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THÉÂTRE

Les voyageurs en Italie entraient volontiers dans les théâtre ou décidaient d'aller écouter un opéra : que ce soit à Milan ou à Naples, leur surprise et leur déception est la même devant l'attitude du public, qui rend la pièce presque inaudible.

DE BROSSES
Il y a des théâtres où l'on a ménagé une estrade (la ringhiera) au bas et tout le long des premières loges, au-dessus du parterre. Cette invention me semble fort bonne. C'est là que se placent les hommes et, en se levant dans les entractes, ils se trouvent à portée de faire la conversation avec les dames assises dans les loges. Le parterre est rempli de bancs comme une église ; on y est assis. Il n'en est pas pour cela moins tumultueux ; c'est un carillon de cabale en faveur des acteurs, d'applaudissements tant que le favori d'une faction chante, quelquefois même avant qu'il ne commence, d'échos qui répondent dans les plus hautes loges, de vers jetés ou hurlés à la louange du chanteur ; un mot, un rompement de tête si incommode, si indécent, que le premier rang de loges en devient inhabitable. On l'abandonne aux filles suspectes, comme trop voisin du parterre, qui n'est guère peuplé que par la canaille, et au-dessus duquel ce premier rang n'est presque pas élevé.

DE BROSSES
On donne à l'Opéra [de Milan] une pièce dont la musique est de Leo, un de mes auteurs favoris. Je soupçonne que je la trouverais fort bonne si je pouvais l'entendre, mais le parterre est fou ou ivre, ou plutôt tous les deux à la fois. Je ne crois pas qu'il n'y ait rien de si désolant et en même temps de si impertinent que le bruit qu'il fait ; la halle n'en approche pas. Ce n'est point assez que chacun y fasse la conversation en criant du plus haut de sa tête, et qu'on applaudisse avec de grands hurlements, non les chants, mais les chanteurs dès qu'ils paraissent, et tout le temps qu'ils chantent, et cela sans les écouter. Messieurs du parterre ont, en outre, de longs bâtons refendus dont ils frappent tant qu'ils peuvent sur les bancs, par forme d'admiration. Ils ont des correspndants dans les cinquièmes loges qui, à ce signal, lancent à millions des feuilles contenant un sonetto imprimé, à la louange de la signora ou du virtuoso qui vient de chanter. Chacun s'élance à mi-corps des loges pour en attraper. Le parterre bondit et la scène finit pas un ah! général, comme au feu de la Saint-Jean. Autant d'acteurs, autant de factions, autant de scènes pareilles. Le plus grand carillon est le plus grand triomphe, et le dénouement de la pièce est un mal de tête prodigieux infligé aux assistants.

PLATIÈRE
La plupart des voyageurs déplorent ce comportement des Italiens au théâtre. A Palerme, on va aussi au spectacle, et plus encore qu'en Italie : les salles sont petites ; les femmes y tiennent appartement, y reçoivent des visites ; on s'y table, on y joue, on y mange. Les domestiques y font du bruit comme au logis ; on y cause sans gêne et tout haut, quelquefois même on se parle d'une loge à l'autre et, à cet égard, vous pouvez imaginer que les femmes y font merveilleusement bien leur partie. J'ai pour le beau sexe toute la vénération requise, mais la vérité a aussi ses droits. […] Les acteurs, de leur côté, ne sont point en retour de l'inattention qu'on leur prête, et l'on dirait que le spectacle n'est ici qu'un accessoire, comme quelquefois la musique dans les grands repas.

DUCLOS
A Naples, au théâtre de Saint-Charles; les loges ressemblent par leur multiplicité à des boulins de colombier. […] On y prend des glaces et l'on fait la conversation pendant l'opéra qui dure quatre ou cinq heures, sans qu'on y fasse attention, excepté à trois ou quatre ariettes. Aussi, quand les plus grands amateurs me demandèrent ce que je pensais de l'opéra, je répondis qu'il m'intéressait autant qu'eux, puisque ni eux ni moi ne l'écoutions.

BERLIOZ
En arrivant à Milan, il fallut, pour l'acquit de ma conscience, aller voir le nouvel Opéra. On jouait alors à la Cannobiana l'Elisir d'amore de Donizetti. Je trouvai la salle pleine de gens qui parlaient tout haut et tournaient le dos au théâtre ; les chanteurs gesticulaient toutefois et s'époumonaient à qui mieux mieux; du moins je dus le croire en les voyant ouvrir une bouche immense, car il était impossible, à cause du bruit des spectateurs, d'entendre un autre son que celui de la grosse caisse. On jouait, on soupait dans les loges, etc., etc. En conséquence, voyant qu'il était inutile d'espérer entendre la moindre chose de cette partition, alors nouvelle pour moi, je me retirai. Il paraît cependant, plusieurs personnes me l'ont assuré, que les Italiens écoutent quelquefois.

• De Brosses (Charles), Le président De Brosses en Italie. Lettres familières écrites d'Italie en 1739 et 1740, 2e édition, t. II, 1858, Lettre à M. de Maleteste, p. 355-356
• De Brosses (Charles), Le président De Brosses en Italie. Lettres familières écrites d'Italie en 1739 et 1740, 2e édition, t. II, 1858, p. 482.
• De La Platière (Roland), Lettres écrites de Suisse, d'Italie, de Sicile et de Malthe en 1776, 1777 et 1778, éd. Amsterdam, t. II, 1780, p. 342.
• Duclos (Charles), Voyage en Italie ou Considérations sur l'Italie, 1793, p.132-133.
• Berlioz (Hector), Mémoires, chap. XLIII, p. 276]