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AMBOISE : LE DUC DE CHOISEUL

À LA PAGODE DE CHANTELOUP


Un bassin, une pagode vaguement chinoise, deux petits pavillons d'entrée: c'est tout ce qui reste du magnifique château de Chanteloup qui fut, entre 1771 et 1774, l'un des rendez-vous de la société française, l'équivalent de ce qu'avait été Vaux-le-Vicomte au siècle précédent, mais en plus familier, en plus intime. Mme du Deffand disait: "Aller à Chanteloup, c'est aller à la cour, c'est chercher le grand monde, les divertissements, se mettre au bon ton, acquérir le bon air".


Un premier château est élevé en 1715 pour le compte de la princesse des Ursins

Marie Anne de la Trémouille (1642-1722) avait épousé en 1675 le duc de Bracciano, Flavio Orsini. Quand elle fut veuve elle quitta l'Italie pour la France, où elle prit le nom de princesse des Ursins (francisation de Orsini). Comme ambassadrice discrète de Louis XIV et de Mme de Maintenon, elle devait jouer ensuite un rôle politique en Espagne jusqu'en 1714.

Cette année-là, elle prépara, depuis l'Espagne, son retour en France. C'est ce que raconte Saint-Simon dans ses Mémoires:

Mme des Ursins bâtit un beau projet: ce fut d'échanger avec le roi la souveraineté qui lui serait assignée sur la frontière et, pour celle-là, d'avoir en souveraineté la Touraine et le pays d'Amboise sa vie durant, réversible après à la couronne, de quitter l'Espagne et de venir en jouir le reste de ses jours. Dans ce dessein, qu'elle crut immanquable, elle envoya en France d'Aubigny, cet écuyer si favori, avec ordre de lui préparer une belle demeure pour la trouver toute prête à la recevoir.

Il acheta un champ près de Tours, et plus encore d'Amboise, sans terres ni seigneurie, parce qu'étant souveraine de la province elle n'en avait pas besoin. Il se mit aussitôt à y bâtir très promptement, mais solidement, un vaste et superbe château, d'immenses basses-cours, et des communs prodigieux, avec tous les accompagnements des plus grands et des plus beaux jardins, à la magnificence desquels les meubles répondirent en tous genres. La province, les pays voisins, Paris, la cour même en furent dans l'étonnement. Personne ne pouvait comprendre une dépense si prodigieuse pour une simple guinguette, puisque une maison au milieu d'un champ, sans terres, sans revenu, sans seigneurie, ne peut avoir d'autre nom, et moins encore une cage si vaste et si superbe pour l'oiseau qui la construisait. Ce fut longtemps une énigme, et cette folie de Mme des Ursins fut la première cause de sa perte. […]

Pour n'y plus revenir, il faut voir ce que devint cet admirable palais, si complètement achevé en tout, et meublé entièrement avant que Mme des Ursins eût perdu l'espérance d'y jouer la souveraine. On ne pouvait imaginer qu'un aussi petit compagnon que l'était d'Aubigny, quelques richesses qu'il eût amassées, pût ni osât faire un pareil bâtiment pour soi. Ce ne fut que peu à peu que l'obscurité fut percée. On soupçonna que Mme des Ursins le faisait agir et se couvrait de son nom. On pensait qu'elle pouvait lasser ou se lasser enfin de l'Espagne, et vouloir venir achever sa vie dans son pays, sans y traîner à la cour ni dans Paris, après avoir si despotiquement régné ailleurs. Mais un palais, qui pourtant n'était qu'une guinguette, ne s'entendait pas pour sa retraite; ce ne fut que l'éclat que sa prétendue souveraineté fit par toute l'Europe qui commença à ouvrir les yeux sur Chanteloup; c'est le nom de ce palais, dont à la fin on sut la destination. La chute entière de cette ambitieuse femme ne lui permit pas d'habiter cette belle demeure.

Elle demeura en propre à d'Aubigny, qui y reçut très bien les voisins et les curieux, ou les passants de considération, à qui il ne cacha plus que ce n'était ni pour soi, ni de son bien qu'il l'avait bâtie et meublée. Il s'y établit, il s'y fit aimer et estimer. Il y perdit sa femme qui ne lui laissa qu'une fille unique fort jeune — ainsi il s'était marié du vivant de Mme des Ursins ou aussitôt après sa mort — et cette fille très riche a épousé le marquis d'Armentières, qui sert actuellement d'officier général, et qui en a plusieurs enfants. Orry, dès lors contrôleur général, en fit le mariage. Peu auparavant, d'Aubigny était mort et avait chargé Orry du soin de sa fille et de ses biens, comme étant le fils de son meilleur ami.

Jean d'Aubigny était le secrétaire très intime de la princesse des Ursins, qui, si l'on en croit Saint-Simon, "suppléait aux insuffisances du mari". C'est lui qui fut chargé de construire un château près d'Amboise. Ce château, qui devait être complété par la suite, se composait d'un corps de logis double avec un pavillon à chaque extrémité. Deux belles galeries à arcades et colonnes de marbre se terminaient par un pavillon. A l'entrée de la cour nord s'élevaient deux pavillons (qui subsistent) et une grille dorée de  90 pieds de long. Les plans étaient de Robert de Cotte, architecte qui avait collaboré, en 1708, aux études préparatoires à la construction de la façade ouest de la cathédrale d'Orléans.

Mais la princesse, morte en 1722, n'habita jamais son château. Celui-ci, d'après Saint-Simon, passa à la fille de d'Aubigny, qui était devenue princesse d'Armentières. C'est chez elle que lord Bolingbroke fit plusieurs séjours.


Entre 1761 et 1770, le domaine est acheté et embelli par le duc de Choiseul.

Chanteloup ChoiseulBrillant officier dans sa jeunesse sous le nom de comte de Stainville, Choiseul avait épousé en 1750 la fille d'un riche financier. C'est l'appui de Mme de Pompadour qui le lança dans la carrière diplomatique, d'où il parvint au poste de Secrétaire d'Etat à la Guerre et à la Marine. En 1758, il prit le titre de duc de Choiseul et Louis XV lui confia le gouvernement de la Touraine. Voulant tenir son rang, Choiseul acheta alors un hôtel à Tours et, en 1761, le domaine de Chanteloup.

Ce n'était un secret pour personne que Choiseul avait à Paris plusieurs maîtresses. Mais son épouse savait être discrète. Aussi, pendant que le duc était aux affaires à la Cour, elle passait une bonne partie de l'année à Chanteloup, où elle surveillait la construction de nouveaux bâtiments et l'aménagement des jardins.

Avec Choiseul, le château de Chanteloup devint une magnifique résidence de campagne, entourée de beaux jardins, qu'on n'hésitait pas à comparer à Versailles. L'architecte du duc, Louis-Denis Le Camus, établit deux longues ailes ornées de colonnades, terminées l'une par une chapelle et l'autre par un pavillon des bains. Il procéda également à des aménagements intérieurs, dessina de nouveaux parterres et édifia de vastes communs (on trouvait du marbre jusque dans les étables). Quatre cents personnes assuraient le service.

Attaqué par le parti dévot comme par ceux qui lui reprochaient de ruiner les finances par sa politique d'armement,  impatientant le roi par son soutien au Parlement, ayant enfin déplu à Madame Du Barry, Choiseul fut disgracié en décembre 1770. Dès que la nouvelle fut connue, tous ceux qui voulaient manifester leur opposition au pouvoir royal (les conseillers au Parlement en particulier) étaient accourus chez Choiseul: des registres avaient été ouverts à l'entrée de son hôtel, sur lesquels on pouvait écrire son nom.

Quand Choiseul fut invité fermement à se retirer dans sa terre de Chanteloup "jusqu'à nouvel ordre", toute une foule escorta son carrosse partant pour la Touraine.


Choiseul "exilé" à Chanteloup

Choiseul s'installa dans son château avec son épouse, avec sa soeur, Mme de Gramont, et avec sa maîtresse, la comtesse de Brionne (qui avait son appartement au premier étage du bâtiment principal). Quelques amis fidèles restèrent avec lui, en particulier l'abbé Beliardi et surtout l'abbé Barthélémy, le savant archéologue et numismate qui publiera plus tard, en 1788, son Voyage du jeune Anacharsis en Grèce.

Pendant leurs années d'exil et d'oisiveté, les Choiseul ont entretenu une abondante correspondance avec leurs relations parisiennes. Grâce à cette correspondance (en grande partie conseyvée), grâce à de nombreux mémoires laissés par les familiers de Chanteloup, on connaît par le menu la vie quotidienne des Choiseul dans leur domaine de Touraine.

Extraits de lettres de l'abbé Barthélémy

J'occupais un logement aux mansardes du château. A l'occasion de quelques augmentations qu'il a fallu faire dans les basses-cours, on a construit trois appartements qui donnent sur la ferme. J'en ai pris un qui vient d'être achevé; il est superbe et la vue en est charmante: une antichambre, une chambre, deux cabinets, une garde-robe, un bouge; tout cela très gai, très clair; une croisée au levant me donne la vue du bas de la cascade et du jardin, une autre au midi celle du potager, une au couchant ceIle de la ferme, une au nord celle des bords de la Loire et des coteaux opposés à Chanteloup. J 'y suis depuis trois jours, je sens que je puis m'accoutumer à l'éloignement: mais je n'y dors point; dès cinq heures du matin, les pigeons, qui sont mes voisins, viennent se placer sur le toit de mon logement et se disent tout haut quantité de choses que je n'entends point; quantité de moineaux font entendre des cris aigus; en bas, des charpentiers ont établi leur atelier; et puis des coqs qui annoncent tous les quarts d'heure; des chiens qui, ne sachant que faire, courent et aboient dans la ferme; des domestiques qui raclent du violon, des charretiers qui jurent et me font jurer avec eux. on m'a fait espérer qu'on pourra remédier à une partie des ces inconvénients; sinon il faudra retourner à mon ancien logement ou mourir dans celui-ci. Toutes réflexions faites, je prendrai le premier parti.

On compte sur trente mille gerbes de blé et autant d'avoine, on aura de quoi manger toute l'année. La grange ne suffira pas pour la récolte ; la ferme la ferme est dans un mouvement continuel; soixante moissonneurs, quarante laboureurs,charretiers, batteurs en grange, tout cela déjeunant, dînant, goûtant, soupant aux dépens du grand fermier, du fermier général, qui est enchanté de ses succès. Dans la vacherie, des ruisseaux de lait comme dans la terre promise, cinq cents pintes par jour. Qu'en fait-on? je n'en sais rien; je crois qu'on en lave les assiettes de porcelaine, tant elles sont blanches, D'un autre côté des moutons qui portent des gigots fort tendres; des truies qui nous donnent tous les jours des petits cochons; des vaches qui font des veaux comrne si de rien n'était, et le grand Christophe qui entretient le calme au milieu d'elles, comme Jupiter parmi les déesses; si la comparaison n'est pas d'Homère, elle est de moi.

Extraits des chapitres 14 et 15 des Mémoires du lieutenant-général du Blaisois, le comte Dufort de Cheverny.

Dès que le duc fut arrivé à Chanteloup, je lui écrivis pour lui demander si je pouvais, dans ces premiers moments, partager son exil. Il m'écrivit de sa main une lettre charmante, dans laquelle il me marquait qu'on ne lui avait pas défendu de voir ses amis. A l'instant, je partis pour Chanteloup; il me fallait quatre heures de chemin. J'arrivai à midi au moment où l'on allait à la messe.

La compagnie était nombreuse. […] Cette compagnie me représentait la cour; tout y était grand et magnifique. Le duc, bon et sensible, non-seulement n'avait pas voulu renvoyer un de ses gens, mais il avait permis à tous d'amener leurs femmes, Le comte de Boufflers, qui l'avait suivi dans son exil, aimait la chasse; sur-le-champ il y avait eu un équipage magnifique, et l'on chassait le cerf deux fois par semaine, dans des bois percés comme un grand parc. Le reste du temps, chacun menait la vie qui lui convenait. C'était alors la fureur du billard, et madame la princesse de Poix y jouait toute la matinée.

On faisait un déjeuner, on dînait à midi et l'on se quittait à quatre heures pour se réunir dans le salon à huit heures. La duchesse de Choiseul aimait le trictrac, elle nous fit la chouette au comte de Boufflers et à moi; pendant ce temps, le duc jouait aux échecs avec l'abbé Billardi. Le reste de la société s'occupait à causer, à voir des gravures superbes. Le souper était bon et solide, sans magnificence; on se mettait à table à neuf heures, on en sortait à dix; alors on commençait un trictrac ou d'autres parties qui finissaient à minuit.

À minuit ou une heure, allait se coucher qui voulait; alors restaient le duc et la duchesse, madame de Gramont; l'abbé Barthélémy, l'abbé Billardi, M. de Gontaut, etc; Je n'ai jamais de ma vie entendu de conversations plus intéressantes; elles se prolongeaient jusqu'à trois heures du matin. La quantité d'anecdotes, la bonhomie du duc qui souffrait les questions, qui permettait des réflexions sur certaines opérations de son ministère, qui en donnait les motifs et convenait quelquefois des fautes dans lesquelles il avait été entraîné, rendaient ces soirées précieuses pour un observateur.

Jamais huit jours ne m'ont passé si vite, malgré l'étiquette qui ne me plaît guère. On était vêtu comme on voulait toute la journée; mais, lorsqu'on descendait à huit heures dans le salon, il fallait être mis comme à la cour. Toutes tes femmes étaient en grand panier et superbement habillées et coiffées.

Il n'est pas possible d'imaginer la grande représentation qui l'entourait. En arrivant la nuit, on aurait cru entrer à Versailles, par la magnificence de l'éclairage en dedans et en dehors, dans une suite prodigieuse de bâtiments. Il me fallait vingt minutes pour me rendre par les corridors de la chambre où je logeais à l'appartement de l'abbé Barthélémy. Aux retours de chasse, lorsque la curée se faisait dans une des cours, elle était à l'instant remplie de femmes, d'hommes, de familles entières des gens qui étaient attachés à son service.
Jamais une nappe, une serviette, des draps ne servaient qu'ils n'eussent passé au cylindre, et l'endroit où l'on cylindrait, ainsi que la lingerie, étaient une des grandes curiosités de cette habitation.

Il avait eu un diplôme de Suisse pour faire venir soixante vaches et deux taureaux; le tout était nourri au dedans, dans des étables superbes avec un trottoir au milieu, partageant de chaque côté les têtes des vaches, qui étaient attachées à la manière suisse, aussi proprement que magnifiquement.

Dans le terrain plus que médiocre qui l'environnait, il récoltait à force d'engrais des blés et des productions superbes.
Rien n'est fait qu'en grand. Une élève entière de quarante à cinquante cochons était veillée et soignée par des hommes et des femmes exprès. Il nous arriva à ce propos une plaisante scène. Son grand plaisir était d'aller presque tous les jours visiter les basses-cours. Nous, étions fort peu de monde: madame la duchesse de Choiseul, madame de Gramont, l'abbé Barthélemy, le duc et moi. Ces dames avaient pressé leur marche, et j'étais resté seul avec le duc. Nous arrivons à l'établissement des cochons. Le duc, qui parlait à tout le monde, demande comment ils se portent. Toute sa maison avait pris un ton de politesse et d'usage de la cour. Le gardien s'avance donc chapeau bas et répond: « Monseigneur leur fait bien de l'honneur, ils se portent tous à merveille.» Le duc doubla le pas pour ne pas l'humilier, et nous rîmes beaucoup de ce genre de politesse et d'éducation.

Il avait six musiciens, outre un jeune homme qui touchait supérieurement du clavecin; soit lui, soit la duchesse jouaient aussi d'un piano-forte organisé. Une pièce après le salon était destinée pour la musique, et tous les jours, de midi à une heure, on exécutait en symphonie ce qu'il y avait de mieux et de plus nouveau.

Cette magnifique habitation était ouverte à tout ce qui avait une tenue honnête, et les ordres étaient donnés pour montrer tout. Une superbe bibliothèque, dans une galerie voûtée, était remplie des livres les mieux reliés et des plus belles éditions. la collection des gravures et des médailles était digne d'un potentat homme de goût.

La table, sans être magnifique, était excellente. Il y avait trois tables, servies après celle du duc, où des gentilshommes croix de Saint-Louis ne dédaignaient pas d'être admis. Toute cette représentation n'avait aucun air de hauteur ni d'ostentation, et je fus plus d'un an à savoir qu'il existait des tables après celle du duc, quoique j'y eusse fait deux voyages.

L'appartement de la duchesse de Gramont était la chose la plus recherchée et la plus magnifique avec goût qu'on pût imaginer. Les fenêtres étaient garnies de châssis de canevas formant comme un tamis, pour empêcher les mouches d'inquiéter et de tourmenter. Mais ce qui surpassait tout, c'étaient les appartements du duc d'Orléans et de la comtesse de Brionne. Tous les meubles étaient de bois d'acajou; les plus commodes et de la meilleure forme. Un luxe dans les parquets, les glaces, enfin tout ce qui constitue un bel appartement faisait de chacun une maison délicieuse, quoique dans un seul bâtiment.

Le témoignage de la marquise Du Deffand

En 1772, la marquise Du Deffand, alors âgée de 75 ans, courant le risque de voir sa pension supprimée par la Du Barry,
vint faire visite à la duchesse de Choiseul.

La vie qu'on mène me convient fort, on jouit de la plus grande liberté, c'est le ton de la maison. Point de compliments, on ne se lève pour personne, on reste chez soi ou on va dans le salon, on cause avec qui l'on veut; on déjeune à une heure; y va qui veut; on reste après dans le salon tant et si peu qu'on veut. Sur les cinq ou six heures, chasse ou promenade. Les unes y vont, les autres restent dans la maison, on soupe à huit heures, on fait très bonne chère, on est dix-huit ou vingt à table; les premiers arrivés s'y placent; on y arrive à l'heure qu'on veut, on n'attend personne. Au sortir de table on reçoit les lettres de la poste, chacun lit les siennes en particulier, on se dit les nouvelles qu'on apprend, on s'arrange ensuite pour le jeu; on joue, on ne joue pas: cela est égal. Après le jeu, va se coucher qui veut; ceux qui restent font la conversation, qui est très gaie, très agréable, parce qu'il y a beaucoup de gens d'esprit et de bonne compagnie... […]
Le grand-papa est étonnant; il a trouvé en lui tous les goûts qui peuvent remplacer les occupations. Il semble qu'il n'ait jamais fait d'autre étude que de faire valoir sa terre; il fait bâtir des fermes, il défriche des terrains, il achète des troupeaux dans cette saison pour les revendre au commencement de l'hiver quand ils auront engraissé les terres et qu'il aura vendu leur laine. Je suis intimement persuadée qu'il ne regrette rien et qu'il est parfaitement heureux; je suis ravie d'en avoir jugé par moi-même, je n'aurais jamais cru tout ce qu'on m'en aurait dit. Ne croyez point que dans ce récit il y ait de l'engouement ou de l'enthousiasme; c'est la pure vérité. Il faut les voir ici pour connaître parfaitement tout ce qu'ils valent; je dis l'un et l'autre, car le mari est aussi excellent dans son genre qu'elle l'est dans le sien: on ne peut être plus aimable, plus doux, plus facile; il s'amuse de tout; quant à elle, il est fâcheux qu'elle soit un ange; j'aimerais mieux qu'elle fût une femme; mais elle n'a que des vertus, pas une faiblesse, pas un défaut.


La vie à Chanteloup

Le grand souci des hôtes de Chanteloup était de pultiplier les distractions: jeux de société, billard, fêtes dans les jardins ou autour de la pièce d'eau.

Ou bien on organisait des chasses, mais on se plaignait sans cesse de l'absence de gibier; quand on faisait lâcher des faisans d'élevage, ils allaient aussitôt sur les propriétés voisines: "C'est qu'il y a trop de brouillard par ici, expliqua un vieux paysan du coin; ils ne parviennent pas à retrouver leur gîte. — Qu'à cela ne tienne, répliqua l'abbé Barthélémy; il suffit de fixer un peu partout sur les arbres de la région des écriteaux indiquant la direction de Chanteloup..." On dit que Choiseul ne goûta pas cette fine plaisanterie!

La duchesse, elle, prenait des leçons de clavecin. Quand son professeur attitré vint à mourir, on envoya à Chanteloup son jeune frère de onze ans, Petit-Louis. Et l'on vit alors la duchesse reporter toute son affection sur l'enfant, qu'elle gardait toute la journée auprès d'elle. A tel point que le duc finit par s'impatienter des caresses un peu ambigues qu'échangaient sa femme et le jeune garçon. Il décida alors que Petit-Louis avait besoin de se perfectionner en musique et qu'il devait retourner à Paris... Ce furent alors des adieux déchirants, des larmes, des refus, des consolations... On a prétendu que c'était là la source du Chérubin du Mariage de Figaro et que Choiseul serait le comte Almaviva... C'est possible, mais rien ne le prouve...

Une foule des visiteurs n'a pas cessé de se presser à Chanteloup entre 1772 et 1774. A cette époque le monde de la Cour délaissait Versailles et Compiègne pour se retrouver à Villers-Cotterets chez le duc d'Orléans, à Chantilly chez le prince de Condé et chez Choiseul à Chanteloup. Louis XV, en effet, avait interdit l'accès de Chanteloup à toutes les personnes qui ne seraient pas de la famille proche des Choiseul. Il n'en fallut pas plus pour que les visiteurs — qui voulaient par là affirmer leur indépendance — affluent à Amboise. Ce n'était pas sans risque pour eux: le prince de Beauvau, par exemple, perdit son gouvernement du Languedoc simplement pour être venu à Chanteloup.

La demeure des Choiseul fut pendant quelques années — surtout l'été — un véritable hôtel, ce qui étourdissait le pauvre abbé Barthélémy qui n'arrivait plus à y trouver le repos: "Que de monde, que de cris, que de bruit, que de rires perçants, que de portes qu'on semble enfoncer, que de chiens qui aboient, que de conversations tumultueuses, que de polissonneries, que de voix, de bras, de pieds en l'air, que d'éclats de rire au billard, au salon, à la pièce du clavecin ! "


La construction de la pagode

Après la mort de Louis XV, en 1774, Choiseul put mettre fin à son exil et retourner à Paris. L'accueil de Louis XVI fut plutôt froid: "Tiens, M. de Choiseul! Vous avez bien engraissé! Et vous avez perdu vos cheveux! Vous devenez chauve!"

Choiseul comprit vite que, malgré l'appui de Marie-Antoinette, il ne pouvait espérer jouer à nouveau un rôle politique. Il partagea donc son temps entre son hôtel parisien et Chanteloup.

Là, il décida d'élever au sud du château, près de la grande pièce d'eau, un monument en l'honneur de tous ceux qui étaient venus le voir dans son exil. Ce fut une "pagode", dont la construction fut menée par l'architecte Louis-Denis Le Camus entre 1775 et 1778.

Le style "chinois" fut suggéré par la pagode édifiée à Londres en 1762 dans Kew Gardens sur un dessin de William Chambers (qui avait visité la Chine dans son adolescence).

Les pierres utilisées pour édifier cette Pagode provenaient de l'un des châteaux de Louise Marie Adélaïde de Bourbon, femme de Louis Philippe d'Orléans (1747-1793) (Philippe Égalité), la Bourdaisière à Montlouis, qui avait été détruit en partie suite à un caprice de Choiseul (ce château a été reconstruit sous la Terreur par Armand Joseph Dubernad).

Haute de 44 mètres, la Pagode comporte six étages, en retrait les uns sur les autres, qui reposent sur un péristyle circulaire de seize colonnes et seize piliers. La silhouette générale évoque les chinoiseries de fantaisie en vogue au XVIIIe siècle, d'où le nom de Pagode, mais la colonnade, les quatre balcons de ferronnerie et toute la décoration sont de pur style Louis XVI. Les sept niveaux comportent chacun une salle circulaire voûtée en coupole et sont desservis par un escalier intérieur de 142 marches. Cet escalier est en bois d'acajou, à l'exception de celui du 1er étage qui est de pierre et gardé par une rampe en fer forgé, ornée de bronzes dorés en double C entrelacés (initiales de Choiseul et de Crozat, son épouse).

Au rez-de-chaussée, des caractères chinois représentent les mots Amitié et Reconnaissance. Sur les murs du premier étage, des plaques de marbre portaient les noms des visiteurs de Chanteloup. L'abbé Barthélémy avait composé le texte d'une inscription: "Etienne François, duc de Choiseul, pénétré des témoignages d'amitié, de bonté, d'attention dont il fut honoré pendant son exil par un grand nombre de personnes empressées de se rendre en ces lieux, a fait élever ce monument pour éterniser sa reconnaissance."

Dufort de Cheverny apporte cette précision: "Cette bâtisse, que Choiseul avait regardée d'abord comme une bagatelle de mille louis, lui était revenue à plus de quarante mille écus, quoiqu'il n'en convînt pas".

Les étages de la pagode étaient autant de petits salons, meublés dans le goût chinois. Aux extrémités relevées des toits on avait fixé des clochettes. Certains soirs d'été, Ali-le-Turc les faisait tinter et leur son était porté jusqu'à la flotille, sur la pièce d'eau. Des lampions, dispersés sur les rives et dans les kiosques du parc, donnaient un aspect féérique aux réjouissances et des cerfs-volants balançait leurs lumières dans le ciel. Un soir, la barque qui portait l'abbé Barthélémy, hôte inamovible de Chanteloup, chavira avec son chargement de musiciens. Mais l'abbé n'en continua pas moins d'apprécier ces fêtes galantes de Chanteloup: "Cette vie, disait-il, est sans doute celle du ciel, car elle est fort heureuse".

Le Camus dessina également un petit jardin anglo-chinois, situé sous la pagode dans le carré nord-est, avec kiosque, rivière, petite pièce d'eau et glacière. Par ailleurs, le jardinier écossais Mac Master, de l'entourage de Thomas Blaikie, intervint également sur le domaine.

La Pagode a été restaurée en 1908-1910 sous la direction de l'architecte et ingénieur René Édouard André, fils du célèbre paysagiste Édouard André (1840-1911).


Les jardins de Chanteloup

Les premiers ont été créés vers 1710 par Jean d'Aubigny selon un schéma très classique : un potager, un jardin "à la française" autour du château et un jardin boisé fait de bosquets et de charmilles au tracé régulier : le "Petit Parc", au tracé régulier, entourait le château, le "Grand Parc" s'enfonçait dans la forêt avec des carrefours, des étoiles et de longues avenues droites.

En 1761, le duc de Choiseul, commande des embellissements à son architecte Louis-Denis Le Camus. Dans le "Grand Parc" il ouvre sept larges avenues venant converger en un point central (où sera édifiée la Pagode). Il aménage ensuite les jardins du "Petit Parc" (s'étendant sur plus de cent hectares) selon le dessin de Jean d'Aubigny.

Pour alimenter les nombreux jeux d'eau, Choiseul entreprit des travaux considérables pour faire remonter l'eau en abondance. Plus tard, il fit creuser, sur le point le plus haut du site, une pièce d'eau en demi-lune. Pour alimenter celle-ci, il n'hésita pas à la relier aux étangs de Jumeaux (à plus de 12 km), avec un dénivelé de seulement 6 mètres, par un canal traversant un vallon par un siphon de plomb. Vers 1770, Choiseul entreprit de prolonger cette pièce d'eau par un Grand Canal, long de six cents mètres et large de cent.

Au nord du jardin boisé, il fit aménager un petit jardin rectangulaire, appelé "Jardin des orangers". Plus tard, cédant au goût du jour, il transforma le jardin boisé en jardin pittoresque, dans un style "anglo-chinois", où serpentait une rivière dont les eaux se déversaient d'une hauteur de quatre mètres par un nymphée alimentant le rond d'eau central du Jardin des orangers. Les lignes droites des allées sont remplacées par des sentiers sinueux cheminant parmi fabriques, glacière et kiosque.

Les jardins ont étédévastés pendant la Révolution. Subsistent aujourd'hui la Pièce d'Eau en demi-lune, prolongée par le Grand Canal bordé de platanes qui, devenu marécage a été transformé en boulingrin, ainsi que les allées forestières avec la grande perspective des sept allées en patte d'oie.


La mort de Choiseul

Choiseul mourut à Paris le 8 mai 1785. Après le service à Paris, le corps fut transféré à Amboise, en passant par Blois. Cheverny a laissé ce témoignage : "J'étais tristement à me promener dans le jardin de l'évêché de Blois, tout entier à mes réflexions, quand j'aperçois dans le chemin deux voitures en poste, une voiture allemande et une berline, avec un seul courrier. C'était le duc qu'on portait dans le cimetière d'Amboise. Le maréchal de Stainville et le duc du Châtelet suivaient dans une berline; le cercueil était accompagné d'un prêtre."

Le duc fut enseveli dans le nouveau cimetière d'Amboise, qu'il avait donné à la ville et qui avait été béni le 26 mai 1775. Sur l'ordre formel qu'il avait donné dans son testament, un cyprès mâle fut planté sur sa tombe et le pépiniériste de Chanteloup chargé de l'entretenir. Choiseul avait également demandé qu'une place dans son tombeau fût réservée près de lui à la duchesse: "Il lui était doux de penser, dit-il dans son testament, qu'il reposerait après sa mort auprès de celle qu'il avait tant chérie et respectée pendant sa vie."

La duchesse lui fit élever un tombeau en pierre, dans le style grec. Elle composa elle-même une longue inscription qui se développa sur trois faces du monument:

Étienne-François duc de Choiseul Amboise, pair de France, chevalier des ordres du roi et de la Toison d'or, lieutenant général des armées, gouverneur général de Touraine et de la ville d'Amboise, gouverneur et grand bailli du pays des Vosges et de Mirecourt, grand bailli de la préfecture d'Haguenau, ministre d'État.
Dans ces lieux saints qu'il a choisis pour sa sépulture, au milieu du peuple qu'il chérissait, repose Étienne François duc de Choiseul Amboise. Il fut ami sensible, frère et époux tendre, maître indulgent, sujet fidèle, citoyen zélé, grand homme d'État. Il étonna l'Europe par son génie, la persuada par sa franchise, la pacifia par sa sagesse. La France lui doit le retour de sa gloire; elle applaudit encore aux talents qui lui en rendirent l'éclat. Bon, noble et facile, généreux, délicat, bienfaisant, tout ce qui l'approchait lui payait un tribut d'admiration, de reconnaissance et d'amour.
Les regrets de toutes les classes de citoyens attestent ses vertus politiques. Et le désespoir de sa veuve, les larmes de son frère, de ses soeurs et de son fils adoptif, la douleur de ses amis, l'abattement de ses domestiques attestent ses vertus privées. Le temps qui détruira son tombeau conservera son nom, pour apprendre à la postérité que la réunion du génie et des vertus est la véritable grandeur.
Né le 28 juin de l'an 1719, il mourut le 8 de mai de l'an 1785.

La quatrième inscription était destinée à elle-même: seule la date de sa mort restait à ajouter:

Ci-git l'épouse auprès de l'époux, épouse autrefois chérie et fortunée d'Étienne François duc de Choiseul Amboise, qui, par son testament, l'a appelée à l'honneur de partager sa sépulture. Elle lui a fait élever ce monument et l'a pleuré depuis le 8 mai 1785 jusqu'au moment de sa mort arrivée le……


La fin de Chanteloup

Le duc, à la fin de sa vie, était accablé de dettes. Dès 1772, il avait dû vendre aux enchères sa célèbre collection de tableaux; puis il avait emprunté quatre millions de livres à Louis XVI. Le parc de son hôtel de la rue de Richelieu avait dû être loti. Après la mort de son mari, la duchesse vendit Chanteloup, vécut à Paris dans des logis de plus en plus modestes. Louise Honorine Crozat, ci-devant duchesse, devenue la citoyenne Choiseul, put échapper à la Révolution et mourut pauvrement en 1801, en songeant à Chanteloup, son "paradis perdu".

Chanteloup avait été acheté par le duc de Penthièvre, grand amateur de riches demeures. Il passa ensuite par héritage à la duchesse d'Orléans et il fut confisqué par la Révolution. Le mobilier, les objets d'art, les ornements furent dispersés : on en retrouve au Louvre, à Tours, à Amboise au Clos-Lucé et dans plusieurs collections privées. La grande grille de l'entrée (le "Grille Dorée") qui faisait 90 pieds de long fut transformée en clous par les révolutionnaires (mais, comme ces clous étaient de mauvaise qualité, on les jeta dans la Loire).

Le château fut vendu à nouveau en 1788, puis en 1802 à Jean-Antoine Chaptal (1756-1832), chimiste et ministre de l'Intérieur de Napoléon, qui cultiva des betteraves à sucre dans le parc. A la suite de la faillite de son fils, le vicomte Chaptal de Chanteloup, le domaine fut mis en vente en 1823. N'ayant pas trouvé preneur, il fut vendu à un démolisseur de la Bande noire qui le démolit entièrement en quatre-vingts jours.  

Il n'en reste que deux petits pavillons d'avant-cour et surtout la Pagode, près de la pièce d'eau demi-circulaire (elle se prolongeait au sud par un grand canal aujourd'hui engazonné et formant un boulingrin).


Le château disparu

Chanteloup château
Chanteloup canal
Chanteloup jardins
Chanteloup ensemble

La Pagode

Chanteloup pagode

Chanteloup pagode intérieur


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