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MOINE ÉTALON

Un noble Vénitien qui n'avait pas pu faire d'enfant à sa femme s'arrange pour qu'une jeune moine vienne coucher avec elle plusieurs nuits de suite et la mette enceinte, ce qui lui permit d'éviter que son héritage tombe entre les mains de proches parents.

C'est à Venise que cette histoire s'est passée. Un moine, en allant un soir à la Comédie, avait rencontré une Dame de qualité en masque, qui était, autant qu'il l'avait pu conjecturer depuis, une noble Vénitienne. Comme elle était seule et qu'elle s'adressait à lui plus qu'il ne s'adressait à elle, il la prit d'abord pour une femme publique et, dans cette pensée, il la pria d'aller avec lui à la Comédie. La Dame accepta volontiers ses offres. La Comédie étant finie, le religieux s'offrit de la reconduire chez elle ; et elle, qui ne demandait pas mieux, fit aussitôt signe aux gens qui l'attendaient à la rive avec sa gondole de la venir recevoir. Le moine entra avec elle et trouva au fond de la barque un gentilhomme masqué qui le reçut fort civilement. La Dame, craignant que la peur ne l'eût saisit, lui dit de ne rien craindre, et commanda aux barguerolles de voguer. Il était environ une heure après minuit. La lune était dans la défaut et l'air, étant tout couvert de nuages, empêchait qu'on ne pût rien entrevoir à la lueur des étoiles. On lui fit faire tant de tours et de détours dans les canaux de Venise qu'il ne lui fut pas possible de s'imaginer en quel endroit de la ville il était. Tout ce qu'il put reconnaître c'est que l'on fit arrêter la gondole à la porte de derrière d'un grand palais. Et aussitôt plusieurs laquais masqués vinrent éclairer avec des flambeaux, et on le conduisit, par un escalier secret, dans une grande salle en haut, où il trouva encore quelques personnes masquées. Quoique ce moine fût un jeune homme fort résolu, il avoua qu'il fut saisi d'une frayeur extrême, particulièrement lorsqu'il vit que la Dame s'était retirée et l'avait laissé seul avec le gentilhomme et quelques valets masqués ; et il ne s'attendait rien moins qu'à la mort. Mais le gentilhomme, d'un autre côté, fit tout son possible pour le rassurer. On couvrit la table d'un fort beau dessert et on lui servit de plusieurs sortes d'excellents vins. Après quoi, on lui montra un fort beau lit, où on lui dit de s'aller coucher. Le moine, voyant qu'il y avait danger à ne pas obéir, fit tout ce qu'on voulait de lui. Sitôt qu'il fut au lit, on éteignit le feu et tous les flambeaux dans la chambre ; et, un moment après, la Dame entra et alla se coucher avec lui, lui donnant mille assurances qu'il ne lui arriverait point de mal.
Le religieux fut gardé et servi pendant quinze jours consécutifs de la manière que je viens de dire, sans qu'il pût reconnaître où il était, ni aucun des gens qui l'acompagnaient ou le servaient. Tout ce qu'il put conjecturer par les discours de la Dame fut que, comme elle ne pouvait pas avoir d'enfants de son mari, il avait consenti, pour se venger des plus proches parents à qui il ne voulait pas que la succession tombât après leur mort, qu'elle trouvât les moyens d'avoir un héritier, et qu'ils n'avaient pas jugé de personne plus propre pour ce dessein que de se servir d'un jeune moine bien fait comme lui.
Ainsi, après beaucoup de civilités et de bons traitements, mais aussi après un horrible péché, il fut congédié. On lui donna la valeur de 50 guinées en or et, l'ayant fait rembarquer une nuit, après plusieurs autres tours et détours qu'on lui fit faire, on le remit à peu près à l'endroit où on I'avait pris, sans qu'il lui ait jamais été possible de rien découvrir davantage.

• Emilliane (Gabriel d'), Histoire des tromperies des prêtres et des moines décrites dans un voyage d'Italie, 3e éd. Rotterdam, 1702, t. II, p. 265-268.