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Description géographique de l'élection de Vézelay,

contenant ses revenus, sa qualité, les moeurs de ses habitants,
leur pauvreté et richesse, la fertilité du pays
et ce que l'on pourrait y faire pour en corriger la stérilité
et procurer l'augmentation des peuples et l'accroissement des bestiaux

par M. de Vauban.

Partie de ses paroisses sont situées en Morvan, partie sont mélangées de Morvan et de bon pays, et les autres entièrement dans le bon pays, qui ne l'est que par rapport au Morvan, qui est très mauvais. Celui-ci est considérablement plus bossillé et élevé que le bon pays, bien que l'un et l'autre le soient beaucoup.

C'est un terroir aréneux et pierreux, en partie couvert de bois, genêts, ronces, fougères et autres méchantes épines, où on ne laboure les terres que de six à sept ans l'un; encore ne rapportent-elles que du seigle, de l'avoine et du blé noir, pour environ la moitié de l'année de leurs habitants, qui, sans la nourriture du bétail, le flottage et la coupe des bois, auraient beaucoup de peine à subsister. Dans les paroisses mélangées, il y croît un peu de froment et de vin, et, quand les années sont bonnes, on y en recueille assez pour la nourriture des peuples, mais non pour en commercer. Dans celles du bon pays, les terres sont fortes et spongieuses, chères et difficiles à labourer. Celles qui le sont moins sont pierreuses et pleines de lave; c'est une espèce de pierres plates dont on couvre les maisons, qui est fort dommageable dans les terres où elles se trouvent, soit quand elles paraissent à découvert sur la supetficie de la terre, ou quand elles sont couvertes de trois, quatre, cinq à six pouces d'épais, parce que les rayons du soleil, venant à pénétrer le peu de terre qui les couvre, échauffent tellement la pierre qu'elle brûle la racine des blés qui se trouvent au-dessus, et les empêche de profiter.

Le labourage des terres se fait avec des breufs, de six, huit et dix à la charrue, selon que les terres sont plus ou moins fortes. Leur rapport ne va guère, par commune année, à plus de trois et demi pour un, les semences payées, quelquefois plus, quelquefois moins.

Le pays est partout bossillé, comme nous avons déjà dit, mais plus en Morvan qu'ailleurs. Les hauts, où sont les plaines, sont spacieux, secs, pierreux et peu fertiles. Les fonds le sont davantage, mais ils sont petits et étroits. Les rampes participent de l'un et de l'autre, selon qu'elles sont plus ou moins raides, et bien ou mal cultivées.

Le pays est fort entrecoupé de fontaines, ruisseaux et rivières, mais tous petits, comme étant près de leurs sources.

Les deux rivières d'Yonne et de Cure, qui sont les plus grosses, peuvent être considérées comme les nourrices du pays, à cause du flottage des bois. On pourrait même les rendre navigables, l'une jusqu'à Corbigny et l'autre jusqu'à Vézelay: ce qui serait très utile au pays. Les petites rivières de Cuzon, de Brangeame, d'Anguisson, du Goulot, d'Annance sont de quelque considération pour le flottage des bois.

Le pays en général est mauvais, bien qu'il y ait de toutes choses un peu. L'air y est bon et sain, les eaux partout bonnes à boire, mais meilleures et plus abondantes en Morvan qu'au bon pays. Les hommes y viennent grands et assez bien faits, et assez bons hommes de guerre, quand ils sont une fois dépaysés; mais les terres y sont très mal cultivées, les habitants lâches et paresseux jusqu'à ne se pas donner la peine d'ôter une pierre- de leurs héritages, dans lesquels la plupart laissent gagner les ronces et méchants arbustes. Ils sont d'ailleurs sans industrie, arts, ni manufacture aucune, qui puissent remplir les vides de leur vie, et gagner quelque chose pour les aider à subsister : ce qui provient apparemment de la mauvaise nourriture qu'ils prennent, car tout ce qui s'appelle bas peuple ne vit que de pain d'orge et d'avoine mêlées, dont ils n'ôtent pas même le son, ce qui fait qu'il y a tel pain qu'on peut lever par les pailles d'avoine dont il est mêlé. Ils se nourrissent encore de mauvais fruit, la plupart sauvages, et de quelque peu d'herbes potagères de leurs jardins, cuites à l'eau, avec un peu d'huile de noix ou de navette, le plus souvent sans ou avec très peu de sel. II n'y a que les plus aisés qui mangent du pain de seigle mêlé d'orge et de froment.

Les vins y sont médiocres et ont presque tous un goût de terroir qui les rend désagréables. Le commun du peuple en boit rarement, ne mange pas trois fois de la viande en un an, et use peu de sel.

Voilà une véritable et sincère description de ce petit et mauvais pays, faite après une très exacte recherche, fondée non sur des simples estimations, presque toujours fautives, mais sur un bon dénombrement en forme et bien rectifié. Au surplus, ce pays serait très capable d'une grande amélioration si, au lieu de toutes les différentes levées de deniers qui se font pour le compte du roi par des voie arbitraires, qui ont donné lieu à toutes les vexations et voleries qui s'y font depuis si longtemps, on faisait : […]

XI- Si Sa Majesté, achetant toutes les salines du royaume, gardait seulement les nécessaires, les faisant environner de remparts et de fossés pour la sûreté, et y établissant des garnisons et magasins, pour de là distribuer le sel aux étrangers et à tout le royaume, à un prix bien au-dessous de celui d'à présent, supprimant toutes les exemptions des pays de francsalés, sous des prétextes raisonnables, et le rendant commun à toute la France, qui, sans être écrasée de son poids, le porterait aisément, et ferait l'une des meilleures parties du revenu du roi.

XII- Si le roi, ennuyé des abus qui se commettent dans la levée des tailles, des aides et des gabelles, et dans toutes les autres sortes d'impôts qui composent ses revenus, de tant d'affaires extraordinaires qui abîment l'Etat, de tant de traitants qui, non contents de le piller par mille voies indirectes, exercent encore sur lui-même une usure insupportable et se remplissent de biens à regorger, par de mauvaises voies, tandis que le pauvre peuple périt sous l'accablement du faix.

XIII- Si Sa Majesté, pénétrée enfin de la souffrance de ses sujets, prenait une bonne fois résolution d'y mettre fin et d'améliorer leur condition, en rendant l'imposition de ses revenus légale et proportionnée aux forces de chacun, c'est-à-dire en imposant sur tous les fonds de terre par rapport à leur revenu, sur les arts et métiers par rapport à leur gain, sur les villes par rapport au louage des maisons, sur le bétail par rapport à son revenu, sur le vin des cabarets, les tabacs, les eaux-de-vie, le thé, le café, le chocolat, le papier timbré, et sur le sel, qu'il faudrait mettre à un plus bas prix et le rendre marchand; plus, sur les douanes, qu'il faudrait aussi ôter de dedans du royaume, les reléguer sur la frontière et les beaucoup modérer; sur les bois, les eaux, les vieux domaines; sur les gages et pensions d'un chacun; et enfin sur tout ce qui porte revenu et fait profit, sans exception de bien ni de personne; le tout précédé d'une très exacte el fidèle recherche et de toutes les connaissances nécessaires, fixant lesdites impositions sur le pied du vingtième des revenus de toutes espèces. Cela, une fois établi, produirait un revenu immense, qui serait peu à charge à l'Etat par rapport à ce qu'il en souffre à présent, ni au-dessus des forces de personne, puisque tout serait proportionnellement imposé; il n'y aurait plus ou très peu de frais, ni de pillerie dans les levées; le peuple se maintiendrait plus aisément, et, quand, dans les extrêmes besoins, on serait obligé de payer deux, trois, voire quatre vingtièmes, ils seraient incomparablement moins foulés que de tout ce qu'ils souffrent à présent, notamment s'il n'était plus question de tailles, ni de gabelles, ni d'aides, ni d'affaires extraordinaires, ni par conséquent de contraintes, ni de vexations, ni d'aucune autre nouveauté affligeante. Chacun pourrait jouir en paix de ce qui lui appartient, sans inquiétude.

XIV- Et pour conclusion, si toutes ces pensées pouvaient exciter la curiosité de Sa Majesté à en faire l'expérience, ne fût-ce que pour voir comme cela réussirait, il n'y aurait qu'à les mettre en pratique dans cette élection ou dans telle autre des plus petites du royaume qu'on voudra choisir. Après quoi, si les peuples s'en trouvent bien, tous les voisins demanderont le même traitement et il ne faut pas douter que, fort peu de temps après, tout le royaume ne fit la même demande.