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LES DEUX VISITES D'EDITH WHARTON À NOHANT (1906 et 1907)

Comme Rudyard Kipling ou Joseph Conrad, la romancière américaine Edith Wharton (1862-1937) s'est prise de passion pour l'automobile. En 1906 et 1907, elle visite la France en compagnie de son mari. Piloté par un chauffeur, le couple circule dans une "Panhard-Levassor 15hp" achetée d'occasion à Londres. Ils sont précédés de leurs bagages et de quelques domestiques qui, eux, voyagent par le train.

Dans Motor-Flight through France (1908) Edith Wharton a rendu compte de trois excursions faites en France en automobile : la première de deux semaines, en mai 1906, de Boulogne à Clermont-Ferrand et Paris (avec un passage à Nohant), la deuxième de trois semaines, en mars avril 1907, jusqu'aux Pyrénées et dans la vallée du Rhône (avec un second passage à Nohant), la troisième en Picardie à la Pentecôte 1907.

Henry James, le célèbre romancier américain, avait fait, lui, en 1882, Un petit tour en France, dont il avait publié le récit. Lorsqu'il apprit qu'Edith Warton était allée dans le pays de George Sand, il s'enthousiasma. En effet, trente ans plus tôt, à Paris, il avait rencontré Flaubert, Gautier et Maupassant qui lui avaient parlé de "la visite à la mère Sand" comme le pèlerinage littéraire le plus célèbre du second Empire. Dès novembre, Henry James écrivit donc à Edith Warton : "Racontez votre aventure et vos impressions de Nohant, car je brûle d'envie d'en recevoir de bons détails. Peut-être, si vous avez encore le 'Véhicule de Passion' [surnom donné à l'automobile] convenable, ce dont je ne doute pas, irez-vous là-bas une fois de plus. Et, dans ce cas, emmenez-moi avec vous !"


Première visite d'Edith Wharton (1906)

Après avoir quitté Tours, et en fait après avoir laissé derrière nous les tourelles du château de Loches, nous nous sommes retrouvés dans un nouveau paysage. C'était une froide journée de nuages hauts et de soleil changeant : ciel parfait pour couronner la vaste campagne ondulante à travers laquelle nous menaient les courbes de l'Indre. Au sud, qui était notre direction, s'étendait le Berry, la région de George Sand; et, vers le nord-ouest, des villages au loin brillaient au bord de douces montées. Un rayon de soleil.je m'en souviens, a fixé durant quelques secondes une ville inconnue sur une de ces pentes : une ville assez importante, avec des murailles et des tours scintillant, lointaines et mystérieuses, sur la plaine ennuagée. Qui, en voyage, n'a pas été attiré par la vue impromptue de telles cités, sans savoir leur nom, ni parvenir à les situer même après un minutieux examen des cartes et des guides? Sans doute, pour qui n'est pas initié, aucune ville ri'existe-t-elle au sommet d'une colline dans cette zone particulièrement plate de la carte de France; et pourtant, il y avait bien ici la montée d'une colline où miroitait une ville; c'était, non pas le mirage d'un instant, mais la compagne d'un trajet d'une heure, dominant les virages de notre route, nous faisant signe au long des lieues parcourues, et m'incitant, au moment enfin où ses tours disparaissaient de vue, à former le vœu de revenir l'année prochaine afin de lui faire avouer son nom.

Mais nous nous approchions alors d'une ville avec un nom; un nom tellement incrusté et recouvert d'associations que nous ne pouvions qu'être déçus, en arrivant dans ses faubourgs, de découvrir que Châteauroux, hormis son beau vieux château sur l'Indre, était très exactement semblable à tant d'autres mornes villes françaises, et comme farouchement inconsciente d'être une des capitales de la littérature. Et elle semble en effet éloignée de cette distinction dans la forme comme dans l'esprit. La renommée fait des ronds si larges qu'elle ne provoque pas de remous en son centre; et même l'alerte patronne de l'hôtel Sainte-Catherine a plissé le front d'un air perplexe quand nous lui avons demandé : "Est-il possible de visiter la demeure de George Sand?" – "Le château de George Sand" ? (Un silence.) C'est l'écrivain, n'est-ce pas ? (Un autre silence.) C'est à Nohant, le château ? Mais, Madame, je ne saurais vous le dire".

Et pourtant, nous étions à l'entrée nord du pays de La Mare au diable; c'est ici que, durant des années, les chefs de file de la profession la plus sédentaire d'une race sédentaire, les hommes de lettres de France, descendaient par l'express de Paris, et prenaient une diligence pour faire leurs dévotions à l'oracle. Lorsqu'on considère la fatigue d'une longue journée en chemin de fer, et la peur française des déplacements, ce flot continuel d'éminences que Paris déversait sur Nohant donne la mesure de ce que Nohant avait à offrir en retour.

En prenant notre petit déjeuner dans la salle à manger de l'auberge, nous nous sommes irrévérencieusement figuré certains de ces illustres personnages, Liszt, Sainte-Beuve, Gautier, Dumas fils, Flaubert, en bizarre débraillé de voyage, dénouant d'étranges cache-nez, inquiets pour leurs sacs en tapisserie, attablés dans cette même pièce devant une omelette et du café, et puis grimpant à l'extérieur dans le coupé de la diligence. Et nous avons suivi leurs traces.

Filant tout droit, selon la méthode invariable de la voirie française, la route traverse vers le sud-est de vastes champs de blé, avec des granges et des fermes groupées comme dans les cahiers de dessins de notre enfance, tantôt affleurant, tantôt désertant les rives de l'Indre capricieuse, qui déploie dans la plaine ses courbes bordées de peupliers. Mais bientôt nous nous sommes mis à monter insensiblement; et puis un brusque virage nous a fait basculer au bord d'une crête dominant la campagne du Berry, où la rivière reparaît, en bas, avec, très loin au sud, une brume bleutée de montagnes.

La route, après cela, redescend par de doux virages, révélant peu à peu les charmants détails du premier plan, taillis vert pâle, champs bordés d'aubépines, longues rangées de peupliers dans la plaine, tandis que, tout du long, l'horizon lointain devient plus bleu, plus riche et plus mystérieux. C'est une vaste campagne solitaire, avec de rares villages, de simples hameaux, répartis dans les champs; on comprend que la conviviale Dudevant, venant de la Gascogne plus animée, ait dû trouver la région assez mal équipée pour accueillir de la société. À la sortie l'un de ces petits villages isolés, Vicq, la vue s'étend le plus largement, et la route se remet à descendre peu à peu durant plusieurs centaines de mètres; et, au pied de la colline, au milieu d'aubépines et de buissons de lilas, à travers des branches d'arbres en fleur, surgit à gauche un haut toit d'ardoise, couronnant la façade beige et simple d'une gentilhommière typique de la campagne française.

Aucune autre demeure en vue : seules, derrière les arbres, apparaissent deux humbles bâtisses à toits de tuiles, dépendances du bâtiment principal. Rien ne nous nomme les lieux, rien ne les signale ni ne les distingue des environs. La maison est tout simplement installée là, massive, placide, en relation familière avec la route et la ferme, comme un aspect de la femme extraordinaire qu'elle abritait; et peut-être cet aspect même suffisait pour faire deviner son nom, et pour rendre presque superflue notre question haletante à la jolie gardeuse d'oies qui tricotait près de la haie.

"Mais oui, Madame ... c'est Nohant." Cette gardeuse d'oies, rose comme une fleur d'aubépine, un fichu noué autour de ses boucles, aurait vraiment pu, selon la formule habituelle des voyages sentimentaux, "sortir" d'un des romans écrits là-bas, sous la haute toiture qu'elle nous indiquait du doigt; elle avait une honnête saveur de terroir, mais avec cette grâce surajoutée qu'on a reproché à l'auteur de ces romans d'attribuer à ses paysans. Elle formait, en tout cas, un lien charmant entre notre imagination et la célèbre maison; et bientôt nous avons découvert que le miracle qui lui avait conservé sa grâce 1830 s'étendait à tout ce domaine privilégié, qui semblait protégé sous une cloche de verre d'oubli, intact, inchangé, tel un merveilleux objet d'exposition illustrant la vie étonnante qui s'y est déroulée.

Le bâtiment est placé en biais par rapport à la route, dont il était autrefois caché par un mur élevé; mais il est écrit dans Histoire de ma vie que M. Dudevant, dans une crise d'activité mal dirigée, abattit plusieurs mètres de ce mur, pour les remplacer par une haie. La haie existe toujours; et grâce à cet accès de destruction, le voyageur, en arrivant, peut apercevoir des terrasses herbeuses et des marches de pierre, encadrées de buissons de lilas, d'aubépine et d'acacia, et surmontées par la longue façade tranquille du château. Le mur, pour ce qui en est resté, s'étend de part et d'autre de la haie,jusqu'aux limites du domaine, ayant, à un bout, une vieille et grosse étable, avec une poivrière et, à l'autre bout, un charmant pavillon de jardin au toit conique, lié à la route par quelques marches moussues.

Perpendiculairement à cette route, un sentier ombragé longe les bâtiments de ferme; en les contournant, on tombe sur le beau désordre d'une grande cour peuplée de vaches et de poules, et séparée de la cour d'entrée du château par le long alignement des communs. Cour et basse-cour font toutes deux face à une petite place herbeuse (qui, en Angleterre, passerait pour une réduction de gazon communal), au centre de laquelle, sous un antique noyer, se dresse une église bien plus ancienne encore, si minuscule, noire et ratatinée, qu'elle fait songer à une vieille paysanne aveugle sommeillant et marmonnant assise à l'ombre. C'est l'église paroissiale de Nohant; et à quelques mètres de là, jouxtant la cour du château, s'étend le petit cimetière qui figure si souvent dans Histoire de ma vie, et où celle qui l'a décrit repose désormais parmi les siens. Ce cimetière est protégé des intrus par un haut mur et une grille verrouillée; cependant, ce n'est pas là que se trouve l'esprit de George Sand, mais dans la maison et dans le jardin, et surtout dans le petit groupe d'humbles vieilles maisonnettes entourant la place ombragée près de l'église, et constituant, en apparence, la totalité du village de Nohant. Telle la gardeuse d'oies, ces petites maisons sont étonnamment pittoresques et sentimentales; et leurs toits moussus, leurs ifs taillés, les vieilles femmes à coiffe blanche qui filent sur leurs seuils, répondent d'une façon presque idéale aux espoirs du pèlerin.

Et lorsque, enfin, dans l'exaltation et l'enchantement, on a assimilé la calme perfection de l'ensemble, et qu'on affronte cette grande question: "Est-ce qu'une visite de Nohant élucide le mystère ou l'approfondit?", on peut seulement répondre, sur le ton prudent d'un casuiste de la Nouvelle-Angleterre: "Les deux!" Car, si cela permet de comprendre un aspect de la vie de George Sand, cela semble également en obscurcir bien d'autres; même si, parmi les divers côtés considérés, on inclut uniquement ceux qui ont un rapport direct avec les lieux, et non les innombrables facettes qui reflètent Paris, Venise, Fontainebleau et Majorque.

La première surprise vient de ce qu'on trouve, somme toute, que la maison a une allure ... comment dire? ... bien plus digne et décente, bien plus consciente des convenances et contraintes sociales, que ne le laisseraient entendre les premières années de la vie qui y a été menée. Les tableaux de Nohant dans Histoire de ma vie ne ressemblent à aucune autre description des mœurs provinciales françaises de la même époque, et font songer au sombre arrière-plan d'un roman des Brontë, plutôt qu'à l'existence monotone, conventionnelle et ordonnée de la bonne société rurale en France.

Quand on se remémore la foule de personnages divers qui ont franchi le seuil de cette tranquille maison, les enfants naturels des deux côtés, vivant en harmonie les uns avec les autres et avec les enfants légitimes, les domestiques trop intimes, les paysans camarades de jeu, les compagnons de beuverie, quand on considère ces scènes dignes de Hogarth, ces bringues de minuit présidées par le tonitruant Hippolyte Chatiron et le sombre picoleur Dudevant, tandis que leurs femmes restaient à l'étage, écœurées mais apparemment tolérantes, on se sent immergé dans la sinistre ambiance de Wildfell Hall (1) plutôt que dans l'air léger et tempéré d'une province française. Et d'une certaine façon, déraisonnable bien entendu, on s'attend que la maison porte, même extérieurement, des marques de cette période noire et dépravée; ou, sinon, de l'existence joyeuse, mais également incohérente et improbable, menée ici lorsque la timide Mme Dudevant était en train de se transformer en la grande George Sand, et que l'étrange défilé qui continuait de se produire dans la maison se composait, non plus de gentilshommes campagnards ivres et de parents paysans bâtards, mais d'une compagnie tout aussi extravagante et mal assortie d'anciens prêtres, de naturalistes, de journalistes, de saintsimoniens, adeptes de toutes sortes de marottes religieuses, politiques et littéraires, parmi lesquels les précepteurs successifs du petit Maurice adoré, formant à eux seuls une lignée aussi longue que celle des rois de Macbeth, remportant sans doute la palme de la bizarrerie des origines et de l'adaptabilité des manières.

On s'attend que le décor de ces entrées et sorties incessantes et confuses ait l'air blessé et déclassé d'une maison dont l'autorité n'a jamais été respectée; où l'on s'est depuis longtemps habitué à sonner en vain la cloche fêlée du dîner, et à tirer sans réponse le cordon élimé de l' office; au lieu de cela, on découvre l'image d'une aisance aristocratique, une sobre demeure, consciente à tous égards de sa situation dans l'échelle sociale, de ses obligations envers l'église et les maisonnettes placées sous son aile, de ses droits sur les arpents qui l'entourent. Et ainsi l'on peut, sans trop s'égarer, reconnaître en elle le reflet de ces graves idéaux auxquels George Sand a peu à peu conformé l'expérience passionnée de sa vie; et l'on peut même se laisser aller à imaginer qu'une vieille maison ainsi caractérisée par sa banalité même, par sa conformité, a dû exercer, sur un esprit aussi sensible que le sien, une influence imperceptible mais persistante, lui offrant cette solide concentration de pensée et d'habitudes qui font trop souvent défaut dans les conditions modernes; et se présentant toujours à elle comme le sanctuaire de ces piétés domestiques auxquelles ses dernières années, avec un certain illogisme, mais avec sincérité, ont affecté leurs dévotions.

Il nous est arrivé, en quittant Nohant, ce qui nous était arrivé en quittant Beauvais : la tranquille maison de campagne au bord du chemin, comme l'avait fait le puissant chœur gothique, s'est emparée de nos pensées en excluant toute autre impression. Jusqu'à La Châtre, en fait, cette petite ville sur l'Indre, où la jeune Mme Dudevant passa un hiver pour servir la carrière politique de son mari, nous étions encore dans le rayon de Nohant; et ce fut sur cette route droite, sur laquelle nous roulions, que la pauvre vieille Mme Dupin de Francueil, si douillette qu'elle pouvait à peine faire le tour du jardin, courut dans ses pantoufles à talons hauts, lors de cette nuit fatale où son fils, revenant d'un joyeux souper à La Châtre, fit une chute de cheval, dont il mourut, à l'entrée de la ville. Ces scènes de l' Histoire de ma vie sont si frappantes, elles s'impriment si pathétiquement dans la mémoire, qu'en y songeant sur place on sent, avec Edmond de Goncourt, à quel point celle qui les a écrites aurait été grande si sa plume intrépide était restée plus souvent dans le vrai.

Seconde visite d'Edith Wharton (1907)

Revenant dans le Berry six semaines plus tôt dans la saison que lors de notre visite de l'année dernière, nous avons constaté à quel point ce vaste paysage avait besoin du relief et du modelage fournis par les divers feuillages de mai. Entre les bois dépouillés et les haies à peine bourgeonnantes, les grandes prairies semblaient bien tristes et monotones; et seuls les jardins villageois arboraient une promesse de printemps. Mais dans l'enclos retiré de Nohant, le printemps nous a paru beaucoup plus proche; déjà à portée de main en touffes de perce-neige et de violettes pointant dans le sol, de frais pétales rouges sur les tuteurs de rosiers, et présent par le gazouillis des oiseaux dans les lourds rideaux de lierre et de mûriers sur le mur du cimetière. Une grille mène du jardin au coin de cet enclos où George Sand et ses enfants reposent sous un vieil if. Féodaux même dans la mort, ils sont séparés des villageois défunts par un mur, et la tombe de Maurice Sand, comme le monstrueux coffre de pierre sur la sépulture de sa mère, porte le nom de Dudevant, se réclamant ainsi de la baronnie. Étrange incohérence des désirs humains, dans le fait que cette femme, qui a rendu son pseudonyme suffisamment illustre pour en faire un nom de famille, ait pu ainsi s'accrocher à celui obscur d'un mari répudié; et, plus grande inconséquence encore, que cette descendante de roi, prêtresse de la démocratie et du fouriérisme, ait songé à brandir un titre mesquin qui ne fut jamais le sien, puisqu'il n'appartenait même pas légitimement à Dudevant! En somme, les tombeaux de Nohant sont décevants; hormis toutefois celui de la malheureuse Solange, avec ses quatre mots tragiques : La mère de Jeanne.

Mais la véritable signification des lieux se trouve tout près, sous la rangée de hautes fenêtres donnant sur le jardin broussailleux et moussu. Elles conduisent, ces fenêtres, directement dans la vie de George Sand : dans la grande et froide salle à manger, avec son sol dallé et ses murs aux simples lambris blancs; le salon adjacent, salon hélas si radicalement remodelé par la déplorable période des papiers peints du milieu du siècle, encombrée de fauteuils et d'une table centrale, qu'on y cherche en vain une trace de la première châtelaine de Nohant: cette vieille Mme Dupin à l'esprit vif et aux talons hauts qui hante encore la salle à manger lambrissée et le jardin bordé de buis. Pourtant, ce salon a une histoire particulière à raconter, car, à l'époque culminante de George Sand, une pareille longue table couverte d'une nappe à franges et encerclée de fauteuils formait justement le cœur de la vie d'intérieur en France. Autour de ce plateau allongé s'asseyaient les illustres visiteurs de la grande romancière, poursuivant, comme à une table d'hôte cérébrale, ces interminables conversations de dîner qui donnent encore, à l'Anglo-Saxon pressé, le sentiment d'être l'expression la plus typique de la sociabilité française; et ici l'on pratiquait les différents arts domestiques : la peinture, la sculpture, et ces fins travaux d'aiguille qu'une génération aux yeux solides pouvait accomplir à la lumière d'une seule lampe. Ici, se plaît-on surtout à imaginer, Maurice Sand exerçait son ciseau sur les fameuses marionnettes de son petit théâtre, pendant que sa mère, les costumant avec des doigts experts, écoutait, silencieuse comme une bête, les dissertations de Gautier, Flaubert ou Dumas. Et puis les murs du salon parlent encore des premiers temps de la maison, par la voix des portraits ancestraux jalousement conservés : images des demoiselles de Verrières, du maréchal de Saxe et de la belle Aurore, étranges vestiges d'un passé qui explique en grande partie l'histoire de George Sand, jusqu'au visage orageux de Solange Clésinger, jetant, du fond de la pièce, un regard sombre sur ses parents poseurs et sans scrupule.

Notre guide, une bonne brune et rougeaude, au bonnet bien serré, nous a ensuite menés, par des couloirs tortueux, jusqu'au coin le plus intéressant de la maison : le petit théâtre construit avec une naïveté ingénieuse dans ce qui avait dû être une remise ou une cave à vins. On devrait cependant dire plutôt les petits théâtres, car la maîtresse de cérémonie avait réussi à glisser deux scènes dans l'espace restreint dont elle disposait; d'un côté, la scène proprement dite, "grandeur nature", pour des acteurs vivants; de l'autre, en face de la porte d'entrée, le plus célèbre théâtre de marionnettes, élevé à quelques pieds du sol, avec un proscenium, un cintre et des rideaux miniatures : très semblable au Puppen-Theatre que Wilhelm Meister décrit à Marianne avec une prolixité qui fait sombrer dans le sommeil cette agréable mais frivole jeune femme.

Entre ces deux tréteaux, une vingtaine de spectateurs, sans doute, devaient trouver place derrière la rangée de bancs de bois dur réservés à la châtelaine et à ses invités les plus éminents. À présent, le vide et l'absence règnent dans ce temple des arts : vide et absence rendus plus pathétiques encore par la présence, sur des étagères au fond de la salle, de toute la troupe de marionnettes, soignées, brossées, nettoyées, attendant seulement qu'on tire leurs ficelles, pour reprendre vie et de nouveau peupler leur petite scène. Elles se tiennent là en rangs mélancoliques, la duègne, la Chimène, la grande coquette, Pantalon, Colombine, Arlequin, les pêcheurs napolitains, les odalisques et les paysans, les brigands et les soldats de la garde ; toutes ciselées avec une sorte de rude vivacité; et vêtues, avec économie et dextérité, par les doigts infatigables qui maniaient la plume à l'étage durant la nuit.

Cela nous rapproche de cette existence étrange et insondable, qui s'éclaircit seulement à Nohant, et montre pour ainsi dire sa trame; et nous en rapproche encore plus lorsque nous entendons la bonne rougeaude expliquer que "Monsieur Maurice" a modelé beaucoup de ses personnages comiques sur "les gens du pays" ; et plus que jamais lorsque nous lui demandons si Madame Sand a vraiment confectionné ellemême ces petites robes et que nous l'entendons nous répondre : "Oh, oui, je me souviens de l'avoir vue coudre, et je l'ai même aidée. J'avais douze ans quand elle est partie."

Nous avions donc devant nous un morceau authentique de la tradition de Nohant, sous la forme d'une femme mûre, robuste et vivace : une de ces Berrichonnes que George Sand avait aimées et célébrées, et qui l'aimaient et la servaient en retour. Cela nous mettait, pour un moment, en contact avec Nohant; cependant, la conséquence de ce rapprochement a été de nous faire réfléchir sur les enthousiasmes et les idéaux d'une époque disparue, et de nous donner le sentiment que le monde des croyances et des idées ne s'est jamais transformé aussi vite et profondément que durant les années qui nous séparent d'Indiana.

(1) Allusion à La Recluse de Wildfell Hall (1848), deuxième et dernier roman d'Anne Brontë.

EDITH WHARTON, La France en automobile (1908), Chapitre I, 4, "La Loire et l'Indre" (traduction de Jean Pavans)


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