GUYOT
Au reste, on ne peut exprimer la folie des Romains à l'occasion de ce jeu qu'est la loterie. Comme il y a quelques exemples de personnes qui ont fait fortune par ce moyen, cela a été cause que la plupart des Romains y perdent tous leurs biens. Nous avons plusieurs familles qui, de vingt, vingt-cinq ou trente mille écus de rente qu'elles avaient, ont à peine aujourd'hui de quoi vivre. Il n'y a pas même jusqu'aux pauvres gens qui ne mettent aux Lombards ce qu'ils ont dans leurs maisons, aimant mieux rester sans chemise, et quelques jours même sans manger, que de ne pas jouer à ce jeu. Ne vous imaginez pas qu'il y ait de l'exagération dans ce que je vous dis. Je voudrais parier qu'il y a plus de trois mille personnes dans la ville qui ne sortent point, parce qu'elles n'ont point d'habits. Je ne veux pas entrer dans le détail des misères et de la pauvreté que cette loterie cause dans Rome ; cela me mènerait trop loin. Mais pour vous en donner une idée, il me suffira de vous dire que l'on assure que pour chaque extraction il sort de Rome plus de septante mille écus, et qu'à peine il y en rentre dix ou douze mille, et quelquefois beaucoup moins. Les papes connaissent très bien le tort que cette loterie cause, et l'on réitère souvent les défenses d'y jouer sous des peines très rigoureuses. Mais dans une ville comme celle-ci, où les cardinaux et les ambassadeurs commandent, pour ainsi dire, plus que les papes, il est impossible de l'empêcher. Ce que les Romains ne peuvent faire eux-mêmes, ils le font faire par des gens qui appartiennent à ces seigneurs. Ainsi, malgré toutes les défenses des papes, on trouve le moyen de faire ce que l'on veut. Vous ne sauriez croire à quelles extravagances la Loterie donne occasion. Car, pour mieux deviner les nombres qui sortiront, il n'y a rien que l'on ne mettre en oeuvre. Les uns cherchent à les deviner par le moyen de certains chiffres ou écrits énigmatiques dressés par des personnes du métier, et qu'on appelle les cabales. Les autres ont recours aux rêves. Et ne vous imaginez pas qu'il n'y ait que les femmes et les ignorants qui donnent dans ces sottises. Les religieux, les prêtres, les docteurs, enfin les savants y sont les plus fous. Et il y en a tels qui payent jusqu'à vingt femmes par semaine afin qu'elles leur racontent ce qu'elles ont rêvé. Ce qui se fait de cette manière : ils donnent à chacune de ces femmes un numéro, qu'elle met sous le chevet de son lit avant que de s'endormir. Et si elle rêve quelque chose qui ait du rapport à ce numéro, on le regarde comme bon, et l'on s'y tient.
GAUTIER
[A Venise] un groupe s'est formé au milieu du Campo. […] Un cercle laissé libre au centre du rassemblement nous permet de voir un pauvre diable fort délabré, coiffé d'un chapeau élégiaque, vêtu d'un habit piteux et d'un pantalon effrangé ; il a près de lui une vieille, affreuse compagnonne, parque mêlée de sorcière, en aussi piètre équipage que le bonhomme. Un panier couvert est placé à terre devant eux. Un chien hérissé, sordide, maigre, mais ayant l'air intelligent d'un animal académique dressé à toutes sortes d'exercices, regarde le vieux couple avec cet œil humain que prend le chien devant son maître : il semble attendre un signe, un ordre. […] Le vieux a fait un geste de commandement. Le chien attentif s'est précipité sur le panier, dont il a soulevé avec les dents un des couvercles ; il y reste quelques secondes, puis, poussant l'autre couvercle de son nez, il ressort triomphant, tenant dans la gueule un petit morceau de papier plié, qu'il dépose aux pieds de la vieille : il recommence ce manège plusieurs fois, et les assistants s'arrachent les billets extraits ainsi du panier. Ce chien tire des numéros pour la loterie. Ceux qu'il amène dans certaines conditions doivent gagner infailliblement : les joueurs et les joueuses, qui sont en grand nombre à Venise, comme dans tous les pays malheureux, où l'espérance d'une fortune subite, gagnée sans travail, agit énergiquement sur les imaginations, ont grande confiance aux numéros ainsi pêchés par le chien.
MAUPASSANT
L'aide de la Vierge est sollicitée par certains qui veulent forcer le sort. Parfois, devant le bureau de la loterie officielle qui fonctionne en permanence comme un service religieux et rapporte à l'État de gros revenus, on assiste à une petite scène drôle et typique. En face est la madone, dans sa niche accrochée au mur, avec la lanterne qui brille à ses pieds. Un homme sort du bureau, son billet de loterie à la main, met un sou dans le tronc sacré qui ouvre sa petite bouche noire devant la statue, puis il se signe avec le papier numéroté qu'il vient de recommander à la Vierge, en l'appuyant d'une aumône.
KAUFFMANN
Le vendredi est le jour où l'on brûle le plus de cierges devant les deux ou trois cents madones de Rome. C'est tout simple : on a joué le jeudi, la loterie se tire le samedi, on prie le vendredi la Sainte Vierge de faire sortir de la roue les numéros sur lesquels ont a misé, et on espère se la rendre favorable en lui brûlant un bout de chandelle. […] Les moines de Rome ont un rôle très actif dans ces machinations où l'on entend maîtriser le hasard ; ils tiennent registre de chaque tirage, ils savent l'âge de tous les numéros, et préparent les savantes combinaisons qui doivent mener à la fortune. Ils font évidemment les affaires du gouvernement pour qui la loterie est une source de revenus, et ils sont payés par les dupes, suivant l'éternelle coutume. Ils vendent leurs calculs, les joueurs heureux leur donnent une gratification, un regalo ; les jeunes cabaleuses les récompensent d'un sourire.
TAINE
Les bureaux de loterie sont pleins et on lit les numéros affichés aux vitres. Voilà la grande préoccupation de ces gens-là : ils calculent des ambes et des ternes, ils rêvent des numéros, ils tirent des indices de leur âge, du quantième du mois, ils raisonnent sur la forme des chiffres, ils ont des pressentiments, ils font des neuvaines aux saints et à la Madone; la cervelle imaginative travaille, s'encombre de rêves, déborde tout d'un coup du côté de la peur et de l'espérance; les voilà à genoux, et cet accès de désir ou de crainte est leur religion. |
• Michel Guyot de Merville (Michel), Voyage historique d'Italie, t. II, 1729, p. 71-73.
• Gautier (Théophile), Voyage en Italie, Italia, éd. 1879, p. 156.
• Maupassant (Guy de), La Vie errante, éd. 1890, p. 66.
• Kauffmann (A. Sébastien), Chroniques de Rome, tableau de la société romaine sous le pontificat de Pie IX, éd. 1865, chap. XXV, p. 161.
• Taine (Hippolyte), Voyage en Italie, À Rome, éd. Complexe, 1990, t. I, p. 284. |