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OCEANUS : IMAGINAIRE ET QUESTIONNEMENT SCIENTIFIQUE

[Annales de l'APLAES - 2014]

 

Les Romains avaient sans-doute franchi très tôt les colonnes d'Hercule et le récit de Pythéas ou le périple d'Hannon, même s'ils sont certainement antidatés, montrent que les Phéniciens, les Grecs et les Carthaginois avaient déjà découvert et, si l'on peut dire, fréquenté, les côtes de l'océan Atlantique. L'existence de cette mer, apparemment sans limites et pleine de mystères, excitait l'imagination et suscitait d'innombrables interrogations auxquelles les Grecs d'abord, les Romains ensuite ont tenté de répondre en mêlant toujours l'imaginaire et le raisonnement scientifique.

Les questions que se sont posées les Anciens ont d'abord concerné l'étonnant mouvement de flux et de reflux qu'on découvrait dès qu'on abordait l'océan ; le questionnement s'est ensuite porté vers l'océan lui-même, sa nature, ses habitants et l'existence possible d'un au-delà des eaux et de la mer.

La question des marées

Les marées, d'abord celles de l'Atlantique, furent en effet pour la science romaine une étonnante découverte. Très tôt signalées par Hérodote en Méditerranée (1), puis rapportées pour l'Atlantique par Pythéas qui fut souvent traité de menteur (2), elles avaient été décrites, à la fin du Ier siècle av. J.-C., par le grand savant Posidonios d'Apamée (3). César, qui en connaissait l'existence et les avait même observées chez les Vénètes en 56, n'en avait cependant pas, en 55, instruit ses soldats, qui laissèrent à marée basse leurs bateaux sur la côte bretonne et furent consternés de les voir à marée haute disparaître ou se remplir d'eau (4). Pareille étrange mésaventure était, à une époque antérieure, arrivée à Alexandre à l'embouchure de l'Indus ; le fait de retrouver les navires tantôt à sec et sur le flanc, tantôt flottant sans contrôle à la dérive, avait alors été perçu comme une dangereuse particularité de l'extrémité du monde à laquelle l'expédition (5) se croyait parvenue.

Localisation des marées

Les marées en effet ne furent pas immédiatement considérées comme universelles : on estima longtemps qu'elles n'affectaient que certains rivages, et c'est peut-être la raison pour laquelle César n'avait pas, en Bretagne, informé ses soldats. On avait, en fait, beaucoup de mal à se représenter que la mer se retirait partout et revenait partout dans un seul et même mouvement de flux et de reflux. Le plus simple fut donc longtemps d'estimer qu'il s'agissait seulement d'un phénomène propre à quelques endroits particuliers, comme les côtes d'Espagne ou les détroits ; c'est du moins ce que semble encore penser, dans le De Natura deorum, le stoïcien Lucilius Balbus, qui déclare : "Le lever de la lune et son coucher provoqueraient-ils le soulèvement de la mer qui s'enfle et se désenfle dans les détroits ?" (6). Discutant un peu plus tard avec son frère Quintus, Cicéron lui-même évoquera les flux et les reflux qui se produisent dans les détroits (7).

Rythme des marées

À cette époque, le rythme quotidien, voire annuel, des marées n'était pas plus clairement compris. César et son contemporain Diodore de Sicile notent, l'un et l'autre, qu'elles se produisent deux fois par jour, mais Diodore ajoute que la marée montante arrive "deux fois par jour, aux environs de la troisième et de la neuvième heures" (8).

Un siècle environ plus tard, à la fin du règne de Claude, la réflexion scientifique et les récits de voyageurs avaient cependant fait admettre l'universalité du phénomène que le géographe Pomponius Mela résume alors très clairement :

Cette mer immense et sans limites, <l'océan> dont le cours est agité par de grandes marées, tantôt inonde les grèves, tantôt les découvre en se retirant sur une grande distance ; son activité n'affecte point tour à tour telles ou telles d'entre elles, elle ne se porte pas alternativement et de tout son élan à tel moment vers celles-ci, à tel autre vers celles-là, mais, après s'être répandue également, en partant de son centre, sur tous les rivages des terres et des îles, même situés à l'opposite les uns des autres, elle s'en retire ensuite, reflue vers son centre et revient sur elle-même. (9)

Restait encore à en connaître les causes et le géographe ajoute :

Et l'on ne sait pas encore très bien si [...] c'est la lune qui est la cause d'oscillations de cette amplitude. Ce qui est certain c'est que celles-ci varient en fonction des levers et des couchers de la lune, et nous constatons que ce n'est pas toujours dans le même intervalle de temps mais selon que la lune s'élève ou décline qu'il y a recul ou avancée des eaux.

Causes des marées

Hypothèses diverses – Dès cette époque, la recherche des causes du phomène conduisit à formuler des hypothèses parfois très curieuses que Plutarque, au Ier siècle ap. J.-C., résume dans Les Opinions des philosophes (10) en citant Aristote, Héraclide, Pythéas, Platon, Timée et Séleucos. Considérant les marées comme purement locales, on pensa d'abord qu'elles n'étaient dues qu'à l'écoulement plus ou moins abondant des fleuves et qu'elles dépendaient seulement de l'intensité de leur débit (Timée). Ayant ensuite compris qu'elles se répétaient chaque jour, et même quand les fleuves étaient à sec, on en conclut qu'elles provenaient en quelque sorte d'un ballottement entre deux rives, si éloignées fussent-elles, assez semblable à celui qu'on obtient, le plus souvent sans le vouloir, en transportant un seau rempli d'eau (Platon). D'autres, qui avaient vu la mer grosse les jours de tempête et s'appuyaient aussi sur des expériences empiriques à petite échelle, en déduisirent que les vents étaient à l'origine des marées (Aristote et Héraclide); d'autres enfin les rattachèrent à d'invisibles et puissants courants marins, à la présence au fond des mers de canaux et de grottes ou même à un souffle vital qui faisait en quelque sorte respirer la mer (11). Devant tant d'hypothèses invérifiées, Lucain ne cherchera pas à comprendre : "Pour moi, dit-il, que la cause qui fait naître des mouvements si fréquents reste toujours cachée, comme les dieux l'ont voulu" (12). En Méditerranée le flux et le reflux avaient été repérés par Hérodote dans le golfe maliaque (13), mais la faiblesse de leur amplitude n'avait pas permis de voir qu'ils affectaient aussi les plages de Baïes et d'Ostie ; quand on se rendit à l'évidence, on imagina que les marées très faibles de la Méditerranée dépendaient de celles de l'Atlantique et résultaient du passage des eaux d'une mer dans l'autre par les colonnes d'Hercule.

L'explication de Pline – Posidonios avait pourtant déjà bien entrevu le rapport que les marées entretenaient avec la lune, et Pline, qui l'avait peut-être lu plus attentivement que Cicéron, César ou Sénèque, fut, avec Strabon, le seul à en fournir une description relativement proche de la réalité.

Au livre II de l'Histoire naturelle, il indique en effet que la cause des marées "réside dans le soleil et la lune", que la mer monte et descend "deux fois dans chaque intervalle de vingt-quatre heures", mais jamais au même moment que le jour précédent, et que "ces mouvements sont plus sensibles le long des côtes qu'en haute mer". Il signale en outre que "sous les influences annuelles du soleil", "les deux marées les plus hautes" se produisent aux équinoxes et surtout à celui de l'automne, mais note aussi l'existence des retards de marée, qui sont dus, on le sait maintenant, à l'inertie des masses maritimes. Il explique enfin que, si les marées sont plus sensibles dans l'océan qu'en Méditerranée c'est "qu'une grande étendue librement ouverte <ressent> d'une manière plus efficace l'action de l'astre, quand il plane sur de larges surfaces, tandis qu'elle est entravée par des limites étroites"; or "les mers intérieures sont enfermées dans les terres comme dans un port"; c'est pour cette raison aussi que "ni les lacs, ni les cours d'eau ne connaissent semblables mouvements" (14).

Toutes ces remarques sont le fruit d'une observation précise et rationnelle du phénomène; elles n'en donnent évidemment pas l'explication qui ne sera fournie que par Newton au XVIIIe siècle, mais l'essentiel est dit et correspond en gros à la connaissance basique que nous avons maintenant du phénomène.

Chez Pline cependant l'imaginaire ne perd jamais ses droits et le naturaliste ajoute à sa démonstration quelques détails peu observables et bien moins vérifiés. Il semble croire, par exemple, que la lune attire les mers pour s'abreuver; se fiant sans doute aux astrologues, il affirme que "tous les huit ans, la centième révolution lunaire ramène les marées à l'origine de leurs mouvements et à la même série d'accroissements"; oubliant enfin son expérience de marin et de commandant d'une importante flotte romaine, il relève, avec une étonnante naïveté, une exception notable à la faiblesse des flux et des reflux en Méditerranée: "par mer calme et sans aucune impulsion des voiles", on a souvent pu passer, dit-il, en trois jours, d'Italie en Tunisie "par le seul effort d'une marée impétueuse"!

Confrontée à l'énigmatique, à l'inexplicable et au légendaire, la pensée romaine oubliait ainsi parfois la réflexion rationnelle. La raison, chez les savants romains, pouvait donc toujours sortir de ses limites et côtoyer sans vergogne l'absence d'esprit critique; elle produisait alors un détonant mélange de notation objective et de crédulité.

La question de l'océan

Le même compagnonnage entre l'imaginaire et le questionnement scientifique se retrouve à propos des interrogations que l'océan suscite à la fin du Ier siècle av. J.-C.

À cette époque en effet, la Méditerranée était vraiment devenue mare nostrum, une mer fermée qu'on traversait en tous sens pour aboutir, autant que possible, à des destinations précises. Des Sirènes ou des Bœufs du Soleil à Charybde et Scylla, ses légendes et son imaginaire étaient ceux d'Homère, et ce qui les nourrissait et les perpétuait restait essentiellement littéraire et culturel.

L'océan en revanche, progressivement approché (15), sinon véritablement découvert, n'était connu, au Maroc, en Gaule ou en Espagne, que par ses rivages. En face, il n'avait pas de limites et, si l'on peut dire, pas d'outre-mer. Il suscitait ainsi des questions, dont les réponses ne pouvaient, faute de preuves, que s'appuyer sur une imagination qu'on essayait de rendre rationnelle.

Une fois résolu, d'une manière ou d'une autre et tant bien que mal, le problème des marées, trois interrogations revenaient sans cesse. Elles portaient sur la forme de l'océan, sur ses habitants et sur l'existence d'un autre côté, d'un autre rivage.

La forme de l'océan

Dans une tradition grecque, pendant longtemps admise à Rome, la terre fut d'abord considérée comme un disque plat et l'océan comme un fleuve qui en faisait le tour. Quand les navigateurs prirent conscience de sa largeur et de son étendue probable, le fleuve devint une mer, assez peu définie cependant, qui limitait aussi le monde et en traçait la circonférence. À la charnière du Ier siècle av. J.-C. et du Ier siècle ap. J.-C., cette conception s'exprime encore chez des poètes comme Catulle (16) ou Ovide qui évoque tantôt "les flots, qui entourent la terre d'une ceinture", tantôt "l'océan qui entoure de ses eaux limpides la terre sur toute son étendue" (17).

Vterque oceanus – S'étendant ainsi sur tous les rivages de la terre qu'il entourait complètement, l'océan se trouvait comme à l'extrémité de chacun des points cardinaux. Il était oriental pour les poètes qui voyaient métaphoriquement s'y lever le soleil (18), septentrional quand il baignait la Bretagne et le plus souvent occidental ou Atlantique ; une fois franchies les colonnes d'Hercule, c'était en effet l'océan sur lequel le soleil se couchait que les Romains fréquentaient le plus et le mot oceanus est régulièrement associé à tout ce qui regarde l'occident. Toutefois, le sentiment que cette mer immense marquait également la limite du monde à l'est explique l'emploi fréquent de l'expression uterque oceanus, l'un et l'autre océan, pour désigner ce qui était compris entre les deux extrémités de la terre, autrement dit l'ensemble du monde. Dans l'Énéide, par exemple, quand il annonce à Latinus l'étendue des conquêtes que ses descendants réaliseront, le devin Faunus lui dit qu'un jour ils soumettront à leur pouvoir "tout ce que le soleil regarde dans sa course de l'un à l'autre océan" (19). Le soleil en fait se couche et se lève dans le même océan.

Un fleuve ou une mer ? – Tout changea cependant, sinon chez les poètes, au moins chez les philosophes et les savants, quand fut acceptée l'idée que la terre était comme une sphère. Si Lucrèce ne pouvait absolument pas l'admettre, Cicéron, Hygin, Ovide et Manilius y souscrivent d'une manière plus ou moins explicite (20) et Pline s'en fait un défenseur éloquent et convaincu (21). La terre n'étant plus plate et n'ayant plus en quelque sorte de véritables extrémités, l'existence d'un océan qui en aurait fait le tour devenait absolument improbable et se réduisait à une belle image littéraire qui fut abondamment utilisée (22). L'océan redevint un fleuve ou resta une mer qui divisait le globe en deux parties que son immensité séparait totalement (23) et sur laquelle les terres connues n'étaient plus qu'une île (24). En le considérant de nouveau comme un fleuve, on put imaginer, les Stoïciens surtout, qu'il s'en détachait deux bras, qui se coupaient à angle droit et séparaient les uns des autres quatre continents, deux en-dessous de la zone équatoriale et deux au-dessus. L'un de ceux-ci était l'orbis terrarum des Latins, désormais situé dans la partie est de l'hémisphère nord. Cette nouvelle situation du monde permit d'abord à la réflexion philosophique de ramener les hommes, leurs ambitions, leur pouvoir et leurs désirs à leur dimension réelle, et Cicéron, par le truchement de Scipion, développa l'idée que, vu à l'échelle de l'univers, l'océan qui paraît si vaste est en réalité bien petit: "La région que vous habitez [...] est une sorte de petite île, baignée tout alentour par la mer que vous appelez, sur la terre, la mer Atlantique, la grande mer, l'océan. Tu vois, cependant, combien cet océan, malgré un nom si considérable, est petit" (25).

Déjà très intellectuelles, changeantes et très abstraites, ces diverses conceptions de la forme de l'océan manquèrent toujours de précision géographique. À l'orient, par exemple, on employait les termes mare rubrum ou oceanus ruber pour désigner la mer Rouge, le golfe Persique et même l'océan Indien que ne parcouraient, depuis qu'Alexandre en avait touché les bords, que des trafiquants de soie et d'objets exotiques, et que très peu pouvaient exactement décrire. L'ensemble de ces mers était en outre fréquemment pris pour une extension de l'océan Oriental, de même que la mer Caspienne était considérée comme une avancée de l'océan Septentrional.

Au Ier siècle ap. J.-C., toutes ces théories, généralement anciennes et d'origine grecque (26), se juxtaposaient et se superposaient sans qu'aucune puisse véritablement s'imposer par une preuve éclatante; il n'y avait que des démonstrations: "Là où il n'est pas donné aux sens de nous faire admettre [un fait], dit Strabon, le raisonnement le démontre" (27). Tout était le produit d'une imagination qui s'efforçait de répondre à une véritable curiosité scientifique et se souciait de comprendre le monde entier en tirant parti de la réflexion plus que de l'observation.

Les habitants de l'océan

Pour le commun des mortels, et quelle que fût sa forme, l'océan ne pouvait être, comme le dit Horace, que "peuplé de monstres" (28). Au gré des marées déjà, la mer se rapprochait et s'éloignait du rivage et semblait vivre au rythme régulier d'un animal monstrueux qui aurait inspiré puis expiré quelque part.

D'une manière moins exceptionnelle, si les navigateurs romains racontaient, par exemple, leur rencontre avec des baleines qu'ils trouvaient moins aimables que les dauphins, des souvenirs mythologiques plus ou moins précis surgissaient toujours dans leurs récits et dans l'esprit médusé des auditeurs, et c'est dans l'océan plutôt qu'en Méditerranée que Pline situe la plupart des créatures étranges ou effroyables qui peuplent la mer: le souffleur, qui "plus haut que les voiles des navires, éjecte une eau diluvienne" dans l'océan des Gaules ; les tritons joueurs de conque au large de Lisbonne ; sur le même rivage, la Néréide au corps semi-humain couvert d'écailles qui meurt en gémissant; au large de la Saintonge, et laissés à sec par le reflux, des béliers, des éléphants, des Néréides encore en quantités considérables; à Cadix, une sorte de cachalot muni d'une mâchoire à cent vingt dents "les plus grandes longues de 25 centimètres, les plus petites d'un demi-pied", et c'est encore dans l'océan que se livre le combat des baleines et des orques: "Le spectacle de ces combats est comparable à celui d'une mer irritée contre elle-même; pas de vent dans le golfe, et cependant des vagues que les halètements et les coups soulèvent, aussi hautes que nul cyclone n'en roule" (29).

Un au-delà de l'océan ?

Sur les côtes d'Espagne ou de Gaule, le soldat ou le voyageur romain qui songeait vaguement à ces monstres en regardant l'océan voyait devant lui une mer, dont il savait seulement qu'il n'était pas possible de la traverser. Tous ceux qui s'y étaient un jour risqué avaient fait demi-tour à cause du "dénûment" et de "la solitude, la mer n'en continuant pas moins à leur offrir le passage" (30). Face à cette immense étendue d'eau, sans fin ni limite (31), il éprouvait un sentiment d'infini qu'il ne ressentait jamais en Méditerranée. Bien loin pourtant, à l'endroit où l'océan touchait le ciel, se trouvait comme une étrange limite, et c'est là qu'en bouillonnant parfois (32) le soleil chaque soir s'engloutissait pour réapparaître et revenir à l'opposé, surgi peut-être des mêmes eaux.

Les expéditions vers la Bretagne avaient en outre révélé l'existence d'un monde gris et brumeux qui semblait se dissimuler lui-même et dissimuler quelque chose. Si Thulé, l'île de Pythéas, l'ultima Thule de Virgile (33), celle qu'on pourrait atteindre à partir des points les plus septentrionaux du monde, restait à l'état de rêve, d'image ou de métaphore, les troupes romaines avaient, un peu terrorisées, touché, sous Claude et Domitien, l'extrémité de la Bretagne (34); c'était à leurs yeux le promontoire le plus avancé d'où l'on pût regarder vers cet ouest océanique au ciel bas, hanté peut-être, où l'extrême avancée de Rome et l'audace de ses chefs validaient les plus anciennes croyances grecques. Plus au nord se trouvait encore "une autre mer, dormante et presque immobile dont on croit, dit Tacite, qu'elle entoure et enferme le monde parce que les dernières clartés du soleil couchant durent jusqu'à son lever, si vives qu'elles voilent les étoiles" (35).

Mais pouvait-on imaginer qu'il y ait quelque chose au-delà ?

Un monde des morts ? – Au point où chaque jour ainsi le soleil se couchait dans des fulgurances, des lueurs et des halos étranges ne pouvaient se trouver que des êtres fabuleux dont les noms, soufflés par la mythologie, revenaient spontanément à l'esprit: les Cimmériens peut-être ou les Hyperboréens. Là-bas, quand on s'était déjà tant avancé sur l'océan, se trouvait certainement toute proche une porte qui ouvrait sur un autre monde. C'est en effet ce que disait la tradition grecque (36) et que reprenaient justement les penseurs et les poètes latins: "Là-bas, dit-on, règne le silence éternel d'une profonde nuit, et les voiles de la nuit épaississent les ténèbres" (37), dit Virgile et plus tard Silius Italicus: "Au-delà de l'Océan, tout près de la source sacrée, elle <la foule des justes> boit les eaux du Léthé qui procurent à l'âme l'oubli" (38). À la jonction, toujours un peu lumineuse, du ciel et des eaux se trouvait certainement la limite entre le monde des morts et celui des vivants (39); entre les deux, le défendant et le protégeant comme Cerbère, l'océan, avec ses monstres, ses marées parfois gigantesques et la violence de ses tempêtes.

Parfois pourtant, quand le soleil brisait la brume et que l'horizon, pour un temps bref, s'éclaircissait, c'était à l'inverse un extraordinaire et magique enchantement. Le Romain retrouvait tout à coup le bleu de sa Méditerranée, mais à tel point enrichi de noir, de gris léger, de rose et de toutes les nuances par longues traînées du vert, que sa mer immobile et couleur d'azur lui paraissait à cet instant sans surprise et monotone. Une preuve de plus qu'il se trouvait au seuil d'un monde qui n'était plus celui des hommes.

Dès lors, on pouvait aussi se demander s'il n'y avait pas, au-delà, d'autres terres, d'autres pays, voire d'autres hommes.

Un monde des vivants ? – Si l'on acceptait comme principe de départ que, la terre étant une sphère, on pouvait avoir en dessous la même chose qu'au-dessus, la question de la vie dans ces régions semblables se trouvait alors posée: "Une partie <de la surface de la terre> s'étend du côté de l'arctique, au sud une autre, également habitable, s'étend sous nos pieds" (40), écrit Manilius, au Ier siècle ap. J.-C., et Hygin confirme: "Quand le soleil atteint le cercle appelé hivernal et produit un excès de froid pour nous qui en sommes proches, quel froid devons-nous supposer aux régions qui sont encore plus éloignées de nous? Puisque cela arrive dans notre partie de la sphère, la même situation s'établit dans l'autre partie, avons-nous pensé, en raison de la similitude de ses effets" (41). Il prend cependant soin de préciser: "Que ce soit une certitude, à vrai dire, personne ne l'affirme". Pour que la conjecture devienne une certitude, il faudrait encore attendre, mais tous ceux qui se posaient alors la question étaient convaincus que, s'il existait, de l'autre côté, des zones habitables, elles ne pouvaient être occupées que par des hommes semblables à eux.

À la fin du Ier siècle avant av. J.-C. déjà, Cicéron, s'adressant à l'épicurien Lucullus, résumait ainsi sa thèse: "Vous, cependant, vous affirmez que dans une région opposée à celle que nous habitons, de l'autre côté de la terre, il y a des êtres qui se dressent dans une direction exactement contraire à celle que nous prenons en marchant et vous les appelez antipodes" (42). Même s'il considère étrangement qu'"une partie de l'humanité se trouve à l'oblique [...], une autre, à la transversale, une autre enfin, aux antipodes" (43), la supposition de Cicéron, comme celle des autres penseurs, est totalement différente de celle qui nous faisait imaginer, sans plus de preuves, les Martiens comme de petits êtres, assez difformes et verts, descendant un jour d'une soucoupe volante. À travers ces réflexions s'exprime au contraire l'idée d'une humanité universelle et toujours identique: pas de monstres, pas de mythes et pas de récits fabuleux.

Quand elle cherche aux antipodes un au-delà de l'océan, la pensée spéculative romaine s'affranchit ainsi totalement des dieux et de la mythologie. Respectueuse de l'homme, désireuse de comprendre et de connaître, elle se construit elle-même, avance des hypothèses et en tire, sans se laisser détourner, des conclusions logiques. Dans ce cas, l'imaginaire et le merveilleux cèdent la place à une imagination sans arrière-pensée, qui devient vraiment une aide à la connaissance; c'est la démarche même de la recherche scientifique qui part toujours de l'imagination d'une donnée théorique et en tire des conclusions rationnelles qui seront un jour vérifiées par l'expérience. Même si, à d'autres occasions, elle n'a pas su s'affranchir des mythes et de la fable, c'est cette démarche qu'a plusieurs fois suivie la pensée romaine à propos des marées comme à propos de l'océan.

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Bibliographie :

Bajard, Anne (1998), « L'imaginaire romain de l'océan de César aux Flaviens », Revue des Études Latines 76.
Paulian, Agnès (1978), « Paysages océaniques dans la littérature latine », Caesarodunum 18.
Pedech, Paul (1978), « Le paysage marin dans la géographie grecque », Caesarodunum 13.

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(1) Hérodote, L'Enquête, 2, 11.
(2) Strabon, Géographie, 3, 2, 11.
(3) Id., 1, 1, 9.
(4) César, Guerre des Gaules, 3, 12 et 4, 29.
(5) Quinte-Curse, Histoire d'Alexandre le Grand, 9, 9, 8-27.
(6) Cicéron, De la Nature des dieux, 2, 17 et 3, 9, 24 (trad. Ch. Appuhn, Paris: Garnier, 1935).
(7) Cicéron, De la Divination, 2, 14, 34.
(8) César, Guerre des Gaules, 3, 12; Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, 3, 15, 4.
(9) Pomponius Mela, Chorographie, 3, 1, 1-2; Strabon, Géographie, 3, 2, 11.
(10) Plutarque, Les Opinions des philosophes, 17, Comment se produisent le flux et le reflux.
(11) Pomponius Mela, Chorographie, 3, 1, 2.
(12) Lucain, La Pharsale, 1, 417-419.
(13) Hérodote, L'Enquête, 7, 198.
(14) Pline, 2, 212-218.
(15) Pedech, 1978, p. 30-39.
(16) Catulle, 64, 30.
(17) Ovide, Métamorphoses, 2, 5-7; Fastes, 5, 81-82. Panégyrique de Messala, 18-20.
(18) Catulle, 61, 86-90; Virgile, Énéide, 4, 129; Ovide, Fastes, 3, 415-416.
(19) Virgile, Énéide, 7, 100-101.
(20) Lucrèce, De la Nature des choses, 1, 1058-1082. Cicéron, Tusculanes, 1, 28, 68; Ovide, Fastes, 6, 269-280.
(21) Pline, 2, 160-166.
(22) Par exemple, Horace, Épodes, 16, 41: "Oui, nous, l'Océan qui erre autour du monde nous attend."
(23) Pline, 2, 170 et 171.
(24) Strabon, Géographie, 1, 1, 8; Cicéron, La République, 6, 15; Macrobe, Commentaire du songe de Scipion, 2, 9, 4.
(25) Cicéron, ibid. ; Pline, 2, 174-175.
(26) Hérodote (L'Enquête, 2, 21-23 et 4, 8, 36) fut le premier à dire que l'océan n'était pas un fleuve, mais une mer et Aristote (Du ciel, 2, 13-14) le premier à signaler la sphéricité de la terre.
(27) Strabon, Géographie, 1, 1, 8.
(28) Horace, Odes, 4, 14, 47-48.
(29) Pline, 9, 9-11 et 13.
(30) Strabon, Géographie, 1, 1, 8.
(31) César, Guerre des Gaules, 3, 9, 7 et 12; Pausanias, Description de la Grèce, 1, 3; Pomponius Mela, Chorographie, 3, 1, 1; Lucain, La Pharsale, 1, 140; Pline, 2, 68; Tacite, La Germanie, 2.
(32) Strabon, Géographie, 3, 1, 5 réfutant Posidonios; Stace, Silves, 2, 7, 24-27; Lucain, La Pharsale, 9, 625; Paulian (1978, p. 24 sqq.)
(33) Pline, 2, 187; Virgile, Géorgiques, 1, 30.
(34) Tacite, Vie d'Agricola, 10.
(35) Tacite, La Germanie, 45, 1.
(36) Homère, Odyssée, 4, 561-568; Hésiode, Les Travaux et les Jours, 167-173.
(37) Virgile, Géorgiques, 1, 247-248.
(38) Silius Italicus, La Guerre punique, 13, 554-555.
(39) Bajard, 1998, p. 183-185.
(40) Manilius, Astronomiques, 1, 236-238 (trad. de l'auteur).
(41) Hygin, L'Astronomie, 1, 8, 3.
(42) Cicéron, Lucullus, Premières Académiques, 2, 39; Pline, 2, 161.
(43) Cicéron, La République, 6, 19, 20.


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