidé par le général, le respect admiratif du roi se porte sur les vertus républicaines après s’être porté sur les pouvoirs de l’empereur. L’espace des frontières lointaines apparaît ainsi comme celui d’une tradition glorieuse et d’une continuité de Rome qui ne peuvent cependant se conce voir que si l’empereur, d’une manière ou d’une autre, y adhère. Signe d’un état d’esprit qui ne s’épanouira vraiment qu’avec Trajan, la présence de l’effigie de Néron exprime en effet la nécessité d’une présence, même symbolique, du prince et de Rome elle-même à ses frontières les plus lointaines, et la force pacifique d’un empire dont l’espace doit former un tout véritable.

Même signifiante, l’image n’est cependant pas toute la réalité et, dans un récit dont les étapes et les descriptions font si souvent penser à la frise de la colonne Trajane [32], l’absence de l’empereur marchant en personne à la tête de ses troupes se fait manifestement sentir. Un instant réalisée devant Tiridate et les Parthes, l’unité morale de l’empire, fondement de son intégrité spatiale, n’est ainsi elle-même qu’une apparence fugitive. Dans la Ville en effet, les mœurs n’ont pas changé ; l’adulation des sénateurs et les dérèglements de l’empereur y sont même de plus en plus manifestes.

Après la prise d’Artaxate déjà, la salutation impériale [33] est suivie d’une série de mesures sénatoriales dont C. Cassius, qui connaît les Parthes [34], souligne aussitôt le caractère démesuré (Ann. 13, 41, 4). Après l’échec de Paetus, la Ville continue, malgré tout, de célébrer des victoires manquées (Id. 15, 18, 1) et, pendant les neuf années de guerre, le comportement de Néron rend toujours plus épais au-dessus de Rome le nuage noir qu’on avait vu à Artaxate.

C’est d’ailleurs presque immédiatement après le récit de l’entrevue entre Tiridate et Corbulon (Ann. 15, 28-30) que Tacite place l’épisode, déjà symbolique par l’image d’anéantissement et de destruction qu’il comporte, du théâtre de Naples (Id. 33-34) et le récit du banquet de Tigellin (Id. 37) que suit immédiatement la relation du grand incendie de Rome et de ses conséquences (Id., 38-43).

Défendu et provisoirement reconnu à l’extérieur et aux limites du monde, l’espace romain est donc en même temps profondément atteint et comme systématiquement dégradé à l’intérieur même de Rome. Usant de la ville entière comme de sa propre demeure [35], l’empereur y multiplie en effet les lieux de débauche et y répand progressivement sa propre dépravation. Souillé d’abord, et littéralement profané, par le banquet de Tigellin, l’espace est ensuite, et aussitôt après, presque entièrement détruit par le feu (Ann. 15, 38-43), puis largement annexé par la construction de la Maison Dorée, qui transforme le centre urbain en une gigantesque et royale demeure personnelle et nie de ce fait le concept même de cité [36].

Marqué par un jeu savant et contrasté d’ombres propices et de lumières provocantes qui annonce d’une manière symbolique les lueurs du grand incendie à venir, le banquet de Tigellin décrit en fait l’embrasement des pires passions, une sorte d’incendie moral, que va suivre de peu l’incendie réel de la cité [37]. Et si le banquet exprime l’avilissement des vertus les plus nécessaires au prince et à l’État, l’anéantissement des édifi ces les plus anciens, longuement et minutieusement énumérés [38], exprime la disparition radicale du passé glorieux de Rome : c’est l’établissement, au cœur même de tout l’espace romain, d’un champ de décombres stériles que leur rayonnement rend cependant dangereux.

Non content cependant d’avoir usé de la ville, puis de ses ruines [39], Néron use aussi de ses dépouilles. Les dépenses qu’entraînent la reconstruction des quartiers et les folies de la Maison Dorée conduisent en effet à des exactions qui s’attaquent, plus encore peut-être que le feu, à l’histoire même de Rome : on dépouille les temples et les monuments publics encore debout et l’on emporte l’or que, à l’occasion soit de triomphes soit de vœux, à tous les âges de son existence, dans la prospérité ou dans la crainte, le peuple romain avait consacré [40]. Ce sont ainsi non seule ment d’irremplaçables et glorieux souvenirs, mais aussi de puissants et vivants symboles qui s’engloutissent dans le gouffre ouvert par l’empereur.

La recherche hâtive de l’argent conduit en outre à ravager l’Italie, à ruiner les provinces, les peuples alliés et les cités dites libres [41], et même à commettre en Asie et en Achaïe des actes sacrilèges [42] : certes encore limitée dans l’espace, mais réelle, la profanation succède de la sorte à la souillure symbolique. Après avoir détruit les marques mêmes de sa force et de son passé, Rome, en volant les offrandes et les statues des dieux, ruine les raisons de croire en elle et sape les principes de son rayonnement sur le monde. Les deux espaces qui constituent l’imperium romanum, celui du centre et celui des provinces et des terres lointaines, ont en commun désormais d’être tous les deux progressivement mis en péril.

On remarquera par exemple que lors du banquet de Tigellin la description, partie d’un radeau, s’élargit ensuite à d’autres navires, puis aux quais et aux maisons d’alentour [43]. Comme emprisonné entre le cortège de l’empereur d’un côté, les femmes de haut rang et les prostituées toutes nues de l’autre, l’espace extérieur, et soumis, de Rome est figuré, au centre, par des oiseaux et des bêtes, venus de pays lointains et jusqu’à des animaux marins, amenés de l’Océan [44]. La souillure s’étend ainsi symboliquement à l’ensemble de l’orbis subjectus, et les animaux sauvages, sur lesquels l’empereur devrait, comme dans les uenationes, exercer sa toute-puissance, ne servent ici que d’instruments passifs à ses débauches. La dégradation de la Ville et du Palatin gagne en fait l’ensemble de l’espace romain.

Devenu semblable à un roi barbare qui offrirait des victimes humaines à ses visiteurs, Néron finira en effet par utiliser la présence à Rome de Tiridate et les fêtes grandioses qui l’accompagnent, c’est-à-dire les mar ques mêmes de sa victoire à l’extérieur, pour voiler la condamnation de Borea Soranus et le début du procès de Thrasea (Ann. 16, 23, 2-24, 1). Quant à Corbulon, déjà perçu à l’époque de Claude, en tant qu’homme qui se distingue, comme à charge et dangereux pour la paix (Id. Il,9,3), soupçonné en outre d’une rencontre avec Plautus (Id. 14,58,2) et dénigré par Arrius Varus (Rist. 3, 6, 1), il est déjà coupable de célébrité et d’innocence (Ann. 14,58,2) et devra, à ce titre, succomber [45].

On comprend mieux dès lors qu’après la mort hors les murs de l’empereur-histrion, la Ville ne soit plus dans les Histoires que le décor où se jouent les plus atroces spectacles, ceux des princes qu’on assassine en plein Forum, et que le Capitole, qui depuis toujours en exprimait la puissance et avait même tenu face à Néron, périsse à son tour dans les flammes. Du début des Annales, où l’on voyait, à la mort d’Auguste, une ville magnifiquement embellie (Ann. 1, 9, 5), jusqu’à l’incendie du Capitole (Hist. 3,71-72), l’état des lieux montre quelle dégradation profonde Rome a subie : ce que ni Porsenna, ni les Gaulois n’avaient pu faire est obtenu par l’égarement des princes [46]. Le nuage noir n’annonçait à Artaxate qu’une destruction matérielle ; à Rome la dégradation physique s’est fatalement ajoutée à la dépravation morale.

À la fin du règne de Néron, ce qui est ainsi à redouter, c’est cette dissolutio imperii qu’évoquent les sénateurs, quand le jeune prince a la pensée d’abolir toutes les taxes (Ann. 13,50,2). En 69, l’éclatement des forces vives de l’empire justifiera dramatiquement cette crainte. Les Gaulois verront dans l’embrasement du Capitole le signal de la fin du règne de Rome et l’annonce d’un déplacement du centre du monde [47]. Vaine superstition sans doute, mais conséquence inéluctable de la déchéance de la Ville en tant que siège du pouvoir et centre géographique et politique du monde.

On peut voir ainsi qu’il y a manifestement dans l’esprit cultivé de Tacite une sorte de géographie fantasmatique à la fois fondée sur la politique, la morale et l’idée qu’on se faisait alors de l’univers. Le monde historique de Tacite semble en effet se répartir en trois orbes emboîtés les uns dans les autres [48] : celui de l’extérieur, incluant l’Océan, les déserts, les Germains et les Parthes, derrière lesquels se trouvent encore d’autres peuples, celui des provinces, soumises mais remuantes, celui de l’Italie et de Rome enfin [49].

À l’intérieur de cet ensemble s’établissent des liaisons complexes et contradictoires. Du point de vue ethnographique ou géographique, plus on s’éloigne de Rome et plus on s’approche des barbares et des terres inhabitables ; du point de vue moral, en revanche, plus on s’écarte de Rome et plus on a de chances de rencontrer les vertus essentielles de l’homme [50] ; d’un point de vue politique enfin, plus on cherche à se dégager de Rome et plus on met l’ensemble en péril.

Cette vision du monde qui court tout au long des Annales, est particu lièrement sensible dans les livres néroniens.

Tout d’abord, Corbulon incarne au temps de Néron, comme Germanicus au temps de Tibère, les vertus traditionnelles qui ne peuvent s’épanouir que loin de Rome et fortifient l’empire.

Surtout, Néron revêt une double apparence et semble incarner ainsi la vision que Tacite se fait du monde qui l’entoure. Dans ses rapports avec Corbulon, et même après le quinquennium, il fait figure de bon empereur. Au Palatin en revanche, c’est-à-dire au cœur d’une Rome pervertie, il sombre dans une déchéance qui atteint inévitablement la ville entière et finit par gangréner l’ensemble du monde romain. Cet avilissement le rend, par exemple, incapable d’agir seul sur l’espace où la vertu est nécessaire: en dépêchant en 61 son affranchi Polyclitus en Bretagne révoltée, il ne peut que donner aux barbares, qui ne la connaissaient pas encore, l’image même de la Ville, celle d’un immense cortège, luxueux et débauché, dont le poids écrase les provinces qu’il traverse et se fait aussi redoutablement sentir aux soldats eux-mêmes. En voyant Polyclitus, les Bretons prennent davantage encore conscience du sentiment de liberté [51] qui brûle en eux et comprennent que, même valeureux parfois, les Romains sont devenus des esclaves qu’ils pourront chasser (Ann. 14,39, 2).

Présenté comme le point d’aboutissement fatal de tous les autres et comme la cause directe de l’implosion de 69, le règne de Néron est aussi chez Tacite une réflexion prémonitoire et angoissée sur l’unité, la cohé rence et même la durée de l’espace romain.


NOTES

(1) Tac., Hist. 4, 3, 3 : quippe sumpta per Gallias Hispaniasque ciuilia arma, motis ad bellum Germaniis, mox Illyrico, postquam Aegyptum, Judaeam Syriamque et omnis prouincias exercitusque lustrauerant, uelut expiato terrarum orbe cepisse finem uidebantur. Les citations des Histoires sont toutes extraites de P. Wuilleumier et H. Le Bonniec, Tacite. Histoires, Tome 1. Texte établi et traduit par P. W. et H. L., Paris, 1987 (Collection des Universités de France) et de H. Le Bonniec, Tacite. Histoires, Tome II. Texte établi et traduit par H. L., Paris, 1989 (Collection des Universités de France).

(2) Tac., Hist. 3, 72, 1 : id facinus post conditam urbem luctuosissimum foedissimumque rei publicae populi Romani accidit.

(3) Tac., Ann. 13, 8, 1. Les citations des Annales sont toutes extraites de P. Wuilleumier, Tacite. Annales, Tomes I-IV. Texte établi et traduit par P. W., Paris, 1974-1978 (Collection des Universités de France).

(4) Sévérité dans la discipline (seueritas) (Ann. 13, 35, 3-4), mais présence attentive (Id. 15, 12, 3). Endurance (Id. 13, 35, 4 ; 14,24, 1). Prudence (prouidus) (Id. 13, 36, 1 ; 13,38,2 ; 13,39,2) et vigilance (cura) (Id. 14,23, 1). Modération dans les succès (moderandum fortunae ratus) (Id. 15, 5, 1). Autorité et rayonnement sur l’ennemi (auctoritas) (Id. 26,3 ; 27, 2-3 ; 28, 1). Amour de la gloire (Id. 30, 1). Voir A. Michel, Tacite et le destin de l’empire, Paris, 1966, p. 196.

(5) Comme jadis le consul Flaminius avant Trasimène (Liv. 22,3, 11-14), il méprise les présages (Ann. 15, 7, 2). Il est imprévoyant (Id. 8, 1 et 9, 2) ; il n’a pas de modération dans les succès (Id. 8,2) ; il est irrésolu (Id. 10,1-3). En Ann. 15,11-12, l’opposition entre Paetus et Corbulon prend presque la forme d’une controuersia.

(6) Cf. A. Malissard, Le décor dans les "Histoires" et les "Annales" de Tacite, dans A.N.R.W II, 33, 4, 1991, pp. 2874-2875.

(7) Tac., Ann. 13, 37, 4. C’est la technique du "quadrillage" déjà utilisée avec succès par Blaesus et Dolabella contre Tacfarinas.

(8) Id. 13, 39, 3. Comme l’agmen est quadratum, le siège est quadripartito, signe de la rigueur "carrée" de l’organisation. Cf. A. Malissard, Le décor... [n. 6], pp. 2874-2875.

(9) Cf. C. Nicolet, L’inventaire du monde. Géographie et politique aux origines de l’Empire romain, Paris, 1988, pp. 90-92 et 163-174.

(10) Tac., Ann. 13,40. Cf. A. Malissard, Le décor... [n. 6], p. 2874.

(11) Tac., Ann. 13, 41, 3 : "On ajoute un prodige qui sembla offert par la volonté divine : toute la partie extérieure jusqu’à la limite des habitations fut éclairée par le soleil, alors que l’intérieur de l’enceinte se couvrit soudain d’un nuage noir, sillonné d’éclairs, ce qui fit croire que les dieux irrités livraient la ville à la destruction" (Adicitur miraculum, uelut numine oblatum : nam cuncta extra tectis tenus sole inlustria fuere, quod moenibus cingebatur ita repente atra nube coopertum fulgoribusque discretum est ut, quasi infensantibus deis, exitio tradi crederetur).

(12) Tac., Ann. 15,9. Cf. A. Malissard, Le décor... [n. 6], pp. 2872-2873.

(13) Tac., Ann. 15, 15,3 : "Il franchit le cours de l’Arsanias monté sur un éléphant, et ceux qui suivaient de près le roi le firent à cheval, parce que le bruit avait couru que le pont cèderait sous le poids par une fraude des constructeurs ; mais ceux qui osèrent s’y engager le trouvèrent solide et sûr" (Flumen Arsaniam elephanto insidens, proximus quisque regem ui equorum perrupere, quia rumor incesserat pontem cessurum oneri dolo fabricantium ; sed qui ingredi ausi sunt ualidum et fidum intellexere).

(14) Id. 13,34,2 : et Corbulo dignum magnitudine populi Romani rebatur parta olim a Lucullo Pompeioque recipere.

(15) Vologèse n’admettait pas que son frère Tiridate fût privé d’un royaume, l’Arménie, qu’il tenait de lui.

(16) Tac., Ann. 15,25,3. "On écrit aux tétrarches et aux rois ainsi qu’aux préfets, aux procurateurs et aux préteurs qui gouvernaient les provinces voisines d’obéir aux ordres de Corbulon, dont les pouvoirs, ainsi accrus, égalaient presque ceux que le peuple romain avait donnés à Cn. Pompée quand il allait mener la guerre contre les pirates" (Scribitur tetrarchis ac regibus praefectisque et procuratoribus et qui praetorum finitimas prouincias regebant iussis Corbulonis obsequi, in tantum ferme modum aucta potestate quem populus Romanus Cn. Pompeio bellum piraticum gesturo dederat).

(17) Id. 27, 1 : "Puis il prend le chemin frayé jadis par Lucullus en rouvrant des passages que le temps avait obstrués". (Mox iter L. Lucullo quondam penetratum, apertis quae uetustas obsaepserat, pergit).

(18) Sans être tout à fait Germanicus, Corbulon qui s’était écrié en 47 : « Heureux jadis les généraux romains! » (Ann. 11, 20, 1 : nihil aliud prolocutus quam “Beatos quondam duces Romanos !”) lui ressemble : il s’imposera finalement à Tiridate et à Vologèse par son rayonnement personnel (Ann. 15, 28, 1) comme Germanicus s’était imposé à Artaban, et, comme lui dans le Teutbourg (Ann. 1,61), il réparera, près de Rhandeia (Ann. 15, 28, 2), l’outrage subi par les légions romaines. Au contraire Paetus, dont la présence antithétique, vient sans cesse renforcer le sens des actes de Corbulon, donnera de l’antiquité républicaine (Ann. 15, 14,2 et 15, 13,2) une image inversée.

(19) M. Julius Agrippa II et Antiochus IV Épiphane, rois de la Chalcidène et la Commagène.

(20) Tac., Ann. 13,7, 1 : legionesque ipsas propius Armeniam conlocari iubet, duosque ueteres reges, Agrippam et Antiochum, expedire copias, quis Parthorum fines ultro intrarent, simul pontes per amnem Euphraten iungi ; et minorem Armeniam Aristobulo, regionem Sophenen Sohaemo cum insignibus regiis mandat.

(21) Id. 13,8,2 : "la moitié des auxiliaires et deux légions resteraient dans la province de Syrie... un nombre égal de citoyens et d’alliés serait confié à Corbulon, avec, en plus, les cohortes et les ailes qui hivernaient en Cappadoce" ( ...pars auxiliarium cum duabus legionibus apud prouinciam Syriam... remaneret, par ciuium sociorumque numerus Corbuloni esset, additis cohortibus alisque quae Cappadocia hiemabant).

(22) Paetus pourra ainsi dire à Vologèse (Ann. 15, 13, 3) qu’il reste aux Romains "l’univers entier pour soutenir la guerre" (at Romanis orbem terrarum reliquum, quo bellum iuuarent).

(23) Pour le détail géographique proprement dit, Tacite restera le plus souvent très imprécis. Voir R. Syme, Tacitus, Oxford, 1967 (1958), pp. 392 et 396.

(24) Tac., Ann. 13, 6, 3-4. Il ne paraît pas justifié de se fonder sur la controuersia contenue dans ce passage pour dire comme E. Cizek que Tacite d’évidence doute des capa cités de Néron en matière de politique extérieure (E. Cizek, Néron, Paris, 1982, p. 320).

(25) Tac., Ann., 13, 8, 1 : uidebaturque locus uirtutibus patefactus.

(26) En même temps qu’est, en passant, notifié un goût pour la grandiloquence et l’apparence (Ann., 13, 8, 3), qui, le rendant imparfait, le distingue évidemment de Germanicus.

(27) Id. 25, 2 : ...consuluit inter primores ciuitatis Nero, bellum anceps an pax inhonesta placeret. Nec dubitatum de bello.

(28) La conquête du royaume parthe n’est cependant pas encore à l’ordre du jour et Corbulon, qui n’est pas homme à parcourir comme Paetus des pays impossibles à occuper (Ann. 15, 8, 2 : quae obtineri nequibant) ne désire pas s’y engager ; on sait qu’elle sera, à l’époque de Tacite, l’œuvre de Trajan, dont la présence et la politique sont ici plus sensibles encore sous le texte que partout ailleurs. Pour l’heure, il faut se contenter de raffermir le contrôle sur l’Arménie et d’accepter les limites de l’Euphrate que la défaite de Paetus a confirmées (Id. 14, 3). Corbulon préfère d’ailleurs avoir la guerre que la faire (Id. 3, 1 : quippe bellum habere quam gerere malebat. Voir aussi 15,27, 1-2), il ne la fait que pour gagner la paix et n’a probablement jamais voulu conquérir vraiment ni l’Arménie, ni, à plus forte raison, le royaume des Parthes, ce qui était peut-être le dessein de Néron. Voir E. Cizek, Néron [n. 24], pp. 321 et 326-328 et, a contrario, G. Charles-Picard, Auguste et Néron. Le secret de l’empire, Paris, 1962, p. 243, mais les choses sont certainement plus complexes qu’il est dit dans ce dernier ouvrage.

(29) Tac., Ann. 15, 29, 2 : medio tribunal sedem curulem et sedes effigiem Neronis sustinebat.

(30) Ce fut, selon Cizek (Néron [n. 24], p. 328), après 61, une des rares occasions où il [Néron] se rangea aux vues des traditionalistes.

(31) Tac., Ann. 15,31 : Scilicet, externae superbiae sueto, non inerat notitia nostri, apud quos uis imperii ualet, inania tramittuntur.

(32) Cf. A. Malissard, L’espace sur la colonne Trajane, dans "Littérature gréco- romaine et géographie historique. Mélanges offerts à Roger Dion", Paris, 1974 (Caesarodunum, IX bis), pp. 333-346.

(33) Pour A. Rouveret (Tacite et les monuments, dans A.N.R.W. II, 33, 4, p. 3078, n. 108), cette salutation est, de la part de Tacite, une marque d’ironie. C’est négliger le fait que, si la victoire de Corbulon augmente effectivement les pouvoirs de Néron, Néron lui- même augmentera plus tard les pouvoirs de Corbulon. L’épisode du laurier ajouté sur les faisceaux (Ann. 13,9,3), qui fait penser à la fable de l’huître et des plaideurs, est en revanche marqué d’un humour qu’on retrouve aussi dans la réponse de Néron à Paetus (Id. 15, 25,4). Dans tout le récit des événements d’Arménie, Néron est en fait manifestement et volontairement présenté sous un jour favorable, qui tranche à dessein avec tout le reste. Sur l’"humour" de Néron, P. Robin, L’ironie chez Tacite, Lille, 1973, pp. 250 sqq.

(34) Tac., Ann. 12, 12, 1-2. Il a, comme le fera après lui Corbulon, veillé à"rétablir l’antique discipline".

(35) Id. 15,37, 1 : totaque Vrbe quasi domo uti.

(36) A. Rouveret, Tacite et les monuments [n. 33], p. 3068.

(37) Les descriptions successives du banquet (Ann. 15, 37) et de l’incendie (Id. 38-43) semblent ainsi illustrer les deux sens, abstrait et concret, que les orateurs donnent fréquemment au mot incendium (par exemple, Cicéron, Cat. 1,3 et 29).

(38) Tac., Ann. 15,41. Voir E. Koestermann, Annalen, Heidelberg, 1965-1968, 4, pp. 243-245.

(39) Tac., Ann. 13,42, 1 : usus est patriae ruinis.

(40) Id. 15,45, 1 : egestoque auro, quod triumphis, quod uotis omnis populi romani aetas, prospere aut in metu, sacrauerat.

(41) Ibid. : Interea conferendis pecuniis peruastata Italia, prouinciae euersae sociique populi et quae ciuitatium liberae uocantur.

(42) Id. 15,45,2 : "Mais en Asie et en Achaïe, outre les offrandes, on ravissait aussi les statues des dieux..." (Enimuero per Asiam atque Achaiam non dona tantum, sed simu lacra numinum abripiebantur...).

(43) Id. 15,37,2-3 : "On construisit donc sur l’étang d’Agrippa un radeau, où l’on disposa le festin, pour le faire remorquer par d’autres navires. Ces vaisseaux étaient rehaussés d’or et d’ivoire... Sur les quais de l’étang se dressaient des lupanars... tout le bois voisin et les maisons d’alentour retentirent de chants, étincelèrent de lumières" (Igitur in stagno Agrippae fabricatus est ratem, cui superpositum conuiuium nauium alia rum tractu moueretur. Naues auro et ebore distinctae... Crepidinibus stagni lupanaria adstabant... quantum juxta nemoris et circumiecta tecta consonare cantu et luminibus clarescere).

(44) Ibid. : Volucres et feras diuersis e terris et animalia maris Oceano abusque petiuerat.

(45) En 67, soit quatre ans après la conclusion de l’accord avec Tiridate, il sera convoqué par Néron à Corinthe pendant le voyage en Grèce et devra se suicider (Dion Cassius 63, 17).

(46) Tac., Hist. 3,72,1. Néron apparaît bien ainsi comme un fléau pire que le barbare gaulois (A. Rouveret, Tacite et les monuments [n. 33], p. 3067).

(47) Tac., Hist. 4, 54, 2 : "Mais rien autant que l’incendie du Capitole ne les [les Gaulois] avait incités à croire que l’empire était proche de sa fin... Aujourd’hui cet incendie fatal était un signe de la colère céleste ; il présageait que la souveraineté du monde allait passer aux nations transalpines. Telles étaient les prophéties que dans leur vaine superstition débitaient les druides" (Sed nihil aeque quam incendium Capitoli, ut finem imperio adesse crederent, impulerat... Fatali nunc igne signum caelestis irae datum et possessionem rerum humanarum Transalpinis gentibus portendi superstitione uana Druidae canebant).

(48) Sur ces zones concentriques présentes en chaque individu, P. Zumthor, La mesure du monde, Paris, 1993, pp. 52-53.

(49) Rome, l’Italie et les provinces constituent cependant un univers à elles seules et cet orbis romanus, plus étroit que l’oikoumène, s’oppose à celui des barbares. Germ. 2, 1 : ab orbe nostro ; Ann. 2, 2, 2 : ex orbe nostro. Sur ces deux orbes, M. A. Giua, Paesaggio, natura, ambiente come elementi strutturali nella storiografia di Tacito, dans A.N.R.W. II, 33, 4, p. 2891.

(50) Sur la vertu des Germains, A. Michel, Tacite et le destin [n. 4], pp. 111-113.

(51) Tac., Ann. 14,39,2 : flagrante etiam tum libertate.

 


Article publié dans Neronia VI, Rome à l'époque néronienne,
collection Latomus, volume 268, 2002, éditions Latomus, Bruxelles

 


<– Retour à la bibliographie d'A. Malissard