<== Retour

FAUX TÉMOIN

 

À Naples les personnes qui n'ont aucun métier ou, pour mieux dire, qui ne veulent s'appliquer à aucun travail, ont trouvé ici une manière fort extraordinaire de gagner de l'argent: c'est en servant de faux témoin. Ce métier est devenu aujourd'hui si public que personne ne se fait plus de honte de cet indigne exercice. Lorsqu'on leur demande quel métier ils font, ils vous répondent hardiment et sans rougir qu'ils font celui de faux témoin. Il y en a de toutes sortes de prix. Ce métier est devenu même si commun que pour gagner quelque chose on se contente d'une bagatelle. Il y a de ces témoins qui ne prennent qu'un carlin, qui est une pièce de huit à dix sous de France. Il n'est pas nécessaire que je vous fasse envisager les mauvais effets, et les désordres qui naissent de cet abus : la chose parle d'elle-même. Je vous dirai seulement que, lorsqu'on tombe entre les mains de ces gens-là, le seul moyen de se tirer d'affaire, c'est de faire comme fit une fois un Piémontais.
Celui-ci fut appelé au Tribunal de la Vicairerie, où on voulait l'obliger de payer une grosse somme d'argent qu'une personne, qui lui était entièrement inconnue, disait lui être due par ce Piémontais. Toutes les preuves qu'on apportait pour justifier cette dette ne consistaient que dans le rapport de deux de ces faux témoins que cette personne avait fait comparaître, pour certifier qu'on lui avait prêté cet argent. C'en aurait été fait pour le Piémontais, s'il avait voulu nier la dette. On l'aurait mis en prison, et il aurait été contraint de payer, ou d'être renfermé tant que le prétendu créancier aurait voulu. Mais le Piémontais, qui savait la coutume du pays, avoua aussitôt qu'il était vrai qu'il avait reçu cette somme, mais il dit qu'il ne savait pas pourquoi on voulait la lui demander encore une fois, vu qu'il l'avait déjà payée. Le prétendu créancier voulut contester, que cela n'était pas vrai ; mais au lieu d'être payé en argent, il fut payé par la prison, où on le fit conduire; parce que le Piémontais, ayant gagné quatre autres faux témoins, prouva qu'il avait payé cette somme, avec la même facilité que l'autre avait prouvé la dette.

• Michel Guyot de Merville (Michel), Voyage historique d'Italie, t. II, 1729, p. 285-286.