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BOSSUET À MEAUX


 

Meaux BossuetJacques-Bénigne Bossuet avait été destiné à l’Eglise dès sa naissance. Il avait été tonsuré à huit ans, pourvu d’un canonicat à treize ans et avait étudié chez les Jésuites où son application au travail avait donné à ses condisciples l’idée d’un calembour : Bos suetus aratro ("un boeuf attaché à sa charrue"). Venu à Paris pour continuer ses études, il se donnait déjà l’image de l’homme d’Eglise qu’il voulait être. Tallemant des Réaux raconte dans ses Historiettes : "Un soir que l’on avait mené le petit Bossuet de Dijon (aujourd’hui l’abbé Bossuet, qui a de la réputation pour la chaire), pour donner à Mme la marquise de  Rambouillet le divertissement de le voir prêcher, car il a prêchotté dès l’âge de douze ans, Voiture dit : Je n’ai jamais vu prêcher de si bonne heure ni si tard !"

Le 27 avril 1681 mourait Mgr Dominique de Ligny : il occupait le siège épiscopal de Meaux depuis le 9 mars 1657. Aussitôt les amis de Bossuet pressèrent celui-ci de solliciter la succession du prélat défunt. Avec la réserve, la dignité, la discipline qui lui étaient naturelles, il répondit qu'il n'en ferait rien, que le roi savait bien qu'il était évêque et sans église, et que c'était à Sa Majesté de l'employer.

À cette époque Bossuet avait cinquante-quatre ans. Il était évêque de Condom depuis 1669, membre de l'Académie française depuis 1671. Son oraison funèbre de la reine d'Angleterre avait fait de lui l'orateur sacré le plus en vue de toute l'Europe. Son Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même, son Histoire universelle avaient prouvé qu'il était aussi grand écrivain que grand orateur. Les onze années qu'il venait de consacrer à l'éducation du dauphin avaient achevé de lui acquérir l'admiration de la cour. Aussi, de lui-même, Louis XIV vit-il en Bossuet le successeur tout désigné de M. de Ligny.

Il envoya son confesseur, le Père La Chaise, dire à l'archevêque de Paris "que le roi donnait l'évêché de Meaux à M. de Condom, avec ordre de déclarer publiquement cette nomination lors de l'assemblée des évêques qui devait se tenir le 2 mai 1681 à l'archevêché". Ce qui fut fait.

Bossuet prit possession de son nouveau siège le 8 février 1682. Le mercredi suivant, jour des Cendres, il prêchait pour la première fois dans sa cathédrale, la cathédrale Saint-Etienne.

BossuetCet épiscopat de Meaux, c'était pour Bossuet tout le contraire d'une retraite. Délivré de la lourde tâche de précepteur d'un futur roi, qu'il a assumée avec sa coutumière conscience, il redevenait prêtre et prélat, n'écartant rien de ses devoirs ecclésiastiques. Jusqu'au jour où les infirmités le contraindront non pas à interrompre, mais à modifier son existence extraordinairement active, il fera face, pendant vingt ans, à ses obligations d'administrateur d'un important diocèse, de sermonnaire, de directeur de conscience, de théologien, de polémiste.

À plusieurs reprises il prêcha tout ou partie du carême à Meaux. Aux cinq grandes fêtes, il ne manquait pas de prendre la parole. Et il ne se faisait pas entendre seulement à la cathédrale : il prêchait dans les différentes paroisses ou chapelles de couvent de sa ville épiscopale; il prenait part aux missions; il prononçait des allocutions dans ses tournées, aux confirmations, aux bénédictions de cloîtres. Il donna sa dernière homélie deux ans avant sa mort, le 5 septembre 1702.

Des quelque trois cents discours où il prodigua les ressources de son éloquence, il n'en a été conservé qu'une trentaine, entre autres le sermon prêché à Meaux, à Saint-Etienne, pour le jour de Pâques 1685 et dont Chateaubriand s'est souvenu dans les Mémoires d'outre-tombe :

La vie humaine est un chemin dont l'issue est un précipice affreux. Je voudrais retourner sur mes pas. “Marche ! Marche !” On se console parce qu'on emporte quelques fleurs cueillies en passant qu'on voit se faner entre les mains du matin au soir, quelques fruits qu'on perd en les goûtant ? Enchantement ! Toujours entraîné, tu approches du gouffre affreux. Déjà tout commence à s'effacer ; les jardins moins fleuris, les fleurs moins brillantes, leurs couleurs moins vives, les prairies moins riantes, les eaux moins claires : tout se ternit, tout s'efface. L'ombre de la mort…

Jamais Bossuet ne néglige le côté temporel ; il veut que dans les congrégations, sur lesquelles il exerce son droit de regard, tout soit en ordre. Il gouverne avec vigueur, il impose son autorité d'une main ferme. Les obstacles juridiques n'intimident pas ce fils et petit-fils de magistrats. On s'en aperçoit, par exemple, lorsqu'il entre en lutte avec l'abbesse de Jouarre, Henriette de Lorraine, qui, forte de son grand nom et de ses puissantes attaches, n'a pas tenu compte des conseils, puis des ordres de Bossuet. Il faut voir de quel ton il lui enjoint de ne pas rester plus longtemps "hors de clôture", de réintégrer son monastère, d'y remplir les devoirs qui lui incombent ! Finalement l'abbesse, moyennant un dédommagement matériel, doit démissionner, et la victoire reste à l'évêque de Meaux.

On se tromperait fort en imaginant Bossuet claquemuré dans son palais épiscopal, enfermé dans sa bibliothèque et son pavillon. Meaux n'était pas pour son "aigle" une cage ; il se rend fréquemment à Paris, où il a une maison (il loue au financier Crozat "un hôtel à porte cochère" situé à l'angle de la place des Victoires et de l'actuelle rue Croix-des-Petits-Champs) ; il fait des séjours à la Trappe auprès de son ami l'abbé de Rancé, à Chantilly chez le prince de Condé ; il a conservé une habitation à Versailles, qu'il occupe parfois. Il a ses entrées chez le roi, qui le consulte volontiers et qui lui écrit en avril 1696 : "Croyez qu'on ne peut avoir plus d'estime que j'en ai pour vous, jointe à beaucoup de confiance". Il reste en communication avec Mme de Maintenon. Le jour où est donnée la première représentation d'Esther à Saint-Cyr — le 26 janvier 1689 — Bossuet est parmi les spectateurs.


La maison de campagne de Germigny

GermignyLes évêques de Meaux possédaient depuis le XIIe siècle une maison de campagne à Germigny, localité à une heure de carrosse de leur habituelle résidence. Dans la première moitié du XVIIe siècle cette maison avait été remaniée et rebâtie en partie. D'après l'idée qu'en donne un lavis ancien, c'était, au temps de Louis XIV, une belle et importante construction dont le corps principal, orné d'un vaste fronton, était encadré par deux pavillons coiffés de hauts combles; des parterres enclos de murs d'une médiocre hauteur descendaient en pente douce vers la Marne. De tout cela il ne reste aujourd'hui que des vestiges assez insignifiants. Mais Germigny (à 9 km de Meaux) se dénomme toujours "Germigny-l'Evêque".

Bossuet s'y plaisait fort. Il lui arriva de s'y attarder même lorsque le temps n'était pas favorable. On raconte qu'il suivait avec intérêt les progrès des plantations et qu'il ne dédaignait pas de contempler les produits de son potager. Cette assertion, il est vrai, ne s'accorde guère avec une autre tradition qui nous montre le prélat indifférent aux efforts de son jardinier de Meaux. Ce dernier prodiguait les ressources de son art pour varier l'aspect des parterres ; c'était en vain, car son maître ne prêtait pas attention à ces changements de décor. "Ah! disait le jardinier tout déçu, si je plantais des Saint-Augustin et des Saint-Ambroise, Monseigneur s'intéresserait davantage à mes plates-bandes !"

À Germigny, où les appartements était vastes et confortables, Bossuet recevait des amis. Parmi ces invités il y eut Fénelon (ces deux hommes éminents entretinrent des relations cordiales jusqu'à l'affaire du quiétisme, qui devait faire d'eux des adversaires.) Dans des lettres qu'ils échangèrent il est souvent question de Germigny; et un jour, soit que le site l'ait vraiment inspiré, soit pour mieux faire sa cour à M. de Meaux, Fénelon éprouva le besoin d'écrire un poème:

Sur la campagne de Germigny

De myrtes, le laurier, de jasmins et de roses,
De lys, de fleurs d’orange en son beau sein écloses,
Germigny se couronne et sème les plaisirs.
Taisez-vous, aquilon, dont l’insolente rage
Attaque le printemps caché dans son bocage ;
Zéphyrs, portez-lui seuls vos plus tendres soupirs.
O souffles amoureux, allez caresser Flore ;
Qu’en ce rivage heureux, à jamais elle ignore
La barbare saison qui vient pour la ternir.
Loin donc les noirs frimas, loin la neige et la glace !
Verdure, tendres fleurs, que rien ne vous efface !
O jours doux et sereins, gardez-vous de finir !
Que par les feux naissants d'une vermeille aurore
Le sombre azur des cieux chaque matin s'y dore,
Que l'air exhale en paix les parfums du printemps…

Cette citation suffit pour prouver que Fénelon écrivait mal lorsque la fantaisie le prenait de rimer et qu'il n'était poète qu'à condition de ne pas faire de vers. Mais il est plaisant de se figurer la mine de Bossuet lisant ces fadeurs…

Un autre hôte fut aussi inspiré par Germigny : le talentueux et fantasque chanoine Santeuil, qui célébra les agréments de ce séjour en vers latins. La chose ne dut pas déplaire à Bossuet, qui usait volontiers, lui aussi, de la langue latine, sans préciosité d'ailleurs. Son latin est de bonne trempe, clair et sobre, dépourvu de ces prétendues grâces cicéroniennes que les latinistes du temps affectaient trop souvent.


Saint-Simon a dit de Bossuet : "Il mourut les armes à la main". Et de fait il s'efforça jusqu'à son dernier souffle de combattre ce qu'il croyait être erreur et hérésie, souffrant de voir les Jésuites retrouver leur crédit.

Dans ses dernières années, son influence diminua. A partir de 1700, l’assemblée du clergé se cabra contre les procédés autoritaires du vieil évêque et l’administration royale cessa d’obéir à ses injonctions. Pourtant, aussi longtemps que ses forces le lui permirent, il se traîna à Versailles pour y faire entendre sa voix.

Depuis longtemps Bossuet souffrait de crises néphrétiques, de nausée et de fièvre. Ce n’est qu’au début de 1703 que les médecins comprirent qu’il souffrait d'un calcul de la vessie. Mais, devant les terreurs que leur malade fit paraître devant la perspective d’une opération, ils se contentèrent d’agir contre la douleur. Dès que ses souffrances lui laissaient un répit, il reprenait les travaux qu'il avait en train: un mois avant sa mort il publiait une Explication de la prophétie d'Isaïe et du psaume XXI, et il terminait sa Politique.

C'est à Paris, rue Neuve-Sainte-Anne, à l'hôtel d'Estaing, qu'il rendit le dernier soupir le 12 avril 1704. Ses obsèques furent célébrées le lendemain dans l'église Saint-Roch. Mais son corps fut transféré à Meaux.

Dans cette cathédrale Saint-Etienne où si souvent a retenti sa voix, une plaque de marbre noir et quelques lignes de latin indiquent l'endroit où furent déposés ses restes. Ce marbre, cette inscription dans leur sobre simplicité sont plus émouvants qu’un monument sculpté au début de ce siècle et qui encombre le déambulatoire de l'église de sa masse emphatique.


Visite de l’évêché de Meaux

Les deux guerres de 1914 et de 1939 ont privé Meaux d'une partie de son pittoresque : ses deux ponts ont été détruits et, avec eux, ont disparu les moulins qui les bordaient ou les surmontaient depuis des siècles. Les uns offraient au regard leurs charpentes apparentes, leurs plâtres écaillés, leurs briques roussies par les ans ; les autres étaient campés au milieu même de la Marne, encore fermes sur leurs pilotis séculaires et protégés par une carapace d'ardoises.

Mais le cœur de la vieille cité n'a pas été atteint. Les remparts, dont la base gallo-romaine a été réutilisée au Moyen Âge, subsistent, couronnés de jardins ; la rue Saint-Rémy longe toujours les nobles bâtiments de l'ancien séminaire ; la cathédrale Saint-Etienne domine, comme au temps de Bossuet, de ses portails imposants et de sa haute tour, un troupeau de paisibles maisons.

C'est sur la place de la cathédrale que s'ouvre la porte de l'ancien évêché, dont le jardin est devenu promenade publique, sous le nom de "Jardin de Bossuet".

Sitôt le seuil franchi, on se trouve en présence d'un curieux assemblage d'édifices dus à des époques diverses ; à droite, Saint-Etienne, où voisinent quatre styles ; en face, un bâtiment du XIIIe siècle, le "Vieux-Chapitre", sorte de manoir flanqué de tourelles en encorbellement et auquel a été accolé au XVe siècle un escalier extérieur en bois que soutiennent deux arches de pierre ; à gauche, une façade que fit construire au XVIe siècle le fameux bâtisseur que fut l'évêque Guillaume Briçonnet.

On avance, on passe sous d'élégantes arcades que feignent de supporter des chapiteaux qui ont toute la grâce de la Renaissance, et on découvre le jardin.

De ce côté, les architectes du XVIIe siècle sont parvenus, par d'audacieux artifices, à accommoder au goût de leur temps une des façades de l'évêché, préoccupés avant tout d'aménager quelques salles spacieuses et bien éclairées à l'usage d'habitation. Peu leur importait si les arcades qu'ils plaquaient au rez-de-chaussée contre une façade gothique masquaient en partie ou même aveuglaient d'anciens fenestrages.

Ils faisaient vraisemblablement peu de cas des bâtiments édifiés au XIIe siècle et qui heureusement se retrouvent à l'intérieur des constructions ordonnées par Guillaume Briçonnet ou par Dominique de Ligny : entre autres subsistent une remarquable salle capitulaire aux chapiteaux décorés de feuillages et la délicate chapelle des évêques, qui fut agrandie au XVe siècle.

Dans cet antique palais épiscopal où se superposent et s'amalgament tant bien que mal les conceptions architecturales les plus contradictoires, on chercherait vainement un de ces escaliers auxquels le siècle de Louis XIV accordait un majestueux espace. Comme dans certains châteaux du temps des Valois, c'est un plan incliné pavé d'étroites briques qui donne accès aux étages. Ainsi les prélats fatigués pouvaient parvenir à dos de mule jusqu'au seuil de leurs appartements privés.

On ignore quelle était exactement la distribution de ceux que Bossuet occupait ; mais on sait dans quelle partie de l'évêché il demeurait et quelles pièces lui étaient réservées. Elles n'ont pas conservé l'aspect qu'elles avaient de son vivant. Leur décoration intérieure a été modifiée au cours du XVIIIe siècle, leurs boiseries ont été remplacées. Certains de ses livres peuvent se retrouver dans les collections de la ville de Meaux, mais bien des questions que l'on aimerait poser au sujet de sa bibliothèque resteraient sans réponse. Les écrits profanes de ses contemporains illustres y figuraient-ils ? Cet adversaire du théâtre conservait-il les ouvrages des auteurs dramatiques de son temps ?

Si l'intérieur de l'évêché a subi des remaniements qui déconcertent un peu l'amateur de souvenirs, le jardin offre de quoi le satisfaire, puisqu'il est tel qu'il fut dessiné en 1642 et donc tel que Bossuet l'a connu. Son plan, que la tradition, à défaut d'un texte précis, attribue à André Le Nôtre, est original : avec un peu de complaisance on peut reconnaître qu’il affecte la forme d'une mitre.

Jardin

Le palais épiscopal et le jardin (wiki-Toine77)

Une allée de tilleuls très conventuelle conduit à un escalier ménagé dans l'épaisseur des murailles médiévales. Si on le gravit on prend pied sur un ancien chemin de ronde devenu jardin suspendu, d'où jadis on découvrait la campagne et qui aujourd'hui surplombe de larges boulevards bien ombragés.

Sur un terre-plein est édifié un pavillon de fort modestes proportions et de construction très simple, dont l'intérieur ne comporte que deux petites pièces boisées. Il avait été bâti à la demande de Mgr de Ligny et Bossuet ne le fit modifier en rien. Bien souvent Bossuet s'y retira pour travailler, loin des importuns, loin des rumeurs de la ville — et des bruits de son palais épiscopal. On assure même qu'il y couchait parfois pour se relever au milieu de la nuit et reprendre la plume jusqu'à l'aube. Tant qu'il n'en fut pas empêché par la maladie, il était dans ses habitudes d'écrire ainsi pendant de longues heures, le buste protégé par une double houppelande, le reste du corps engagé dans un sac en peau d'ours... Au matin il pouvait apercevoir les superstructures de Saint-Etienne, sa silhouette robuste et élancée. A quelques pas de son refuge une étroite allée d'ifs plusieurs fois centenaires dresse sa double et sombre muraille : elle offrait à la méditation du laborieux prélat un sévère promenoir.

Source : Raymond Lécuyer, “Bossuet à Meaux”, dans Demeures inspirées et sites romanesques, I, p. 97-102.


DEUX JUGEMENTS SUR BOSSUET

CLAUDEL

Bossuet est le plus grand maître de la prose française, qui est infiniment supérieure à tout ce qu’on est convenu d’appeler notre poésie. Son langage contient tous les canons de notre parler et remplit magnifiquement notre bouche et notre poitrine. D’autre part, Bossuet est dans notre langage le plus grand des docteurs de la catholicité. Ses ouvrages théoriques sont d’une force, d’une clarté et d’une majesté qui baignent l’âme de lumière et la transportent de joie et d’admiration.

VALÉRY

Dans l’ordre des écrivains, je ne vois personne au-dessus de Bossuet ; nul plus sûr de ses mots, plus fort de ses verbes, plus énergique et plus délié dans tous les actes du discours, plus hardi et plus heureux dans la syntaxe, et, en somme, plus maître du langage, c’est-à-dire de soi-même. Cette pleine et singulière possession qui s’étend de la familiarité à la suprême magnificence, et depuis la parfaite netteté articulée jusqu’aux effets les plus puissants et retentissants de l’art, implique une conscience ou une présence extraordinaire de l’esprit en regard de tous les moyens et de toutes les fonctions de la parole. […]
Quant aux pensées qui se trouvent dans Bossuet, il faut bien convenir qu’elles paraissent aujourd’hui peu capables d’exciter vivement nos esprits. C’est nous-mêmes au contraire qui leur devons prêter un peu de vie par un effort sensible et moyennant quelque érudition. Trois siècles de changements très profonds et de révolutions dans tous les genres, un nombre énorme d’événements et d’idées intervenus rendent nécessairement naïve, ou étrange, et quelquefois inconcevable à la postérité que nous sommes, la substance des ouvrages d’un temps si différents du nôtre. […] Il suffit de regarder autour de soi pour observer que ce qui peut encore intéresser les modernes aux lettres anciennes n’est pas de l’ordre des connaissances mais de l’ordre des exemples et des modèles. Pour ces amants de la forme Bossuet est un trésor de figures, de combinaisons et d’opérations coordonnées. Ils peuvent admirer passionnément ces compositions du plus grand style, comme ils admirent l’architecture de temples dont le sanctuaire est désert et dont les sentiments et les causes qui les firent édifier se sont dès longtemps affaiblis. L’arche demeure.


VARIA

Un évêque dur pour les autres

Les contemporains de Bossuet ont donné de l’homme une image qui le rend sympathique. Mme de La Fayette : "L’homme le plus honnête, le plus droit, le plus doux et le plus franc qui ait jamais été mis à la Cour".  Saint-Simon : "Doux, humain, affable, de facile accès, humble, loin d’austère, de pédant, de composé, gai, poli, aimable…"
Pourtant, dans ses relations avec les autres, Bossuet affichait souvent "des airs hautains et méprisants". La Mère Le Picard, supérieure de la Visitation de Meaux, disait perfidement que son évêque pliait devant les gens hauts et maltraitait hardiment les doux. C’est à cause de sa férocité à l’égard du pauvre Ellies du Pin que Fénelon le compare à un aigle tenant dans ses serres un faible épervier. Et le même Fénelon savait ce que pouvait sur lui la flatterie : "Vous êtes plein de fentes par où le sublime échappe de tous côtés", lui écrivit-il un jour.
Malgré ses positions modérées à l’égard du protestantisme, il essayait d’impressionner les Réformés en faisant "passer et repasser" des gens de guerre dans les villages de son diocèse où se donnaient des missions. Il se faisait amener devant lui des familles protestantes et leur tenait un discours si brutal qu’en moins de deux heures elles se déclaraient convaincues "de tous les mystères de l’Église romaine".

Le tempérament de Bossuet

Pendant longtemps, Bossuet a joui d’une santé excellente, ses yeux ignoraient la fatigue, sa puissance de travail était exceptionnelle. Il avait toujours dans sa chambre du feu et de la lumière, un pantalon et une robe de chambre préparés près de son lit. Presque toutes les nuits, il se levait et travaillait plusieurs heures. Il lui arrivait de se coucher seulement à six, sept ou huit heures du matin, et ce travail nocturne ne le fatiguait pas.
Mais Bossuet n’était pas un ascète. Il avouait ingénument qu’il trouvait du plaisir à manger les huîtres en écaille accompagnées d’une bouteille de bourgogne. Un grand confort, sinon le luxe, lui était nécessaire. "Je perdrais, écrivait-il, plus de la moitié de mon esprit si j’étais à l’étroit dans mon domestique".
Ceux qui l’ont approché laissent deviner, au palais épiscopal de Meaux, bien des choses qui répondaient mal à l’esprit de l’Evangile. Par exemple, on ne faisait pas maigre à Meaux, car l’évêque avait accordé à sa famille les dispenses nécessaires.
Alors que Bossuet se disait "fort indifférent pour tout le sexe", Bussy-Rabutin le soupçonnait d’avoir eu quelque sentiment pour l’épouse de son frère Antoine, une femme "d’une rare beauté et d’un esprit au-dessus de son sexe", qui était la maîtresse de l’abbé de Choisy et qui vivait séparée de son mari.
Bien plus, depuis 1676, des bruits couraient sur les relations qu’entretenait Bossuet avec son ancienne blanchisseuse, Catherine Gary, en compagnie de laquelle le prélat déjà célèbre passait chaque jour de longs moments. Si l’on en croit l’abbé Legendre, après la mort de Bossuet, alors qu’elle avait encore de grands restes de beauté, Catherine Gary se disait la veuve du prélat et demandait son douaire et ses conventions.
En fait, Bossuet exerçait un certain attrait sur les femmes. Ainsi Mme Cornuau, veuve d’un huissier devenu lieutenant au bailliage, avait forcé en quelque sorte Bossuet à s'instituer son directeur de conscience. "Très hardie et très insinuante", elle relançait le prélat jusque dans sa retraite campagnarde, venant de La Ferté-sous-Jouarre où elle vivait retirée dans le couvent des Filles charitables… Quand elle prit le voile, à quarante-huit ans, en 1697, elle le fit sous le nom de sœur Bénigne, empruntant ainsi à Bossuet l'un de ses prénoms.

Les amours de Madame Bossuet

L’évêque de Meaux avait un neveu qui était dans les ordres. Louis, le frère de cet abbé Bossuet, était maître des requêtes ; il épousa en 1700 Marguerite de La Briffe. Le mariage fut célébré avec un certain éclat et Bossuet offrit à sa nièce deux brillants dont la beauté fut remarquée.
Le jeune ménage et l'abbé Bossuet firent à l'évêché des séjours de plus en plus fréquents et de plus en plus prolongés. Bientôt Mme Bossuet s'y adjugea toutes les prérogatives d'une maîtresse de maison. Elle disposait du palais épiscopal comme elle eût fait d'un hôtel particulier ; elle donnait des ordres à la domesticité et régentait la table. Elle aimait le jeu, la danse, tous les divertissements mondains. Aussi se plaisait-elle à organiser des concerts ou à donner des repas magnifiques, "en gras et en maigre", qu'elle offrait à la jeunesse dorée de Meaux, à quelques pas des appartements de son oncle, sans tenir le moindrement compte qu'il était âgé et souvent malade. Bien plus, elle affichait pour son beau-frère l’abbé une prédilection assez choquante. En sa compagnie, elle allait retrouver des amis à la promenade, à la chasse, elle prenait part à des dîners improvisés et à des réunions nocturnes. L'abbé et elle, laissant le mari au logis, sortaient ensemble dans les voitures de l'évêque et rentraient tard dans la nuit. L'entourage du prélat en était scandalisé. Le secrétaire de Bossuet, François Ledieu, confiait à son journal intime ses indignations et ses amertumes : "L'abbé Bossuet est toujours dans le même attachement auprès de Mme Bossuet. Ce sont les mêmes inquiétudes et les mêmes minauderies, des mots à l'oreille même en compagnie, et le reste ; bien plus, les mêmes visites le soir et les mêmes sorties tête-à-tête. Il fait beau voir cette dame ne regarder ni ne parler jamais à son mari et n'avoir au contraire des yeux, des flatteries, des badinages et des paroles que pour l'abbé, et cela tous les jours, publiquement, à table, en conversation et partout, sans respecter M. de Meaux, en présence de qui tout cela se passe et qui ne dit mot."
Le scandale de la conduite de l’abbé finit par lui nuire. Lorsque l’évêque demanda au roi de réserver la succession de son évêché à son neveu, Louis XIV, d'ordinaire si disposé à être agréable à M. de Meaux, répondit évasivement qu'il réfléchirait à la chose. Le neveu de Bossuet ne fut jamais évêque de Meaux ; mais, par égard pour la mémoire de son oncle, plus tard, l'évêché de Troyes lui fut donné.

Le Dauphin rend visite à Bossuet

En septembre 1688, on apprend que le Dauphin se rendra à Meaux et qu'il descendra à l'évêché. Aussitôt une réunion est organisée à laquelle est convié tout ce qui compte dans la ville. Au jour dit, non seulement la noblesse de l'endroit et le haut clergé sont présents, mais aussi les magistrats locaux et tous les notables. Il va sans dire que c'est M. de Meaux qui doit présenter à son ancien élève les personnalités avides d'offrir l'hommage de leur respect à un fils de France, leur futur souverain…
Après s'être un peu fait attendre, le fils de France paraît enfin, accompagné d'une suite brillante. Il met pied à terre devant le seuil du palais épiscopal ; on remarque alors qu'une certaine fatigue, voire une certaine angoisse, se déchiffrent sur ses traits. Bossuet s'avance, salue le Dauphin et déjà, de sa plus belle voix, il commence à haranguer l'illustre visiteur… Mais, très peu protocolairement, le prince interrompt son ci-devant précepteur, l'écarte d'un geste, murmure "Qu'on me conduise à l'appartement qui m'est réservé" et s'engouffre dans l'évêché. Le premier instant de surprise dissipé, les assistants se disposent à suivre le Dauphin ; mais les officiers du prince leur barrent le chemin et les avertissent que Monseigneur, très fatigué par la route, a grande hâte de… "changer de linge". Ainsi une nécessité de la nature humaine priva la fleur de la société de Meaux d'une présentation qui eût été bien douce aux vanités locales ; et personne ne sut jamais ce que l'évêque comptait dire au Dauphin.

Louis XVI et Napoléon chez Bossuet

C'est dans l'appartement de Bossuet qu'ont passé une nuit Marie-Antoinette et Louis XIV, lors de leur retour de Varennes, et Napoléon Ier, alors que son étoile l'abandonnait...


 

Palais épiscopal
Vieux chapitre
Palais épiscopal (wiki)
Vieux chapitre (wiki)

Cathédrale Meaux

Monument de Bossuet par Ernest Henri Dubois (1863-1930),
placé dans la cathédrale Saint-Étienne de Meaux en 1911.
(wiki)
 L’aigle prenant son envol symbolise l’éloquence du prédicateur. Autour du piédestal on voit :
– le Grand Dauphin Louis, les yeux levés vers celui qui fut son maître,
– Louise de la Vallière en prière, qui entra au Carmel sur les conseils de Bossuet,
– Turenne qui, en 1668, se convertit au catholicisme sous l'influence de Bossuet
Au dos, un portrait du prince de Condé qui remporta la bataille de Rocroi en 1643 sur les Espagnols et dont Bossuet fit l'oraison funèbre.

Meaux 2004



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