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LE CHÂTEAU DE

MAINTENON


 

Le château de Maintenon est une construction quadrangulaire du XIVe siècle (mais la courtine sud a été abattue pour ouvrir la vue sur le parc).

En 1509, un arrêté du Parlement attribua la seigneurie de Maintenon à Jean Cottereau, trésorier des finances, parce qu'il se trouvait alors créancier des "anciens seigneurs", insolvables. Jean Cottereau construisit une chapelle dans le style flamboyant (1521) et embellit le logis seigneurial dans le style de la Renaissance.

En 1526, sa fille Isabeau l’apporta, par son mariage, à la maison d’Angennes de Rambouillet.

Au XVIIe siècle, il fut acquis par le marquis de Villeray. Louis XIV (en mettant des fonds à sa disposition) fit en sorte qu’il soit acheté (pour 250.000 livres) par Françoise d’Aubigné, veuve de Scarron, alors gouvernante des enfants de Mme de Montespan. C'est à Maintenon que Mme de Montespan vint mettre au monde ses deux derniers bâtards: Mlle de Blois (mai 1677) et le comte de Toulouse (juin 1678).

C’est à partir de 1680 que Louis XIV eut l’idée de faire venir les eaux de l’Eure jusqu’à son parc de Versailles. Il demanda à Vauban de concevoir un aqueduc qui passerait au-dessus de la vallée de Maintenon (ce qui exigeait la construction de 1600 piles, avec trois étages d’arcades à l’endroit le plus profond). Mais les travaux, commencés en 1684, durent être définitivement interrompus en 1688.

Peu à peu, Françoise d’Aubigné supplanta la favorite et, finalement, elle épousa secrètement le roi. En 1688, Maintenon fut érigé en marquisat pour celle qui devint pour la postérité "Madame de Maintenon". Mais, avec l’abandon des travaux de l’aqueduc, le roi et son épouse cessèrent de venir dans ce château.

Lorsqu’en 1698 elle maria sa nièce au fils du maréchal de Noailles (Adrien-Maurice duc d’Ayen), Mme de Maintenon lui fit cadeau de sa terre, qui entra ainsi dans la famille de Noailles.


JEAN COTTEREAU ET CLÉMENT MAROT

Jean Cottereau, grand ami de Louis XII, avait épousé Marie Thurin. Celle-ci mourut en 1515 et Jean Cottereau en 1530. C’est Clément Marot qui composa l’épitaphe des deux époux.

Ci gît qui fut de Maintenon la dame
Belle de corps, encore plus belle d'âme
Pour les hauts dons qu'elle eut du Grand Donneur.
Ci gît qui fut exemplaire d'honneur
En ses beaux ans pour toute femme exquise
Ayant beauté désirée et requise
Si que ses ans jeunes tant décorés
Rendirent fort ses vieux jours honorés.
Ainsi vesquit, ainsi mourut Marie
Qui des Thurins anoblit l'armoirie.

*

Celui qui gît ci-dessous consommé
Chevalier fut Jean Cottereau nommé
Qui en jeunesse eut un si grand bonheur
Qu'il décéda plein de biens et d'honneur.
En ce bonheur Fortune favorable
Le fit servir sous état honorable
Un noble Duc qui, après grand souffrance
Au chef porta la couronne de France.
Ce fut Louis, de ce nom le douzième,
Que le défunt suivit en peine extrème
Partout, au pis de ses adversités.
Puis se sentit de ses prospérités
Car en étant Roi (en bonne et volontaire
Reconnaissance) il le fit secrétaire
Et Trésorier des finances royales
Pour le loyer de ses vertus loyales.
Le Maître mort, le servant soupira
Et pour repos dès lors se retira
Ici chez lui, où, par dévote emprise
Fonda, bâtit et doua cette église.
Ses bons sujets il voulut fréquenter
Et leur apprit à semer et enter
Commodément, et à rendre fertile
Ce qui était désert et inutile,
En leur faisant apporter de maint lieu
Arbres divers. Puis, mourant, dit adieu
A ses enfants, qui sur lui ont posée
Cette Epitaphe et la tombe arrosée
De larmes d'oeil par naturel devoir.
Devant sa mort, des ans pouvait avoir
Soixante et douze. O longue vie et belle
Ta longueur soit devenue éternelle !


Maintenon au XVIIe siècle


 

MADAME DE MAINTENON ET SAINT-SIMON.

Saint-Simon a raconté en détail la destinée de la "veuve Scarron" :

     Née dans les îles de l'Amérique où son père, peut-être gentilhomme, était allé avec sa mère chercher du pain, et que l'obscurité y a étouffé, revenue seule et au hasard en France, abordée à la Rochelle, recueillie au voisinage par pitié chez Mme de Neuillant, mère de la maréchale de Navailles, réduite par sa pauvreté et par l'avarice de cette vieille dame à garder les clefs de son grenier et à voir mesurer tous les jours l'avoine à ses chevaux; venue à Paris à sa suite, jeune, adroite, spirituelle et belle, sans pain et sans parents, d 'heureux hasards la firent connaître au fameux Scarron. Il la trouva aimable, ses amis peut-être encore plus. Elle crut faire la plus grande fortune, et la plus inespérable d'épouser ce joyeux et savant cul-de-jatte, et des gens qui avaient peut-être plus besoin de femme que lui l'entêtèrent de faire ce mariage, et vinrent à bout de lui persuader de tirer par là de la misère cette charmante malheureuse.
     Le mariage se fit, la nouvelle épouse plut à toutes les compagnies qui allaient chez Scarron. Il la voyait fort bonne et en tous genres; c'était la mode d'aller chez lui. […]
     Mme Scarron fit donc là des connaissances de toutes les sortes, qui pourtant, à la mort de son mari, ne l'empêchèrent pas d'être réduite à la charité de sa paroisse de Saint-Eustache. Elle y prit une chambre pour elle et pour une servante dans une montée, où elle vécut très à l'étroit. Ses appas élargirent peu à peu ce mal-être: Villars, père du maréchal, Beuvron, père d'Harcourt, les trois Villarceaux, qui demeurèrent les trois tenants; bien d'autres l'entretinrent.
     Cela la remit à flot, et peu à peu l'introduisit à l'hôtel d'Albret, par là à l'hôtel de Richelieu et ailleurs; ainsi de l'une à l'autre. Dans ces maisons, Mme Scarron n'était rien moins que sur le pied de compagnie. Elle y était à tout faire, tantôt à demander du bois, tantôt si on servirait bientôt; une autre fois si le carrosse de celui-ci ou de celle-là étaient revenus; et ainsi de mille petites commissions dont l'usage des sonnettes, introduit longtemps depuis, a ôté l'importunité. […]
     Elle dut à la proche parenté du maréchal d'Albret et de M. de Montespan l'introduction décisive à l'incroyable fortune qu'elle fit quatorze ou quinze ans après. M. et Mme de Montespan ne bougeaient de chez le maréchal d'Albret, qui tenait à Paris la plus grande et la meilleure maison, où abondait la compagnie de la cour et de la ville la plus distinguée et la plus choisie. Les respects, les soins de plaire, l'esprit et les agréments de Mme Scarron réussirent fort auprès de Mme de Montespan. Elle prit de l'amitié pour elle, et quand elle eut ses premiers enfants du roi, M, du Maine et Mme la Duchesse, qu'on voulut cacher, elle lui proposa de les confier à Mme Scarron, à qui on donna une maison au Marais pour y loger avec eux, et de quoi les entretenir et les élever dans le dernier secret. Dans les suites, ces enfants furent amenés à Mme de Montespan, puis montrés au roi, et de là peu à peu tirés du secret, et avoués. Leur gouvernante, fixée avec eux à la cour, y plut de plus en plus à Mme de Montespan, qui lui fit donner par le roi à diverses reprises. Lui, au contraire, ne la pouvait souffrir; ce qu'il lui donnait quelquefois, et toujours peu, n'était que par excès de complaisance, et avec un regret qu'il ne cachait pas.

Mme de Maintenon et enfants

Pierre Mignard, Madame de Maintenon et deux des enfants
de madame de Montespan, le comte de Vexin et le duc du Maine


     La terre de Maintenon étant tombée en vente, la proximité de Versailles en tenta si bien Mme de Montespan, pour Mme Scarron, qu'elle ne laissa point de repos au roi qu'elle n'en eût tiré de quoi la faire acheter à cette femme, qui prit alors le nom de Maintenon, ou fort peu de temps après. Elle obtint aussi de quoi en raccommoder le château, et attaqua le roi encore pour donner de quoi rajuster le jardin.
     C'était à sa toilette où cela se passait, et où le seul capitaine des gardes en quartier suivait le roi. C'était M. le maréchal de Lorges, homme le plus vrai qui fût jamais, et qui m'a souvent conté la scène dont il fut témoin ce jour-là. Le roi fit d'abord la sourde oreille, puis refusa. Enfin impatienté de ce que Mme de Montespan ne démordait point et insistait toujours, il se fâcha, lui dit qu'il ne comprenait pas la fantaisie de Mme de Montespan pour elle, et son opiniâtreté à la garder après tant de fois qu'il l'avait priée de s'en défaire; qu'il avouait pour lui qu'elle lui était insupportable, et que pourvu qu'on lui promît qu'il ne la verrait plus, et qu'on ne lui en parlerait jamais, il donnerait encore, quoique. pour en dire la vérité, il n'eût déjà que beaucoup trop donné pour une créature de cette espèce.

On peut trouver, dans sa correspondance des années 1674-1675, quelques phrases qui nous éclairent sur les sentiments de la fille du prisonnier de Niort qui allait être désormais "Madame de Maintenon".

Le 10 novembre 1674, elle écrit à son frère Charles d'Aubigné: "Je ne sais si des Rollines, qui est très bien informé de tout ce que je fais, vous a mandé que j'ai acheté une terre, mais il ne sait peut-être pas que c'est Maintenon et que le marché en est fait à 250.000 livres. Elle est à 14 lieues de Paris, à 10 de Versailles et à 4 de Chartres; elle est belle, noble... C'est un gros château au bout d'un grand bourg, une situation selon mon goût, des prairies tout autour et la rivière qui passe dans les fossés."

L'année suivante, le 5 février 1675, elle écrit à Mme de Coulanges: "J'ai été deux jours à Maintenon qui m'ont paru un moment; mon coeur y est attaché. C'est une assez belle maison, un peu trop grande pour le train que j'y destine. Elle a de fort beaux droits, des bois...".

Au retour de ce voyage, le Roi l'appela publiquement "Madame de Maintenon" : elle en fut fort émue. Elle le dit dans une lettre du 6 février 1675 à l'abbé Gobelin : "Il est vrai que le Roi m'a nommée Madame de Maintenon, et que j'ai eu l'imbécillité d'en rougir... Je n'aurai cependant de plus grande complaisance pour lui que celle de porter le nom d'une terre qu'il m'a donnée."

Racine vint voir le résultat des travaux de l'aqueduc et du parc en 1687. Le 4 août 1687, il écrit à Boileau: "J'ai fait le voyage de Maintenon et je suis content des ouvrages que j'y ai vus. J'eus l'honneur de voir Madame de Maintenon avec qui je fus une bonne partie d'une après dînée." Il devait y revenir ensuite pour travailler à ses tragédies Esther et Athalie que Mme de Maintenon lui avait commandées pour les demoiselles de Saint-Cyr.


LE DUC DE NOAILLES ET CHATEAUBRIAND

Mme Récamier occupait à Paris, depuis 1819, un petit appartement dans une maison de retraite installée dans les bâtiments d'un ancien couvent, l'Abbaye-aux-Bois (actuellement à l'emplacement de la rue Récamier et de la rue de Sèvres). Tout ce que Paris comptait alors d'illustrations venait y rencontrer une Mme Récamier à demi aveugle et un Chateaubriand à demi sourd, mais qui restait pour eux "l'enchanteur". On y voyait Villemain, Sainte-Beuve, Charles Lenormant, Ampère, Mme de Girardin…

En 1832, le duc Paul de Noailles, qui avait alors 30 ans, se fit présenter à l'Abbaye-aux-Bois. Dès lors, il n'eut plus qu'une idée en tête : avoir son nom et celui de son château dans les Mémoires d’outre-tombe. Pour cela, il lui fallait décider Chateaubriand à venir à Maintenon.

Mais Chateaubriand avoua qu'il ne se sentait "guère en train d'aller à Maintenon". Il s'y rendit pourtant, , le 10 août 1835, mais surtout pour y retrouver Mme Récamier. Pendant quelques jours, le rêve du duc de Noailles fut réalisé et il reçut ses hôtes magnifiquement. "Impossible, attestait Mme Récamier, d'offrir une hospitalité plus noble, plus élégante, plus recherchée dans tous ses détails, et en même temps plus simple et plus facile". "Hospitalité royale et pleine de grâce", écrivait Ampère de son côté. Mais cela n'empêcha pas Chateaubriand d'abréger son séjour: il repartit dès le 13 août, le duc n'ayant rien obtenu.

Il renouvela son invitation en août de l'année suivante et insista auprès de Mme Récamier pour que Chateaubriand accepte de venir travailler à Maintenon. Il lui écrit: "Veuillez ajouter à vos bontés celle de décider M. de Chateaubriand à rester quelque temps ici et à amener son secrétaire auquel je tiens beaucoup. Il doit, cette fois, faire la tête de chapitre sur Maintenon: ce sera fort bien placé dans la partie de ses mémoires à laquelle il travaille présentement."

Effectivement, Chateaubriand arriva à Maintenon le 12 octobre 1836. Il y retrouva Mme Récamier et quelques habitués de l'Abbaye-aux-Bois, dont Ampère et Ballanche. Il y fit la lecture de quelques pages des Mémoires d'Outre-Tombe, mais le duc ne put encore une fois rien faire pour le retenir : le 14 octobre, il repartait à Paris.

Le 15, il priait Mme Récamier de dire à ses hôtes qu'il revenait "charmé", ajoutant, pour rassurer le duc : "J'ai pris mes vues du château ; M. de Noailles en sera content, du moins je ferai de mon mieux".

Pour être sûr d'avoir été bien compris, le duc de Noailles écrivit dès le 28 octobre à Mme Récamier : "J'espère que M. de Chateaubriand ne nous a point oubliés et que mon affaire est faite. Il ne manquera plus aucune illustration à ce vieux manoir lorsqu'il aura obtenu une place dans les Mémoires de M. de Chateaubriand." Dans cette même lettre, il insiste beaucoup pour que Chateaubriand réhabilite Mme de Maintenon, "dont le portrait, dit-il, paraîtrait avec beauté dans les Mémoires et ferait assez bien contraste avec les portraits modernes".

En fait Chateaubriand n'en fit qu'à sa tête ou, du moins, il ne déféra qu'avec réserves à ces exhortations, lorsqu'il dicta les quatre chapitres destinés à satisfaire le duc de Noailles. Et celui-ci, sans doute, fut déçu. D'une part, le texte resta à l'état de manuscrit dans les papiers de Mme Récamier et ne figura jamais dans les Mémoires d'Outre-Tombe ; d'autre part, au lieu de réhabiliter la "veuve de Scarron", Chateaubriand avait préféré exalter la beauté de la Montespan, sa rivale. Avait-il compris, enfin, que le duc de Noailles attendait peut-être plus son propre éloge que celui de ses ancêtres ?

Le texte de Chateaubriand sur Maintenon a été publié par Mme Lenormant :

Maintenon

wiki-calips

     Vu du côté du parc, le château de Maintenon, entouré de fossés remplis des eaux de l'Eure, présente à gauche une tour carrée de pierres bleuâtres, à droite une tour ronde de briques rouges. La tour carrée se réunit, par un corps de logis, à la voûte surbaissée qui donne entrée de la cour extérieure dans la cour intérieure du château. Sur cette voûte s'élève un amas de tourillons; de ceux-ci part un bâtiment qui va se rattacher transversalement à un autre corps de logis venant de la tour ronde. Ces trois lignes d'architecture renferment un espace clos de trois côtés et ouvert seulement sur le parc.
     Les sept ou huit tours de différentes grosseur, hauteur et forme, sont coiffées de bonnets de prêtre, qui se mêlent à la flèche d'une église, placée en dehors, du côté du village.
     La façade du château du côté du village est du temps de la Renaissance. Les fantaisies de cette architecture donnent au château de Maintenon un caractère particulier. On dirait d'une petite ville d'autrefois, ou d'une abbaye fortifiée, avec ses flèches, ses clochers, groupés à l'aventure.

Maintenon-aqueduc

wiki-Laifen


     Pour achever le pêle-mêle des époques, on aperçoit un grand aqueduc, ouvrage de Louis XIV; on le croirait un travail des Césars. On descend du salon du château dans le jardin par un pont nouvellement établi qui tient de la structure du Rialto. Ainsi l'ancienne Rome, Venise, le cinque cento de l'Italie, se trouvent associés au XVIe siècle de la France. Les souvenirs de Bianca Capella et de Médicis, de la duchesse d'Étampes et de François Ier s'élèvent à travers les souvenirs de Louis XII et de Mme de Maintenon, tout cela dominé et complété par la catastrophe récente de Charles X.
     Ce château a été rebâti par Jean Cottereau, argentier de Louis XII. Marot, dans son Cimetière, prétend que Cottereau avait été trop honnête homme pour un financier. Une des filles de Cottereau porta la terre de Maintenon dans la maison d'Angennes. En 1675, cette terre fut achetée par Françoise d'Aubigné, qui devint Mme de Maintenon. Maintenon est tombé en 1698 dans la famille de Noailles, par le mariage d'une nièce de la femme de Louis XIV avec Adrien Maurice, duc de Noailles.
     Le parc a quelque chose du sérieux et du calme du grand roi. Vers le milieu, le premier rang des arcades de l'aqueduc traverse le lit de l'Eure et réunit les deux collines opposées de la vallée, de sorte qu'à Maintenon une branche de l'Eure eût coulé dans les airs au-dessus de l'Eure. Dans les airs est le mot: car les premières arcades, telles qu'elles existent, ont quatre-vingt-quatre pieds de hauteur et elles devaient être surmontées de deux autres rangs d'arcades. […]
     A l'aspect de ce monument, on est frappé du caractère imposant qu'imprimait Louis XIV à ses ouvrages. Il est à jamais regrettable que ce conduit gigantesque n'ait pas été achevé: l'Eure transportée à Versailles en eût alimenté les fontaines et eût créé une autre merveille, en rendant les eaux jaillissantes perpétuelles; de là on aurait pu l'amener dans les faubourgs de Paris. Il est fâcheux, sans doute, que le camp formé pour les travaux à Maintenon en 1686 ait vu périr un grand nombre de soldats; il est fâcheux que beaucoup de millions aient été dépensés pour une entreprise inachevée. Mais certes, il est encore plus fâcheux que Louis XIV, pressé par la nécessité, étonné par ces cris d'économie avec lesquels on renverse les plus hauts desseins, ait manqué de patience, le plus grand monument de la terre appartiendrait aujourd'hui à la France.
     Quoiqu'on en dise la renommée d'un peuple accroît la puissance de ce peuple, et n'est pas une chose vaine, Quant aux millions, leur valeur fût restée représentée à gros intérêts dans un édifice aussi utile qu'admirable; quant aux soldats, ils seraient tombés comme tombaient les légions romaines en bâtissant leurs fameuses voies, autre espèce de champ de bataille, non moins glorieux pour la patrie. […]
     Les dernières années de ce monarque furent une expiation offerte aux premières. Dépouillé de sa prospérité et de sa famille, c'est de cette fenêtre qu'il promenait ses yeux sur ce jardin. Il les fixait sans doute sur ce conducteur des eaux déjà abandonné depuis vingt ans; grandes ruines, images des ruines du grand roi, elles semblaient lui prédire le tarissement de sa race et attendre son arrière-petit-fils. […] Dans l'absorption de ces rêves qui donnent quelquefois la seconde vue, Louis XIV aurait pu découvrir son successeur immédiat hâtant la chute des portiques de la vallée de l'Eure, pour y prendre les matériaux des mesquins pavillons de ses ignobles maîtresses. Après Louis XV, il aurait pu voir encore une autre ombre s'agenouiller, incliner sa tête et la poser en silence sur le fronton de l'aqueduc, comme sur un échafaud élevé dans le ciel. Enfin, qui sait si, par ces pressentiments attachés aux races royales, Louis XIV n'aurait pas une nuit, dans ce château de Maintenon, entendu frapper à sa porte: « Qui va là? — Charles X, votre petit-fils. » […]
     Mon hôte m'a raconté la demi-nuit que Charles X, banni, passa au château de Maintenon. La monarchie des Capets finissait par une scène de château du moyen âge… […]

[Ici, Chateaubriand insère un texte du duc de Noailles racontant le passage à Maintenon de Charles X qui venait d'abdiquer (1830)]

     En effet, ce fut à Maintenon que Charles X cessa véritablement de régner ; ce fut là qu'il licencia la garde royale et les Cent Suisses, ne gardant pour son escorte que les gardes du corps. De ce moment il ne donna plus d'ordre et se constitua en quelque sorte prisonnier; les commissaires réglèrent sa route jusqu'à Cherbourg. […]
     Lorsqu'en 1816, je passai par ici pour aller écrire à Montboissier le troisième livre de la première partie de ces Mémoires, le château de Maintenon était délaissé; Mme de Chalais n'était pas encore née: depuis elle a étendu et compté sa vie entière sur vingt-six années de la mienne. Les lambeaux de mon existence ont ainsi composé les printemps d'une multitude de femmes tombées après leur mois de mai. Montboissier est à présent désert, et Maintenon est habité; ses nouveaux maîtres sont mes hôtes. […]
     Dans le mariage de M. le duc de Noailles et de Mlle de Mortemart, sont venus se perdre les rivalités de Mme de Maintenon et de Mme de Montespan. A la présente heure, qui se trouble la cervelle à propos du coeur d'un souverain? Ce coeur est glacé depuis cent vingt ans ; et, dans le décri et l'abaissement des monarchies, les attachements d'un roi, fût-il Louis XIV, sont-ils des événements? Sur l'échelle énorme des révolutions modernes, que peut-on mesurer qui ne se contracte en un point imperceptible? Les générations nouvelles s'embarrassent-elles des intrigues de Versailles, qui n'est plus qu'une crypte? Que fait à la société transformée la fin des inimitiés du sang de quelques femmes, jadis destinées, sous des berceaux ou dans des palais, à la couche de duvet ou de fleurs?
     Cependant, autour des intérêts généraux de l'histoire, ne serait-il pas des curiosités historiques? Si quelque Aulu-Gelle, quelque Macrobe, quelque Strobée, quelque Suidas, quelque Athénée du Ve ou VIe siècle, après m'avoir peint le sac de Rome par Alaric, m'apprenait, par hasard, ce que devint Bérénice quand Titus l'eut renvoyée; s'il me montrait Antiochus rentré dans cette Césarée, lieux charmants où son cœur… avait adoré celle qui en aimait un autre; s'il me menait dans un château du Liban, habité par une descendante de la reine de Palestine, en dépit de la destruction de la ville éternelle et de l'invasion des barbares, il me plairait encore de rencontrer dans l'Orient désert le souvenir de Bérénice
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