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SIGISBÉE

Dans presque toute l'Italie les femmes mariées ont leur "sigisbée", qui les entoure des soins assidus, c'est-à-dire un chevalier servant, un homme qui les accompagne en société, mais souvent aussi dans des sorties plus privées.

MONTESQUIEU
[A Gênes] je ne vous ai pas parlé des sigisbées. C'est la chose le plus ridicule qu'un sot peuple ait pu inventer : ce sont des amoureux sans espérance, des victimes qui sacrifient leur liberté à la dame qu'ils ont choisie. Enfin, après les chevaliers errants, il n'y a rien de si sot qu'un sigisbée. On ne peut s'empêcher de rire en voyant passer une femme dans les rues, dans sa chaise, et un sénateur qui lui conte ses raisons; fait des gestes, et sa souveraine aussi, au milieu de la rue ; on ne peut s'empêcher de rire la première fois que l'on voit cela. Le sigisbée ne quitte pas sa dame d'un pas : il est toujours auprès d'elle et à ses ordres ; le crime d'indifférence est un crime impardonnable.

DE BROSSES
Si les maris ne paraissent pas formalistes, au moins les galants sont-ils si assidus qu'ils deviennent des argus plus incommodes cent fois que les maris. On les trouve toujours plantés là le jour et la nuit, à ce que je crois, à contrecarrer un pauvre tiers qui voudrait faire fortune. Cette odieuse race des sigisbées épouse les femmes dix fois plus que les époux. Par exemple je me porte pour amoureux d'une petite Madame Ricci, jolie et mignonne au possible. N'a-t-elle pas éternellement un certain dom Paul Borghèze qui la serre de si près qu'on ne passerait pas un fil entr'eux ?

LALANDE
A Rome, une dame ne paraît guères en compagnie sans un écuyer ou cavalier servente qui lui donne la main ; chacune a le sien et on les voit presque toujours arriver ensemble dans les assemblées ; ils se promènent ainsi deux à deux le long des appartements, jusqu'à ce qu'il leur prenne fantaisie de jouer. Le cavalier est obligé d'aller, dès le matin, entretenir sa dame : il reste dans le salon jusqu'à ce qu'elle soit visible ; il sert à sa toilette ; il la mène à la messe et l'entretient, ou fait sa partie jusqu'au dîner. Il revient bientôt après, assiste à sa toilette, la mène aux quarante heures et ensuite à la conversation et la ramène chez elle à l'heure du souper. Cette assiduité rend les sigisbés plus incommodes pour des étrangers que ne le sont en France les maris ; on ne peut faire sa cour que de concert avec eux. On se pique de constance en fait de sigisbéature, tout comme dans les choses les plus sérieuses : c'est une société presque aussi durable que celle du mariage et presque aussi autorisée par l'usage. Ces liaisons durent vingt ans et plus ; on n'est point dans l'usage de changer.

SADE
Le sigisbéatisme, plus en usage à Florence que partout ailleurs, laisse peu d'accès à un étranger qui voudrait faire sa cour et s'attacher à quelqu'une de ces femmes. Tous les ménages sont arrangés. Le mari ne peut décemment aller avec sa femme. Il faut que cette femme prenne ce qu'on appelle un chevalier servant qui ne la quitte pas d'un pas et qui, soumis à ses moindres caprices, soit toujouts prêt à y satisfaire. Ce n'est pas tout. S'il en était quitte pour cela, il serait, selon moi, fort heureux, mais sa bourse s'en ressent. L'usage est de payer la signora au service de laquelle on a l'honneur d'être attaché. C'est une des prérogatives les plus honorables de la charge de chevalier servant.

BRETON
Esclaves superbes, les Italiennes affichent partout leur liberté, et quelquefois leur licence: jamais on ne les voit avec leurs époux : c'est toujours un étranger qui les accompagne, qui les conduit aux conversazioni, aux spectacles, aux promenades ; il semble que l'hyménée ne soit plus qu'une chaîne de fleurs, dont chacun des époux a la faculté de s'affranchir à volonté. Mais combien ces apparences sont trompeuses ! C'est précisément dans le pays où le sigisbéisme semble connaître le moins d'entraves que la jalousie des maris et plus inquiète et plus sévère : des hommes affidés surveillent la conduite du sigisbé et de la sigisbée ; la moindre imprudence de leur part est le signal d'une implacable vengeance.

TAINE
[A Venise] les femmes se dédommagent ; quoi qu'elles fassent, on le tolère. É donna maritata, ce mot excuse tout. Ce serait une espèce de déshonneur à une femme si elle n'avait pas un homme publiquement sur son compte. Le mari ne l'accompagne jamais, il serait ridicule ; il accepte à sa place un sigisbée. Parfois ce suppléant est désigné dans le contrat ; il vient le matin au lever de la dame, prend le chocolat avec elle, l'aide à sa toilette, la conduit partout et la sert. Souvent, si elle est très noble ; elle en a cinq ou six, et le spectacle est curieux aux églises quand elle donne à l'un son bras, à l'autre son mouchoir, à l'autre ses gants ou son manteau.

• Montesquieu, Voyages de Montesquieu publiés par le baron Albert de Montesquieu, Bordeaux, 1896, Lettre sur Gênes, p. 293.
• De Brosses (Charles), L'Italie il y a cent ans ou Lettres écrites d'Italie à quelques amis en 1739 et 1740, Paris, Levavasseur, 1836, t. II, lettre XLIV, p. 217.
• De La Lande, Voyage en Italie, éd. Genève, 1790, t. V, p. 29-30]
• Sade (D.A.F.), Voyage d'Italie,
• Breton de La Martinière, 1802, Voyage en Piémont, éd. Paris, 1803, p. 177.
• Taine (Hippolyte), Voyage en Italie, À Venise, t. III, éd. Complexe, 1990, p. 78.