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STÉPHANE MALLARMÉ
AU PONT DE VALVINS À VULAINES


 

VIE DE MALLARMÉ :

— 1842 : Mallarmé naît à Paris le 18 mars  au 12 rue Laferrière (2e arr.); il perd sa mère à l’âge de cinq ans; il est mis en pension à dix ans.
— De 1856 à 1860, il est pensionnaire au lycée de Sens, où il achève ses études secondaires.
— 1861 : il découvre les Fleurs du Mal, qui l’enthousiasment.
— 1863 : il est en Angleterre, où il épouse une “gentille Allemande”, Maria-Christina Gerhardt, qu’il a connue à Sens.
— Reçu au certificat d’aptitude pour l’enseignement de l’anglais, il débute au lycée de Tournon (1863-1866); il a une fille, Geneviève (1864).
— 1866 : il donne dix poèmes au Parnasse contemporain.
— 1866-1870 : il enseigne un an à Besançon (“mes supérieurs me regardent comme un homme douteux”), puis à Avignon (il rêve de “passer sa vie entière” dans cette ville).
— 1871 : il est nommé à Paris au lycée Fontanes (Condorcet); en 1875, il s’installe rue de Rome.
— 1874 : il cherche un lieu de villégiature du côté de Fontainebleau; le 6 août, il découvre une petite maison à Valvins, dans laquelle il loue deux pièces pour y séjourner les fins de semaine et pendant les vacances; il achète un bateau et pratique le canotage.  
— 1877 : il commence la série des “Mardis” où il reçoit chez lui amis et disciples; mais il reçoit aussi dans sa maison de Valvins, à une époque où la forêt de Fontainebleau attirait les artistes et les poètes; selon le mot de Paul Fort, Mallarmé était “l’enchanteur Merlin de cette forêt de Brocéliande, cernée de bardes et de muses” (Paul Fort, Mémoires).

 

Mallarmé en 1877


— 1884 : Verlaine (Les Poètes maudits) et Huysmans (A Rebours) révèlent sa poésie au grand public; il devient le maître des jeunes poètes symbolistes.
— 1885 : il publie Prose pour des Esseintes, qui est une sorte d’art poétique.
— 1894: à 52 ans, il prend sa retraite ; bientôt il loue, à Valvins, deux pièces supplémentaires au premier étage, ainsi que deux pièces au rez-de-chaussée ; il fait faire d'importants travaux intérieurs, avec l’intention de s’y s'installer définitivement. Au premier étage, il dispose d'une salle à manger, d'une cuisine, de deux chambres, et d'un cabinet appelé "japonais" à cause de sa décoration; au rez-de-chaussée, qui est assez froid, il installe une partie de ses livres.
— 1897 : dans Divagations il propose ses réflexions sur la nature de la poésie ; il publie Un coup de dés jamais n’abolira le hasard.
— 1898 (9 septembre) : il meurt dans sa maison de Valvins; il est enterré, tout près, au cimetière de Samoreau.

— en 1904, sa fille Geneviève et son mari Edmond Bonniot achètent la maison que leur père se contentait de louer.
— en 1989, la maison devient propriété du département de Seine-et-Marne, qui la remet en état et l'ouvre au public.


LES MARDIS DE LA RUE DE ROME

Mallarmé s'installe à Paris en 1871. Il fréquente les salons de l'époque et, bientôt, reçoit chez lui le jeudi, 29 rue de Moscou. Puis, en 1874, il s’installe rue de Rome, d’abord au n° 87, puis au n°89, dans un “chétif” appartement au quatrième étage : “Après une antichambre exiguë, une pièce tenait lieu tout ensemble de salon et de salle à manger. Il y avait, dans une niche d’angle, un poêle de faïence, quelques meubles de noyer et une suspension au-dessus de la table centrale où était posé un bol chinois plein de tabac.” (Camille Mauclair)

La première mention des Mardis en tant que réunions littéraires ayant lieu dans son nouvel appartement de la rue de Rome date de 1877.

Après huit heures, et jusqu'à minuit, nombreux sont les coups de sonnette, car Mallarmé est très accueillant et ses Mardis sont de plus en plus connus. A dix heures entrait “légère et silencieuse, Mademoiselle Geneviève Mallarmé, grande rêveuse avec les beaux yeux un peu écartés et le sourire de son père, apportant des grogs pour tous, et se retirant aussitôt”.

Un plan dessiné par Pierre Louÿs, un cliché exécuté en 1893 par Dornac ainsi que les descriptions des contemporains nous permettent d'évoquer très concrètement le cadre des Mardis : une salle à manger parisienne modeste, garnie d'une table demi-lune, de chaises, d'un canapé, d'un rocking-chair, d'un buffet et d'œuvres de Manet, Monet, Whistler, Berthe Morisot, Odilon Redon, Rodin et Gauguin.

Les "Mardistes" sont des plus variés : peintres, musiciens, hommes politiques, critiques, romanciers, poètes. Sont venus rue de Rome pour écouter le Maître : Henri de Régnier, Pierre Louÿs, Francis Vielé-Griffin, Marcel Schwob, Emile Verhaeren, Ephraïm Mikhaël, Louis Le Cardonnel, Oscar Wilde, René Ghil, Gustave Kahn, Jules Laforgue, Maurice Barrès, Paul Claudel, André Gide, Paul Valéry…

On a gardé un témoignage de sa fille Geneviève : "Tout de suite après le dîner on préparait la petite salle à manger, car beaucoup, bien qu'ayant pour la plupart Paris à traverser, arrivaient tôt. On pliait sur elle-même en demi-cercle la table ancienne Louis XVI afin de donner plus de place. On y disposait le pot de vieux chine plein de tabac dans lequel chacun puiserait tout à l'heure, le papier à cigarettes, un bouquet. Tout autour de la table on rangeait les chaises, serrées entre elles, car la chambre était petite et les coups de sonnette nombreux. On arrangeait dans la suspension la lampe dont un volant de crépon japonais adoucissait la clarté. Lilith sur un coin de l'antique buffet regardait ces arrangements. Père était le plus souvent debout devant le poêle de faïence blanc placé en angle dans le mur de la chambre, son châle frileusement jeté sur les épaules, la pipe ou la cigarette aux doigts. Quelquefois il s'asseyait, assez rarement, dans son rocking-chair." (Geneviève Bonniot-Mallarmé, lettre du 5 novembre 1916).


VALVINS ÉVOQUÉ PAR SA FILLE GENEVIEVE

"En 1874 on changea d'appartement et on s'installa rue de Rome. C'est cette même année que nous allâmes pour la première fois à Valvins. Le beau pays au vaste horizon le prit tout entier. Il s'y attacha pour toujours. Cette retraite de clarté et d'arbres, calme, allait à sa nature de beauté égale. Les paysages de vue bornée, même attrayants, lui déplaisaient : "Je crois, disait-il, que, si j'avais un parc merveilleux, j'irais toujours m'asseoir sur le banc de pierre extérieur, celui qui est de l'autre côté du mur, à la porte". Les antiques futaies, le canot à voile qu'il conduisait lui-même, l'aile sur la rivière, comme il disait, les couchers de soleil qu'il allait contempler à un point des coteaux voisins lui furent de belles récréations au travail. Il aimait la nature profondément. Je me souviens de ses joies de collégien dont s'ouvre la geôle, au début de chaque vacance, alors qu'on partait pour là-bas: "Tout le monde a un pays natal, disait-il, moi j'ai adopté Valvins".


VALVINS DANS LA CORRESPONDANCE

“…les environs de Fontainebleau, où je vais, chaque année, tout oublier pendant deux mois…” (lettre de Mallarmé, 31 juillet 1877)
“Etes-vous bien arrivés hier soir et aujourd’hui avez-vous fait de bonnes promenades ? Et papa a-t-il mis le bateau à l’eau ?” (lettre de Marie Mallarmé à Geneviève Mallarmé, 11 avril 1879)
“J’ai fait de la voile jusqu’à Thomery, par un vent superbe.” (lettre de Mallarmé à Marie, 18 avril 1879)
“Ici rien de nouveau : je remplis quelques feuilles de papier le matin et glisse en yole ou mouille ma voile au mauvais temps qu’il fait dans l’après-midi. Bref, c’est un Valvins de chaque année, dont je rapporterai suffisamment de force et de fraîcheur d’esprit.” (lettre de Mallarmé à Edouard Manet, 11 septembre 1882)
“J'oubliais mes fugues, aussitôt que pris de trop de fatigue d'esprit, sur le bord de la Seine et de la forêt de Fontainebleau, en un lieu le même depuis des années : là je m'apparais tout différent, épris de la seule navigation fluviale. J'honore la rivière, qui laisse s'engouffrer dans son eau des journées entières sans qu'on ait l'impression de les avoir perdues, ni une ombre de remords. Simple promeneur en yoles d'acajou, mais voilier avec furie, très fier de sa flotille.” (lettre de Mallarmé à Verlaine, 16 novembre 1885)  


QUE FAIT MALLARMÉ A VALVINS ?

Mallarmé trouva à Valvins un lieu propice à la création littéraire, mais aussi aux promenades : "Ici je remplis quelques feuilles de papier le matin et glisse en yole ou mouille ma voile au mauvais temps qu'il fait dans l'après-midi … Bref c'est un Valvins de chaque année, dont je rapporterais suffisamment de force et de fraîcheur d'esprit." (lettre à Edouard Manet du 11 septembre 1882).

Les matinées – surtout lorsqu'il eut pris sa retraite d'enseignant – étaient consacrées au travail : correspondance, correction d'épreuves, ébauches de poème, mise au point définitive d'Hérodiade et du Cantique de Saint-Jean. préparation, en 1887, d'une édition photolithographiée d'après le manuscrit de ses poésies pour La Revue indépendante.

Les après-midi, il aimait faire des promenades dans la forêt de Fontainebleau toute proche, à pied ou en carriole. Mais surtout il pratiquait le canotage sur la Seine. Peu après 1876 il avait faitfit construire à Honfleur une barque en bois dotée d'un mât que, dans sa correspondance, il nomme le "canot" ou le "S.M.". Il en prenait grand soin. Il lui arriva de reprocher à Geneviève et Marie Mallarmé de ne pas l'avoir mis à l'abri un jour de grand vent: "Quoi ! Tant de dégâts par le vent du nord et tu as laissé, mousse novice, l'avant et flanc du canot battre le ponton ! Quand cela souffle de par là, détache simplement la bouée d'arrière pour que le S.M. file en amont."

Mallarmé était bricoleur. Le 14 mai 1896, il écrit à Marie et à Geneviève : "Ma bergère, trop blanche et brillante, a l'air neuf ; je vais y remettre une couche, mate. J'occuperai mes après-midis à peindre les chaises du jardin. Il n'y aura plus à l'arrivée des dames, qu'à planter les clous et, quelque jour, à vernir le canot. […] Je voudrais que vous vissiez les marronniers en fleurs et les rosiers du mur qui éblouissent."

Mallarmé aimait rencontrer les nombreux artistes qui séjournaient dans les environs de Valvins : Alfred Sisley à Moret-sur-loing, Rosa Bonheur à Thomery, Debussy à Bel Ebat, Odilon Redon à Samois. Tot près de chez lui, l'été 1896, habitèrent, dans une petite maison appelée "la Grangette", Thadée Natanson, directeur de La Revue Blanche, et son épouse Misia, qui y reçurent Edouard Vuillard, Pierre Bonnard, Toulouse-Lautrec, Alfred Jarry, entre autres.

La maison de Valvins a vu passer les artistes les plus brillants de l'époque : Berthe Morisot, son mari Eugène Manet, leur fille Julie Manet, mais aussi Paul Nadar, Edouard Dujardin, Henri de Régnier, les Mirbeau, Pierre Louÿs, les Rodenbach, René Ghil, Camille Mauclair, le prince André Poniatowski, Lugné-Poe et Paul Valéry. La maison étant trop petite, les visiteurs étaient logés à l'auberge du Port à l'Anguille, dans l'actuel hameau des Plâtreries, de l'autre côté du pont, où l'on servait une fameuse matelote d'anguille. Mallarmé aimait recevoir; il aimait multiplier les rencontres.

 


LA MAISON

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LA SALLE A MANGER

Occupée dès 1874, la salle à manger des Mallarmé subit une importante modification en 1896 : afin d'agrandir la cuisine qui se trouvait juste à côté, Stéphane Mallarmé bouche l'alcôve qui leur avait précédemment servi de chambre.

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La pendule de Saxe“Je compte, maintenant, mettre le cartel de Saxe, avec support, sur la cheminée, ce délicieux bibelot dont l’unique place est là.” (lettre de Mallarmé à Geneviève Mallarmé, 15 mai 1896). Il a parlé de ce cartel de Saxe dans son poème en prose Frisson d’hiver, écrit à Tournon en 1864 : “Cette pendule de Saxe, qui retarde et sonne treize heures parmi ses fleurs et ses dieux, à qui a-t-elle été ? Pense qu'elle est venue de Saxe par les longues diligences autrefois.”

FRISSON D’HIVER

Cette pendule de Saxe, qui retarde et sonne treize heures parmi ses fleurs et ses dieux, à qui a-t-elle été ? Pense qu’elle est vene de Saxe par les longues diligences d’autrefois.
(De singulières ombres pendent aux vitres usées.)
Et ta glace de Venise, profonde comme une froide fontaine, en un rivage de guivres dédorées, qui s’y est miré ? Ah ! je suis sûr que plus d’une femme a baigné dans cette eau le péché de sa beauté ; et peut-être verrais-je un fantôme nu si je regardais longtemps.
— Vilain, tu dis souvent de méchantes choses.
(Je vois des toiles d’araignées au haut des grandes croisées.)
Notre bahut encore est très vieux : contemple comme ce feu rougit son triste bois ; les rideaux amortis ont son âge, et la tapisserie des fauteuils dénués de fard, et les anciennes gravures des murs, et toutes nos vieilleries ? Est-ce qu’il ne te semble pas, même, que les bengalis et l’oiseau bleu ont déteint avec le temps ?
(Ne songe pas aux toiles d’araignées qui tremblent au haut des grandes croisées.)
Tu aimes tout cela et voilà pourquoi je puis vivre auprès de toi. N’as-tu pas désiré, ma soeur au regard de jadis, qu’en un de mes poëmes apparussent ces mots “la grâce des choses fanées” ? Les objets neufs te déplaisent ; à toi aussi ils font peur avec leur hardiesse criarde, et tu te sentirais le besoin de les user, ce qui est bien difficile à faire pour ceux qui ne goûtent pas l’action.
Viens, ferme ton vieil almanach allemand, que tu lis avec attention, bien qu’il ait paru il y a plus de cent ans et que les rois qu’il annonce soient tous morts, et, sur l’antique tapis couché, la tête appuyée parmi tes genoux charitables dans ta robe pâlie, ô calme enfant, je te parlerai pendant des heures ; il n’y a plus de champs et les rues sont vides, je te parlerai de nos meubles… Tu es distraite ?
(Ces toiles d’araignées grelottent au haut des grandes croisées.)

La table des Mardis littéraires  — Sa fille Geneviève a fait venir de Paris la table autour de laquelle se réunissaient les “Mardistes”, les participants aux réunions hebdomadaires du mardi dans son appartement parisien de la rue de Rome. Les portraits — Ce sont les portraits du poète et de sa fille Geneviève par le peintre américain James Mac Neill Whistler, grand ami de la famille Mallarmé.


LE CABINET JAPONAIS

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Petit cabinet de travail d'abord, en 1896 le “cabinet japonais” change d'attribution : Mallarmé, qui a maintenant sa propre chambre où il peut travailler en paix, transforme cette pièce en "boudoir à ces dames".

Il continue néanmoins à s'en servir pour paresser ou lire : "J'ai lu, hier soir, dans la petite chambre aux nattes." (lettre d’avril 1897). Mallarmé, comme nombre de ses contemporains, semble avoir été fort friand de “japonaiseries” : nattes, estampes japonaises et éventails accrochés aux murs, petites boîtes laquées, meubles en bambou "japonisants".

Mallarmé accumulait dans ce meuble, d'origine japonaise, ses notes pour le "Grand Œuvre" ou "Livre", dont il poursuivit la réalisation toute sa vie.

Lorsqu'il sentit que la mort approchait, il demanda à sa femme et à sa fille que tout soit brûlé, lui seul étant capable d'en tirer quelque chose : "Je pense au monceau demi-séculaire de mes notes, lequel ne vous deviendra que d'un grand embarras, attendu que pas un feuillet n'en peut servir. Moi-même, l'unique, pourrais seul en tirer ce qu'il y a… Je l'eusse fait si les dernières années manquant ne m'avaient trahi. Brûlez, par conséquent : il n'y a pas là d'héritage litéraire, mes pauvres enfants. Ne soumettez même pas à l'appréciation de quelqu'un; ou refusez toute ingérence curieuse ou amicale. Dites qu'on n'y distinguerait rien, c'est vrai du reste, et, vous, mes pauvres prostrées, les seuls êtres au monde capables à ce point de respecter toute une vie d'artiste sincère, croyez que ce devait être très beau."

 


LA CHAMBRE DE MALLARME

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Cette pièce donnant sur la Seine est celle que le poète se réserva lorsque, fin 1895, il obtint des propriétaires de louer la moitié de la maison. Il la fit repeindre en gris et y disposa des meubles de style Louis XVI qu’il peignit lui-même du même gris que les murs : "Nous occupons dorénavant presque toute la maison, avec une grande chambre d'un Louis XVI de campagne, si belle de vue sur la rivière.” (lettre de fin août 1896).

On y voit :
— son rocking-chair,
— son châle, qu'il portait toujours dans la maison, car il était très frileux,
— le portrait de son fils Anatole, mort à huit ans,
— son encrier et des livres anglais
— ses pipes.

La Pipe

"Hier, j'ai trouvé ma pipe en rêvant une longue soirée de travail, de beau travail d'hiver. Jetées les cigarettes avec toutes les joies enfantines de l'été dans le passé qu'illuminent les feuilles bleues du soleil, les mousselines et reprise ma grave pipe par un homme sérieux qui veut fumer longtemps sans se déranger, afin de mieux travailler : mais je ne m'attendais pas à la surprise que me préparait cette délaissée, à peine eus-je tité la première bouffée, j'oubliai mes grands livres à faire, émerveillé, attendri, je respirai l'hiver dernier qui revenait."


LA CHAMBRE DE SA FILLE

Stéphane Mallarmé n'a pas connu cette pièce du premier étage. Après sa mort, sa fille Geneviève s’est mariée avec le docteur Edmond Bonniot et le jeune ménage a acquis la totalité de la maison de Valvins. Par respect pour la mémoire du poète, ils ont gardé intactes les pièces qu'il avait occupées et s'installèrent dans une chambre voisine.

Ils rassemblèrent également ce que Mallarmé avait conservé rue de Rome : le lit en fer forgé, la table de travail, les photographies de ses ancêtres, de ses enfants Geneviève et Anatole, les deux pastels représentant Stéphane, enfant, et sa soeur Maria, morte à treize ans. Le piano a été offert à Geneviève par Madame Théodore de Banville.

Le "miroir de Venise" — Ce miroir apparaît aux côtés de la pendule de Saxe dans le poème en prose Frisson d'Hiver : "Et ta glace de Venise, profonde comme une froide fontaine, en un rivage de guivres dédorées, qui s'y est miré ? Ah! je suis sûr que plus d'une femme a baigné dans cette eau le péché de sa beauté; et peut-être verrais-je un fantôme nu si je regardais longtemps."


LE JARDIN

Grâce à la correspondance de Mallarmé, il est possible de connaître quelles fleurs ornaient son jardin: rosiers, pivoines, dahlias, clématites, rhododendrons etc. Elle montre aussi combien il y était attaché :

"C'est une musique d'eau, de lumière et de verdure que Valvins à cette saison." (lettre à Édouard Dujardin du 3 juin 1888)

"Tout est joli, de mille verts, et parfumé; les marronniers en fleurs et de futurs soleil, dans le jardin." (lettre à sa fille Geneviève du 6 mai 1896)

"Le jardinier a bien travaillé, façonné les massifs, retourné la terre, planté les envois. Reste le fumier à mettre, les allées à sabler, la vigne vierge et le lierre à attacher. Quant aux graines, il préfère les emporter, faire les semis chez lui, en terre exprès, les arroser, les surveiller." (23 avril 1897)

"J'ai tué les pucerons des rosiers avec de la nicotine infusée par moi. Tous les matins je me promèe avec le sécateur et fais leur toilette aux fleurs, avant la mienne. […] Un vent du sud terrible, tout le jour, affolant les mille roses du rosier grimpant et les effeuillant; celles sur tige saluent, reviennent à leur place et tiennent bon." (lettre à Marie du 27 mai 1897)

"Le jardin, pivoines, roses, faux ébénier, lilas est dans un de ses grands éclats." (24 mai 1898)


LE TÉMOIGNAGE DE PAUL VALERY

En 1897, en signe de reconnaissance, les Mardistes organisèrent un buffet et offrirent à Mallarmé un album de poèmes manuscrits composés par vingt-trois poètes. Celui de Valéry, publié dans Album de vers anciens, est intitulé Valvins.

Si tu veux dénouer la forêt qui t'aère
Heureuse, tu te fonds aux feuilles, si tu es
Dans la fluide yole à jamais littéraire,
Traînant quelques soleils ardemment situés

Aux blancheurs de son flanc que la Seine caresse
Emue, ou pressentant l'après-midi chanté,
Selon que le grand bois trempe une longue tresse,
Et mélange ta voile au meilleur de l'été.

Mais toujours près de toi que le silence livre
Aux cris multipliés de tout le brut azur,
L'ombre de quelque page éparse d'aucun livre

Tremble, reflet de voile vagabonde sur
La poudreuse peau de la rivière verte
Parmi le long regard de la Seine entr'ouverte.

 

VALÉRY raconte, dans Variétés (Études littéraires, Pléiade 780)  sa dernière visite à Valvins :

« Voici la dernière chère et douloureuse impression qui me reste de Mallarmé. Il s'agit de la dernière visite que je lui ai faite. C'était le 14 juillet 1898. Il m'avait invité à passer la journée avec lui, dans sa propriété, très petite, de Valvins.
Valvins est un hameau situé au bord même de la Seine, en face de la lisière de la forêt de Fontainebleau. Là, Mallarmé avait coutume d'aller passer l'été dans une maison paysanne qu'il avait arrangée selon son goût parfait. Il y trouvait la paix, le travail méditatif, pendant ses mois de vacances. Il y avait là une yole dans laquelle il promenait quelquefois ses amis sur la rivière.
C'est là que je l'ai trouvé, le 14 iuillet 1898. Après le déjeuner, il me conduisit dans son minuscule cabinet de travail qui avait deux pas de large sur six pas de long. Sur l'appui de la fenêtre étaient étalées les épreuves de son fameux
Coup de dés. Nous avons longtemps regardé ensemble cette sorte de machine de langage qu'il avait ainsi savamment, patiemment, témérairement construite, car rien n'était plus téméraire que cet essai. Nul n'a eu plus de courage littéraire que cet homme, qui aurait pu être le premier poète de son temps s'il eût consenti de n'être pas tout à fait soi-même, et qui a tout risqué pour suivre profondément en soi, pendant toute sa vie, une idée. Nous avons longtemps considéré ces épreuves d'imprimerie. La perfection de l'exécution matérielle était essentielle à son dessein, puisque l'oeuvre qu'il rêvait était une oeuvre dont l'apparence visible était une partie capitale, dont il fallait que tous les détails fussent ordonnés et réalisés minutieusement. Je me rappelle avoir discuté avec lui la place de certains mots, l'importance de certains blancs…  
Et puis, nous sommes sortis dans la campagne. Nous avons marché sous le soleil ardent. L'été était très avancé et déjà les blés étaient tout dorés devant nous dans la plaine. II s'arrêta tout à coup, pensif. Cet homme rêvait aux merveilles prochaines de l'automne, l'automne qui le ramenait à Paris, où il retrouvait les concerts… J'ai oublié de vous dire qu'il allait tous les dimanches aux concerts Lamoureux, où on le voyait s'absorber, non pas à écouter la musique pour elle-même, tant qu'à essayer de lui dérober ses secrets. On le voyait, le crayon aux doigts, qui notait ce qu'il trouvait de profitable à la poésie dans la musique, essayant d'en extraire quelques types de rapports qui pussent être transportés dans le domaine du langage. Il rêvait tout l'été à ce qu'il avait ainsi noté pendant l'hiver, et il attendait toujours avec impatience l'époque où il pourrait revenir à Paris et reprendre sa place au concert, c'est-à-dire recourir à sa source. Considérant donc les plaines d'or qui s'étalaient devant nous, cet homme, hanté par la musique, me dit un mot suprême. Désignant de la main la splendeur qui s'étalait devant nous, il me dit : "C'est le premier coup de cymbale de l'automne sur la terre". Le soir, il m'accompagnait à la gare. Nous avons longtemps causé sous un ciel admirable… Je ne l'ai plus revu.  
Trois semaines après, je recevais le télégramme de sa fille qui m'annonçait sa mort. Il avait été foudroyé, littéralement étouffé par un mal sans remède, dans les bras mêmes du médecin qui venait lui faire visite. Ce fut pour moi un coup terrible.»


LES OBSÈQUES DE MALLARMÉ À SAMOREAU

Le 9 septembre 1898, Mallarmé mourait dans sa maison de Valvins. Henri Mondor a laissé un récit des obsèques :

"Après une cérémonie très simple, à l’église de Samoreau, le convoi se dirigea vers le cimetière. Une trentaine de personnes (Rodin, Renoir, Vuillard, Bonnard, Heredia, Dierx, Valéry, Bourges, Roujon…), dont pas une ne retient ses pleurs. Le soleil fait resplendir la rivière, les toits, le petit bateau qu’il aimait. L’air est doux… Quelques paysans endimanchés, des bateliers, des cantoniers se sont joints aux poètes. Quand on arrive sur la pente silencieuse et le touchant enclos où sont les morts de Samoreau et de Valvins, nul n’aperçoit plus très bien, tant l’émotion éclate, la fin de la cérémonie. Dans une discrétion qui rend semblable à sa vie le départ du poète, c’est une immense douleur que cet infime cortège fait voir. Le cercueil est caché par les fleurs éclatantes. Roujon dit, au nom de ses amis, avec peine, quelques paroles d’adieu et, secoué de sanglots, ne peut finir. Mendès pousse légèrement Valéry pour que soit prononcé l’hommage de la jeunesse, mais tous les hommes, vieux compagnons ou jeunes disciples, pleurent comme Marie, comme Geneviève, et Valéry ne peut parler. On retourne à pas lents vers la petite maison. Sur le chemin, un enfant du village, qui a cueilli des nénuphars blancs, voudrait les donner… Rodin dit à ses voisins : “Combien de temps faudra-t-il à la nature pour refaire un cerveau pareil ?"

La tombe des Mallarmé, au cimetière de Samoreau, rassemble les corps de Stéphane (1842-1898), de sa femme Marie (1835-1910), de leurs enfants Anatole (1871-1878) et Geneviève (1864-1919). Une autre tombe, sur le même modèle, est celle du gendre du poète, le docteur Bonniot (1869-1930), et de sa seconde femme, Louise Saquet (1886-1970).


VOILÀ TOUTE MA VIE…

Lettre de Mallarmé à Verlaine,
Paris, lundi 16 novembre 1885

Oui, né à Paris, le 18 mars 1842, dans la rue appelée aujourd'hui passage Laferrière. Mes familles paternelle et maternelle présentaient, depuis la Révolution, une suite ininterrompue de fonctionnaires dans l'Administration de l'Enregistrement ; et bien qu'ils y eussent occupé presque toupurs de hauts emplois, j'ai esquivé cette carrière à laquelle on me destina dès les langes. J'ai perdu tout enfant, à sept ans, ma mère, adoré d'une grand'mère qui m'éleva d'abord ; puis j'ai traversé bien des pensions et lycées, d'âme lamartinienne.
Il n'y avait pas, vous le savez, pour un poète à vivre de son art même en l'abaissant de plusieurs crans, quand je suis entré dans la vie; et je ne l'ai jamais regretté. Ayant appris l’anglais simplement pour mieux lire Poe, je suis parti à vingt ans en Angleterre afin de fuir, principalement; mais aussi pour parler la langue, et l'enseigner dans un coin, tranquille et sans autre gagne-pain obligé : je m'étais marié et cela pressait.
Aujourd'hui, voilà plus de vingt ans et malgré la perte de tant d'heures, je crois, avec tristesse, que j'ai bien fait. C'est que, à part les morceaux de prose et les vers de ma jeunesse et la suite, qui y faisait écho, publiée un peu partout, chaque fois que paraissaient les premiers numéros d'une Revue Littéraire, j'ai toujours rêvé et tenté autre chose, avec une patience d'alchimiste, prêt à sanctifier toute vanité et toute satisfaction, comme on brûlait jadis son mobilier et les poutres de son toit, pour alimenter le fourneau du Grand Œuvre.
J'ai dû faire, dans des moments de gêne ou pour acheter de ruineux canots, des besognes propres et voilà tout (Dieux Antiques, Mots Anglais) dont il sied de ne pas parler : mais à part cela, les concessions aux nécessités comme aux plaisirs n'ont pas été fréquentes. Si à un moment, pourtant, désespérant du despotique bouquin lâché de Moi-même, j'ai après quelques articles colportés d'ici et là, tenté de rédiger tout seul, toilettes, bijoux, mobilier, et jusqu'aux théâtres et aux menus de dîner, un journal, “La Dernière Mode", dont les huit ou dix numéros parus servent encore, quand je les dévêts de leur poussière, à me faire longtemps rêver.
La solitude accompagne nécessairement cette espèce d'attitude; et, à part mon chemin de la maison (c'est 89, maintenant, rue de Rome) aux divers endroits où j'ai dû la dîme de mes minutes, lycées Condorcet, Janson de Sailly enfin Collège Rollin, je vague peu, préférant à tout, dans un appartement défendu par la famille, le séjour parmi quelques meubles anciens et chers, et la feuille de papier souvent blanche. Mes grands amitiés ont été celles de Villiers, de Mendès et j'ai, dix ans, vu tous les jours mon cher Manet, dont l'absence aujourd'hui me paraît invraisemblable !
Voilà toute ma vie dénuée d'anecdotes, à l'envers de ce qu'ont depuis si longtemps ressassé les grands journaux, où j'ai toujours passé pour très étrange : je scrute et ne vois rien d'autre, les ennnuis quotidiens, les joies, les deuils d'intérieur exceptés. Quelques apparitions partout où l'on monte un ballet, ou l'on joue de l'orgue, mes deux passions d'art presque contradictoires, mais dont le sens éclatera et c'est tout. J'oubliais mes fugues, aussitôt que pris de trop de fatigue d'esprit, sur le bord de la Seine et de la forêt de Fontainebleau, en un lieu, le même depuis des années : là je m'apparais tout différent, épris de la seule navigation fluviale. J'honore la rivière qui laisse s'engouffrer dans son eau des journées entières sans qu'on ait l'impression de les avoir perdues, ni une ombre de remords. Simple promeneur en yoles d'acajou, mais voilier avec furie, très fier de sa flottille.

Au revoir, cher ami. Vous lirez tout ceci, noté au crayon pour laisser l'air d'une de ces bonnes conversations d'amis à l'écart et sans éclat de voix, vous le parcourrez du bout des regards et y trouverez, disséminés, les quelques détails biographiques à choisir qu'on a besoin d’avoir quelque part vus véridiques.



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