LA PLATIÈRE
[A Palerme, dans l'église pour les obsèques d'un négociant]. Une estrade à plusieurs étages, avec des galeries, des colonnes, des guirlandes, des festons, des fleurons, des panaches et une prodigieuse quantité de lumière s'élevait jusque dans la coupole. Sur l'une des ces galeries, à la hauteur de l'entablement des colonnes de l'église, était placé, dans un fauteuil, le corps habillé d'un droguet de soie mordoré, avec des bas de soie blancs et une perruque poudrée et frisée; près de lui un chapeau bordé d'or. De chaque côté, un héraut d'armes chassait les mouches avec des enseignes de gaze en soie, sur lesquelles étaient les armes du défunt.
MISSON
[À Vérone] nous avons tantôt vu un enterrement, dont il faut que je vous dise quelque chose. Le corps était habillé, il était en noir et en manteau, du linge blanc, une perruque fort propre, le chapeau sur la tête et, par dessus, une guirlande de fleurs. Il était assis sur un petit matelas couvert d'une grande courte-pointe de brocard jaune et rouge et appuyé sur un oreiller de même étoffe. Quatre hommes le portaient ainsi tout à découvert et le convoi suivait deux à deux. On ne met la guirlande qu'à ceux qui n'ont pas été mariés.
AUDEBERT
Portant un mort par la ville, le corps est étendu en son séant sur une forme de lit haut, élevé avec brancards sur les épaules de quatre hommes qui le soutiennent, et se voit le visage à découvert, pour éviter aux inconvénients qui autrement pourraient advenir; et au reste est habillé, comme qu'il était encore vivant, des plus beaux et riches habits qu'il eût, et ordinairement des siens nuptiaux, avec son épée au côté, ses anneaux aux doigts et ses plus riches joyaux, autre chose selon sa vacation: comme, si c'est un docteur, on met devant lui un grand livre ouvert ou un petit en ses mains et un autre grand à ses pieds. Les hommes puis les femmes vont deux à deux suivant le corps qu'ils conduisent au sépulcre, où on le déhale, lui laissant toujours ses habits, dans lesquels le corps se pourrit et consomme. Quant aux bagues, on avait anciennement accoutumé de les laisser aussi, ou bien d'autres contrefaites, mais cette coutume n'est plus.
STENDHAL
Tous les enterrements de bon ton passent à Rome par la rue du Corso à la nuit tombante. Là, au milieu de cent cierges allumés, j'ai vu passer sur un brancard et la tête découverte la jeune marquise Cesarini Sforza, spectacle atroce et que je n'oublierai jamais de ma vie.
GAUTIER
Deux files de spectres noirs masqués, portant des torches de résine d'où s'échappaient des flots de lumière rougeâtre mêlée de fumée épaisse, marchaient ou plutôt couraient devant et derrière un catafalque porté à bras, et qu'on distinguait vaguement dans le brouillard fauve du funèbre luminaire ; l'un d'eux faisait tinter une clochette, et tous grommelaient, à bocca chiusa, sous la barbe de leur masque, les prières des morts, sur un rythme étouffé et haletant. Quelquefois, un autre spectre noir sortait d'une maison, et se joignait en hâte au sombre troupeau, qui disparut bientôt au tournant du carrefour. C'était une confrérie de pénitents noirs qui, suivant l'usage, escortaient un enterrement. […] Les peuples du Midi, quoique pensant beaucoup moins à la mort que les peuples septentrionaux, parce qu'ils en sont incessamment distraits par la volupté du climat, le spectacle d'une belle nature, la fougue d'un sang plus chaud et des passions plus vives, aiment ces processions de fantômes en domino; car on les retrouve dans toute l'Italie. Ils sentent le besoin de donner à tout une forme plastique et d'agir sur l'imagination par le spectacle. Il n'y a pas longtemps que les morts étaient portés à visage découvert; l'aspect de ces cadavres immobiles et livides sous le fard dont on les peignait pour dissimuler la grimace figée de l'agonie et le travail commençant de la décomposition devait encore ajouter à l'effet sinistre et fantastique de ces enterrements. Maintenant, il n'y a plus que les moines que l'on expose de la sorte avec leur froc pour linceul.
BERLIOZ
Je venais de parcourir le dôme, un soir en le poursuivant, et je m'étais assis près d'une colonne pour voir s'agiter les atomes dans un splendide rayon du soleil couchant qui traversait la naissante obscurité de l'église, quand une troupe de prêtres et de porte-flambeaux entra dans la nef pour une cérémonie funèbre. Je m'approchai : je demandai à un Florentin quel était le personnage qui en était l'objet : "È una sposina, morta al mezzo giorno !" me répondit-il d'un air gai. Les prières furent d'un laconisme extraordinaire, les prêtres semblaient, en commençant, avoir hâte de finir. Puis, le corps fut mis sur une sorte de brancard couvert, et le cortège s'achemina vers le lieu où la morte devait reposer jusqu'au lendemain, avant d'être définitivement inhumée. Je le suivis. Pendant le trajet les chantres porte-flambeaux grommelaient bien, pour la forme, quelques vagues oraisons entre leurs dents ; mais leur occupation principale était de faire fondre et couler autant de cire que possible, des cierges dont la famille de la défunte les avait armés. Et voici pourquoi : le restant des cierges devait, après la cérémonie, revenir à l'église, et comme on n'osait pas en voler des morceaux entiers, ces braves lucioli, d'accord avec une troupe de petits drôles qui ne les quittaient pas de l'œil, écarquillaient à chaque instant la mèche du cierge qu'ils inclinaient ensuite pour répandre la cire fondante sur le pavé. Aussitôt les polissons se précipitant avec une avidité furieuse, détachaient la goutte de cire de la pierre avec un couteau et la roulaient en boule qui allait toujours grossissant. De sorte qu'à la fin du trajet, assez long (la morgue étant située à l'une des plus lointaines extrémités de Florence), ils se trouvaient avoir fait, indignes frelons, une assez bonne provision de cire mortuaire. Telle était la pieuse préoccupation des misérables par qui la pauvre sposina était portée à sa couche dernière.
Parvenu à la porte de la morgue, le même Florentin gai, qui m'avait répondu dans le dôme et qui faisait partie du cortège, voyant que j'observais avec anxiété le mouvement de cette scène, s'approcha de moi et me dit en espèce de français : "Volé-vous intrer ? — Oui, comment faire ? — Donnez-moi tré paoli." Je lui glisse dans la main les trois pièces d'argent qu'il me demandait ; il va s'entretenir un instant avec la concierge de la salle funèbre, et je suis introduit. La morte était déjà déposée sur une table. Une longue robe de percale blanche, nouée autour de son cou et au-dessous de ses pieds, la couvrait presque entièrement. Ses noirs cheveux à demi tressés coulaient à flots sur ses épaules, grands yeux bleus demi-clos, petite bouche, triste sourire, cou d'albâtre, air noble et candide... jeune !... jeune !... morte !... L'Italien toujours souriant, s'exclama : "È bella !" Et, pour me faire mieux admirer ses traits, me soulevant la tête de la pauvre jeune belle morte, il écarta de sa sale main les cheveux qui semblaient s'obstiner, par pudeur, à couvrir ce front et ces joues où régnait encore une grâce ineffable, et la laissa rudement retomber sur le bois. La salle retentit du choc... Je crus que ma poitrine se brisait à cette impie et brutale résonnance... N'y tenant plus, je me jette à genoux, je saisis la main de cette beauté profanée, je la couvre de baisers expiatoires, en proie à l'une des angoisses de cœur les plus intenses que j'aie ressenties de ma vie. Le Florentin riait toujours... |
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Roland de La Platière (Jean-Marie), Lettres écrites de Suisse, d'Italie, de Sicile et de Malthe en 1776, 1777 et 1778, t. II, Amtesterdam, 1780, p. 333.
• Misson (François-Maxiilien), Voyage d'Italie, 5e édition, t.I, 1722, lettre XIV, p. 163.
• Audebert (Nicolas), Le Voyage et observations de plusieurs choses diverses qui se peuvent remarquer en Italie, deuxième partie, éd. Paris, 1656, p. 48.
• Stendhal, Promenades dans Rome, éd. Le Divan, Firenze, t. I, p. 160.
• Gautier (Théophile), Voyage en Italie, éd. Charpentier, 1879, p. 329-331.
• Berlioz (Hector), Mémoires comprenant ses voyages en Italie, en Allemagne, en Russie et en Angleterre, 1803-1865, t. I, éd. Calmann-Lévy, s.d., chap. XLIII, p. 273-274. |