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ORPHÉE


ORPHÉE PLEURE SUR LE CÉNOTAPHE D'EURYDICE, PRIVÉE DE LA VIE PAR SA FAUTE

La dryade Eurydice, femme d'Orphée, se promenait avec les Naïades dans une prairie en Thrace lorsqu'elle fut piquée par une vipère et mourut. Fou de douleur, Orphée eut le courage de descendre aux Enfers pour la rechercher. Les divités infernales, émues par son chant, l'autorisèrent à la ramener au jour, mais à la condition qu'elle marche derrière lui et qu'il ne cherche pas à la regarder avant d'être revenu à la lumière. Pourtant, sur le chemin qui les menaient vers le soleil, Orphée, impatient ou pris d'un doute, se retourna; alors une force irrésistible entraîna à jamais Eurydice vers les Enfers. Ne pouvant se résigner à cette perte, Orphée ne cessa de gémir. Il renonça à tout commerce avec les femmes et reporta son amour sur de jeunes garçons, au point qu'il exaspéra des femmes de Thrace qui, une nuit d'orgies en l'honneur de Bacchus, le tuèrent et dispersèrent ses restes.

MBAO-PE.488 - 195 x 130 cm


Pierre-Narcisse GUÉRIN  (1798-1800), Orphée pleurant sur le tombeau d'Eurydice, 1802

Appuyé sur un cénotaphe où l'on distingue les premières lettres du nom "Eurydice",
Orphée, portant sa lyre dans son dos, se lamente,
car il sait que c'est par sa faute qu'Eurydice n'a pu revenir à la vie.

OVIDE, Métamorphoses, X, 76-88

Esse deos Erebi crudeles questus, in altam
se recipit Rhodopen pulsumque aquilonibus Haemum.
Tertius, aequoreis inclusum Piscibus annum
Finierat Titan omnemque refugerat Orpheus
Femineam Venerem, seu quod male cesserat illi,
Sive fidem dederat; multas tamen ardor habebat
Jungere se vati; multae doluere repulsae.
Ille etiam Thracum populis fuit auctor amorem
In teneros transferre mares citraque juventam
Aetatis breve ver et primos carpere flores.
Collis erat collemque super planissima campi
area, quam viridem fabiebant graminis herbae.
Umbra loco deerat; qua postquam parte resedit
dis genitus vates et fila sonantia movit,
umbra loco venit…

Accusant de cruauté les dieux de l'Érèbe, Orphée se retire enfin sur les hauteurs du Rhodope et sur l'Hémus battu des Aquilons. Pour la troisième fois le Titan avait mis fin à l'année, fermée par les Poissons, habitants des eaux, et Orphée avait fui tout commerce d'amour avec les femmes, soit parce qu'il en avait souffert, soit parce qu'il avait engagé sa foi. Nombreuses cependant furent celles qui brûlèrent de s'unir au poète, nombreuses celles qui eurent le chagrin de se voir repoussées. Ce fut même lui qui apprit aux peuples de la Thrace à reporter leur amour sur des enfants mâles et à cueillir les premières fleurs de ce court printemps de la vie qui précède la jeunesse.
Il y avait une colline sur laquelle s'étendait un plateau très découvert, tapissé d'un gazon verdoyant. Le site manquait d'ombre; lorsque le poète issu des dieux se fut assis en cet endroit, lorsqu'il y eut touché ses cordes sonores, il y vint des ombrages…

 

VIRGILE, Géorgiques, IV, 457 sq
Quid faceret? quo se rapta bis conjuge ferret ?
Quo fletu Manis, quae numina voce moveret?
Illa quidem Stygia nabat jam frigida cymba.
Septem illum totos perhibent ex ordine mensis
rupe sub aeria deserti ad Strymonis undam
flevisse et gelidis haec evoluisse sub antris
mulcentem tigris et agentem carmine quercus. […]
Nulla venus, non ulli animum flexere hymenaei.
Solus Hyperboreas glacies Tanaimque nivalem
arvaque Riphaeis numquam viduata pruinis
lustrabat, raptam Eurydicem atque inrita Ditis
dona querens.

Que faire ? Où pouvait-il aller, privé deux fois de son épouse? De quel pleur émouvoir les Mânes, quels dieux toucher en chantant? Sur la barque stygienne elle voguait, déjà transie. Pendant sept mois, dit-on, sept mois entiers, sous un rocher aérien, près de l'onde du Strymon désolé, il pleura, déroulant son sort sous les antres glacés, charmant les tigres, entraînant les chênes par son chant. […]
Aucun amour, aucun hymen ne put toucher son coeur. Seul il parcourait les glaces hyperboréennes, les neiges du Tanaïs, et les champs, jamais à l'abri des frimas du Riphée et pleurant son Eurydice ravie et les vains dons de Pluton.


LA MORT D'ORPHÉE


Ovide, Métamorphoses, XI, 1-43

D'après les Argomautiques orphiques, Orphée est le roi des Cicones, tribu mythique sur la côte sud de la Thrace. Les femmes de ce pays ne lui pardonnent pas d'être resté fidèle à Eurydice et de mépriser toutes les femmes. A coups de thyrses, elle vont le mettre à mort.


Carmine dum tali siluas animosque ferarum
Threicius uates et saxa sequentia ducit,
ecce nurus Ciconum tectae lymphata ferinis
pectora uelleribus tumuli de uertice cernunt
Orphea percussis sociantem carmina neruis.
E quibus una leues iactato crine per auras :
« En », ait « en, hic est nostri contemptor ! » et hastam
uatis Apollinei uocalia misit in ora,
quae foliis praesuta notam sine uulnere fecit.
Alterius telum lapis est, qui missus in ipso
aere concentu uictus uocisque lyraeque est
ac ueluti supplex pro tam furialibus ausis
ante pedes iacuit. Sed enim temeraria crescunt
bella modusque abiit insanaque regnat Erinys ;
cunctaque tela forent cantu mollita ; sed ingens
clamor et infracto Berecyntia tibia cornu
tympanaque et plausus et Bacchei ululatus
obstrepuere sono citharae ; tum denique saxa
non exauditi rubuerunt sanguine uatis.


[…] uatemque petunt et fronde uirentes
coniciunt thyrsos, non haec in munera factos.
Hae glaebas, illae direptos arbore ramos,
pars torquent silices ; neu desint tela furori


[…] ad uatis fata recurrunt
tendentemque manus et in illo tempore primum
irrita dicentem nec quicquam uoce mouentem
sacrilegae perimunt, perque os, pro Iuppiter ! illud
auditum saxis intellectumque ferarum
sensibus in uentos anima exhalata recessit.

Tandis que par ces accents le chantre de Thrace attire à lui les forêts et les bêtes sauvages; tandis qu'il se fait suivre par les rochers eux-mêmes, voici que les jeunes femmes des Ciconiens délirantes, la poitrine couverte de peaux de bêtes, aperçoivent du haut d'un tertre Orphée qui marie ses chants aux sons des cordes frappées par sa main. Une de ces femmes, secouant sa chevelure dans l'air léger : « Le voilà, s'écrie-t-elle, le voilà celui qui nous . méprise ! » Et elle frappe de son thyrse la bouche harmonieuse du chantre qui eut pour père Apollon ; mais la pointe, enveloppée de feuillage, y laisse seulement une empreinte sans la blesser. Une autre s'arme d'une pierre ; mais celle-ci, lancée à travers les airs, est vaincue en chemin par les accords de la voix et de la lyre ; comme si elle implorait le pardon de ces criminelles fureurs, elle vient tomber aux pieds d'Orphée. Cependant ses ennemies l'attaquent avec un redoublement d'audace, rien ne les arrête plus; elles n'obéissent plus qu'à Érinys déchaînée ; la mélodie émousserait tous leurs traits, mais leurs clameurs retentissantes, la flûte de Bérécynthe au pavillon recourbé, les tambourins, les claquements des mains, les hurlements des bacchantes ont couvert le son de la cithare ; à la fin, n'entendant plus le poète, les pierres se sont teintes de son sang. […]
Le poète voit ces femmes marcher sur lui et le frapper avec leurs thyrses, ornés d'un vert feuillage, qui n'étaient point faits pour cet office. Elles brandissent contre lui les unes des mottes de terre, les autres des branches arrachées aux arbres, d'autres des pierres; tout va leur être bon pour armer leur fureur. […]
Alors elles reviennent en courant pour achever le chantre inspiré des dieux ; il leur tendait les mains, il prononçait des paroles qui, pour la première fois, restaient impuissantes ; rien n'était plus sensible à sa voix ; ces femmes sacrilèges lui donnent le dernier coup; par cette bouche, ô Jupiter, qui s'était fait écouter des rochers et comprendre des bêtes sauvages son âme s'exhale et s'envole dans les airs.

 

Jean-Bruno GASSIES (1786-1832), La Mort d'Orphée, 1813 (lavis et gouache)


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