NÉMÉSIS SUR UN TABLEAU ALLÉGORIQUE DU XVIIe SIÈCLE
Le musée des Beaux-Arts d'Orléans conserve depuis
1824
une huile sur toile anonyme du XVIIe siècle (196 x 137 cm) provenant peut-être du château de Richelieu.
Dans le cadre d'un jardin (avec un arbrisseau au premier plan), deux cavaliers ayant une flamme sur le casque semblent monter la garde. Une femme est entourée de quatre héros portant chacun une arme et un bouclier sur lequel est une image permettant l'identification du personnage. Un personnage féminin, assis sur un griffon volant, tient une sorte de bâton et un trident; son visage est entouré de rayons dans lesquels brillent six étoiles. Juste au-dessus de sa tête, trois putti entourent un phylactère
sur
lequel figurait une inscription devenue illisible.
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UNE SCÈNE D'OPÉRA BAROQUE
L'ensemble fait penser à une scène de théâtre fermée au fond et sur les côtés (avec deux échappés toutefois sur le monde extérieur).
Le décor est un jardin dans le style de l'hortus conclusus du Moyen Age. Au fond, une haie et des arbres fruitiers. Au premier plan, un arbrisseau qui rappelle certaines figurations antiques du jardin gardé par les Hespérides avec ses "pommes d'or".
Héraklès et les Hespérides dans le jardin aux "pommes d'or" sur un vase grec
Deux cavaliers paraissent être les gardiens de ce jardin.
Cinq personnages animent la scène
Une "machine", comme dans le théâtre baroque, a permis de faire voler au-dessus de la scène une divinité assise sur un griffon.
LES CINQ HÉROS DU TABLEAU
Ils portent des costumes "à la romaine" et sont dotés chacun d'un attribut qui permet de les identifier.
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LES DEUX CAVALIERS
Ce sont les Dioscures Castor et Pollux. On les reconnaît à la petite flamme sur leur casque. En effet, soit dans l'expédition des Argonautes, soit dans la guerre du Péloponèse (Plutarque, Vie de Lysandre, XIV, 12), l'apparition de feux de saint-elme était interprétée comme une manifestation bénéfique de deux Dioscures.
Images des Dioscures <–
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LA DÉESSE AU GRIFFON
C'est NÉMÉSIS, mais sans ses attributs habituels, une roue et des ailes.
Elle est "suspendue en l'air", avec une "chevelure rayonnante et "des étoiles à son front". C'est ainsi que la voyait Ange Politien (1454-1494):
Est dea quae vacuo sublimis in aere pendens it nimbo succincta latus, sed candida pallam, sed radiata comam, ac stridentibus insonat alis. Haec spes immodicas premit, haec infesta superbis imminet, huic celsas hominum contendere mentes successusque datum et nimios turbare paratus, quam veteres Nemesim, genitam de Nocte silenti Oceano dixere patri. Stant sidera fronti, fraena manu pateramque gerit. |
Il est une déesse qui, suspendue en l'air dans les espaces aériens s'avance, entourée d'un nuage, vêtue d'un manteau blanc, la chevelure rayonnante, et elle fait sonner ses ailes stridentes. […] Les anciens l'appelèrent Némésis; ils la disaient fille de la Nuit silencieuse, l'Océan étant son père. Elle porte des étoiles à son front. Elle a dans la main une bride et une patère. |
Le griffon et le trident de rétiaire sont figurés sur une stèle funéraire romaine du IIe siècle :
Stèle funéraire du Musée archéologique de Zagreb (voir Ivan Knezovic, The worship of Savus and Nemesis in Andautonia, Arheoloski vestnik, 2010) [sur internet] L'inscription permet de l'identifier: D(eae) NEM(esi) REG(inae) AVG(ustae) SAC(rum) La déesse est debout entre deux colonnes de style corinthien, surmontées du Soleil et de la Lune (celle-ci avec un croissant sur la tête) Nemesis porte des bottes, un chiton tenu par deux fibules et une ceinture; sa chevelure est surmontée d'un diadème. Dans la main droite elle tient une lanière et une courte épée. A sa gauche un bouclier, une torche enflammée, une palme, un trident de rétiaire et une roue. Un griffon, à ses pieds, tend sa tête vers la main droite de la déesse. |
L'objet que Némésis tient dans sa main gauche est aussi un de ses attributs dans l'Antiquité : c'est une "mesure".
Cartari : "Hanc interdum una manu fraenum, altera mensuram cubiti tenentem effinxerunt, ut ostenderent nos linguae fraenum injicere ac in omnibus mensura uti debere." (Cartari, Imagines, p. 308) [Ils la représentèrent tenant dans une main un frein et dans l'autre une mesure d'une coudée, cela pour montrer qu'il faut mettre un frein à nos langues et mettre de la mesure dans tout.]
La "mesure" dans la main de Némésis <– sur le tableau d'Orléans dans l'ouvrage de Cartari, p. 308 –> |
UNE SIGNIFICATION MORALE
Le peintre a certes utilisé sa connaissance des textes antiques, mais il a pu surtout puiser ses idées dans des ouvrages modernes tel que
– Natale Conti, Mythologiae sive explicationum fabularum libri X, 1581
– Vincenzo Cartari, Imagines deorum qui ab antiquis colebantur, 1581
Némésis a pour fonction de surveiller et de punir ceux qui font preuve d'hybris, par trop d'orgueil, trop de violence ou quelque passion mauvaise.
Euripide, Les Phéniciennes, 182-183 : "Iô ! Némésis, grondants coups de tonnerre de Zeus, / Feu éblouissant de la foudre, toi, Némésis, / Oui, c'est toi qui fais taire la jactance outecuidante !"
Hymnes d'Orphée : "Je t'implore, Némésis, déesse victorieuse, grande reine qui vois toutes choses ! Tu scrutes les mystérieuses pensées des cœurs mortels. Éternelle et redoutable, rigide observatrice des droits sacrés, tu changes selon ton gré les volontés humaines. Tous les hommes attachés cette vie reconnaissent ton pouvoir ; tu pénètres dans l'intérieur des âmes, rien ne t'est caché, tu rends à la raison tout son empire lorsqu'une passion mauvaise a fait secouer son joug. Tu vois tout, tu entends tout, tu gouvernes tout. En toi reposent les droits des mortels, déesse puissante ; sois favorable aux prêtres qui célèbrent tes mystères, prête-leur ton secours ; accorde de la force à la raison pour qu'elle chasse loin de nous les conseils ennemis, insidieux , superbes et néfastes."
Pausanias a vu une statue de Némésis dans le temple de Rhamnouse (L'Attique, chap. 33) : "Il n'y a pas de divinité plus implacable pour ceux qui abusent insolemment de leur pouvoir. […] Elle a sur la tête une couronne ornée de petites figures représentant des cerfs et des victoires; elle tient de la main gauche une branche de pommier et de la droite un vase. […] Cette statue de Némésis est sans ailes."
Nonnos de Panopolis (Ve siècle) :
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Ange Politien reprend cette idée : "haec spes immodicas premit, haec infesta superbis imminet".
Les cinq héros mythologiques figurés dans le tableau sont tous coupables d'hybris. Du moins ont-ils tous été des gens qui apportaient le trouble :
"Atalante n'est autre chose que la volupté et que celui est bien fol qui la recherche au grand péril de sa vie, joint qu'elle est ordinairement accompagnée de maladies, de vergogne, de perte de biens, voire souvent de la vie. Celui donc qui pourchasse cette volupté avec tant de hasards, sans respect aucun ni de Dieu ni des saintes loi, comment pourra-t-il retenir la forme humaine de son esprit qu'il ne soit transmué en une très cruelle bête." (Mythologie ou explication…, VII, 737-738)
"Les Anciens, disant qu'Orion endura beaucoup de maux par sa paillardise ont voulu enseigner que tout acte déshonnête et illégitime traîne quant à soi beaucoup de calamités. Les autres veulent dire que cette fable tend à montrer que toute arrogance est odieuse et désagréable à Dieu; […] Car Orion piqué par le scorpion suivant le commandement des dieux mourut parce qu'en leur présence il se vantait n'y avoir gibier ni bête tant fière et cruelle fût-elle qui ne se pût sauver de lui." (Mythologie ou explication…, XIV, 895-896)
Persée fut moins nettement coupable d'hybris que les autres : il tua la Gorgone qui transformait les hommes en pierre; il délivra Andromède; mais il s'opposa violemment à Dionysos et mit, lui aussi, du désordre dans le monde. "Persée est la raison et prudence de notre âme et Méduse étant ou une putain ou cette naturelle concupiscence et volupté qui, ôtant la raison aux créatures humaines, les transforme comme en bêtes déraisonnables, les rendant inutiles à toutes bonnes oeuvres." (Mythologie ou explication…, VII, 836)
"Les Anciens ont voulu faire entendre que, tandis que nous conversons en cette misérable vie pleine de travaux et fâcheries, nous nous devons armer de vaillance et sagesse, d'autant que toutes les actions de l'homme sont bordées de certaines limites et que Dieu n'abandonne jamais les gens de bien et que valeur, puisque Dieu envoya Cadme et Harmonie aux Champs-Elyséens après avoir parachevé le cours de leur vie." (Mythologie ou explication…, XV, 1021)
Ils sont donc sous l'oeil de Némésis dans son parcours céleste.
Ils sont aussi sous le contrôle des Dioscures, dont la fonction était de purger le monde des gens de mauvaise vie et d'exhorter à la vertu :
"Castor et Pollux ont eu la réputation d'avoir été placés au rang des dieux à cause des biens qu'ils avaient faits aux hommes, ayant mis à mort et repurgé le monde de plusieurs garnements et gens de mauvaise vie et usant de singulière clémence envers les peuples qu'ils subjuguaient. Mais comment est-ce que les Anciens ont voulu par cette fable corriger les moeurs et complexions des hommes ? Ils ont enseigné que la bénéficence et libéralité exercée envers toutes sortes de personnes, et principalement la concorde, est fort agréable à Dieu. Et c'est aux dites vertus qu'ils nous exhortent par cette fable." (Mythologie ou explication des fables, 1627, liv. VIII, chap. X, p. 879).
La tableau aurait donc une signification morale, ce que confirmerait la "mesure" dans la main de Némésis : il faut mettre un frein à notre langue et faire preuve de mesure en tout. "Hanc interdum una manu fraenum, altera mensuram cubiti tenentem effinxerunt, ut ostenderent nos linguae fraenum injicere ac in omnibus mensura uti debere." (Cartari, Imagines, p. 308)
UNE SIGNIFICATION POLITIQUE
La "mesure" que tient Némésis peut aussi bien être interprétée comme un sceptre royal.
Némésis serait alors l'allégorie du pouvoir monarchique, celui du roi ou du cardinal de Richelieu.
On peut faire un rapprochement avec un tableau de Versailles attribué à Charles Poerson (1609-1667): Louis XIV en Jupiter vainqueur de la Fronde.
L'aigle + le foudre dirigé vers le bouclier à face de Méduse
Le griffon + le trident dirigé vers Persée porteur d'un bouclier à face de Méduse |
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BIBLIOGRAPHIE
Eudoxe Marcille, Catalogue des tableaux, statues et dessins du Musée d'Orléans, 1875, p. 39.
"A droite et à gauche d'une femme ayant à la main un arc, un carquois, un javelot et un bouclier sur lequel est un lion, se trouvent quatre chevaliers. Le premier porte un large cimeterre et, sur son écu, une tête de Méduse; le second une lance et, sur son écu, un tison enflammé; le troisième une massue et, sur son écu, le signe du cancer; le quatrième enfin une lance et, sur son écu, un dragon. Selon quelques-uns, ces quatre figures seraient Persée, Méléagre, Hercule et Cadmus. Au-dessus de ce groupe voltige, montée sur un hippogriffe, une divinité lumineuse, couronnée de six étoiles, portant d'une main un sceptre et de l'autre un trident. Dans le ciel, on voit trois Génies tenant une banderole sur laquelle on lit des caractères grecs à demi-effacés. Sur la terre et au second plan, deux chevaliers, la lance au point et des flammes sur leur casque gazrdent à cheval l'entrée d'un jardin."
[Orion est considéré comme un Hercule. Ni Atalante, ni Némésis, ni les Dioscures n'ont été identifiés.]
Maxime Didier, Claude Deruet au Musée d'Orléans, dans "Mémoires de la Société d'Agriculture…d'Orléans", 5e série, tome 14, 1918, p. 128.
"La composition allégorique, toile de 1,95 m de hauteur sur 1,35 m de largeur, est d'une complication extrême. Certains y voient Persée, Méléagre, Hercule et Cadmus en chevaliers, autour d'une femme qui porte un arc, un carquois, un javelot et un bouclier. Une divinité lumineuse voltige au-dessus sur un hippogriffe, et trois génies tiennent des bandelettes où s'aperçoivent des caractères grecs à demi effacés. Sur la terre, au deuxième plan, deux chevaliers, la lance au poing, gardent l'entrée d'un jardin. Cette peinture, qui semble avoit été portée en bannière, provient du château de Richelieu."
[Reprend l'analyse de Marcille. - Une idée curieuse : le tableau aurait été "porté en bannière" !]
Mary O'Neill, Les peintures de l'Ecole française des XVIIe et XVIIIe siècles au Musée des Beaux-Arts d'Orléans, 1981; I, 22-23, II, 45.
"Aucun auteur n'a su élucider le sujet qui se présente comme une énigme" - "L'inscription sur la banderole et en latin et non en grec; en voici les fragments, lus de gauche à droite : ICI IC… ULS…VICTUS…SEX."
[N'ajoute rien à la présentation d'E. Marcille - Les caractères grecs sont curieusement interpétés comme du latin !]
Dominique Brême, "Allégorie hermétique", dans Les Maîtres retrouvés, peintures françaises du XVIIe siècle du Musée des Beaux-Arts d'Orléans, 2002, p. 127-129.
[Identifie Orion grâce au scorpion du bouclier. Hésite à identifier Cadmus. N'identifie certes pas la femme comme Diane (à cause, effectivement, de l'absence de croissant de lune), mais ne reconnaît pas Atalante. N'identifie pas Némésis. Identifie les Dioscures grâce à leur représentation dans les Imagines deorum de Cartari. Soupçonne une signification alchimique (les arbres portant des fruits qui seraient soleils et lunes, le jardin fermé, l'arbrisseau du premier plan, l'Atalante, la figure féminine avec trident et étoiles…) et propose une lecture peu convaincante : "Des grands héros aspirant à de belles conquêtes (la promesse du petit arbre fruitier), ne craignant pas de combattre les plus redoutables monstres (Méduse, le sanglier de Calydon, etc.), ni de forcer les plus admirables secrets (la figure hermétique assise sur sa chimère), seront eux-mêmes, un jour, les gardiens du sanctuaire (le jardin clos par la forêt)."]
Henri-Pierre Rinckel, Allégorie hermétique, une allégorie morale du XVIIe siècle ou les héros à l'épreuve, 2011.
[Confirme l'identification de Persée, Méléagre et Cadmus. Identifie Orion et sa "massue de bronze". Identifie Atalante. Identifie Némésis en utilisant la sculpture de Zagreb et les vers d'Ange Politien. N'a pas pensé à interpréter le "sceptre" de Némésis comme une "mesure"]
Ouvrages de références :
Imagines deorum, 1581 |
Mythologiae, 1581 |
Mythologiae, 1627 |