LE PÈRE DE VIRGINIE TUE SA FILLE POUR QU'ELLE NE DEVIENNE PAS ESCLAVE D'UN DECEMVIR
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Guillaume Guillon Lethière (1760-1832), La Mort de Virginie, esquisse
L'histoire de Virginie se serait déroulée à Rome vers -449, durant la sombre période des Décemvirs. Les décemvirs étaient, dans l'ancienne république romaine, dix magistrats exceptionnels chargés de réviser les lois. Durant la révision, le fonctionnement normal des institutions était suspendu et ils étaient investis des pleins pouvoirs. Ils en abusèrent. C'est ainsi que l'un d'eux, Appius Claudius, tenta de s'approprier la belle Virginie.
Cette Virginie, fille de Virginius, est une jeune fille plébéienne fiancée à un certain Icilius, ancien tribun. Appius Claudius la désire et veut s'emparer de sa personne. Pour cela il sollicite un complice, son client Marcus Claudius : celui-ci réclame Virginie comme sa propriété, prétendant qu'elle est la fille d'une de ses esclaves. La foule s'émeut, on va au procès. Virginius, qui est alors centurion à l'armée, n'est pas présent au forum pour empêcher qu'Appius Claudius ne rende sa décision de justice : en l'absence de Virginius, il remet Virginie à son Marcus Claudius. Cependant Icilius, le fiancé, survient, conteste la décision et obtient que la décision soit suspendue jusqu'au lendemain. Virginius est averti et, malgré les manigances d'Appius, il rentre à Rome et se présente le lendemain au forum avec sa fille. Le décemvir renouvelle alors sa sentence au milieu d'une foule hostile: pour Virginie, ce sera l'esclavage. Un renfort armé encercle le forum pour exécuter la sentence. La foule s'écarte, la cause semble définitivement perdue. Viriginius demande alors à s'entretenir seul avec la nourrice et sa fille, pour tirer au clair ce qu'il en est de sa naissance. Appius acquiesce. Virginius tire Virginie à l'écart, saisit un couteau à l'étal d'un boucher, le lui plonge dans le cœur. Puis il maudit Appius.
Le peuple révolté et les soldats prendront d'assaut l'Aventin, feront sécession sur le mont Sacré. La révolte entraînera la suppression des Décemvirs et le retour des tribuns du peuple au pouvoir.
La mort de Virginie est un sujet classique de la peinture d'histoire: on peut citer des oeuvres de Botticelli, Filippo Lippi, Giacinto Gimignani (1644), Gabriel François Doyen (1758), Francesco de Mura (1760).
Guillaume Guillon Lethière , "La Mort de Virginie" (1828), musée du Louvre
Verginius vient de poignarder sa fille dans les bras de sa nourrice. Il maudit Appius juché sur l'estrade,
derrière lequel se tient Marcus Claudius. La révolte gronde chez les spectateurs.
TITE-LIVE, livre III, § 44-48
XLVII At in urbe prima luce cum ciuitas in foro exspectatione erecta staret, Verginius sordidatus filiam secum obsoleta ueste comitantibus aliquot matronis cum ingenti aduocatione in forum deducit. Circumire ibi et prensare homines coepit et non orare solum precariam opem, sed pro debita petere : se pro liberis eorum ac coniugibus cottidie in acie stare, nec alium uirum esse cuius strenue ac ferociter facta in bello plura memorari possent : quid prodesse si, incolumi urbe, quae capta ultima timeantur liberis suis sint patienda ? Haec prope contionabundus circumibat homines. Similia his ab Icilio iactabantur. Comitatus muliebris plus tacito fletu quam ulla uox mouebat. |
À Rome, cependant, au point du jour, l'attente tenait, dans le forum, toute la ville en suspens, lorsque Verginius, dans l'appareil du deuil, conduisant sa fille, les habits en lambeaux, accompagné de quelques femmes âgées et d'une foule de défenseurs, s'avance sur la place publique. Il en fait le tour, et sollicite l'appui de ses concitoyens. Il ne s'en tient pas à implorer leur secours, il le réclame comme prix de ses services. « C'est pour leurs enfants, pour leurs femmes, que, chaque jour, il se montre sur le champ de bataille, et il n'est point de soldat dont on cite plus de traits d'audace et d'intrépidité. Mais quel avantage en résulte-t-il, si, tandis que la ville jouit de la plus parfaite sécurité, leurs enfants ont à souffrir les horreurs que pourrait amener une prise d'assaut ? » C'est ainsi qu'il haranguait les citoyens, en passant au milieu d'eux. De semblables plaintes s'échappaient de la bouche d'lcilius. Mais ce cortège de femmes en silence et en pleurs touchait plus encore que leurs paroles. |
Aduersus quae omnia obstinato animo Ap-pius -- tanta uis amentiae uerius quam amoris mentem turbauerat -- in tribunal escendit, et ultro querente pauca petitore quod ius sibi pridie per ambitionem dictum non esset, priusquam aut ille postulatum perageret aut Verginio respondendi daretur locus, Appius interfatur. Quem decreto sermonem praetenderit, forsan aliquem uerum auctores antiqui tradiderint : quia nusquam ullum in tanta foeditate decreti ueri similem inuenio, id quod constat nudum uidetur proponendum, decresse uindicias secundum seruitutem. | Le caractère obstiné d'Appius se raidit contre ces dispositions, tant le délire, bien plus que l'amour, avait troublé son esprit; il monte sur son tribunal. Après quelques plaintes qu'articula le demandeur « Sur ce que, pour capter la faveur du peuple, on lui avait, la veille, refusé justice, » sans lui laisser terminer sa requête, et sans donner à Verginius le temps de répondre, Appius prend la parole. Le discours par lequel il motiva son arrêt peut se trouver fidèlement rapporté par quelques-uns de nos anciens auteurs; mais aucun ne paraît vraisemblable à côté d'un jugement si inique. Je me bornerai à rapporter simplement le fait, et à dire qu'Appius adjugea la jeune fille en qualité d'esclave. |
Primo stupor omnes admiratione rei tam atrocis defixit; silentium inde aliquamdiu tenuit. Dein cum M- Claudius, circumstantibus matronis, iret ad prehendendam uirginem, lamentabilisque eum mulierum comploratio excepisset, Verginius intentans in Ap-pium manus, "Icilio" inquit, "Ap-pi, non tibi filiam despondi et ad nuptias, non ad stuprum educaui. Placet pecudum ferarumque ritu promisce in concubitus ruere ? Passurine haec isti sint nescio : non spero esse passuros illos qui arma habent." Cum repelleretur adsertor uirginis a globo mulierum circumstantiumque aduocatorum, silentium factum per praeconem. | La stupeur fut le premier effet d'une décision si surprenante et si atroce; elle fut suivie de quelques instants de silence. Mais lorsque Claudius s'avança au milieu des femmes pour s'emparer de Virginie, il fut reçu avec des pleurs et des cris lamentables. Verginius, levant contre Appius son bras menaçant : « C'est à Icilius, dit-il, que j'ai fiancé ma fille, et non à Appius; c'est pour l'hymen, et non pour la honte, que je l'ai élevée. Tu veux donc, comme les brutes et les animaux sauvages, te jeter indistinctement sur le premier objet de ta passion ? Le souffriront-ils, ces citoyens ? Je ne sais; j'espère du moins que ceux qui ont des armes ne le souffriront pas. » Le groupe des femmes et celui des défenseurs repoussaient Claudius loin de la jeune fille; mais le silence se rétablit à la voix du héraut. |
Decemuir alienatus ad libidinem animo negat ex hesterno tantum conuicio Icili uiolentiaque Vergini, cuius testem populum Romanum habeat, sed certis quoque indiciis compertum se habere nocte tota coetus in urbe factos esse ad mouendam seditionem. Itaque se haud inscium eius dimicationis cum armatis descendisse, non ut quemquam quietum uiolaret, sed ut turbantes ciuitatis otium pro maiestate imperii coerceret. "Proinde quiesse erit melius. I," inquit, "lictor, submoue turbam et da uiam domino ad prehendendum mancipium." Cum haec intonuisset plenus irae, multitudo ipsa se sua sponte dimouit desertaque praeda iniuriae puella stabat. | Le décemvir, dans la démence de la passion, s'écrie : « Que ce n'est point seulement par les injures d'lcilius la veille, ni par la violence de Virginius, dont le peuple romain vient d'être témoin, mais encore par des avis certains qu'il est convaincu de l'existence de conciliabules secrets, tenus toute la nuit dans la ville, pour exciter une sédition. Préparé à une lutte à laquelle il s'attendait, il est descendu au forum avec des hommes armés, non pour tourmenter de paisibles citoyens, mais pour réprimer, d'une manière digne de la majesté de son pouvoir, ceux qui troubleraient la tranquillité de Rome. Demeurer en repos est donc la plus sage parti. Va, dit-il, licteur, écarte cette foule; ouvre au maître un chemin pour saisir son esclave. » Au ton courroucé dont il prononce ces paroles, la multitude s'écarte d'elle-même, et la jeune fille délaissée demeure en proie à ses ravisseurs. |
Tum Verginius ubi nihil usquam auxilii uidit, "quaeso" inquit, "Ap-pi, primum ignosce patrio dolori, si quo inclementius in te sum inuectus; deinde sinas hic coram uirgine nutricem percontari quid hoc rei sit, ut si falso pater dictus sum aequiore hinc animo discedam." Data uenia seducit filiam ac nutricem prope Cloacinae ad tabernas, quibus nunc Nouis est nomen, atque ibi ab lanio cultro arrepto, "hoc te uno quo possum" ait, "modo, filia, in libertatem uindico." Pectus deinde puellae transfigit, respectansque ad tribunal "te" inquit, "Appi, tuumque caput sanguine hoc consecro." | Alors Verginius, n'espérant plus de secours : « Appius, dit-il, je t'en supplie, pardonne avant tout à la douleur d'un père l'amertume de mes reproches; permets ensuite qu'ici, devant la jeune fille, je demande à sa nourrice toute la vérité. » Cette faveur obtenue, il tire à l'écart sa fille et la nourrice près du temple de Cloacine, vers l'endroit qu'on nomme aujourd'hui les Boutiques Neuves, et là, saisissant le couteau d'un boucher : « Mon enfant, s'écrie-t-il, c'est le seul moyen qui me reste de te conserver libre. » Et il lui perce le coeur. Levant ensuite les yeux vers le tribunal : « Appius, s'écrie-t-il, par ce sang, je dévoue ta tête aux dieux infernaux. » |
Clamore ad tam atrox facinus orto excitus Ap-pius comprehendi Verginium iubet. Ille ferro quacumque ibat uiam facere, donec multitudine etiam prosequentium tuente ad portam perrexit. Icilius Numitoriusque exsangue corpus sublatum ostentant populo; scelus Ap-pi, puellae infelicem formam, necessitatem patris deplorant. Sequentes clamitant matronae, eamne liberorum procreandorum condicionem, ea pudicitiae praemia esse ? | Au cri qui s'élève à la vue de cette action horrible, le décemvir ordonne qu'on se saisisse de Verginius; mais celui-ci, avec le fer, s'ouvre partout un passage, et, protégé par la multitude qui le suit, gagne enfin la porte de la ville. Icilius et Numitorius soulèvent le corps sanglant, et, le montrant au peuple, ils déplorent le crime d'Appius, cette beauté funeste, et la cruelle nécessité où s'est trouvé réduit un père. Les femmes répètent, en les suivant avec des cris : « Est-ce pour un pareil destin que l'on met au monde des enfants ? Est-ce là le prix de la chasteté ? » |