AUX ENFERS, NÉRON EST ÉPOUVANTÉ PAR L'AMPLEUR DE SES CRIMES
Néron, couronné de lauriers mais nu, arrive aux enfers. Une allégorie de Rome (portant la corona muralis) lui montre toutes ses victimes. Alors, horrifié, il prend conscience de tous les crimes dont il est responsable.
MBAO-
Dessin de Delaperche (p. 175)
A l'arrière-plan on remarque les trois Furies ailées, Rome en feu (allusion à l'incendie de Rome), un licteur devant des sénateurs éplorés. Aux premier et second plans, ce sont les victimes de Néron ; on reconnaît :
– DEUX CHRÉTIENS MARTYRS
On voit, en bas à droite, un père et sa fille tenant une croix, allusion aux persécutions de Néron après l'incendie de Rome
TACITE, Annales, XV, 44
Rien ne faisait reculer la rumeur infamante d'après laquelle l'incendie de Rome avait été ordonné. Aussi, pour l'anéantir, Néron supposa des coupables et infligea des tourments raffinés à ceux que leurs abominations faisaient détester et que la foule appelait chrétiens. […] On ne se contenta pas de les faire périr, on se fit un jeu de les revêtir de peaux de bêtes pour qu'ils fussent déchirés par la dent des chiens ; ou bien ils étaient attachés à des croix, enduits de matières inflammables et, quand le jour avait fui, ils éclairaient les ténèbres comme des torches. Néron avait offert ses jardins pour ce spectacle.
Non decedebat infamia quin iussum incendium crederetur. Ergo abolendo rumori Nero subdidit reos et quaesitissimis poenis adfecit quos per flagitia invisos vulgus christianos appellabat. […] Et pereuntibus addita ludibria, ut ferarum tergis contecti laniatu canum interirent, aut crucibus adfixi aut flammandi, atque ubi defeciset dies in usum nocturni luminis urerentur. Hortos suos ei spectaculo Nero obtulerat.
– BAREA SORANUS ET SA FILLE SERVILIA condamnés à mort
En 65, l'opposition contre Néron ne fait que croître. Parmi les plus influents, le sénateur Pison cautionne un projet d'attentat : Néron serait poignardé en se rendant au Circus Maximus pour les jeux de Cérès. Mais un affranchi révèle le complot et, menacés de torture, certains commencent à livrer des noms. La vengeance de Néron multiplie les victimes : Pison, Sénèque, Lucain, Pétrone et, entre autres, les philosophes stoïciens Thrasea et Barea Soranus. On accusa Soranus d'avoir entretenu l'esprit séditieux dans les cités d'Asie ; et on impliqua dans son procès sa fille Servilia qui avait à peine vingt ans et dont le mari avait été exilé ; on l'accusa d'avoir donné ses bijoux et ses robes à des devins pour savoir quel serait le sort de son père. A l'issue du procès Soranus et sa fille ont eu le libre choix de leur mort ("Sorano et Serviliae datur mortis arbitrium").
TACITE, Annales, XVI, 30 à 33
Atque interim Ostorius Sabinus, Sorani accusator, ingreditur orditurque de amicitia Rubelli Plauti, quodque proconsulatum Asiae Soranus pro claritate sibi potius accommodatum quam ex utilitate communi egisset, alendo seditiones ciuitatium. Vetera haec : sed recens et quo discrimini patris filiam conectebat, quod pecuniam magis dilargita esset. Acciderat sane pietate Seruiliae (id enim nomen puellae fuit), quae caritate erga parentem, simul imprudentia aetatis, non tamen aliud consultauerat quam de incolumitate domus, et an placabilis Nero, an cognitio senatus nihil atrox adferret. lgitur accita est in senatum, steteruntque diuersi ante tribunal consulum grandis aeuo parens, contra filia intra uicesimum aetatis annum, nuper marito Annio Pollione in exilium pulso uiduata desolataque, ac ne patrem quidem intuens cuius onerasse pericula uidebatur. Tum interrogante accusatore an cultus dotalis, an detractum ceruici monile uenum dedisset, quo pecuniam faciendis magicis sacris contraheret, primum strata humi longoque fletu et silentio, post altaria et aram complexa : « Nullos, inquit, impios deos, nullas deuotiones, nec aliud infelicibus precibus inuocaui quam ut hunc optimum patrem tu, Caesar, uos, patres, seruaretis incolumem. Sic gemmas et uestis et dignitatis insignia dedi, quo modo si sanguinem et uitam poposcissent. Viderint isti, antehac mihi ignoti, quo nomine sint, quas artes exerceant : nulla mihi principis mentio nisi inter numina fuit. Nescit tamen miserrimus pater et, si crimen est, sola deliqui. […] Simul Soranus in amplexus occurentis filiae ruebat, nisi interiecti lictores utrique obstitissent. […] Sorano et Seruiliae datur mortis arbitrium. Cependant Ostorius Sabinus, accusateur de Soranus, entre et parle à son tour. Il lui reproche "ses liaisons avec Plautus, et son proconsulat d'Asie, où, plus soigneux de lui-même et de sa popularité que de l'intérêt public, il a entretenu dans les villes l'esprit de sédition". Ces griefs étaient vieux: il en impute un plus récent à la fille de Soranus, qu'il associe au danger de son père "pour avoir prodigué de l'argent à des devins". Servilia (c'était son nom) avait eu en effet ce malheur, et la piété filiale en était cause. Sa tendresse pour son père, l'imprudence de son âge, l'avaient conduite chez les devins, uniquement toutefois pour savoir ce que sa maison devait espérer; si Néron se laisserait fléchir; si le sénat prononcerait un arrêt qui ne fût pas sinistre. Servilia fut appelée à l'instant; et l'on vit debout, devant le tribunal des consuls, d'un côté un père chargé d'années; en face de lui, sa fille à peine âgée de vingt ans, condamnée déjà, par l'exil récent d'Annius Pollio son mari, au veuvage et à la solitude, et n'osant pas même lever les yeux sur son père, dont elle semblait avoir aggravé les périls. Interrogée par l'accusateur si elle n'avait pas vendu ses présents de noces et le collier dont elle était parée, pour en employer l'argent à des sacrifices magiques, elle se jette par terre et ne répond d'abord que par un long silence et d'abondantes larmes. Ensuite, embrassant les autels: "Non, s'écria-t-elle, je n'ai point invoqué d'affreuses divinités ni formé de voeux impies; tout ce que j'ai demandé par ces prières malheureuses, c'est d'obtenir de toi, César, et de vous, pères conscrits, le salut du meilleur des pères. Mes pierreries, mes robes, les ornements de mon rang, je les ai donnés comme j'aurais donné mon sang et ma vie s'ils l'eussent exigé. C'est à ces hommes, inconnus de moi jusqu'alors, à répondre du nom qu'ils portent et de l'art qu'ils exercent. Quant au prince, je ne le nommai jamais qu'entre les dieux. Et cependant mon malheureux père ignore tout: si un crime fut commis, moi seule en suis coupable." […] Soranus se précipita dans les bras de sa fille, élancée vers lui; mais des licteurs se jetèrent entre deux et les retinrent. […] Soranus et Servilia, eurent le choix de leur mort.
– PAUL DE TARSE, présentant sa tête décapitée
Vers la fin du règne de Néron, Paul de Tarse, ramené à Rome pour être jugé, soit après l'incendie de Rome en 64, soit trois ou quatre années plus tard, a été conduit sur la Via Ostiense pour y être décapité avec d'autres convertis.
EUSÈBE DE CÉSARÉE, Histoire ecclésiastique, II, 25
Quelle fut la scélératesse de Néron, ce n'est pas le moment de le dire. Beaucoup ont raconté ce qui le concerne en des récits absolument exacts ; qui voudra connaître la grossière fureur de cet homme étrange peut lire leurs écrits. Sans but politique, il entassait selon sa démence meurtre sur meurtre et en arriva à ce degré de férocité qu'il n'épargna ni ses proches ni ses amis. Il traita sa mère, ses frères, sa femme, et tant d'autres qui lui étaient unis par le sang, comme des ennemis et des rivaux ; il les fit périr dans des supplices variés. Mais à tous ces crimes il faut ajouter qu'il fut le premier empereur qui se déclara l'adversaire de la piété envers Dieu. […] Ainsi donc celui qui a l'honneur d'être proclamé le premier ennemi de Dieu se signala par le supplice des apôtres. L'histoire raconte que, sous son règne, Paul fut décapité et Pierre crucifié à Rome, et l'appellation de Pierre et de Paul attribuée jusqu'à ce temps aux cimetières de cette ville confirme ce récit.
– BRITANNICUS tenant la coupe dans laquelle a été versé le poison
Selon Tacite Britannicus a été assassiné à la veille de ses quatorze ans par Néron, son frère adoptif, qui l'aurait empoisonné lors d'un banquet. On lui servit dans une coupe une boisson qui avait été préalablement goûtée par un serviteur, mais trop chaude, et le poison fut versé en même temps que l'eau fraîche qu'on y ajouta. La mort a été instantanée.
TACITE, Annales, XIII, 16
Mos habebatur principum liberos cum ceteris idem aetatis nobilibus sedentis uesci in aspectu propinquorum propria et parciore mensa. Illic epulante Britannico, quia cibos potusque eius delectus ex ministris gustu explorabat, ne omitteretur institutum aut utriusque morte proderetur scelus, talis dolus repertus est. Innoxia adhuc ac praecalida et libata gustu potio traditur Britannico ; dein, postquam feruore aspernabatur, frigida in aqua adfunditur uenenum, quod ita cunctos eius artus peruasit ut uox pariter et spiritus raperentur. Trepidatur a circumsedentibus ; diffugiunt imprudentes ; at quibus altior intellectus resistunt defixi et Neronem intuentes. Ille, ut erat reclinis et nescio similis, solitum ita ait per comitialem morbum quo prima ab infantia adflictaretur Britannicus, et redituros paulatim uisus sensusque. At Agrippinae is pauor, ea consternatio mentis, quamuis uultu premeretur, emicuit ut perinde ignaram fuisse atque Octauiam sororem Britannici constiterit : quippe sibi supremum auxilium ereptum et parricidii exemplum intellegebat. Octauia quoque, quamuis rudibus annis, dolorem, caritatem, omnis adfectus abscondere didicerat. Ita post breue silentium repetita conuiuii laetitia. Nox eadem necem Britannici et rogum coniunxit. C'était l'usage que les fils des empereurs prissent leurs repas assis avec les autres nobles de leur âge, sous les yeux de leurs parents, à une table spéciale et plus frugale. Britannicus était à l'une de ces tables ; comme ses mets et sa boisson étaient goûtés d'abord par un serviteur de confiance, on ne voulait pas négliger cet usage ni rendre le crime patent par deux morts à la fois, et voici l'expédient auquel on eut recours. Un breuvage encore innocent, mais très chaud, est servi après essai à Britannicus ; puis, comme il le repoussait à cause de son extrême chaleur, on y verse avec de l'eau fraîche le poison qui se répandit dans tous ses membres avec une rapidité telle que la parole et la vie lui furent ravies à la fois. Le trouble s'empare de ses voisins de table ; les moins prudents s'enfuient ; mais ceux dont l'intelligenoe est plus profonde demeurent à leur place, immobiles et les yeux fixés sur Néron. Et lui, appuyé sur son lit et comme étranger à ce qui se passait, dit que le fait n'avait rien d'extraordinaire : c'était la conséquence du haut mal dont Britannicus était affligé dès sa première enfance et on allait voir peu à peu lui revenir la vue et le sentiment. Mais Agrippine laissa percer, malgré ses efforts pour les refouler, une telle épouvante et un tel désarroi que, de toute évidence, elle était aussi étrangère à ce crime qu'Octavie, sœur de Britannicus : et en effet elle comprenait que cette mort lui enlevait son suprême appui et était un essai de parricide. Octavie aussi, dans un âge si tendre avait appris à cacher sa douleur, sa tendresse, toutes ses affections. Ainsi, après quelques instants de silence, le festin reprit sa gaieté. La même nuit réunit le trépas de Britannicus et son bûcher.
– AGRIPPINE montrant sa blessure mortelle.
Au printemps 59, Néron a décidé de supprimer sa mère Agrippine. Comme elle a échappé à un naufrage qu'il avait organisé, Néron, après avoir pris l'avis de Sénèque et et de Burrus, choisit de la faire assassiner en pleine nuit dans sa villa par des soldats. Au centurion tirant son glaive pour lui donner la mort, elle aurait déclaré : « Frappe au ventre ! » (« ventrem feri »)
TACITE, Annales, XIV, 8
Interim uulgato Agrippinae periculo, quasi casu euenisset, ut quisque acceperat, decurrere ad litus. Hi molium obiectus, hi proximas scaphas scandere ; alii quantum corpus sinebat uadere in mare ; quidam manus protendere ; questibus, uotis, clamore diuersa rogitantium aut incerta respondentium omnis ora compleri; adfluere ingens multitudo cum luminibus, atque ubi incolumem esse pernotuit, ut ad gratandum sese expedire, donec aspectu armati et minitantis agminis deiecti sunt. Anicetus uillam statione circumdat refractaque ianua obuios seruorum abripit, donec ad foris cubiculi ueniret ; cui pauci adstabant, ceteris terrore inrumpentium exterritis. Cubiculo modicum lumen inerat et ancillarum una, magis ac magis anxia Agrippina quod nemo a filio ac ne Agermus quidem : aliam fore laetae rei faciem; nunc solitudinem ac repentinos strepitus et extremi mali indicia. Abeunte dehinc ancilla "Tu quoque me deseris" prolocuta respicit Anicetum trierarcho Herculeio et Obarito centurione classiario comitatum ; ac, si ad uisendum uenisset, refotam nuntiaret, sin facinus patraturus, nihil se de filio credere; non imperatum parricidium. Circumsistunt lectum percussores et prior trierarchus fusti caput eius adflixit. Iam in mortem centurioni ferrum destringenti protendens uterum "Ventrem feri" exclamauit multisque uulneribus confecta est. Haec consensu produntur : aspexeritne matrem exanimem Nero et formam corporis eius laudauerit, sunt qui tradiderint, sunt qui abnuant. Cremata est nocte eadem conuiuiali lecto et exequiis uilibus. Cependant, au premier bruit du danger d'Agrippine, que l'on attribuait au hasard, chacun se précipite vers le rivage. Ceux-ci montent sur les digues ; ceux-là se jettent dans des barques ; d'autres s'avancent dans la mer, aussi loin qu'ils peuvent ; quelques-uns tendent les mains. Toute la côte retentit de plaintes, de voeux, du bruit confus de mille questions diverses, de mille réponses incertaines. Une foule immense était accourue avec des flambeaux : enfin l'on sut Agrippine vivante, et déjà on se disposait à la féliciter, quand la vue d'une troupe armée et menaçante dissipa ce concours. Anicet investit la maison, brise la porte, saisit les esclaves qu'il rencontre, et parvient à l'entrée de l'appartement. Il y trouva peu de monde ; presque tous, à son approche, avaient fui épouvantés. Dans la chambre, il n'y avait qu'une faible lumière, une seule esclave, et Agrippine, de plus en plus inquiète de ne voir venir personne de chez son fils, pas même Agérinus. La face des lieux subitement changée, cette solitude, ce tumulte soudain, tout lui présage le dernier des malheurs. Comme la suivante elle-même s'éloignait : "Et toi aussi, tu m'abandonnes," lui dit-elle: puis elle se retourne et voit Anicet, accompagné du triérarque Herculéus et d'Oloarite, centurion de la flotte. Elle lui dit "que, s'il était envoyé pour la visiter, il pouvait annoncer qu'elle était remise ; que, s'il venait pour un crime, elle en croyait son fils innocent ; que le prince n'avait point commandé un parricide." Les assassins environnent son lit, et le triérarque lui décharge le premier un coup de bâton sur la tête. Le centurion tirait son glaive pour lui donner la mort. "Frappe ici," s'écria-t-elle en lui montrant son ventre, et elle expira percée de plusieurs coups. Voilà les faits sur lesquels on s'accorde. Néron contempla-t-il le corps inanimé de sa mère, en loua-t-il la beauté? les uns l'affirment, les autres le nient. Elle fut brûlée la nuit même, sur un lit de table, sans la moindre pompe.
– SÉNÈQUE, tenu par sa femme Pauline, se vide de son sang devant un secrétaire prenant en note ses dernières paroles.
TACITE, Annales, XV, 60-64
Ille interritus poscit testamenti tabulas ; ac denegante centurione conuersus ad amicos, quando meritis eorum referre gratiam prohiberetur, quod unum iam et tamen pulcherrimum habeat, imaginem uitae suae, relinquere testatur, cuius si memores essent, bonarum artium famam fructum constantis amicitiae laturos. Simul lacrimas eorum modo sermone, modo intentior in modum coercentis ad firmitudinem reuocat, rogitans ubi praecepta sapientiae, ubi tot per annos meditata ratio aduersum imminentia ? Cui enim ignaram fuisse saeuitiam Neronis ? Neque aliud superesse post matrem fratremque interfectos quam ut educatoris praeceptorisque necem adiceret. Vbi haec atque talia uelut in commune disseruit, complectitur uxorem. […] Illa contra sibi quoque destinatam mortem adseuerat manumque percussoris exposcit. Tum Seneca gloriae eius non aduersus, simul amore, ne sibi unice dilectam ad iniurias relinqueret […] Post quae eodem ictu brachia ferro exoluunt. Seneca, quoniam senile corpus et parco uictu tenuatum lenta effugia sanguini praebebat, crurum quoque et poplitum uenas abrumpit ; saeuisque cruciatibus defessus, ne dolore suo animum uxoris infringeret atque ipse uisendo eius tormenta ad impatientiam delaberetur, suadet in aliud cubiculum abscedere. Et nouissimo quoque momento suppeditante eloquentia aduocatis scriptoribus pleraque tradidit. […] Seneca interim, durante tractu et lentitudine mortis, Statium Annaeum, diu sibi amicitiae fide et arte medicinae probatum, orat prouisum pridem uenenum, quo damnati publico Atheniensium iudicio extinguerentur, promeret; adlatumque hausit frustra, frigidus iam artus et cluso corpore aduersum uim ueneni. Postfremo stagnum calidae aquae introiit, respergens proximos seruorum addita uoce libare se liquorem illum Ioui liberatori. Exim balneo inlatus et uapore eius exanimatus sine ullo funeris crematur. Ita codicillis praescripserat,cum etiam tum preadiues et praepotens supremis suis consuleret. Un centurion entra pour notifier à Sénèque la sentence fatale. Sénèque, sans se troubler, demande son testament, et, sur le refus du centurion, il se tourne vers ses amis, et déclare "que, puisqu'on le réduit à l'impuissance de reconnaître leurs services, il leur laisse le seul bien qui lui reste, et toutefois le plus précieux, l'image de sa vie; que, s'ils gardent le souvenir de ce qu'elle eut d'estimable, cette fidélité à l'amitié deviendra leur gloire." Ses amis pleuraient: lui, par un langage tour à tour consolateur et sévère, les rappelle à la fermeté, leur demandant "ce qu'étaient devenus les préceptes de la sagesse, où était cette raison qui se prémunissait depuis tant d'années contre tous les coups du sort. La cruauté de Néron était-elle donc ignorée de quelqu'un? et que restait-il à l'assassin de sa mère et de son frère, que d'être aussi le bourreau du maître qui éleva son enfance?" Après ces exhortations, qui s'adressaient à tous également, il embrasse sa femme. […] Pauline proteste qu'elle aussi est décidée à mourir; et elle appelle avec instance la main qui doit frapper. Sénèque ne voulut pas s'opposer à sa gloire; son amour d'ailleurs craignait d'abandonner aux outrages une femme qu'il chérissait uniquement. […] Ensuite le même fer leur ouvre les veines des bras. Sénèque, dont le corps affaibli par les années et par l'abstinence laissait trop lentement échapper le sang, se fait aussi couper les veines des jambes et des jarrets. Bientôt, dompté par d'affreuses douleurs, il craignit que ses souffrances n'abattissent le courage de sa femme, et que lui-même, en voyant les tourments qu'elle endurait, ne se laissât aller à quelque faiblesse; il la pria de passer dans une chambre voisine. Puis, retrouvant jusqu'en ses derniers moments toute son éloquence, il appela des secrétaires et leur dicta un assez long discours. […] Quant à Sénèque, comme le sang coulait péniblement et que la mort était lente à venir, il pria Statius Annaeus, qu'il avait reconnu par une longue expérience pour un ami sûr et un habile médecin, de lui apporter le poison dont il s'était pourvu depuis longtemps, le même qu'on emploie dans Athènes contre ceux qu'un jugement public a condamnés à mourir. Sénèque prit en vain ce breuvage: ses membres déjà froids et ses vaisseaux rétrécis se refusaient à l'activité du poison. Enfin il entra dans un bain chaud, et répandit de l'eau sur les esclaves qui l'entouraient, en disant: "J'offre cette libation à Jupiter Libérateur." Il se fit ensuite porter dans une étuve, dont la vapeur le suffoqua. Son corps fut brûlé sans aucune pompe il l'avait ainsi ordonné par un codicille, lorsque, riche encore et très puissant, il s'occupait déjà de sa fin.