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SECTION ORLÉANAISE DE L'ASSOCIATION GUILLAUME-BUDÉ

COMPTES RENDUS DES SAISONS 2019/2020 - 2021/2022 - 2022/2023


 

ASSOCIATION GUILLAUME-BUDÉ
SECTION D'ORLÉANS
Saison 2019-2020
dans Bulletin de l'Association Guillaume-Budé, 2021-1, juin 2021


Mardi 10 septembre 2019
Présentation de son ouvrage La Solitude Caravage, par Yannick HAENEL.
entretien avec Catherine Malissard

Parce que Léonard de Vinci est mort en 1519 à Amboise, l'habitude des commémorations fait que l'attention, surtout dans le Val de Loire, s'est tournée cette année vers la Renaissance. Emportés par ce mouvement, nous avons décidé de consacrer nos premières conférences au XVIe siècle. Et, commençant par la fin de ce siècle, nous avons demandé à Yannick Haenel de nous présenter son ouvrage La Solitude Caravage sous forme d'un entretien avec notre vice-présidente Catherine Malissard.
Yannick Haenel a commencé par relater comment, à l'âge de 15 ans, s'est faite sa première rencontre avec le Caravage et son émotion érotique devant un portrait de femme qui s'est révélé, plus tard, être une Judith décapitant Holopherne. C'est à partir de là que Yannick Haenel a été poussé à écrire (car, dit-il, « l'écriture et le désir se confondent ») et qu'il a compris combien la peinture peut élargir notre vision du monde et développer notre sensibilité.
L'auteur insiste sur le fait que son livre est moins une biographie qu'une tentative de s'introduire dans le monde intérieur du Caravage. Toutefois, à la demande de l'animatrice, Yannick Haenel évoque les éléments contrastés de la vie du peintre et son destin tragique, faisant l'hypothèse que la couleur noire, présente dans presque tous ses tableaux, s'expliquerait en partie par le traumatisme subi à l'âge de cinq ans par le petit Michelangelo devant les corps de son grand-père et de son père victimes de la peste.
Il reste que le Caravage a voulu avant tout affirmer sa liberté de créateur. Amené à peindre surtout des tableaux à thème religieux, il a refusé de tomber dans l'idéalisation des figures : ses saints ont les pieds sales et ce sont des prostituées qui lui servaient de modèle pour peindre la Vierge ou Madeleine.
L'œuvre du Caravage est d'une très grande richesse. Pour le faire ressentir, Yannick Haenel nous a lu le chapitre de son ouvrage dans lequel il a réussi à faire tenir dans une seule phrase « tout le Caravage ».


Mardi 15 octobre 2019
Médecine et littérature à la Renaissance, conférence par Jean CÉARD.

Jean Céard, professeur honoraire de littérature de la Renaissance à l'université de Paris-X-Nanterre, nous a proposé une promenade singulière dans quelques extraits choisis d'auteurs de la Renaissance, nous invitant à y découvrir, au-delà de leur intérêt littéraire, les traces des connaissances médicales de leur temps.
On pense bien sûr à Rabelais, dont les connaissances médicales imprègnent de nombreuses pages de son Gargantua (dès la préface, l'expression « substantifique moelle » trouve son origine dans les études de Galien sur les os). L'ouvrage, consacré en partie à l'éducation du jeune géant, contient maints conseils diététiques reprenant des notions mises en lumière par Avicenne, Averroès et la médecine arabe. Se fondant sur le corpus hippocratique, Rabelais a doté son Gargantua d'une complexion « naturellement phlegmatique » (ch. XXI). Il est donc un sujet particulièrement difficile pour Ponocrates qui dut tout mettre en œuvre pour corriger sa « vicieuse manière de vivre » et le soumettre à « la vraie diète prescrite par l'art de bonne et sûre médecine », modifiant même son régime en fonction du temps, puisque « l'intempérie humide de l'air » était considérée comme particulièrement nuisible aux phlegmatiques.
Quittant Rabelais, Jean Céard nous proposa ensuite quelques vers extraits de la Délie de Maurice Scève : « Plongé au Stix de la melancolie / Semblois l'autheur de ce marrissement / Que la tristesse autour de mon col lye… ». L'amant repoussé en éprouve un « marrissement » (une fâcherie), lequel agit sur le jeu des humeurs au point de provoquer l'échauffement de la colère.
Autre notion issue de la théorie hippocratique des humeurs, la « mélancolie » serait due à un excès de bile noire. Alors nous sommes invités à relire d'un œil nouveau le sonnet de Ronsard à Hélène « Quand vous serez bien vieille ... » (illustré par la Melencolia de Dürer). Il ne s'agit plus seulement de lire l'invitation du poète à l'aimer tant qu'il en est temps encore, mais de considérer ces vers comme une image de la mélancolie, associée à l'âge qui décline avec le soir.
Puisant enfin dans le dernier chapitre des Essais de Montaigne, Jean Céard montre comment la médicalisation croissante à la fin du XVIe siècle, la vulgarisation d'ouvrages de médecine en version bilingue et les écrits de médecins publiés en français ont permis une large diffusion du savoir médical, dont la diététique était la partie la plus accessible aux lecteurs, et donc aux écrivains, qui ont su en tirer un profit littéraire.


Jeudi 21 novembre 2019
Les débuts de l'humanisme à Orléans, conférence par Denis BJAÏ.

En se limitant aux premières années du XVIe siècle, M. Bjaï a cherché à comprendre dans quelle mesure le nouvel esprit humaniste s'est introduit dans les travaux des juristes orléanais, tous façonnés par l'esprit scolastique.
Certes, entre 1475 et 1480, Jean Reuchlin, un jeune allemand venu étudier le droit, a enseigné les rudiments de la langue grecque à quelques jeunes nobles ; mais cela n'a pas changé l'esprit qui régnait dans l'Université. En est témoin Guillaume Budé qui, venu à l'âge de 15 ans y acquérir quelques rudiments de pratique juridique, a été aussitôt découragé par un enseignement vicié par le dogmatisme scolastique, de plus donné dans un latin incorrect et barbare. Après lui, parce qu'il redoutait l'épidémie de « peste » qui se développait à Paris, Érasme a fait plusieurs séjours à Orléans entre 1497 et 1506, avant son départ pour l'Italie. Dans ses lettres, il fait un tableau très critique du comportement des étudiants orléanais et affirme que, dans cette Université, ses Muses périssent de froid (frigent) entre Accurse, Bartole et Balde. Et c'est en Italie qu'il ira, dès qu'il le pourra, pour apprendre le grec. C'est également pour se mettre à distance de l'épidémie, et à l'invitation du recteur Pyrrhus d'Angleberme, que le jeune érudit italien Jérôme Aléandre s'est installé à Orléans pour donner des cours de grec. Cela fut bénéfique à plusieurs de ses auditeurs dont certains ont véritablement profité de cette initiation.
Le conférencier pose alors une question : dans quelle mesure le nouvel esprit « humaniste » a-t-il réussi à se développer dans Orléans dans ces premières années du XVIe siècle ?
En 1508, Guillaume Budé avait publié ses Annotations aux Pandectes, fondant les études juridiques sur la critique historique et philologique. Mais son influence sur les juristes orléanais, façonnés par toute une tradition juridique, n'a pas été immédiate. Pyrrhus d' Angleberme, par exemple, restera fidèle aux méthodes traditionnelles. Et il faudra attendre encore quelques années pour que, avec Pierre de l'Estoille, le bastion de la scolastique commence à céder. Quant à la culture humaniste, fondée essentiellement sur la connaissance du grec, nous avons le témoignage du même Pyrrhus d'Angleberme. Celui-ci, dans une épigramme, voulut faire croire que la ville tout entière s'était convertie à l'étude du grec. En réalité, cet engouement, s'il a vraiment existé, n'a peut-être été que simple feu de paille. Dix-huit ans plus tard, Gentien Hervet a déploré qu'à ses concitoyens manque ce qui est nécessaire à toute forme d'humanisme, la connaissance des lettres grecques.
Mais ensuite le temps fera son œuvre et l'humanisme a pu se développer à Orléans, dans l'Université et en dehors d'elle.


Jeudi 12 décembre 2019
Léonard de Vinci au Clos-Lucé,
lecture d'extraits de La Demande de Michèle Desbordes,
par Y. COUF, N. LAVAL-TURPIN et C. MALISSARD.

Pour clore le trimestre consacré au XVIe siècle, nous avons choisi de commémorer le séjour de Léonard de Vinci en Val de Loire et les derniers moments de sa vie en 1519. À cette fin, le choix a été fait de lire quelques pages de La Demande, ouvrage publié en 1999 par Michèle Desbordes.
Après une présentation de la romancière, Michelle Devinant, présidente des « Amis de Michèle Desbordes », précise quelle a été la place de La Demande dans son œuvre. Puis, cette « histoire » ayant été inspirée par le séjour qu'a fait Léonard de Vinci à Amboise, Jean Nivet rappelle dans quelles circonstances Léonard a été invité à venir s'installer dans le petit manoir du Cloux, François Ier ayant souhaité lui confier la direction de grands travaux à Romorantin.
Partant de là, Michèle Desbordes a voulu considérer Léonard sous un angle assez original. Pour elle, le Léonard arrivé en France était un homme conscient de l'inachèvement de beaucoup de ses projets, voire de ses échecs : en Italie, sa grande statue de Francesco Sforza restée à l'état de projet, ses peintures murales (même la Cène de Milan) déjà dégradées, en France, les grands travaux que le roi aurait voulu lui confier abandonnés avant même d'avoir été entrepris. Hébergé près du château royal d'Amboise, le « grand génie » se consacre, d'une manière un peu dérisoire, à la fabrication de machines de théâtre pour les fêtes royales.
Après cette introduction, la parole est donnée à trois lectrices. Par elles, on entend les textes par lesquels Michèle Desbordes a créé le personnage de la servante Tassine, une femme usée par une vie passée au service des autres, une vie désormais sans perspective et sans espoir. Alors, peu à peu, l'homme de génie va se sentir tout proche de l'humble servante. « En quoi donc leurs existences différaient-elles maintenant ? Ils mourraient offerts et consentants, partiraient sans mémoire ni regret ». Pourtant il leur reste à chacun une peur : elle, la peur que son corps puisse finir en pourriture au fond d'une tombe ; lui, la peur d'achever son agonie dans la solitude. Mais Michèle Desbordes refusera à ses deux personnages que s'accomplisse leur souhait ultime. Peu à peu, de subtils jeux de regards vont rapprocher le savant et l'humble servante. Alors, celle-ci, à l'issue d'un discours fait autant de paroles embarrassées que de silences, parvient à formuler cette chose difficile que, depuis longtemps, elle voulait dire, le souhait que, quand elle serait morte, son corps finisse non pas dans un cimetière, mais disséqué par le maître, comme ces cadavres écorchés dont elle a vu les dessins dans ses carnets. Puis, satisfaite d'avoir pu exprimer cette étrange « demande », la femme, enfin libérée, se met doucement à pleurer…


Jeudi 6 février 2020
Beethoven révolutionnaire et sensible, conférence par Marius STIEGHORST.

Le directeur artistique et musical de !'Orchestre Symphonique d'Orléans a enchanté son auditoire avec une conférence surprenante et enjouée, au gré des notes et des mots, sur un compositeur né il y a 250 ans : Ludwig van Beethoven. Il nous a brossé le portrait d'un homme singulier, révolutionnaire, sensible et roi de l'improvisation.
Beethoven révolutionnaire ? Il l'était à bien des égards, et unique en son genre. Il a été le premier musicien à vivre de son art : à la fin de sa vie, il était si riche qu'il a pu donner 100.000 gulden à son neveu, alors que, dans la rue, il avait l'air d'un clochard. À une époque où tout le monde porte perruque, il arbore une abondante chevelure. Sur le plan musical, sa confiance en lui-même est sans bornes et inimaginable : il se permet tout. Révolutionnaire dans l'âme, il ne peut que s'enthousiasmer, à l'âge de dix-neuf ans, pour le siècle des Lumières et pour la Révolution française. Il le restera d'ailleurs jusqu'à la fin de sa vie.
Mais, tout révolutionnaire qu'il est, il se montre aussi d'une grande sensibilité, en particulier quand il s'agit du sexe féminin. Malgré sa détestation de la noblesse, il est sans cesse tombé amoureux de femmes de l'aristocratie. Sa sensibilité romantique s'exprime également dans sa musique. S'il est admis que Mozart, en génie absolu, s'est livré à des inventions inouïes, Beethoven, lui, s'en est emparé et les a pulvérisées, dans son désir constant de laisser libre cours à son goût de l'improvisation.
En 1786, Beethoven quitte sa ville natale pour aller étudier un an à Vienne, où l'on sait que Mozart, assistant à une de ses improvisations, ne cache pas son admiration et prédit qu'il sera un grand compositeur. C'est le secret de Beethoven : improviser sans cesse. Son père le lui reprochait déjà lors de ses exercices au piano, quand il introduisait dans la partition une fantaisie toute personnelle et inventive au lieu de suivre la portée. Marius Stieghorst illustre ce goût de l'improvisation avec quelques notes de la Sonate au clair de lune, au sous-titre révélateur Quasi una fantasia.
En 1792, à la mort de son père, Beethoven s'installe définitivement à Vienne. Là, outre son goût affirmé pour le vin blanc qui laisse des traces sur ses partitions et qui le fera succomber à une cirrhose, Beethoven travaille et s'approche lentement de la symphonie. Tout d'abord, il écrit pour lui-même, en tant que pianiste, des sonates, puis des quatuors et des concertos. Haydn soutient ce jeune compositeur qui monte ; mais, quand il part pour l' Angleterre, c'est vers Salieri que Beethoven se tourne pour prendre des cours, afin de perfectionner sa technique « artisanale », de corriger sa tendance à la fantaisie de l'improvisation et de combler ses manques.
Enfin Marius Stieghorst a habilement amené le public à une évidence : la Cinquième est une illustration parfaite du titre donné à la conférence, « Beethoven, révolutionnaire et sensible ». En fait, Beethoven a inventé la forme cyclique de la composition et a laissé libre cours à son goût révolutionnaire pour le bruit et l'improvisation. L'usage des timbales, d'une petite flûte et des trombones, tout à fait inhabituel et pour ainsi dire anormal, ne fait que reprendre celui de la musique militaire de la Révolution, que Beethoven a entendue dans sa jeunesse et réintroduite ici.


Mercredi 12 février 2020
La grande Rome des Tarquins, mythe ou réalité ? conférence par Alexandre GRANDAZZI.

Alexandre Grandazzi, ancien élève de l'École Française de Rome, est professeur de langue et littérature latines à Sorbonne-Université. Il est l'auteur de Urbs. Histoire de la ville de Rome des origines à la mort d'Auguste (Perrin, 2017). Sa conférence a jeté un éclairage nouveau sur le règne de cette dynastie de rois étrusques, démêlant ce qui appartient tantôt au mythe, tantôt à la réalité.
Au -VIe siècle Rome n'aurait connu que trois rois : Tarquin l'Ancien (fils de Démarate, un Corinthien réfugié à Tarquinia) de 616 à 579 ; Servius Tullius de 579 à 535 ; Tarquin le Superbe (fils de Tarquin l'Ancien) de 534 à 509 (ou 506 selon certains), année qui vit le terme du régime royal. Cette chronologie a été souvent mise en doute et on a même parlé de « rois légendaires ».
De plus, la tradition littéraire (postérieure de cinq siècles aux événements) insiste sur les exactions et les violences du Superbe. Denys d'Halicarnasse et Tite-Live brossent de Tarquin une sorte de portrait-robot du tyran, où se concentre toute la palette des excès du pouvoir personnel, ce qui tendrait à donner l'impression de l'élaboration d'un mythe, d'un personnage construit par l'historiographie antique. Et si les historiens romains attribuent aux Tarquins l'initiative de grands travaux (cloaca maxima, grande muraille, temple de Jupiter Capitolin), ce serait pour coller au portrait-type du tyran qui, selon Aristote, doit occuper ses sujets par des travaux et les maintenir dans la pauvreté pour qu'ils renoncent à se rebeller.
M. Grandazzi démontre d'abord que plusieurs découvertes de l'archéologie confirment la présence de Tarquins à Rome à partir des années 600 et donnent raison à la tradition littéraire antique. Le « Cneve Tarchunies Rumach » tué par Camitlnas, mentionné sur une fresque de Vulci, pourrait être Tarquin l'Ancien.
Et puis on sait aujourd'hui que les fondations massives du temple de Jupiter datent du -VIe siècle : Tarquin l'Ancien aurait conçu le projet et lancé les travaux, Tarquin le Superbe aurait fait élever le temple. C'est à cette époque que, pour la première fois, les décorations religieuses donnent aux divinités des formes humaines : cette révolution religieuse n'a pu être menée que par un pouvoir politique fort, celui des Tarquins. Enfin, sous les restes de la grande muraille dite de Servius Tullius, on a pu mettre au jour les vestiges d'une muraille datant de l'époque royale, gigantesque dispositif de protection entourant une ville abritant environ cinquante mille habitants, dont Tarquin aurait été le concepteur.
Il n'est pas sûr que le Superbe ait été un tyran au sens moderne du terme. La prétendue révolte populaire qui l'aurait chassé du trône ne serait en fait qu'une révolution de palais, fomentée par une aristocratie en révolte contre un pouvoir personnel trop favorable au peuple.
Après sa chute, vers -508, ce que les Romains appelaient l'odium regni a été la condition même de l'existence de la République à ses débuts. C'est alors qu'on a fait de Tarquin la figure repoussoir du tyran, le viol de Lucrèce n'étant qu'un topos littéraire. Tite-Live nous apprend en outre que le fils du Superbe, Sextus, qui avait pris le pouvoir à Gabies, le perdit également lors d'une révolution plus aristocratique que populaire. Son palais, dans les premières années du - Ve siècle, a été brûlé et tous ses vestiges recouverts de terre, comme si on voulait en effacer la mémoire, sans en détruire le côté sacré.


Jeudi 5 mars 2020
Les défaites militaires romaines, conférence par Mathieu ENGERBEAUD.

Maître de conférences en histoire romaine à l'Université d'Aix-Marseille, auteur d'une thèse soutenue en 2015, Rome devant la défaite, 753-264 av. J.-C., Mathieu Engerbeaud a publié aux Belles Lettres deux ouvrages issus de cette thèse : Rome devant la défaite et Les premières guerres de Rome.
Les premiers siècles de l'histoire de Rome, entre le -VIIIe et le milieu du -IIIe siècle, se présentent à nous comme une succession ininterrompue de guerres entre les Romains et une mosaïque de peuples : Sabins, Volsques, Èques, Samnites, Étrusques, Lucaniens… Et ce que les historiens nous en disent donne l'impression d'un fatras inextricable : des personnages ressuscitent, des villes sont reprises alors qu'elles sont déjà vaincues, des batailles, lieux, armées réapparaissent à l'identique pendant plusieurs années de suite ; parfois la victoire est acquise aux Romains parce qu'ils comptent un mort de moins que leurs ennemis !
Il faut surtout avoir conscience que les historiens romains, disposant de peu de sources, ont reconstitué à leur idée l'histoire de ces guerres. Ce faisant, ils ont parfois exagéré le nombre et la portée des victoires romaines, nié l'existence de défaites que d'autres auteurs admettaient pourtant, réécrit des épisodes entiers en s'inspirant de l'histoire grecque et envisagé, plus largement, les premières guerres de Rome comme l'amorce d'un processus de conquête qui prédestinait la cité à gouverner le monde connu. C'est ainsi que Tite-Live fait de Rome une cité vouée par les dieux à un destin inéluctablement victorieux, ce qui ramène les défaites subies à des broutilles. Or on sait que la conquête n'a pas progressé pendant cinq siècles, et que la totalité de l'Italie n'a été soumise que dans les dernières décennies du -IVe siècle.
Pour ces Romains, la perte d'une bataille n'était pas grave; il n'y avait « défaite » que si l'échec s'accompagnait de honte et de scandale (infamia, calamitas, ignominia, indignitas, funesta pugna), par exemple l'abandon d'un siège, la perte d'une cité… En outre, les textes montrent que les crises nées d'une défaite permettaient aux Romains de renforcer leur puissance en tirant leçon de leurs échecs. La défaite et ses conséquences contribuaient à façonner l'identité collective, parce qu'elles imposaient des transformations institutionnelles, religieuses et civiques. La construction de la puissance romaine a été un processus pragmatique dans lequel la défaite a eu un rôle aussi important que la victoire.


LES ATELIERS

Quatre « ateliers » d'initiation ont été proposés à nos membres par Mmes Laval-Turpin et Spenlé-Calmon : Étymologie, Grec niveau 1, Latin niveau 1 et Latin niveau 2.
Un atelier « De l'Antiquité à nos jours » a travaillé, lui, sur le thème « D'un monde à l'autre, approcher, visiter, habiter les Enfers ». L'ont animé P.-A. Caltot, N. Laval-Turpin, C. Malissard, D. Marchand et É. Ndiaye.


ASSOCIATION GUILLAUME-BUDÉ
SECTION D'ORLÉANS
Saison culturelle 2021-2022
Bilan d'activité
dans Bulletin de l'Association Guillaume-Budé, 2022-2, décembre 2022


Mardi 21 septembre 2021 au Musée des Beaux-Arts
À propos de César et toi
Entretien entre Marianne ALPHANT et Catherine Malissard

« Au fond, qu'est-ce qui vous intéresse en lui ? Sa mort ? Vous perdez votre temps, il ne reste rien, c'est poussiéreux ». C'est par cette formule, extraite de César et toi, publié à l'aube de l'année 2021 aux éditions P.O.L., que nous pourrions résumer l'entretien entre notre vice-présidente, Catherine Malissard, et l'écrivaine et essayiste Marianne Alphant. Une conversation où il fut question d'hybridité générique, de variations historiques, de vagabondage, de butinage diachronique à travers les représentations littéraires, picturales et politiques du légendaire conquérant. Un César héros de la mémoire universelle, un être de chair et d'os devenu poussière autant qu'une créature composite, toute de mots et d'images, personnage hors du commun qui semble défier la mort depuis deux millénaires.


Mercredi 6 octobre 2021 au Centre Dramatique National d'Orléans
Jean Genet, le Nouveau Théâtre et Les Bonnes, conférence de Benoît BARUT

Benoît Barut, maître de conférences en études théâtrales à l'Université d'Orléans, a offert cette communication en prélude à une représentation de la pièce éponyme, mise en scène par Robyn Orlin. Une période de l'histoire du genre dramatique qui apparaît davantage comme « une somme de sillons tracés de manière obstinée par des écrivains solitaires et qui ne se croisent qu'à l'occasion. » Néanmoins, il semble évident qu'une certaine confluence d'énergies et de refus relie ces différentes personnalités. Le premier point commun aux auteurs du Nouveau Théâtre c'est la promotion d'un théâtre de la représentation. Le second point de jonction entre ces différents dramaturges tient dans la dérationalisation de la conception générale de la pièce. Enfin, le dernier trait d'union s'incarne en une volonté commune de suspendre la portée sémantique du drame. Cependant, l'esthétique de Jean Genet n'est pas réductible à cette forme d'anti-réalisme caricatural, mais correspond davantage à une « volonté de défier, décaler, déborder, déformer les principes hérités de la logique aristotélicienne. »


Mardi 16 novembre 2021 au Musée des Beaux-Arts
Présentation par Jean-Pierre SIMÉON de son ouvrage La mort n'est pas l'a mort si l'amour lui survit
Entretien avec Catherine Malissard

Le poète Jean-Pierre Siméon est venu parler de son ouvrage intitulé La mort n'est pas la mort si l'amour lui survit (2011) et de la mythique figure d'Orphée aux mille visages : amant, poète, magicien, prophète, musicien, etc. De fait, pourquoi écrire une énième version de ce mythe si célèbre ? Une commande artistique de la troupe musicale Akadémia, mais surtout le désir de se placer en filiation lyrique de poètes comme Adonis ou André Velter. Le premier aspect qui intéresse Jean-Pierre Siméon, c'est le motif du poète assassiné et du démembrement du corps. Orphée est celui qui traverse la mort et par lequel la poésie renaît des ténèbres. Le poète, confia l'auteur, est celui qui « veut témoigner de sa relation au monde au diapason de la vie ». Cette volte-face d'Orphée, c'est la poésie qui s'incarne pleinement, une histoire d'impatience, l'idée d'un amour si grand qu'il en devient maladresse mortelle. Mais la poésie n'a pas vocation à contrer la mort, simplement d'exprimer le prix de l'existence, une relation au temps et au monde et, en cela, elle est insoumission à la mort, un « chant profond, éternel, cette volonté irréductible de renouer avec la vie. Toujours. »


Mardi 14 décembre 2021 au Musée des Beaux-Arts
Ulysse à Rome, conférence par Pierre-Alain CALTOT

Pierre-Alain Caltot, maître de conférences en études latines à l'Université d'Orléans, est venu nous entretenir du destin d' « Ulysse à Rome. Errances et déshérence du héros grec dans la latinité ».
Évoquer les errances d'Ulysse dans la littérature latine, c'est bien sûr jouer sur le thème du voyage qui traverse toute l'Odyssée. Errance du héros grec donc, mais aussi déshérence par le sort qui l'attend dans la latinité qui ne cesse de se nourrir et de s'écrire par la reprise du voyage du héros aux mille ruses. Une pratique qui apparaît pleinement consubstantielle du champ littéraire antique. Réécrire, c'est aussi retravailler et éventuellement contester. Ainsi, une polémique se tisse entre les héros et engendre des effets littéraires intéressants dans la recréation des personnages. En entrant en polémique avec Homère ou avec le poète homérique, certains auteurs latins sapent ainsi les fondements du récit d'Ulysse : ce dernier change de statut et il devient l'œuvre du polytropos qui réinvente une jolie histoire, dès lors privée de fond mais surtout d'auteur légitime.


Mardi 22 janvier 2022 au Musée des Beaux-Arts
Anecdotes antiques dans la peinture classique , conférence par Emmanuelle HÉNIN

Emmanuelle Hénin, professeure de littérature comparée à l'Université Paris-IV-Sorbonne, est venue nous entretenir du destin des « anecdotes antiques et de leur présence dans la peinture classique ».
La grande peinture gréco-romaine nous étant parvenue indirectement, par l'intermédiaire d'une abondante littérature de commentaires, ces anecdotes sont un des lieux d'expression privilégié d'une théorie artistique qui est rarement formulée comme telle, mais souvent disséminée et exprimée sur le mode de l'analogie. Retrouver la peinture gréco-latine est ainsi un moyen d'offrir une dignité supplémentaire à la production classique qui n'hésite pas à s'emparer du prestige des Anciens afin de renforcer sa propre légitimité. C'est également une manière de nuancer et renforcer l'éthos de l'artiste qui se place dans la tradition de l'idiosyncrasie du génie. Ce faisant, les artistes reprennent à leur compte de fameuses anecdotes antiques afin de réfléchir à la signification profonde de leur geste, au rôle tenu par le public dans la création artistique, à la postérité de leur démarche, à l'autonomie de la représentation picturale face au langage écrit, à la beauté, à la question de la mimésis, aux liens entre nature et peinture, à la temporalité, à la hiérarchie générique, aux places tenues par le dessin et la couleur, à la nécessité de techniciser leur démarche, aux limites de la représentation et à la question des frontières entre le réel et l'imaginaire.


Jeudi 3 février 2022 au Musée des Beaux-Arts
 Présence de la mythologie antique dans la saga Harry Potter, conférence par Blandine LE CALLET

Blandine Cuny-Le Callet est maîtresse de conférences en études latines à l'Université Paris-Est Créteil. Par elle, sorts, monstres, patronymes, néologismes, mots de passe, lieux, personnages sont abordés sous le double prisme de la linguistique et de l'histoire culturelle. Car le latin, et les réminiscences mythologiques s'y rattachant, forment un réseau narratif particulièrement cohérent, qui vient servir habilement la dramaturgie de la célèbre saga. L'école de sorcellerie apparaît notamment comme un microcosme fonctionnant en miroir du monde extérieur tout en prenant appui sur des schémas de représentation directement issus du monde antique. Mais surtout, le latin agit dans la saga avec toute l'aura qui l'entoure : langue de science, il permet d'offrir une crédibilité supérieure au récit romanesque ; langue historique, il crée l'illusion d'un monde des sorciers aux racines culturelles millénaires ; langue magique infusée de récits mythiques, il déploie toute sa puissance performative au fil d'un récit pleinement universaliste.


Jeudi 10 mars 2022 au Musée des Beaux-Arts
Le Japon grec, conférence par Michael Lucken

Michael Lucken, professeur de langue et civilisation nippones à l'Institut National des Langues et Civilisations Orientales de Paris, vient de publier Le Japon grec aux Éditions Gallimard.
L'originalité de la démarche de Michael Lucken, à n'en pas douter, réside dans son sujet, à savoir la manière dont les Japonais se sont inspirés et nourris de culture grecque, s'en sont même imprégnés, au point de s'en imaginer les dignes héritiers, plus fidèles encore qu'un Occident qui, au même moment, s'en revendiquait aussi. De la fin du XIXe siècle à la deuxième moitié du XXe siècle, d'un hypothétique art gréco-bouddhiste à la séduction d'un imaginaire hellène sur les artistes japonais, notre conférencier nous propose toute la gamme des rapports entretenus entre le Japon et une Grèce rêvée, connue, imitée ou digérée, réfractée aussi selon des clivages recoupant parfois ceux de l'Occident. Nous découvrons ainsi la pénétration diffuse de la culture grecque classique dans les arcanes de la littérature, de la philosophie, de l'architecture et des arts japonais contemporains, tout en comprenant que l'appropriation culturelle n'a pas été d'un seul et unique mouvement, mais qu'elle s'est construite tout autant avec, que contre l'Occident.


LES ATELIERS

Le mardi après-midi, de 14 heures à 18 heures, au lycée Pothier d'Orléans, Cours de latin, de grec et d'étymologie. Deux membres de notre association, Mesdames Nicole Laval-Turpin et Colette Spenlé-Calmon, toutes deux professeures retraitées de Lettres classiques, ont proposé à nos adhérents d'assister et de participer à différents cours en lien avec l'Antiquité gréco-romaine : un atelier « Grec niveau intermédiaire », un atelier « Latin niveau intermédiaire », un atelier « Étymologie, retrouver ses racines » et un atelier « Étymologie, nouvelles perspectives » ont ainsi été proposés à un public résolument enthousiaste et unanimement désireux que cette offre culturelle soit prolongée l'année prochaine.

Le samedi matin, à la librairie Les Temps Modernes, notre atelier « De l'Antiquité à nos jours », proposé pour la troisième année à nos adhérents, a pris pour thème Les mille et un visages d'Ulysse, cet Ulysse tel qu'Homère nous le donne à voir dans l'Odyssée, qualifié dès le premier vers de l'épopée de polytropos. Ainsi, plusieurs séances, animées par Nicole Laval-Turpin, Catherine Malissard, Émilia Ndiaye et Pierre-Alain Caltot, se sont tenues  autour des multiples visages de la traduction, de la figure du père, du thème de l'errance, de la question de la reconnaissance, des images de l'autorité et des mille et un visages d'Ulysse à travers le temps.


SORTIES CULTURELLES

Deux évènements qui ont rencontré un vif succès.
Une sortie budiste fut organisée à la Cartoucherie de Vincennes, le dimanche 16 janvier 2022, afin d'assister à une représentation de la dernière création d'Arianne Mnouchkine intitulée L'île d'or.
Enfin, pour clore notre saison culturelle, nos adhérents purent participer à une visite guidée du musée des Beaux-Arts d'Orléans afin de découvrir l'exposition « Markus Lüpertz le faiseur de dieux ».

Pour le bureau,
Hadrien Courtemanche
Secrétaire de la section orléanaise de l'Association Guillaume-Budé



SECTION D'ORLÉANS
Rapport d'activités 2022-2023
Conférences, entretiens et lecture
dans Bulletin de l'Association Guillaume-Budé, 2023-2, décembre 2023


Vendredi 9 septembre 2022, à l'Hôtel Dupanloup d'Orléans
Tragédie grecque et tradition scénique japonaise
Spectacle de Philippe BRUNET et sa troupe DEMODOCOS

Philippe Brunet et sa troupe Démodocos nous ont offert un spectacle évoquant les figures d'Eschyle et d'Euripide dans une mise en scène nō accompagnée de danse butō. Ce spectacle venait clôturer une journée d'étude organisée à l'Hôtel Dupanloup par Pierre-Alain Caltot et Aline Henninger, portant sur « Les arts de la scène entre Antiquité classique et Japon contemporain ».
Démodocos est l'aède aveugle de l'Odyssée qui chante au banquet d'Alcinoos. Au service de la communauté, l'aède homérique transmet les paroles traditionnelles. Sur ses traces, le « Théâtre Démodocos », troupe créée en 1995 par Philippe Brunet, cherche à restaurer un lien entre le public et ces récits trop souvent réservés aux manuels scolaires. La compagnie a produit plus de vingt spectacles théâtraux, de nombreux récitals (poésie et chant en grec, latin, et français) et animé des ateliers de formation de jeunes comédiens. Redonner un sens au lien qui nous attache à ce passé poétique et théâtral si enfoui que nous ne savons même plus qu'il se chante, se danse, se joue, et se dit à voix haute, recréer un répertoire, former des aèdes et des satyres, tel est le sens de l'action menée par ce collectif artistique notamment dans les universités et les lycées, les collèges, en collaboration avec des artistes de toutes les disciplines.
Et c'est ainsi que leur dernière création fut accueillie par un public venu nombreux : un de Médée, suivi par un de Cassandre, plus bref. Le prologue, non masqué, était dit en français. Le masque nippon, porté par les tabi, parlait lui une poésie devenue étrangère, écrite au Vème siècle pour le théâtre de Dionysos, mais une langue qui ne saurait mourir.


Jeudi 6 octobre 2022, au Musée des Beaux-Arts
L'Ulysse de Joyce a cent ans
Rencontre avec Philippe FOREST,
écrivain et professeur de littérature comparée à l'Université de Nantes

Ulysse, le roman fleuve de James Joyce fut publié en France le 2 février 1922 par Sylvia Beach, éditrice et libraire de Shakespeare et Cie. A sa sortie, l'ouvrage fit scandale et fut aussitôt frappé par la censure. Aux États-Unis d'Amérique, il fut notamment l'objet d'un procès retentissant pour obscénité. Aujourd'hui reconnu comme un des monuments de la littérature du xxème siècle, il semble, étrangement, compter autant de détracteurs que d'admirateurs. Un roman illisible, dit-on parfois, inutilement compliqué, fastidieusement cérébral, le faux chef-d'œuvre par excellence ... C'est de cette réception critique et du devenir de cette œuvre vertigineuse dont Philippe Forest, écrivain et professeur de littérature comparée à l'Université de Nantes, et Joana Durand-Gasselin, professeure agrégée de Lettres modernes au lycée Benjamin-Franklin d'Orléans, nous ont entretenus.
Auteur d'un remarquable essai intitulé Beaucoup de jours, d'après Ulysse de James Joyce – publié pour la première fois il y a une dizaine d'années – Philippe Forest fut d'abord interrogé sur la genèse de son ouvrage. Il s'agissait d'une commande de son éditeur – la noble maison Gallimard – pour la collection « Le livre, la vie » qui permet à des auteurs contemporains de dialoguer avec une œuvre phare de leur bibliothèque personnelle. Du reste, la praticité de la carte blanche et le droit d'assumer un regard subjectif sur l'œuvre choisie finirent de convaincre l'auteur. Le choix d'Ulysse fut une évidence tant Philippe Forest y puise depuis son adolescence matière à réflexion et source d'inspiration personnelle. Au départ, l'ouvrage devait prendre la forme d'un journal de lecture mais, presque naturellement, il s'est progressivement métamorphosé en lecture commentée, plus digressive qu'explicative, aboutissant à un parcours d'analyse intériorisée. De fait, avec aisance et clarté, l'auteur entreprit de démontrer qu'il est possible et même nécessaire de lire et de donner à découvrir un pareil ouvrage.
Puis Joana Durand-Gasselin interrogea l'auteur sur la réception ambivalente de l'ouvrage : Ulysse est-il un chef-d'œuvre en péril ? De fait, l'essai de Philippe Forest vise à répondre aux diverses critiques qui assaillent le roman de Joyce depuis sa parution, à s'inscrire en faux contre l'attaque en illégitimité dont il est fréquemment la cible, et résulte d'un besoin de rendre justice à un livre tout simplement incompris. Ainsi des contemporains de l'auteur – dont certaines plumes prestigieuses comme Virginia Woolf ou André Gide –, des éditeurs, des journalistes ou de la doxa environnante. Ce faisant, Philippe Forest rappela combien l'œuvre fut, dès l'origine, éminemment polémique, construite et ciselée par « le silence, l'habilité de la ruse » et pleinement représentative de la modernité en marche. Or, c'est précisément l'ère de la post-modernité qui a conduit à oublier tout le génie créateur de Joyce, son goût pour l'expérimentation, qui sous-tend tout Ulysse, ainsi que la dimension proprement romanesque de son œuvre.
S'ensuivit une question autour de la tonalité du texte, considéré par nombre de lecteurs au puritanisme chevillé au corps comme vulgaire. De la place accordée à l'univers scatologique, à la sexualité et à la trivialité, Philippe Forest rappelle combien elle s'inscrit dans un contexte historique bien particulier : le règne au début du XXème siècle, éminemment controversé, de la prêtrise catholique en Irlande et le cortège d'interdits qui l'accompagnait. Par ailleurs, cette volonté affichée de tourner en dérision le langage littéraire renvoie également à l'exploration du bas matérialisme mis en lumière par nombre d'auteurs du premier XXème siècle, à commencer par Louis-Ferdinand Céline avec lequel l'œuvre de Joyce partage nombre de similitudes : densité digne du grand roman populaire, présence de chansons, usage du patois, souci d'oralité, utilisation d'un lexique populaire, syntaxe malmenée, volonté de faire rire, désir commun de « faire parler la langue », etc.
Quid du lien avec la figure tutélaire d'Homère et la présence diffuse de son Odyssée dans les pages du roman joycien ? Philippe Forest considère que la critique littéraire a accordé une trop grande place à la grille homérique qui, essentiellement fondée sur des micro-références, assèche la portée sémantique autant que l'apport symbolique de l'ouvrage. L'auteur résume ainsi les liens intertextuels entre les deux œuvres : « Homère fait partie de l'échafaudage, non de l'architecture ».
L'entretien s'acheva sur un commentaire du splendide « yes » à la vie que l'héroïne d'Ulysse prononce à la fin de l'ouvrage, un cri en forme de quête de l'infini, un mot qui dit le monde autant qu'il l'enferme tout entier dans un son commun à tous à l'image d'un roman toujours aussi actuel qu'essentiel, destiné à tous les lecteurs de bonne volonté et qui offre à chacun la chance d'un vertigineux mais inoubliable rendez-vous avec lui-même.


Jeudi 24 novembre 2022, au Musée des Beaux-Arts
Le rire de Marcel Proust
Lecture polyphonique d'extraits choisis d'À la recherche du temps perdu
par P.-A. CALTOT, N. LAVAL-TURPIN, C. MALISSARD et V. SERVAIS

L'humour tient une place méconnue dans À la recherche du temps perdu (1913-1927). En effet, les nombreux admirateurs de Marcel Proust ont longtemps préféré taire cet aspect de l'œuvre par peur de dévaluer le prestige de son légendaire auteur. Et pourtant, là où les romanciers de son époque s'appliquent à faire ressortir les aspects sombres de la vie, Marcel Proust explore toutes les ressources de l'humour et dévoile à ses lecteurs une abondance d'éléments risibles. Peut-être tire-t-il une partie comique de ses écrits des défauts ou des particularités dont il souffre. Peut-être aussi le rire chez Proust découle-t-il de son anxiété devant la vie et la mort. Il touche en effet à toutes les variétés de comique – peinture de caractère, autodérision, satire sociale – et ne dédaigne pas les formes les plus élémentaires du risible comme le comique de mots ou le calembour – domaines dans lesquels excellent le docteur Couard, directeur du Grand Hôtel, – la naïveté comique de Françoise, le comique de geste de Madame Verdurin ou de Madame de Cambremer, le comique de situation, les quiproquos, les malentendus de Bernard Nissim, le comique de caractère de Norpois pontifiant, de Swann jaloux, de Legrandin snob, de Brichot pédant, etc.
Mais, dans À la recherche du temps perdu, l'humour ne se limite pas à ces motifs ponctuels croisés au fil du texte. L'ironie en particulier y agit comme un principe qui articule plusieurs niveaux de récit : les remarques railleuses dont peuvent faire preuve certains personnages deviennent à leur tour l'objet de l'ironie du narrateur qui les rapporte, lequel est également moqué par des instances narratives et textuelles surplombantes... Ainsi progresse-t-on, chaque degré prenant le contrepied du précédent, dans la tentative de formuler une vérité définitive constituée par l'ouvrage ; sans jamais que cette progression ne soit figée en une forme résolue.
Accompagnés par quelques extraits musicaux caractéristiques de l'esprit de la Belle Époque – la Sonate de Vinteuil de Claude Debussy, le Morceau en forme de poire de Jacques Satie, La Grande Duchesse de Geroldstein d'Offenbach ou Le Ruban dénoué de Reynaldo Hahn – les membres du bureau de notre section locale ont offert, à un public nombreux et enthousiaste, une riche lecture de pages choisies parmi les plus délicieusement drôles d'À la recherche du temps perdu : chez tante Léonie et son jambon de Nev'York), à Balbec avec la princesse du Luxembourg, chez les Guermantes et leurs souliers rouges, avec Madame Verdurin et ses croissanteries géo-politiques, etc.
Comme cette réplique de la duchesse de Guermantes tirée du Côté de Guermantes, de nombreux passages du cycle romanesque de Marcel Proust ont fait entendre, dans l'écrin de l'auditorium du Musée des Beaux-Arts d'Orléans, tout leur mordant, leur spiritualité facétieuse, leur badinage amusé ou leur vision sarcastique d'un monde où les apparences sont érigées en art de vivre : « Je reconnais qu'elle n'a pas l'air d'une vache, car elle a l'air de plusieurs, s'écria Mme de Guermantes. Je vous jure que j'étais bien embarrassée voyant ce troupeau de vaches qui entrait en chapeau dans mon salon et qui me demandait comment j'allais. D'un côté j'avais envie de lui répondre : "Mais, troupeau de vaches, tu confonds, tu ne peux pas être en relations avec moi puisque tu es un troupeau de vaches", et d'autre part, ayant cherché dans ma mémoire, j'ai fini par croire que votre Cambremer était l'infante Dorothée qui avait dit qu'elle viendrait une fois et qui est assez bovine aussi, de sorte que j'ai failli dire Votre Altesse royale et parler à la troisième personne à un troupeau de vaches. »


Mardi 6 décembre 2022, au CERCIL (Musée-Mémorial des enfants du Vel d'Hiv)
L'empreinte de la Shoah dans l'œuvre de Georges Perec
Conférence de Claude BURGELIN,
professeur émérite de littérature française du XXème siècle à l'Université Lyon-Il-Louis-Lumière

Découvrir Georges Perec, approcher son œuvre, c'est tenter de décrypter une écriture singulière, empreinte de mystère, se jouant des contraintes, et l'une des œuvres les plus puissantes de la littérature française. C'est aussi explorer les lieux – réels, imaginaires, désirés, perdus – de ce fils d'immigrés juifs polonais, orphelin de la Shoah, qui aimait tant arpenter l'espace urbain à la recherche de son existence.
L'empreinte de la Shoah dans l'œuvre de George Perec est assurément fondatrice de sa vie comme de ses choix d'écriture selon Claude Burgelin, éminent spécialiste de l'auteur, qui nous fit l'honneur de sa présence pour une conférence organisée conjointement par le CERCIL - Musée-Mémorial des enfants du Vel d'Hiv d'Orléans et notre section locale. Mais les traces du génocide nazi semblent presque insaisissables, informulables. Jamais dites frontalement, mais seulement par des obliques, des métaphores, des silences, des absences, etc.
La Shoah se trouve ainsi abordée par des biais inattendus mais fondateurs d'une poétique de l'absence. Ainsi de la fable de la lettre impossible à énoncer et qui voue à la mort qui tente de l'écrire dans La Disparition ou de la parabole de l'île W, lieu voué à la compétition sportive où la négation de toute loi aboutit à un déferlement de massacres dans W ou le souvenir d'enfance. À regarder de près les textes de George Perec, on s'aperçoit que les allusions aux camps, à l'anéantissement programmé les traversent ou en sont la source. De sa judéité, l'auteur a pu dire dans Ellis Island comment, faute de transmission, elle l'avait voué à la condition de juif errant loin d'elle.
« Je sais que ce que je dis est rien. » L'œuvre de Perec renvoie toujours au silence qui la fonde (« le scandale de mon silence »). Paradoxe pour celui qui n'a cessé de travailler la matière verbale, d'en jouer, d'en faire rire, d'en faire danser les vingt-six lettres. Mais il ne cesse de tourner autour de la souffrance d'une « parole absente à l'écriture ». Passionnantes sont les voies qu'il a cherchées pour retrouver quelque chose de cette « parole » qui se confronte sans cesse à son impossibilité. C'est ainsi que Claude Burgelin, avec finesse et érudition, nous a menés dans les pas d'une enfance engloutie, d'une vie brisée, comme larguée dès l'origine, d'un tourment inapaisable mais, en même temps, marqué par le bonheur d'écrire, de s'accrocher aux ressources de la langue et, par là-même, de construire ou de reconstruire.


Jeudi 12 janvier 2023, au Musée des Beaux-Arts
Péguy iconoclaste
Conférence de Jean-Pierre SUEUR, sénateur du Loiret

Aucun auteur n'a été plus récupéré que Charles Péguy. Et pourtant aucun auteur n'est moins « récupérable » que lui. Il a écrit : « Il y a quelque chose de pire que d'avoir une mauvaise pensée, c'est d'avoir une pensée toute faite ». Il avait vu juste. Que de pensées toutes faites formulées à propos de son œuvre. Or, qu'il s'agisse de religion, de politique, de philosophie, de l'esprit du temps, du monde supposé « moderne », Péguy refuse tous les conformismes, s'oppose aux systèmes établis et s'exprime avec une liberté totale. Il s'était donné pour projet de « dire la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste ». Il a tenu bon. Si bien qu'il est « inclassable » et que sa littérature, clairement iconoclaste, en dépit de tout ce qu'on a pu en dire, est d'une terrible actualité.
C'est sur ce constat liminaire que s'ouvrit la conférence de Jean-Pierre Sueur, en l'honneur du cent-cinquantième anniversaire de la naissance de Charles Péguy. Une prise de parole bienvenue afin de démonter point par point les différents reproches formulés à l'encontre du fondateur des Cahiers de la Quinzaine depuis plusieurs décennies : illisibilité croissante, nécessité impérieuse de séparer le vers de la prose, poétique sans reliefs, syntaxe bavarde, goût immodéré pour la répétition, engagement socialiste caricatural, vision du monde passéiste, pensée sénescente, écrivain guidé par une foi aveuglante, etc. Des sentences, critiques et anathèmes dont tout lecteur de Péguy est malheureusement familier, mais auxquels il ne peut assurément se résoudre.
Jean-Pierre Sueur rappela combien le style de Péguy se caractérise par la mobilité et par une syntaxe étonnante, faite de mélanges, de ruptures, de contrastes, de ressassements, de paradoxes harmonieux, d'oxymores facétieux, d'une symbiose absolue entre horizontalité et verticalité, entre immanence et transcendance. Là où certains dénoncent des facilités de composition, Jean-Pierre Sueur eut à cœur de prouver à son auditoire qu'un tel processus de création requiert de constants efforts pour densifier et déployer toute la portée sémantique et stylistique désirée. Après le mouvement, c'est sur la perméabilité naturelle des frontières entre la prose et le vers péguystes que le conférencier mit l'accent. Pour Jean-Pierre Sueur, les écrits poétiques et polémiques de Péguy procèdent en effet naturellement d'un seul et même souffle, tout comme le discours réflexif et sa mise en pratique effective, puisqu'ils transportent des idées communes et sont pensés indifféremment par leur auteur.
Puis, Jean-Pierre Sueur évoqua Ève, ouvrage publié en décembre 1913, qui représente à ses yeux la quintessence absolue de l'art poétique de Charles Péguy. En effet, ce long poème est assurément une prouesse stylistique : les quatrains, climats, vers, rimes et syntagmes se juxtaposent harmonieusement en une vaste tapisserie où chaque pièce vient en éclairer une autre tout en pouvant être lue de manière parfaitement autonome. Un texte poétiquement exigeant qui remet en question la vision d'une œuvre littéraire composée comme un système clos et clairement borné puisque toute l'Ève de Charles Péguy relève d'un flot continu, d'une tentative d'exhaustivité intégrale, repousse sans cesse son propre achèvement, refuse toute linéarité, n'offre aucun sens de lecture préétabli, s'émancipe des normes poétiques en vigueur et cherche à abolir toute forme de frontière générique, lexicale, syntaxique ou mélodique.
Enfin, le conférencier acheva sa démonstration en forme de réhabilitation en évoquant l'exigence portée par la pensée politique de Péguy qui nous protège d'une société qui, à force d'être simplifiée, fabrique de la violence, des oppositions qui n'en sont pas, et réduit notre capacité à nous réinventer et à affronter les enjeux qui s'ouvrent à nous. L'exigence n'est certainement pas réservée à une élite, elle se construit au jour le jour, un pas après l'autre. Elle mobilise notre confiance en un avenir qui peut être différent. C'est l'inverse de la consommation vaine et de la performance creuse. C'est un travail d'orfèvre et un effort de chaque instant. Mais, à l'image de la pensée de Charles Péguy, se contenter de ce qui est, c'est renoncer.


Jeudi 2 février 2023, au Musée des Beaux-Arts
Pascal littéraire et scientifique : figures, fictions et probabilités
Conférence croisée de Laure DEPRETTO et Bertrand HAUCHECORNE

À l'occasion du 400ème anniversaire de la naissance de Blaise Pascal, Laure Depretto – maîtresse de conférence en langue et littérature françaises des XVIIème et XVIIIème siècles à l'Université d'Orléans – et Bertrand Hauchecorne – agrégé de mathématiques, rédacteur en chef de la revue Tangente et président d'honneur de la section orléanaise de notre association – ont donné une brillante conférence à deux voix sur ce génie polymorphe d'une rare précocité. Et, comme les deux conférenciers se sont attachés à le démontrer, toujours novateur et échappant sans cesse à toute norme, mais aussi représentant de l'Humanisme par sa pensée et le lien qu'il incarne entre les Sciences et les Lettres. L'intitulé est d'ailleurs porteur de ce mystère et de cette « légende pascalienne » initiée par sa sœur aînée et entretenue par ses proches.
Bertrand Hauchecorne détaille les principales découvertes scientifiques de Pascal, dont la plus étonnante est d'avoir à 12 ans redécouvert sans aucune étude mathématique les 32 Premières Propositions d'Euclide, qui lui valut aussitôt d'être admis aux entretiens que son père avait avec les savants de l'époque tels Descartes, Fermat, Roberval… et de garder contact avec eux. Même lorsque certaines découvertes lui sont antérieures, lointaines ou récentes, les travaux de Pascal sont toujours novateurs par l'esprit de rigueur, de clarté et de profondeur dont il les enrichit et la manière autant pragmatique que théorique dont il les envisage.
Suivent donc : à 15 ans un traité sur les Sections coniques qui requiert l'admiration de Descartes ; à 17 ans, en lien avec des travaux de Fermat, la conception de l'Hexagramme mystique – au nom très pascalien – qui ouvre la voie à la géométrie projective ; en 1645, l'invention de la machine à calculer, la Pascaline – avec les retenues ! – pour faciliter le métier de son père. S'il n'a pas inventé le Triangle arithmétique dit Triangle de Pascal (tableau de combinaison de chiffres à l'infini), sa nouveauté est d'en avoir systématisé les applications, qui en font toujours une base de calcul dans toutes les branches mathématiques. En 1653, à la demande du chevalier de Méré, il résout le Problème des Partis dans les jeux de hasards, recherche qui est à l'origine de la théorie du Calcul des Probabilités. En physique, Pascal fait la démonstration de la Pression atmosphérique en vérifiant expérimentalement les recherches de Galilée et de son assistant Torricelli et en tire un Traité de l'équilibre des liqueurs et de la pesanteur de la masse, démontrant ainsi que la nature n'a pas « horreur du vide ».
En transition, Laure Depretto commence par le Pari, fragment des Pensées dans lequel Pascal, loin de vouloir en démontrer l'existence, applique à Dieu le principe mathématique du problème des partis et des probabilités : rien à perdre et tout à gagner en pariant sur l'existence de Dieu. La conférencière montre ensuite les fictions et probabilités autour de Pascal auteur : le jeu des pseudonymes de son vivant, entre autres pour brouiller la censure ; des textes repris sous son nom alors que collectifs (certaines Provinciales) ou écrits par d'autres mais donnés comme transcription de paroles recueillies, textes affirmés comme étant de lui, car on y reconnaîtrait le « style Pascal ».
La démonstration se poursuit avec les liasses baptisées a posteriori Les Pensées, fragments découpés par l'auteur à partir de grandes feuilles écrites au fil des réflexions, recousus et enfilés en liasses en un autre ordre, d'autres laissés sur les feuilles ou épars. Le problème épineux pour les exégètes, non encore résolu aujourd'hui, vient de la recomposition opérée par ses amis de Port-Royal après sa mort, transformant ainsi une pensée en train de s'écrire en une Apologie de la religion chrétienne qui fut la première édition des Pensées en 1669-1670. Depuis, le problème éditorial a persisté entre deux tendances opposées : le postulat d'apologie de Port-Royal, et celle renonçant à chercher un projet Pascal au profit d'un classement thématique. Les moyens modernes d'investigation pourraient faire avancer les recherches pour approcher enfin une « vérité » pascalienne.
Après avoir abordé les variations du point de vue grâce aux « je » pluriels et inclusifs de Pascal, pouvant recouvrir aussi destinataires ou adversaires, Laure Depretto définit le style et l'éloquence, très personnels et novateurs notamment par le naturel tranchant sur les habitudes de l'époque, où se déploie aussi un mysticisme profond. Style à la fois lapidaire et visionnaire, rappelant souvent celui des prophètes d'Israël, avec des images fortes, tout un bestiaire menaçant, de multiples figures de l'homme égaré, inquiet et impuissant, dans des recoins, cachots ou îles désertes… Éloquence ne craignant pas l'hyperbole, la véhémence et l'invective et ainsi que l'humour et un désordre revendiqué. Cela afin d'amener le lecteur à « accepter l'idée de la gloire salvatrice ».
La conférence se termine avec quelques lignées pascaliennes héritières de divers aspects de son œuvre, dont celles de Giono, Quignard et Bourdieu. Une conférence ayant fait le tour des diverses « figures, fictions et probabilités » d'un génie lui-même à multiples facettes dont l'œuvre difficile – paradoxe ? – ne cesse de fasciner.


Jeudi 16 mars 2023, au Conservatoire d'Art Dramatique d'Orléans
Colette vivante : audacieuse, facétieuse, courageuse,
Spectacle de Christian MASSAS : lectures de textes de Colette avec intermèdes musicaux et chants

Souvenirs scolaires ou lointaines lectures, on réduit trop souvent cette femme de lettres, née aux confins de la Puisaye – sa Bourgogne pauvre – en 1873, au domaine des chats, à la série des Claudine et aux ingénues libertines de ses romans…
Sait-on à quel point – et bien à son insu, car elle ne militait point et n'eut jamais, ô ironie, la vocation d'écrire ! – elle a paré de joyaux notre littérature et offert aux femmes des « armes » et des permissions ? Dans ses œuvres les plus connues, Le Blé en herbe, Dialogue de bêtes, La Chatte, elle anime ses héroïnes : la mère (Sido), l'épouse (trois mariages à son actif !), l'amante ou la cocotte (Chéri). Elle magnifie les artistes ou les vagabondes (L'Envers du music-hall), libres ou entravées. Elle témoigne ainsi de sa propre existence : danseuse de caf'conc', journaliste de terrain dès 1914, directrice littéraire au Matin dans les années 20, etc. Elle ouvrit même plus tard un institut de beauté, sans jamais cesser d'être une immense épistolière, et même un cordon bleu !
Ses amis des arts lui ouvrirent le théâtre (Marguerite Moreno), la poésie (Anna de Noailles), la musique (elle écrivit L'Enfant et les sortilèges pour Ravel) et le cinéma (Musidora, Claude Autant-Lara). Et, même si la maladie paralysa son grand âge, elle siégea jusqu'au bout comme membre de l'Académie Goncourt. Ainsi l'enfant de la balle eut droit à des obsèques nationales, le 3 août 1954 !
Au cours de cette performance habitée par l'énergie et la passion de Christian Massas, furent ainsi offerts à un public venu nombreux quelques-unes des plus belles pages de la « bonne dame du Palais-Royal ». Ainsi des Bêtes et nous, des Heures longues, de La Naissance du jour, du Fanal bleu, de La Vagabonde ou de Prisons et Paradis sublimés par « Le disparu » de Francis Poulenc, la « Chanson épique » et « La Comtoise », extraite de L'Enfant et les sortilèges, de Maurice Ravel.


Jeudi 23 mars 2023, à l'atelier CANOPÉ d'Orléans
Œdipe-Roi de Pasolini, film de la rencontre
Conférence de Hervé Joubert LAURENCIN, critique et professeur d'études cinématographiques

L'histoire nous est connue : un enfant naît d'une mère douce et aimante et d'un père jaloux de l'amour qu'elle porte à l'enfant. Abandonné dans le désert au bout d'une branche, l'enfant est recueilli par un berger qui l'apporte au roi de Corinthe et à la reine. Ils l'adoptent. Adulte, Œdipe fait un rêve étrange qu'il tente de comprendre grâce à !'Oracle de Delphes… Il fut ainsi question du rôle fondamental des rencontres et des croisements avec lesquels se construisent la forme du Fatum, ainsi que de l'importance du choix des acteurs, notamment non professionnels, qui mettent en jeu la place de Pasolini lui-même – il s'agit de faire s'entrechoquer la pièce de Sophocle, la tradition de l'histoire d'Œdipe et le complexe éponyme forgé par Sigmund Freud –, même s'il se donne le rôle du Grand Prêtre de Thèbes quand débute la pièce proprement dite, et donc parle lorsqu'on entend les premiers mots de Sophocle.
Cette rencontre – « hors les murs » familiers du musée des Beaux-Arts d'Orléans – fut suivie d'une projection, au cinéma Les Carmes, du film de Pasolini dans le cadre du festival de cinéma RÉCIDIVE, dont nous sommes désormais partenaire, et qui, comme l'indique son délégué général Antoine De Baecque, « s'installe dans la durée, devenant un "dangereux récidiviste" ! Le festival reste fidèle à sa ligne de conduite : montrer le cinéma d'une année dans l'histoire, mais il choisit de s'affranchir de la chronologie prévue, faisant sortir le cours historique de ses gonds. Après 1939, après 1940, ce ne sera pas l'année attendue. Le grand saut fait rebondir la manifestation près d'une trentaine d'années plus tard : 1968 ! Alors que la contestation s'empare des rues de Paris et gagne le monde entier, comment le cinéma traduit-il ces bouleversements ? Le film peut-il avoir un rôle politique ? Quel rapport à la réalité sociale et à l'actualité du monde induit-il ? Est-il, oui ou non, une manière de s'engager ? Au contraire, offre-t-il un asile permettant de s'évader et de faire comme si… »


COURS ET ATELIERS

Cours de latin, de grec et d'étymologie (le mardi après-midi, de 14 heures à 18 heures, au lycée Pothier).
Deux membres de notre association, Mesdames Nicole Laval-Turpin et Colette Spenlé-Calmon, toutes deux professeures retraitées de Lettres classiques, ont proposé à nos adhérents d'assister et de participer à différents cours en lien avec l' Antiquité gréco-romaine : un atelier « Grec niveau intermédiaire », un atelier « latin niveau intermédiaire », et un atelier « Étymologie, nouvelles perspectives » ont ainsi été proposés à un public résolument enthousiaste et unanimement désireux que cette offre culturelle soit prolongée l'année prochaine.

Ateliers « L'Antiquité aujourd'hui » Soi est un autre ou La métamorphose (le samedi matin, de 10 heures à 12 heures, à la librairie Les Temps Modernes)
Notre nouvelle saison nous conduisit loin d'Ulysse, vers un thème qui interrogea tout autant notre humanité : la métamorphose. C'est par l'œuvre d'Ovide, poète latin, que nous en découvrîmes les innombrables variations, issues des mythes grecs. Les Métamorphoses nous décrivent en effet ces changements surnaturels toujours subis par les humains, du fait d'une intervention divine. D'où notre questionnement : ce phénomène serait-il un changement d'apparence ou une nouvelle nature ? Et s'il s'agissait de retrouver sa nature profonde ? Les finalités de ce phénomène se révèlent alors multiples : philosophique, existentielle, érotique, punitive ou consolatrice…
Notre temps de mutations radicales s'interroge beaucoup sur les notions de genre et de sexe, sur une approche nouvelle de l'animalité, la vie secrète des arbres, et notre exploration des origines permit peut-être d'approfondir sur un mode original ces données liées à notre condition de mortel. D'autres textes anciens nourriront la réflexion (contes de Lucien, et d'Apulée, fragments de Pythagore, etc.) nous menant avec profit jusqu'aux références modernes, venues de Franz Kafka, Eugène Ionesco ou Lewis Carroll – et bien d'autres, souvent inattendues.
La lecture des Métamorphoses d'Ovide en amont ainsi que la participation active de l'auditoire furent bienvenues et enrichirent ce thème du « changement » devenu aujourd'hui source d'anxiétés multiples. Les séances, mensuelles et gratuites, se tinrent à l'étage de la librairie Les Temps Modernes d'Orléans, et furent menées par Isabel Dejardin, Catherine Malissard, Nicole Laval-Turpin et Pierre-Alain Caltot.

Ateliers « Littérature et histoire des idées » (le mardi après-midi, de 14 heures à 15 heures 30, au lycée Pothier).
Cycle n° 1 - « Antiquité et science », par Bertrand Hauchecorne : En nous appuyant sur des textes de mathématiciens hellènes, nous avons évoqué le développement de la science dans l'Antiquité grecque au point que cette dernière devint un modèle pendant plus de vingt siècles. La géométrie d'Euclide, les inventions d'Archimède comme le bouillonnement intellectuel à Alexandrie furent les piliers de ces trois séances où seule la curiosité intellectuelle était requise.
Cycle n° 2 - « Littérature et voyage », par Nicole Laval-Turpin : À pied, à cheval, sans voiture, nous arpentâmes hardiment les temps littéraires depuis la via romana. Les héros y avaient recours au seul moteur de leur élan : apprendre, survivre, oublier, guérir, fuir ou gagner. L'aventure nous porta, par étapes, vers le pas du sociologue, les tribulations picaresques et l'ambition des jeunes loups du Romantisme.
Cycle n° 3 - « Littératurede la Shoah », par Hadrien Courtemanche : La destruction des Juifs d'Europe par le régime nazi reste pour l'Histoire la marque distinctive du XXème siècle. Cette volonté d'anéantissement systémique fut au cœur de nos réflexions et nous conduisit à interroger la dichotomie entre dicible et indicible, à questionner la primauté du témoignage, à affronter les problèmes posés par le discours fictionnel et à réfléchir à la place de la littérature dans la mémoire génocidaire.
Cycle n° 4 - « Littérature et psychanalyse », par Catherine Malissard : Cet atelier tenta de mettre en lumière la relation tourmentée, passionnelle et ambivalente qui s'est nouée entre la littérature et la psychanalyse. En effet les écrivains comme les critiques ne pouvaient rester indifférents devant la découverte de l'inconscient, puisque la psychanalyse, comme anthropologie, n'écarte pas le domaine des arts, et notamment celui de la littérature, de sa réflexion.


SORTIES CULTURELLES

Vendredi 4 novembre 2022, à la Philharmonie de Paris
Les plus belles pages de la comédie-ballet, J.-B. Lully et M.-A. Charpentier
Concert de l'ensemble Les Arts Florissants, sous la direction de William CHRISTIE,
précédé d'une rencontre, animée par le musicologue Pascal DUC, avec HUBERT HAZEBROUCQ, chorégraphe et danseur, et Marie LAMBERT-LE BIHAN, metteuse en scène du spectacle

Hasard de l'histoire ou nouvelle farce d'une destinée vouée tout entière au théâtre, 2022 et 2023 fêtent coup sur coup le quadricentenaire de la naissance et le trois cent cinquantième anniversaire de la mort de Molière. La place qu'occupe la musique dans son œuvre reste souvent sous-estimée voire oubliée. C'est cette dimension-là que nous avions choisi, ce trimestre, pour honorer la mémoire et l'héritage du plus célèbre de nos dramaturges en proposant à nos membres d'assister à deux évènements exceptionnels.
En premier lieu, une rencontre, à 18 heures 30, dans la salle de conférence de la Philharmonie de Paris, avec le chorégraphe et danseur Hubert Hazebroucq et la metteuse en scène Marie Lambert-Le Bihan. Ces échanges portèrent sur la place de la musique dans l'œuvre de Molière et furent animés par le musicologue Pascal Duc.
Puis, un concert, à 20 heures, dans la salle de spectacle de la Philharmonie de Paris, sous la direction de William Christie et de son ensemble Les Arts Florissants. L'hommage prit la forme d'un pasticcio réunissant les plus belles pages de la comédie-ballet tirées des œuvres de Molière. Une pléiade de chanteurs solistes et quatre danseurs de la compagnie Les Corps Éloquents alternèrent airs chantés et jeu purement théâtral. Assurément, Molière ne se savoure jamais aussi bien que lorsque Jean-Baptiste Lully et Marc-Antoine Charpentier reprennent leur juste place à ses côtés !


Jeudi 23 février 2023, au Sénat
Visite du Sénat
avec Jean-Pierre SUEUR, sénateur du Loiret et questeur,
auteur d'un ouvrage intitulé Victor Hugo au Sénat

Le Sénat siège au Palais du Luxembourg construit à partir de 1615 pour la reine Marie de Médicis issue de la grande famille florentine et amie de tous les arts. Différentes évolutions architecturales, faites dans le respect de ce trésor exceptionnel, l'ont adapté aux besoins d'une assemblée politique moderne. JeanPierre Sueur, auquel ce monument est très cher, nous en a fait découvrir toutes les fonctions et beautés avec talent, érudition et humour.
Nous en retenons quelques lieux et trésors essentiels à différents titres :
La Salle du Livre d'Or rassemble depuis 1817 les tableaux et lambris d'origine provenant des appartements de Marie de Médicis. Considérée comme le joyau du palais, c'est un véritable écrin doré aux ornements – boiseries et décors peints – chargés mais délicats et d'une grande élégance. Parmi les tableaux présents celui de Marie de Médicis a récemment été attribué au grand peintre Philippe de Champaigne.
La Galerie des Bustes est célèbre, car son parcours est jalonné de bustes d'anciens pairs ou sénateurs et d'hommes politiques illustres, mais aussi parce que, pour se rendre dans l'hémicycle lors d'une séance publique, le président du Sénat la remonte solennellement entre deux haies de gardes républicains.
L'Hémicycle ou Salle des Séances a subi plusieurs aménagements depuis son achèvement par Napoléon. Entièrement lambrissé, il est composé d'un grand hémicycle où siègent les sénateurs faisant face à un petit hémicycle, surélevé, lieu du président et des secrétaires du Sénat. Derrière le plateau du président sept monumentales statues de grands hommes comme Turgot ou Colbert, aux deux extrémités celles de deux souverains emblématiques : Charlemagne et Saint Louis. Nous avons pris place dans l'hémicycle où Jean-Pierre Sueur nous expliqua tout le fonctionnement et le déroulement d'une séance ainsi que la haute portée historique et politique du lieu, continue depuis sa création il y a plus de deux siècles, agrémentant son discours de détails émouvants comme la désignation de la place de Victor Hugo signalée par une plaque en cuivre.
La Salle de lecture de la Bibliothèque – grande galerie sobrement décorée de lambris et de rayonnages dans le style classique invitant au silence – est le fruit de travaux d'agrandissements menés en 1837. Outre la noblesse de l'ensemble et la richesse des collections actualisées en permanence, elle est remarquable par la présence en son centre d'une grande coupole, entièrement décorée par Eugène Delacroix au milieu du XIXème siècle.
Très admiratif de la portée symbolique de cet ensemble dont la composition est inspirée du chant IV de L'Enfer de Dante, JeanPierre Sueur nous en a fait une belle description détaillée très inspirée. Sur une grande fresque circulaire, il s'agit selon les termes de Delacroix d'une espèce d'Élysée, où sont réunis les grands hommes qui n'ont pas reçu la grâce du baptême. Ne pouvant donc accéder au Paradis, Delacroix le leur a offert sur cette fresque. On y retrouve les grands poètes de l'Antiquité gréco-latine présidés par Homère, accueillant Dante conduit par Virgile, mais aussi, par groupes successifs, des Grecs et des Romains illustres, comme Cincinnatus incarnation de la Virtus romaine ainsi que d'autres figures comme Orphée et Sappho. Avant que nous quittions la salle, Jean-Pierre Sueur a offert à notre présidente Catherine Malissard, représentant l'ensemble de la section orléanaise, un exemplaire du beau livre édité par le Sénat de l'ensemble des chefs-d'œuvre de tous ordres qu'abrite le Palais du Luxembourg. À la toute fin de la visite notre guide nous a invités à partager un moment convivial… et rafraîchissant en dégustant une coupe de champagne. Ce fut, grâce à la précision et à l'enthousiasme conjugués de Jean-Pierre Sueur, une plongée magistrale dans l'Histoire de France.


Jeudi 23 février 2023, à La Comédie-Française
Représentation de Tartuffe ou l'Hypocrite de Molière,
mis en scène par Ivo VAN HOVE

Un spectacle monté à l'occasion du 400ème anniversaire dans la maison de Molière par le grand et sulfureux metteur en scène belge Yvo Van Hove. Ce dernier y avait entre autres déjà produit en 2016 Les Damnés d'après le film de Visconti dans une adaptation radicale qui avait alors scandalisé certains et fait couler beaucoup d'encre.
Il s'agit ici d'une version originale disparue depuis quatre siècles, appréciée tout d'abord par Louis XIV lors de sa création en 1664, puis censurée par le roi le lendemain, sous la pression évidente du parti des dévots et du contexte religieux très compliqué de l'époque. Version en trois actes, « reconstituée » grâce au travail de génétique théâtrale mené par l'historien Georges Forestier, débarrassée de l'acte V (donc du dénouement heureux où le roi en deus ex machina rétablit in extremis Orgon dans ses droits et châtie l'imposteur) et de l'intrigue secondaire autour des amours contrariées de Marianne, fille d'Orgon et du jeune Valère. Toutes choses que Molière, tenant à jouer sa pièce, avait rajoutées pour rendre le contenu plus acceptable et rompre la censure, et qui furent la version jouée depuis dans tous les théâtres. Cette version écourtée, donc plus « énergique » et plus cruelle, concentrée sur la crise familiale que provoque – ou aggrave – l'arrivée de Tartuffe, est resserrée autour du triangle « amoureux » ambigu Orgon-Tartuffe-Elmire, la jeune épouse d'Orgon, et de l'opposition entre le parti des « progressistes » avec en tête Cléante, le frère d'Elmire, et les positions « conservatrices » d'Orgon, aveuglé jusqu'à la déraison par l'emprise qu'exerce le prétendu dévot Tartuffe sur lui, secondé activement par sa mère, Mme Pernelle.
Cette mise en scène moderne et très visuelle est efficace par l'épure stylisée en noir du décor, des accessoires et des vêtements, dans un espace non réaliste où les affrontements successifs se déroulent sur un grand carré blanc occupant le milieu de l'espace où chacun prend place comme sur un ring.
Excellente interprétation où se distinguent Christophe Montenez dans le rôle de Tartuffe, Dominique Blanc dans celui de Dorine et, bien sûr, Denis Podalydès, Orgon hébété d'admiration. Une Marina Hands, tout de même largement en deçà de ses camarades, dans le rôle d'Elmire.
Mais on regrette surtout la ligne adoptée par le metteur scène sacrifiant quelque peu à une mode actuelle. Tout d'abord, l'aspect « salvateur » du comique est gommé, hormis dans deux scènes emblématiques portées par Orgon-Podalydès, celle du comique de répétition – « le pauvre ! » – et la grande scène destinée à confondre Tartuffe, où Orgon est caché sous la table. Ensuite, le choix pour interpréter Tartuffe d'un jeune homme très beau – pour lequel Elmire paraît éprouver un amour qui n'a rien de platonique – entre en contresens avec le texte de Molière en plusieurs endroits.
Malgré ces quelques bémols, grand plaisir goûté à ce spectacle bien loin d'être anodin, dans la belle salle Richelieu de la maison du grand Molière.

Pour le bureau,
Hadrien Courtemanche,
Secrétaire de la section orléanaise de l'Association Guillaume Budé


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