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BOULES DE NEIGE

L'hiver, à Sienne, filles, femmes et même religieuses qui veulent soit trouver des amants soit communiquer avec eux profitent de la neige pour faire passer leurs billets doux ; de fait on a remarqué que la plupart des enfants illégitimes ont été conçus en hiver.

Les Siennois ont une manière de s'échauffer assez particulière, et c'est un de leurs grands divertissements. Voici ce que c'est. Comme la plupart des Italiennes ne sont retirées qu'en apparence, et seulement parce que l'usage du pays, qu'elles font semblant de suivre, l'ordonne, elles cherchent toutes les occasions favorables de pouvoir paraître en public sans être exposées à la médisance, et c'est ce que la neige leur procure. D'abord qu'il y en a tant soit peu dans les rues , on voit incontinent quantité de filles et de femmes se mettre à leurs fenêtres et jeter sans distinction des balles de neige aux passants. On fait ces balles avec la main, mais elles sont si rondes et si bien faites qu'on dirait qu'elles sortent du moule. Elles sont encore si dures qu'à moins qu'elles ne tombent de fort haut, ou qu'on ne les jette avec beaucoup de force, elles ne se brisent point. Les hommes qui sont dans les rues en font autant. Quelques-uns se contentent d'en jeter deux ou trois par galanterie, mais d'autres, moins discrets, y passent des heures entières, et se font apporter des balles par des enfants, qu'ils payent pour cela. On dirait que c'est une espèce de combat et l'on voit autour des fenêtres les murailles toutes marquées des coups de balles. Je vous laisse à juger de la quantité des vitres qui se cassent durant cette petite guerre ; mais personne ne peut s'en plaindre : c'est le droit du pays. Les étrangers qui se trouvent ici et qui ne sont point faits à ce manège se trouvent fort surpris ; mais le meilleur parti que l'on puisse prendre, c'est de payer ces gens-là de la même monnaie. Ce serait vouloir s'attirer la populace à dos que d'en user d'une autre manière, et l'on n'y trouverait pas son compte.
Il ne faut pas que j'oublie de vous dire que ce divertissement renferme aussi un mystère. Le voici. Les dames se servent de ces balles de neige pour y enfermer les billets doux qu'elles écrivent à leurs amants ; mais elles les jettent avec précaution, de peur de les blesser ailleurs qu'au coeur. Les amants en font autant. […] Ce divertissement est ici si commun que tout le monde s'en mêle sans distinction d'âge ni de qualité. Que direz-vous, lorsque vous saurez que les religieuses s'en mêlent aussi. Mais elles le font avec plus de précaution que les autres. Elles ont aussi plus de peine à recevoir les réponses de leurs billets puisqu'il est défendu de jeter de ces balles contre leurs fenêtres ou grilles. Mais leur subtilité trouve toujours quelques expédients pour venir à bout de leurs desseins, et elles ne manquent pas, quand elles écrivent à leurs galants, de leur indiquer la manière dont ils doivent s'y prendre. Je vous assure que si l'on appelle la neige la Ruffiana senza vergogna, ce n'est pas sans quelque raison. On a fait une observation que presque tous les enfants bâtards que l'on nourrit dans l'hôpital public de cette ville, dont le nombre monte à plus de sept cents, sont nés dans le mois de septembre ou d'octobre, de sorte que, lorsqu'on veut dire en mots couverts qu'un enfant n'est pas légitime, on dit qu'il est conçu l'hiver. […] Que direz-vous d'un si joli divertissement ? Pour moi je ne le désapprouve point, et je crois même que je ferais [comme| eux si je n'avais pas l'agrément de voir ma maîtresse quand l'envie m'en prend. Si vous êtes marié et que vous ne puissiez avoir des enfants, envoyez ici votre femme prendre le remède de la neige.

• Guyot de Merville (Michel), Voyage historique d'Italie, t. I, La Haye, 1729, p. 144.