<– Retour à la bibliographie d'A. Malissard

 

LE PÈLERIN D'ÉPIDAURE

Qu'il fût béotien, spartiate ou délien, le Grec atteint d'une malade cruelle et réputée définitive – cécité, surdité, paralysie, stérilité – savait qu'un dieu magique et puissant, Asklépios, fils d'Apollon, le sauverait sans doute, s'il allait seulement le voir dans son sanctuaire d'Épidaure.

Les prêtres d'Asklépios avaient organisé autour de leur maître tout un réseau savant de publicité. Ils avaient, d'abord, nommé dans chaque bourgade un théorodoque, délégué permanent du Dieu, véritable consul, chargé d'organiser les pèlerinages et d'assurer partout la célébrité du hiéron. Ces prêtres entretenaient, d'autre part, d'excellentes relations avec Delphes, Éleusis et Corinthe.

A Delphes, la Pythie confiait à des milliers de pèlerins la parole sacrée d'Apollon, interprète des pensées de Zeus. Était-on pestiféré, goutteux, aveugle ou boiteux ? Apollon Delphien ne manquait pas de conseiller une visite à son fils. Tous les ans, le jeune Asklépios, initié aux Mystères, paraissait au milieu des grandes fêtes d'Éleusis. Enfin, les jeux de l'isthme de Corinthe se tenaient dans la semaine précédant les fêtes d'Épidaure,

Qu'il était, dans ces conditions, facile en un seul et long pèlerinage, de satisfaire à la fois le dieu devin de Delphes, le dieu marin de Corinthe et le dieu guérisseur d'Épidaure !

Au Ve siècle avant J.-C., Xanthias, fils de Clisthènes, un Grec entre mille autres, est sourd. Il ira donc voir Asklépios au moment des grandes fêtes. Le sanctuaire est d'un accès facile. Si Xanthias habite les îles, Athène ou Mégare, il viendra dans un caïque jusqu'au port d'Épidaure, s'il habite le Péloponnèse, il prendra par Argos et voyagera avec les marchands qui vont en Orient, car Épidaure, fait essentiel, est sur la route qui conduit de la plaine d' Argos aux îles et aux rivages d'Asie Mineure.

Xanthias ne peut voyager seul. Ses parents l'accompagnent. Toute la famille arrive à Épidaure pour les fêtes. Quel spectacle! À l'époque hellénistique, les visiteurs trouveront un caravansérail de 160 chambres, un beau portique, un gymnase, une palestre et des bains ; mais, au temps de Périclès, rien encore n'a été prévu pour les amis des malades.

Xanthias traverse d'abord une foire bruyante et animée, le boulanger fait son pain, le boucher son étal, la viande, comme aujourd'hui, rôtit dans la broche, en plein air. On propose des objets religieux, des cadeaux sacrés, des ex-voto; un peu plus loin, on vend les esclaves à l'ancan. Des groupes de pèlerins boivent, au terme de leur route poussiéreuse, le vin frais des amphores enfouies dans le sol.

Après les marchands (installés pour la saison, car Épidaure est loin de tout), c'est le camp de toile des visiteurs bien portants; la couverture bariolée dans l'ombre d'un arbre, le panier à provisions accroché aux branches, l'outre et l'amphore à portée de la main, on parle et on joue; on se raconte les miracles de la nuit précédente, on estime l'humeur du Dieu. C'est tout un frémissement de paroles mêlées aux odeurs de graisse et aux cris des cigales. Pendant que ses parents cherchent un coin tranquille et retrouvent quelques amis, Xanthias, traversant le camp net et luxueux des autorités, arrive aux bornes de l'Alsos, le sanctuaire proprement dit, réservé aux prêtres et aux malades. Toute cette foule ne l'étonne pas: c'est, aux circonstances près, l'atmosphère des jeux d'Olympie et celle de Delphes aussi. Les marchands ne sont jamais très loin des Dieux.

Dans le Hiéron, limité par des bornes, ombragé d'arbres verts, circulent, au milieu des malades en prières, les chiens et les serpents du Dieu – les serpents jaunes sont en rapport avec les divinités souterraines, ils peuvent servir d'intermédiaires entre le mal et le bien ; leurs langues trifurquées, disent les Grecs, sont habiles à lécher les plaies. Mais les chiens ? les Grecs n'aimaient pas cet animal. Peut-être était-il aussi un animal funèbre: les chiens sont nombreux sur les stèles du Céramique.

En principe, Xanthias restera deux jours et une nuit, il passera la première journée à supplier, la seconde à remercier: la nuit sera terrible. Allongé près des autres malades, frôlé par les chiens, caressé par les serpents, Xanthias, tremblant, attendra l'arrivée miraculeuse du dieu. Nuit terrible et lourde, pleine de soupirs et de cris, de peurs et d'espoirs, nuit pendant laquelle un dieu puissant cherche au milieu des corps allongés et souffrants le meilleur pour le guérir. Peut-être Asklépios apparaîtra-t-il à notre sourd; il lui parlera et notre malade, soudain, l'entendra! Xanthias guéri remerciera Asklépios, Apollon, Lato, Artémis, dans leurs temples respectifs. Peut-être offrira-t-il, pour relater ce miracle, une stèle, pareille à celles que Pausanias avait décrites et que l'archéologie moderne (nouveau miracle) a redécouvertes. Plus sûrement, car les stèles consignent plutôt une longue tradition de miracles, il offrira un ex-voto de terre cuite, acheté sur la foire, et représentant une oreille – du genre de ceux qu'on peut voir, avec autorisation du gardien, au musée de Corinthe.

Et puis Xanthias repartira dans son pays. Les fêtes terminées, l'affluence n'est pas moins grande à Épidaure; seul l'hiver, qui coupe les routes et démonte la mer, interrompra pour une saison l'activité du sanctuaire. Xanthias était-il riche ? Aller à Olympie pour les jeux coûtait cher, mais Épidaure, sanctuaire médical, doit être accessible à tous; et, vivant de peu, n'offrant au Dieu, dans sa pauvreté, qu'un de ces petits gâteaux que les prêtres du Ploutos d'Aristophane, viennent manger, la nuit tombée, Xanthias, même pauvre, poussé par l'espoir de guérir, pouvait bien venir, sans trop dépenser, jusqu'au lieu des miracles.

Sanctuaire magique à l'époque classique, Épidaure deviendra, quelques siècles plus tard, un centre de cure et de repos. L'époque hellénistique verra des aménagements nouveaux: les Romains apporteront dans les environs du Hiéron tout le confort d'une ville moderne (et même un casino), mais ceci est une autre histoire, et le Dieu qui sauva Xanthias ne lui a pas donné l'éternité.


Article publié dans le Bulletin des Jeunes de l'Association Guillaume-Budé, 2, 1960, p. 48-50.


<– Retour à la bibliographie d'A. Malissard