LA PLATIÈRE
On les embaume tant bien que mal, et l'on conserve ainsi les cadavres, dont on voit des milliers rangés comme les livres d'une bibliothèque, dans plusieurs caves, particulièrement dans celle des capucins, qui est immense et très renommée : ils sont par allées, les uns au-dessus des autres comme des fusils dans une salle d'armes. J'y ai vu des vice-rois, d'autres personnes de distinction, et des gens de tout état, car on y reçoit quiconque paie.
A celui-ci, la tête se détache du corps ; à celui-là les bras ; à un autre les jambes ; enfin cette triste et dégoûtante tapisserie s'en va de toutes parts en lambeaux. Ajoutez à cela une odeur fade, tant soit peu cadavéreuse, dont on ne peut entièrement purger cet immense souterrain, quoique l'air circule continuellement, et qu'il soit tenu avec une propreté presque surnaturelle.
La plupart de ces cadavres sont en habit de religieux ; plusieurs ont la corde au cou : grand bien leur fasse une pareille humilité ; c'est un peu tard, il me semble ; ma meglio è tardi che mai.
A l'anniversaire, à telles fêtes, dans certains temps, les parents viennent brûler des cierges devant les restes de leurs auteurs, et font dire des messes à leur intention.
DUMAS
Il est un monastère chrétien en grande réputation, non seulement à Palerme, mais par toute la Sicile; c'est le couvent des Capucins. Ce qui lui a valu cette renommée, c'est surtout la singulière propriété qu'ont ses caveaux de momifier les cadavres et de les conserver ainsi exempts de corruption jusqu'à ce qu'ils tombent en poussière.
Aussi, dès que nous arrivâmes au couvent, le père gardien, habitué aux visites quotidiennes qu'il reçoit des étrangers, nous conduisit-il à ses catacombes ; nous descendîmes trente marches, et nous nous trouvâmes dans un immense caveau souterrain, taillé en croix, éclairé par des ouvertures pratiquées dans la voûte, et où nous attendait un spectacle dont rien ne peut donner une idée.
Qu'on se figure douze ou quinze cents cadavres réduits à l'état de momies, grimaçant à qui mieux mieux, les uns semblant rire, les autres paraissant pleurer, ceux-ci ouvrant la bouche démesurément, pour tirer une langue noire entre deux mâchoires édentées, ceux-là serrant les lèvres convulsivement, allongés, rabougris, tordus, luxés, caricatures humaines, cauchemars palpables, spectres mille fois plus hideux que les squelettes pendus dans un cabinet d'anatomie, tous revêtus de robe de capucin, que trouent leurs membres disloqués, et portant aux mains une étiquette sur laquelle on lit leur nom, la date de leur naissance et celle de leur mort. Parmi tous ces cadavres est celui d'un Français nommé Jean d'Esachard, mort le 4 novembre 1851, âgé de cent deux ans.
Le cadavre le plus rapproché de la porte, et qui, de son vivant, s'appelait Francesco Tollari, porte à la main un bâton. Nous demandâmes au gardien de nous expliquer ce symbole ; il nous répondit que, comme le susdit Francesco Tollari était le plus près de la porte, on l'avait élevé à la dignité de concierge; et qu'on lui avait mis un bâton à la main pour qu'il empêchât les autres de sortir.
Cette explication nous mit fort à notre aise ; elle nous indiquait le degré de respect que les bons moines portaient eux-mêmes à leurs pensionnaires ; dans les autres pays, on rit de la mort ; eux riaient des morts : c'était un progrès.
En effet, il faut avouer que, dans cette collection de momies, celles qui ne sont pas hideuses sont risibles. Il est difficile à nous autres gens du Nord, avec notre culte sombre et poétique pour les trépassés, de comprendre qu'on se fasse un jeu de ces pauvres corps dont l'âme est partie, qu'on les habille, qu'on les coiffe, qu'on les farde comme des mannequins ; que, lorsque quelque membre se déjette par trop, on casse ce membre et on le raccommode avec du fil de fer, sans craindre, avec ce sentiment éternel qui réagit en nous contre le néant, que le cadavre n'éprouve une souffrance physique, ou que l'âme qui plane au-dessus de lui ne s'indigne aux transformations qu'on lui fait subir. J'essayai de faire part de toutes ces sensations à notre compagnon ; mais Arami était sicilien, habitué dès l'enfance à regarder comme un honneur rendu à la mémoire ce que nous regardons comme une profanation du tombeau.
Il ne comprit pas plus notre susceptibilité que nous son insouciance. Alors nous en prîmes notre parti ; et comme la chose était curieuse au fond, convaincus que ce qui ne blessait pas les vivants ne devait pas blesser les morts, nous continuâmes notre visite.
Les momies sont disposées. tantôt sur deux et tantôt sur trois rangs de hauteur, alignées côte à côte, sur des planches en saillie, de manière à ce que celles du premier rang servent de cariatides à celles du second, et celles du second au troisième. Sous les pieds des momies du premier rang sont trois étages de coffres en bois, plus ou moins précieux, décorés plus ou moins richement d'armoiries, de chiffres, de couronnes. Ils renferment les morts pour lesquels les parents ont consenti à faire la dépense d'une bière ; ces bières ne se clouent pas comme les nôtres, pour l'éternité, mais elles ont une porte, et cette porte a une serrure dont les parents possèdent la clef. De temps en temps les héritiers viennent voir si ceux dont ils mangent la fortune sont toujours là : ils voient leur oncle, leur grand-père ou leur femme, qui leur fait la grimace, et cela les rassure.
Aussi feriez-vous le tour de la Sicile sans entendre raconter une seule de ces poétiques histoires de fantômes qui font la terreur des longues veillées septentrionales. Pour l'habitant du Midi, l'homme mort est bien mort ; pas d'heure de minuit à laquelle il se lève, pas de chant du coq auquel il se recouche : le moyen de croire aux revenants, quand on tient les revenants sous clef, et qu'on a cette clef dans sa poche !
Parmi ces morts, il y a des comtes, des marquis, des princes, des maréchaux de camp dans leurs cuirasses ; le plus curieux de tous ceux qui composent cette société aristocratique est.sans contredit un roi de Tunis qui, poussé à Palerme par un coup de vent, tomba malade au couvent des capucins et y mourut ; mais avant de mourir, touché par la grâce, il se convertit et reçut le baptême. Cette conversion, comme on le pense bien, fit grand bruit, l'empereur d'Autriche lui-même ayant consenti à être son parrain. Aussi les capucins, afin de perpétuer l'honneur qui en rejaillissait sur leur couvent, se sont-ils mis en frais pour le royal néophyte. Sa tête et ses mains sont posées sur une espèce de tablette surmontée d'un dais en calicot; la tête porte une couronne de papier, et la main gauche tient en guise de sceptre un bâton de chaise doré ; au-dessous de cette singulière châsse on lit cette inscription, qui renferme toute l'histoire du roi de Tunis : « Naccui in Tunisi re, venuto a sorte in Palermo, Abbraciai la santa fede. La fede e il viver bene salva mi in morte. Don Filippo d'Austria, re di Tunizzi, Mori a Palermo. 20 settembre 1622 ».
Outre ces niches destinées au commun des martyrs, outre les caisses réservées à l'aristocratie, il y a encore un des bras de cette immense croix funéraire qui forme une espèce de caveau particulier : c'est celui des dames de la haute aristocratie palermitaine.
C'est là peut-être que la mort est la plus hideuse : car c'est là qu'elle est la plus. parée ; les cadavres, couchés sous des cloches de verre, y sont habillés de leurs plus riches habits ; les femmes, en parures de bal ou de cour ; les jeunes filles, avec leurs robes blanches et avec leurs couronnes de vierges. On peut à peine supporter la vue de ces visages coiffés de bonnets enrubannés, de ces bras desséchés sortant d'une manche de satin bleu ou rose, pour allonger leurs doigts osseux dans des gants quatre fois trop larges, de ces pieds chaussés de souliers de taffetas et dont on aperçoit les nerfs et les os à travers des bas de soie à jour. L'un de ces cadavres, horrible à voir, tenait à là main une palme, et avait cette épitaphe écrite sur la plinthe de son lit mortuaire : « Saper vuoi di chi giacce, il senso vero : Antonia Pedoche flor Passaggiero visse anni xxe mori a xxv Settembre 1834. ».
Un autre cadavre non moins affreux à voir, enseveli avec une robe de crêpe, une couronne de roses et un oreiller de dentelles, est celui de la signora D. Maria Amaldi e Ventimiglia, marchesina di Spataro, morte le 7 août 1834, à l'âge de vingt-neuf ans. Ce cadavre était tout jonché de fleurs fraîches ; le gardien des capucins, que nous interrogeâmes, nous dit que ces fleurs étaient renouvelées tous les jours, par le baron P… qui l'avait aimée. C'était un terrible amour que celui qui résistait depuis deux ans à une pareille vue.
Nous étions dans ces catacombes depuis deux heures à peu près, et nous pensions avoir tout vu, lorsque le gardien nous dit qu'il nous avait gardé pour la fin quelque chose de plus curieux encore. Nous lui demandâmes avec inquiétude ce que ce pouvait être, car nous croyions avoir atteint les bornes du hideux, et nous apprîmes qu'après avoir vu les cadavres arrivés à un état complet de dessiccation, il nous restait à voir ceux qui étaient en train de sécher. Nous étions allés trop loin déjà pour reculer en si beau chemin ; nous lui dîmes de marcher devant nous, et que nous étions prêts à le suivre.
Il alluma donc une torche ; et, après avoir fait une douzaine de pas dans un des corridors, il ouvrit un petit caveau entièrement privé de jour, et y entra le premier, son flambeau à la main. Alors, à la lueur rougeâtre de ce flambeau, nous aperçûmes un des plus horribles spectacles qui se puissent voir ; c'était un cadavre entièrement nu, attaché sur une espèce de grille de fer, ayant les pieds nus, les mains et les mâchoires liés, afin d'empêcher autant que possible les nerfs de ces différentes parties de se contracter ; un ruisseau d'eau vive coulait au dessous de lui, et opérait cette dessiccation, dont le terme est ordinairement de six mois : ces six mois écoulés, le défunt passe à l'état de momie, est rhabillé et remis à sa place, où il restera jusqu'au jour du jugement dernier. Il y a quatre de ces caveaux qui peuvent contenir chacun trois ou quatre cadavres ; on les appelle les pourrissoirs…
Les hôtes de cet ossuaire ont, comme les autres morts, leur jour de fête ; alors on les habille avec leurs habits du dimanche, du linge blanc, des bouquets au côté, et l'on ouvre les portes des catacombes à leurs parents et à leurs amis. Quelques-uns cependant conservent leur robe de bure et leur air morne. Les parents, qui se doutent de ce qui les attriste, se hâtent de leur demander s'ils ont besoin de quelque chose, et si une messe ou deux peut leur être agréable. Les morts répondent par un signe de tête, ou par un signe de main, que c'est cela qu'ils désirent. Les parents paient un certain nombre de messes au couvent, et si ce nombre est suffisant, ils ont la satisfaction, l'année suivante, de voir les pauvres patients fleuris et endimanchés, en signe qu'ils sont sortis du purgatoire et jouissent de la béatitude éternelle.
Tout cela n'est-il pas une bien étrange profanation des choses les plus saintes ? Et notre tombe à nous, ne rend-elle pas bien plus religieusement à la poussière ce corps fait de poussière, et qui doit redevenir poussière?
J'avoue que je revis avec plaisir le jour, l'air, la lumière et les fleurs; il me semblait que je m'éveillais après un effroyable cauchemar et, quoique je n'eusse touché à aucun des habitants de cette triste demeure, j'étais comme poursuivi par une odeur cadavéreuse dont je ne pouvais me débarrasser. En arrivant à la porte de la ville, notre cocher s'arrêta pour laisser passer une litière, précédée d'un homme tenant une sonnette et suivie de deux autres litières : c'était un mort qu'on portait aux Capucins. Cette manière de transporter les trépassés, assis, habillés et fardés, dans une chaise à porteurs, me parut digne du reste. Les deux litières qui suivaient la première étaient occupées, l'une par le curé, l'autre par son sacristain.
Je fis un des plus mauvais dîners de ma vie, non pas que celui de l'hôtel fût mauvais, mais j'étais poursuivi par l'image du mort que je venais de voir sécher sur le gril.
MAUPASSANT
[A Palerme] la terre sur laquelle est bâti le couvent des Capucins possède la singulière propriété d'activer si fort la décomposition de la chair morte qu'en un an il ne reste plus rien sur les os, qu'un peu de peau noire séchée, collée, et qui garde, parfois, les poils de la barbe et des joues.
On enferme donc les cercueils en de petits caveaux latéraux qui contiennent chacun huit ou dix trépassés, et, l'année finie, on ouvre la bière d'où l'on retire la momie, momie effroyable, barbue, convulsée, qui semble hurler, qui semble travaillée par d'horribles douleurs. Puis, on la suspend dans une des galeries principales, où la famille vient la visiter de temps en temps. Les gens qui voulaient être conservés par cette méthode de séchage le demandaient avant leur mort, et ils resteront éternellement alignés sous ces voûtes sombres, à la façon des objets qu'on garde dans les musées, moyennant une rétribution annuelle versée par les parents. Si les parents cessent de payer, on enfouit tout simplement le défunt, à la manière ordinaire.
J'ai voulu visiter, aussitôt, cette sinistre collection de trépassés.
A la porte d'un petit couvent d'aspect modeste, un vieux capucin, en robe brune, me reçoit et il me précède sans dire un mot, sachant bien ce que veulent voir les étrangers qui viennent en ce lieu.
Nous traversons une pauvre chapelle, et nous descendons lentement un large escalier de pierre. Et, tout à coup, j'aperçois devant nous une immense galerie, large et haute, dont les murs portent tout un peuple de squelettes habillés d'une façon bizarre et grotesque. Les uns sont pendus en l'air côte à côte, les autres couchés sur cinq tablettes de pierre, superposées depuis le sol jusqu'au plafond. Une ligne de morts est debout par terre, une ligne compacte, dont les têtes affreuses semblent parler. Les unes sont rongées par des végétations hideuses qui déforment davantage encore les mâchoires et les os, les autres ont gardé leurs cheveux, d'autres un bout de moustache, d'autres une mèche de barbe.
Celles-ci regardent en l'air de leurs yeux vides, celles-là en bas ; en voici qui semblent rire atrocement, en voilà qui sont tordus par la douleur, toutes paraissent affolées par une épouvante surhumaine.
Et ils sont vêtus, ces morts, ces pauvres morts hideux et ridicules, vêtus par leur famille qui les a tirés du cercueil pour leur faire prendre place dans cette effrayante assemblée. Ils ont, presque tous, des espèces de robes noires dont le capuchon parfois est ramené sur la tête. Mais il en est qu'on a voulu habiller plus somptueusement ; et le misérable squelette, coiffé d'un bonnet grec à broderies et enveloppé d'une robe de chambre de rentier riche, étendu sur le dos, semble dormir d'un sommeil terrifiant et comique.
Une pancarte d'aveugle, pendue à leur cou, porte leur nom et la date de leur mort. Ces dates font passer des frissons dans les os. On lit : 1880, 1881, 1882.
Voici donc un homme, ce qui était un homme, il y a huit ans ? Cela vivait, riait, parlait, mangeait, buvait, était plein de joie et d'espoir. Et le voilà ! Devant cette double ligne d'être innommables, des cercueils et des caisses sont entassés, des cercueils de luxe en bois noir, avec des ornements de cuivre et de petits carreaux pour voir dedans. On croirait que ce sont des malles, des valises de sauvages achetées en quelque bazar par ceux qui partent pour le grand voyage, comme on aurait dit autrefois.
Mais d'autres galeries s'ouvrent à droite et à gauche, prolongeant indéfiniment cet immense cimetière souterrain.
Voici les femmes, plus burlesques encore que les hommes, car on les a parées avec coquetterie. Les têtes vous regardent, serrées en des bonnets à dentelles et à rubans, d'une blancheur de neige autour de ces visages noirs, pourris, rongés par l'étrange travail de la terre. Les mains, pareilles à des racines d'arbres coupées, sortent des manches de la robe neuve, et les bas semblent vides qui enferment les os des jambes. Quelquefois le mort ne porte que des souliers, des grands, grands souliers pour ces pauvres pieds secs.
Voici les jeunes filles, hideuses jeunes filles, en leur parure blanche, portant autour du front une couronne de métal, symbole de l'innocence. On dirait des vieilles, très vieilles, tant elles grimacent. Elles ont seize ans, dix-huit ans, vingt ans. Quelle horreur !
Mais nous arrivons dans une galerie pleine de petits cercueils de verre – ce sont les enfants. Les os, à peine durs, n'ont pas pu résister. Et on ne sait pas bien ce qu'on voit, tant ils sont déformés, écrasés et affreux, les misérables gamins. Mais les larmes vous montent aux yeux, car les mères les ont vêtus avec les petits costumes qu'ils portaient aux derniers jours de leur vie. Et elles viennent les revoir ainsi, leurs enfants !
Souvent, à côté du cadavre, est suspendue une photographie qui le montre tel qu'il était, et rien n'est plus saisissant, plus terrifiant que ce contraste, que ce rapprochement, que les idées éveillées en nous par cette comparaison.
Nous traversons une galerie plus sombre, plus basse, qui semble réservée aux pauvres. Dans un coin noir, ils sont une vingtaine ensemble, suspendus sous une lucarne, qui leur jette l'air du dehors par grands souffles brusques. Ils sont vêtus d'une sorte de toile noire nouée aux pieds et au cou, et penchés les uns sur les autres. On dirait qu'ils grelottent, qu'ils veulent se sauver, qu'ils crient "au secours !". On croirait l'équipage noyé de quelque navire, battu encore par le vent, enveloppé de la toile brune et goudronnée que les matelots portent dans les tempêtes, et toujours secoués parla terreur du dernier instant quand la mer les a saisis.
Voici le quartier des prêtres. Une grande galerie d'honneur ! Au premier regard, ils semblent plus terribles à voir que les autres, couverts ainsi de leurs ornements sacrés noirs, rouges et violets. Mais en les considérant l'un après l'autre, un rire nerveux et irrésistible vous saisit devant leurs attitudes bizarres et sinistrement comiques. En voici qui chantent, en voilà qui prient. On leur a levé la tête et croisé les mains. Ils sont coiffés de la barrette de l'officiant qui, posée au sommet de leur front décharné, tantôt se penche sur l'oreille d'une façon badine, tantôt leur tombe jusqu'au nez. C'est le carnaval de la mort, que rend plus burlesque la richesse dorée des costumes sacerdotaux.
De temps en temps, paraît-il, une tête roule à terre, les attaches du cou ayant été rongées par les souris. Des milliers de souris vivent dans ce charnier humain.
On me montre un homme mort en 1882. Quelques mois auparavant gai et bien portant, il était venu choisir sa place, accompagné d'un ami : "Je serai là", disait-il et il riait.
L'ami revient seul maintenant et regarde pendant des heures entières le squelette immobile, debout à l'endroit indiqué.
En certains jours de fête, les catacombes des capucins sont ouvertes à la foule. Un ivrogne s'endormit une fois en ce lieu et se réveilla au milieu de la nuit. Il appela, hurla, éperdu d'épouvante, courut de tous les côtés, cherchant à fuir. Mais personne ne l'entendit. On le trouva au matin, tellement cramponné aux barreaux de la grille d'entrée, qu'il fallut de longs efforts pour l'en détacher.
Il était fou.
Depuis ce jour, on a suspendu une grosse cloche près de la porte.
TAINE
[A Rome, chez les capucins de la place Barberini] le frère qui nous conduit est à peu près fou, c'est un idiot triste ; il pousse de grands soupirs, et répète toujours les mêmes mots, d'une voix détraquée, avec des yeux hagards. "Intende poco", dit le frère qui le remplace.
Celui-ci nous mène dans la chapelle souterraine, horrible et étonnant amas de momies. Cinq ans suffisent à la terre du cimetière pour dessécher un corps ; il est alors tout préparé, et on l'étale. Quatre chambres sont remplies de ces squelettes, et on les y a groupés en matière de décoration. Les fémurs, les omoplates, les humérus, les bassins font des bouquets, des guirlandes, une élégante tapisserie. Un goût curieux et raffiné a disposé tout cet ameublement ; parfois un crâne au bout d'une chaîne de vertèbres descend du plafond, formant une lampe suspendue ; deux bras, avec leurs articulations et les mains noueuses étendues, se correspondent en guise de pendants de cheminée. Les os creux de la hanche s'entassent les uns au-dessus des autres comme des files d'aiguières sur un buffet de parade. Sur tout le mur et toute la voûte, on voit courir les radius en dessins contournés, en jolies et capricieuses arabesques ; çà et là, dans un coin, un buisson de cages thoraciques hérisse ses étages blanchâtres de clavicules et de côtes. Le sol est une rangée de fosses; les unes pleines, les autres qui attendent. Les morts récents sont dans leur froc ; le moine nous en montre un, son ami, mort en 1858 : il était fort grand, mais le cimetière l'a atténué, réduit à l'extrême, et sa peau jaune colle sur ses bras raidis, sur son visage, dont la chair semble avoir fondu. Le moine ajoute que deux frères sont fort malades, que l'un d'eux probablement mourra cette nuit, et il nous montre la fosse déjà faite. Ce pauvre homme, avec sa barbe grise et ses vieux yeux noyés, a l'air tout guilleret en donnant cette explication ; il rit ; impossible de rendre l'effet de cette gaieté en pareil lieu et en pareil sujet. Songez que chaque moine vient prier tous les jours dans cette chapelle, et sentez par quelles prises corporelles la machine ainsi maniée doit enserrer et ployer l'homme !
DUMAS
[A Naples] le 2 novembre, jour de la fête des trépassés, les catacombes de chaque confrérie sont ouvertes au public ; les parvis sont tendus de velours noir ; des fleurs et des parfums embaument l'atmosphère et les caveaux mortuaires sont éclairés comme le théâtre Saint-Charles les jours de grand gala. Alors, on hisse les squelettes des frères qui sont morts dans l'année, on les habille de leurs plus beaux habits, on les place religieusement dans les niches préparées à cet effet tout autour de la salle ; puis ils reçoivent les visites de leurs parents qui, fiers d'eux, amènent leurs amis et connaissances pour leur faire voir la manière convenable dont sont traités après leur mort les gens de leur famille. Après quoi, on les enterre définitivement dans un jardin d'orangers qu'on appelle Terra-Santa. |