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RENÉ DESCARTES À DESCARTES


Sa devise empruntée aux Tristes d'Ovide (III,4,25) : "Et bene qui latuit bene vixit"
[A bien vécu celui qui s'est bien caché - Pour vivre heureux, vivons cachés (le Grillon de Florian)].

Descartes n'a jamais été attaché à ses racines poitevines. Sa famille était de Châtellerault. Lui-même avait hérité de quelques biens dans le Poitou, en particulier du fief du Perron, dont il a porté le nom toute sa vie; mais il ne s'y est intéressé que pour les vendre, en 1622, en 1644, en 1647. Lorsqu'on lui a proposé la charge de lieutenant général de Châtellerault, il a refusé tout net.
Descartes a été, un "philophe errant". Ses toutes premières années se sont passées à La Haye, chez sa grand-mère, ensuite il est allé à La Flèche (au collège), à Rennes (où son père était conseiller au Parlement), puis en Hollande, en Allemagne, en Suisse, en Italie. Après un séjour à Paris dans les années 1625-1629, il s'est installé pendant 20 ans en Hollande, pour aller finalement mourir en Suède. Ainsi, sur les 54 années qu’il a vécu, en a passé plus de 30 à l’étranger.

Descartes n'était pas un pur esprit. Il était bon cavalier et surtout excellent à l'épée (il se battit parfois en duel). Il gagnait beaucoup d'argent en jouant dans les tripots. Il aimait le vin et les femmes. Il eut deux enfants naturels : à 39 ans, dans les Provinces-Unies, il engrossa une servante, Héléna Jans, dont il eut une fille, Francine (qui ne vécut que cinq ans). On a même dit, sans preuves, qu'il aurait contribué à calmer les ardeurs sexuelles de la jeune reine Christine de Suède.

Descartes n'était pas un homme de livres. Dès ses années de collège, il estima que tout ce qu'on avait publié avant lui ne saurait le satisfaire : il préférait, le matin dans son lit, s'entretenir avec ses pensées afin de chercher "une méthode universelle pour la recherche de la vérité", ayant fait table rase de toutes ses connaissances antérieueres.

Descartes n'a pas été essentiellement un métaphysicien ou un moraliste. Il a voulu "parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie" afin que l'homme se rende "comme maître de possesseur de la nature". En mathématique, il ne veut pas seulement "résoudre les vains problèmes dont les calculateurs et les géomètres ont coutume d'amuser leurs loisirs". En physique, il s'intéresse particulièrement à l'optique pour améliorer la forme des lentilles pour lunettes, téléscopes, microscopes.


Les circonstances de la naissance de Descartes : Descartes né en Poitou ou en Touraine
Descartes en sa province
Les étapes d'un pèlerinage littéraire au pays de Descartes
La destinée des restes de Descartes
Catherine Descartes, la nièce de Descartes
Trois articles :
René Descartes, gentilhomme et propriétaire chatelleraudais, par Raymond Lécuyer
René Descartes, le philosophe errant, par Sylvie Pouliquen
René Descartes, philosophe et mathématicien, par Bertrand Hauchecorne

 


LA FAMILLE DE DESCARTES

Pierre Descartes
médecin à Châtellerault
ép.
Claude Ferrand
fille d'un médecin de Châtellerault

René Brochard
ép.
Jeanne Sain

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Joachim Descartes
né à Châtellerault en 1563 - mort en 1640
conseiller au Parlement de Rennes en 1585
épouse en 1589
Jeanne Brochard († 1597)
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Pierre (1591) - Jeanne (1592) - RENÉ (1596)

LES CIRCONSTANCES DE LA NAISSANCE DE DESCARTES

– En 1596, Mme Jeanne Descartes séjourne à Rennes auprès de son mari Joachim (qui est conseiller au Parlement de Bretagne).
– Enceinte pour la quatrième fois, elle revient à Châtellerault, à la maison familiale du Carroy-Bernard.
– Puis, le terme approchant, elle décide, selon son habitude, d’aller accoucher à La Haye où habitait sa mère. C’est là qu’elle avait déjà mis au monde ses premiers enfants :  Pierre I (né et mort en 1589), Jeanne et Pierre II.
– Le 31 mars 1596, donc, elle quitte Châtellerault pour se rendre à La Haye, en passant par le chemin du coteau. Mais les douleurs le prenant plus tôt que prévu, elle doit s’arrêter et accoucher dans un pré près d’Ingrandes (qu’on appelle “le pré Falot”). Dès que l’enfant est né, elle est transportée dans la maison la plus proche, la Sibyllière, qui appartenait à des amis, les Bonenfant.
– Remise des fatigues de l’accouchement, Jeanne Brochard continua son chemin jusqu’à La Haye, de l’autre côté de la Creuse (donc en Touraine).
– C’est là que l’on baptisa l’enfant en l’église Saint-Georges, comme l’atteste l’acte de baptême rédigé par l’abbé Grisont. Pour le distinger de son aîné, on lui fit porter le surnom du Perron, qui était un fief appartenant à la famille.

La date de naissance de Descartes est confirmée par une gravure mise par François Schooten dans une traduction en latin de la géométrie de Descartes avec cette mention :  “Perronii toparcha, natus ultime die Martii 1596” [toparcha = maître d'un lieu, seigneur]. Descarte, d'ailleurs, aurait voulu que cette date ne fût pas portée à la connaissance du public, car, selon Baillet, il craignait “les faiseurs d’horoscope”. En revanche, pour la date du baptême, on hésite entre le 3 et le 6 avril.

Itinéraire Sibylliere carte

DESCARTES NÉ EN POITOU OU EN TOURAINE ? LA QUERELLE ENTRE TOURS ET POITIERS

La bataille a fait rage, dès le XVIIIe siècle et surtout au XIXe siècle, entre les érudits poitevins et les érudits tourangeaux pour savoir si Descartes était né en Poitou (au sud de la Creuse) ou en Touraine (sur la rive nord de la rivière). Châtellerault, sur la Vienne, est en Poitou (Poitiers est à une trentaine de kms); La Haye, à 20 km au nord, sur la rive droite de la Creuse (qui fait la frontière entre Touraine et Poitou) est une cité indiscutablement tourangelle.

Les arguments de la Société de Tours :
– Dans un lettre à Chanut Descartes se dit  “né dans les jardins de Touraine”. D’ailleurs une médaille frappée en Hollande quelque mois après sa mort le fait naître à la Haye.
– Tous les enfants de Joachim Descartes et de Jeanne Brochard sont nés chez leur grand-mère à La Haye. D’ailleurs le biographe le plus sérieux, Adrien Baillet, écrit : “Descartes naquit à La Haye en Touraine sur la rivière de Creuse, le 31ème jour de mars 1596 et il reçut la baptême le 3ème jour d’avril suivant dans l’église paroissiale de Saint-Georges de La Haye". Et l’on brandit l’acte de baptême établi par le curé de La Haye.
– Dans son poème sur la mort de Descartes, sa nièce Catherine Descartes a écrit : "Conçu chez les Bretons, il naquit en Touraine".

Les arguments de la Société poitevine :
– Les ancêtres de Descartes sont des gens de Châtellerault et son premier biographe, le médecin Borel, qui écrit 13 ans seulement après la mort du philosophe, le fait naître précisément dans cette ville.
– Descartes lui-même se disait souvent “Picto”, c’est-à-dire “poitevin” et cette qualification est reprise dans  le Journal de son ami le médecin hollandais Beeckman; d’ailleurs ses amis, aux armées ou à l’étranger, l’appelaient souvent “René le Poitevin”. Sur le registre de l’Université de Poitiers (où il passe sa licence), il fait suivre son nom de la mention “Picto”. Et puis son inscription funèbre au cimetière de Stockholm dit bien : “René Descartes, né en Gaule d’une antique et noble famille, entre les Pictons et les Armoricians”.
– Descartes n’a jamais fait allusion à une naissance à la Haye, alors même qu’il séjournait à La Haye en Hollande et que le rapprochement aurait pu donner lieu, dans la correspondance par exemple, à quelque fine allusion.
– Son ami Pierre Chanut continua d’appeler Descartes “poitevin” lorsque, après la mort du philosophe en Suède, il lui fit élever un monument; c’est donc qu’il savait que Descartes n’était pas né dans la ville où il avait été baptisé.

La querelle se focalisa sur l'acte de baptême :
– En 1840, les tourangeaux, pour conforter leur position, n'hésitent pas un fabriquer un faux acte de baptême en amalgamant des éléments de l'acte de René avec des éléments de l'acte de son frère aîné Pierre, supercherie qui ne fut découverte que 30 ans plus tard.
– L’acte de baptême authentique établi par le curé de La Haye commence par “Le même jour a été baptisé René, fils de noble homme Joachim Descartes…". “Le même jour” se réfère à l’acte précédent qui est daté du 3 avril 1596. Mais, en marge, on voit une mention rectificative d’une autre main : “le 6”. On interprète cela de la manière suivante : Descartes est né le 31 mars; le curé avait préparé l'acte pour le 3 avril, mais, à cause de l'accouchement prématuré à la Sibyllière, en terre poitevine, le bébé n'est arrivé à La Haye qu'avec trois jours de retard et le baptême a été retardé au 6 avril. Mais, pour détruire cette argumentation, un partisan de la thèse tourangelle a discrètement rayé le chiffre 6 pour le remplacer par 3 : si le baptême a eu lieu le 3, c'est que Mme Descartes a eu le temps de venir accoucher à La Haye, donc en Touraine.

Bapteme

Le même jour a esté baptisé René, fils de noble
homme Joachym Descartes conseiller du Roy en
son parlement de Bretagne et de damoyselle Jeanne
Brochard. Ses parrains, noble Michel Ferrand
conseiller du Roy, lieutenant général
de Châtellerault et noble René Brochard
conseiller du Roy, juge magistrat à Potyer,
et dame Jeanne Proust, femme de Monsieur
Sain contrôleur des tailles pour le Roy à Châtellerault.

Ferrand - Jehanne Proust - René Brochard

— Après la translation, en 1793, des restes de Descartes au Panthéon, la vieille baronnie féodale de La Haye obtint en 1802 le droit de s’appeler La Haye-Descartes. Paris lui envoya à cette occasion un buste en plâtre qui, le 10 vendémiaire an XI, fut posé en grande pompe sur la maison des Brochard (en fait le buste en question est plutôt un buste du romancier Marmontel, mort en 1799).

— En 1854, les gens de Châtellerault contre-attaquent. Ils se réclament d’une tradition orale qu’ils auraient recueillie au manoir de La Sybillière et qui fait naître Descartes dans le Pré-Falot, donc dans le Poitou. Une plaque est placée au bord de ce pré.

Pré Falot

La ville de Châtellerault et l'association amicale des anciens élèves de son collège et de son École primaire supérieure
à la mémoire de René Descartes, mathématicien, physisien, philosophe (1596-1650).
Le 31 mars 1596, Madame J. Descartes née Brochard
et – comme son mari Joachim Descartes, conseiller au Parlement de Bretagne – d'origine Châtelleraudaise,
se rendant chez sa grand'mère maternelle Madame Sain à La Haye pour y faire ses couches,
mit au monde, en ce lieu nommé le Pré-Falot, le grand René Descartes.
La mère et l'enfant, transportés à la Sibyllière, y reçurent l'hospitalité
jusqu'à leur transport à La Haye où le baptême eut lieu le 6 avril.

— En 1872, les partisans de la thèse tourangelle posent une plaque sur la maison de La Haye-Descartes pour l’authentifier comme la maison natale.

Descartes maison

— En 1949 la façade de la “maison natale” à La Haye-Descartes est inscrite à l’Inventaire supplémentaire des monuments historiques.

— En 1967, La Haye-Descartes fusionne avec la commune de Balesmes et devient Descartes tout court.

— En 1969, la municipalité acquiert la maison et en fait un musée qui ouvrit en 1973.


DESCARTES EN SA PROVINCE

Bien qu'ayant eu du mal à se remettre de ses couches, sa mère fut de nouveau enceinte et, en 1597, elle revint à La Haye pour accoucher d'un enfant qui lui coûta la vie. Descartes a cru que sa mère était morte "peu de jours" après sa naissance.

Les couches de sa mère, qui avaient été assez heureuses pour lui, furent suivies d’une maladie qui l’empêcha de relever. Elle avait été travaillée dès le temps de sa grossesse d’un mal de poumon, qui lui avait été causé par quelques déplaisirs qu’on ne nous a point expliqués. Les soins du père purent bien garantir l’enfant des inconvénients que l’on devait craindre de la privation de la mère; mais ils ne purent le sauver des infirmités qui accompagnèrent la mauvaise santé qu’il avait apportée en venant au monde. Il avait hérité de sa mère une toux sèche et une couleur pâle qu’il garda jusqu’à l’âge de plus de vingt ans; et tous les médecins, qui le voyaient avant ce temps là, le condamnaient à mourir jeune. […] La faiblesse de sa complexion et l’inconstance de sa santé obligèrent à le laisser longtemps sous la conduite des femmes.” (Baillet, p. 5 sq)

Le jeune René Descartes passa sa petite enfance à la Haye chez sa grand-mère Jeanne Sain, avec une nourrice pour laquelle il eut de l'affection toute sa vie. Quand il eut 8 ans accomplis (printemps de 1604), son père le mit au collège jésuite de La Flèche (il y resta jusqu'en 1615). Ses vacances, il les passa d’abord (entre 1604 et 1610) chez sa grand-mère de La Haye, puis à Châtellerault chez son autre grand-mère, Claude Ferrand.

On sait peu de choses du jeune Descartes intime. Parfois seulement, un confidence rapide; par exemple celle-ci dans une lettre à son ami le diplomate Pierre Chanut (lettre du 6 juin 1647) : “Lorsque j’étais enfant, j’aimais une fille de mon âge, qui était un peu louche; au moyen de quoi, l’impression qui se faisait par la vue en mon cerveau, quand je regardais ses yeux égarés, se joignait tellement à celle qui s’y faisait aussi pour émouvoir en moi la passion de l’amour que longtemps après, en voyant des personnes louches, je me sentais plus enclin à les aimer qu’à en aimer d’autres, pour cela seul qu’elles avaient ce défaut.”

Son père, veuf, devait se remarier en 1599 avec Anne Morin, dont il eut trois enfants. Par sa femme, il hérita du château de Chavagne à Sucé-sur-Erdre (au nord de Nantes). Alors que son frère Pierre et sa soeur Jeanne avaient suivi leur père, René Descartes se sentit un peu isolé de toute famille et choisit de devenir un "philosophe errant".

En 1622-1623, à 26 ans, Descartes revint au pays pour voir son père à Rennes et pour prendre possession de sa part des biens de sa mère (le reste avait déjà été distribué à son frère Pierre et à sa sœur devenue madame de Crevis). La part de René comportait Le Perron (dont il portait le nom), la Grand-Maison et le Marchais-Blin, une maison sise à Poitiers, la métairie de la Bobinière et des terres labourables sur le territoire d’Availles en Châtelleraudais. Il alla aussitôt voir ses propriétés. Mais il les vendit l’année suivante, même le Perron, dont il garda pourtant le titre. Il pourra dire plus tard qu’il avait reçu “assez de biens de ses parents pour n’être à charge de personne”.

Il revint en Poitou en 1625. Il va avoir 30 ans et doit décider quelle vie il va choisir : Quod vitae sectabor iter? [Quel chemin vais-je suivre dans la vie ? - Ausone, début de l'Idylle XV]. Un mariage lui est suggéré. Et on lui propose, pour seize mille écus, la charge de lieutenant général de Châtellerault. Lui, homme d’épée, hésite à entrer dans “la profession de la robe”, puis il renonce à ce projet. Il part à Paris.

Son père étant mort en 1640, il vint à nouveau régler ses affaires en 1644 et fit un circuit qui le fit passer par Paris, Orléans (en juillet), Blois et Tours. C’est alors qu’il vendit le Petit-Marais (commune d’Ingrandes-sur-Vienne) où l’on dit qu’il avait écrit ses Regulae ad directionem ingenii  (Règles pour la direction de l’esprit). Son frère aîné se porta acquéreur de la maison du Carroy-Bernard, de la métairie de Beauvais et de la métairie de la Corgère, sur la commune d’Oyré (que Descartes avait héritée de sa grand-mère Ferrand).

Il reviendra en Poitou, toujours pour régler ses affaires, en 1647-1648. Ce sera la dernière fois…


QUELQUES MÉTAIRIES QUI FURENT PROPRIÉTÉ DE LA FAMILLE DESCARTES
(état dans la première moitié du XXe siècle)

Le Perron
Le Perron (commune d'Availles)
Marchais-Blin Chapaudiere
Métairie du Marchais-Blin
Métairie des Chapaudières
Petit-Marais
Corgere
Métairie de Petit-Marais (Ingrandes-sur-Vienne)
Métairie de la Corgère (Oyré)

PORTRAIT PAR SON BIOGRAPHE ADRIEN BAILLET

Portrait Hals“Ses cheveux et ses sourcils étaient assez noirs, le poil du menton un peu moins; et il commença à blanchir dès l’âge de 43 ans. Peu de temps après, il prit la perruque, mais d’une forme toute semblable à ses cheveux, et par raison de santé.
 Il suivait moins les modes qu’il ne s’y laissait entraîner. Il attendait qu’elles devinssent communes pour éviter la singularité. Jamais il n’était négligé, et il évitait surtout de paraître vêtu en philosophe. Lorsqu’il se retira en Hollande, il quitta l’épée pour le manteau, et la soie pour le drap.
Son régime de vivre a été fort uni en tout temps. La sobriété lui était naturelle. Il buvait peu de vin, et était quelques fois des mois entiers sans en boire du tout. Mais comme il était fort agréable et enjoué à table, sa frugalité n’était point à charge à ses compagnies.
Il n’était ni délicat ni difficile sur le choix des nourritures, et il avait accoutumé son goût à tout ce qui n’est pas nuisible à la santé du corps. Sa diète ne consistait pas à manger rarement, mais à discerner la qualité des viandes. Il estimait qu’il était bon de donner une occupation continuelle à l’estomac et aux autres viscères comme on fait aux meules, mais que ce devait être avec des choses qui donnassent peu de nourriture, comme les racines et les fruits, qu’il croyait plus propres à prolonger la vie de l’homme que la chair des animaux.
Il avait observé qu’il mangeait avec plus d’avidité, et qu’il dormait plus profondément lorsqu’il était dans la tristesse ou dans quelque danger que dans tout autre état.
Il dormait beaucoup, ou du moins son réveil n’était jamais forcé; lorsqu’il se sentait parfaitement dégagé du sommeil, il étudiait en méditant couché, et ne se relevait qu’à demi-corps, par intervalle, pour écrire ses pensées. C’est ce qui le faisait souvent demeurer dix heures et quelquefois douze dans le lit. La condescendance qu’il avait pour les besoins de son corps n’allait jamais jusqu’à l’indolence. Il travaillait beaucoup et longtemps. Il aimait assez les exercices du corps, et il les prenait volontiers dans le temps de sa récréation, jusqu’à ce qu’enfin la vie sédentaire l’en désaccoutumât.” (p. 276 sq.)

 


LES ÉTAPES D'UN PÈLRINAGE LITTÉRAIRE "AU PAYS DE DESCARTES"

— A Saint-Urse, la Sibyllière – ne se visite pas

Logis ancien à tourelle, avec arcades au rez-de-chaussée et deux élégants piliers à l’entrée du potager. Avec, à proximité, le “pré Falot” où René serait né.

Sibylliere

— A Availles-en-Châtellerault, la métairie du Perron – très restaurée en 1981 - aujourd'hui hôtel-restaurant "le Pigeonnier du Perron".

Descartes, écuyer, portait depuis sa naissance le titre de sieur du Perron.
Corps de bâtiment étroit limité par des pignons de pierre aux angles ornés, suivi par une aile plus spacieuse, composée d’un étage bas surmonté d’une grande terrasse couverte d’un auvent. Guérite ronde devant la vallée, avec toiture en dôme de pierre, symbolisant le rang seigneurial de la demeure. Colombier carré.

“Les bâtiments sont contigus aux terres de culture… Les logements du métayer et la gentilhommière étaient entourés de hautes murailles. On accédait aux premiers par une porte charretière et une plus petite surmontée d’un écusson lisse; on arrivait à la seconde par un chemin particulier qui devait être fermé si l’on en juge par les piliers carrés, couronnés de chapiteaux moulurés, et décorés d’une énorme pomme de pin, qui sont encore à l’entrée. La maison d’habitation comporte une chambre basse et une cuisine. A gauche de la façade existe une sorte de perron, qui donne à cette maison son cachet particulier, d’où part un escalier tournant qui aboutit à une galerie de bois desservant le premier étage. Celui-ci se compose d’une vaste chambre munie de deux portes en chêne et d’une autre petite pièce au niveau inférieur. Ces deux chambres sont éclairées par de petites fenêtres garnies de barreaux de fer… Sur le haut de la façade, une date : 1636.”   (abbé Longer)

— A Châtellerault, la maison de la famille paternelle (126 rue de Bourbon) – musée Descartes et artothèque.

Cette maison du Carroy-Bernard a été construite par Pierre Rasseteau, trisaïel de Descartes, puis passée par mariage au médecin Jean Ferrand, puis, toujours par mariage, au médecin Pierre Descartes et son épouse Claude Ferrand et enfin à Joachim Descartes, conseiller au parlement de Bretagne, et Jeanne Brochard.
C’est une belle maison de la Renaissance à deux pignons; avec, dans la cour, les armes des Ferrand, famille de la grand-mère de René Descartes.

Chatellerault

— A Descartes, la maison des grands-parents maternels – actuellement musée Descartes

La Haye

La maison est des XVe/XVIe. Elle comportait deux corps de logis en équerre; la partie droite a disparu,
Le portail charretier est moderne. Le pignon (avec ses fenêtres en accolade) et l'aile gauche (avec le toit de tuiles de Bourgogne et les lucarnes) sont d'origine.
Dans cette maison est née et morte la mère de Descartes, Jeanne Brochard. René Descartes y a passé ses premier jours et sans doute y est souvent revenu dans son enfance, en particulier pendant les vacances entre 8 ans et 14 ans.

Dans cette maison a été aménagé un musée présentant Descartes, l'homme et l'oeuvre. Voir des photographies sur le site de Pierre-Marie Danquigny, à l'adresse http://www.litteratur.fr/communes-de-touraine/descartes/

– A Descartes, l’église Saint-Georges (XIe-XIIe s.)

Saint-Georges

(Google maps)

Descartes y a été baptisé le 3 ou 6 avril 1596.

– A Descartes, l'église Notre-Dame où a été inhumée en 1597 la mère de Descartes avec son enfant mort-né.

Descartes Notre-Dame

(Google maps)

Bâtie en 1104 comme chapelle d'un château disparu. Réservée au culte protestant à partir de 1576. Désaffectée depuis la Révolution. Restaurée (restes de fresques murales deXIIe - XVe s.)

– A Descartes, une statue de Descartes du XIXe siècle

Descartes statue

Statue par Alfred Emile O'Hara, comte de Nieuwerkerque, futur surintendant des Beaux-Arts de Napoléon III, amant de la princesse Mathilde (1849). Réplique de la statue qu'il a réalisée en bronze, en 1846, pour la ville de La Haye
A peu près la même à Tours (1852).


LA DESTINÉE DES RESTES DE DESCARTES

En 1649, Descartes accepta l'invitation de la reine Christine de Suède à Stockholm, où il mourut en février 1650 d’une pneumonie liée à la rudesse du climat ou, selon certains, d’un empoisonnement. Cet empoisonnement aurait été orchestré par l’aumônier catholique de l’ambassade de France, au moyen d'une hostie contenant une dose mortelle d'arsenic, pour éviter que ses théories ne retinssent Christine de Suède de se convertir au catholicisme…

Il fut inhumé dans la partie nord-ouest du cimetière Adolf Fredrik de Stockholm. Dans l’église du cimetière on trouve une sculpture de Tobias Serge,l "le monument de Descartes" créé en la mémoire du savant.

Ses restes ont été exhumés en décembre 1666. Pour faciliter le passage des frontières, ont été emballés dans un ballot de hardes dans une sorte de malle de voyage. Il fallut huit mois pour qu’ils arrivent à Paris où une assemblée de savants se réunit pour rendre à sa dépouille les honneurs qu’il n’avait jamais reçus de son vivant. C’était compter sans l’Eglise ! Un ordre arriva pour interdire son éloge funèbre. Ses restes furent inhumés dans l'église Sainte-Geneviève-du-Mont.Après le service religieux, dit Baillet, on donna “un très somptueux et magnifique repas”.

En 1802, l’abbaye Sainte-Geneviève était détruite. Les restes de Descartes furent alors conservés au Musée des monuments français d’Alexandre Lenoir où ils demeurèrent jusqu’en 1819, date à laquelle on les installa en l’église Saint-Germain-des-Prés en même temps que les cendres de Mabillon et Montfaucon.

Epitaphe de Descartes dans l’église de Saint-Germain-des-Prés

MEMORIAE RENATI DESCARTES
A la mémoire de René Descartes
RECONDITIORIS DOCTRINAE LAVDE ET INGENII SVBTILITATE PRAECELLENTISSIMI
de cet homme supérieur par les mérites de sa doctrine si profonde et par la pénétration de son esprit,
QVI PRIMVS
qui, le premier,
A RENOVATIS IN EVROPA BONARVM LITTERARVM STVDIIS
depuis le renouveau des études littéraires en Europe,
RATIONIS HVMANAE IVRA VINDICAVIT ET ASSERVIT
revendiqua et défendit les droits de la raison humaine
SALVA FIDEI CHRISTIANAE AVTORITATE
étant sauve [pourtant] l'autorité de la foi chrétienne.
NVNC VERITATIS QVAM VNICE COLVIT CONSPECTV FRVITVR
Maintenant [qu'il est mort], il peut contempler cette vérité qu'il a tout particulièrement cultivée [dans sa vie].

Il existe cinq prétendus crânes de Descartes, parmi lesquels un retient particulièrement l’attention comme "authentique" : celui en dépôt au Musée de l’Homme.  La relique aurait été volée au moment de l’exhumation de sa sépulture suédoise en 1666 par l’officier des gardes de la ville de Stockholm qui aurait substitué un crâne anonyme au crâne du philosophe. Elle  serait ensuite passée de main en main pour arriver chez le tenancier d’un tripot à Stockholm qui la mit en vente dans une gazette. Jacob Berzlius, chimiste suédois,  l’acheta et l’envoya au naturaliste Cuvier en 1821 qui en fit don au Muséum.  Le crâne rejoignit la collection anatomique du Jardin des plantes.

Crane Descartes

En 1913, couvert des signatures des personnalités qui l’avait possédé, examiné et comparé avec des portraits que l’on avait de lui, on décréta que c’était bien celui de Descartes. Moyennant cette certitude, on l’enferma dans une armoire blindée avant qu’il n’échouât au musée de l’Homme à la fin des années 1930 où, pendant longtemps, sa vitrine voisina avec celle du squelette de Cartouche… Puis le crâne du penseur se trouva exposé à côté de celui d’un australopithèque et d’un moulage du crâne du footballeur Lilian Thuram.

L’idée de transférer le crâne de Descartes du Musée de l’Homme au Prytanée militaire de La Flèche a été lancée en 2009 avec le soutien de François Fillon, lequel avait évoqué ce transfert dans son fief électoral dès 1996, à l’occasion d’un colloque organisé à La Flèche pour le 400e anniversaire de la naissance du philosophe. Finalement la demande formulée par l’Association des amis de la bibliothèque du Prytanée militaire de La Flèche a été rejetée par le Premier ministre. Depuis, des députés ont proposé le transfert solennel de ce crâne au Panthéon.


CATHERINE DESCARTES, LA NIÈCE DE RENÉ DESCARTES (1637-1706)

Quatrième fille du frère aîné du philosophe (qui fut son parrain), elle naquit et vécut en Bretagne au manoir de Kerlo (près d'Elven) où, célibataire, elle passa la plus grande partie de sa vie.

Cultivée, "philosophe", pour la flatter on disait que l'esprit du grand Descartes était tombé en quenouille (= passé chez une femme).

Elle fut aussi poète et échangea lettres et vers avec Madeleine de Scudéry et Mademoiselle de La Vigne.

Elle est l'auteur d'une Relation de la mort de Descartes, en prose et en vers.

Christine de Suède, la reine si cultivée, achoppe sur deux points, l'aimant et les marées. Et Aristote, Platon, Démocrite, Gassendi ne lui sont d'aucune aide. Elle fait donc appel à Descartes, qui ne peut lui refuser d'aller auprès d'elle pour l'instruire. Mais la Nature se venge de celui qui a voulu connaître ses secrets en le faisant mourir. Ou, plus exactement, Descartes est mort des rigueurs du climat de la Suède et des horaires épuisants imposés par la reine. Son ami Chanut l'aide alors à mourir en philosophe et en chrétien.

Elle est aussi l'auteur de L'Ombre de Descartes à Mademoiselle de La Vigne.

L'ombre de Descartes, mort depuis quarante ans, apparaît à Mlle de La Vigne, son admiratrice. Descartes annonce que ses théories vont triompher, que les vieilles erreurs seront détruites, en partie grâce aux femmes comme elle et comme Elisabeth de Bohème. Suit la réponse de Mademoiselle de La Vigne à l'ombre de Descartes.

L’OMBRE DE DESCARTES À MADEMOISELLE DE LA VIGNE

« Merveille de nos jours, jeune et belle héroïne
Qui, sous les doux appas d’une beauté divine,
Cachez tant de vertus, d’esprit et de savoir,
Ne vous étonnez pas qu’un mort vous vienne voir.
Si je pus, autrefois, pour une jeune Reine
Dont je connaissais peu l’âme inégale et vaine,
Abandonner des lieux si fleuris et si verts
Pour aller la chercher au pays des hivers,
Je devais bien pour vous quitter ces climats sombres
Où loin de la lumière errent les pâles ombres.
Quelque espace entre nous que mette le trépas,
Pour être auprès de vous que n’entreprend-on pas ?
Je n’ai pu vous entendre estimer mes ouvrages
Et vous voir chaque jour en feuilleter les pages
Sans sentir en mon cœur tout ce qu’on peut sentir
Dans le séjour glacé dont je viens de partir.
Depuis que de mes jours je vis couper la trame,
Aucun autre plaisir n’avait touché mon âme.
J’apprenais, il est vrai, que plusieurs grands esprits
Lisaient avec estime et goûtaient mes écrits.
Mais je voyais toujours régner cette science,
Ou plutôt cette fière et pénible ignorance,
Par qui, d’un vain savoir flatté mal à propos,
Un esprit s’accoutume à se payer de mots.
Partout cette orgueilleuse, avec son Aristote,
Des savants de ce temps est encore la marotte :
Tout ce qu’on dit contre elle est une nouveauté
Et sans autre examen doit être rejeté,
Comme si les erreurs où furent ces grands hommes
Méritaient du respect dans le siècle où nous sommes,
Et, cessant d’être erreurs par leur antiquité,
Avaient enfin prescrit contre la vérité.
Mais je sens que ce temps va bientôt disparaître :
Bientôt tous les savants me vont avoir pour maître ;
Tout suivra votre exemple et, par vous, quelque jour,
J’aurai de mon côté la Sorbonne et la Cour.
Ces grandes vérités qui parurent nouvelles
Paraîtront désormais claires, solides, belles.
Tel docteur qui, sans vous, n’aurait jamais cédé,
Dès que vous parlerez, sera persuadé.
Quand la vérité sort d’une bouche si belle,
Elle force bientôt l’esprit le plus rebelle,
Et manqua-t-on jamais à la faire goûter
Lorsqu’avec tant de grâce on se fait écouter ?
De faux dogmes détruits et d’erreurs étouffées,
Vous allez m’ériger cent illustres trophées.
Par vos illustres soins, mes écrits, à leur tour,
De tous les vrais savants vont devenir l’amour.
J’aperçois nos deux noms, toujours joints l’un à l’autre,
Porter chez nos neveux ma gloire avec la vôtre ;
Et j’entends déjà dire, en cent climats divers,
Descartes et la Vigne ont instruit l’univers.
Car enfin, je l’avoue et veux bien vous le dire,
La sage Élisabeth, la gloire de l’Empire,
Dont l’esprit surpassa les merveilleux attraits,
(Les morts ne flattent pas) ne vous valut jamais.
Aussi j’attends de vous cet insigne miracle
Qu’enfin la vérité ne trouve plus d’obstacle
Et que, malgré l’erreur et la prévention,
Tout l’Univers entier n’ait qu’une opinion.
Je sens pourtant troubler ces grandes espérances,
Quand je vous vois cacher ces belles connaissances,
À vos meilleurs amis en faire un grand secret
Et, quand vous en parlez, n’en parler qu’à regret.
Ah ! loin de les cacher sous un cruel silence,
Croyez-moi, donnez leur toute votre éloquence
Et pensez qu’après tout elles méritent bien
Que pour les faire aimer on ne ménage rien.
S’il est vrai que pour moi vous avez de l’estime,
Pourquoi de la montrer vous faites-vous un crime ?
Pensez-vous en m’aimant vous faire quelque tort ?
Qui peut trouver mauvais que vous aimiez un mort ?
Mais ce n’est pas assez de m’aimer en cachette :
Qu’un vivant soit content de cette ardeur secrète.
Comme, parmi les morts, la gloire est le seul bien,
Être en secret aimé ne nous tient lieu de rien.
Ainsi dites partout que j’ai touché votre âme
Et faites-vous honneur d’une si belle flamme.
Est-il rien qui me vaille ? et voit-on, entre nous,
Un amant plus illustre et plus digne de vous ? »

Une fauvette revenait tous les printemps auprès des fenêtres de son amie Mademoiselle de Scudéry. Elle en fit ce madrigal, dans lequel elle conteste gentiment la théorie des "animaux-machines":

Voici quel est mon compliment
Pour la plus belle des Fauvettes
Quand elle revient où vous êtes :
Eh ! m’écriai-je alors avec étonnement,
N’en déplaise à mon oncle, elle a du sentiment.



RENÉ DESCARTES, GENTILHOMME ET PROPRIÉTAIRE CHATELLERAUDAIS
par Raymond LÉCUYER

dans Demeures inspirées et sites romanesques, éditions de l’Illustration, t. I, p. 65 - 75.

C’est dans cette partie du haut Poitou toute voisine de la Touraine, et qui lui ressemble comme une sœur jumelle, qu'on peut le mieux évoquer la première jeunesse de René Descartes. Encore qu'à tout propos, et surtout hors de propos, l'on parle de l'esprit cartésien, bien que le Discours de la méthode soit considéré, même par ceux qui ne l'ont pas lu, comme un monument représentatif de quelques-unes des qualités spécifiques du génie français, nombre d'erreurs ont cours en ce qui concerne la biographie du philosophe. On ne peut saisir certains aspects de sa personnalité si complexe ni s'expliquer certaines particularités de son existence si on laisse de côté des circonstances dont ses premiers biographes ont parfois tenu compte, mais qui par la suite ont été oubliées, ou plutôt systé matiquement négligées. La patience, la ténacité de quelques érudits de province, dans la seconde moitié du XIXe siècle et aussi de nos jours, ont réussi à mettre en lumière d'indispensables précisions. Il est maintenant établi que René Descartes appartenait, tant du côté paternel que du côté maternel, à une famille qui avait de fortes attaches en Poitou, que ses ascendants étaient des notables de cette province, qu'il porta tant en France qu'à l'étranger le nom du petit fief châtelleraudais que les siens lui avaient attribué dès sa naissance, et enfin que son patrimoine lui permit de se consacrer aux activités de son choix sans être entravé par des questions d'argent.

On croit que son grand-père, Pierre Descartes ou des Quartes, « écuyer », était Tourangeau, descendant probablement d'un échevin de Tours, Gilles Descartes, dont les armoiries demeurèrent au XVIIe siècle celles de la famille du philosophe. Mais c'est à Châtellerault que ce Pierre Descartes exerça avec talent la médecine, à Châtellerault qu'il se maria, à Châtellerault qu'il mourut et fut inhumé. Sa femme, Claude Ferrand, appartenait à une vieille et importante famille poitevine, dont plusieurs membres avaient été attachés aux Bourbons-Montpensier. Le beau-père de Pierre Descartes – un médecin – Jehan Ferrand, s’était installé à Châtellerault en 1530; il avait épousé une Châtelleraudaise, Louise Rasseteau, fille de Châtelleraudais. Ils avait eu dix enfants: cinq garçons, cinq filles. Ce Jehan Ferrand était habile homme, bon praticien, spécialiste des maladies du rein et de la vessie, et lors du séjour de François Ier à Châtellerault avait donné des soins à la reine de France. Son fils aîné (l'un des grands-oncles de notre philosophe), docteur en médecine comme son père, eut comme clients Catherine de Médecis, Charles IX, Henri III, qui lui accordèrent des lettres d'anoblissement...

Le ménage Pierre Descartes-Claude Ferrand n'eut qu'un fils : Joachim, né à Châtellerault, baptisé le 2 décembre 1563, élevé dans la maison châtelleraudaise des Rasseteau et des Ferrand au Carroy-Bernard.

Il fit son droit à Paris, fut inscrit comme avocat au parlement de la capitale, puis en 1585 nomme conseiller au parlement de Bretagne, à Rennes. Quatre ans plus tard il épousait Jeanne Brochard, sa cousine issue de germains. « Les deux époux, écrit le docteur Orrillard, se rattachaient à une même origine : le ménage Julien Brochard et Radegonde Charlet, qui habitait Châtellerault vers 1480. » La mère de Jeanne Brochard était elle aussi d'une vieille famille châtelleraudaise, les Sain.

Joachim Descartes et Jeanne Brochard eurent en 1589 un fils, mort en bas âge, en 1590 une fille, Jeanne, en 1591 un fils, Pierre, qui sera sieur de la Bretallière, et en 1596 un fils, René – le futur grand homme – dont on décida alors qu'il serait « sieur du Perron ».

Où René Descartes naquit-il et à quelle date fut-il baptisé ? Ces deux problèmes de la petite histoire ont suscité des contro verses passionnées et ont donné lieu à des épisodes où l'on a vu le patriotisme de clocher entraîner d'honnêtes érudits à des agissements singuliers...

Présentons d'abord la thèse qui s'appuie sur une tradition locale : tradition que n'infirme pas le seul document authentique que l'on possède jusqu'ici et qu'un ensemble de menus faits paraît confirmer.

En 1596 Mme Joachim Descartes – qui est d'une santé assez précaire – après avoir séjourné quelque temps auprès de son mari, que sa magistrature retient en Bretagne, revient en Poitou et réintègre son domicile, c'est-à-dire la maison familiale du Carroy-Bernard, à Châtellerault. Elle attend son quatrième enfant. Lorsqu'elle pense être près de son terme elle se dispose à faire ses couches chez sa mère : celle-ci, née Jeanne Sain, veuve de Brochard, sieur de la Coussaye, habite la ville de La Haye, où elle possède une maison qui lui vient de son mari. La Haye n'est qu'à deux lieues et demie de Châtellerault, mais, ancienne baronnie dépendant du château de Chinon, elle fait partie de la province de Touraine, détail sur lequel il convient en l'occurrence d'insister.

Le 31 mars Mme Joachim Descartes prend la route. Or, parvenue non loin d’Ingrandes-sur-Vienne, en vue de la Sibyllière – une propriété qui appartenait à des amis de sa famille, les Bonenfant – elle est prise de douleurs si vives qu'elle doit renoncer à aller plus loin: elle descend de voiture, et dans un pré qui borde la route – « le pré Falot » – elle met au monde un petit garçon. Le voisinage est alerté! On transporte la jeune mère et le nouveau-né à la Sibyllière, où ils reçoivent des soins. Et c'est seulement lorsque l'accouchée est en état de continuer son voyage qu'elle est conduite chez sa mère, à La Haye, où l'enfant est baptisé quelques jours plus tard.

Même si la famille Descartes avait été moins connue dans la contrée, les témoins d'une telle aventure ne l'eussent pas oubliée, sans toutefois l'ébruiter indiscrètement. Comment s'étonner que les hôtes de la Sibyllière, lorsque l'enfant du pré Falot eut acquis une réputation mondiale, aient conté à leurs proches sa naissance impromptue ? Pendant deux cents ans la maison qui avait fortuitement abrité Mme Descartes appartint à la même famille, et MM. de Milan d'Astis, qui la possédèrent ensuite, en furent propriétaire pendant plus d'un siècle, Pourquoi dans ces conditions ne pas admettre que de génération en génération aient été transmis de véridiques détails sur un mémorable accident ?

Néanmoins cette version de la naissance de René Descartes mise en lumière par des Poitevins érudits, notamment Alfred Barbier, Jules Duvau, Jules Rondeau, Louis Ripault, n'a pas été adoptée par les Tourangeaux, De ceux-ci l'on comprendra la résistance – nous allions écrire : le dépit – lorsqu'on se rappelle que le pré Falot et la Sibyllière sont sis en territoire châtelleraudais. Or la Touraine, bien que riche en célébrités, a mis beaucoup d'insistance, voire d'âpreté, depuis trois cents ans à s'annexer l'auteur du Discours de la méthode... Selon ses historiens, c'est à La Haye, dans la maison de sa mère, que la femme de Joachim Descartes a accouché du futur philosophe. Et ils mettent en avant, comme preuve péremptoire, le fait que l'enfant a été baptisé à La Haye en l'église Saint-Georges, fait incontesté dont les registres de cette paroisse font foi.

Comment est libellé l'acte ? « Le même jour a été baptisé René, fils de noble homme Joachyn Descartes, conseller du roy en son parlement de Bretagne, et de damoiselle Jeanne Brochard. Ses parrins noble Michel Ferrand, conselleller [sic] du roy et lieutenant général à Chastellerau, et noble René Brochard, conseller du roy, juge magistrat à Potyer, et dame Jeanne Proust, femme de Monssr Sain, controlleur des tailles pour le roy, à Chastellerau. » Suivent les signatures : Ferrand, René Brochard, Jehanne Proust, (Ces personnages étaient respectivement grand- oncle, oncle et grand-tante à la mode de Bretagne de René Descartes.)

Les adversaires de la thèse tourangelle font remarquer qu'il n'est pas fait mention dans cet acte ni de l'endroit ni du jour où l'enfant est né. Ils notent que le baptême, prévu pour le 3 avril, n'aurait eu lieu que le 6, retard que la mésaventure de Mme Descartes suffirait à expliquer,

Il apparaît que jamais, ni oralement ni par écrit, René Descartes n'a indiqué être né à La Haye; pourtant lorsqu'il séjourna à La Haye en Hollande un rapprochement, une courtoise remarque sur la similitude de nom des deux cités eussent été de saison. En revanche, en maintes circonstances, c'est comme « Picton» que Descartes a parlé de lui-même; aux armées et à l'étranger, lorsqu'on ne le désignait pas par son nom patronymique ou son nom de terre, on l'appelait « René le Poitevin ». Il est vrai qu'un jour, dans une lettre à son ami le diplomate Chanut, il écrivit être « né dans les jardins de Touraine » : mais doit-on interpréter cette poétique expression qui ne s’applique guère à une habitation urbaine? Doit-on y voir une allusion voilée, ou volontaire, à ce pré fleuri où il avait poussé les premiers vagissements, situé dans une région qui est poitevine, mais qui présente tous les caractères de la Touraine ? Toujours est-il que Chanut continuera à considérer le philosophe comme Poitevin, puisque c’est ainsi qu’il le qualifia lorsque après la mort de Descartes en Suède il lui fit élever un monument. Cependant l’ambassadeur de France ne pouvait pas ignorer l'acte de baptême de La Haye, dont Descartes portait toujours sur lui une copie (par circonspection, afin d'être prêt à démontrer qu'il était authentiquement catholique).

Il est assez curieux de remarquer que Descartes montrait de la répugnance à laisser publier des précisions sur sa naissance ; ses réflexions à François Schooten sont là-dessus des plus significatives. Le mathématicien avait traduit en latin la géométrie de Descartes; il voulait orner le volume d'un portrait du maître – d'ailleurs peu fidèle – qu'il avait lui-même gravé en taille-douce et qui était agrémenté non seulement d'une légende, mais aussi de vers latins dus à Constantin Huyghens. Il avait envoyé une épreuve à Descartes, qui le remercia avec une courtoisie ambiguë assez savoureuse, tout en le priant de renoncer à publier portrait, légende et vers… « Pour le portrait en taille-douce, vous m'obligez plus que je ne mérite d'avoir pris la peine de le graver, et je le trouve fort bien fait ; mais la barbe et les habits ne me ressemblent aucunement. Les vers sont, aussi, fort bons et obligeants; mais puisqu'ils ne satisfont pas assez leur auteur j'approuve entièrement le dessein que vous m'avez dit que vous aviez de ne point vous servir du tout de ce portrait et de ne point le mettre au-devant de votre livre. Mais, en cas que vous l’y vouliez mettre, je vous prie d’en oster ces mots : Perronii toparcha, natus ultime die Martii 1596 », les premiers pour ce que j’ay de l’aversion pour toutes sortes de titres et les derniers pour ce que j’ay aussi de l’aversion pour les faiseurs d'horoscope, à l'erreur desquels on semble contribuer quand on publie le jour de la naissance de quelqu'un. » Cette dernière raison ne semble-t-elle pas bien spécieuse? Schooten ne voulut pas avoir perdu sa peine; quinze ans plus tard il plaça portrait, légende et vers en tête de la seconde édition de sa géométrie…

Le premier biographe de Descartes, le médecin Borel, qui dès 1653 publia un Compendium vitae du philosophe, le faisait naître à Châ tellerault, Mais la médaille frappée en Hollande (et dont le cabinet des Médailles de la Bibliothèque Nationale à Paris possède un exemplaire) le faisait naître à La Haye.

Pendant la seconde moitié du XVIIe siècle et le cours du XVIIIe la version de la naissance à La Haye fut activement propagée – non sans soulever des protestations dans le camp des Poitevins. L'un des plus véhéments fut Roffay des PaIlus, lequel en 1739 houspillait « ces Messieurs de Touraine » qui tentaient « inutile ment » d'enlever à la ville de Châtellerault « l'honneur d'avoir vu naître sur son territoire un personnage aussi illustre ».

Survint la Révolution. Fort désireux de compter parmi ses précurseurs le philosophe ennemi des jugements tout faits, les conventionnels le classèrent parmi leurs grands hommes et prirent en octobre 1793 un décret pour la translation de ses restes au Panthéon. Après cela la ville de La Haye n’eut pas de peine à obtenir l’année suivante la faveur qu’elle réclamait : celle de joindre à son nom la vieille baronnie féodale le nom de Descartes. Elle eût bien voulu qu’on lui accordât le mausolée du penseur qui avait obtenu un brevet posthume de révolutionnaire, mais elle dut se contenter de recevoir un buste en terre cuite – qui fut posé en grande pompe sur la maison des Brochard le 10 vendémiaire an XI. Cette cérémonie fut l'occasion pour l'ineffable préfet d'alors, le général Pommereul, de montrer ses talents de bel esprit : « C'était, dit-il en parlant de Descartes, un homme sensible… et la meilleure preuve, c'est qu'il eut deux enfants naturels ! » C'est ce même Pommereul, cette même année, qui, dans le calendrier de l'Annuaire de son département, avait tenu à maintenir les noms imaginés quelques années plus tôt pour être donnés aux nouveau-nés : « Sauvage, Sensitive, Sirène, Sympathique, Timorée, Tricoton, etc, » Le Premier Consul, à qui rien n'échappait, feuilleta cette œuvre de Pommereul et écrivit d'une plume rageuse sur l'exemplaire qu'il avait sous les yeux : « L'Annuaire du préfet d' Indre-et-Loire n'est qu'une chose ridicule… » La montre de Pommereul retardait; en 1802 il se croyait encore en 1792…

Vers 1840 la ville de Tours éprouva le désir de statufier Descartes (désir qui nous semble lui avoir été suggéré par la puissante protectrice du sculpteur chargé du monument). Pour exciter le zèle des souscripteurs regionaux, et pour obtenir une subvention officielle, la Société archéologique de Touraine, qui cdependant, alors comme aujourd'hui, comptait dans son sein des hommes de valeur et nombre de gens sérieux, eut recours à un procédé que Gustave Flaubert eût qualifié d'« hénorme ». Dans son zèle à prouver péremptoirement que Descartes était Tourangeau elle n'hésita pas à lui forger un acte de baptême : à quelques parcelles de l'acte authentique étaient amalgamés des matériaux empruntés à l'acte de baptême du frère aîné de René. Dates, noms des parrains, mention du lieu de naissance, tout est truquage dans cet étrange « document ». Un membre de l'Académie des sciences morales et politiques, Berriat Saint-Prix, flaira la supercherie. Mais la falsification des textes ne fut vraiment démontrée que quelque trente ans plus tard par un chercheur, l'abbé Chevalier.

Cet acte de baptême du philosophe donna lieu au début de notre siècle à un autre petit scandale, En marge du folio 159 du registre paroissial où il figure une double mention rectificative est inscrite : « Le 6 avril 1696 ». Il est permis de supposer que le curé Grisont avait prévu pour la cérémonie la date du 3 avril; comme nous le disons plus haut, pour une cause due sans doute aux couches prématurées de Mme Descartes, le baptême aurait été retardé de trois jours… Alfred Barbier, président de la Société des antiquaires de l'Ouest fit en 1900 photographier la page du registre paroissial, et l'année suivante il en publia une reproduction. Quelles ne furent pas sa surprise, son indignation, en consta tant un peu plus tard qu'une main inconnue avait altéré un document si vénérable ! Un adversaire de la thèse poitevine avait subrepticement barré par des traits à l'encre les deux 6 et substitué aux mentions anciennes la date du 3 avril…


Cherchons dans les biographies de Descartes quelle place le Poitou a tenue dans sa vie, ce qu'il lui doit, quels furent ses contacts avec une province dont lui-même se disait originaire et où il songea un moment à s'établir. Et d'abord où fut placé l'enfant baptisé à La Haye? à Châtellerault.

Baillet écrivait en 1691 : « Les couches de Mme Descartes, qui avaient été assez heureuses pour l'enfant, furent suivies d'une maladie qui l'empêcha de se relever. Elle avait été travaillée dès le temps de sa grossesse d'un mal de poumon qui lui avait été causé par quelques déplaisirs qu'on ne nous a point expliqués. Son fils, qui nous apprend cette particularité, s’est contenté de nous dire qu’elle mourut peu de jours après sa naissance. »

Constatons que René Descartes était mal informé de la date du décès de sa mère. Ce n'est pas en 1696, mais l’année suivante, le 13 mai, que la pauvre jeune femme rendit l'âme en donnant le jour à un cinquième enfant qui devait expirer queleques heures plus tard. Le jeune René était malingre. « Il avait hérité de sa mère une toux sèche et une couleur pâle qu'il a gardée jusqu’à l'âge de plus de vingt ans, et tous les médecins qui le voyaient avant ce temps-là le condamnaient à mourir jeune. » La faiblesse de sa complexion, l'inconstance de sa santé obligèrent son père à le laisser plusieurs années « sous la conduite des femmes ».

Joachim Descartes contracte bientôt en Bretagne un mariage avantageux, mais ni le soin de sa carrière ni l'établissement de sa nouvelle famille ne l'empêchent de veiller sur René, dont il a remarqué la rapidité d'esprit, les dispositions pour l'étude et qu'il a coutume d'appeler en souriant « son philosophe ». L'enfant demeure dans la maison que son trisaïeul a construite, entouré de soins des Ferrand et des Brochard et tendrement choyé par sa nourrice, à laquelle il devait garder toujours une affectueuse gratitude et dont il devait assurer la situation matérielle tant qu'elle vécut.

Lorsque René a huit ans accomplis son père se détermine à lui faire quitter la maison familiale de Châtellerault, Le collège de La Flèche vient d'être fondé et richement doté par Henri IV, désireux de s'assurer la précieuse collaboration des Jésuites et de créer un établissement dans lequel « la noblesse française pût être élevée dans les bonnes lettres et les maximes de la véritable religion ». C'est là qu'au printemps de 1604 Joachim Descartes envoie son fils, en le recommandant particulièrement au Père Charlet. Celui-ci s'intéresse vivement à son élève, bientôt payé de ses peines par l'affection que lui porte le jeune garçon. A La Flèche, d'ailleurs, parmi ses maîtres comme parmi ses condisciples, René Descartes va contracter de solides amitiés.

A seize ans il passe un hiver (1612-1613) auprès de son père, à Rennes : là, en fils de famille, il pratique les « exercices convenables à sa condition ». Notamment, il monte à cheval, il fait des armes (n'oublions pas qu'il écrira un traité sur l'escrime). Son père voudrait qu'il entrât au service du roi, mais il le trouve « encore bien jeune et insuffisamment robuste ». Il l'envoie à Paris, « avec un valet de chambre et des laquais ». Pendant quelque temps l'adolescent, reçu dans la bonne société, mène la vie d'un jeune gentilhomme. Il joue volontiers, et avec succès. Comme son biographe Baillet prend soin de nous en avertir, il a la main heureuse surtout dans les jeux qui dépendent de « l'industrie » plutôt que du hasard.

Bientôt René Descartes se lasse de cette existence dissipée. Il a fait la connaissance du mathématicien Mydorge, retrouvé son ami Mersenne, devenu Minime; il est repris par son goût de l'étude. Toutefois il n'est pas un livresque; il entend étudier directement les hommes et la vie de son temps. Pourquoi ne pas entrer dans cette carrière militaire à laquelle son père avait songé à le destiner ? Mais en France la situation politique est fort confuse. Pour un jeune homme qui réfléchit il n'est pas plus tentant de s'embrigader parmi les suppôts d'un Concini que d'entrer dans le clan des Grands en état de rébellion contre la Cour. Aussi, comme beaucoup de jeunes nobles français, René Descartes du Perron décide-t-il d’apprendre le métier de la guerre à l’étranger, dans les troupes de ce Maurice de Nassau en qui l'Europe d'alors reconnaît un grand capitaine. Au surplus le prince a-t-il la réputation d'être bon mathématicien et éminent ingénieur, ce qui est bien fait pour séduire notre apprenti philosophe.

Et le voilà soldat, soldat pour plusieurs années, dans l'armée de Nassau d'abord, puis dans les troupes bavaroises, puis dans celles du comte de Bucquoy, en Hongrie. Il ne brigue et n'accepte aucun grade. Il ne touche qu'une fois sa solde, pour la forme. C'est à ses dépens que vit ce volontaire. Que se propose-t-il ? « Se trouver partout comme spectateur des rôles qui se jouent dans toutes sortes d'Etats sur le grand théâtre du monde. » Ses campagnes sont pour lui des voyages instructifs; la bandoulière et le mousquet lui servent de passeport pour satisfaire cette insatiable curiosité qu'on observait en lui dès son âge le plus tendre.

Lorsque après la mort héroïque de Bucquoy il renonce à la profession des armes, il continue néanmoins son existence nomade, entre en Moravie, passe en Silésie, se rend à Breslau, puis en Poméranie, visite les pays baltes, le Brandebourg, le duché de Mecklembourg, le Holstein, les côtes d'Allemagne, la Frise occidentale, et séjourne à La Haye…

Enfin en 1622, à vingt-six ans, il prend la route de la France, évite Paris, que la peste depuis plusieurs mois ravage, se dirige sur Rennes et revoit, après neuf années d'absence, son père, devenu dans l'intervalle un personnage important. C'est alors que ce dernier le met en possession du bien de sa mère – dont les deux tiers avaient déjà été distribués à son frère aîné, Pierre Descartes de la Bretallière, et à sa sœur, Mme de Crevis.

La part de René comprend le Perron, dont il portait le nom, la Grand'Maison et le Marchais, une maison sise à Poitiers, la métairie de la Bobinière et des terres labourables sur le territoire d'Availles en Châtelleraudais.

Au mois de mai 1622 Descartes part pour aller inspecter ses propriétés « afin de voir l'usage qu'il en pourra faire ». Il passe presque tout l'été tant à Châtellerault qu'à Poitiers, fort indécis sur le parti qu'il doit prendre. Après avoir retrouvé son père à Chavagnes, il gagne en février Paris, dont l'atmosphère physique et morale était assainie, mais où l'on s'inquiétait des événements qui se déroulaient à l'est de l'Europe… Au printemps Descartes reprend le chemin de la Bretagne et demande le consentement de son père pour vendre ses héritages poitevins. Il arrive à Châtellerault vers la fin de mai 1623, Le 5 juin il vend à un marchand de la ville, M, Dieulefit, la Grand'Maison et le Marchais, et le 8 juillet suivant il vend le Perron à Abel le Couhé, sieur de Châtillon et de la Tour d'Asnière. Mais il se réserve le droit de porter le nom de la terre qu'il cède à ce gentilhomme.

Après quoi ce touriste méditatif sort de France, va en Suisse, puis au Tyrol, puis à Venise, fait le pèlerinage de Lorette, séjourne à Rome, assiste au siège de Gênes, visite Turin et, en 1625, il est de nouveau en Poitou : il veut savoir « l’état du bien qu’il y avait laissé sans l’avoir pu vendre avant son départ » et aussi il désire rendre compte à sa marraine, Mme Sain, de « ce qu’il a fait pour les affaires de son mari dans l’armée d’Italie ».

Tandis qu’il est à Châtellerault, on lui propose d’acheter la charge de lieutenant général du lieu – charge qui avaient été tenue par son grand-oncle Michal Ferrand. On lui fait entendre « qu’il peut l’avoir pour seize mille écus ». Il écarte d’abord cette proposition sous prétexte « qu’il ne peut mettre de son argent plus de dix mille écus dans une charge de judicature… » Qu’à cela ne tienne ! Des amis lui offrent aussitôt de faire le complément de la somme et sans exiger d’intérêts.

Ebranlé et, dans une certaine mesure, tenté, Descartes écrivit le 24 juin à son père pour lui demander conseil ; il prévoit une objection: jusque-là il n’a fait que porter l'épée, et c'est bien tardivement qu'il songe à entrer dans « la profession de la robe »; mais il se déclare prêt à faire un stage « chez un procureur du Châtelet » pour acquérir la pratique nécessaire… Les choses ne s'arrangent pas, Lorsque Descartes arrive à Paris pour parler de cette affaire avec son père, ce dernier n’est plus dans la capitale et a regagné la Bretagne. Notre philosophe change d'avis: le sort en est jeté, il ne sera pas magistrat provincial, et ce Poitevin ne se fixera pas en Poitou…

Installé chez un ami qui est un peu un parent, Le Vasseur, seigneur d'Etioles, René Descartes renonce peu à peu à s'assujettir à un emploi. Il adopte « la manière de vivre que les honnêtes gens du monde ont coutume de prescrire ». Ni faste ni singularité dans son mode d’existence. Son « meuble » et sa table sont toujours « très propres », mais « sans superflu ». Il est servi seulement par « un petit nombre de valets », et lorsqu'il sort il marche sans train dans les rues. A la mode du temps il est vêtu le plus souvent d'un costume de taffetas vert ; il porte le plumet et l'épée, mais ce sont là « marques de sa qualité » dont un gentilhomme n'est pas « libre de se dispenser ».

En 1626, au printemps, accompagné de Le Vasseur d'Etioles, il s'absente, il va à Châtellerault et à Poitiers pour voir ses parents du côté maternel. Deux ans plus tard, nouveau déplacement. Il décide d’assister à ce siège de La Rochelle qui attire de toutes parts une « infinité de curieux » et dont les péripéties sont suivies avec passin dans toute l’Europe. Descartes se joint à quelques autres gentilshommes « comme membre de la noblesse de Bretagne et de Poitou ». Il s’intéresse surtout aux travaux des ingénieurs, à leur audace, à leur nouveauté ! Mais bientôt les circonstances font de ce badaud de génie un combattant, de cet apôtre de la tolérance un partisan : il est contraint par honneur de s’engager en qualité de volontaire « dans les troupes du Roy », à l'exemple, écrit Baillet, « des autres gentilshommes de sa sorte qui étaient venus sans dessein de se servir de leur épée ». Il n’est d'ailleurs pas prouvé qu'il ait eu à se servir de la sienne…

Cette dernière expérience l'a-t-elle éclairé sur ses véritables goûts ? De plus en plus il recherche non pas la solitude – car il est sociable – mais la possibilité de se recueillir, de consacrer son temps et ses forces à ses méditations et à ses travaux. Et il prend le parti d'aller vivre à l'étranger, Il a conservé bon souvenir de ses séjours en Italie; mais il estime que le climat de ce pays ne convient pas à son tempérament. Son choix se fixe sur la Hollande. Un beau jour il prend congé de ses proches par lettres – pour s'épargner réflexions, conseils, blâmes ou reproches. Et après quelques semaines passées, pour s'aguerrir, en pleine campagne, il quitte la France en mars 1629. A ceux qui s'étonnent de cet exil volontaire il répondra « qu'étant né libre et qu'ayant reçu assez de biens de ses parents pour n'être à charge de personne il ne croit pas qu'on puisse lui interdire, aucun endroit de la terre ».

Désormais, pendant plus de vingt années, il vivra selon programme qu'il s'est tracé, toujours soucieux d'écarter importuns et de se ménager le loisir de penser en paix, changeant souvent de résidence au gré de son humeur, qui est restée vagabonde. De 1629 à sa mort il ne fera que trois brèves apparitions en France et ne se rendra que deux fois en Poitou.

Bien qu'ayant perdu son père en 1640, ce n'est qu’en 1644 qu'il part d'Egmont du Hoef pour régler ses intérêts de famille. Il arrive à Paris à la fin de juin, passe quelques jours chez son ami Mydorge, va à Tours voir son cousin Sain (le fils de sa marraine), puis à Rennes, ù il reprend contact avec ses proches. Il a tout lieude se louer des procédés de son demi-frère, M. de Chavagnes, et de ses beaux-frères, mais il ne rencontre pas « autant d’équité et de raison » dans la façon d’agir envers lui de Pierre de la Bretaillière, qui semble n'avoir guère tenu compte de la considération que méritait son illustre cadet. La liquidation de la succession paternelle se traite, selon ce que Descartes écrit alors à son ami l'abbé Picot, « non pas à la vérité aussi bien qu'il aurait pu désirer, mais mieux sans doute que s'il avait été obligé de plaider ».

René a dû consentir à avoir son frère aîné pour acquéreur de la maison du Carroy-Bernard, de la métairie de la Corgère et de la métairie de Beauvais. Il vend aussi le Petit-Marais, où il avait, dit-on, écrit ses Regulae.

Il séjourne pendant le mois de septembre en Poitou, mais ne s'y attarde pas; en octobre il est à Paris, et, dès novembre, en Hollande.

En juin 1647 le soin de ses affaires domestiques le rappelle en France. A Paris il est logé rue Geoffroy-l'Asnier chez l'abbé Picot. Les deux amis prennent ensemble la route de la Bretagne. A Rennes ils règlent de concert devant les proches de René une question de rentes. Après quoi ils passent quelques jours en Poitou : c'était la dernière fois que le philosophe devait revoir les lieux où avaient vécu ses ascendants et où il avait été élevé. En effet il ne devait entreprendre un troisième voyage (1647) que sur les belles promesses qui lui avaient été faites de la part du roi et du cardinal Mazarin – et il semble que cette fois-là Descartes n'ait pas quitté Paris pour se rendre en province.

De son long passé Châtellerault ne possède que peu de vestiges, Les maisons anciennes n'y sont pas nombreuses. Par bonne fortune celle où René Descartes a vécu les premières années de son enfance a été respectée par le temps et les événements, Elle a conservé son pignon en pointe, ses pierres grises bien appareillées et l'essentiel de son ornementation pri- mitive, Ses fenêtres ont été modifiées, certaines ont perdu leurs meneaux, mais leur élégant encadrement de frontons et de pilastres est intact, Si le beau balcon de fer forgé du premier étage ne date pas de l'époque de la construction, par contre la porte, qu'un lierre décore, est bien dans le caractère du XVIe siècle, et aussi l'étroite cour, où se voient les armes des Ferrand. Grâce aux efforts de MM, Jules Duvau et Louis Ripault cette demeure a été cla~sée monument historique en 1927 et, peu après, achetée par la ville, Depuis un petit musée a été installé dans ses salles par les soins de la Société cartésienne de Châtellerault.

La maison de la grand-mère de René – la maison des Brochard à La Haye-Descartes – subsiste aussi. « C'est un édifice du XVIe siècle assez remanié, écrit M. Ranjard, il est composé de deux corps de logis en équerre. On y remarque deux lucarnes et, à la façade nord du logis occidental avec pignon sur rue, deux petites fenêtres ayant conservé leur sobre décoration. »

Dans la commune d’Availles, aux portes de Châtellerault, se voit encore le petit fief noble qui au XVe siècle mouvait de la commanderie d’Auzon : Le Perron, dont René Descartes a porté le nom. Un archéologue, l’abbé Longer, l’a, il y a peu d’années, minutieusement décrit : « Les bâtiments sont contigus aux terres de culture… Les logements du métayer et la gentilhommière étaient enturés de hautes murailles. On accédait aux premiers par une porte charretière et une plus petite surmontée d’un écusson lisse ; on arrivait à la seconde par un chemin particulier qui devait être fermé si m’on a juge par les piliers carrés, couronnés de chapiteaux moulurés, et décorés d’une énorme pomme de pin, qui sont encore à l’entrée. La maison d’habitation comporte une chambre basse et une cuisine, A gauche de la façade existe une sorte de perron, qui donne à cette maison son cachet particulier, d'où part un escalier tournant qui aboutit à une galerie de bois desservant le premier étage. Celui-ci se compose d'une vaste chambre munie de deux portes en chêne et d'une autre petite pièce au niveau inférieur. Ces deux chambres sont éclairées par de petites fenêtres garnies de barreaux de fer… Sur le haut de la façade, une date : 1636… »

L'abbé Longer fait remarquer que le perron et la galerie de bois sont « une disposition » qu'on retrouve « fréquemment » dans des fermes des environs et des maisons anciennes de Châtellerault. Faisant le pendant de la maison d'habitation se dresse un colombier de forme carrée « assez rare dans la contrée », note M. Longer. (Remarquons que non loin de là, sur le territoire de la commune d'Antran, le château des Gardes possède un grand colombier de cette forme, une « fuye » pourvue intérieurement de mille trous.)

Si la Chillotière ou Descartes, bien patrimonial des Descartes, n'est plus qu'un souvenir, si la Bretallière est en voie de disparition, si le « pré d'Antoigné, appelé pré Descartes », a été, nous apprend M. A. Day, détaillé en lotissements, la plupart des propriétés de la famille du philosophe s'offrent toujours à la curiosité des pèlerins littéraires. C'est ce qu'a dit bien joliment, dans une page sensible et colorée, un Poitevin d'adoption, notre cher Maurice Bedel, qui depuis plus d'un quart de siècle va et vient,« rêvasse et botanise » sur les terres mêmes de René.

Même si le sieur du Perron ne logea guère dans son humble gentilhommière, celle-ci peut être chère à tout cartésien. Le grand homme devait beaucoup à la terre poitevine : c’est grâce à elle qu’il ne fut pas enchaîné à un métier, qu’il put faire de son temps et de ses forces intellectuelle le plus libre usage. Et nous avons bien envie d’ajouter que c’est le Poitou qui lui donna ce besoin de clarté, ce sens de la mesure, cet harmonieux équilibre, ce mépris des faux-semblants, ce dédain des solutions factices dont son génie fut l’expression supérieure.

 


RENÉ DESCARTES, LE PHILOSOPHE ERRANT
par Sylvie POULIQUEN

dans Balade en région Centre sur les pas des écrivains, éd. Alexandrines, 2013, p. 31- 37

Sans vouloir être donneur de leçons, Descartes fait, dans son Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences, le récit de son propre cheminement intellectuel (« l'histoire de mon esprit »), depuis sa naissance jusqu'à la date de rédaction de son ouvrage, 1637. Et sur de nombreux sujets il nous met en garde : «…nous avons tous été enfants avant que d'être hommes... » (Discours de la méthode, deuxième partie).

Avoir été enfant, c'est avoir un passé. Un passé régi par les volontés des autres et par nos « appétits », nos désirs, donc un passé où la pensée personnelle n'a pu librement se développer, un passé entravé. Un passé qui continue à peser sur le présent de l'adulte. Descartes n'y échappe pas. Quel est ce passé qui « tient » et qui « retient » René Descartes ?

À plusieurs siècles de distance, nous apparaît un Descartes en clair-obscur, à la vie mouvementée où alternent ombre et lumière. Un Descartes qui « s'avance masqué », qui inscrit sous son blason la devise Qui bene latuit bene vixit (Pour vivre heureux, vivons cachés), se cache derrière son œuvre qu'il propulse dans l'intense clarté de la « lumière naturelle », de la « Vérité ». Un Descartes au caractère ambivalent, tiraillé entre le désir de tranquillité nécessaire pour aboutir à des découvertes scientifiques, et le besoin d'échange, de sociabilité qui le pousse à dialoguer avec ses contemporains, amis ou ennemis ; avec ses « neveux » qui, dans l'avenir, comprendront mieux son œuvre; avec le monde tout entier.

Dans quel terreau fertile le futur philosophe prend-il naissance ? L’enracinement de la famille de René Descartes, tant du côté des ancêtres paternels, les Ferrand, que du côté des ancêtres maternels, les Brochard, s'est fait dans cette terre limitrophe de la Touraine et du Poitou si intimement liés que l'on pour rait inventer un nouveau nom pour cet espace géographique : le « Poitouraine ». L’arbre généalogique regorge de membres appartenant à la petite noblesse de robe ou au corps médical exerçant à Poitiers ou Châtellerault. Tous ces doctes ancêtres ont occupé le bel hôtel de Châtellerault construit par le bisaïeul au début du XVIe siècle.

Des noms, des charges, mais aussi des terres et des biens, situés dans cette région du Poitou et du sud Touraine : ainsi, à peine rentré de ses campagnes militaires dans l'Europe de l'est, voilà le cavalier René Descartes héritier du fief du Perron, près de Châtellerault. Il vient passer les mois d'été 1623 dans le nord du Poitou où, dans la campagne et les jardins, il médite sans doute déjà sur Les Règles pour la direction de l'esprit composées jusqu'en 1628 mais qui ne seront pas publiées de son vivant. N'éprouvant aucun attachement pour la terre elle-même, le jeune Descartes s'empresse de la vendre afin de financer un voyage en Italie dont il rêve. Cependant, il a prévu de garder le titre attaché au fief. Il sera seigneur du Perron. Jusqu'à l'heure de sa mort.

Ce gentilhomme poitevin, très attaché à son titre, fait, entre 1622 et 1626, de continuels allers-retours entre le « Poitouraine », Paris et la Bretagne où toute sa famille s'est établie, dans le but de recevoir sa succession. Lorsqu'il résidera en Hollande, il correspondra avec son frère pour gérer ses affaires de famille et assurer par des précautions juridiques son indépendance matérielle. Doté de milliers de livres de rente, il peut vivre aisément quoique sans excès, et surtout sans la nécessité de quémander auprès des princes et des rois…

Lorsque René revient tout heureux de son voyage en Italie, son père le somme de s'établir, mot terrifiant pour le grand vagabond qu'il est ! Le but prétexté de cette folle équipée était d'abord de s'instruire dans les affaires et surtout « de travailler à se faire intendant de l'armée de France en Piémont sous le connétable de Lesdiguières ». Dans la lettre qu'il écrit de Poitiers à son père le 24 juin 1625, il doit bien avouer que ses tractations ont échoué et il fait part de ses hésitations quant à son futur métier : la question Quod vitae sectabor iter ? (Quel chemin suivrai-je en la vie ?), vers du poète Ausone (309-394), dans les trois songes de novembre 1619, réapparaît… Bien sûr, une charge de lieutenant général à Châtellerault lui tend les bras. Et un mariage lui est éga Iement proposé. Mais il ne se sent pas encore capable de faire front à cette nouvelle vie, il préfèrerait partir pour la capitale et se rendre auprès d'un procureur du Châtelet pour apprendre « assez de pratique »… Le jeune Descartes diffère le moment de l'établissement social, alors que bien des érudits mènent leurs travaux conjointement à leur métier; mais pour sa part, il semble ne vouloir s'assujettir à aucun emploi.

Son départ pour Paris est décidé. De 1625 à 1627, ce séjour parisien est entrecoupé de séjours en province, en Bretagne dans sa famille et en Poitou et sud Touraine, où il a conservé des parents et des amis. Assurément, la vie parisienne tapageuse et la notoriété qu'il a acquise font pâle figure à côté des charmes de la campagne. Lorsqu'il s'exilera en Hollande, il recherchera toujours cette atmosphère, ce calme et cette verdure propices aux rêveries et à la réflexion. Il tâchera de résider soit dans de si grandes villes qu'il y demeure anonyme (Amsterdam, La Haye), soit en quelque petite ville ou village (Egmont, Endegeest) proche d'une cité où il pourra trouver librairies et universités utiles à ses travaux. Les jardins tiendront une place de choix dans ses résidences. Il s'adonnera à la fois à l'étude de la mécanique, de l'anatomie, et à celle des végétaux, des animaux, des minéraux.

Cet amour de la nature lui vient de son enfance. Une enfance passée dans les jupes des femmes qui ont remplacé la mère qu'il a à peine connue (morte en mai 1597, en accouchant d'un enfant mort-né, et dont on lui a caché l'éphémère existence) : sa grand-mère maternelle Jeanne Brochard et une tendre nourrice à La Haye, dans le sud Touraine, et, à Châtellerault sa grand- mère paternelle, Claude Ferrand. Une enfance passée à rêver sur les bords des rivières, celle de la Creuse et celle de la Vienne. Avant de partir au collège de La Flèche en 1607, il a aimé se promener longuement et jouer avec une petite fille dont il est tombé vite amoureux, une petite fille qui louchait un peu, un moindre défaut dans ce joli visage. De ce premier amour, il se confie à Chanut dans une lettre du 6 juin 1647. Il n'a pas manqué d'affection, lui qui, sur son lit de mort en Suède, recommande de prendre soin de sa nourrice, encore vivante. Sans doute cette paysanne a-t-elle représenté le seul point stable dans un foyer éclaté : Joachim, son père, en se remariant, s'installe à Rennes puis à Sucé-sur-Erdre, dans le château de Chavagne appartenant à sa femme. Son frère Pierre et sa sœur Jeanne suivent le père, et bientôt des enfants de ce second lit vont naître. Le petit René resté en Touraine puis envoyé chez les Jésuites gardera peut-être au fond de lui un sentiment d'abandon, qui le condamnera à l'instabilité, à l'indécision, au doute et aux voyages-vagabondages, effectués de façon méthodique et non pas liés au hasard.

Sans doute conçu dans la maison familiale de Châtellerault durant l'été 1595, René naît à la fin du mois de mars 1596, peut-être à La Haye, peut-être sur le chemin pour s'y rendre, alors que Joachim est parti en Bretagne pour la session d'hiver du Parlement. Madame Descartes accouche de son quatrième enfant (l'aîné, Pierre, est mort le 7 octobre 1589), après avoir mis au monde un autre Pierre en 1591, et Jeanne en 1593 (?). Cette naissance « dans les jardins de la Touraine » (lettre à Brasset, 23 avril 1649) est conforme à la tradition : c'est auprès de sa mère, et dans la petite ville où elle-même est née, que Jeanne Brochard vient chercher refuge pour la délivrance de chacun de ses enfants. Le baptême a lieu dans l'église Saint-Georges, comme pour tous ses autres enfants. Dans cette demeure de La Haye, chère à son cœur, elle a résidé avec sa mère, s'est mariée le 15 janvier 1589 avec Joachim, a mis au monde sa progéniture : c'est la maison de la vie. C'est aussi la maison de la mort, l'une et l'autre sont liées : après avoir perdu deux enfants en couches, elle y mourra elle-même et sera inhumée avec son nourrisson dans l'église Notre-Dame, sur les bords de la Creuse. Sa mère la suivra en 1610.

Ce passé familial, lourd de peines, de drames, de séparations, mais aussi de joies, d'amour, de plaisirs champêtres, « tient » Descartes dans ses rets, jusqu'au moment ultime. Il le retient aussi, l'attire, lui qui goûte tant la tranquillité de son « désert » là-bas, dans les terres plates de la Hollande. À plusieurs reprises (1644, 1647, 1648), il entend l'appel que lui adresse son pays et prend le bateau et la diligence pour retrouver les membres de sa famille et ses nombreux amis. À l'été 1644, ce n'est plus comme autrefois le retour de l'en fant prodigue, mais la tournée de l'oncle d'Amérique : d'abord Paris en juin, chez son hôte l'abbé Picot à qui il laisse des exemplaires de ses Principes de la Philosophie et en visite chez Roberval, le duc de Luynes, monsieur de Clerselier et bien d'autres. Puis Orléans en juillet, et Blois où il tombe dans les bras de son cher Florimond de Beaune, ensuite Tours où il désire revoir l'abbé de Touchelaye qui a été son secrétaire. En 1647, en fai sant un circuit presque identique, il viendra y voir un gentilhomme de ses amis, monsieur de Crenan. Enfin la Bretagne, pour finir par le Poitou. Prendre part à la vie familiale, en étant parrain de neveux ou nièces, et savourer la douceur des promenades sous les charmilles du château de Chavagne où s'amusent les enfants qui lui rappellent tant sa pauvre petite Francine, morte à cinq ans d'une fièvre pourpre; goûter l'amitié et s'entretenir avec des érudits, se mesurer à eux, comme avec le jeune Blaise Pascal en septembre 1647 ; humer l'air de la province natale où tout lui suggère les heures de son enfance : voilà à quoi son âge le pousse aujourd'hui.

Mais il doit revenir dans ce pays d'accueil où il peut à l'envi cultiver sa philosophie, observer la nature, expérimenter. C'est dans cette solitude, entre des moulins à vent, que se déroule l'œuvre de sa vie…


RENÉ DESCARTES, PHILOSOPHE ET MATHÉMATICIEN
par Bertrand HAUCHECORNE

article à paraître dans le Dictionnaire critique des lieux de mémoire, pouvoir et savoir de la région Centre-Val-de-Loire
coordonné par Jean Garrigues et Pierre Allorant


René Descartes a laissé un nom indélébile tant dans le domaine de la philosophie que des mathématiques. Sa démarche intellectuelle n’est cependant pas plurielle puisque son œuvre scientifique est entièrement basée sur la démarche philosophique qu’il a présentée dans son Discours de la méthode publié en 1637.

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Une enfance entre Touraine et Poitou

Les parents de René Descartes vivaient à Chatellerault ; c’était une famille aisée. Son père Joachim était conseiller au parlement de Bretagne ; il était absent lors de sa naissance. Sa mère, préféra retourner chez la sienne pour accoucher le 31 mars 1596 à La Haye, bourgade située à une cinquantaine de kilomètres au sud de Tours. La commune reconnaissante prit le nom de la Haye-Descartes à la Révolution puis, suite à une fusion, de Descartes en 1967. Le baptême eut lieu trois jours plus tard en l’église Saint-Georges.
L’année suivante sa mère décède à la naissance d’un petit frère mort à la naissance. Aussi René est élevé par sa grand-mère à La Haye alors que son père se remarie et s’installe en Bretagne. C’est entre la Touraine et le Poitou que le jeune René passe les dix premières années de sa vie à observer la nature et à se laisser aller à la rêverie ; son père sensible à sa précocité le surnomme « le petit philosophe ». Il gardera un souvenir nostalgique de cette période et une reconnaissance éperdue aux femmes qui l’ont vu grandir, ses deux grand-mères Jeanne Sain (Brochard) et Claude Ferrand ainsi qu’à sa "tendre nourrice". Il apprend à lire et à écrire grâce à un précepteur.
On l’envoie en 1607 au collège jésuite de la Flèche où il obtient un régime de faveur : ses dons et sa santé fragile y contribuent. Il peut ainsi flâner au lit le matin, lisant et se cultivant. Il quitte le collège en 1614 et obtient en 1616 son baccalauréat et sa licence en droit civil et canonique à l’Université de Poitiers. Il se rend alors à Paris où il vit retiré et commence à élaborer sa vision du monde.

L’engagement militaire

Descartes s’engage alors dans l’armée du prince de Nassau puis celle du duc Maximilien de Bavière. Il voyage ainsi en Hollande, au Danemark et en Allemagne, consacrant ses temps libres à l’étude des mathématiques, de la physique et de la logique. De cette époque datent ses premiers écrits scientifiques, en particulier dans des échanges épistolaires avec le physicien Isaac Beeckmann. Descartes date du 10 novembre 1619 la genèse de sa doctrine au cours de rêves exaltants, fait dans un poêle, dans lesquels elle lui aurait été révélée. C’est paradoxal de voir le parangon du rationalisme expliquer l’origine de sa méthode par un épisode aussi mystique !

Descartes et Mersenne

Descartes renonce à l’armée au printemps 1621 et s’installe à Paris, où il étudie les mathématiques et construit des instruments d’optique. Il revient une dernière fois en Touraine en 1622 pour régler des problèmes de succession ce qui lui assurera une vie confortable au niveau matériel. Sa rencontre avec Marin Mersenne en 1626 l’introduit dans les cercles de réflexion scientifique. Ce moine de l’ordre des Minimes réunissait ou échangeait par courrier avec différents scientifiques de l’époque. La correspondance entre les deux hommes se poursuivra bien après que Descartes ait quitté la France. Celui-ci restera ainsi en contact avec la pensée scientifique et philosophique de son pays et Mersenne aura un rôle fondamental pour promouvoir la démarche scientifique prônée par Descartes.
Descartes ressent le besoin de tranquillité pour poursuivre sereinement ses recherches et ne trouve pas en France l’espace de liberté de pensée auquel il aspire. Il s’installe alors en Hollande. Ce pays, débarrassé du joug espagnol depuis un demi-siècle, connaissait un essor industriel et commercial et la liberté d’expression aidait à la diffusion des idées nouvelles. Descartes ne se fixe pas et on le retrouve à Franeker en Frise, à Breda, à Amsterdam, à Leyde et à Stanpoort.
Descartes se consacre alors entièrement à la rédaction de son premier véritable ouvrage, Le Monde ou Traité de la Lumière. Il ne le termine qu’en 1633, mais, la rédaction à peine achevée, il apprend la condamnation de Galilée et il préfère renoncer à le faire paraître. Descartes y explique les mouvements des corps comme purement mécanistes. Il reprend le système héliocentrique de Copernic et les lois d’inertie énoncées par Galilée.

Le Discours de la méthode

En 1637 paraît le Discours de la méthode, rédigé en français et non en latin pour permettre une meilleure diffusion, mais sans doute aussi pour montrer sa rupture avec le monde scolastique. Le sous-titre Pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences nous indique clairement l’objet de ce texte. S’appuyant sur son expérience personnelle, Descartes propose une méthode de l’étude scientifique tant pour celle des mathématiques que de la physique. Craignant que sa démarche rationnelle puisse mettre en doute l’existence de Dieu, il en démontre l’existence dans la quatrième partie en se basant sur le célèbre Je pense donc je suis. Il poursuit sur des considérations sur la nature, sur animaux et sur l’âme humaine.
Trois appendices complètent l’œuvre fondamentale de Descartes et sont là pour justifier l’efficacité des principes énoncés par l’auteur. Dans La Géométrie il introduit ce que l’on appelle de nos jours la géométrie analytique. Il remarque qu’après avoir tracé deux axes perpendiculaire en chaque point peut être déterminé par ses distances algébriques respectives x et y à ces axes. Une courbe est alors définie par une équation, c’est-à-dire une relation entre les deux coordonnées x et y. Ainsi il ramène l’étude de la géométrie à des résolutions algébriques. Cette méthode lui permet de résoudre un certain nombre de problèmes et d’ouvrir de nouvelles voies, en particulier dans l’étude des courbes.

Les Principes philosophiques

Descartes se consacre par la suite à la philosophie et publie en 1644 Principia philosophiae. Dans cet ouvrage il tire les conclusions métaphysiques de ses écrits précédents ; il promeut une démarche scientifique basée sur la raison, sans la lumière de la foi. Comparant l’agencement des connaissances à un arbre, il veut créer une nouvelle métaphysique qui en serait les racines ; le tronc en serait la physique et les branches les différentes sciences, principalement la médecine, la mécanique et la morale. Dieu n’est pourtant absolument pas repoussé par Descartes. Il est une substance en soi, c’est-à-dire que son existence ne dépend d’aucun autre et qui contient toute la réalité du monde.

Fin de vie en Suède

En 1643 il rencontre Elisabeth de Bohême, fille de l’électeur palatin et ses échanges épistolaires avec elle nous présentent sa conception de l’Ethique et amène Descartes à publier le Traité des passions de l’âme. A l’invitation de la reine Christine de Suède il s’installe en 1649 à Stockholm où il meurt l’année suivante. Certains ont cru à un empoisonnement à l’arsenic ; il semble plutôt qu’une pneumonie l’ait achevé.

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L’œuvre de Descartes influencera tout le développement scientifique de l’époque. Descartes distingue d’une part le monde objectif, incarné par la géométrie, dont les propriétés physiques sont régies par des lois mathématiques, et d’autre part Dieu et l’âme, qui seuls échappent, selon lui, à ce monde mécaniste. La méthode que doit suivre alors tout scientifique s’impose et se base sur les principes rationnels qu’il a énoncés.


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