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CONFÉRENCES DONNÉES

DANS LA TROISIÈME DÉCENNIE 1974-1984




Vendredi 4 octobre 1974
Conrad Schlaun, architecte baroque de Westphalie
Claus BUSSMANN, conservateur du Landesmuseum, chargé de cours à l’Université de Münster.

Présentation de la conférence

Münster a conservé de grands et beaux monuments qui en font la parure et la fierté. Si la « Prinzipalmarkt » avec la mairie (Rathaus), la cathédrale voisine et un certain nombre d’églises constituent d’importants témoignages de l’époque du Moyen Age, la période classique ou baroque a laissé également de très grands monuments dont la plupart sont dus à un architecte illustre, Conrad Schlaun, qui vécut la plus grande partie de sa vie à Munster. Parmi ces monuments, on peut citer particulièrement : le château de l’Université, l’admirable palais Erbdrostenhof, l’église Clemenskirche, l’un et l’autre en plein centre de la ville. On pourrait ajouter une liste très longue d’autres monuments ou demeures dus au génie de Schlaun, pour ne parler que de Munster. On ne saurait d’ailleurs trop admirer le zèle et le soin avec lesquels la ville de Münster a su restaurer ces édifices, pour la plupart objets de destruction à la suite des bombardements de la dernière guerre, restaurations qui sont achevées pour beaucoup ou arrivent à leur achèvement pour les autres.

L’œuvre de Schlaun ne s’est pas bornée à la ville qui l’avait adopté, mais s’est étendue aux environs de Munster, bien sûr, pour certaines résidences seigneuriales, telles que le château d’Havixbeck, et à toute l’Allemagne. Parmi ses œuvres également très remarquables, signalons le château de chasse (Jagdschloss) d’Osnabruck (Clemenswerth).

Schlaun a vécu à une époque de grande prospérité et de grand prestige pour Munster, alors régie par son prince-évêque et en particulier le célèbre Clemens Von Galen, un nom qui a illustré l’histoire de Munster au cours des siècles et que portait récemment le célèbre cardinal évêque Von Galen, connu et respecté pour sa résistance aux emprises du pouvoir hitlérien.

Mais si l’œuvre de Schlaun, comme architecte, lui a assuré une gloire toujours aussi grande, le personnage même représente un type d’homme exceptionnel, plus conforme peut-être à ceux dont la Renaissance nous a donné l’exemple qu’à ceux de son temps. En effet, officier d’artillerie, ingénieur, il a montré des qualités équivalentes dans l’art de la guerre comme dans celui de la technique au niveau où elle existait à cette époque. Ajoutons qu’il était très imprégné, comme toute l’élite européenne du XVIIIe siècle, de la culture française et, très souvent, les indications portées sur ses dessins le sont en français.

En 1973, le musée régional de Münster a consacré à l’oeuvre de Schlaun, du 21 octobre au 30 décembre, une exposition exhaustive où ont figuré les études, dessins, toiles qu’il a laissés, ainsi que de nombreuses photographies des monuments qu’il a créés. Un catalogue, en deux volumes, de plus de 600 pages au total, a été édité à cette occasion et la maîtrise d’ouvrage de ce travail exceptionnel a été confiée à l’un des conservateurs du musée régional de Münster, le docteur Claus Bussmann.

Compte rendu de la conférence

D’emblée, M. Claus Bussmann, limita son sujet. Il aurait pu, dit-il, intituler son exposé : « Conrad Schlaun et les rapports avec l’architecture française », mais il préféra parler, en illustrant son propos de photos d’une excellente qualité technique, simplement de l’homme et de ses créations qui ont peuplé toute la Westphalie de monuments remarquables, tant par la décoration que par l’organisation de l’espace.

Il faut d’abord situer l’architecte allemand dans le contexte historico-géographique. La Westphalie comporte un grand nombre de petits états — dont la principauté de Munster — réunis dans la main du prince Clemens-August de Bavière, allié du roi de France contre les Habsbourg. Le prince et son ministre jouèrent le rôle de mécènes et firent de nombreuses commandes à Schlaun, ainsi que les membres de la noblesse westphalienne passant leurs quartiers d’hiver à Munster.

Conrad Schlaun était d’origine modeste, de bourgeoisie moyenne. Après des études chez les Jésuites, des mathématiques à Göttingen, des fonctions militaires à Hanovre, il fait une carrière classique d’« officier ingénieur ». Grâce à la protection du prince, il peut poursuivre des études complètes d’architecte, avec des séjours à Vienne, à Rome et à Paris. En 1723, il est intendant des Bâtiments à Cologne. En 1729, il devient « premier architecte » à Munster. Pendant un demi siècle, il va occuper une position dominante dans la vie artistique de l’Allemagne, sachant lier les traditions séculaires de sa région d’origine aux influences étrangères, opérant une synthèse entre le classicisme français du XVIIe siècle, le baroque romain et l’architecture viennoise.

M. Claus Bussmann donne des exemples de ses réalisations du début de sa carrière : l’église de Rheder, le collège des Jésuites de Büren – où il reprend les éléments du maniérisme italien – l’église des Dominicains de Munster, l’église des Capucins, avec ses pilastres romains tranchant sur la sévérité de la façade, la chapelle de Dyckburg, très prisée des Munstérois d’aujourd’hui, dont la décoration est déjà plus chargée, puis son premier échec : l’aménagement du château d’été de Brulh, près de Cologne, où il cherche à utiliser son expérience romaine, et son admiration pour Le Bernin. Mais il dut abandonner le chantier à François Cuvillies (qui a laissé l’admirable petit Théâtre de Munich), architecte de l’électeur de Bavière. Il n’en fut pas pour autant en disgrâce.

En effet, à partir de 1703, le prince fait élever une vaste résidence d’été, dont le premier maître d’oeuvre s’est inspiré des conceptions du Français Le Vau. Schlaun, chargé de continuer les travaux, se contenta d’élargir les perspectives et de dessiner un parc à la française qu’il agrémenta de « folies », sortes de petits Trianons. C’est alors que les nobles de l’époque lui demandèrent de moderniser leurs propriétés. Schlaun ajoutait ici et là des pavillons, des parcs, des orangeries, des ponts, des entrées monumentales, ou tout simplement des pigeonniers. En 1734, il est appelé à construire entièrement un château de chasse au milieu des forêts de Humling, au nord de Munster : c’est la petite merveille de « Clemenswert ». Un octogone à quatre ailes à façade convexe surgit au milieu d’une étoile de verdure ; aux branches de l’étoile correspondent les petits pavillons ou communs. La décoration est d’un baroquisme mesuré : des trophées de chasse verticaux en pierre claire s’inscrivant dans la brique, s’accordant aux pentes des toits et donnant une unité décorative.

L’architecte munstérois ne reculant devant aucune difficulté, réalisa des prodiges dans les terrains « impossibles » : ainsi, dans le vieux quartier de Munster, il éleva sur un triangle un hôtel particulier (« l’Erbdrostenhof »), qui, grâce à une façade incurvée et un double ressaut du corps central, donne une impression d’élégance et de dynamisme (mais n’est-ce pas la définition même du baroque ?). Il se trouva devant des contraintes analogues pour réaliser la construction de l’hôpital Saint-Clément : il s’en tira en bâtissant un édifice à deux ailes enserrant dans l’angle inférieur une église à coupole qui fut totalement reconstruite en 1970 et dont la décoration, en style rococo bavarois, a été pieusement reconstituée.

Pour conclure son exposé, M. Bussmann montra la réalisation de la « Résidence princière » (Residenzschloss), orgueil des Munstérois, de vastes proportions et dont la partie centrale évoque pour la dernière fois la tradition de l’architecture impériale de Vienne.

Vers la fin de sa vie, au bout d’une carrière jalonnée de succès, Schlaun montre aux yeux des ses concitoyens les signes de sa réussite sociale : son hôtel particulier, et surtout sa ravissante demeure de campagne, dont les seuls luxes sont la porte monumentale et un jardin à la Le Nôtre. « Avec Conrad Schlaun, conclut M. Bussmann, disparaît le dernier architecte baroque de l’Allemagne. »



Mercredi 13 novembre 1974
Comment comprendre l’art grec
François CHAMOUX, professeur de langue et littérature grecques à la Sorbonne.

Le but du conférencier était précis : comment apprendre à regarder des oeuvres connues et comment les interpréter, en les comparant avec d’autres documents. M. Chamoux a donné une leçon de méthode, en se fondant sur trois exemples tirés de la statuaire grecque classique, le sculpture ayant le mieux survécu au naufrage du temps et étant le moyen d’expression privilégié d’une sentiment religieux puissant. Il a montré, pendant plus de deux heures passionnantes, comment l’historien de l’art devait s’appuyer sur les données de l’archéologie et les connaissances de l’histoire. « L’art, rappela-t-il, est lié étroitement à la société qui l’a fait naître ; il demande donc une connaissance approfondie du milieu. L’oeuvre des hommes n’est jamais intemporelle. »

Le premier exemple est une sculpture célèbre, souvent reproduite dans les manuels : une petite stèle de marbre de 50 centimètres, trouvée il y a un siècle sur l’Acropole, datant de l’époque de Périclès, et qu’on appelle couramment l’Athéna pensive ou mélancolique.

M. Chamoux rappela que l’historien devait être d’abord un bon observateur : ce qu’un oeil exercé remarque d’abord, ce sont les plis obliques du « péplos » de la déesse – « l’art grec est un compromis entre le réalisme et le désir d’interpréter le réel par l’intelligence ; c’est là la définition première du classicisme ». L’Athéna en question a le regard dirigé vers un petit monument, sorte de colonne quadrangulaire. C’est là que l’énigme commence et que les interprétations des savants foisonnent. Faut-il suppléer un objet peint ? Un Erichtonios légendaire ? La déesse serait-elle l’Athéna « Oria », fixant la borne de son sanctuaire ? M. Chamoux nous fait alors revivre ses propres recherches : un document est rarement unique et les plus banals sont parfois d’une grande aide, comme ce petit vase conservé à la Faculté de Nancy, qui représente un éphèbe regardant un tronçon de colonne : le céramiste sans génie a certainement voulu symboliser succinctement l’atmosphère du gymnase, de la palestre. Nous voyons des céramiques où l’on retrouve le même objet qui semble être un pilier délimitant la ligne de départ d’une course, épreuve majeure du sport hellénique. C’est alors qu’apparaît le sens véritable du bas-relief mystérieux : il s’agit d’Athéna devant le « terma », la borne des pistes, et la scène fait partie d’une cérémonie de culte précédant les jeux panathénaïques. La statue est vraisemblablement l’ex-voto d’un vainqueur à la course à pied. Athéna médite sur la valeur du succès, sur le « chaîros », c’est-à-dire la part de chance que le dieu nous donne. On découvre donc — grâce à ce fragment de marbre dont le secret est désormais percé — une philosophie de la vie propre à la mentalité grecque.

La seconde oeuvre étudiée est l’Éphèbe d’Anticythère. C’est un bel athlète de bronze, plus grand que nature, qui tient dans sa main levée un objet disparu. Est-ce Persée portant la tête de Méduse ? Pâris montrant la pomme à Vénus ? Une analyse un peu attentive dément toutes ces interprétations.

M. Chamoux propose la même recherche, celle des « documents parallèles », quitte à franchir les siècles. Ainsi, ce fragment de sarcophage trouvé en Italie, à Velletri, et datant du second siècle après l’ère chrétienne, nous livre la clef de l’énigme : il s’agit du dernier des douze travaux d’Hercule, lorsqu’il cueille les pommes d’or au jardin des Hespérides. On pourrait être gêné par la vue d’un Héraklès imberbe et juvénile ; or, tous les documents de la statuaire grecque à partir du IVe siècle (avant Jésus-Christ) présentent ce même type. Et M ; Chamoux de nous expliquer l’évolution du personnage et de sa symbolique. Ce n’est plus le surhomme vengeur et dévastateur, c’est Héraklès serein, récompensé par l’accueil des Hespérides, qui trouve l’amour et le repos dans un jardin ou... dans un paradis (puisque c’est le même mot en grec). Le mythe ancien a pris une valeur consolatrice.

L’Éphèbe de Marathon est le troisième exemple : c’est une statue trouvée au large de Marathon, datant du milieu du IVe siècle, vraisemblablement de l’école de Praxitèle. Elle est visiblement incomplète : que tient dans sa main gauche le jeune homme souriant ? Quel geste fait-il de l’autre ? Un historien grec contemporain avait suggéré de lui mettre dans cette main une... tortue ! Plaisanteries des confrères ! Or, il avait raison, mais il lui manquait les preuves que M. Chamoux a trouvées, en comparant encore une fois avec d’autres statues et céramiques, et en s’aidant d’un texte célèbre, l’« Hymne homérique à Hermès », car il s’agit bien du jeune Hermès, qui en tenant une tortue et en soupesant sa carapace, invente... la lyre. Et sa joie se traduit immédiatement en un claquement de doigts, comme s’il allait rythmer le sirtaki !
En conclusion, M. Chamoux résuma le principe des recherches de l’historien d’art : il est nécessaire d’éclairer l’oeuvre inconnue, méconnue ou mystérieuse par des textes ou des documents conjoints. Sans doute l’oeuvre perd de son mystère, mais le devoir du chercheur est avant tout la probité. de toute façon, la contemplation de la beauté n’est jamais dépourvue de poésie...



Jeudi 12 décembre 1974
La place des études classiques dans l’enseignement actuel, projets, débouchés
Jacques BOUDET, inspecteur pédagogique régional, Orléans

M. J. Boudet a noté d’abord le paradoxe suivant : l’intérêt pour le monde antique ne cesse de croître, tandis que l’effectif des jeunes humanistes est en nette régression depuis quelques années. Il donne des chiffres éloquents : dans le premier cycle, sur un peu plus d’un million d’élèves, il y a 200.000 latinistes et, hélas! à peine plus de 8.000 hellénistes, soit 0,8 pour cent, dont une forte majorité de filles. Dans le second cycle (lycées), sur 514.369 élèves, 86.308 latinistes (16,8 pour cent) et 9.255 hellénistes, dont 6.000 jeunes filles (1,8 pour cent). Si l’on regarde les résultats au baccalauréat, les chiffres sont plus réconfortants : dans la section A1 (latin-grec), on trouve 86,5 % de reçus, contre 50% dans certaines sections « modernes ».

M. Boudet parle ensuite des débouchés, et surtout du professorat. Les agrégations classiques sont celles où le pourcentage des reçus est encore le plus élevé. Au C.A.P.E.S. de Lettres classiques, c’est la même constatation, bien que la carrière soit « bouchée » : 17 pour cent contre deux pour cent en philosophie et 7,8 pour cent en histoire-géographie. Cependant les jeunes professeurs de Lettres classiques ont des in quiétudes légitimes : si la désaffection pour les langues anciennes continue, on finit par se demander à qui enseigneront ces jeunes maîtres. Certes, le projet de réforme de M. Haby tient à conserver l’importance de la culture classique : le futur tronc commun de quatrième et troisième comportera une « option lourde », c’est-à-dire fondée essentiellement sur les langues anciennes.

Mais le véritable problème se trouve au niveau des réticences du public et des parents. Nos études classiques souffrent de ces deux préjugés : on dit qu’elles ne servent à rien ; on dit qu’elles sont un ornement de la culture bourgeoise. Il est facile de répondre. les statistiques de l’Académie d’Orléans montrent que ce sont dans les banlieues industrielles et les C.E.S. ruraux — milieux bourgeois comme chacun sait ! — qu’on recrute aujourd’hui le plus d’hellénistes. Le public semble oublier actuellement cette vérité élémentaire : l’enseignement secondaire est avant tout un enseignement de culture et de formation, d’ouverture aux faits de civilisation. Nous souffrons d’un mal - dont les U.S.A., le monde anglo-saxon se sont guéris à temps - l’excès de spécialisation précoce. Les chefs d’entreprise, les savants le répètent : l’enseignement scientifique est périmé au bout de cinq ans ; la formation générale, qui s’appuie sur une connaissance profonde des langues, anciennes et vivantes, sur les grands courants de pensée, offre, seule, les qualités qui ne se périment pas : l’adaptation, la faculté d’analyse et de synthèse. Réserver le latin et le grec à une minorité dans l’enseignement supérieur aboutirait à une grave mutilation de la culture. Il faut que le public le sache et en prenne conscience.



Mercredi 22 janvier 1975
Guillaume de Lorris et Jean de Meung : de la cour d’amour à l’Université
Régine PERNOUD, directrice du Centre Jeanne-d’Arc d’Orléans

Ce sont deux petites villes de la région orléanaise, Lorris et Meung, qui, à quelque quarante ans d’intervalle, virent naître les auteurs de ce long poème : le premier, Guillaume, naquit à Lorris en Gâtinais ; Jean, son continuateur, était de Meung-sur-Loire.

Leur oeuvre commune, le Roman de la Rose, témoigne d’une grande mutation qui s’est produite au XIIIe siècle, entre les temps féodaux et les temps proprement médiévaux. C’est pourquoi, tout en étant d’une grande richesse littéraire, elle peut apporter beaucoup à qui est curieux de l’histoire des moeurs, de la pensée et de la vision artistique.

Dès le Moyen Age, le succès du Roman de la Rose fut considérable — plus de 250 manuscrits disséminés dans toutes les grandes bibliothèques occidentales en portent témoignage — et l’ouvrage fut jugé digne d’être imprimé, dès le XVe siècle.

C’est Guillaume de Lorris qui trouva le thème initial. « Au vingtième an de son âge », nous dit-il, il a rêvé qu’il se promenait dans un jardin fleuri près d’un verger clos de hauts murs. Attiré par des chants d’oiseaux et un concert d’instruments, il parvient à trouver une porte et pénètre dans le verger où il rencontre toutes sortes de personnages allégoriques portant des noms prometteurs (Doux Regard, Beau Semblant, Largesse…) et, parmi eux, le dieu Amour. Son attention est bientôt attirée par un buisson de roses, au milieu duquel s’épanouit une fleur si belle qu’il veut la saisir. Mais elle est défendue par des épines, et le dieu Amour blesse l’amoureux d’une flèche au moment où il tend la main pour cueillir la rose. Le poème s’achève sans que l’on sache s’il parviendra jamais vers la fleur tant désirée.

En développant ce thème, Guillaume de Lorris a peut-être été inspiré par Marguerite de Provence, cette princesse au nom de fleur qui vint, à l’âge de treize ans, épouser le roi Louis IX, le futur saint Louis, et qui résida souvent à Lorris, où se trouvait un château appartenant au roi.

Quoi qu’il en soit, Guillaume de Lorris apparaît comme l’héritier de la tradition courtoise qui règne dans les lettres aux temps féodaux et dont un érudit, Reto Bezzola, a retrouvé les lointaines racines jusque dans la poésie de Fortunat, l’évêque-poète de Poitiers, à la fin du VIe siècle. Cette tradition courtoise - qui s’est exprimée successivement en latin, en langue d’oc (grâce à Guillaume de Poitiers, le premier de nos troubadours) et en langue d’oïl - exprime parfaitement la société féodale au sein de laquelle elle est née : la femme aimée est toujours une très haute dame inaccessible et le poète est son vassal. Pris entre son désir et ce sentiment de respect, l’amant éprouve une tension à la fois douloureuse et exaltante.

C’est ce culte voué à la femme qui inspire toute la poésie de l’époque féodale, alors que l’amour est considéré comme l’unique source d’inspiration. D’où la boutade de Seignobos qui parlait de l’amour, « cette invention du XIIe siècle ». Quant aux fameuses « cours d’amour », c’était une sorte de jeu littéraire dans lequel des dames, présidant une manière de tribunal, se voyaient soumettre des cas amoureux qu’elles étaient appelées à trancher.

Mais surtout, cette veine littéraire recouvre une réalité sociale. On demeure surpris, lorsqu’on se penche sur cette époque encore mal connue, du rôle de premier plan qu’y jouent les reines. Il suffit d’évoquer Aliénor d’Aquitaine et Blanche de Castille, deux femmes qui ont dominé plus d’un siècle de vie aussi bien politique et sociale que littéraire.

Il est étonnant, avec le recul du temps, de voir le Roman de la Rose repris par un homme tel que Jean de Meung, qui n’a rien des préoccupations courtoises de Guillaume de Lorris. A quarante ans de distance, sa mentalité est fort différente et la suite copieuse qu’il donne au roman nous montre comment au monde de la chevalerie a succédé celui de l’université, monde du savoir, d’un savoir raisonné auquel analyse et déduction sont devenues familières et qui recherche davantage la logique que ce langage symbolique auquel se complaisait la génération du début du XIIIe siècle.

Avec Jean de Meung, il ne s’agit plus de symboles ni d’allégories, mais bien de concepts. L’analyse des sentiments est négligée au profit d’une vision intellectuelle, sinon intellectualiste, de l’univers, renouvelée de celle de l’Antiquité.

Or, curieusement, à mesure que la femme disparaîtra du domaine littéraire, son rôle, sous l’influence du droit romain, s’estompera dans les moeurs et la société. A ce propos, il est très significatif de constater que, lorsqu’on passe des temps médiévaux à l’Ancien régime, la reine, qui avait tenu, en France et dans l’Occident en général, une place privilégiée, cesse d’exercer la moindre influence, même à la cour, durant la période monarchique.

Mlle Régine Pernoud illustra son propos en présentant quelques pages de manuscrits du XIIIe siècle. La comparaison entre les miniatures du début du siècle et celles de la fin montre à l’évidence que l’évolution de la vision artistique a été parallèle à l’évolution littéraire.



Vendredi 14 mars 1975
La tragédie grecque, miroir de la Cité
Jacqueline de ROMILLY, professeur à la Sorbonne

Nous pensions que la tragédie antique était, comme l’affirme le personnage du Prologue de l’Antigone d’Anouilh, « une affaire de rois et de héros, purement gratuite ». Or, Mme de Romilly a déclaré d’emblée que la tragédie, théoriquement en dehors de l’actualité, dans le domaine des mythes, portait en réalité témoignage de l’état de la société et qu’on pouvait étudier à travers son évolution la crise de la démocratie athénienne au Ve siècle. Il ne s’agit pas seulement d’allusions - intentionnelles ou involontaires - mais de la structure même de l’oeuvre tragique où s’inscrit une certaine vision de la cité et de la politique. Mme de Romilly donna ensuite des preuves de cette affirmation en passant en revue les pièces du plus ancien des dramaturges. Avec Eschyle, c’est le temps de l’unité dans le civisme. Dans Les Perses, où l’actualité est toute fraîche, Eschyle ne cite pas un seul nom ; il fait de la cité une entité collective. L’unification de la cité qui se défend contre l’ennemi est le thème des Sept contre Thèbes et des Suppliantes ; dans cette dernière, anachroniquement le roi consulte le peuple pour les décisions à prendre ! A l’époque où Eschyle écrit l’Orestie, l’histoire n’est pas sans remous, la querelle de l’Aréopage bat son plein. Le poète ne prend pas expressément parti, mais il répond par une trilogie qui exalte une fois de plus l’union civique.

Mme de Romilly propose alors de faire la contre-épreuve en comparant avec les pièces des autres dramaturges : cette belle unité de la cité se rompt en même temps que grandit le pouvoir du peuple et à cette rupture les oeuvres tragiques font écho. Par exemple, dans l’Antigone de Sophocle, il n’y a plus d’accord, mais une opposition violente entre le tyran Créon et la cité qui le désapprouve. Le débat sur le sort de l’héroïne entre Créon et son fils tourne à un débat sur la part du pouvoir du peuple et le dramaturge donne visiblement raison au peuple. « La réalité démocratique commence à s’installer dans la mythologie tragique ».

Avec Euripide, le peuple, de puissant, devient dominateur, violent, aveugle et même tyrannique. Dans Hécube, on voit une assemblée où les démagogues luttent d’influence. Dans Iphigénie à Aulis, Euripide dépeint l’énervement de la foule, les manoeuvres démagogiques d’Ulysse, la peur d’Agamemnon ; le sacrifice d’Iphigénie est devenu l’objet de la passion populaire. Il s’inscrit dans un monde moderne, où les excès de la démocratie ont établi une tyrannie d’un nouveau genre à laquelle Aristote donnera le nom d’« ochlocratie », c’est-à-dire gouvernement de la foule. En vingt-cinq ans, l’image du peuple athénien s’est considérablement modifiée et dégradée.

Mais la tragédie reflète aussi une nouvelle division sociale : entre classe riche et classe pauvre. Dans la plupart des tragédies d’Euripide on trouve des digressions sur la politique, sur la théorie des révolutions, comme dans l’Héraklès furieux, qui ont paru si déplacées aux commentateurs qu’ils ont cru à une altération du texte. Or, elles étaient tout simplement un reflet des préoccupations de l’époque. Dans les Suppliantes, on trouve un développement sur l’opposition entre riches et pauvres qui amène un éloge des classes moyennes. La division sociale explique également la forme de la tragédie d’Electre : la scène n’est plus au palais d’Argos, mais à la campagne. Electre est mariée à un « autourgos » (un cultivateur), personnage modeste et vertueux, parfait représentant de la classe moyenne. Le conflit entre les personnages devient un conflit social entre les riches du palais, autour de Clytemnestre, et les paysans, nouveaux héros.

On voit bien d’après ces différents exemples, dit Mme de Romilly, que la cité grecque d’autrefois a évolué. Avec Eschyle, c’était l’unité ardente et chaleureuse ; avec Euripide vieillissant, c’est la cité déchirée. « Le poète donne aux mythes son cadre actuel contemporain ». On pourrait conclure en dégageant la nature du lien qui unit la tragédie à la société ; la tragédie serait la mise en question des valeurs fondamentales sur lesquelles repose la cité. C’est l’opinion d’un historien helléniste contemporain, J.-P. Vernant. Mme de Romilly acquiesce à cette opinion, mais avec une réserve d’importance. Il ne faut pas définir le tragique par l’élément historique qui s’y trouve. Sans doute, même quand le poète vise le plus à l’éternel, il laisse transparaître les inquiétudes de son temps. Mais cela ne définit pas le tragique. Il ne faut pas confondre le reflet de la vie de la cité avec les visées de la tragédie. Cette présence supplémentaire - de la vie de la cité - ne fait que donner plus de prix à l’effort du poète tragique, dont le but est d’aller au-delà du temps.



Mercredi 23 avril 1975
Qui est Molière ?
Pierre-Aimé TOUCHARD, ancien administrateur de la Comédie française, directeur du théâtre d’Orléans.

M. Pierre-Aimé Touchard est sans doute l’homme qui a le plus vu jouer Molière et c’est avec cette passion, cette vénération pour un homme dont la nature suscite tant de respect, d’affection et d’admiration, qu’il éclaire la vie de « Monsieur de Molière », une vie de luttes et de souffrances. Il raconte l’un de nos plus grands écrivains, tel qu’il a pu l’appréhender et l’aimer à travers le jeu des comédiens, qui se sont succédé dans l’intimité de Molière durant les quarante années passées dans ce sanctuaire de l’art dramatique qu’est la Comédie française.

Ce qui frappe dans ce récit vécu, original, c’est la dimension terriblement humaine, presque tragique, de ce génie de la sature comique. En fait, le génie de Molière tient tout entier dans le recul critique que sont ses pièces, transposition par le truchement de l’humour du drame quotidien, intensément vécu, au niveau de la conscience universelle, passage du particulier éphémère et banal au général qui touche à l’essence de la nature humaine, donc à l’éternité.

Le conférencier a dit la vérité d’un homme, vérité qu’il a cherché à vivre et à partager. « La vie de Molière est quelque chose d’éclairant. On ne comprend l’oeuvre que si on connaît bien sa vie. Son oeuvre doit se lire comme un journal. » La vie de Molière est une longue suite d’épreuves. A treize ans, il a vu mourir sa mère, ses trois frères et soeurs, et la deuxième femme de son père. Ce dernier est un bourgeois « arrivé », tapissier du Roi, et son fils aura à subir très tôt les humiliations que ne manquent pas de lui infliger ces hauts personnages, jeunes et vieux, dont le seul privilège est d’être « bien nés ».

Chez Molière enfant est né ce sentiment de révolte contre l’injustice sociale qui le tourmentera jusqu’à sa mort. Par l’admiration qu’il porte à Corneille, Molière a la vocation tragique et ne rêve que d’interpréter de grandes tragédies lorsqu’il crée avec Madeleine Béjart sa célèbre troupe, « L’Illustre Théâtre ». Fait significatif, il y est engagé pour jouer les « héros ». De là naîtra la contradiction qui le blesse profondément, à savoir qu’il porte en lui la vocation tragique et qu’il exhibe par ailleurs de merveilleux dons de comique.

L’aventure de son installation à la cour est éclairante à ce sujet. Après s’être acquis de nombreuses amitiés en province, Molière obtient l’autorisation de jouer devant la cour. C’est en quelque sorte un examen de passage qu’il lui faut réussir absolument. L’installation à la cour symbolise la consécration du comédien par l’octroi d’une salle, de subventions et surtout le loisir de créer.

Le théâtre de province est épuisant ; c’est la quête harassante de lieux de spectacle et de mécènes dont il faut subir les caprices extravagants.

Molière a choisi, pour sa « première » devant la cour, de jouer une grande tragédie classique, Nicomède. La représentation se solde par un échec complet ; Molière n’a pas un physique de tragédien, les lèvres épaisses, le cou épais et court. Dans l’espoir de sauver la situation, et sous la pression de ses comédiens, il donne une farce, Le médecin amoureux, qui déchaîne les applaudissements.

Molière conciliera pourtant l’inconciliable en créant un genre où son génie s’épanouira totalement après avoir surmonté sa contradiction. Il crée une comédie qui se veut aussi noble et riche que la tragédie, la comédie héroï-comique. La grandeur héroïque de Molière se manifestera dans le rire qu’il tire de sa propre souffrance.

« Chez Molière la tragédie est sous-jacente, sans arrêt dominée par l’humour. Sa vie a été une lutte permanente pour l’amour, hantée par une jalousie atroce. » Chaque pièce est arrachée à sa souffrance. Molière fait preuve d’une lucidité extraordinaire et courageuse, tout en se sachant faible et humain.

Ce petit bourgeois, devenu le conseiller et l’ami du roi, suscite des jalousies terribles. Louis XIV voit en Molière l’animateur de ses plaisirs. C’est « un gamin exigeant », qui peut obtenir qu’une pièce soit écrite en trois jours. Molière occupe une place d’observateur de choix, au fait des pires mesquineries et corruptions de toutes sortes qui n’épargnent pas la cour. Il met tout cela dans Tartuffe, ce qui lui vaudra la haine d’un certain haut clergé et la disgrâce forcée de son souverain.

Sa révolte atteindra son point culminant avec Don Juan. Il y risque sa vie, la misère et la détresse. Mais la vérité lui tient trop à coeur. Don Juan dénonce avec véhémence l’hypocrisie dans une pièce violente et forte par son symbole. La pièce est interdite et le désespoir à portée de main. Molière surmonte l’épreuve, comme à son habitude, par un examen de conscience lucide qui s’incarne dans un nouveau chef-d’oeuvre, Le Misanthrope, où s’expriment en Alceste et Philinte les deux faces d’un même personnage, Molière, partagé entre la franchise rude et bourrue de l’un et l’optimisme sceptique du second.

C’est le signal de la défaite. Molière continuera d’écrire, non plus des pièces politiques, mais sociales, dont L’Avare. Molière est un homme usé qui a souffert de nombreuses amours déçues et d’accusations odieuses. Il achève le Malade imaginaire dans un état d’épuisement total. Il meurt durant la quatrième représentation.

M. Touchard a fait revivre Molière en nous montrant l’itinéraire éprouvant et douloureux de l’homme, sans lequel on ne peut comprendre la portée fabuleuse de son génie. C’est le témoignage d’un homme qui a vécu dans le même milieu que Molière, qui a fréquenté comme lui les comédiens, qui a enfin réussi à forcer l’intimité du grand auteur.

« Molière est sans doute le seul écrivain qui s’impose encore aujourd’hui comme un maître, dont la vie tient lieu d’exemple, dont l’image est une force. » M. Pierre-Aimé Touchard a vécu Molière de l’intérieur.



Vendredi 23 mai 1975
La cathédrale Sainte-Croix d’Orléans, cette inconnue,
Pierre-Marie BRUN, archiprêtre de la cathédrale d’Orléans

Souvent critiquée par les hommes de l’art architectural religieux, qui lui reprochent son style gothique flamboyant, sans authenticité, la cathédrale Sainte-Croix n’a pas que des détracteurs. Ses dimensions, qui en font l’une des plus vastes cathédrales de France, son élégance et son harmonie, la hauteur et la majesté de sa nef, la valeur inestimable des boiseries de Gabriel qui en ornent le chœur, et enfin son histoire, pleine de vicissitudes, jalonnée d’heures tragiques ou de glorieux événements en font sans doute l’une des plus intéressantes cathédrales que l’on puisse visiter. Témoin des grandes étapes de l’histoire de France, de l’Église et de notre ville, la cathédrale Sainte-Croix a changé de visage à travers les siècles, comme la ville elle-même.

En se reportant à cette longue histoire remontant à l’époque gallo-romaine, Mgr Brun a décrit avec infiniment d’érudition les multiples stades de l’évolution de cette cathédrale, dont le premier exemplaire fut édifié par saint Euverte, évêque d’Orléans, dont une autre église porte d’ailleurs le nom.

C’est à cette première cathédrale construite à l’époque de saint Euverte que sont communément attribuées des fondations du IVe siècle qui furent retrouvées lors de fouilles entreprises en 1937. C’était alors sans doute une petite basilique romaine très classique.

« La dédicace par saint Euverte de cette première église, rappela le conférencier, aurait été à l’origine d’un miracle qui frappa beaucoup les esprits. Alors que l’évêque allait procéder à la consécration de l’hostie, la chronique rapporte qu’une nuée resplendissante apparut, de laquelle sortit une main qui, doigts étendus, bénit par trois fois les oblats, l’assemblée et l’édifice... Saint Euverte interrompit alors la cérémonie de la consécration, ne voulant point parfaire ce que Dieu avait fait. C’est ainsi que pour la postérité, la cathédrale Sainte-Croix fut considérée comme le temple dédié par la main de Dieu et que, même reconstruite, elle n’a jamais été consacrée par la main des hommes. On y chercherait en vain sur les murs ou sur les piliers principaux les habituelles croix de consécration. »

Pourquoi son nom de Sainte-Croix ? En raison d’une relique de la vraie Croix du Christ, qui y avait été déposée à la suite d’un don de l’empereur Constantin.

On ne peut ici rendre compte fidèlement de tous les détails dans lesquels entra Mgr Brun pour retracer les multiples transformations successives de la basilique à travers les siècles. Il faut se reporter pour plus de précision à l’intéressante monographie qu’il a composée sur ce point en collaboration avec plusieurs membres de la Société archéologique. Nous nous bornerons à rappeler que le premier édifice complété au IXe siècle — où furent sacrés les rois Charles le Chauve, Eudes et Robert le Pieux — fut détruit en 989 par un vaste incendie qui ravagea en même temps presque toute la ville. Un second édifice de style roman fut alors érigé au XIe siècle où fut sacré Louis Vl le Gros. Hélas, ce second sanctuaire, peu solidement construit, est à refaire deux siècles plus tard. Le troisième sera une église gothique où le culte fut à nouveau célébré en 1329, en attendant que la vieille nef romane d’Hugues Capet soit refaite. C’est dans ce chœur gothique que Jeanne d’Arc vint prier en 1429. Puis, sous l’impulsion de l’évêque François de Brilhac, la réfection de la nef est entreprise, seule la façade principale et celles des deux transepts subsistant de l’édifice roman. Mais arrivent, hélas, les tragiques guerres de religion, au cours desquelles, en dépit des consignes du prince de Condé, les huguenots incendient la cathédrale dont il ne restera que les façades principales et latérales romanes, l’abside du XIIIe, quelques chapelles collatérales du XIVe et deux travées de la nef des XVe et XVIe siècles.

Alors que les ruines sont déblayées et que le culte est rétabli dans un abri provisoire, les Orléanais ont la bonne fortune d’accueillir Henri IV en 1598, lequel, pour donner la preuve de la sincérité de sa conversion au catholicisme, s’engage à redonner à la cathédrale « son ancienne splendeur ». En 1601, Henri IV pose la première pierre de la nouvelle basilique Sainte-Croix, que l’on décide de refaire aussi semblable que possible à l’ancienne. Le chœur en est achevé en 1623. Certaines chapelles des XIIIe et XIVe siècles furent conservées, de même que certaines travées de la nef ayant échappé à la destruction de 1568.

Puis, de 1627 à 1690, on travaille aux transepts que les architectes de Versailles, sur l’ordre de Louis XIV, conçoivent « selon l’ordre gothique ». Les deux façades nord et sud sont abattues et l’on en élève deux autres, conçues par le jésuite Étienne Martellange. C’est enfin en 1690 que le vaisseau reconstitué est livré au culte dans sa totalité. Mais un clocher monumental en forme d’obélisque se révèle défectueux et doit être supprimé un an après. A la fin du XVIIe, sous la direction du cardinal de Coislin, évêque d’Orléans, de nombreuses œuvres d’art décorent la cathédrale : les portes latérales actuelles, un jubé en forme d’arc de triomphe dans le chœur par Le Brun et Mansart (qui est détruit à la Révolution), des stalles et lambris, etc.

Il reste à achever ce travail de Pénélope : Louis XV prévoit d’allonger la nef de deux travées et surtout de remplacer la façade principale et les vieilles tours par un ensemble audacieux composé d’un narthex surmonté de deux nouvelles tours. Commencés en 1739, les travaux étaient déjà bien avancés lorsque ce fut une nouvelle épreuve, celle de la Révolution. Après le Concordat, sous l’Empire, l’œuvre est poursuivie. On répare les multiples dégâts de la période révolutionnaire et l’on achève les tours. En 1829, le narthex était relié à la nef. Sainte-Croix était enfin une cathédrale achevée.

Mais la mode était alors au « gothique romantique ». Sous l’impulsion de Mgr Dupanloup, on entreprend une série d’aménagements intérieurs d’un goût discutable : peintures « pseudo-moyenâgeuses », boiseries et autels des transepts, vitraux et grilles de chapelles, fonts baptismaux, chemin de croix, etc. Quant à la flèche, datant du XVIIIe siècle, elle est remplacée par une autre d’inspiration gothique en 1858. C’est enfin en 1898 que furent installées les cloches dans les tours, tandis que le futur cardinal Touchet faisait réaliser les belles verrières johanniques des bas-côtés.

De nombreuses anecdotes et une foule de menus détails émaillèrent cet historique illustré de documents projetés sur l’écran.

Comme devait le préciser Mgr Brun, cette valeureuse cathédrale — qui subit sa dernière infortune à la dernière guerre où des obus détruisirent les deux couronnes constituant le dernier étage de ses tours — ne manque pas de richesses et de curiosités : un bonnet phrygien (transept nord) a été substitué à un lys royal par les révolutionnaires ; sur le transept nord a été représenté un triangle philosophique ; le magnifique tapis du maître-autel déployé dans les grandes occasions a été confectionné par les dames d’Orléans ; Jean Stuart, connétable d’Ecosse, tué à la journée des Harengs, repose là, de même que de nombreux évêques et grands personnages ; le grand orgue, qui nous vient de l’abbaye de Saint-Benoît, est considéré comme l’un des témoins de la facture romantique ; la grande verrière de l’abside recèle quantité de scènes pittoresques ; plusieurs statues sont attribuées à Houdon ; les portraits de Louis XIV en bronze ornant les frontons des transepts sont d’une grande valeur ; le système d’évacuation des eaux de pluie est remarquable d’efficacité : un seau d’eau déversé sur la toiture de la nef pouvant être intégralement récupéré à son arrivée au sol après un long cheminement, etc.

« Si Orléans est bien le cœur de la plus vieille France, on peut affirmer que le cœur du plus vieil Orléans est bien sa cathédrale », a conclu Mgr Brun.



Jeudi 11 décembre 1975
L’abbé Jacques-Paul Migne
Pierre-Marie BRUN et A. G. HAMMAN

Présentation de la conférence

L’abbé Jacques-Paul Migne fait partie des créateurs dont la vie se confond avec l’œuvre. Les usagers de sa patrologie formulent les références aux volumes qu’ils utilisent sous le seul nom de « Migne ». Mais la silhouette de l’homme s’est rapidement effacée après la mort du géant de l’édition, en 1875. Le premier biographe de l’abbé Migne, Hippolyte Barbier, s’interroge dès 1841 sur le caractère exceptionnel d’une personnalité dont les entreprises se développeront jusqu’en 1868. Quel est-il ? D’où vient-il ? Pourquoi et comment arrive-t-il que ce prêtre surgisse depuis dix ans, et à chaque minute, pour ainsi dire, sur tous les points de l’Église de France à la fois, pour y fonder un oeuvre inattendu, unique, sans apparence de solidité et d’avenir, immense pourtant, et une fois l’oeuvre achevé disparaître, puis recommencer ailleurs le même rôle…

Le comité international pour le centenaire de Jacques-Paul Migne, fondé et animé par le Père A.G. Hamman, s’est donné pour tâche de faire revivre l’homme et d’éclairer l’immensité de son oeuvre. Orléans ne peut oublier que l’abbé Migne, né en 1800 à Saint-Flour, suivit en 1817 le principal du collège de cette ville, l’abbé Salesse, nommé proviseur au Collège d’Orléans. Bientôt, le nouvel Orléanais entre au séminaire où il entreprend de combler les retards accumulés au cours de ses premières études. En Auvergne, Migne avait profité des montagnes, au cours d’une jeunesse où les loisirs disputaient le temps au travail. A Orléans, il rivalise avec Stanislas Julien, le sinologue bien connu, Fontaine, futur avocat du barreau de Paris, Méthivier, futur curé de Bellegarde… Ses progrès en latin et en français sont très rapides. Il réussit à être couronné au concours de Pâques. En 1820, il est nommé censeur au séminaire. Trop jeune pour être ordonné, Migne ne perd pas son temps. Nommé professeur au Collège de Châteaudun, il se fait « aimer de ses élèves et estimer de tout le monde ».

Devenu prêtre à Orléans, en 1824, l’abbé Migne est chargé des paroisses d’Aillant-sur-Milleron, Le Charme et Dammarie. Il s’adapte mal au pays marécageux et tombe malade. Au bout de dix-sept mois, Mgr de Beauregard le nomme curé d’Auxy, puis de Puiseaux, dans le Gâtinais. Il administre cette paroisse jusqu’en 1833. Les mouvements anticléricaux qui ont suivi la révolution de 1830 provoquent de vives réactions de la part du jeune curé. Convaincu qu’il servira mieux l’Église en s’engageant dans une autre voie, il démissionne et s’établit à Paris, où il se lance d’abord dans l’aventure de la presse. Il fonde L’Univers religieux, journal « quasi quotidien, politique, philosophique, scientifique et littéraire », dont le premier numéro sort le dimanche 3 novembre 1833. En 1848, il crée La Voix de la Vérité, dont en 1854 l’édition quotidienne prend pour titre La Vérité. En 1850, l’abbé Migne lance Le Journal des Faits, plus particulièrement destiné aux laïcs, qui disparaîtra en 1854. Sa meilleure réalisation en matière de presse est un petit hebdomadaire, La Vérité canonique (1861-1867).

Mais l’œuvre majeure de l’abbé Migne est l’édition. Il fonde les "Ateliers Catholiques" en 1838, et entreprend la publication des auteurs du passé, surtout religieux, ainsi que d’ouvrages encyclopédiques. Le prêtre éditeur avait prévu deux mille volumes in-quarto. L’incendie de ses ateliers en 1868 l’arrête au milieu de la réalisation de son projet. Le Père Hamman, qui a publié pour le centenaire une biographie de Jacques-Paul Migne, écrit : « L’on croit rêver, en voyant en esprit s’élever cette montagne de neuf cent soixante-dix-neuf volumes d’écrivains chrétiens latins et grecs, d’orateurs sacrés, de cours de théologie et d’écriture sainte, d’encyclopédies et de dictionnaires. L’abbé Migne, lui, ne rêvait pas, il réalisait. Il fallut une catastrophe pour arrêter son esprit d’entreprise. »

Compte rendu de la conférence

Mgr P.-M. Brun fit d’abord revivre les années que Migne passa dans l’Orléanais, où il arriva en octobre 1817, lorsque l’abbé Salesses, principal du collège de Saint-Flour, promu principal du collège royal d’Orléans, amena avec lui l’un de ses meilleurs élèves, Jacques-Paul Migne, âgé de dix-sept ans, fils d’une importante famille de commerçants du Cantal.

C’était alors le règne de Louis XVIII, une époque de tensions et de révoltes dans la société. Ce climat politique se retrouvait à l’intérieur du lycée d’Orléans, qui connut de mémorables chahuts, des bagarres et même, peu avant avril 1817, une véritable émeute.

En 1819, J.-P. Migne entra au Grand Séminaire que dirigeait alors l’abbé Mérault, un ancien oratorien de soixante-quinze ans. Le catholicisme était en pleine crise. La foi se perdait, l’anticléricalisme éclatait partout, assorti de violences. L’alliance du trône et de l’autel achevait de compromettre l’Eglise et de la déconsidérer aux yeux du peuple. Les besoins du diocèse étaient immenses et on avait décidé de recruter à outrance : la qualité de l’enseignement s’en ressentait et le niveau des études était très faible.

C’est dans ce climat que Migne fit ses études au Séminaire d’Orléans. Quand il les eut achevées, il fut d’abord censeur au Petit Séminaire, puis professeur au collège de Châteaudun avant d’être ordonné prêtre en 1824, puis nommé curé de trois petites paroisses : Aillant-sur-Milleron, Le Charme et Dammarie-sur-Loing. Il y resta deux ans, avant d’être nommé curé-doyen de Puiseaux en 1826. Là il sut conquérir l’estime de ses paroissiens par son ardeur inlassable et la solidité de sa doctrine.

La Révolution de 1830 déchaîna une immense vague de violence contre l’Eglise de France, un peu trop compromise politiquement. On s’en prenait aux croix des carrefours, aux croix de missions. La garde nationale traquait les prêtres, mal défendus par leur évêque, et, à Puiseaux même, Migne dut s’interposer pour défendre un prêtre voisin. Las de cette stupide petite guerre, il écrivit un ouvrage De la Liberté, que son évêque refusa d’imprimer.

L’année 1832 devait lui permettre de prendre sa revanche. Alors qu’une grave épidémie de choléra sévissait dans la région, Migne invita ses paroissiens à invoquer la protection de saint Roch, dont Puiseaux possédait une relique. Miraculeusement, cette paroisse fut épargnée, alors qu’étaient atteints plusieurs villages du voisinage. Aussi, peu de temps après, un grand pèlerinage d’actions de grâce conflua vers Puiseaux : ce fut un véritable triomphe pour la religion… et un peu aussi pour l’abbé Migne.

Ce triomphe inquiéta-t-il les autorités ? Migne prononça-t-il à cette occasion des paroles subversives ? Le texte de sa brochure De la Liberté était-il parvenu entre les mains du ministre ? Toujours est-il que Migne fut convoqué au ministère des cultes où on lui fit comprendre qu’on ferait bien de présenter à son évêque sa démission de curé-doyen de Puiseaux.

Cette démission fut acceptée le 9 novembre 1833 : Migne s’était donc incliné. Mais, après cette expérience pastorale qui lui avait fait toucher du doigt l’insuffisance de formation et le désarroi théologique de tant de ses confrères, peut-être avait-il pressenti que la Providence l’appelait à un autre destin…

La deuxième partie de la vie de Jacques-Paul Migne, c’est-à-dire la carrière d’éditeur et de journaliste, a été abordée par le R.P. A.G. Hamman, professeur à l’Université catholique de Paris et à l’Institut patristique de Rome.

L’ancien desservant de Puiseaux qui a déjà fait l’essai de son talent, à peine arrivé dans la capitale, a tout de suite senti qu’une place était à prendre dans le journalisme catholique, place laissée vacante par la disparition de L’Avenir et il lance L’Univers religieux, qu’il dirigera jusqu’en 1836.

Mais sa véritable vocation est l’édition. Il s’est rendu compte de l’absence de connaissances et de solidité doctrinale du clergé de son époque. Lui-même s’est senti frustré d’études sérieuses. Il veut fournir aux prêtres et aux laïques éclairés les instruments de leur culture. Son ambition est de rassembler tout le patrimoine littéraire et religieux de l’Eglise, et, Larousse avant Larousse, d’offrir des encyclopédies et des dictionnaires sur tous les domaines du savoir. La publication des dictionnaires est déjà une entreprise immense, puisqu’il y a cent-vingt volumes qui vont du droit ecclésiastique à la zoologie, en passant par l’héraldique, les sciences occultes et les manufactures…

C’est en 1842 que Migne s’attaque à son grand oeuvre qui est la Patrologie. Migne, avec le concours de Don Petra et de quelques collaborateurs, parfois fort modestes, va réunir non seulement tous les textes du début de la chrétienté aux auteurs byzantins récemment découverts, mais aussi les études sur ces textes, et même les commentaires philologiques. C’est donc une entreprise colossale que J.-P. Migne a menée à bien.

Le R.P. Hamman s’est proposé ensuite d’expliquer le pourquoi et le comment de cette énorme réalisation. D’abord Migne fut un excellent organisateur, un financier habile et… un bon vendeur qui connaissait le marketing avant la lettre. Il avait installé très vite à Montrouge sa propre imprimerie et ses ateliers tournèrent à plein jusqu’au désastre de l’incendie de 1868. Cet homme d’action — qui était de culture tout à fait modeste — était animé d’une insatiable curiosité d’esprit et d’une ferme volonté de « s’enraciner dans l’histoire ». Dans le désarroi des esprits de l’époque, il a éprouvé le besoin de retourner aux sources. Et en voulant servir l’Eglise, en mettant à la portée de tous l’ensemble du patrimoine chrétien, de quelque bord qu’il fût, il a été un des pionniers de l’esprit d’oecuménisme. « Cet homme, bien méconnut de nos jours, conclut le R.P. Hamman, qui fut le plus grand éditeur de tous les temps — il a, en effet, édité 1018 volumes in-quarto — a permis à l’Église tout entière qu’elle ait une tradition et une histoire. Mieux, il a rendu à l’Occident ses archives. »



Mercredi 21 janvier 1976
La poésie grecque contemporaine
Jacques LACARRIÈRE, écrivain

Présentation de la conférence

La poésie, dans la Grèce actuelle, constitue sans doute le mode majeur d’expression littéraire, et le plus populaire, celui que choisissent de préférence les auteurs qui cherchent à s’exprimer ; beaucoup des grands noms parmi les poètes de chez nous envieraient sans doute les tirages couramment atteints dans ce petit pays.

Nous pouvons citer ce que dit, à ce sujet, et également pour la chanson et la danse, le grand musicien Mikis Théodorakis, dans son ouvrage tout récemment paru Les Fiancés de Pénélope : « Nous sommes allées (dans l’Église orientale orthodoxe) jusqu’aux limites les plus reculées de la mélodie. Sans en avoir conscience, les gens s’initient à une musique extraordinaire qui n’existe pas en Occident. Même Bach n’a pas atteint le génie musical des compositeurs de Byzance. Et tout cela s’est perpétué jusqu’à nos jours. Tous les Grec d’aujourd’hui connaissent ces mélodies qu’on retrouve très fidèlement dans certaines chansons populaires, ces chansons lentes qui en sont les soeurs jumelles. Parallèlement à ces mélodies byzantines, nous avons des danses, parce qu’à côté des offices, le second point de ralliement des Grecs était les fêtes organisées à l’occasion des mariages ou de la célébration des saints patronaux. Et Dieu qu’il y a des saints en Grèce ! Notre tradition est riche de centaines de danses qui viennent de toutes les régions, mais qui ont toutes des points communs. C’est surtout cet héritage que les poètes ont bâti leurs oeuvres. Et peut-être est-ce dans le domaine de la poésie que le génie grec s’est épanoui de la façon la plus large, la plus efficace et la plus solide ? Nos poètes sont vraiment des génies et seule la barrière du langage n’en a pas permis le rayonnement international. Séféris a bien eu le prix Nobel, mais il en est d’autres, aussi grands, voire plus grands que Séféris. le fait prodigieux et qui n’existe, je crois, qu’en Grèce, c’est l’extraordinaire liaison qui s’est établie entre les poètes et le peuple grec, l’importance du rôle que les poètes ont joué dans l’histoire nationale. »

La Grèce, ancienne et contemporaine, a constitué le thème essentiel des travaux et des publications de Jacques Lacarrière, se partageant entre les lectures, la rédaction de ses livres, et — « grand amateur de pérégrinités » comme dit Rabelais — les voyages, dont la Grèce a constitué le lieu le plus cher et le plus fréquent. Citons : Les hommes ivres de Dieu (le mont Athos et les Pères du désert), Hérodote et la découverte de la terre, Promenades dans la Grèce antique, Les gnostiques, et, à paraître prochainement, L’Été grec, qui racontera ses vingt années de séjour et d’expérience en Grèce, ainsi que Les tragiques grecs, annoncés. Chemin faisant, paru en 1974, est le récit de sa traversée, à la marche, de la France, où tout ce que peut découvrir un esprit cultivé et inventif, ce que peut respecter une sensibilité ouverte à tout ce qui peut toucher, est raconté dans un langage vif et plein de saveur. Ce livre a mérité à Lacarrière le Prix littéraire du Tourisme en 1975. Enfin, Jacques Lacarrière poursuit une tâche de traducteur, grâce à laquelle on lui doit la connaissance d’écrivains aussi importants que le poète Georges Séféris, prix Nobel 1963, et le romancier Vassili Vassilikos, l’auteur de Z, dont on a tiré le célèbre film.

Compte rendu de la conférence

Lorsqu’on parle de la Grèce devant un auditoire aux préoccupations culturelles, c’est le plus souvent à l’Antiquité qu’on se réfère. Or, Jacques Lacarrière a offert à ses auditeurs un double dépaysement, d’abord en parlant de poètes grecs de notre XXe siècle, ensuite en donnant une image fort peu conventionnelle du conférencier. Ce Bourguignon d’adoption a la stature des hommes de la terre, la mise simple, même rustique, le visage hâlé, le cheveu dru : on dirait qu’il a fait une courte halte dans sa longue marche pédestre pour venir nous parler - avec une émotion contenue, presque en confidence - de trois poètes (il fallait qu’il borne son propos) parmi ceux qu’il a aimés et connus. Le titre de la conférence, « La poésie grecque contemporaine », laissant supposer une étude historique exhaustive et superficielle à la fois, J. Lacarrière a préféré s’attacher à trois poètes importants par leurs oeuvres et leur présence : Angelos Sikelianos, Georges Seferis - le seul vraiment connu en France, et qui obtient le prix Nobel en 1963, et Ulysse Elitis. Ils ont été rendus encore plus proches, grâce à la musique de Mikis Theodorakis qui accompagne leurs poèmes majeurs, et à la voix de Sylvia Lipa, dont le beau visage expressif et le regard aigu évoquent la Grèce vivante.

En préambule, Jacques Lacarrière a posé le problème crucial des langues en Grèce. « Être grec, c’est choisir dans quelle langue on va s’exprimer ». En effet, il y a deux langues grecques : celle qu’on parle, avec son évolution naturelle, depuis des milliers d’années, celle qui est issue de la koïnè, le dialecte commun, qui fut interdite, mais enseignée clandestinement par les popes durant l’occupation turque, c’est la « démotique » ; d’autre part existe la langue officielle, la « kathaverousa », celle des puristes, des intellectuels conservateurs, du pouvoir, que ne comprend pas le peuple du Pirée ou de Thessalie. La poésie grecque contemporaine a choisi ouvertement et depuis déjà longtemps la « démotique », la langue vulgaire. Le premier à l’employer, Solomos, fit scandale. Elle vient d’être d’ailleurs officialisée par le régime démocratique rétabli.

Angelos Sikelianos continua dans cette voie, poète que Jacques Lacarrière connut juste avant sa mort survenue en 1951. Il se voulait rhapsode, poète itinérant et oral, déclamant ses oeuvres aux lettrés comme aux paysans, avec une certaine grandiloquence et un grand sens religieux. Le premier poème lu par Silvia Lipa fut : « Je voyage avec Dionysos », extrait de Conscience de la terre, poème comique d’une belle venue dont certains vers comme Je sentais le sol vibrer au rythme du monde… / Je sentais poindre en mon coeur une lumière nouvelle… ou Je tissais ma route sur la trame des eaux… ne sont pas sans évoquer la grande poésie homérique.

D’ailleurs, la fidélité de Sikelianos aux racines antiques l’a poussé, avec l’aide de sa femme, l’américaine Eva Palmer, à redonner à Delphes, vers les années 1927-1929, son rôle de « nombril du monde », d’omphalos sacré. Il fait jouer dans les ruines du théâtre le Prométhée enchaîné d’Eschyle, il écrit son grand poème du Message delphique. Confronté à la guerre brutale, accompagnée de famine et de massacres, il compose ses « poèmes acritiques », c’est-à-dire le chant des sentinelles guettant l’arrivée des Barbares, veillant aux frontières de la Mort, face au Destin. Parmi ceux-ci, Jacques Lacarrière choisit le Banquet funèbre, où la mythologie se mêle au présent tragique, à la fois poème de la Résistance grecque et hommage aux dieux de l’Hadès.

Le plus beau poème de Sikelianos est peut-être la Marche de l’Esprit — que Theodorakis a mis en musique (cette musique, il l’a composée entièrement dans sa tête à l’époque où il était en résidence surveillée dans un village du Péloponnèse, privé de tout crayon et de tout papier, et il l’a écrite en quelques jours, dès le lendemain de sa libération, à Paris). De ce chant d’espoir devenu un chant populaire, on peut retenir cette admirable strophe :

Compagnons, aidez-nous à soulever le Soleil au-dessus de la Grèce…
Compagnons, aidez-nous à soulever le Soleil au-dessus du Monde…
Créateurs, aidez-nous à lever haut notre Soleil pour qu’il devienne Esprit…

Seferis, à côté, paraît secret, intérieur. Pour lui, la Grèce — car il est d’Asie Mineure et se dit un peu marginal — est un pays qu’on n’atteint jamais et qu’on désire toujours. Lui aussi recherche le lien entre le Passé et le Présent. Il ne veut pas que le poème soit un « sarcophage », mais une chose vivante. Dans son recueil Mythologies, il découvre son pays avec des yeux neufs, "ce pays clos, tout en montagnes" ; il y voit comme un « miracle permanent ». Ce miracle, on le retrouve aussi dans la poésie de Seferis qui est, d’une part, celle d’un lettré familier de Valéry, qui connaît bien l’Europe, qui a traduit T.S. Eliot, Saint-John Perse, Reverdy, Michaux ; et d’autre part, d’un homme lié à sa terre grecque, dont il voudrait être le bienfaiteur spirituel… Le meilleur exemple de cette poésie nous est donné par Epiphanie, écrit en 1937.

Le troisième poète présenté par Jacques Lacarrière est très différent des deux autres, Ulysse Elytis : c’est un homme d’action, grand marin et grand pêcheur, un homme du grand large, de la « navigation hauturière » ; c’est aussi un poète qui a rencontré dans son jeune âge le Surréalisme. Débarqué à Paris avec une bourse d’étudiant entre les deux guerres, il rencontra Tzara, Eluard et Breton ; sa poésie gardera toujours la marque de cette rencontre, comme en témoigne ce très beau poème intitulé « Age de la Mémoire d’Azur » :

Vignes et oliviers au loin jusqu’à la mer
Et plus loin, jusqu’à la mémoire, barques rouges de pêche
Elystres dorés du mois d’août dans la torpeur du midi
Et ce navire, armé de frais, qui épèle dans la paix
Du golfe : A Dieu va.
Les années ont passé, feuilles ou cailloux
Je me souviens des jeunes mousses et des marins
Qui s’en allaient et qui teignaient leurs voiles
Du rouge de leur sang et qui chantaient
Les quatre coins de l’horizon
Avec des aquilons tatoués sur la poitrine.
Que cherchais-je, quand tu es venue, teinte d’Aurore
L’âge de la mer au fond des yeux
Et dans le corps la force du soleil,
Que cherchais-je dans le tréfonds des grottes
Au coeur des rêves sans limite
Où le vent projetait le désir de l’écume,
Vent d’azur, inconnu, qui grava sur mon sein
Son emblème de haute mer.

C’est en avril , je me souviens,
Que je sentis ton poids humain pour la première fois
Ton corps humain, glaise et péché
Comme au premier jour de la terre
Tu eus mal, je me souviens, une morsure profonde dans ton corps
Une griffe acérée sur la peau, où le temps
Reste à jamais marqué
Et un souffle bruyant souleva les maisons blanches
Vers le ciel qui scintillait dans un sourire.
Près de moi désormais j’aurai une cruche d’eau immortelle,
Une image de liberté dans l’espace en délire,
Et ces mains, tes mains où l’Amour se gravera,
Ce coquillage qui est tien, où résonnera la mer Egée.

Elytis est resté assez longtemps, en Grèce, un poète confidentiel. Depuis la guerre, il a connu une plus large audience. Il a senti le besoin de chanter le martyre de son pays. Il a voulu le faire selon la tradition religieuse des chants byzantins. Emu dans son enfance par le chant liturgique de glorification Axion est (loué soit), bâti selon l’alternance : ode - lecture du sermon - psaume, il a voulu en retrouver le rythme et la langue, à la fois secrète et populaire. Le rêve d’Ulysse Elytis, et de son musicien Theodorakis, c’est de mettre dans la poésie « toute la mémoire d’un peuple ».

C’est un événement que la révélation par Jacques Lacarrière de telles richesses qui en laissent entrevoir bien d’autres : d’auteurs comme Kavafy, mort en 1933 (traduit par Marguerite Yourcenar), Ritsos, traduit en beaucoup de langues, seuls les noms ont pu être cités. La Grèce aujourd’hui est toujours celle des poètes ; et nous nous sentons un peu coupables de n’en connaître que les anciens, fussent-ils Théocrite ou Pindare. Grâce à Jacques Lacarrière, ceux qui ont pu l’entendre ont désormais le désir d’en connaître davantage et d’élargir leur horizon poétique.



Jeudi 26 février 1976
Le Parthénon et Sainte-Sophie
Georges KACOUSSIS, ancien professeur à Athènes.

M. Kacoussis est un Grec authentique, né à Tinos, l’une des Cyclades ; il a la volubilité et le parler pittoresque des Grecs que décrivait avec esprit Gérard de Nerval dans son Voyage en Orient. Il a d’abord, dans un long préambule, tenté de montrer que ces deux chefs-d’oeuvre architecturaux — qui ont servi de modèles et de prototypes — étaient nés tous deux du sol grec, construits avec des matériaux de la terre hellène, conçus par des architectes grecs, et procèdent du même sentiment du beau ; on y retrouve la même sérénité, la même gaieté, la même pureté de lignes, et peut-être même une semblable conception humanitaire de la religion.

M. Kacoussis s’est attaché, à l’aide de documents photographiques, à montrer en premier lieu l’originalité du Parthénon, dominant l’Acropole, destiné à recevoir la statue géante de l’Athena Promachos (et dont les reconstitutions sont bien décevantes), très habilement décalé par rapport à l’axe des Propylées, afin que, selon l’orateur, le visiteur qui gravit les marches du majestueux portique, embrasse la totalité de l’édifice. M. Kacoussis nous explique ensuite, avec beaucoup de détails, comment le génie grec a trahi volontairement les règles mathématiques de l’architecture, afin que l’illusion optique rétablisse la verticalité ou l’horizontalité. Ainsi les colonnes extrêmes sont en réalité penchées, pour paraître droites de loin, et le galbe de ces colonnes est renforcé dans son premier tiers ; de même les lignes horizontales des côtés du temple sont cambrées à la base et incurvées au sommet. M. Kacoussis nous a donné également son explication des triglyphes - éléments architecturaux du fronton qui séparent les métopes (rares sont celles qui ont échappé au marteau de Lord Elgin!) : ils seraient une survivance de la liaison des poutres et branchages qui constituaient le toit des temples primitifs en bois, comme on peut le voir sur les vieilles cabanes de bergers de ma montagne actuelle.

La seconde partie est consacrée à Sainte-Sophie de Constantinople, à la fois oeuvre d’un génie politique, l’impératrice Théodora, femme de Justinien, et de deux génies architecturaux, en l’occurrence deux artistes grecs, Anthémius de Tralles et Sidore de Milet. L’orateur a insisté sur la conception de la coupole, issue des coupoles persanes, extrêmement audacieuse, car l’art byzantin a été l’inventeur des « pendentifs », ces morceaux de sphère qui permettent de passer du plan quadrangulaire au plan circulaire, résolvant ainsi la fameuse « quadrature du cercle ». Cette audace se retrouve dans la légèreté des épaulements, que le conférencier oppose à la lourdeur des contreforts romans et celle — plus discutable — des arcs-boutants du gothique.

De belles diapositives nous ont permis d’admirer la richesse de la décoration de l’édifice, ainsi que de très fraîches mosaïques où domine le bleu. Les dernières images nous ont montré d’autres monuments de l’art byzantin, et les plus modestes ne sont pas sans intérêt, comme le cloître de Vathopedi, les églises de Mistra — sans parler des célèbres monastères du mont Athos — le sanctuaire de Daphni, et cette minuscule église inconnue, en pleine nature, dominée par un étonnant cyprès noir sous un ciel éclatant…



Jeudi 18 mars 1976
L’attitude d’Albert Camus à l’égard du christianisme et des chrétiens
André-A. DEVAUX, professeur à l’Université de Paris-Sorbonne.

Présentation de la conférence

Le stupide accident de voiture qui, en 1960, plongeait dans la consternation les lecteurs, les admirateurs, les disciples d’Albert Camus, semblait apporter une conclusion logiquement absurde à la carrière de celui qui, précisément, était apparu comme le philosophe de l’absurde… Et pourtant, était-elle vraiment une résignation à l’absurde cette œuvre qui, de L’Étranger (1943) à La Peste (1947) « avait fait l’unanimité autour d’elle », en élevant Camus au rang des « phares » de notre temps, jusqu’à la consécration du prix Nobel en 1957 ? Certes le héros de L’Etranger semblait nourri du sentiment de l’absurde, ce sentiment qui inspire aussi bien Le mythe de Sisyphe que Caligula et Le Malentendu, mais l’essai lyrique de Noces n’exprimait-il pas un profond accord avec le monde, et La Peste n’était-elle pas un acte de foi en ce qu’on a pu appeler « un humanisme de la solidarité », une protestation contre les forces du mal, contre ce qui menace, torture, avilit ?

Aussi bien, n’est-il pas opportun de confronter la pensée de Camus (« gourmand de la vie autant que porté à l’ascèse », dit de lui Roger Quilliot) en ses désarrois comme en ses générosités, cette pensée qui est apparue parfois comme l’expression d’un « existentialisme athée », avec les valeurs les plus « traditionnelles », les mieux établies comme aussi les plus vivement contestées, celles de la philosophie chrétienne ?

Compte rendu de la conférence

Remontant à l’enfance algérienne du philosophe, M. Devaux montra d’abord que Camus ne connut dans sa famille qu’une contrefaçon du christianisme en la personne de sa grand-mère dont la religion, faite de résignation, de craintes et de superstitions, n’était qu’un refuge dérisoire contre les rigueurs de la vie et la peur de la mort. Le jeune Camus, lui, se contentait alors de jouir du soleil et de la mer, loin de toute notion de péché, loin de Dieu et des drames de l’existence.

Mais bientôt son professeur de philosophie, Jean Grenier, lui fit comprendre que, si l’on veut demeurer honnête avec soi-même, on ne peut se débarrasser de l’interrogation religieuse. Et c’est René Poirier qui dirigea, à l’occasion de la préparation de son diplôme d’études supérieures, ses premières découvertes de la pensée chrétienne et de saint Augustin. Peu de temps après, Camus fit l’expérience de la maladie et découvrit la misère des Kabyles, ce qui l’amena à se poser le problème du mal. Mais, n’y trouvant pas de solution que le satisfît, il éprouva alors un véritable désarroi et sentit tout ce qui le séparait de chrétiens authentiques comme le Père Pouget ou Simone Weil à qui la foi avait apporté ses réponses et ses certitudes.

Camus, lui, ne pouvait croire à la divinité du Christ et à sa résurrection. Pour lui, le Christ était seulement un révolté qui avait conçu le projet grandiose de réconcilier l’homme avec Dieu, qui avait voulu mourir sur le croix comme un esclave « pour réduire cette terrible distance qui sépare la créature humiliée de la face implacable du maître », pour faire en sorte qu’aucune souffrance ne soit plus injuste. Mais, selon Camus, les dernières paroles du Christ sont la preuve qu’à l’ultime minute il a compris son échec et qu’il est mort abandonné, désespéré, victime d’un Dieu cruel et muet. Le Christ a donc été dupé et, par conséquent, les christianisme est lui-même une mystification.

M. Devaux expose alors les principaux griefs de Camus contre le christianisme.

Parce qu’il a choisi exclusivement la surnature, le christianisme empêche d’abord l’homme de savourer les délices de la vie présente. En lui demandant de tourner le dos au monde, il lui fait perdre l’occasion de connaître les joies d’une communion avec les beautés de la nature et de l’univers.

Ensuite, le christianisme est immoral parce qu’il est la doctrine même de l’injustice, parce que le chrétien, comme le Père Paneloux dans La Peste, essaie de justifier l’injustifiable, accepte le sacrifice de l’innocent, accepte que la créature soit indignement traitée par ce Dieu-tyran qui est la cause du mal et de la mort. Pour Camus, le salut de l’homme est dans la révolte, dans l’effort pour faire prévaloir un ordre humain contre l’ordre de Dieu, la seule lâcheté étant de se mettre à genoux.

Enfin, au plan de l’Histoire cette fois, le christianisme est d’autant plus contestable qu’il a été dévié de sa vraie direction par le protestantisme et que, dégénéré par l’idéologie allemande antiméditerranéenne, il a engendré le marxisme qui a fait de l’Histoire l’équivalent de l’absolu divin des chrétiens. Le christianisme, qui a détourné l’homme du monde, est donc responsable de la folie politique moderne incarnée par le communisme stalinien.

Rejetant le christianisme pour toutes ces raisons, Camus estimait que la seule voie du salut était le retour à l’hellénisme, à sa conception d’une nature humaine permanente, à son sens des limites, à sa modération qui est signe de maîtrise et surtout à son relativisme.

Ayant ainsi esquissé les grandes lignes de la critique de Camus, M. Devaux montra alors qu’un philosophe chrétien peut assez facilement répondre sur tous ces points et que Camus n’a pas su pénétrer en profondeur dans la véritable pensée chrétienne. Mais il insista aussi sur le fait que Camus s’est toujours imposé de juger les chrétiens avec honnêteté et que, loin de vouloir les convertir à son antithéisme, il n’a cessé de leur demander plus de rigueur dans la pratique de leur foi, les mettant en garde contre la tiédeur, l’hypocrisie, la lâcheté ou la trahison.

Il n’y a d’ailleurs rien d’étonnant à cela, car, selon M. Devaux, beaucoup de valeurs honorées par Camus sont des valeurs d’essence chrétienne, aussi bien son refus de toute divinisation de l’homme que son sens de la pauvreté et de l’ascèse, aussi bien sa reconnaissance du prix de la souffrance que son sens du sacrifice nécessaire. Et Camus rejoint surtout le christianisme lorsqu’il exalte l’amour contre la haine et le fanatisme qui sont mensonge, refus de voit l’adversaire et mutilation.

Finalement, on peut dire que le drame de Camus est de n’avoir pas eu la métaphysique que sa morale semblait impliquer. Il niait Dieu au nom de la justice, mais sentait que l’idée de la justice ne peut se comprendre sans l’idée de Dieu. Conscient qu’il n’était en ce domaine en possession d’aucune vérité absolue, il se proclamait « du parti de ceux qui ne sont pas sûrs d’avoir raison » et ce doute explique que cet incroyant qui jamais ne se reposa dans l’incroyance fut plus un témoin de son époque qu’un militant.

Envahi par le doute, ayant le sentiment douloureux d’une solitude invincible, Camus connut souvent une grande détresse morale. Et nul ne pourra jamais dire comment sa pensée aurait évolué si la mort n’avait pas brutalement mis fin à ses interrogations. Toutefois Camus nous a laissé au moins un appel lorsque, évoquant la nuit du Golgotha, il écrit : « Il fut une nuit dans l’humanité où un homme chargé de tout son destin regarda ses compagnons dans le sommeil et, seul dans un monde silencieux, déclara qu’il ne fallait pas s’endormir mais veiller jusqu’à la fin des temps ».

C’est en insistant sur cet appel à la vigilance pour que soit maintenue dans notre monde la dignité de l’homme que M. Devaux conclut sa conférence sur un auteur lucide et courageux dont notre époque aurait le plus grand besoin, mais dont un accident stupide nous a trop prématurément privés.



Mercredi 21 avril 1976
L’astrologie antique, science ou charlatanisme ?
Jean BEAUJEU, professeur à l’Université de Paris-IV, doyen honoraire de la Faculté de Nanterre et secrétaire général de l’Association.

« L’astrologie, dit en préambule le conférencier, qui connaît aujourd’hui une grande faveur et une large publicité, a relativement peu changé depuis le Haut-Empire romain, tout au moins dans l’esprit du public. Un contemporain de Tibère était constamment sollicité par les diseurs d’horoscopes ; à Rome, le crédit d’un Thrasylle, astrologue renommé et éminence grise de l’empereur, est immense. L’astrologie est à l’honneur et reçoit une consécration officielle qui durera près de trois siècles. »

D’où vient cette vogue de l’astrologie et quel est son sujet ? c’était là le sujet de la première partie de l’exposé de M. Beaujeu, entrecoupé de commentaires, de photographies fort judicieusement choisies (dont nous retiendrons tout particulièrement une stèle du IIe siècle, dédiée au culte de Mithra, représentant un personnage mystérieux symbolisant l’Aiön, c’est-à-dire l’éternité, entouré des figures zodiacales, suggérant un autre aspect du temps, la répétition cyclique).

L’astrologie qui a pour but de connaître l’avenir et en particulier l’échéance de la mort se fonde sur l’observation des astres en tant que sources d’énergie ayant une action sur la terre ; c’est l’étude des relations entre les mouvements du ciel et les processus terrestres. Il existe en réalité deux conceptions de l’astrologie : l’une qui croit en un ordre fixé à jamais en un fatalisme inexorable qu’exprime le célèbre « Fata regunt Orbem » ; l’autre cherche à déceler les influences astrales qui favorisent telle ou telle possibilité chez l’individu et laissent place au libre-arbitre. On comprend pourquoi, à l’époque médiévale, l’Eglise l’a tolérée.

L’astrologie zodiacale fut étudiée avec minutie par les Anciens qui considéraient la terre comme immobile au centre du cosmos, autour de laquelle tournent les planètes ou « astres errants ». Les constellations, fixes, forment des figures ou « zôdia » en forme d’animaux (bélier, capricorne, et.) ; elles sont au nombre de douze et le soleil - selon la croyance - les traverse dans un certain ordre pour une période d’une année, ordre que rappellent ces vers - médiocres :

Sunt Aries, Taurus, Gemini, Cancer, Leo, Virgo
Libraque, Scorpius, Arcitenens, Caper, Amphora, Pisces.

C’est le zodiaque, si souvent représenté dans les calendriers et monuments de toute époque ; il s’agit d’un découpage arbitraire de cette zône circulaire en secteurs de 30 degrés, chacune affectée d’un signe. Les Anciens n’avaient sans doute pas remarqué le décalage croissant entre les constellations et les signes. En tout cas, il a atteint en 2000 ans 60 degrés, soit deux signes entiers…

M. Beaujeu nous explique ensuite l’origine et le mécanisme de l’horoscope : la prédiction s’appuie sur l’observation du ciel au-dessus de l’horizon en un point donné à l’instant de la naissance (ou à celui de la conception) de l’individu. Les astrologues antiques avaient divisé l’espace céleste en quatre quadrants, eux-mêmes partagés en secteurs appelés « topoi », « loci » ou « maisons ».

Il s’agit donc d’un jeu très complexe, fondé sur des connaissances précises presque scientifiques ; l’astrologie n’était d’ailleurs jamais opposée à l’astronomie, purement descriptive ; elle était complémentaire. M. Beaujeu passe alors au second aspect, à l’historique de l’astrologie. On l’appela jusqu’à la Renaissance : l’art des Chaldéens, puisqu’elle est née vraisemblablement autour de Babylone, parmi les prêtres qui observaient le ciel depuis le septième étage de leur ziggourat. Le premier horoscope connu est une tablette cunéiforme datée du 29 avril 410 avant notre ère. L’astrologie scientifique est née ; elle va passer d’Asie Mineure en Grèce et en Egypte. Dans la Rome républicaine, la méfiance est grande et teintée de xénophobie ; à l’époque de Cicéron, la majorité des intellectuels sont hostiles, ou tout au moins sceptiques. C’est au cours des deux premiers siècles après Jésus-Christ que s’épanouit l’âge d’or de l’astrologie et que se répand la conception de la « semaine astrologique », représentée par un ingénieux heptagramme.

De cette découverte naîtra la répartition du temps en semaines, qui concurrença très vite le découpage du mois latin. Le déclin de l’astrologie coïncidera avec la montée du christianisme, l’Eglise prononçant une condamnation formelle à la fin du IVe siècle.

La dernière partie de l’exposé fut consacrée à l’interrogation fondamentale : l’astrologie antique est-elle une science véritable ou une forme de charlatanisme ? M. Beaujeu nous invita sagement à considérer l’avis des Anciens eux-mêmes. Ceux-ci, fort prudents, interdisaient seulement les consultations privées, sans témoins, et les supputations sur la mort. Leur souci - notamment chez les Romains - est politique : ils ne veulent pas qu’on spécule sur la mort de l’empereur. Ils croient à l’astrologie, mais refusent que l’ordre public soit troublé. Les philosophes ont su déceler les limites de cet art : les critiques d’un Sextus Empiricus, par exemple, sont d’une grande portée et d’une grande sagacité.

Qu’en est-il de nos jours ? Il ne faut pas juger avec notre esprit moderne, mais se pénétrer des conceptions de l’époque. L’antiquité d’abord croit à l’anthropocentrisme : l’homme apparaît comme un être privilégié au milieu d’une terre immobile au centre du monde, unique réceptacle des influences cosmiques ; le cosmos est divinisé et les astres assimilés à des dieux ; sous l’influence du stoïcisme, la croyance au fatalisme a amené celle à la détermination des destinées individuelles : l’astrologie antique apparaît comme scientifique quand on la compare aux autres modes de divination.

M. Beaujeu conclut en disant qu’il est cependant difficile d’attribuer à cette astrologie le nom de science, à cause de ses postulats trop fragiles. Elle est, plus modestement, un art, une « technè », reposant sur un fondement non rationnel, mais un art sérieux, que les charlatans — il y en eut — n’ont pas réussi à galvauder. « A côté des Thrasylle et des Hipparque, il y a eu Ptolémée, aussi bon astrologue que géographe ; on est tenté d’y ajouter les noms — avec un peu d’audace — de Tycho Brahé et de Képler… »



Vendredi 5 novembre 1976
Sur les pas de saint Paul
Pierre DORNIER, directeur du centre d’études et de réflexion du diocèse d’Orléans.

Saint Paul est, pour la tradition chrétienne, un personnage essentiel, car ses épîtres sont antérieures aux Évangiles, écrits relativement tardifs ; elles sont un témoignage capital de l’Eglise primitive. Ce personnage hors série, au tempérament impulsif, est un citoyen romain, juif d’origine ; il est né au début du siècle à Tarse, au sud de l’Asie Mineure, qui avait alors une importance considérable ; c’est une capitale intellectuelle, au carrefour des civilisations. Saint Paul en est parti pour persécuter les chrétiens ; c’est là que se place son fameux « chemin de Damas » ; après un accident de cheval, il rencontre un disciple du Christ qui le guérit et le convertit. A peine baptisé, il fait lui-même des adeptes et rencontre ses premiers ennuis. Emprisonné par le roi, il fut sauvé en se laissant glisser des remparts dans une corbeille à linge !

A partir de Damas, le chanoine Dornier nous a fait suivre, avec de très belles photographies à l’appui, l’itinéraire de ce qu’on appelle la première mission de Paul. Il y a eu trois voyages de saint Paul :
— le premier au départ d’Antioche de Syrie, vers Chypre, puis en Asie Mineure, par Entali, Pergée et l’intérieur des terres ;
— le second part également d’Antioche, reprend le chemin du premier, mais va jusqu’à Troas et après le passage des Dardanelles, conduit à Thessalonique, Thènes et Corinthe, puis nous ramène à Antioche « rampe de lancement de toutes les missions » ;
— le troisième voyage sera celui de la captivité : prisonnier à Jérusalem, Paul est embarqué à Césarée et gagne Rome par Rhodes, les îles et la Crète.

Le premier itinéraire nous a menés à Chypre et à la cité de Paphos ; c’est là que Paul échange son nom hébreu de Saül pour le patronyme grec de Paulos ; ensuite, avec son compagnon Barnabé, il passe en Asie Mineure et gagne Pergée — qui n’est plus aujourd’hui qu’un champ impressionnant de ruines, fort négligées au demeurant par le gouvernement turc. Les amateurs d’archéologie ont pu remarquer la dimension des monuments antiques : stades construits pour une foule immense où l’on pouvait reconstituer des naumachies, théâtres pouvant contenir 15.000 personnes dont certains comportent encore le mur intact de la skènè et dont les étonnantes sculptures : divinités marines ou taureaux prêts pour le sacrifice avec leurs bandelettes fleuries, ont forcé l’admiration des spectateurs. Nous avons suivi Paul à travers le Taurus : montagne impressionnante et enneigée même en été, et à l’époque infestée de brigands. C’est là que le jeune cousin de Barnabé, le futur saint Marc, a quitté la mission et encouru les foudres du bouillant Paul. Celui-ci traversa ensuite la Galatie où il écrivit une épître véhémente à ses habitants dont on peut trouver un écho dans l’épître aux Romains, puis Hiérapolis, déjà célèbre dans l’Antiquité par ses sources chaudes et ses fontaines pétrifiantes, endroit pittoresque qu’hélas le tourisme a déjà gâché.

Avec le deuxième voyage de Paul, nous pénétrons dans l’ancienne capitale romaine de la province d’Asie : Ephèse, accompagnée de ses trois villes satellites : Milet, Priène et Didyme (où se trouve une admirable tête de Méduse). Ephèse était renommée par le culte d’Artémis dont le temple géant comptait parmi les sept merveilles du monde. Il ne reste de l’Artémision — ô ironie du sort — que quelques tambours de colonnes épars dans un champ. La mission de Paul n’y a pas été facile : lui qui prêchait une religion au dieu invisible a eu à affronter la coalition de tous les marchands de statues qui voyaient dans le culte traditionnel l’occasion d’un négoce florissant. Bien que la basilique Hagia Maria soit postérieure de trois siècles au passage de l’apôtre, le chanoine Dornier nous invite à contempler son baptistère afin d’y retrouver les paroles de Paul dans l’épître aux Corinthiens : « Par le baptême nous sommes ensevelis avec le Christ au tombeau et nous ressuscitons en sortant de l’eau, porteurs d’une vie nouvelle ». La suite de l’itinéraire nous conduit à Troas, reconstruite à quelque distance de la Troie légendaire, puis au détroit des Dardanelles. Paul aborde la terre grecque, suit la Via Aegnatia, s’arrête à Philippes, où il prêche, subit la prison et la flagellation, puis par Thessalonique gagne Athènes. A l’Agora il s’adresse à un public d’intellectuels et de philosophes : pour la première fois il rencontre l’indifférence. Ulcéré, il se vengera en écrivant l’épître aux Corinthiens : « Je n’ai plus voulu savoir qu’une seule chose : Jésus et Jésus crucifié ».

Vient alors troisième et dernier voyage de saint Paul. Prisonnier à Jérusalem, il en appellera, en tant que citoyen romain, aux tribunaux de la métropole. Le bateau le conduira de Césarée en Italie par les escales de la mer Egée. Ce qui nous a permis d’admirer de magnifiques tableaux : les ports de Rhodes, un « temple en ruines en haut du promontoire », le mont Ida, le site de Gortyne, les collines de Crète où les claies de raisin sèchent au soleil, des couchers de soleil sur la mer… Images de poète encore plus que d’historien qui nous ont fait revoir, par les yeux d’une des figures les plus marquantes de la chrétienté, des paysages empreints d’histoire humaine.



Mercredi 15 décembre 1976
Paul Valéry et l’Antiquité
Alain MICHEL, professeur à l’Université de Paris-Sorbonne

Dans son introduction, M. Alain Michel indique qu’il a volontairement restreint son sujet. Il va s’attacher au Valéry prosateur, dans ses oeuvres de l’époque 1920 comme Eupalinos ou l’Architecte et L’Ame et la Danse, et dans ses oeuvres plus tardives comme le Dialogue de l’Arbre, écrit en 1940. Il le fera en deux temps : situer d’abord Valéry en montrant sa formation et sa culture antique, faire ensuite une « promenade » dans l’Antiquité en prenant des exemples illustrés.

Valéry a reçu la formation classique traditionnelle de son temps, où la rhétorique tient encore une grande place ; il vit dans un milieu littéraire imprégné d’antiquité. Il doit sa culture d’abord à ses contemporains. Mallarmé, les symbolistes et leurs épigones, le romancier Pierre Louÿs, sans parler de Nietzsche, Barrès et Gide, sont marqués par la littérature antique. Valéry est influencé par les lectures de son temps. Mais à travers le présent, il lit l’Antiquité et en donne une vision personnelle.

L’interprétation classique voyait en l’Antiquité le principe d’universalité. Ce qui intéresse l’auteur de Charmes, c’est l’individuel, l’occasionnel, le rare. Le célèbre gnôthi seauton de Socrate, est avant tout une réflexion sur l’individu.

L’image traditionnelle de l’Antiquité était celle de l’immuable, du calme, de l’absolu ; Valéry met l’accent sur le mouvement qu’il retrouve dans tout art — ce qu’il exprime dans « Degas, Danse, Dessin ».

L’attitude moderne de Valéry se retrouve dans ses propos sur la science : celle-ci nous fait voir le monde avec des yeux nouveaux, elle modifie les conditions de la perception esthétique. L’image tend vers le transitoire et la position de l’homme est modifiée. Il peut plus qu’il ne sait et l’acte prime sur la connaissance. Les artistes comme Flaubert ou Baudelaire étaient en quelque sorte platoniciens ; ils cherchaient la connaissance absolue et pour eux l’art était participation à l’idée. Valéry abandonne Platon pour Aristote ; il n’y a pas de modèle idéal, mais le chaos et la matière ; le seul but de l’artiste est de donner forme à l’informe. Il crée la Vérité à mesure. L’acte essentiel, c’est l’acte constructeur.

La deuxième partie de l’exposé — que le conférencier avait modestement intitulé « promenade » — reposait sur des documents photographiques judicieusement choisis, dont beaucoup avaient été pris à Leptis Magna, en Libye. Cette promenade parmi de très belles choses cachait en réalité une rigoureuse démonstration : M. Alain Michel, à partir d’images classées en trois catégories (la Nature, le Corps humain, les Monuments), a montré comment sont nées les idées de Valéry sur l’art et la beauté.

La Nature d’abord. Dans le Dialogue de l’Arbre, où Lucrèce et Tityre (souvenir de Virgile) font entendre leurs voix alternées, Valéry suggère deux perceptions possibles de la Nature : l’une, virgilienne, qui fait de l’arbre un temple « à la sublime simplicité », où la beauté est une identification mystique avec la nature ; l’autre, lucrétienne, qui montre dans l’arbre les symétries rationnelles, la géométrie intérieure — la nature étant alors ordre, symétrie, structure.

Deux exemples pour illustrer ces deux aspects, tous deux tirés des pierres de Leptis Magna, et qui nous font méditer sur la création esthétique. Le premier est une moulure avec des feuilles régulières, symétriques, sans ornementation — la stylisation étant le premier pas vers l’abstraction ; dans l’autre sculpture, on voit une feuille d’acanthe au bord du flétrissement. L’art est donc à la fois stylisation formelle et saisie de l’instant, la « rencontre de l’éternel avec le passager ».

Pour l’illustration du corps humain, nous retiendrons seulement la reproduction de l’Athéna pensive appuyée sur sa lance. Si le visage évoque déjà la grâce du classicisme, le corps est encore raide et la robe est semblable à une colonne dorique. « On comprend ainsi, dit M. Michel, le rapport entre le sensible et l’abstrait », et de citer le passage de l’Eupalinos où Socrate dit à Phèdre : « 0ù le passant ne voit qu’une élégante chapelle, j’ai mis le souvenir d’un clair jour de ma vie… Ce temple est l’image mathématique d’une fille de Corinthe que j’ai aimée… ».

Avec le théâtre d’Epidaure, nous entrons dans le domaine proprement architectural, auquel Valéry, nourri de Vitruve, se réfère en permanence. Qu’est-ce que la « cavea » du théâtre antique, sinon la colline même ? L’architecte n’a fait qu’exprimer la forme ou indiquer les proportions. L’architecture, c’est la découverte de l’idéal dans la nature.

Mais la construction suprême, c’est la ville tout entière, l’achèvement du rêve de l’architecte. Les créateurs inconnus de Leptis Magna avaient obéi aux principes de la cité impériale et aux lois de l’urbanisme de tous les temps : d’une part la grandeur, qui crée les perspectives ; de l’autre le fonctionnalisme. La basilique a été une des réussites les plus parfaites, car elle symbolise un accord entre la justice et la cité. La ville antique, souligne Valéry, est habitable, propre au travail, elle invite à la promenade. Le Corbusier ne cessera de dire la même chose.

On a parfois reproché à Paul Valéry — et c’est ce que fit Jean Bayet dans Architecture et poésie — de tout avoir ramené aux structures et aux formes, d’avoir oublié le caractère mystique de l’art. Il n’y a pas de place pour la rose de Chartres dans son esthétique.

Cela est vrai, reconnaît dans sa conclusion M. Alain Michel, mais dans Eupalinos, il y a la mer, c’est-à-dire l’Etre. Et le vrai connaisseur en beauté, c’est l’homme de la mer, le pirate. Constructeur de vaisseaux, il est le meilleur des architectes : il a l’intelligence du mouvant et le sens de l’équilibre… et il croit au hasard. Car si l’art est calcul et symétrie, il est aussi réussite du hasard. Comment caractériser autrement la beauté de Rome, mélange d’arbres et de pierres, de toutes les pierres, de tous les styles ?



Jeudi 20 janvier 1977
Promenade autour de la musique des vers
Michel GAUTHIER, maître-assistant à l’Université de Paris-V

Dans son introduction, M. Gauthier a situé historiquement la question fondamentale : que faut-il entendre par « musique des vers » ? Dans quelle mesure les consonnes, les voyelles, bref, les phonèmes peuvent-ils être considérés comme des signes, des notes avec lesquels on bâtit des constructions sonores ? C’est évidemment à l’époque du symbolisme — que Valéry définira très justement comme « une intention commune à plusieurs familles de poètes de reprendre à la musique leur bien » — que ces questions sont posées. Mais les symbolistes hésiteront à assimiler totalement les deux formes d’art. Mallarmé voit dans un premier temps dans la musique — qu’il ne connaît pas — « une procession de sigles, un missel vierge de pensées profanatrices ». Une fois qu’il s’est initié à la musique, il la trouve « trop sonore », trop « matérielle » et accorde à la poésie, « intellectuelle parole à son apogée », une supériorité indiscutable. Cependant, en suivant Mallarmé, pour lequel la poésie se rapproche de l’absolu et qui voit dans le langage une abstraction, on risque de trouver des notions dangereuses, comme celle de la poésie pure, chère à l’abbé Brémond, qui allait jusqu’à dire qu’elle était « silence, comme la mystique ». Il faut parfois se méfier du silence, comme de l’indicible ou de l’ineffable. Valéry a sagement rappelé que le poète est d’abord le « poïètès », le « faber ».

Au premier temps de sa promenade, notre guide a donné de nombreux exemples du procédé musical par excellence des poètes, c’est-à-dire l’allitération (et l’allitération « signifiante », liée au sens). Tout le monde connaît le distique

Un frais parfum sortait des touffes d’asphodèles,
Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala…

où la répétition des consommes F et L fait passer de manière sonore le vent de la Palestine qu’on pourrait rapprocher de cette brise pyrénéenne d’un vers moins connu et plus rustique de Francis Jammes : « Et le duvet des pissenlits s’envole en suivant le vent… »

Un critique de la fin du XIXe siècle, Albert Cassagne, étudiant la versification de Baudelaire, avait noté que certaines consonnes, comme le B et le P, étaient adéquates pour exprimer le halètement de la colère. Juste remarque, mais comment entendre dans le vers : « Et courent, sanglotant, et gloussant par saccades… » un bruit de baisers ? Lorsque les poètes cherchent à faire volontairement des allitérations signifiantes, des harmonies imitatives systématiques, comme au XVIIIe siècle, lors de l’apogée de la poésie dite descriptive, l’harmonie poétique disparaît…

En réfléchissant à ce qu’est la musique, on s’aperçoit mieux des limites de l’allitération les musiciens n’aiment pas qu’on traduise leur musique en images, en paysages, en sentiments. La musique est un bonheur sonore, mais c’est surtout un jeu de thèmes, d’harmonies. Chopin, composant à Valdemosa un jour d’orage le prélude dit « de la goutte d’eau » refusa énergiquement l’imitation du réel que voulait y voir George Sand.

En poésie, la notion d’allitération est à remettre en cause, les mêmes sons servant bien souvent à exprimer des choses différentes. L’exemple tant de fois cité de Racine : « Pour qui sont ces serpents qui sifflent… » ne prouve rien (d’ailleurs ce vers n’a été remarqué qu’au XIXe siècle) et l’on peut accumuler d’autres exemples où la répétition des sifflantes peut traduire la douceur ou l’apathie… Le plus grave, c’est qu’on peut faire dire n’importe quoi à ces effets sonores. Dans le premier vers du Cygne de Mallarmé : « Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui… », Emilie Noulet, pourtant si perspicace, voit dans l’allitération en V/B un mouvement d’espoir, un arrachement à la matière…, ce qui est, sinon un contresens, du moins une affirmation gratuite.

Il faut donc faire la séparation entre le son et le sens. Pour bien nous le faire sentir, M. Gauthier nous lit un poème espagnol. Dès qu’il s’agit de sonorité pure et que le sens ne va pas à la rescousse… l’auditeur ne traduit plus rien, ni en sentiments ni en images. Et de donner un second exemple, incongru aux oreilles budistes ; il s’agit d’un poème lettriste d’Isidore Isou : Cris pour cinq millions de juifs égorgés, où l’on trouve en désordre des sons divers avec des reprises assonantiques, des cris, des grognements, des noms propres (ceux-ci très évocateurs), des mots de langue étrangère, de l’allemand et du yiddish. Même devant cet exemple limite, l’auditeur ne peut s’empêcher de s’accrocher à un sens…

On est tenté alors de se demander si l’allitération en poésie est réellement signifiante — et c’est là l’objet du second point de l’exposé. Après avoir récusé la thèse exposée par André Spire dans Plaisir poétique, plaisir musculaire, où l’auteur définit le vers musical comme celui « dont la suite de sons offre le minimum d’efforts à la prononciation », Michel Gauthier cite à nouveau l’ouvrage de Cassandre. Celui-ci renonce, dans sa conclusion, à interpréter les innombrables allitérations recensées dans Baudelaire, car elles n’obéissent pas à un dessein raisonné, mais viennent naturellement. Autrement dit, il est vain de chercher une signification précise à tous ces effets.

Si l’on veut étudier « la musique des vers », il faut être plus modeste et plus précis à la fois, en empruntant les voies de la linguistique structurale. M. Gauthier, en continuant en quelque sorte le travail entrepris par Maurice Grammont à propos de l’harmonie du vers français, a cherché un système qui rend compte de la majeure partie des effets poétiques (c’est le sujet de sa thèse) et nous a montré beaucoup d’exemples mis en valeur par des projections colorées (il faut à ce sujet féliciter le photographe, membre du P.C.C.O., M. Colombe, qui a mené à bien un travail minutieux). Cette recherche s’effectue sur les associations de voyelles et de consonnes qui reviennent à intervalles réguliers, mais dont le schéma peut varier. Un premier exemple, connu, et déjà étudié par Grammont :

Ariane, ma soeur, de quel amour blessée,
Vous mourûtes au bord où vous fûtes laissée…

La musique du second vers ne vient pas, comme on l’a dit, de l’emploi intentionnel des passés simples, mais de la répétition symétrique des sons -ou -ou -u. Voici un autre exemple, emprunté au Cimetière marin : « Le vrai rongeur, le ver irréfutable… »

On y trouve deux fois la même combinaison de trois phonèmes (L/VR/R) ainsi que la présence de la même voyelle. Les répétitions peuvent être seulement vocaliques — et irrégulières — comme dans ce vers de Baudelaire : « Quand tu vas balayant l’air de ta jupe large… »

Une telle recherche nous semble très utile pour approcher le « mystère de la création » de ces vers musicaux ; à partir des deux exemples du début (une strophe de F. Jammes et les vers « imitatifs » de Booz endormi), M. Gauthier montre que l’un des premiers mots est créateur d’une structure sonore qui va se développer par la suite. Ainsi pour Hugo, le « charme » vient sans doute du mot « asphodèle », (c’est-à-dire de la structure consonantique S/F/D/L). Cette méthode peut aussi expliquer les corrections des poètes et leur quête musicale comme dans le poème dédié par Valéry à Mallarmé, où le vers : « Sur la poudreuse chair immense de l’eau verte », après les variantes : « nouvelle, diverse », est parvenu à ce degré de réussite : « Sur la poudreuse peau de la rivière verte ».

La démarche de M. Michel Gauthier était donc bien d’ordre linguistique. Pour les littéraires, le poète est censé être conscient de tous ses efforts ; or, cette attention, même chez les plus lucides, comme Valéry, est impossible. Les linguistes se contentent d’étudier les structures du langage, tel qu’il est utilisé spontanément.

Nul doute que ce compte rendu partiel ne trahisse quelque peu la pensée du conférencier et n’en ôte la richesse. C’est pourquoi nous vous renvoyons au condensé que M. Gauthier a fait de sa thèse sous le titre : Système euphonique et rythmique du vers français.



Mardi 8 mars 1977
L’antisémitisme dans l’Antiquité
François de FONTETTE, historien du droit, professeur à l’Université de Paris-V.

Le conférencier a expliqué en préambule qu’il avait choisi ce sujet parce qu’il avait été amené, à partir du racisme, à étudier les fondements de l’antisémitisme et à distinguer nettement les deux notions. L’antiquité païenne et chrétienne n’est pas, à proprement parler, raciste — le mot comme la chose, date seulement du XVIe siècle. Il y a eu certes des manifestations de xénophobie, des atrocités commises, mais la notion de race n’a jamais été prise en compte. L’intérêt du sujet, c’est que d’une part l’étude des textes antiques permet de saisir l’origine des thèmes antisémites et que, d’autre part, il y a divergences de vues entre les historiens du XIXe et du XXe siècle au sujet de l’existence d’un courant conscient d’antisémitisme. Le débat a porté sur la naissance de ce mouvement. Pour certains, comme Mommsen, c’est une attitude permanente, aussi vieille que le judaïsme. La seconde thèse, illustrée par Jules Isaac, puis de nos jours par Poliakoff et Roger Ikor, se résume à ceci : on ne peut parler d’antisémitisme avant la diffusion du christianisme.

M. de Fontette dit qu’il se méfie de ces deux attitudes et indique l’objet du second point de son exposé : à travers les textes d’auteurs et les documents antiques, il veut dégager ce qu’on pourrait saisir du judaïsme « vu du dehors ».

Et de situer d’abord le peuple juif d’après les témoignages égyptiens. Ceux-ci étaient hostiles à tout ce qui était oriental, tout ce qui venait des « Hyksos ». « Le peuple d’Israël devient un danger pour nous », lit-on dans le Livre de l’Exode. Ces griefs contre les juifs, on les retrouve dans le livre d’Esther, ce sont ceux exposés par Aman, ministre d’Assuérus : les juifs sont des originaux, des criminels en puissance et qui menacent la stabilité du royaume. Voici les thèmes antisémites qu’on retrouve partout : l’omniprésence des juifs et leur opposition au reste des hommes.

En passant à la période de l’Antiquité hellénistique, M. de Fontette souligne deux aspects :
a) D’abord il a existé des faits d’antisémitisme : des attitudes hostiles de population contre la minorité juive — à ce sujet, la Diaspora a commencé dès le VIIIe siècle avant J.-C., elle s’étend sur 500 villes romaines, pour une population de quatre millions et demi environ (plus un million et demi resté en Palestine). On connaît des répressions, mais elles sont isolées, comme celle d’Antiochus IV qui s’empara en 168 avant J.-C. de Jérusalem, voulant helléniser radicalement la Palestine, ou comme celle, plus connue, de Titus, en 70 après J.-C., répression de type « classique » mais exceptionnelle.
b) Il y a les témoignages intellectuels dans la littérature gréco-latine qui nous permettent de nous représenter l’idée que les anciens se faisaient des juifs. Le portrait qu’on trouve d’eux est rarement empreint de sympathie ; le plus sinistre est donné par un certain Appion, sorte de Drumont antique, mais il est rapporté par l’écrivain juif Flavius Josèphe — et sans doute noirci. Très curieusement, la raison la plus souvent avancée du mépris pour les juifs est la pauvreté. Juvénal et Martial les peignent comme des clochards ou des hippies. Aucune image du juif usurier aux doigts crochus, du Shylock impitoyable. Les critiques se regroupent autour de trois thèmes :
— les pratiques religieuses (et principalement la circoncision — sujet de plaisanteries obscènes —, le sabbat, le refus de consommer la viande de porc) qui ont fort étonné les païens, qui y voient des manifestations asociales ;
— la conception monothéiste de la religion, totalement incompréhensible aux Anciens ;
— l’impiété (liée également à l’asociabilité).

Les écrivains latins ont parlé de « peuple misanthrope » ; Pline le Jeune dit « peuple remarquable par le mépris des dieux » ; Quintilien : « nation pernicieuse » ; Strabon : « Ils pullulent partout » ; la vox populi : « ils sentent mauvais ! ». Et M. de Fontette garde le meilleur pour la fin : celui que nous considérons comme le plus grand historien, Tacite, a recueilli soigneusement toutes les horreurs colportées sur les juifs ; ce nom même est pour lui synonyme d’abomination.

C’est donc un acte collectif d’accusation contre le peuple d’Israël que révèle, semble-t-il, la littérature antique : tous les thèmes antisémites sont déjà mis en place.

Pour conclure, M. de Fontette nous invite à réfléchir sur les raisons de cette attitude. Et il cite un texte de Tacite — sans doute apocryphe — rapporté par Sulpice Sévère. Résumons-le. Les empereurs romains, comme Titus par exemple, avaient compris que christianisme et judaïsme étaient deux religions parentes, quoique hostiles entre elles, et qu’elles ne pouvaient coexister avec l’esprit et la civilisation de Rome. Ils ont considéré le judaïsme comme particulièrement dangereux parce que le prosélytisme juif exerçait un puissant attrait sur les Romains. Maritain écrira au moment de la montée du nazisme : « L’antisémitisme se tourne toujours contre le christianisme ».



Jeudi 21 avril 1977
Vie et pensée politique de la Grèce ancienne
Fernand ROBERT, professeur à la Sorbonne (Paris-IV), président de l’Association Guillaume-Budé.

La sagesse, la sérénité helléniques ont été inventées chez un peuple qui menait une vie qui n’avait rien d’harmonieux ni de pacifique. Les Grecs de l’époque archaïque sont arrivés en Grèce avec une organisation politique et sociale préexistante ; ils se sont installés dans des régions de petites dimensions et se sont fondus avec les peuples d’origine. Il en est résulté des mélanges ethniques fort différents ; il a donc fallu inventer des organisations sociales particulières, des institutions valables pour de tout petits Etats. C’est là que s’est exercé l’esprit inventif des Grecs.

M. F. Robert se propose alors d’étudier les données de la « politique » — au sens grec du mot — en analysant trois données fondamentales : l’individu, la « polis » ou cité, les rapports des cités entre elles, et en se référant aux points de vue de trois écrivains, Aristote, Platon et Thucydide.

L’individu d’abord se définit par son état de liberté ou d’esclavage. Ce dernier est un état fréquent : il y a eu de tout temps des razzias d’hommes libres, comme des « expositions » d’enfants. La situation de l’individu est précaire et tragique. Platon lui-même a connu l’esclavage lors d’un raid de pirates. L’exil n’est pas plus enviable : le Grec exilé n’est protégé par aucune loi ; il n’a souvent comme solution de désespoir que de se réfugier dans un sanctuaire, ce qui lui donne théoriquement l’inviolabilité. Le statut des métèques provient de cette situation : à l’origine, ce sont des réfugiés qu’une cité a accueillis. On comprend mieux les aphorismes célèbres d’Aristote : « La cité est l’amie de l’homme » ou « l’homme est un animal politique ». Ce dernier mot ne veut pas dire que l’homme serait un être bizarre qui se passionne pour les luttes partisanes, mais un individu dont la vie n’est concevable que grâce à la protection de la « polis ». La cité apparaît donc comme la condition du bonheur de l’individu.

Second point : les réalités de la cité. Les cités grecques sont organisées selon des régimes politiques divers qu’on peut classer schématiquement en trois catégories : les démocraties, les oligarchies et, plus rares, les tyrannies. Le terme. de démocratie gêne bien sûr les esprits modernes. Comment parler d’égalité dans une société où les trois quarts des hommes sont des esclaves ? Cette réalité n’a jamais choqué la conscience antique. Puisque « les navettes ne tissent pas toutes seules », selon l’expression d’Aristote, il faut bien des bras pour faire marcher les navettes : les esclaves jouent en quelque sorte le rôle des machines. Ce que l’on sait moins, c’est que dans les cités grecques, il y a une très grande majorité de citoyens pauvres. Toute la différence entre démocratie et oligarchie est là : dans une démocratie, riches et prolétaires font partie de l’Assemblée du peuple ; dans une oligarchie, seuls en font partie les citoyens dont le nombre est défini par la loi ou ceux qui possèdent une fortune déterminée.

Les rapports entre cités sont marqués par des luttes incessantes où l’intérêt n’est pas seul en jeu. Par exemple on ne cesse de se battre entre cités de régime démocratique et états oligarchiques. Le même schéma se répète inlassablement. Quand un parti arrive au pouvoir, il massacre un grand nombre d’adversaires, réduit en esclavage femmes et enfants, confisque les biens. Les survivants se réfugient dans un Etat ami, préparent une guerre, reviennent chez eux en vainqueurs, et massacrent et spolient à leur tour, comme en témoigne l’histoire de Phlionte rapportée dans les Helléniques de Xénophon.

Deux cités cependant ont évité cela : Sparte, qui est restée pendant toute l’Antiquité à l’état de camp militaire et a toujours joué la prudence, et Athènes, qui a su éviter la plupart du temps les massacres internes grâce à la pratique de l’ostracisme (on élimine le chef du parti au lieu de supprimer le parti entier). La démocratie athénienne a eu pour allié son système judiciaire offrant le maximum de garanties aux citoyens. Mais la mort de Socrate, les critiques virulentes de Platon ? Or l’attitude de Platon ne se comprend que si l’on considère ses goûts aristocratiques et la haine qu’il a ressentie pour l’ensemble du système politique athénien. Sa conception de la justice est à l’opposé de la conception athénienne de la justice, fondée sur la responsabilité et la volonté. Les options politiques de Platon expliquent son interprétation de la grande défaite d’Athènes de 404 : la prise de la ville par Sparte et la démolition des Longs Murs. Pour lui, c’est un juste châtiment d’un peuple qui s’est laissé mener par sa faction démocratique : les démocrates, recrutés dans la classe pauvre qui formaient la marine en temps de guerre, voulaient faire d’Athènes la grande puissance maritime, alors que sa vocation était d’être un empire terrien et agricole comme le souhaitaient les partisans de l’oligarchie, les « Cavaliers ». Thucydide dit tout autre chose, se plaçant sur le plan de la morale élevée : Athènes aurait dû gagner la guerre du Péloponnèse si elle n’avait commis des fautes contre la justice humaine. Athènes est économiquement pauvre, mais elle est la cité des arts et de la pensée, elle était du petit nombre des villes qui méritaient un empire, mais de la façon dont elle s’est comportée a Milo, elle a perdu ce mérite…

La conclusion nous a ramenés au propos du début : la fameuse sérénité antique. On la trouve dans la sculpture du siècle de Périclès, dans les porteuses d’offrandes des Panathénées, dans le Discobole dont tout le corps tendu exprime l’effort, mais dont le visage reste magnifiquement impassible. En réalité, il s’agit d’un moment d’exception, car la violence affleure et le pathétique est près de naître. C’est que la sérénité est un état difficile à maintenir.

« La sagesse, la raison tant vantée chez les Grecs, ce n’est pas quelque chose qui traîne partout, c’est une victoire extrêmement difficile, éphémère, sur de terribles forces de violence et cela peut être pour nous un avertissement sur la difficulté de préserver les valeurs qui nous sont chères. »



Jeudi 3 novembre 1977
Le Hara-Kiri au Japon
Jacqueline PIGEOT, professeur de langue et littérature japonaises à l’Université de Paris-VII.

Présentation de la conférence

Le mot Hara-Kiri est passé dans la langue française, où il a pris un sens figuré, employé par beaucoup qui ignorent qu’il s’agit au Japon d’une manière honorable de se suicider en s’ouvrant le ventre avec un sabre. C’est le sens propre du mot, qui a fini par symboliser une forme de l’honneur japonais aux yeux des Occidentaux. Ceux-ci en ont été frappés et des écrivains n’ont pas manqué de donner place au Hara-Kiri dans des oeuvres qui ont le Japon pour thème. Qu’on se rappelle le célèbre (en son temps) roman de Claude Farrère La Bataille. Il y a quelques années, l’un des plus importants écrivains japonais contemporain, Mishima, se suicidait spectaculairement de cette manière.

Au moment où l’Occident se pose de façon nouvelle et aiguë le problème du rapport de l’homme avec la mort, et, singulièrement, de la liberté de l’individu devant sa propre mort, il est certainement d’un grand intérêt d’analyser l’exemple de la culture japonaise, où la mort volontaire est un choix respecté, et où certains modes de suicide, comme le Hara-Kiri, ont acquis une valeur éthique et sociale.

Compte rendu de la conférence

Mlle Pigeot a commencé par définir cet acte qui consiste à se tailler le ventre, acte qui étonne et fascine les mentalités occidentales et que l’opinion courante considère comme une pratique cruelle et barbare. Il faut donc, dans un premier temps, chercher à comprendre cette conduite — qui persiste de nos jours — en fonction de la culture et des croyances japonaises. Il s’agit d’un suicide douloureux, souvent peu efficace — et qui s’accompagne de « compléments » comme s’arracher les entrailles, se percer la gorge ou se faire décapiter par un compagnon. L’Occidental se pose des questions : pourquoi tant d’acharnement à la mort ? Pourquoi cette forme précise de mort ? Le hara-kiri s’est pratiqué à partir du XIIe siècle dans les milieux guerriers : il était un moyen de montrer son courage physique in extremis. Et le ventre (hara) est pour le Japonais l’équivalent du coeur dans notre civilisation ; si bien que montrer ses entrailles au grand jour est le meilleur moyen d’affirmer sa sincérité.

Au Japon, à partir du XVIe siècle, à l’époque d’Edo, le hara-kiri tend à devenir une sorte de peine capitale réservée à la première classe, celle des guerriers (qu’on appelle improprement « samouraïs »). Il apparaît alors comme un privilège de la noblesse, seulement en cas de crime « noble », comme la vengeance. C’est à cette époque qu’il est pratiqué selon un cérémonial réglé dans les moindres détails : le « candidat », vêtu de bleu ciel, s’assied sur deux tatamis bordés de blanc, regardant vers l’ouest, avec devant lui sur une tablette un poignard d’une dimension précise, enveloppé dans un linge, la lame dépassant de quinze millimètres, s’apprête à s’entailler l’abdomen de gauche à droite… La formalisation est devenue si rigoureuse que l’acte semble avoir perdu sa signification originelle. Mais dans ce spectacle où nous ne voyons que raffinement de cruauté gratuite, les Japonais ont toujours vu un moyen de canaliser, de contrôler la violence et l’horreur, ils ont toujours considéré que pour le condamné, c’était une sublimation, puisqu’il jouait son dernier rôle dans une société où tout est à sa place, où tout est codifié, du « Nô » théâtral à l’art de faire les bouquets. De plus, au Japon, éthique et esthétique sont liées : se conformer au rituel du hara-kiri, c’est mourir d’une façon qui ne soit pas laide, dans une alliance du decorum et de la Mort qui a quelque chose de fascinant.

Le problème fondamental, pour Mlle Pigeot, est celui de la valorisation du suicide, notion gênante pour notre psychologie occidentale moderne, qui y voit en général une conduite d’échec. C’est que l’attitude des Japonais est fort différente ; les rapports avec la mort sont vécus différemment. Il y a chez eux une longue familiarité avec le monde des Morts ; ceux-ci reviennent chez les vivants une fois l’an et ils sont accueillis par des offrandes ; les esprits les plus sérieux croient aux revenants. L’influence de la religion est très grande : dans la croyance bouddhiste, la vie n’est qu’un passage en attendant que l’être renaisse sous une autre forme ; la vie sur terre n’a donc pas grande importance. Bouddha invite les hommes à renoncer à leurs passions et à connaître le profond détachement — on croirait entendre les Stoïciens antiques. Si le suicide passionnel est interdit, en revanche le suicide par désintérêt de la vie est hautement valorisant (le même mot japonais signifie entrer en religion et se tuer).

Il faut ajouter deux facteurs de valorisation de l’acte : d’abord le goût du Japonais pour la « mort jeune et belle », ensuite le souvenir persistant de l’idéologie de l’ancienne classe des guerriers : puisque le « bushi » n’a aucune activité économique, son rôle est d’incarner la moralité, le dévouement, le devoir, et il doit se sacrifier à titre d’exemple.

Dans la dernière partie de son exposé, Mlle Pigeot a passé en revue les différentes sortes de hara-kiri. Se tuer ainsi, c’est donner à sa mort une signification sociale — alors que la plupart des suicides sont en Occident une manière de récuser la société ou une bravade. La forme la plus répandue était le suicide d’accompagnement, par exemple à la mort du maître ou du seigneur. Mais ce geste n’est pas obligatoirement accompli par des inférieurs ; le chef de clan peut se tuer pour son groupe : c’est ce qu’a fait à l’annonce de la capitulation du Japon en 1946 le général commandant le corps des kamikasés, pour accompagner les jeunes recrues qu’il envoya à la mort. Il y a aussi le suicide d’excuse — quand on a quelque chose de grave à se reprocher — le suicide d’avertissement : le plus connu est celui de l’écrivain Mishima qui voulut protester contre la disparition des vertus primitives ; le suicide d’autojustification. Toutes ces formes de suicide reposent sur les notions fondamentales de sincérité (pour montrer le fond de son cœur, les paroles sont vaines) et de fidélité à un groupe ou à une collectivité, l’individu ayant une place restreinte.

Le hara-kiri est en quelque sorte un langage qui traduit le désir de l’homme de ne pas se dissocier de l’ensemble, il est même un moyen de se réinsérer dans le monde au dernier moment. La leçon de ce geste — que nous jugions trop légèrement inconvenant et barbare — c’est qu’il signifie la solidarité sociale et la sérénité retrouvée. Belle illustration de ce que Lévi-Strauss appelle le « relativisme culturel ».



Mercredi 14 décembre 1977
Tarquin le Superbe, dernier roi étrusque de Rome, était-il un tyran ?
Paul M. MARTIN, maître-assistant de langue et littérature latines à l’U.E.R. de l’Université d’Orléans-La Source.

M. Paul Martin a entrepris la réhabilitation de Lucius Tarquinius Superbus, personnage très décrié et très malmené par l’histoire, représentée surtout par Tite-Live le Romain et Denys d’Halicarnasse le Grec, tous deux d’époque augustéenne et qui avaient repris eux-mêmes une tradition ancienne déjà hostile au personnage. D’après elle, la vie de Tarquin aurait été un atroce roman : il aurait fait disparaître sa première femme, Tullia Major, la fille aînée de son prédécesseur, Servius Tullius, épousé aussitôt sa belle-soeur et, poussé par elle, aurait assassiné son beau-père et, devenu roi à la suite de son crime, aurait poussé la vilenie jusqu’à lui refuser la sépulture. La tradition ne lui reconnaît qu’une qualité, celle de chef de guerre, mais pour un temps seulement puisqu’il échouera devant Ardea, à cause de la fameuse histoire du viol de Lucrèce. Le peuple romain se serait soulevé comme un seul homme contre l’odieux tyran, qui n’eut plus qu’à prendre en 509 le chemin de l’exil, auprès d’un autre tyran, Aristodème de Cumes. Sa mort aurait provoqué une explosion de joie populaire et depuis, à Rome, le régime tyrannique restera en horreur. Comme dit si justement M. Martin : « L’odium regni sera élevé à la hauteur d’un dogme ».

En confrontant ces récits avec l’histoire grecque et les données archéologiques, on verra combien ils sont suspects. M. Martin examine d’abord l’accession au trône de la dynastie des Tarquins. Cette famille étrusque a réussi à s’implanter à Rome — et le dessein de l’Etrurie est de faire la jonction entre le Nord et la Campanie en annexant le Latium. Cette hégémonie a dû avoir son éclipse : c’est le règne de Servius Tullius. Mais il n’a pas vraisemblablement succédé à Tarquin l’Ancien, car les fouilles ont révélé l’existence d’un autre roi étrusque, gommé par l’histoire : un certain Cnéus Tarquin. L’usurpateur fut donc Servius Tullius, et non Tarquin le Superbe ! De plus, il semble que ce Servius fut seulement un chef militaire tandis que Tarquin le Superbe eut le titre de Rex : il était sans doute — d’après le système de succession chez les Etrusques — le petit-fils d’un Tarquin, héritier du pouvoir par les femmes.

M. Martin montra ensuite la trop parfaite conformité du portrait de ce Tarquin avec le portrait-robot du tyran. Ce modèle a été visiblement importé de Grèce et fabriqué de toutes pièces, postérieurement. L’épisode de Lucrèce ne serait qu’un apologue moralisateur destiné à vanter la vertu incorruptible des femmes romaines. En réalité, ce pseudo-tyran a laissé une œuvre architecturale énorme.

On peut se demander alors qui avait intérêt à déprécier aussi radicalement un prince de cette envergure. C’est l’aristocratie sénatoriale de Rome, opposée à la politique de Tarquin, qui a créé cette légende. Il apparaît qu’il fut, au contraire, « l’homme de l’ouverture ». Il essaya d’ouvrir l’univers étroit des Romains vers la Grèce, d’instaurer une autre forme de justice, d’intégrer les alliés latins dans l’armée romaine ; il tenta un « synécisme » dans l’ensemble des cités du Latium en totale opposition avec le nationalisme fermé des Romains. Si le système de Tarquin avait réussi, Rome aurait gagné plusieurs siècles en élargissant cette petite cité-Etat aux dimensions de l’Italie. C’est donc moins la royauté qui a été renversée qu’un nouvel État naissant, prêt à bouleverser les structures de l’ancien. Tarquin n’a pas été détrôné par la plèbe, mais par les Patres. En somme, ce grand roi a été victime d’une contre-révolution qui a privé Rome d’un grand destin immédiat.



Samedi 28 janvier 1978
Les villas gallo-romaines en Berry
Alain LEDAY, professeur à Bourges.

Grâce à la technique de la photographie aérienne, dont un archéologue de Lille, M. Agache, a donné depuis longtemps de remarquables applications, nous sommes à même de voir se révéler des vestiges de constructions antiques qui n’apparaissent pas au regard de celui qui demeure sur le sol, quand ces vestiges n’ont pas laissé des superstructures visibles. On connaît les découvertes faites à ce sujet non seulement dans le nord, mais dans nos régions, en particulier en Beauce, ou le nombre des « villas » (d’où le mot de -ville, qui termine les noms de tant de localités) était particulièrement important. C’est le résultat de ses propres recherches en Berry que M. Alain Leday a exposé dans sa conférence. Élève du professeur Chevallier, de Tours, bien connu pour ses travaux de recherche d’archéologie aérienne, M. Leday prépare une thèse de doctorat sur le thème même de son exposé.

Accompagné de la projection de photographies aériennes prises par un aviateur passionné de cette recherche, M. Holmgren, M. Leday fit dérouler les multiples découvertes auxquelles il a abouti, en particulier en 1971, où la sécheresse a fait beaucoup mieux apparaître dans des sites très variés les tracés de nombreuses « villas », c’est-à-dire des exploitations agricoles dont les fouilles permettent effectivement de trouver les fondations. Images saisissantes qui, appuyées des commentaires de M. Leday, expliquent l’organisation de ces constructions, parfois de grande importance, en même temps que le conférencier confrontait l’état de celles-ci avec les indications que les agronomes latins, Varron, Columelle, Pline l’Ancien, et même le poète tardif Sidoine Apollinaire, nous ont laissées.



Mardi 28 février 1978
Un voyageur érudit dans la Grèce antique, Pausanias
François CHAMOUX, professeur de littérature grecque à l’Université de Paris-Sorbonne.

Pausanias consacra sa vie à de nombreux voyages et a laissé une « Description » (periêgêsis) de la Grèce, d’où son surnom : le Périégète. C’est, nous dit le grand helléniste Maurice Croiset, un « écrit précieux pour la connaissance de la Grèce antique, de sa mythologie, de sa topographie et de ses monuments… Il a vu quantité de choses que nous ne pouvons plus voir. Son ouvrage est demeuré comme une sorte de manuel à l’usage de ceux qui étudient la Grèce ancienne. » En somme, un « Guide bleu » pour son temps.

Ce Pausanias le Périégète est quelque peu ignoré du grand public, et même des hellénistes. En effet, celui-ci ne figure pas dans le catalogue de la docte collection des Belles-Lettres. On sait peu de choses sur lui. C’est sans doute un Grec d’Asie Mineure, de Lydie vraisemblablement. Grand voyageur, il a parcouru toute l’Italie, l’Égypte, la Libye, la Syrie ; il vécut au IIe siècle de notre ère, sous les Antonins, et il a laissé un témoignage capital sur la Grèce de son temps, sur les monuments et sur l’histoire, aussi bien politique et religieuse qu’anecdotique. Il est d’ailleurs le seul représentant venu jusqu’à nous de la « littérature périégétique ».

M. Chamoux nous montre d’abord l’importance grandissante de cette forme de littérature qui est due à la vogue des voyages. Dès l’époque hellénistique fleurissent les « périégèse » sur les sites célèbres — comme le Guide de l’Acropole en quinze livres — les temples, les monuments funéraires, les ex-voto. A partir du IIe siècle, période privilégiée où tous les arts sont cultivés, un nouveau public s’est formé, épris de curiosité et de culture. C’est à son intention que le rhéteur Pausanias a rédigé son ouvrage. Comme ses prédécesseurs, il y a mêlé connaissances livresques et observation directe, compilation et témoignage personnel.

Son guide est une description de la Grèce selon un plan géographique divisé en dix livres. Ce guide fut (et il est encore) la Bible des archéologues, car ses descriptions sont tellement précises qu’on a pu identifier les moindres vestiges et même reconstituer les sites. Mais son intérêt ne s’arrête pas là : il s’agit d’un livre d’histoire sur une base topographique. Un monument, une inscription est toujours prétexte à un « logos », à une digression, et de nombreux renseignements historiques ont été ainsi précisés. Pausanias, comme Hérodote qu’il rappelle parfois, est curieux de géographie et d’ethnologie ; il est attentif à toutes les fables et légendes. Son livre est une mine de documents pour qui veut s’intéresser à l’histoire de la religion grecque et des faits culturels.

La dernière partie de l’exposé de M. Chamoux a été consacrée à une « promenade sur les pas du Periégète », illustrée par des photographies, en trois étapes : Athènes, Olympie et Delphes. M. Chamoux pense que l’on a toujours intérêt à suivre fidèlement le guide Pausanias, même à la lettre. Ainsi on peut attribuer au sculpteur Païonos, l’auteur de la célèbre Nikè, les frontons du grand temple d’Olympie (cette opinion n’est d’ailleurs pas partagée par tout le monde). Pausanias ne s’est trompé qu’une seule fois — mais on s’en doutait un peu — à propos de l’Hermès de Praxitèle, aujourd’hui dans le nouveau Musée d’Olympie : si l’inscription qu’a vue le voyageur du IIe siècle était exacte, la statue avait déjà été remplacée par une copie, en marbre…

Assurément Pausanias le Périégète n’a pas eu le talent d’un Hérodote ; il ne fut qu’un modeste intercesseur, mais, grâce à lui, tout un aspect de l’histoire a été éclairé, et surtout, grâce à lui, les belles ruines de la Grèce ont gagné en clarté et en prestige. Il a donc droit à notre reconnaissance.



Mercredi 29 mars 1978
Péguy et Alain
André DEVAUX, professeur de philosophie à l’Université de Paris-Sorbonne.

La première partie, historique, de l’exposé, répondait à une triple question : ces deux hommes se sont-ils vus, lus et appréciés réciproquement ?

Emile Chartier, dit Alain, est né le 3 mars 1868 à Mortagne-au-Perche et entra à l’Ecole normale supérieure en 1889 ; Péguy, plus jeune de cinq ans, est né à Orléans en 1873, et il entre à Normale en 1894… Premier rendez-vous manqué.

Alain écrit dans la Revue de Métaphysique et de Morale dès 1900, signe ses premiers Propos dès 1903, à Rouen. Péguy n’en parle pas. Alain, en revanche, parlera de Péguy. Dans un « Propos » de 1910, sur le Second mystère de la charité de Jeanne d’Arc, Alain semble peu favorable à notre poète, mais il reconnaît que le lecteur est porté « par le majestueux navire du verbe ». En 1913, on lit un jugement sévère et curieux ; Alain trouve chez Péguy un raffinement, une élégance qu’il oppose au « courage laboureur ». Visiblement l’auteur des Propos a manqué de perspicacité. Second rendez-vous manqué.

Mais ces deux hommes ont un point commun : le courage. Alain le pacifiste veut « faire le plus possible » et s’engage en dépit de son âge. Péguy, officier de réserve, s’est préparé depuis longtemps avec enthousiasme pour la dernière des guerres. Cependant, avec le temps, la défiance d’Alain vis-à-vis de Péguy ne s’atténue guère. Alain ne comprend pas la conversion de Péguy au socialisme. « Je n’aime pas un normalien socialiste… Je n’aime pas l’homme qui maudit les hérétiques… », dira-t-il vers 1925. Il ajoutera plus tard, en 1936, ce mot énigmatique et cruel : « Péguy est trop bon pour être bon ». Son jugement se nuancera heureusement parfois : en louant la vraie pensée, la pensée solitaire, celle qu’il attribue à Romain Rolland, à Suarès, à Benda, il fera allusion à Péguy. Vers la fin de sa vie, il reconnaîtra l’importance du rayonnement des Cahiers de la Quinzaine, « foyer de lutte contre l’idéologie, grande ennemie de la vraie pensée ».

Il ne faudrait pas rester sur cette apparente opposition. « Ce qui frappe, dit M. Devaux, quand on compare Alain et Péguy, c’est une convergence divergente, un accord jusqu’à un certain point seulement. » Et d’entreprendre une étude parallèle des deux hommes. Tous deux de naissance plutôt modeste, boursiers, ils restent « peuple », tout en gardant de grandes différences physiques. Tous deux sont intellectuels, humanistes, normaliens, mais Alain seul a fait carrière dans l’Université. Tous deux cultivent la vertu d’admiration, louant Descartes, Corneille, Hugo, mais ils sont en désaccord sur les philosophes : Hegel, Auguste Comte, Bergson, que Péguy appelle « Le sorcier du spirituel », tandis qu’Alain, fidèle disciple de Jules Lagneau, lui manifestera une méfiance durable. Leur opposition se montre mieux à propos de Pascal. Pour Péguy, il est « le maître de l’invincible inquiétude », pour Alain, il est « le maître de l’obéissance ».

En revanche, leur tempérament et leur démarche les rapprochent : on trouve chez ces deux hommes la même vibrante émotivité, la même ardeur, la même horreur du pouvoir bureaucratique, le même sens de la fidélité, la même défiance à l’égard de l’histoire érudite, la même critique des sorbonnards ; l’un a le génie du pamphlet, l’autre le grand talent journalistique (Alain ne voulait-il pas « relever l’entrefilet au niveau de la métaphysique ?). Mais les différences sont de taille, ne serait-ce que du point de vue de l’écriture : c’est devenu un point commun que de parler du style Alain, elliptique, plein d’obscurité volontaire, avec ses phrases courtes, sans ciment, auquel on oppose la lenteur, la pesanteur d’un homme qui « n’écrit jamais entre les lignes et met longuement les points sur les i ». M. Devaux insiste sur deux points capitaux : la politique et la religion. En politique, les positions sont claires et antinomiques : Alain représente l’esprit radical, Péguy le socialisme militant. Alain propose l’égalité jacobine, Péguy, la fraternité. Alain considère Péguy comme un utopiste, Péguy taxe le radical de « traître à la cause humanitaire ». S’ils sont tous les deux d’accord sur les rapports entre le citoyen et le pouvoir (Alain dit que le citoyen doit obéissance au pouvoir, mais non respect), Péguy ne pardonne pas à Alain son anticléricalisme. Cependant, par-delà ces oppositions, ces deux hommes furent d’énergiques dreyfusards, des hommes de gauche, désireux de moraliser la politique, indignés par le régime des puissances d’argent.

Sur le plan religieux, les oppositions sont inversées. Alain, qui reste fasciné devant le phénomène religieux — ce serait un contresens majeur que de faire de cet anticlérical un athée — déclare qu’il respecte l’esprit de la religion sans obéir à la lettre. Pour lui, la vérité de l’Évangile vient de ce qu’il est un beau poème. Péguy, au contraire, adhère tout simplement à la lettre de l’Évangile ; il a cette magnifique parabole pour définir les vertus théologales : « La Foi est une épouse fidèle, la Charité une mère ardente, mais l’Espérance est une toute petite fille ».

Dans la troisième partie de son exposé, M. Devaux a entrepris d’éclairer les raisons de cette « demi-convergence ». La réponse est chez Péguy : « Cherchez la métaphysique ! » En effet, ces deux hommes appartiennent à deux familles d’esprit et, pour schématiser un peu, disons qu’Alain est un idéaliste et Péguy un réaliste. Alain croit à la fonction législatrice de l’intelligence, au « volontarisme kantien », pour lui vouloir, c’est faire par la pensée ; avoir une âme, c’est penser par une liberté à la Descartes, Péguy, lui. distingue le vrai du réel, l’acte de croire, c’est-à-dire de reconnaître Dieu, de l’acte de vouloir. « A l’optimisme laïc d’Alain s’oppose l’inspiration chrétienne de Péguy, qui n’évacue rien du tragique humain ».

En abordant sa conclusion, M. Devaux, sans vouloir aplanir les arêtes vives ni émousser les points de friction entre les deux hommes, a cherché à les rapprocher en reprenant une formule qu’Alain avait employée à propos de Pascal : tous deux sont des « hérétiques orthodoxes ». Hérétiques, parce qu’ils sont indépendants, réfractaires à tout endoctrinement, parce qu’ils haïssent l’esprit de système, le mensonge, parce qu’ils sont engagés et de parti-pris, mais personnellement. Orthodoxes, parce qu’ils ont pratiqué les vertus de l’obéissance et de la fidélité, parce qu’ils ont le sens de l’ordre — et d’abord de l’ordre intérieur. La vérité d’Alain et de Péguy était justement dans ce paradoxe.



Jeudi 27 avril 1978
André Gide et la musique
Roger DELAGE, professeur au Conservatoire de Strasbourg.

« Les joies musicales sont restées pour moi parmi les plus grandes » disait Gide vers la fin de sa vie à son biographe Jean Delay. Cette passion pour la musique est, en réalité, celle de toute une époque. Et M. Delage de citer, dans son préambule, tous les écrivains marquants de la première moitié du XXe siècle qui ont pratiqué cet art, ou écrit à son sujet : Proust, André Suarès — que Gide admira et qui se brouilla avec lui à propos de Chopin — Romain Rolland, musicologue autant que romancier, Jacques Rivière, Alain-Fournier (l’atmosphère du Grand Meaulnes ne doit-elle pas quelque chose à Pelléas et Mélisande de Debussy ?), Thomas Mann, James Joyce, Paul Valéry, Henri Ghéon, Duhamel qui ne se sépara jamais de sa flûte, Valéry Larbaud, Charles Du Bos, et même Francis Jammes, qui fut l’ami d’Henri Duparc.

La première question que se pose M. Delage, c’est de savoir comment Gide a abordé la musique. Ce qui est surprenant, c’est qu’il ne l’a jamais abordée en littérateur. « Je me préoccupe fort peu de la signification d’un morceau », dit-il, ou bien : « La musique échappe au monde matériel et me permet d’y échapper… » On ne peut que penser à Proust qui affirmait que l’essence de la musique était de réveiller dans l’âme le mystérieux et l’inexprimable. Gide ne s’intéresse pas aux rapports entre le texte et la musique ; la seule fois où il collabora jusqu’au bout avec un compositeur, ce fut avec Stravinsky, pour Perséphone, et sans enthousiasme ; il resta toujours rebelle au genre lyrique. Il ne s’intéresse au fond qu’à la musique instrumentale, avec une prédilection pour le piano : il dit que celui-ci doit l’emporter sur l’orchestre comme l’individu sur la masse. Cet amateur joue avec une grande application, parfois six ou sept heures par jour, comme un professionnel. Au moment où il écrit L’Immoraliste, il déclare jouer jusqu’à l’extrême fatigue, au point de ne plus pouvoir écrire (il avait fait venir à grands frais un piano à Biskra !). Il ira même jusqu’à avouer, dans son Journal du 10 avril 1938, qu’il s’est peut-être trompé de voie. L’homme de lettres serait-il un virtuose manqué ?

Il semble intéressant de connaître la formation musicale d’André Gide — et c’est le second point de l’exposé. Le milieu familial de Gide n’était à vrai dire ni favorable ni hostile à la musique. Le père, comme tout universitaire, montre de la méfiance ; la mère est une musicienne timide et modeste qui confie son fils, à sept ans, à une demoiselle sans grâce ni pédagogie. Gide racontera avec humour ses débuts dans Si le grain ne meurt. Il découvre un peu plus tard la musique en fréquentant les concerts parisiens et ressent sa première impression musicale en écoutant un morceau bien oublié de nos jours : le Désert de Félicien David (ne serait-ce pas la première source de son « orientalisme » ?). Mais la grande révélation sera, pendant l’adolescence, avec un grand professeur, le compositeur Marc de Lanux, qu’il vénéra avec passion et qu’il comparaît à Mallarmé. Avec un tel maître et encouragé par sa cousine Madeleine Rondeaux — sa future femme — André Gide serait peut-être devenu artiste, sans les réticences de sa mère et sans une invincible timidité. En effet, rares sont ceux qui eurent le privilège d’entendre jouer l’écrivain. C’est pourquoi le témoignage de la « petite dame » (Mme Théo Van Rysselberghe) est précieux. « Gide, dit-elle en substance, joue avec une extraordinaire exaltation qui se peint sur son visage. A le voir, on ne soupçonnerait pas la sobriété de son style. »

Quels furent les goûts de Gide en musique ? Ils sont classiques et, somme toute, assez limités : J.-S. Bach, dont il sait par coeur le Clavecin bien tempéré, Mozart qu’il déchiffre « de tête », Schubert, dont il ne retient que les pièces courtes, comme les Impromptus, Schumann, qui fut le dieu de sa jeunesse, et qu’il abandonne petit à petit. Ses refus sont significatifs : il déteste tout ce qui sent le pathos ; c’est ce qui lui gâte Beethoven qui veut « nous prendre aux entrailles ». Il dira de Liszt : « J’ai horreur de son côté faire-valoir ». De même, il refuse Wagner, ce « génie qui écrase », malgré un bref amour de jeunesse et en dépit des thuriféraires de la Revue wagnérienne. Il faut dire, et c’est à son honneur, qu’il a toujours refusé de sacrifier aux modes et ses jugements sur les musiciens plus récents sont très libres, parfois tranchés. Il est imperméable à Richard Strauss, il taxe Saint-Saëns de pauvreté insigne ; il est réservé sur Debussy, dont il remarquera le premier les influences des Russes : Moussorgsky, Tchaikovsky, Borodine ; en revanche, il est plus accueillant à César Franck, à Vincent d’Indy (grâce à Ghéon, sans doute) ; il admire Albeniz, Granados, Paul Dukas. Mais, en réalité, il reste peu attiré par la musique de ses contemporains ; il pense qu’elle s’achemine vers la barbarie. D’ailleurs, rien n’est plus contraire à l’esprit gidien que l’avant-gardisme, au contraire d’un Cocteau qui saisit au vol toutes les nouveautés. Gide a toujours peur de s’en laisser accroire.

Ce tableau serait incomplet, dit M. Delage, si l’on passait sous silence la grande passion musicale de Gide, à laquelle il a consacré un livre, c’est-à-dire Chopin. On peut être surpris à première vue, car l’auteur des Polonaises passe pour être le chantre des grandes effusions lyriques. Aux yeux de Gide, au contraire, Chopin représente la réduction au classicisme de l’esprit romantique. Mais ne disait-il pas déjà, à propos de Berlioz : « Ce qui me plaît en lui, c’est le romantisme dompté ». M. Delage nous invite à y regarder de près : Chopin est pour Gide un miroir. Quand l’écrivain dit que « Chopin propose, insinue, persuade, mais n’affirme jamais », ne vient-il pas de définir sa propre manière d’écrire, qui hait la rhétorique et la redondance ?

Dans sa conclusion. M. Delage suggère un dernier thème : quelle fut l’influence de la musique sur l’art de Gide ? Ses écrits auraient-ils été différents si l’auteur des Nourritures terrestres avait donné tout son temps à la littérature ? Il semble que non, déclare le conférencier, mais Gide a bien compris l’essentiel, que la musique appartient au monde de l’ineffable.



Mercredi 25 octobre 1978
Les Manuscrits de la Mer Morte
Pierre DORNIER, ancien supérieur du Séminaire de Versailles, docteur en théologie, diplômé en langues orientales.

Dans un premier temps, le conférencier a rappelé la plus grande découverte archéologique du monde chrétien. Au printemps 1947 dans le désert de Judas, sur une terrasse marneuse dominant la mer Morte, elle-même dominée par une haute falaise calcaire, le bédouin Mohammed el Dib découvre une grotte, et à l’intérieur de celle-ci huit jarres de 70 centimètres de haut, intactes, contenant presque toutes des manuscrits dont le plus grand — le manuscrit d’Isaïe — est un rouleau de 7 mètres de long formé de peaux cousues. L’enquête commence sur le terrain : on a fouillé plus de 350 grottes ou excavations ; onze seulement contenaient des jarres avec des manuscrits, dont certains en piètre état : on a compté jusqu’à 1500 fragments. Ces documents ont été classés en trois catégories : les livres bibliques (tous y figurent, sauf le Livre d’Esther) ; les livres apocryphes (dont certains sont des paraphrases) ; les livres propres à une secte religieuse, qu’on identifiera vite (il s’agit de la secte des Esséniens, que l’on connaissait par les historiens, notamment Philon d’Alexandrie, Flavius Josèphe et Pline l’Ancien).

La dernière découverte est celle du rouleau dit « du Temple » : c’est le plus long (8,60 mètres) ; il comporte 66 colonnes en hébreu ; il date approximativement de 125 à 100 avant J.-C. Il contient successivement : une collection de règles (analogues à celles d’un ordre monastique), une évocation du temple futur, le statut du roi (qui doit être monogame) et des prescriptions d’ordre social. Ces règles font preuve d’un très grand rigorisme : dans la cité future, les relations sexuelles sont interdites et la souillure évitée, les toilettes étant situées à 1,5 kilomètres des habitations !

En 1951 commence une deuxième campagne de fouilles sur le site de Qûmran. Il s’agit des ruines d’un habitat communautaire avec des ateliers, des réserves d’une part, une cuisine (avec 1000 pièces de vaisselle), une poterie et une étable de l’autre ; au milieu des salles de réunions, une salle d’écriture ou scriptorium (on y a même retrouvé l’encre – séchée – qui a servi aux manuscrits) ; et partout des piscines pour les ablutions rituelles. Les archéologues – et, parmi eux, un Français, le père Devaux, qui dirigea les fouilles de 1954 à 1956 – ont assez facilement daté la période d’occupation de Qûmran : d’abord de 130 à 31 avant J.-C. ; en 31 il y eut un tremblement de terre dont les traces sont encore visibles ; ensuite une deuxième période d’occupation qui va le l’an 4 avant J.-C. jusqu’à 68 de notre ère, date de la répression ordonnée par Titus. La dixième légion romaine commandée par le futur Vespasien détruit la communauté et c’est la fin de Qûmran.

M. le chanoine Dornier aborde alors le second point de son exposé : quelle est l’importance de cette découverte ? D’emblée elle apparaît comme capitale pour l’étude du texte biblique. Les manuscrits de l’Ancien testament que l’on possédait jusqu’alors dataient du IXème siècle après J.-C. ; or, ceux-ci sont du IIème ou du Ier siècle avant notre ère. On fait donc un bond de mille ans en arrière pour se rapprocher des originaux. Les manuscrits de la Mer Morte sont antérieurs à la fixation des textes par la tradition juive dite « massorétique » (en 80 après J.-C.) et l’on s’aperçoit que les variations sont minimes.

Cette découverte est également importante pour la connaissance du judaïsme, et de l’essénisme en particulier. Il ne fait plus aucun doute aujourd’hui que Qûmran a été un centre essénien, dont l’organisation est claire : un responsable (qui est un prêtre), un conseil de communauté de quinze membres, des laïques, les « nombreux » (qui vivent sans doute dans les cellules des grottes), regroupés par équipes de dix, commandée chacune par un prêtre. N’y entre pas qui veut : il faut passer par un postulat d’un an, puis un noviciat de deux ans avant d’être admis au repas rituel. La vie se partage entre le travail manuel (artisanat ou agriculture) et la vie contemplative. Les ablutions sont fréquentes ; le soir on assiste à la prière et au repas sacré de pain et de vin qui remplace le sacrifice autrefois réservé au temple de Jérusalem. L’enseignement de Qûmran est empreint de spiritualité ; il pourrait se résumer à ces mots : amitié fraternelle, pauvreté, chasteté, obéissance et souci d’accomplissement de la loi. Certains préceptes comme le « aimer son frère comme soi-même » font penser immédiatement à l’Evangile. Mais, dans l’ensemble, les commandements sont d’une sévérité qu’on ne trouve ni dans le judaïsme ni dans le christianisme.

La doctrine essénienne parle souvent du « Maître ou du Docteur de Justice », personnage mystérieux, sans doute prêtre, interprète inspiré de la loi, qu’il invoque dans toute sa rigueur. Il est en butte aux persécutions d’un autre personnage mystérieux, appelé le « prêtre impie ». S’agit-il de personnages historiques ? de symboles ? Les chercheurs ont proposé des dates et des noms… sans aller au-delà d’hypothèses… Mais cette belle figure du « Maître de Justice », véritable saint du judaïsme, a naturellement fait penser à un prédécesseur de Jésus. Ce qui amène le chanoine Dornier au troisième et dernier point de son étude : la comparaison entre l’essénisme et le christianisme.

Il faut d’abord récuser la trop belle et célèbre formule de Renan : « Le christianisme est un essénisme qui a réussi ». Car les différences sont trop flagrantes. Le Maître de Justice n’est qu’un médiateur qui transmet la parole de Dieu. le message chrétien ne peut être évoqué sans que la personne du Christ soit présente. Quand les Esséniens parlent de la « Nouvelle Alliance », c’est d’un retour aux sources, de l’Ancienne Alliance retrouvée qu’ils parlent. Or, Jésus n’est pas le restaurateur de la loi de Moïse ; bien au contraire, il se pose en dissident. Le Maître de Justice se reconnaît pécheur, et ignore la Rédemption : il est bien le contraire du Christ. Beaucoup ont voulu voir dans les rites d’ablution et dans le repas sacré des fidèles de Qûmran une préfiguration et du baptême et de la communion. La ressemblance est superficielle et formelle : un rite quotidien, un repas communautaire n’ont rien à voir avec des sacrements. Néanmoins il y a eu des ressemblances en ce qui concerne la morale, par exemple la recherche de la justice, de la pureté, de la pauvreté. Mais l’esprit général de charité qui anime l’Evangile est inconnu des Esséniens qui vouent une haine éternelle aux « êtres de perdition ».

Pour conclure, M. le chanoine Dornier pose la question attendue : pourquoi les Evangiles n’ont-ils rien dit sur les Esséniens ? Parce qu’ils étaient trop proches du Christ, comme le pensait le père Daniélou ? Ou peut-être tout simplement parce que Jésus n’a jamais prêché dans le désert de Juda, car on ne s’oppose qu’à ceux qu’on rencontre. En revanche, il est fort vraisemblable que Jean-Baptiste ait été disciple des Esséniens.
Des photographies ont montré le site de Qûmran : un paysage désolé, aride, plus impressionnant que le désert, les traces d’un oued desséché ; au loin les vagues lourdes de la Mer Morte ; quelques murets de pierre sèche ; tout ce qui reste matériellement de cette communauté qui compta jusqu’à trois mille membres à la recherche d’un absolu. Personne, même s’il est incroyant, ne peut rester insensible au témoignage de cette foi anonyme qui a traversé les siècles.



Mercredi 20 décembre 1978
L’image de la Grèce antique d’après la céramique
M.-J. PERDEREAU, professeur agrégé d’histoire au lycée Benjamin-Franklin d’Orléans.

Présentation de la conférence

Professeur agrégée d’histoire au lycée Benjamin-Franklin, Mlle Perdereau, qui a consacré son mémoire de maîtrise au « Commerce en Gaule à l’arrivée de César », est une spécialiste de l’histoire ancienne. Elle a collaboré, avec son collègue M. Zanghellini, également professeur à Orléans, aux manuels scolaires d’histoire édités à la librairie Belin (collection « Prévôt et Lebrun ») et a édité deux séries de diapositives sur « La céramique grecque » et sur « Les rites et cultes antiques ». Animatrice des « Voyages Athéna », que les milieux universitaires connaissent bien, elle garde un contact vivant et actif avec la Grèce.

Compte rendu de la conférence

La céramique, dit la conférencière en introduction, a été longtemps la parente pauvre de l’archéologie ; la Grèce a été révélée par la littérature, les monuments et la statuaire. Or cet art mineur est un prodigieux répertoire des rites, de l’univers religieux, de l’activité sociale ou individuelle, de la vie quotidienne, voire des préoccupations philosophiques. Mlle Perdereau a choisi, dans ce vaste sujet, trois aspects de la Grèce révélés par l’étude de la céramique : la représentation des dieux, le monde des héros, leurs prouesses, leurs distractions comparables à celles des simples mortels, et, pour finir, la vision de la mort.

Les oeuvres des potiers offrent parfois un éclairage différent sur les rites et la religion. Parmi les divinités, l’une est difficile à cerner, elle n’a pas de sanctuaire, elle est restée hors des cultes traditionnels de la cité : c’est Dionysos. C’est à lui que s’est intéressée Mlle Perdereau qui a choisi quatre images différentes de ce dieu, phrygien d’origine. Sur le « Vase François », ce merveilleux cratère attique du VIe siècle, vase dit « à figures noires », le dieu apparaît, hiératique, vêtu de la longue robe ionienne. Entouré de Déméter, d’Hestia, des trois « Hôrai », il est vraisemblablement assimilé aux divinités locales agraires. Sur l’amphore d’Amasis, on retrouve cette association avec la vie végétale ; Dionysos est accompagné de Ménades ou Bacchantes, car il est bien le dieu de l’enthousiasme, le dieu "eleutherios", le libérateur. La joie lui est associée et elle se manifeste dans le « Thalia » ou banquet, acte religieux, comme on le voit sur l’amphore dite « d’Euthymidès ». Mais Dionysos reste un dieu mystérieux, venu d’ailleurs. En témoigne la coupe ou kylix d’Exekias (car les grands potiers ont en général signé leurs oeuvres) vers 540, à fond rouge orangé, oeuvre étonnante où l’artiste a représenté une scène tirée des hymnes homériques : un navire flottant entre ciel et mer, parmi des dauphins sautillant, porte le dieu auréolé de sarments de vigne. Ce remarquable styliste, tout en restant fidèle à la légende et au culte, a su évoquer la figure du dieu venu d’au-delà des mers et qui était l’émissaire de l’au-delà.

Des dieux aux demi-dieux : la céramique peint la geste des héros et de leurs vertus ; force, courage et souci de la gloire. Athènes, dans le premier tiers du VIe siècle, affectionne les scènes de combat, les assemblées de l’épopée homérique. Le vase François, déjà cité, illustrant dans ses bandeaux supérieurs l’histoire de Pélée, le père d’Achille, montre bien les deux occupations majeures, outre la guerre, c’est-à-dire la chasse et les jeux athlétiques. Avec le cratère d’Euphronios, c’est Héraklès, autre héros populaire que nous découvrons. Mais ce n’est pas le sauvage meurtrier et pillard du monde achéen que nous montrent les poteries ; c’est la figure du héros civilisateur, du médiateur qui apparaît. A côté de cette époque héroïque, la céramique, dès le VIIe siècle, offre, parallèle les scènes de la vie quotidienne, comme la chasse au lion et au lièvre, ou la guerre. L’on y voit le reflet de l’évolution historique : aux aristocrates épris de combats singuliers de l’Iliade succède le démos en arme ; l’hoplite-citoyen devient le sujet des potiers au même titre qu’Achille ou Patrocle. Une autre source d’inspiration est fournie par les jeux et les exercices variés — survivance des épreuves d’initiation et de probation – la course à pied, le lancement de disque, où le potier rivalise avec le sculpteur pour suggérer la souplesse du mouvement. La céramique reflète également l’évolution du goût : témoin ce vase de la fin du Ve qui a pour sujet la course de char de Pélops, vainqueur d’Oenomaos. L’accent héroïque a fait place à un style fleuri, voisin de notre « Kitsch ».

Mlle Perdereau a consacré la dernière partie de son exposé au culte funéraire. La première vue est celle de l’immense amphore du Musée d’Athènes, dite « amphore du Dipylon », au célèbre décor géométrique. Au centre, des personnages stylisés encadrent un lit où repose le mort : c’est la « prothesis » ou exposition, traitée de manière très abstraite. Cette idéalisation de la mort, cette « immortalité impersonnelle » (J.-P. Vernant) se retrouve dans la statuaire archaïque, dont les jumeaux du Musée de Delphes, Cléobis et Biton, sont les meilleurs exemples. A partir du Ve siècle, avec les vases funéraires ou lécythes, en général polychromes sur fond blanc – dont les sujets sont semblables à ceux des stèles, la céramique rivalise avec la statuaire, et surtout avec la peinture. Le sentiment de la mort, aussi, a changé. Les artistes, avec une grande économie de moyens, suggèrent la douleur retenue de ces jeunes morts qui viennent de quitter le monde des vivants. La plus touchante de ces oeuvres représente une jeune femme à l’opulente chevelure qui s’apprête à descendre chez Hadès et qu’un Hermès accompagnateur d’âmes effleure de la main.

« La céramique, conclut Mlle Perdereau, est donc le complément de l’histoire et de la sculpture. Ses créations sont sans doute plus discrètes, mais elles ont eu une large diffusion. C’est un art plus populaire, plus près des préoccupations quotidiennes et du culte, plus représentatif de l’évolution des moeurs. »



Mercredi 24 janvier 1979
Les lieux et les noms de lieux dans l’oeuvre de Marcel Proust
Guy VILLETTE, ancien maître de conférences à l’Institut catholique de Paris.

En préambule, le conférencier déclara que s’il s’était intéressé à Proust c’était d’abord par le « caractère universel de sa manière de voir qu’il est permis d’appeler sa philosophie », ensuite pour des raisons personnelles et profondes, c’est-à-dire la certitude d’appartenir à une même race paysanne que celles des figures évoquées dans la Recherche, d’avoir mené dans son enfance la même « petite vie quiète et recluse de Combray ».

Aborder l’oeuvre de Marcel Proust, c’est-à-dire un monde immense, par le biais des noms de lieux, alors qu’on a écrit sur lui tant de commentaires, doctes ou philosophiques, peut paraître quelque peu vain, futile, ou réservé à des spécialistes à la vue courte. Or, chez un tel créateur, aucun détail n’est insignifiant, aucun nom propre n’est pris au hasard, aucune piste n’est négligeable, mais en revanche aucune identification n’est parfaitement sûre. Proust n’écrivait-il pas à Jacques de Lacretelle « Il n’y a pas de clés » ? Le nom de Guermantes, par exemple, n’a rien à voir avec le château de ce nom en Seine-et-Marne. Il s’agit d’une contamination : le site est emprunté à Villebon, au nord d’Illiers ; le nom, authentique, à Saint-Simon et il est choisi surtout pour la « sonorité mordorée » de sa finale.

M. l’abbé Villette fonde l’essentiel de son étude sur trois points : d’abord une géographie réelle — et bouleversée — ensuite une géographie poétique, enfin une géographie intellectuelle, étymologique qui est proprement la toponymie qui, parfois, dépoétise, mais qui souvent peut ajouter au rêve.

Sur le premier point, chacun sait que ce Parisien d’Auteuil n’a pas été un très grand voyageur. S’il connaît Venise, l’Allemagne rhénane, un peu la Belgique et les Pays-Bas, la seule région de France qu’il a longuement visitée est la Normandie, à cause de ses séjours fréquents à Cabourg (qui deviendra Balbec). Quant à Illiers, patrie de son père, il n’y allait qu’au temps de son enfance, pour les vacances de Pâques et de la Pentecôte. Et c’est là que commence « le miracle ». C’est de ce lieu, connu seulement entre 1878 et 1886, entre la septième et la quinzième année, que Proust a fait Combray, pays de toutes les enfances. Et l’auteur aura passé les quinze dernières années de sa vie à recréer « un monde contenu en germe dans les quinze premières ». M. l’abbé Villette insiste avec raison sur l’importance de l’expérience intérieure et rappelle le mot oublié de Baudelaire qui qualifie l’oeuvre de « palimpseste », où les impressions de l’âge mûr ne font que recouvrir et raviver celles de l’enfance.

Sans doute la réalité est là : la maison de tante Léonie, l’église Saint-Hilaire au fin clocher, le sentier des aubépines, Vieuxvicq, Méréglise à peine rhabillé en Méséglise, les noms de rues, les personnages, le curé et sa manie de l’érudition. Et, comme consécration suprême, fait unique en France, le bourgade d’Illiers a pris, en 1971, son nom en littérature. Mais il ne faut pas s’abuser, car les transpositions sont innombrables. Le topographie est bouleversée : Tansonville (où Swann ne mettra jamais les pieds – dans la réalité) se place au jardin des Amiots : le Pré-Catelan ; le Montjouvin de Vinteuil correspond à Mirougrain. La scène des aubépines a été vécue par Robert, le frère aîné de Marcel. N’en déplaise au bon M. Larcher, à qui nous devons la sauvegarde des lieux proustiens, l’escalier « des larmes » n’est pas celui de la maison de tante Léonie, mais celui d’Auteuil, de même que le fameux grelot « au son ovale et doré ». Même la fameuse madeleine relève de l’imaginaire, partiellement tout au moins : elle combine la biscotte du grand oncle, les déjeuners parisiens et sans doute le tilleul de la tante grabataire. Une transformation semblable se produit pour d’autres lieux : où est le train d’une heure vingt-deux qui fait le tour de la Bretagne, dans un charmant désordre, passant par Quimperlé, Questembert et Bénodet ? Combray tout entier a été recréé par l’imagination de Proust. Son nom — qui a heureusement remplacé l’Etreuilles de Jean Santeuil — vient sûrement de Combray du Calvados, les échanges de noms ayant été fréquents avec la Normandie. Le romancier en fait le lieu des oppositions fondamentales : le « côté de chez Swann », avec son paysage de plaine, et le « côté de Guermantes », paysage de rivière, au-delà des sources du Loir. C’est aussi l’opposition du père et de la mère, celle de la bourgeoisie et de l’aristocratie. Mais cette opposition n’est-elle pas illusoire, puisque le narrateur découvre à la fin que les deux directions sont moins opposées qu’elles ne le paraissaient, que le côté de chez Swann n’est pas inconciliable avec le côté de Guermantes ? Faut-il alors revenir à la réalité et s’apercevoir que l’un est au nord et l’autre seulement à l’ouest ?

La modeste étude des lieux nous rappelle que Proust n’est pas un romancier ordinaire. La Recherche ne nous fournit jamais des souvenirs à l’état pur, mais des réminiscences mêlées, une superposition de toutes les expériences antérieures et qui peuvent être celles de chacun de nous.

Le second point de l’étude : le caractère poétique, évocateur, subjectif des noms de lieux est tellement évident qu’il n’est pas besoin d’insister. Proust en donne de nombreux exemples : « Guermantes évoque une lumière orangée qui a quelque chose de mérovingien » ; la « lourde syllabe de Parme » contient « douceur stendhalienne et reflet des violettes » ; Balbec apparaît comme « une vieille poterie normande ». Il faut relire la page déjà citée sur les stations du train de Bretagne où les noms sont d’abord des noms de rêve : Lamballe, Lannion, Pontorson, Bénodet, « nom à peine amarré que semble vouloir entraîner la rivière au milieu de ses algues… ». Par la magie évocatrice des noms propres, Proust est un véritable poète symboliste.

M. l’abbé Villette aborde alors le dernier point de son étude, le plus austère sans doute, celui de l’origine des noms de lieux. Ce goût de l’étymologie que Proust prête à l’un de ses personnages, le professeur Brichot, il le doit sans aucun doute au curé d’Illiers, le chanoine Marquis, et aussi aux lectures des ouvrages du grand toponymiste de l’époque, le professeur Longnon. Non seulement Proust a le goût de la toponymie, mais il a des connaissances solides ; il le montre d’ailleurs quand il invente un nom propre. Le Loir devient dans son oeuvre la Vivonne : l’eau vive. Il savait certainement que Vivonne, dans la Vienne, est un vicus sur la Vonne (nom que Balzac a utilisé dans Les Paysans), un ancien nom celtique. Les étymologies de Proust — par Brichot interposé — sont en général correctes. Bien sûr, la toponymie dépoétise parfois ou du moins déroute l’imagination première ; mais Proust veut montrer qu’après avoir rêvé sur les mots, on peut aussi s’interroger sur eux et l’on trouve dans toutes ces pages une double leçon : d’une part « l’erreur corrigée donne un sens de plus et l’explication intellectuelle ajoute quelque chose au rêve, d’autre part l’étymologie n’est pas une science exacte et il faut attirer l’attention sur les risques et la précarité de l’intelligence ».

« Le choix, l’intervention et l’explication des noms de lieux, conclut M. l’abbé Villette, montrent en Proust un grand psychologue, un grand poète et un grand penseur. Ce n’est pas le toponymiste qui déniera à Proust la vérité de son analyse. La recherche de l’étymologie des noms de lieux procure à l’imagination non moins qu’à la raison de grands plaisirs et de grands rêves. »



Mercredi 7 mars 1979
Comment Rome est devenue ville éternelle
Jean BEAUJEU, professeur à l’Université de Paris-Sorbonne et secrétaire général de l’Association Guillaume-Budé.

Le dernier chantre de Rome, le poète gaulois Rutilius Namatianus, assimilait au Ve siècle Rome à « une divinité siégeant parmi les astres », chantait son rôle civilisateur : Urbem fecisti quod prius orbis erat ("tu as fait une ville de ce qui était auparavant le monde"). Mais il ne prononça jamais le mot attendu : ciuitas aeterna, la cité éternelle. Faut-il en déduire que le dogme de l’éternité de Rome était déjà ébranlé ? Il est vrai que, cinq ans plus tôt, en 410 après J.-C., la ville avait été pillée par les Goths conduits par Alaric. Au siècle précédent, l’empereur Constance, selon Ammien Marcellin, vint de Byzance la rivale faire visite à Rome : cette visite fut une véritable consécration, une reconnaissance de l’aeternitas.

Après avoir souligné les vicissitudes du mythe, M. Beaujeu en recherche l’origine, en nous montrant les vestiges les plus anciens : un fond de cabane. La tradition veut qu’on y voie la « casa Romuli », la cabane de Romulus, le roi de la légendaire fondation de 753 avant notre ère. S’il est vrai que cette fondation a été faite selon le rite sacré, avec la prise des auspices et la délimitation symbolique du tracé de la ville future (acte qui coûta la vie à Rémus !), rien ne nous autorise à affirmer que Romulus ait songé à placer son acte sous le signe de l’éternité. Il faudra attendre huit siècles, sous Tibère, pour que Valère Maxime déclare que l’éternité de Rome provient de la volonté du fondateur. Explication un peu trop simpliste ! En réalité, le premier texte qui contienne cette notion est de Cicéron. Il écrit dans le Pro Rabirio : « Si vous voulez que cette cité soit éternelle, que sa gloire dure toujours, il faut réaliser la concorde entre les citoyens, et prendre modèle sur les lois de l’harmonie du Monde ». On voit qu’il s’agit là non d’une attitude religieuse ou mystique, mais d’une conception philosophique, volontariste : le mythe n’est pas encore né. On pourrait penser que le culte de Vesta et de son feu sacré symbolise cette éternité de la cité ; or il n’est question dans les formules rituelles que de continuité et de durée. Les interprétations des mages, des astrologues nous laissent également sceptiques : les douze vautours des auspices de Romulus auraient signifié une vie de douze siècles pour Rome. Un occultiste, ami de Cicéron, Nigidius Figulus, identifia le dieu romain Janus au symbole gréco-égyptien du dieu Aiôn, le dieu de la durée illimitée, du temps qui ne s’arrête pas, du Monde qui se renouvelle sans cesse. Cette conception qui fut en vogue à l’époque augustéenne, illustrée aux Jeux Séculaires de 17 avant J.-C., se retrouve dans le Carmen Saeculare d’Horace et dans la quatrième Bucolique de Virgile, qui chante les espérances d’un nouvel âge d’or après l’horreur des guerres civiles.

C’est, en effet, chez les poètes qu’il faut chercher le point de départ de la ciuitas aeterna. Dans l’Enéide, Jupiter promet à Enée, et à sa future cité, un imperium sine fine, un empire sans limite. Par le biais de la puissance romaine, garantie par les dieux, on arrive au concept de la ville éternelle, Urbs aeterna, expression employée pour la première fois par Tibulle. Lucain évoque la « puissance surnaturelle » de la cité, fusionnant en quelque sorte le concept d’éternité avec celui de Rome divinisée. Les historiens ne sont pas en reste ; Tite-Live définit le dogme : l’immortalité de la ville est inscrite dans le Destin du Monde. Mais c’est à l’empereur Hadrien que revient le mérite d’avoir donné un lustre particulier à ce dogme ; il va réaliser la synthèse entre toutes les tendances, entre autres celles qui sont venues d’Orient, pour les greffer sur une souche purement romaine. Il va créer le culte de la Rome éternelle en instituant la fête de l’anniversaire de la naissance de Rome, et en décidant la construction d’un temple à la double dédicace : à Vénus et à Rome. Ce temple monumental, réalisé à l’imitation des temples grecs par un homme épris d’hellénisme, ne fut consacré qu’en 138, quelques mois avant sa mort. Nous pouvons imaginer la statue culturelle de la cella, grâce à une monnaie de l’époque ; la déesse Roma, représentée à l’instar d’Athéna, tient dans sa main une statuette archaïque : le palladium, cadeau de Diomède à Enée, gage de salut devenu gage d’éternité. Alliée à Vénus, promue symbole de la Felicitas et de la vie, désormais déesse officielle et protectrice du régime, la Roma des Antonins s’affirme alors comme une divinité commune à tous les peuples dominés par les Romains, qui préside au renouvellement constant du Temps, c’est-à-dire de l’Aiôn éternel.

M. Beaujeu, qui illustra son exposé de documents tirés pour la plupart de la numismatique, conclut en insistant sur l’importance du rôle d’Hadrien dans la création du mythe. « Ce fut, dit-il, une des plus grandes entreprises du paganisme : dans un décor néo-classique grandiose, il a combiné des thèmes traditionnels romains et des élans mystiques venus de très loin, au profit d’un idéal politique, ce qui a accru considérablement le prestige de l’Empire. Ce fut sans conteste une réussite, car le nouveau sanctuaire oublia Vénus pour devenir le Templum Urbis, si bien que Rome, malgré son déclin, est restée à travers les siècles la Ville éternelle. »



Mardi 30 octobre 1979
La connaissance des côtes et de l’intérieur de l’Afrique de l’Antiquité aux grandes découvertes
Raymond MAUNY, professeur honoraire à l’Université de Paris-Sorbonne

Présentation de la conférence

Docteur en droit (il a commencé sa carrière comme administrateur de la France d’Outre-Mer) puis docteur ès lettres, le professeur R. Mauny a publié de nombreux ouvrages parmi lesquels Les navigations médiévales sur les côtes africaines au Moyen Age (1961) et Les siècles obscurs de l’Afrique noire (1970), ainsi que de nombreux articles dans des revues spécialisées. Il est membre titulaire de l’Académie des Sciences d’Outre-mer. Il est président de l’Association « Connaissance de Jeanne d’Arc ». Il réside à Chinon où il préside l’Association des Amis du Vieux Chinon, et est vice-président des « Amis de Rabelais et de la Devinière ».

Compte rendu de la conférence
 
L’exposé du conférencier va comporter trois volets : une très brève présentation de l’Afrique ; un récit circonstancié de sa découverte par la voie maritime, une évocation rapide de sa pénétration par l’intérieur.

Enorme continent, l’Afrique offre une très grande variété de zones climatiques que l’on peut classer en trois grandes catégories : les zones presque totalement privées d’eau, les zones modérément humides, les zones abondant d’eau jusqu’à l’excès. La partie sèche septentrionale (l’actuel Sahara) va longtemps présenter aux peuples du Proche-Orient et d’Europe un barrage difficile à traverser qui gênera considérablement la pénétration vers le sud qui eût permis la connaissance ancienne des zones centrales. Il n’y avait qu’à l’est que la vallée du Nil autorisait cette pénétration. C’est donc par mer et par les côtes que l’exploration de l’Afrique fut originellement tentée.

La navigation a commencé tôt en Méditerranée, à la fin de l’époque glaciaire où, quoique le niveau général des mers fût plus bas de 120 mètres que de nos jours, les détroits de Gibraltar et entre la Sicile et la Tunisie interdisaient le passage à pied sec. Les recherches archéologiques pratiquées dans les îles méditerranéennes y datent la venue des premières populations entre 7000 et 5000 avant J.-C. (ce qui implique la navigation ; ces îles étaient auparavant inhabitées). Des textes antiques et les fouilles nous font savoir que les côtes méditerranéennes et atlantiques de l’Afrique étaient connues des Phéniciens 1000 ans avant J.-C., mais jusqu’à Mogador seulement, tandis que les marins de Salomon, à l’est, avaient parcouru la mer Rouge jusqu’au détroit de Bab el-Mandeb.

Dans l’Atlantique, il était difficile de naviguer plus au sud, du fait, d’une part, de la nature des bateaux (à voile carrée et sans gouvernail, à simple rame de gouverne) et, d’autre part, du régime des vents qui soufflent continuellement vers le sud. Certes la descente jusqu’au Cap Vert (Dakar) aurait pu être aisée, mais la remontée était quasi impossible faute de pouvoir tirer des bordées : les voiliers, du XVe au XIXe siècle, pour le voyage de retour en Europe, allaient jusqu’aux Antilles ou tout au moins à l’ouest des Açores retrouver des vents favorables.

Les Anciens ne descendront donc pas plus bas que les îles Canaries, du moins si l’on considère (comme M. Mauny, et contrairement à M. Gilbert Picard) que le récit conservé du périple d’Hannon (milieu du Ve siècle avant J.-C.) est un faux dont les assertions sont fort sujettes à caution. Mais on peut ajouter foi aux dires d’Hérodote (vers 450 avant J.-C.), lequel raconte entre autres choses, dans son Histoire (IV, 196), le troc muet pratiqué sur les côtes du sud marocain (marchandises contre or), puis de Pline parlant des Canaries, et du géographe Ptolémée (141 après J.-C.) portant cet archipel sur sa carte. L’or. Voilà ce que recherchaient les peuples méditerranéens en un temps où l’Europe ignorait encore les mines américaines, sudafricaines, australiennes et sibériennes, et ne trouvait ce précieux métal qu’en Irlande, Gaule, Germanie et Transylvanie, ainsi qu’en Nubie et Ethiopie de l’Ouest. L’or était indispensable à l’économie antique. On sait que les Anciens allaient jusqu’aux Indes (les vents soufflant tantôt nord-sud, tantôt sud-nord, favorisaient la navigation) ; l’or romain s’y est perdu à payer les marchandises qu’on y achetait (soie et épices en particulier). On a là une des causes de la décadence, puis de la fin de l’empire romain : les « Barbares » qu’on ne pouvait plus payer de ce métal se payèrent en s’installant sur place et en pillant le reste du pays.

Mais revenons à l’exploration des côtes occidentales. Les Arabes vont y apparaître à partir du VIIe siècle, mais ne dépasseront pas le sud du Maroc. A la fin du XIVe siècle, les Gênois vont occuper les Canaries jusqu’à ce que Jean de Bethencourt s’en empare (1402-1404) pour le compte du roi d’Espagne. Puis ce va être la découverte des Portugais d’Henri le navigateur qui profitent des énormes progrès que constituent le gouvernail d’étambot, la voile latine et surtout la boussole. Leur progression est rapide : cap Vert (1444), fond du golfe de Guinée (1470), cap de Bonne-Espérance (1488) que Vasco de Gama doublera en 1498 pour gagner Calicut dans les Indes, renseigné et mené par un Arabe. C’est la route ouverte pour gagner ultérieurement Singapour, Macao et le Japon. Notons plus particulièrement l’arrivée des Portugais à la Côte de l’Or (l’actuel Ghana, qui est resté un gros producteur d’or). Conséquence directe de ces explorations : les expéditions de Christophe Colomb (à partir de 1492) qui, quoique financées par l’Espagne, sont suscitées par l’exemple portugais et la découverte des conditions de navigation dans l’Atlantique tropical.

Venons-en au dernier volet : quand et comment les Anciens ont-ils fait connaissance avec l’Afrique intérieure ?

Le Sahara qui, jusqu’en 3000 avant J.-C. environ, fut un pays de savanes où la vie régnait partout et qu’on pouvait aisément traverser, commence à se dessécher de plus en plus dès avant 1500 avant J.-C. et devient de ce fait de traversée quasi impossible, l’âne étant alors le seul animal de bât utilisable, outre le lent boeuf porteur. Mais voilà que les Hyksos introduisent le cheval en Égypte vers 1500 avant J.-C. Il ne sera pas monté, mais servira à tirer des chars : il n’est que de voir les gravures rupestres (char et cheval) retrouvées en grand nombre (quelques 500) sur deux lignes qui joignent, d’une part, le Maroc à Tombouctou, d’autre part, Tripoli à Gao. Mais le char était très léger et le cheval de petite taille : il semble donc qu’on ne les utilisait pas pour le transport des marchandises, mais seulement pour la chasse, la guerre et pour éblouir les femmes...
Les Romains ne tenteront que de rares expéditions vers le sud, surtout au Ier siècle après J.-C. ; vers la Nubie à partir de l’Égypte et vers le Sahara à partir de Tripoli et du Fezzan.

Il faut attendre les Arabes et le VIIe siècle pour une réelle pénétration dans l’intérieur. Après avoir conquis sans peine l’Egypte (639), et plus difficilement le Maghreb, ils passèrent en 711 en Espagne et ne furent arrêtés qu’à Poitiers (732). Partant du Maghreb, les Arabes traversent facilement le Sahara avec leurs chameaux et s’installeront sur une ligne approximative Tombouctou-Gao-Agadès sur laquelle ils créent des villes où se pratiquent les échanges entre les marchandises et le sel du désert qu’ils apportent contre l’or que les Noirs animistes extraient d’innombrables petites mines du Sénégal, du Mali, de la Guinée et de la Côte de l’Or, sans compter une foule d’esclaves. L’or ainsi acheté (quelque neuf tonnes par an) prend le chemin du Maghreb, où il est frappé en dinars, très appréciés en Europe. Cet or africain (Mali, Guinée, Zimbawé), en attendant à partir de 1492 l’or américain, va être le moteur de l’économie mondiale.

Et M. Mauny termine cet exposé par une digression sur la traite des esclaves dont, dit-il à juste titre, sont coupables aussi bien les Arabes que les Européens et les Noirs eux-mêmes (auxquels les précédents venaient tout bonnement les acheter), rappelant en passant l’enrichissement qui en est résulté pour tous les ports européens grâce au « commerce triangulaire » du XVIe au XIXe siècle.



Vendredi 30 novembre 1979
Georges Dumézil et Rome
Robert SCHILLING, professeur à l’Université de Strasbourg et directeur d’études à Paris.

Présentation de la conférence

L’élection, bien tardive, de Georges Dumézil à l’Académie française, sa réception en juin dernier, quai Conti, par le seul sans doute de la compagnie qui fut à même de dialoguer au niveau du récipiendaire, l’ethnologue et écrivain Claude Lévi-Strauss, ont fini par populariser le nom de l’un des plus grands savants de notre temps et d’un grand écrivain. L’érudition de Georges Dumézil (« Vous maniez trente ou quarante langues, les unes mortes, les autres vivantes ») n’a d’égale que l’originalité et la capacité de renouvellement dans la découverte, et la puissance de synthèse.

M. Robert Schilling, ancien élève de l’École normale supérieure et ancien membre de l’Ecole française de Rome, est professeur à l’Université, directeur de l’Institut de latin de Strasbourg et directeur d’études à l’École des hautes études (section sciences religieuses, religions de Rome). Il a consacré sa thèse de doctorat, restée classique, à La religion romaine de Vénus, depuis les origines jusqu’au temps d’Auguste. Parmi ses publications et travaux d’édition, citons son très récent Rites, cultes, dieux de Rome, qui rassemble, en un hommage à Georges Dumézil, une trentaine d’articles et études qui font ressortir, en particulier, la fidélité de la religion de Rome, à la fois traditionaliste et ouverte, au legs indo-européen.

Voir : Georges Dumézil à la découverte des indo-européens, recueil d’études publié sous la direction de M. J.-C. Rivière, éditions Copernic, auquel a collaboré M. R. Schilling.

Compte rendu de la conférence

M. Schilling a, non pas la vaine prétention de saisir l’œuvre de Dumézil dans toutes ses dimensions, mais seulement le désir de la situer vis-à-vis du domaine romain. Pour Dumézil, le véritable comparatiste va au-delà des rapprochements superficiels, travaille en profondeur pour détecter, dans les civilisations dispersées qui se réclament d’une commune origine indo-européenne, les structures homologues qui peuvent se référer à une même idéologie.

Rapprochant les données du Véda de l’Inde des structures religieuses romaines préservées par le conservatisme des pontifes, Dumézil a fait sa découverte fondamentale : la société indo-européenne est fondée sur une idéologie trifonctionnelle qui implique la nécessaire concertation de trois fonctions : la première consiste en la souveraineté dans ses aspects magique et juridique ; la deuxième en la force, particulièrement sous la forme guerrière ; la troisième en la fécondité sous ses diverses formes.

Après avoir rappelé les trois attitudes successives suscitées par la lecture de l’histoire romaine selon Tite-Live : le doute (Louis de Beaufort, 1738), la négation hypercritique (Ettore Pais, 1913) et l’interprétation-reconstitution (A. Piganiol, 1916), cette dernière battue en brèche par les découvertes archéologiques sur lesquelles comptaient ses tenants pour la renforcer, M. Schilling donne en quatre domaines des exemples du nouvel éclairage dumézilien : religion (les trois prêtres hiérarchisés : flamen dialis, flamen martialis, flamen quirinalis, rappelant la triade archaïque Jupiter, Mars, Quirinus) ; institutions (les trois tribus : Ramnenses, Luceres, Titienses, symbolisant la souveraineté de Romulus, la force étrusque de Lucumon et la fécondité sabine de Titus Tatius) ; « histoire » (l’histoire romaine s’est construite à partir de faits significatifs hérités de la mythologie indo-européenne : il n’est que de rapprocher les Horatius Coclès et Mucius Scaevola romains des dieux scandinaves Odinn et Tyr) ; droit (les trois types de mariage : confarreatio, usus et coemptio, rappelant respectivement la souveraineté, la force et l’économie).

Cet esprit novateur a modifié les perspectives de l’interprétation dans le domaine romain : est dissipée l’illusion majeure de croire que les origines de Rome étaient assimilables à un monde larvaire de formes indistinctes où se seraient progressivement distinguées des divinités personnelles ; la civilisation romaine n’est plus un commencement ex nihilo, mais une portion de l’héritage indo-européen. Il est possible désormais d’éclairer des rites archaïques dont la signification échappait : ainsi la fête des Matralia du 11 juin. On se doit dorénavant de constater que les divinités romaines se présentent sous un aspect essentiellement fonctionnel : tel Mars dont les cérémonies mal interprétées faisaient un dieu plus agraire que guerrier, alors qu’il est essentiellement guerrier.

L’éclairage comparatiste permet de définir avec plus de justesse l’originalité de Rome par rapport aux autres civilisations héritières du legs indo-européen. Alors que, dès le VIIIe siècle avant Jésus-Christ, la Grèce des poètes et des philosophes s’est livrée à une vaste entreprise de rénovation, qui a laissé néanmoins des traces de l’idéologie trifonctionnelle indo-européenne (tel le Jugement de Pâris), alors que l’Inde a figé cette idéologie dans ses castes fermées et héréditaires, Rome, après s’être montrée conservatrice à ses débuts, s’est engagée bientôt dans une évolution égalitaire.

Poursuivant sa quête de pionnier commencée vers 1938, Dumézil est amené à l’occasion à renier certaines affirmations passées, à rectifier certaines assertions précédentes. Mais ces repentirs n’affaiblissent en rien sa thèse comme quoi l’idéologie tripartite indo-européenne est la seule qui puisse expliquer la plupart des faits de la civilisation romaine.



Vendredi 14 décembre 1979
La Rome antique : traditions historiques et découvertes archéologiques récentes
Jean-Louis FERRARY, ancien membre de l’Ecole française de Rome, assistant de latin à l’Université de Paris-Sorbonne.

Le but de M. Ferrary était de montrer l’apport important des récentes découvertes archéologiques à la connaissance de la Rome archaïque, c’est-à-dire avant sa fondation jusqu’aux débuts de la République, et de confronter ces découvertes aux traditions historiques et légendaires. Ces travaux — qui ne sont pas terminés, puisque l’inventaire des fouilles, rendues difficiles par l’urbanisation croissante, n’a pas encore été publié — ont bouleversé notre vision de la Rome primitive ; paradoxalement, ils confirment les données littéraires trop vite mises en doute par les historiens du XIXe et du début du XXe siècle. « Il faut, dit le conférencier, lier d’emblée le destin de la ville de Rome à celui du Latium tout entier, et distinguer quatre phases dans son évolution. »

La première période va, en gros, de l’an 1000 à 875 avant notre ère. Elle est révélée par les fouilles des nécropoles : Lavinium, Antium, les tombes à puits du Forum, le groupe des Monts Albains (Villa Cavaletti entre autres). Le matériel comprend surtout des urnes funéraires en forme de cabanes rustiques, avec des statuettes et des objets de bronze ; ces urnes contiennent les cendres d’un mort, ces nécropoles étant caractérisées par le rite de la crémation. La tradition légendaire qui donne la primauté dans le temps à Albe sur Rome semble donc confirmée. Au cours de cette période, il y a eu évolution dans les rites : l’inhumation a succédé à la crémation, sauf pour Albe, qui est restée fidèle au rite primitif.

La seconde phase coïncide justement avec le recul d’Albe. C’est vers cette époque que le Forum cesse d’être un cimetière pour devenir habitat ; la nécropole émigre sur l’Esquilin ; l’abondance des sépultures permet d’affirmer que déjà l’habitat romain connaissait une grande extension.

La troisième période est la plus riche, elle marque une mutation profonde qui correspond à l’âge de Romulus. La date de la naissance légendaire de l’Urbs avait déjà été confirmée par la découverte au siècle dernier des fonds de cabane du Palatin. Cet âge de Romulus coïncide avec l’apparition des céramiques grecques sans aucun doute en rapport avec les ateliers d’Eubée installés à Ischia, puis à Cumes (la Campanie était une terre de colonisation grecque). C’est là une découverte capitale : on connaissait bien l’hellénisation du continent latin par l’expansion de ce que l’on a appelé « la Grande Grèce », mais il faut parler d’une première hellénisation. Rome est entrée en contact avec la Grèce dès sa naissance, et ce fut pour le Latium une période de très riche civilisation. L’archéologie du siècle précédent nous aide : les grandes tombes de Palestrina, mises à jour à partir de 1855, apparemment semblables à celles de Cerveteri, avec leur mobilier somptueux, n’étaient pas, comme on l’avait cru, des tombes de princes étrusques, mais de notables autochtones, latins, ayant vraisemblablement des liens avec l’aristocratie étrusque. C’est là d’ailleurs qu’on a retrouvé la plus ancienne inscription latine, bien connue des archéologues et des linguistes, la « fibule de Préneste », où l’on peut lire : « Manius m’a fait faire pour Numérius ». L’inventaire des tombes de Satricon (à cinquante kilomètres au sud-est de Rome) montre la même influence grecque, témoins ces vases en forme de Sirène, peut-être d’origine syrienne.

Les deux sites les plus importants sont Lavinium et Castel di Decima. Le premier est bien connu dans l’histoire : c’est la capitale des Laurentes, la cité du roi Latinus. On y trouve, outre une acropole et un autel dédié aux Dioscures, le monument dit « l’Heroon » d’ Enée, le héros fondateur, élevé sur un tumulus du VIIe siècle, tel que Denys d’Halicarnasse l’avait décrit. Les fouilles récentes ont montré les deux états du monument : d’abord un tumulus avec sarcophage des années 660 environ ; dans la deuxième moitié du IVe siècle, cette tombe a été transformée en un petit temple avec cella. C’est à cette époque que Lavinium est devenu une partie de la communauté romaine : c’est alors qu’on a développé le culte de l’ancêtre, celui qui a amené la tradition troyenne.

Castel di Decima, village à 18 kilomètres au sud de Rome, est une vaste nécropole, découverte en 1970, où l’on a fouillé 240 tombes, qui date de la même période. Le mobilier en est d’une très grande richesse, et certaines pièces sont exceptionnelles, dont un pectoral d’or et une pièce de harnachement avec deux figurines.

Cette richesse et cette somptuosité n’a pas eu de lendemain ; il faut vraisemblablement supposer que Rome, une fois à la tête du Latium, a imposé une certaine austérité, à moins que ce phénomène de restriction du luxe funéraire ait été naturel.

La dernière phase correspond au règne de Tarquin l’Ancien, c’est-à-dire le dernier quart du VIIe siècle et le premier quart du VIe. Rome devient une ville avec les éléments essentiels de la vie politique. Le Forum est alors un centre d’activité autour de la regia, du comitium et de la Curie, reliés par la Via Sacra. La Regia, qui, dans sa forme primitive, ne comprenait qu’un bâtiment très simple, s’enrichit sous Tarquin d’une décoration de terre cuite, et notamment d’une frise de style orientalisant. C’est sous le règne de Servius Tullius que cette décoration dénote le plus l’influence hellénique, comme en témoignent les statues d’acrothère, le torse d’Héraklès ou le buste d’Athéna casquée, dont la facture rappelle celle du célèbre Apollon de Véies. On peut donc affirmer sans exagération que cette civilisation est plus grecque qu’étrusque.

L’expulsion des Tarquins vers 509 marque la fin de la période royale : l’archéologie, une fois de plus, confirme cette crise. A cette date, la Regia en est à son cinquième état : elle sera reconstruite telle quelle indéfiniment, car elle n’est plus que la demeure du rex sacrificiorum, tout ce qui reste de la fonction royale. S’agit-il de la disparition de l’influence étrusque ? En réalité, il n’y a pas eu conquête, comme l’affirme l’histoire officielle de Rome, mais seulement contrôle militaire et commercial. D’ailleurs, le changement politique ne s’est pas accompagné d’une mutation artistique.

En conclusion de cette démonstration savante et solide, M. Ferrary avoue qu’il est difficile de trancher le problème des influences grecques ou étrusques sur la Rome archaïque. L’habitude est de considérer une Rome soumise à l’Etrurie. Les archéologues italiens modernes penchent pour la prépondérance de la civilisation grecque. En fait, Rome fait partie d’un ensemble culturel qui est le Latium ; l’influence de la Campanie hellénisée y atteint son apogée au VIe et dans le courant du Ve siècle ; elle est partiellement interrompue par la poussée des peuples montagnards. « Le monde latin, dit l’historien contemporain Massimo Pallottino, sort d’un état primitif pour entrer dans l’ensemble historico-culturel archaïque du VIe siècle, où Rome, poussée vers l’hégémonie sous la dynastie des Tarquins, occupe une situation de premier plan. »



Jeudi 31 janvier 1980
A la recherche de l’Atlantide
Raymond WEIL, professeur à la Sorbonne.

L’Atlantide était d’abord un mythe platonicien, évoqué dans le Critias et le Timée. Lors du partage de la terre par les dieux, Poséidon a établi son empire au-delà des Colonnes d’Hercule ; la partie centrale en est constituée par une île dont la capitale est une ville extraordinaire, de forme circulaire, avec des canaux concentriques. Leurs habitants, les Atlantes, voulurent un jour essayer leur puissance en envahissant l’Afrique, l’Asie et l’Hellade ; ils sont arrêtés par les peuples en envahissant l’Afrique protégée par Athéna et Hephaïstos. Zeus, pour les punir, décide d’engloutir l’Atlantide.

Dès l’Antiquité, on s’interroge sur le bien-fondé de cette histoire, qu’Aristote met au nombre des mensonges, et l’on propose des interprétations allégoriques. A l’époque des grandes découvertes, on croit avoir retrouvé l’Atlantide au Mexique, à cause de la similitude des noms (Atzlan = terre des Aztèques) ou de la configuration des lieux (Cortès découvrant Tenochtitlan— l’ancêtre de Mexico — croit voir les canaux circulaires de la cité de Platon). Depuis, les hypothèses les plus variées foisonnent : au XVIIIe, l’astronome Bailly (le futur maire de Paris en 89) place l’Atlantide en Mongolie !

De nos jours, on a cherché des explications scientifiques : s’il y a eu la disparition d’un continent, les traces devraient en être visibles. Or les savants ne sont pas du tout d’accord sur l’existence d’un effondrement important à l’époque quaternaire ; l’étude du sous-sol de l’Atlantique n’apporte aucune certitude. C’est alors qu’une autre hypothèse a vu le jour : pourquoi cet effondrement n’aurait-il pas eu lieu au cœur même du bassin méditerranéen ? Archéologues et géologues se sont intéressés à la plus méridionale des Cyclades, l’île de Santorin, l’ancienne Théra qui, en 1500 avant Jésus-Christ, a littéralement explosé, ravageant par contrecoup toute une partie du monde hellénique : c’est à cette période qu’on place la disparition de la puissance minoéenne. Les fouilles de Théra, commencées dès la fin du XIXe siècle par l’École française d’Athènes, ont été menées systématiquement par les Grecs, sous l’impulsion du grand archéologue Spiridion Marinatos (disparu en 73). Elles ont mis au jour une très riche civilisation d’un peuple de marins, exerçant une véritable thalassocratie, dont les objets usuels et les fresques témoignent d’un art fort raffiné. Nous avons pu admirer, parmi les excellentes photographies de M. Weil, plusieurs scènes déjà célèbres comme celle des enfants boxeurs, du pêcheur, ainsi que la fresque des navires (c’est même le seul document précis que nous ayons sur la navigation à l’époque archaïque).

Grâce à cet apport de l’archéologie, nous pouvons en déduire que l’explosion de Théra — assimilée à l’effet de 350 bombes à hydrogène — a pu anéantir une civilisation tout entière ; les cendres ont recouvert la Crète et le raz de marée s’est fait sentir jusqu’en Tunisie. Il suffit de comparer ces effets à ceux de l’éruption du volcan Krakatoa, en Insulinde (en 1883).

Mais s’agit-il bien la des vestiges de l’Atlantide ?

La légende veut que Critias ait reçu des information de Solon — par l’intermédiaire de son grand-père — qui les tenait lui-même des Égyptiens, pour lesquels la Crète, et non Gibraltar, est le pays de l’Atlas. Mais les Égyptiens, amoureux du mystère, sont sujets à caution. M. Weil pense que le récit de Platon est une double simulation, mathématique d’abord (Platon joue avec des chiffres et se joue de nous), ensuite historique. Platon vieillissant se passionne pour l’histoire, mais en l’arrangeant à sa guise. Si l’on considère les dates, l’ancêtre de Critias n’a pas pu connaître Solon, et, sous le couvert de sa sagesse bien connue, on fait dire à celui-ci bien des choses. Il se trouve simplement que l’Atlantide de Platon est une fable politique qui illustre une idée simple, comme tous les grands mythes : un État est heureux quand il vit dans l’harmonie ; s’il poursuit des rêves d’expansion et de conquêtes, il va à sa perte ; Zeus punit toujours la démesure, la plus grande faute pour un Grec. La seule chose sérieuse c’est la découverte archéologique, le reste appartient à la littérature. « Nous n’avons pas trouvé l’Atlantide à Théra, pas plus que sous la mer, conclut M. Weil, mais nous nous plaisons encore à écouter une belle légende… »



Mercredi 5 mars 1980
Jacques Copeau et le théâtre de plein air
Clément BORGAL, professeur au lycée Pothier d’Orléans

M. Clément Borgal s’est efforcé tout au long de sa conférence de nous montrer l’aspect moins connu de Copeau que la tradition enferme un peu vite dans son univers du Vieux-Colombier. En effet, l’animation du petit théâtre parisien n’a duré en tout que six années. Il s’agissait donc d’éclairer les vingt-cinq années — qui vont de la fermeture définitive du Vieux-Colombier (en juin 1924) à la mort de Jacques Copeau en 1949 — période très riche, marquée notamment par une longue retraite en Bourgogne, à Pernand-Vergelesses. On a parlé de fuite, d’évasion ; c’est vrai. Copeau, dès 1910, a senti que sa petite salle était « une caverne, un univers d’ombres trompeuses, et que la vérité se situait ailleurs, en plein air… ». Mais ce fut surtout pour lui l’occasion d’une prise de conscience, d’une longue méditation sur l’art théâtral.

Ces vingt-cinq années peuvent se diviser en trois périodes : deux sont marquées par des réalisations capitales et encadrent une étape de réflexion.

La première période culmine à Florence en 1933. « Cela a été pour moi, écrit-il à Suzanne Byng, un grand souci, mais une grande expérience. Maintenant, je me vois mal travailler entre trois murs. » Jacques Copeau avait été invité à l’occasion de la fête du « Mai florentin », à mettre en scène « Le Mystère de Santa Oliva », pièce tirée du folklore toscan, à l’intérieur du monastère de Santa-Croce, haut lieu historique et religieux. Les spectateurs occupent les trois côtés du cloître, sous les arcades ; la scène, très vaste, comprend, outre le dernier côté des arcades, réservé aux choeurs, toute la partie comprise entre ce dernier côté et le puits central de la cour, délimitant ainsi six espaces scéniques à des niveaux différents. La nouveauté technique ne tenait pas aux dimensions du cadre — et Copeau a toujours banni tout effet spectaculaire —mais résidait essentiellement dans trois éléments : 1° un contact direct entre acteurs et spectateurs, le public entourant l’aire de jeu ; 2° ce qu’André Barsacq a appelé la « hiérarchie des lieux », suggérée par les différentes hauteurs des lieux scéniques (un peu comme les « mansions » du jeu médiéval) ; de ce fait, les acteurs « se meuvent littéralement avec le drame » ; 3° l’élément choral et musical, assurant une communion avec le public. Sans doute ce genre de mise en scène ne peut convenir à tout spectacle, mais il répond parfaitement au théâtre médiéval, au théâtre élizabétain, à la tragédie antique, ainsi qu’à toute oeuvre non entachée de verbalisme. Copeau pensait qu’il susciterait de nouvelles oeuvres, une renaissance de la création théâtrale. Il a fait en sens inverse le chemin parcouru par le théâtre de l’Antiquité au XXe siècle, ou, autrement dit, il revient à ses sources : l’espace et le plein-air.

La seconde période est celle de la réflexion et de la théorie. M. Borgal s’appuie sur trois grands textes : une conférence prononcée à Coppet en 1935 : Le Théâtre et le Monde ; un article de 1937 : La représentation sacrée et une brochure parue en 1941 intitulée Le théâtre populaire. Tout un programme qui peut se résumer à ces quelques formules : « le théâtre de nos jours n’existe plus, car il est tué par une métaphysique de la négation pure, par un évanouissement progressif des valeurs morales, l’Homme se retrouvant radicalement seul ». Un renouveau théâtral s’impose, mais « tous les efforts de rénovation dramatique ont jusqu’ici échoué ». Il avoue donc son propre échec, au Vieux-Colombier, car, pour lui, la révolution du théâtre doit venir du changement dans le public, de son enthousiasme véritable. « Il ne suffit pas de réformer le monde de la scène pour réformer le théâtre ». Et d’affirmer : « Il faut qu’il soit vivant, c’est-à-dire populaire, et donne des raisons de croire, d’espérer, de s’épanouir ». Certes, cette conception n’est pas entièrement nouvelle ; dès la fin du XIXe siècle, des pionniers comme Firmin Gémier, Paul Fort, Maurice Pottecher (et son « Théâtre de Bussang ») en avaient rêvé ; mais, selon Copeau, leur échec vient de ce qu’ils ont voulu devancer la révolution sociale. Non pas que Copeau se range parmi les révolutionnaires, mais il pense à juste titre que le renouvellement de l’art ne peut venir que d’un changement de spiritualité. En attendant cet avenir meilleur, il faut le préparer par un retour aux sources, par la remise en honneur de la « Commedia dell’ Arte ».

On pense à tort à la liberté gratuite du jeu, aux pantalonnades ; or Copeau nous rappelle qu’il n’y a « pas de forme plus rigoureuse, car le peuple est sensible à ce qui est simple et fort ». La « Commedia dell’ Arte » doit enseigner la stylisation.

La dernière étape est marquée par trois réalisations, sans qu’il y ait filiation directe entre les théories annoncées et les œuvres produites. La plus ancienne remonte à 1935 ; c’est la mise en scène à Florence du Savonarole d’un auteur italien (Alessi) sur la place de la Seigneurie. Copeau a magnifiquement utilisé un décor naturel étonnant ; il a exploité un triangle formé, d’une part, par le Palazzo Vecchio avec son balcon, de l’autre, la Loggia dei Lanzi, où sont placés deux chœurs et un orchestre ; entre les deux, formant l’hypothénuse, des gradins pour les spectateurs avec d’immenses tours en bois servant de supports aux projecteurs ou de lieux scéniques élevés. Au sol, sur la place même, la foule des figurants, haute en couleurs, se mêle à celle des spectateurs : l’esprit même de la représentation médiévale est retrouvé.

La seconde tentative a lieu en 1943, à Beaune, lors de la célébration exceptionnelle du 500e anniversaire de la fondation des célèbres Hospices. C’est Le Miracle du Pain doré, joué dans la cour intérieure du bâtiment. Malgré la présence de l’occupant, c’est une véritable fête populaire, à laquelle participent, au milieu d’acteurs chevronnés, d’authentiques gens du crû. L’auteur de ces lignes, qui a eu la chance d’y assister, se souvient encore d’avoir éprouvé en toute naïveté sa première émotion théâtrale, semblable à celle des paysans du Moyen Age contemplant l’Enfer et le Paradis aux porches de l’église. Copeau avait réalisé son désir : écrire un drame populaire moderne inspiré des mystères authentiques. Il exulte : « Ces deux journées ont été le couronnement de tout ce que j’ai fait. C’est le modèle d’une célébration sacrée… »

Jacques Copeau, usé par sa maladie cardiaque, n’aura pas le temps de réaliser tous ses projets. Il écrira seulement Le petit pauvre, biographie dramatique de saint François d’Assise, qui est son testament spirituel et théâtral, pièce qui ne sera représentée qu’une seule fois, et après sa mort, en 1950, par son disciple italien Orazio Costa. Il semble que les leçons de Florence et de Beaune ont été écoutées, à en juger par la place importante occupée par les chœurs et la musique. Copeau y voit surtout deux avantages : l’élargissement du drame aux dimensions du Temps et des vérités abstraites et la souplesse apportée par la musique à l’élément verbal. « Le chœur, dit-il, est la palpitation tragique même, et non un ornement. » La vie du héros des Fioretti passionne depuis longtemps l’auteur (qui a déjà joué en 1926 un Saint François de son ami Henri Ghéon) : il est attiré par la spiritualité du personnage, mais aussi par la similitude de cette destinée et de la sienne ; il voit même une analogie entre son propre cheminement et celui du saint.

« Ce cheminement, conclut M. Clément Borgal, du Vieux-Colombier au petit saint d’Assise, du théâtre d’ombres au plein soleil, est un épanouissement ». Les dernières paroles de saint François à saint Bernard peuvent s’appliquer à Jacques Copeau : « Ma règle et mon testament sont des choses simples et claires… Il faut regarder le commencement. Toujours. »



Mercredi 21 mai 1980
Les jeunes gens de la Comédie romaine
Pierre GRIMAL, professeur à l’Université de Paris-Sorbonne, membre de l’Institut.

M. Grimal expliqua en préambule les raisons du choix de son sujet, volontairement restreint : le problème de la Comédie latine, représentée par Plaute et Térence, qui écrit à peine cinquante ans plus tard, dépassait l’intérêt du théâtre en lui-même et apparaissait comme un moyen d’interroger l’histoire et de comprendre les questions de morale.

Dans un premier temps, le conférencier définit ces personnages essentiels que sont les jeunes gens, dont les aventures forment le sujet des pièces. Ils sont d’abord les héritiers de Ménandre ou de Diphile, eux-mêmes proches des jeunes gens du temps de Platon ou de Socrate. Du fait de leur origine, ils ont une dimension mythique et leurs modèles ne se rencontrent pas dans la vie romaine. Mais, s’ils ont une source commune, comment se fait-il qu’ils soient si différents d’un auteur à l’autre?

Il faut remonter, dit M. Grimal, à la Comédie Nouvelle grecque, la « Néa », dont on peut se faire une idée d’après les fragments de Ménandre et les pièces de son imitateur Térence. Ces jeunes gens sont des aristocrates, fils de famille ayant reçu une éducation dérivée de la « paidéia » aristotélicienne. Ils représentent une force dans la cité, d’autant plus que dans la mentalité hellénistique, le rôle de la jeunesse est valorisé. Les comédies ont pour sujet le passage difficile de la vie militaire à la vie active : l’apprentissage de la liberté et la découverte de l’amour avec les « hétaïres » ou les meretrices. Il y a donc conflit entre cette recherche du plaisir et le mariage, la nécessité de continuer, outre la lignée, le culte de la famille et de la cité. C’est chez Térence que se trouve le mieux conservée l’atmosphère morale de la Néa. Dans l’Andrienne par exemple, Pamphile, jeune homme modéré, modeste et docile, se voit déchiré entre son amour pour la « métèque » Glycère et l’obéissance filiale, comme dans un drame bourgeois. Le héros de la comédie pratique le sentiment de l’honneur, la maîtrise de soi, le courage et le respect des devoirs envers la cité, c’est-à-dire toutes les vertus du « Kalos Kagathos », de 1’honnête homme du Ve siècle.

Cet idéal pourrait paraître livresque si l’on ne regardait l’histoire. M. Grimal rappelle alors l’influence qu’a eue vers les années 160 avant J.-C. la découverte de cette éducation à la grecque chez les jeunes intellectuels romains, et en particulier dans le Cercle des Scipions. Ceux-ci se reconnaissaient dans les personnages de la Néa et se mirent à imiter leurs modèles : au milieu de la corruption ambiante, ils rêvent de gloire et placent comme valeur suprême la magnanimitas.

En remontant le temps, on est frappé par la différence de mentalité de la jeunesse que décrit Plaute. Rome vient de vivre une période de grands changements, conséquences des victoires sur Carthage. Après les tensions, c’est la détente, le développement économique, l’euphorie, le luxe. La jeunesse a le vent en poupe, elle veut vivre à sa guise, au grand dam de l’ancienne génération. D’où la dissemblance : le problème amoureux, qui était dans la Néa un drame social et moral, est, à cette époque, un drame essentiellement économique. Plaute insiste sur le caractère destructeur de l’amour, qui sape la personnalité comme la famille. C’est lui qui est la cause de tous les maux, comme l’affirme le Charinus du Mercator. Il est facile de saisir l’opposition avec l’auteur du Phormion. Le jeune homme de Plaute est en danger, celui de Térence veut réaliser sa uirtus. Le premier tire de l’amour une leçon, le second y voit un principe constructeur.

Il est un peu simpliste de dire que les deux auteurs ont imité différemment leurs modèles, ou ont peint chacun la jeunesse de leur temps, avec les changements de mentalité. Il y a un parallélisme frappant entre les jeunes gens de Térence et les jeunes gens réels des années 160. Sous quelle influence cette jeunesse a-t-elle été incitée à suivre l’idéal grec ?

M. Grimal formule pour conclure l’hypothèse suivante : s’il y a eu transformation des mentalités, elle s’est produite justement grâce à l’influence de la Comédie. L’image de la société athénienne du temps de Ménandre a fini par s’imposer à travers le théâtre sur les meilleurs esprits. « Les comiques ont peut-être plus fait que les philosophes pour évangéliser la foule. » Et il ne faut pas perdre de vue que la comédie est offerte à un très large public, plusieurs fois par an, tandis que la diffusion du livre restera longtemps restreinte.



Mardi 28 octobre 1980
Deux Orléanais en procès : Charles Péguy contre Gustave Lanson
Jacques BOUDET, inspecteur général honoraire de l’E.N.

M. Jacques Boudet rappela brièvement la biographie de Lanson (Achille-Alexandre Gustave), né le 5 août 1857 rue de la Vieille-Poterie, détruite en 1940. C’est un fils de « bonne famille » qui fréquenta l’école annexée au lycée impérial de notre ville, puis rejoignit ses parents installés à Paris. Sa carrière fut brillante et sans surprise : Ecole normale supérieure, agrégation, professorat. En 1894, l’année où il fait paraître son Histoire de la littérature française qui deviendra le bréviaire de plusieurs générations d’élèves, il est chargé d’une suppléance à l’école de la rue d’Ulm, dont il sera, après un passage en Sorbonne, directeur en1919.

C’est donc en 1894 qu’a lieu la rencontre du professeur Lanson et de l’étudiant Péguy, qui doit présenter son « définitif », c’est-à-dire son mémoire (en l’occurrence sur Vigny). Péguy, selon le témoignage de l’un de ses pairs, Bourgin, éreinta l’auteur des Destinées et se fit éreinter par Lanson, qui qualifia son travail de « critique subjective et orgueilleuse ».

Ce premier affrontement a-t-il marqué à jamais Charles Péguy ? Il est difficile de répondre sans examiner les pièces du procès. Il faut attendre les écrits de Péguy contre son ancien. Ceux-ci datent de 1912 et surtout de 1913 ; le plus important est L’Argent (et L’Argent, suite), pamphlet virulent et cruel. Péguy accuse Lanson d’être un mauvais professeur, méprisant ses élèves, distillant « le miel et le fiel » ou « un vinaigre sucré ». Il l’accuse d’ingratitude, de jalousie à l’égard de ses pairs (il aurait participé au départ de Brunetière de l’Ecole). Il le range parmi les arrivistes dont « la carrière entière est fondée sur l’irrespect ». Portrait terrible, dicté par un emportement excessif, qu’il faut regarder objectivement. Le principal grief, dit M. Boudet, c’est que Lanson professe et impose une méthode. Le « lansonisme » consiste à appliquer à l’étude littéraire les procédures de l’approche « historique et scientifique : le relevé des sources, la biographie, la mise en fiches, l’insertion dans le contexte social et historique. Le conférencier ne résiste pas au plaisir — et c’est pour le nôtre — de lire les pages comiques de Péguy se moquant du cours sur le théâtre français du XVIIe siècle, où l’auteur décortique vaillamment les obscurs devanciers des grands dramaturges, mais bute tout à coup devant « la falaise Corneille ». Péguy accuse également Lanson d’abandonner sa méthode lorsqu’elle le gêne ; il fait allusion à des « Notes et impressions » que Lanson publia en 1912, après trois mois d’enseignement aux Etats-Unis. Péguy de protester avec verve : Lanson n’a pas le droit d’écrire sur ce sujet tant qu’il n’a pas épuisé toute la documentation sur l’Amérique : sinon, il n’est plus « scientifique » ! Il ne l’est pas non plus lorsqu’il s’abaisse à faire le journaliste, ce « métier de droit commun » ! Péguy va même jusqu’à traiter ses chroniques de « crottes de bique » !

Après l’exposé des griefs, M. Boudet propose d’en faire l’examen. Lanson fut-il un mauvais professeur ? Il suffit d’apporter le témoignage d’un autre Orléanais de grande notoriété, le géographe Raoul Blanchard, auteur de Ma jeunesse sous l’aile de Péguy : si la voix du maître était effectivement monotone et lente, la pensée était toujours neuve et en éveil, et la bienveillance constante. Quant à la fameuse méthode, il est bon de rappeler ce qu’a dit M. Deguy au dernier colloque : « Le Lanson de Péguy est la caricature anticipée du post-lansonisme. Il se méfiait au contraire des généralisations à la manière de Taine, et il avait le sens des nuances. » Et au sujet de la « trahison » de sa méthode, la mauvaise foi de Péguy ne fait pas de doute. Avait-il vraiment lu ce livre sur l’Amérique ? De même, si l’on se donne la peine de lire les chroniques journalistiques de Lanson si violemment incriminées, on s’aperçoit qu’elles sont sérieuses, honnêtes et lucides.

Les accusations portées par Péguy tombent presque toutes d’elles-mêmes. Alors pourquoi cette caricature injuste, voire haineuse ? Il semblerait que les critiques du professeur en 1893 aient profondément blessé le jeune normalien, fier, intransigeant, bien au-dessus de sa condition d’élève, et déjà porteur de son œuvre future. Le témoignage de Daniel Halévy et celui des frères Tharaud corroborent l’impression qu’ont les lecteurs de Péguy : celui-ci est capable de ressentiment et de rancune ; il est imperméable à la vertu de charité. Plus tard, à l’époque de L’Argent, alors qu’il a conscience à la fois de sa valeur et de son échec il se prend à mépriser ceux qui ont réussi, et particulièrement ceux qui ont réussi dans la critique, refuge des non-créateurs, dont Gustave Lanson est le symbole.

Une autre raison profonde de son ressentiment, selon J. Boudet, c’est que l’écrivain Péguy se complaît à fustiger, se laisse aller à sa verve polémique, aux mots qui frappent et qui blessent, comme le Hugo des Châtiments. Mais on peut voir aussi dans cette attitude une déviation de la passion pour la vérité. Dans la polémique, l’auteur de L’Argent s’abandonne avec une jubilation visible à un pamphlet d’une malveillance aveuglante.

La cause de Gustave Lanson, dit en conclusion J. Boudet, était donc facile à défendre. D’ailleurs l’accusé n’a jamais répondu à son détracteur ; bien au contraire, il lui a rendu hommage. En effet, il a ajouté après la guerre dans sa littérature un éloge sans réserves de Charles Péguy : « Âme véhémente et généreuse, ombrageuse et fière… homme de parti pris sans doute, mais aussi prophète… »



Vendredi 21 novembre 1980
Viollet-le-Duc et son temps
Robert-J. BOITEL, architecte honoraire des Bâtiments de France, vice-président de l’Académie d’Architecture, ancien professeur à l’Ecole des Beaux-Arts d’Orléans.

Après avoir rappelé à grands traits le rôle de Viollet-le-Duc — qui commença sa carrière à la monarchie de Juillet et atteignit la notoriété sous le Second Empire, et qui s’illustra par la restauration de nombreux édifices qui suscitèrent parfois la réprobation, comme ce fut le cas du château de Pierrefonds — M. Boitel a tenu, dans la première partie de son exposé, à rafraîchir certaines notions d’architecture, afin de replacer les conceptions de Viollet-le-Duc dans l’évolution des idées artistiques jusqu’au XIXe siècle.

Pendant plus de trois-cents ans, du XVIe à la fin du XVIIIe siècle, a régné l’art classique, issu de la Renaissance, c’est-à-dire la redécouverte de l’art antique gréco-romain. Cette Renaissance a été en réalité préparée dès le XIVe siècle et les artistes italiens n’ont pas attendu l’époque de Léonard de Vinci pour venir travailler en France. Viollet-le-Duc, qui passe un peu vite aux yeux du grand public pour un « fanatique » de l’art médiéval, a justement contribué à la connaissance de cette architecture antique et classique ; il a dégagé les principes de cet art, en particulier la notion d’eurythmie. Cette esthétique va être remise en question par le mouvement romantique, lequel coïncide avec la naissance de la grande industrie et l’essor du positivisme. Plusieurs tendances vont s’affronter dans la première moitié du XIXe siècle : les « rationalistes » qui affirment comme Labrouste que « les formes doivent être dictées par les nécessités de l’époque. N’est-ce pas là l’acte de naissance de l’art dit fonctionnel ? ». En face d’eux, il y a les « gothiques », car, paradoxalement, l’époque romantique, à la recherche de racines nationales et originales, a redécouvert l’art du Moyen Age, après Chateaubriand, mais avant Hugo. Ces défenseurs de « l’art des Goths » vont y trouver le fondement d’une architecture nationale. Et les intentions idéologiques et politiques ne sont pas absentes de leur choix : le classicisme de Versailles devient le symbole d’une esthétique autoritaire et monarchique, tandis que l’art médiéval reflète le sentiment, traduit « une émancipation de la liberté », selon le mot de Vitet. C’est dans ce climat de contestation où s’affrontent « Anciens et Modernes » que s’affirme la position de Viollet-le-Duc.

La deuxième partie de la causerie fut consacrée plus particulièrement à l’évolution de la carrière et des idées de l’auteur du Dictionnaire raisonné de l’Architecture. Eugène Viollet-le-Duc est né dans un milieu artistique et intellectuel : il est fils d’architecte et neveu d’Etienne Delécluze, qui tint rue Chabanais un salon célèbre, fréquenté par les libéraux, dont Paul-Louis Courier et Stendhal. Il fut l’élève d’un émule de Percier, l’un des grands architectes de l’Empire (à qui est consacré en ce moment une exposition). Au lieu d’entrer à l’Ecole des Beaux-Arts, il fait, en compagnie de son oncle, un long voyage initiatique en France, puis, en 1838, un séjour en Italie ; il rencontrera Ingres à Rome. Après la création de la Commission des monuments historiques (Vitet en sera le premier inspecteur général), il accompagne en 1834 le tout jeune inspecteur Mérimée. C’est à eux que l’on doit le sauvetage des chefs-d’œuvre en péril célèbres, dont Vézelay, Carcassonne et Cluny. Viollet-le-Duc participera ensuite à la restauration de la Sainte-Chapelle et de Notre-Dame de Paris. On connaît sa doctrine : la restauration doit consister à compléter dans un bâtiment ce qui n’a pas été réalisé dans le projet primitif et à supprimer les ajoutures apportées par les siècles suivants. Ce purisme, au nom de la « vérité archéologique », ira parfois jusqu’à l’excès, voire jusqu’à l’illogisme, comme le pense Louis Hautecœur.

A partir de 1854, la carrière de Viollet-le-Duc se confond avec ses nombreux travaux : les restaurations des édifices religieux, Chartres, Reims, Amiens, Troyes, Clermont-Ferrand (où il termina la cathédrale gothique du XVe) ou des ensembles d’architecture civile comme la cité de Carcassonne. Mais ces réalisations ne doivent pas faire oublier la rédaction de ses grands ouvrages : d’abord le Dictionnaire d’Architecture en dix volumes, parus de 1854 à 1868, puis le Dictionnaire raisonné du Mobilier. On peut considérer que, dans cette œuvre où Viollet-le-Duc recensa tous les témoignages du quotidien, comme les jeux, les outils, les vêtements, il apparaît comme un précurseur du mouvement ethnologique qui est aujourd’hui à la naissance des musées d’art et traditions populaires. Sa curiosité et ses idées vont encore s’affirmer dans son dernier ouvrage, de réflexion majeure, les Entretiens sur l’Architecture (deux volumes : 1863 et 1872) destinés aux étudiants. Il y montre les conditions du renouvellement de l’art et la nécessité d’une réforme de l’enseignement artistique. Viollet-le-Duc, en avance sur son temps, envisage l’architecture en sociologue ; malgré sa passion partisane — il jouera après 1871, dans les rangs du parti de Gambetta, un rôle politique non négligeable — il fait preuve d’une grande clairvoyance. Il meurt à Lausanne le 17 septembre 1879, alors qu’il y achevait la restauration de la cathédrale.

La conférence fut illustrée par une série de diapositives sur les réalisations de Viollet-le-Duc, notamment Vézelay (qui n’était qu’une ruine branlante à l’époque) et Pierrefonds, où la reconstitution fut exactement une recréation. Ce qui a permis de découvrir un véritable talent d’artiste, plus de décorateur que de peintre. Son admiration pour le gothique, même un peu théâtral, ne lui a pas fait oublier la leçon de l’architecture antique, c’est-à-dire de l’harmonie des rapports. De même sa pensée mérite d’être retenue : « L’art n’a pas besoin de l’intervention de l’Etat ; l’art n’a jamais été plus merveilleux que dans la liberté la plus complète. »



Mardi 16 décembre 1980
La Modernité du récit dans L’Éducation sentimentale de Gustave Flaubert
Michel RAIMOND, professeur à Paris-Sorbonne.

Ceux que l’on a appelés les nouveaux romanciers ont beaucoup admiré Flaubert, et en particulier L’Education sentimentale. Et, de fait, bien des aspects de ce roman annoncent des œuvres plus récentes, plus modernes.

Et d’abord le thème. L’Education sentimentale est le premier roman où il ne se passe rien, où la vie, simplement, s’écoule, où les intrigues ne conduisent nulle part, où les connaissances qu’on a des gens ne mènent à rien. Cela explique l’insuccès, lors de sa parution, de ce roman sans romanesque, dont l’intérêt ne sera reconnu que vingt ans plus tard par les naturalistes : en 1884, Henry Céard publia lui-même, sous le titre ironique de Une belle journée, le récit de la rencontre, un dimanche de pluie, d’un homme et d’une femme qui, la journée achevée, se sépareront sans que rien se soit passé. Plus tard, en 1955, Marguerite Duras reprendra ce thème dans Le Square.

Le second aspect « moderne » de L’Education sentimentale, c’est ce qu’on pourrait appeler le réalisme subjectif, c’est-à-dire le fait que la réalité n’est évoquée que telle qu’elle est perçue par le regard du héros. C’est ainsi, par exemple, que sont vues les femmes, aussi bien la personne qui est avec Arnoux au Palais-Royal, dont un écran de taffetas masque le visage, que Madame Dambreuse que Frédéric croise alors qu’elle est dans un coupé et dont Flaubert dit qu’il n’aperçut que son dos (cela évoque le mot de Gide qui écrivit dans le Journal des Faux-Monnayeurs : « grand progrès dans la technique romanesque : admettre qu’un personnage qui s’en va puisse n’être vu que de dos »). Quant à Madame Arnoux, Frédéric la découvre pour la première fois sur le bateau dans un éblouissement, puis, dès qu’il l’a quittée, il se souvient de particularités plus intimes : sous le dernier volant de sa robe, son pied passait dans une mince bottine de soie, de couleur marron. Chez elle, il n’aperçoit ensuite que, dans l’entrebaillement d’une porte, le bas d’une robe qui disparaît. A Saint-Cloud, quand elle parut en haut du perron, il n’apercevait que son pied. Enfin, se promenant avec elle dans Paris, il sentait à travers la ouate du vêtement la forme de son bras. Cette vision subjective du personnage, qui apparaît ainsi dispersé, est assez proche des effort de romanciers plus modernes.

De même, Flaubert annonce certains aspects du nouveau roman lorsqu’il instaure une vision de l’espace tout à fait nouvelle. Claude Ollier écrira plus tard : « Il ne faut pas dire qu’un héros marche ; il faut montrer ce qui défile à gauche et à droite du marcheur ». Cette technique rompt évidemment avec les descriptions classiques où l’observateur — Chateaubriand sur l’Acropole ou Lamartine sur sa colline — parcourt des yeux un panorama immobile. Or Flaubert utilise volontiers dans L’Education sentimentale ce qu’on pourrait appeler le travelling cinématographique. Si l’observateur est en bateau, le paysage se met à bouger autour de lui : le navire partit et les deux berges peuplées de magasins, de chantiers et d’usines filèrent comme deux larges rubans que l’on déroule [...]; la colline qui suivait à droite le cours de la Seine peu à peu s’abaissa et il en surgit une autre, plus proche sur la rive opposée. Proust n’aura plus qu’à perfectionner cette technique en imaginant que l’observateur se déplace sur une route en lacets, mettant en mouvement le paysage et des clochers dans le lointain. Dans L’Éducation sentimentale, l’espace n’est donc pas seulement décrit, mais exploré par le mouvement du regard selon une technique qui a quelque chose de filmique : des établissements de produits chimiques alternaienl avec des chantiers de marchands de bois ; de hautes portes comme il y en a dans les fermes laissaient voir par leurs battants entrouverts d’ignobles cours. Ailleurs l’espace est analysé en plans successifs selon une technique cinématographique qui utilise la profondeur de champ : il l’aperçut (Regimbart) à travers la fumée des pipes, seul, au fond de l’arrière-boutique, après le billard, une chope devant lui.

Proust disait de Flaubert qu’il avait été « le premier à avoir transformé le monde en une impression ». Cela va souvent assez loin et le réel, dans L’Education sentimentale, ressemble parfois à un rêve. Parmi les passages oniriques du roman, on peut citer la quête fiévreuse, presque cauchemardesque, à travers Paris, quête qui conduit Frédéric à la Préfecture de police, où il se trouve dans une situation déjà kafkaïenne : il erra d’escalier en escalier, de bureau en bureau ; celui des renseignements se fermait ; on lui dit de repasser le lendemain. Puis, quand il a enfin retrouvé la trace de celle qu’il aime : il alla chez Arnoux comme soulevé par un vent tiède et avec l’aisance extraordinaire que l’on éprouve dans les songes. De même la rue Tronchet, à la fin de la deuxième partie, est vue d’abord à travers l’attente cauchemardesque de Frédéric, puis telle que l’avait rêvée Madame Arnoux la nuit précédente, pour réapparaître ensuite dans un cauchemar de Frédéric avant d’abriter sa liaison avec Rosanette.

Mais l’aspect sans doute le plus moderne de L’Education sentimentale, c’est que ce roman est un des premiers à se construire autour de l’errance d’un héros désemparé par un monde trop compliqué dans lequel il a le sentiment de ne pouvoir agir. Dans La Chute, Camus fera dire à Clamence, réfugié dans le quartier réservé d’Amsterdam dont les canaux concentriques ressemblent aux cercles de l’enfer : Ah ! mon ami, savez-vous ce qu’est la créature solitaire errant dans les grandes villes ? Et l’on retrouvera ce thème de l’errance dans le Voyage au bout de la nuit de Céline, dans l’Aurélien d’Aragon, dans l’Emploi du temps de M. Butor. Ces romans présentent toujours l’espace de la ville comme le lieu de la dispersion, de la facticité, où la flânerie sans but correspond à un vide de l’âme. Et c’est ainsi que Flaubert présente Frédéric, après son attente vaine dans la rue Tronchet : Il s’en alla au hasard des rues. Des hommes passaient.

Cette déambulation de Frédéric s’accomplit autour de l’espace sacré la chambre de 1a femme aimée, qui rappelle un peu la chambre de l’intimité close, de l’amour, de l’écriture et de la mort dans Le Labyrinthe de Robbe-Grillet. De même, la scène où Frédéric, seul dans les ténèbres, contemple les fenêtres éclairées de Madame Arnoux, se retrouvera par exemple dans Moderato Cantabile, lorsque Chauvin, dans la nuit, regarde une fois de plus les stores blancs devant les baies illuminées d’Anne Desbaresdes. Dans les deux romans, la maison est l’écrin où se trouve, dans l’espace de l’intimité close, le joyau inaccessible. On le sent bien dans L’Education sentimentale lorsque Frédéric entend Madame Arnoux derrière une cloison : on entendait le bruit d’une cuiller contre un verre et tout ce frémissement de choses délicatement remuées qui se fait dans la chambre d’un malade.

Donc, dans L’Education sentimentale, nous voyons le monde essentiellement tel qu’il est perçu par le héros. Or celui-ci est souvent placé de telle sorte qu’il ne voit ou n’entend que partiellement ce qui se passe autour de lui, que les conversations, par exemple, ne lui parviennent que par bribes, que l’essentiel lui échappe. Par-là, L’Education sentimentale se rattache à la technique romanesque de Patrick Modiano ou à celle de Giono dans Un roi sans divertissement. Aussi Frédéric s’interroge-t-il : Quel est le sens de tout cela? Avec cette question, on peut dire que le roman quitte la tradition balzacienne pour basculer vers la technique proustienne, Marcel Proust ne considérant que les apparences, les phénomènes, pour se demander ce qu’il y a derrière, quel est le sens de tout cela.

De même, lorsque Frédéric renoncera à aller chez Dambreuse donc à faire carrière, Flaubert lui fera dire : A quoi bon ? On reconnaît là la question qui sera posée dans L’Etranger de Camus. Tout se retrouve…



Mardi 27 janvier 1981
Aspects de l’art et de 1a civilisation des Étrusques
Raymond BLOCH, directeur d’études à l’Ecole pratique des Hautes Etudes.

M. Bloch s’est borné à commenter sur le mode familier une moisson de photographies, dont certaines furent prises lors de fouilles « in situ ». Il n’avait, dit-il lui-même en préambule, que l’intention d’évoquer quelques-uns des nombreux problèmes que pose encore ce peuple jugé mystérieux par les premiers archéologues. L’énigme la plus importante reste celle du langage : on n’est pas encore parvenu à le déchiffrer, sauf en de rares inscriptions, alors que l’écriture étrusque proprement dite ne fait pas difficulté. Il s’agit d’une écriture alphabétique comparable à celle des Phéniciens. L’élucidation totale de la langue est sans doute possible ; les archéologues font parfois des trouvailles, comme en 1964, près de Cerveteri (un des « hauts-lieux » de l’Etrurie) celle de trois inscriptions sur une feuille d’or ; en comparant l’étrusque avec le punique déjà connu, la lecture a fait quelques progrès…

Sans doute l’origine de ce peuple reste controversée : on ne croit plus guère à la tradition rapportée par Hérodote qui le fait venir de Lydie au XIIIe siècle avant notre ère ; on peut seulement affirmer que les Etrusques ont succédé à la civilisation « des champs d’urnes » (appelée « villanovienne ») en Italie. Les découvertes les plus anciennes (début du premier millénaire) sont des urnes en forme de cabane et c’est justement par ce culte des morts et par le symbolisme funéraire de leur art qu’ils vont se distinguer de leurs voisins, les Ombriens, les Osques et les Latins. La frontière avec ces derniers sera difficile à tracer, dans le temps comme dans l’espace : l’Apollon de Véiès est étrusque, la Louve aussi et les Tarquins…

L’Etrurie ancienne — un fort beau pays comme nous avons pu le constater, avec sa lumière, ses cyprès, ses rivières encaissées et ses sites encore sauvages — s’étendait de la plaine de l’Arno aux portes de Rome et d’Arezzo à la vallée du Tibre. Il reste peu de choses de l’architecture urbaine, à part le pont de Vulci et l’arc de Volterra ; le seul site urbain est celui de Marzabotto, mais il s’agit d’une colonie, en territoire étranger près de Bologne : aucun intérêt architectural et technique pauvre. En revanche, les nécropoles sont d’une étonnante richesse ; certaines, comme celle d’Orvieto, furent construites comme de véritables villes. Le type le plus courant de tombes est celui « à tumulus » : il y en a d’innombrables exemples à Tarquinia et à Cerveteri. M. Bloch nous a montré un autre type moins connu et moins répandu : les tombes « rupestres », taillées à même le roc, autour de Viterbe, hélas ! aujourd’hui toutes vides. Les tombes à tertre laissent encore d’heureuses surprises aux chercheurs. Grâce à une série de photographies documentaires, nous avons assisté à l’exploration de celles-ci : on détecte d’abord l’emplacement par le son ; on creuse avec une petite foreuse un trou où l’on adapte soit un appareil photo, soit un périscope ; si l’on aperçoit du mobilier, on continue méthodiquement la fouille en ouvrant la tombe. Ce mobilier est très varié : il va du trône, de la véritable statue comme le célèbre « sarcophage des époux » de Cerveteri (aujourd’hui à la Villa Giulia) aux bijoux dont certains révèlent une technique de ciselure toute orientale. La production étrusque d’ailleurs s’étend sur près de huit siècles : en simplifiant quelque peu, on peut dire, comme pour la statuaire grecque, qu’il y a une période archaïque, avec, par exemple, les vases anthropomorphes et le curieux guerrier de Capestrano, une période « classique », à laquelle on peut rattacher les cippes de Chiusi, et une période « tardive », où les sujets humains sont traités avec de plus en plus de réalisme.

On ne saurait parler des Etrusques sans montrer leurs célèbres tombes à fresques. Elles sont pour la plupart concentrées sur deux sites : Tarquinia et Cerveteri, mais l’ancienne capitale du roi Porsenna, Clusium, aujourd’hui Chiusi, contient quelques très belles tombes, avec des fresques représentant des jeux athlétiques. Les artistes excellaient dans la peinture des animaux, comme dans la tombe du Baron, à Tarquinia, et des corps en mouvement comme dans la tombe des Lionnes ou dans celle des Augures.

La technique du dessin et de la couleur apparaît dans toute son originalité quand on la compare, d’une part avec celle des fresques romaines de l’époque pompéienne, de l’autre avec celle des fresques grecques, sans doute très peu postérieures. Cette comparaison est assez récente, puisque la seule tombe peinte du monde hellénique a été découverte en 1968 à Paestum : il s’agit de ce curieux plongeur dans son dernier envol.

Cette promenade en Etrurie a permis d’apprécier la richesse et l’extrême variété de l’art d’un peuple qui a façonné Rome et dont les descendants n’ont pas fini de nous étonner.



Vendredi 6 mars 1981
Alexandre vu par les historiens modernes et contemporains
François VANNIER, maître-assistant à la Faculté des Lettres d’Orléans.

Le but du conférencier était de montrer la succession des images diverses du personnage d’Alexandre selon les époques et les pays. Ces images étaient d’ailleurs contrastées dès l’Antiquité : à l’Alexandre des Stoïciens, sage et précurseur d’un cosmopolitisme universaliste, s’oppose déjà un portrait façonné par les Aristotéliciens, celui d’un mauvais génie odieux et cruel.

M. Vannier a cependant rappelé brièvement les exploits du conquérant, en insistant sur la date-charnière de 330, date à laquelle il prend à Ecbatane le titre de roi d’Asie. Il vient d’occuper allègrement le royaume de Darius — qu’il a battu définitivement près d’Arbèles. A partir de là, la conquête sera plus rude ; à mesure qu’il va vers l’Est, les difficultés augmentent d’abord avec les Afghans (déjà !), puis avec les Indiens du roi Poros. La date de 330 marque un tournant dans la politique comme dans la stratégie : le rôle des Grecs s’amenuise ; le roi règle ses comptes avec les « vieux fidèles », les Macédoniens traditionnels, tandis que les Orientaux prennent leur place progressivement, au point qu’on a pu parler d’une véritable politique d’assimilation.

A la suite de ce rappel historique, M. F. Vannier a classé chronologiquement, à partir du XIXe siècle, cinq images d’Alexandre. La première est celle d’un roi héroïsé, comme aux tout premiers temps de la légende : le meilleur exemple en est la représentation d’Alexandre en Héraklès, vêtu de la peau du lion de Némée tel qu’on peut le voir sur une monnaie de Sicyone.

Cette figure héroïsée apparaît pour la première fois dans un livre de 1833, dû à un jeune historien prussien, Johann Droysen, élève de Hegel. Il est à la fois grand admirateur de l’hellénisme dont l’âge d’or est le Ve siècle et des théories hégeliennes sur le sens de l’histoire. Selon lui, Alexandre est le héros de la conquête et le fondateur d’une nouvelle ère, celle d’une fusion entre l’Orient et l’Occident — qui va durer jusqu’en 1453.

La seconde image, d’un Alexandre totalement germanisé, est en référence avec une Allemagne unifiée après 1870. Le fils de Philippe, ancêtre de Bismarck, est vu surtout comme l’unificateur du monde grec ; on oublie qu’il est un Macédonien, presque un Barbare, et les historiens de mener une véritable opération de « blanchiment ». Aux fins d’éducation de la jeune Allemagne, on dresse la statue d’un chevalier parfait dédié à la cause hellénique. Dans la période de l’entre-deux-guerres (de 1918 à 1940) apparaît un autre Alexandre, l’Indo-Européen, le Titan, force qui défie les normes traditionnelles. L’histoire, ayant évolué, demande la vertu de sympathie ; mais cette sympathie va tourner à l’adoration. L’étude d’Alexandre se mue en un culte d’Alexandre, c’est-à-dire d’un génie inspiré, puissant, nietzschéen, qu’on ne peut juger « avec la froide raison des Sémites ». Ce génie deviendra même, par un avatar suprême, le champion des forces aryennes, puisqu’il a mis sur un pied d’égalité les Macédoniens et les Perses, tous aryens en quelque sorte… Pendant la même période, outre-Manche se dessine un autre Alexandre, anglicisé bien sûr, mais aussi spiritualisé : il est alors l’homme de la concorde et de la conciliation, le précurseur de la S.D.N. et de l’O.N.U.

La cinquième et dernière image d’Alexandre sera évidemment en réaction contre les précédentes. M. Vannier l’intitule : Alexandre relativisé et rationalisé. C’est le contraire du mythe, c’est l’homme de la réalpolitik. Les statues dressées au cours des cent vingt années antérieures, du sage modéré aussi bien que du surhomme, vont être brisées par « les historiens minimalistes ». Ceux-ci vont s’intéresser aux victimes du roi, à ce qu’on nomme pudiquement sa « pacification » — et surtout vont critiquer la fusion tant vantée entre l’Orient et l’Occident. Il semble qu’elle ait été épisodique et superficielle ; il n’y aurait jamais eu de véritables acculturations.

M. Vannier conclut en disant que le temps des grandes synthèses historiques lui semblait bel et bien fini et que les savants adoptaient aujourd’hui pour le vainqueur d’Issos et d’Arbèles un « profil bas ». Y aurait-il corrélation entre la « médiocrité » d’Alexandre et « la baisse de tonus de notre époque » ? Nous serions tentés de répondre oui, car la leçon de F. Vannier était claire : dans la recherche du passé, si scientifique soit-elle, se projettent toujours les préoccupations politiques du présent.



Jeudi 26 mars 1981
Politique et grammaire. Fluctuations sur la devise républicaine.
Gérald ANTOINE, professeur à Paris-III, recteur honoraire.

Le sujet de la conférence de Gérald Antoine était l’étude de notre devise républicaine : Liberté-Egalité-Fraternité et de ses « fluctuations ». C’était le sujet même de son livre publié par l’Unesco, dont M. R. Secrétain a rendu compte dans l’éditorial du 1er mars 1981 de La République du Centre.

La première partie était destinée à montrer le cheminement du livre et le dessein de son auteur. Cette réflexion sur notre « trinité sacrée », dit en substance Gérald Antoine, est le fruit d’une triple rencontre : la commission des libertés, présidée par Edgar Faure ; en 1977 le colloque tenu à l’Unesco intitulé « Paix et Liberté » ; en 1978, à Montréal, une communication sur le racisme et les inégalités, du point de vue du linguiste. A ces deux enquêtes, il ne manquait donc que le troisième terme, celui de fraternité, avec ses variantes ; cette dernière étude a été ajoutée à la demande de l’Unesco pour former avec les deux précédentes un volume destiné à la campagne que mène cet organisme mondial en vue de promouvoir les droits de l’homme. Le conférencier nous fait remarquer, non sans une pointe d’orgueil (légitime), que cette devise si célèbre dans le monde n’a jamais eu d’historien. La raison en est que l’historien seul est désarmé, que l’interdisciplinarité n’est pas encore très répandue en France et que les grammairiens, d’ailleurs fortement divisés, ne travaillent pas avec les politologues. Or la grammaire peut faire bon ménage avec la politique et l’une peut même révéler l’autre. L’emploi d’un pluriel à la place d’un singulier n’est pas innocent : les partis de gauche parlant exclusivement des libertés, la liberté serait-elle un concept de droite ?

Le but de la recherche de G. Antoine était d’étudier les « métamorphoses sémantiques, politiques et sociales » de ces trois grands termes, avec leurs déterminants et leurs corollaires (par exemple le couple fraternité-solidarité), sans avoir la prétention de l’exhaustivité, en enquêtant avec l’aide du Trésor de la langue française de Paul Imbs et du Laboratoire d’études des textes politiques de Saint-Cloud, sur un échantillonnage de textes français allant de 1789 à nos jours, en introduisant « le maximum de rigueur là où le flou sentimental fait la loi ». Notre conférencier s’est seulement borné, pour ne pas lasser son auditoire, à nous montrer quelques-unes de ses découvertes, humbles sans doute, mais riches d’aperçus. D’abord le terme de liberté apparaît à chaque siècle comme envoûtant et magique autant qu’imprécis, selon le mot d’Helvétius reprenant Malebranche : « la liberté est un mystère ». Serait-ce un mot vide de sens ? Un mot profané, comme dans l’invective véhémente des Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand : « cette liberté vendue, prostituée, brocantée, maquignonnée à tous les coins de rue… ». La seconde remarque importante, c’est que notre devise nationale n’a nullement été stable. Sans doute les révolutionnaires de 89 ont rendu célèbre notre trilogie, mais, dès 1893, elle est amputée : seul le couple liberté-égalité demeure. Il est vrai que le slogan « Liberté, égalité, fraternité ou la mort » avait une odeur de fanatisme peu supportable. Très vite Bonaparte instaure la triade : Liberté-Egalité-Ordre public, qui devient sous l’Empire : « Liberté et Ordre public » ; les quarante-huitards essayèrent bien de ranimer la fraternité ; sous la Commune, ce fut : Liberté-Egalité-Solidarité. Des trois concepts, celui de fraternité, apparemment le plus chargé d’affectivité et d’histoire révolutionnaire, puisque le « Salut et fraternité » était le mot de passe des sans-culotte, suscita le plus de réticences. Sans doute est-ce à cause de ses connotations chrétiennes. Mais qu’on sache alors que celui de participation, cher au général de Gaulle, évoque des souvenirs religieux, puisqu’on le trouve chez saint Augustin et chez Léon Bloy. Les mots nous mènent parfois très loin…

La seconde partie de la causerie nous a replongés dans l’actualité quotidienne. M. G. Antoine a fait un article inventaire lexical de quelques textes politiques récents ; entre autres un article du Monde-Dimanche intitulé « Libertés 81 » et les discours des « quatre grands » de la campagne présidentielle à ses débuts. Bornons-nous à quelques constatations : la liberté apparaît comme une notion essentiellement politique ou idéologique, et nous sommes conditionnés dans notre vie sociale par l’idée que nous nous faisons de la liberté ; le terme de fraternité reste rare en mars 1981, sans doute encore trop lié à la tendresse ou à la camaraderie virile ; il y a une confusion permanente entre la liberté des citoyens et les libertés particulières, par exemple celle des entreprises ou des prix, c’est-à-dire la liberté des puissants ! Paradoxalement, les candidats de gauche parlent peu de liberté et beaucoup d’égalité, ou plutôt d’inégalités. A noter cependant une nouvelle triade, dans les affiches du Parti socialiste : « Paix, emploi, liberté », qui n’est pas sans rappeler : « le pain, la paix, la liberté » des manifestants du Front populaire de 36. Mais, à ce sujet, notre grammairien fait remarquer qu’en 1981 le seul mot concret a disparu…

Encore une fois, il faut « céder l’initiative aux mots »… et à la grammaire. Et c’est par son éloge, par la « laudatio » de cette humble discipline, dépouillée des prestiges de la linguistique, que M. Gérald Antoine a conclu. N’avait-il pas mis en épigraphe de son livre cet aphorisme des Essais : « La plupart des occasions de trouble du monde sont grammairiennes… »



Mercredi 21 octobre 1981
Un centenaire : l’enseignement secondaire des jeunes filles
Jacques BOUDET, inspecteur général honoraire de l’Éducation nationale.

Le conférencier évoqua d’abord la situation de l’enseignement des jeunes filles à la fin du XIXe siècle à Orléans. Il existait seulement comme établissement public l’école normale des filles, alors au 13 de la rue de l’Ange, dirigée depuis 1869 par Sœur Protogène, fille de la Sagesse… d’allure peu laïque. En 1867, avait été institué un cours secondaire (dit « cours Duruy »), où une vingtaine d’élèves assistaient, avec leur mère (!) à quelques conférences données par les professeurs du lycée impérial. Les jeunes filles de la bonne société fréquentaient les maisons pieuses, comme les Ursulines ou les Sœurs de Saint-Aignan. Théoriquement, elles pouvaient, depuis l’exploit d’une certaine Juliette Daubier en 1861, à Lyon, se présenter au baccalauréat… Dans ce domaine, la France restait très en retard sur l’étranger. C’est dans ce climat plutôt rétrograde que le jeune député alsacien Camille Sée déposa une proposition de loi qui fut débattue pendant près de deux ans.

Les objectifs du législateur de 1880 n’avaient rien de révolutionnaires, bien que certains députés y aient vu une manifestation de l’émancipation féminine. Il s’agissait de donner aux jeunes femmes une formation qui ferait d’elles des « épouses républicaines », afin qu’elles constituent avec leur futur mari « des ménages harmonieux ». Il n’était pas question de remettre en cause la prépondérance masculine. Françoise Mayeur, auteur d’une thèse qui fait autorité sur ce sujet, cite les paroles malencontreuses d’un ministre : « Nous ne voulons pas de femmes savantes, mais des mères de famille et des femmes de ménage… ». C. Sée fera, après le vote, forger une médaille avec cette devise : « Virgines futuras virorum matres res publica docet ».

Des affrontements entre parlementaires eurent lieu au sujet des futurs établissements d’enseignement. Fallait-il, comme le voulait C. Sée, choisir l’internat, pour « retrancher les élèves des influences pernicieuses du monde extérieur » ? L’opposition de droite parla de « casernes pour jeunes filles ». Ce différend cachait en réalité un débat plus profond sur le rôle de l’Etat. M. Boudet rappela qu’il y eut l’écho de ce débat en 1936, quand on transforma le ministère de l’Instruction publique en celui d’Education nationale. Finalement, l’argument qui l’emporta en faveur de l’externat fut d’ordre financier, les municipalités pouvant prendre en charge un internat annexé.

Quant à l’enseignement dispensé dans ces lycées et collèges, il donna lieu à des discussions aussi passionnées ; il ne fut cependant jamais question de le calquer sur celui des garçons. A ceux-ci, on reconnaissait la primauté de la raison et de la logique ; à celles-là, le domaine de la « sensibilité », de la « délicatesse ». On note dans les interventions parlementaires la constante référence à Philaminte et Bélise. Certains même de se moquer « de la génération de pécores qui sortiraient des collèges de M. Ferry… ». Cet enseignement serait donc à dominante littéraire, mais sans philosophie ni langues anciennes, avec « lecture, règles françaises (= grammaire), géographie, cosmographie, notions élémentaires d’arithmétique, histoire nationale, hygiène, gymnastique et…travaux d’aiguille ». Le débat reprit tout particulièrement sur la morale qui devait remplacer la philosophie. Camille Sée pensait comme Jules Ferry, disciple de Comte, à une morale détachée de toute métaphysique, universelle, indépendante… et républicaine. M. Boudet nous fait remarquer que ces débats furent toujours d’une très haute tenue.

L’application de cette loi ne fut pas immédiate, faute surtout de personnel. La progression fut lente : en 1896, trente-deux lycées, vingt-sept collèges, 10.000 élèves ; en 1900, quarante lycées, vingt-six collèges, 12.000 élèves ; c’est à cette date que fut ouvert le premier collège de filles du Loiret, à Montargis. Le futur lycée Jeanne-d’Arc ne fut installé qu’en 1903 dans l’ancien séminaire. Le premier grand établissement parisien, avant « Fénelon » de 1883, fut un établissement privé, qui conquit d’emblée une excellente réputation qu’il garde aujourd’hui, le collège Sévigné, fondé le 3 novembre 1880 sur l’instigation du philologue Michel Bréal qui avait participé à la fondation de l’Ecole alsacienne. Ce collège Sévigné était dirigé par Mathilde Salomon, dans un esprit de liberté et de modernisme remarquable pour l’époque.

Ce ne fut pas toujours le cas des établissements de jeunes filles ouverts à la fin du XIXe siècle ; on assista à une véritable surenchère sur l’enseignement congréganiste. Les professeurs, jeunes célibataires, formées durement dans une école créée pour elles, le 3 mars 1881, et (mal) logées dans l’ancienne manufacture de Sèvres, habituées à un internat austère et à une discipline morale rigoureuse, entraient dans un « noviciat laïque ». La première directrice de Sèvres, Mme Jules Favre, avait pris sa mission très au sérieux…

M. Boudet, en manière de conclusion, livra quelques réflexions sur la naissance de cet enseignement. D’abord, si la loi fut proposée, discutée, votée par des hommes, leur action ne fut absolument pas épaulée par les femmes ; cela tient sans doute au fait que les activistes de l’époque ne s’intéressaient qu’à la classe ouvrière, étant donné que les premières élèves des lycées appartenaient à la frange dite « bourgeoise ».
Il faut dire aussi que l’image de la femme qui ressort de ces débats parlementaires et des textes législatifs est quelque peu dépréciée de nos jours : on se plaît à célébrer les hautes vertus de l’épouse et mère, mais en la subordonnant à l’homme. Mais faut-il pour autant sourire des législateurs de 1880 ? Au-delà d’un vocabulaire moralisant et désuet, on peut « saluer avec respect, et même avec un peu de regret, la foi, l’ardeur, la liberté de pensée de ces fondateurs de l’éthique républicaine… »



Mardi 24 novembre 1981
Le quartier des théâtres dans la Rome antique
André ARCELLASCHI, maître-assistant de langue et littérature latines à Orléans

M. Arcellaschi a commencé par une description des lieux de ce quartier de Rome, la neuvième région qui comprend le Champ-de-Mars, vaste plaine bordée par le Tibre. C’était le premier « espace vert » de la Rome antique, un terrain de jeux, avec « jardin anglais », où le soir se donnaient des rendez-vous amoureux, si l’on en croit Horace… Mais déjà à cette époque, l’urbanisation exerçait ses ravages, et l’on vit s’élever à l’ère impériale des stades, des temples, des palestres… puis des théâtres… en somme la « zone de loisirs » de nos édiles modernes.

Une fois faite cette mise en place des lieux, le conférencier pose alors la question essentielle : celle de l’origine du théâtre — en tant que monument — dans la Rome antique. Les érudits s’accordent pour dater le premier théâtre en pierre — celui de Pompée — de 55 avant J.-C. Il est hors de doute que la civilisation romaine s’est intéressée au théâtre bien avant cette date. M. Arcellaschi choisit deux preuves, deux témoignages tirés de la céramique. L’un d’eux est le vase d’Asstéas (un potier de Paestum) qui représente une scène de tragédie avec un décor nettement dessiné, et en particulier une estrade et une frons scenae qui ferme l’horizon, au contraire du théâtre grec. Il y a donc bien une architecture théâtrale romaine nettement formée, même s’il n’existe pas encore de construction en dur — ce qui est également attesté par les textes (comme l’Amphitryon de Plaute). On sait que le plus vieil édifice est le « theatrum ad aedem Apollinis », au sud du Champ-de-Mars. Les théâtres en bois vont se multiplier, la plupart de grandes dimensions et d’une grande richesse de décoration, comme celui de Scaurus (en 58 avant J.-C.). Le choix du bois aurait été maintenu, selon Tite-Live, pour des raisons morales : les Romains qui manifestaient un goût immodéré pour la scène n’auraient pas quitté celle-ci, si le théâtre avait été permanent !

On peut alors se demander comment Pompée a réussi, en 55, à construire ce gigantesque monument. D’après M. Arcellaschi, Pompée eut recours à un subterfuge : tout en haut de son « complexe théâtral, avec portique, jardins, curie », il fit construire un temple à Vénus Victrix — la religion servait d’alibi à l’art ! Cette construction d’un luxe inouï excita sans doute la jalousie de César qui entreprit sur l’emplacement situé près du temple d’Apollon l’édification d’un monument — un peu moins grand puisqu’il ne comprenait que 20.000 places au lieu de 40.000 — qu’Auguste terminera. Il existe aujourd’hui encore dans sa plus grande partie et est connu sous le nom de « Théâtre de Marcellus ». Au siècle suivant et dans ce même quartier furent édifiés le théâtre de Balbus (dont la dédicace date de 13 avant J.-C.) et l’Odéon de Domitien.

La dernière partie de la causerie de M. Arcellaschi fut consacrée à l’aspect social du théâtre à Rome. L’architecture même reflète une autre conception de la société et des loisirs qu’en Grèce. Le théâtre est d’abord un lieu de rencontre ; le public y vient comme à la palestre : il y a toujours une répétition en train, que ce soit de musique ou de danse. Tandis que les notables ont leurs places réservées à l’aide de jetons, et que les femmes de la « haute » se pavanent aux représentations comme dans un salon, le bas peuple, admis gratuitement dans la partie élevée de la cavea, s’installe dès la veille, au milieu des couvertures et des marchands ambulants… On devine une atmosphère houleuse et le chef de troupe a fort à faire pour ramener l’attention ; la captatio benevolentiae est d’autant plus véhémente que l’on sait que les acteurs romains étaient payés en fonction de leur succès.

L’importance du théâtre du Ier siècle est sans commune mesure avec la place qu’il occupe dans notre monde contemporain. En 112 ap. J.-C., Trajan donne des jeux théâtraux pendant quinze jours, sans discontinuer, dans les quatre théâtres, soit à… 60.000 spectateurs ! Il faut dire, conclut M. Arcellaschi, que le théâtre est lié à Rome à la vie politique et quotidienne autant qu’à Athènes ; que le Romain puise sans cesse dans sa culture théâtrale, ayant toujours en mémoire les poètes. Suétone ne rapporte-t-il pas qu’à la cérémonie funèbre de César, la foule chanta spontanément des vers du vieux Pacuvius ? Bel exemple d’une véritable culture populaire !



Vendredi 18 décembre 1981
Le langage iconographique médiéval et ses problèmes
François GARNIER, chercheur au C.N.R.S.

Au Moyen Age, l’enlumineur de manuscrits, le sculpteur de chapiteaux ou le maître verrier n’ont pas pour seul but d’orner, de décorer. Ils veulent avant tout raconter des histoires et développer des idées. Pour cela, ils utilisent un véritable langage composé de signes et de relations.

La signification des éléments correspond soit aux données de l’expérience commune, soit à une convention.

Certains modes d’expression sont évidemment familiers à ceux qui s’intéressent aux représentations du Moyen Age. Par exemple la couronne, la mitre ou la fiole d’urine permettent d’identifier facilement le roi, l’évêque ou le médecin.

Mais l’abbé Garnier montre que l’image médiévale n’est pas seulement un assemblage de figurations juxtaposées et qu’il ne suffit pas, pour la comprendre, d’identifier les personnages et les objets qui la constituent. Grâce à une observation systématique portant sur des milliers d’œuvres, il a pu mettre en évidence des relations typiques utilisées d’une façon conventionnelle. C’est ainsi qu’un geste, qu’une certaine position du corps, de la tête ou des membres ont toujours la même signification, que l’image représente une scène historique, qu’elle illustre une fable, un texte juridique, philosophique ou religieux. Ainsi une main posée sous la joue, le personnage ayant les yeux ouverts, exprime la douleur, que ce soit celle du malade devant le médecin, celle des pleurants sur un tombeau, celle des apôtres après la crucifixion ou celle des réprouvés au moment de la résurrection des morts. L’équilibre du corps signifiera la sagesse et le déséquilibre la folie. La saisie du poignet marque une prise de possession de la personne. Le croisement des bras veut suggérer une contradiction.

Le premier problème que pose le langage iconographique médiéval est celui de son existence même. Mais, une fois retrouvées les règles qu’appliquaient les imagiers médiévaux pour traduire en figures les émotions et les idées, quantité de questions assaillent l’esprit. Qu’elles sont les origines de ces usages? La grammaire de l’image était-elle la même en France, en Italie, en Angleterre et en Espagne? Les hommes qui appliquaient ce code avaient-ils conscience d’écrire par figures, comme l’écrivain construit ses phrases avec des mots ? Ce langage iconographique faisait-il l’objet d’un enseignement, théorique ou pratique ? Des comparaisons entre les expressions imagées, les textes littéraires et les usages de la vie courante montreraient-elles des correspondances intéressantes, restituant dans leur richesse originale les comportements de la société médiévale ?
Ces problèmes, et bien d’autres encore, ne peuvent être posés de façon valable qu’à partir d’une étude approfondie du langage iconographique. C’est pourquoi l’abbé Garnier s’attache d’abord à établir les faits, avec rigueur et prudence, avant de les situer dans une perspective historique plus large.



Mardi 26 janvier 1982
Les monastères byzantins en Grèce
Jacques BOMPAIRE, professeur de littérature grecque, trésorier de l’Association et président de l’Université de Paris-Sorbonne.

M. Bompaire rappela d’abord l’importance de la présence de Byzance : mille ans d’histoire qui commencent avec Justinien pour finir en 1453, après une succession de crises, comme celle de l’Iconoclasme, et de périodes fastes. Entre 850 et l’an mil, l’Etat byzantin est à son apogée — avec Basile II — occupant la Syrie, toute la Turquie, Chypre, les Balkans, le quart de la Sicile, le sud de la péninsule italienne, et, bien sûr, la Grèce. Après la seconde catastrophe, l’arrivée des Turcs Seldjoukides, il y eut une renaissance au XIIe siècle avec la dynastie des Comnène. L’Histoire se répétant au cours des siècles, après la conquête franque à la suite de la IVe Croisade, l’empire byzantin connaît à nouveau une période heureuse, raffinée, avec l’ère des Paléologues, mais la décadence politique est irrémédiable…

Alors commença une promenade à travers les témoins du passé byzantin. La première série de diapositives a été consacrée aux principales églises grecques du continent Les deux plus belles et les deux plus anciennes sont sans contredit Daphni, aujourd’hui aux portes d’Athènes, et Osios Loukas (saint Luc), en Phocide, près du carrefour légendaire où Œdipe tua son père. M. Bompaire insiste à juste titre sur la décoration intérieure des mosaïques — que l’on retrouve dans toute l’imagerie de Byzance : le Christ Pantokrator en majesté sous la coupole, la Nativité, le Baptême (scène qui annonce l’art italien d’un Cimabué ou d’un Giotto), la Transfiguration ou Métamorphosis, la Présentation de la Vierge au Temple (à Daphni, elle est dans le narthex), scène très populaire… Des XIe et XIIe siècles, c’est-à-dire l’époque des Comnène, datent la plupart des églises de Salonique : Saint-Georges, l’église des forgerons, la grande basilique Saint-Démétrios : tous ces monuments sont bâtis avec le matériau le plus simple, la petite brique pleine, dont les architectes byzantins ont su tirer des effets ornementaux.

L’essentiel de notre incursion en terre byzantine a été le Mont Athos. Cette péninsule qui culmine tout au bord de la mer à 2.000 mètres a admirablement traversé le temps. Séparée du continent par l’ancien canal de Xerxès, elle reste aujourd’hui une enclave autonome administrée par les moines — ceux-ci sont 1.500 environ contre plus de 10.000 en 1914 — tous de religion orthodoxe  : un conseil ou Sainte-Epistasie avec, à sa tête, le Protos, siège à la capitale de Kariès (on soulève une pierre, et il en sort un pope, barbu comme il se doit et de fière allure ; et M. Bompaire en a photographié d’admirables !). Les fameux monastères sont très nombreux, en général répartis le long des deux côtes, rangés le long d’une petite crique comme à Vatopédi, le plus vaste et le plus riche, ou véritable village, comme à la Grande Lavra, ou, au contraire, accrochés aux flancs d’un mont inaccessible, comme Simon Petra, qui « ressemble à une lamaserie ». L’un d’eux — saint Pantélémou — a tout à fait l’air russe avec ses bulbes dorés : il est vrai qu’autrefois, près de la moitié des moines était originaire de la Russie des tzars, une bonne partie du reste provenant de Serbie et de Roumanie. M. Bompaire a insisté sur le monastère de type « classique » en prenant comme exemple Saint-Denis, célèbre par ses cellules en encorbellement : c’est une véritable forteresse bâtie autour d’une cour centrale, avec, au milieu, l’église conventuelle ou « katholikon » (parfois peinte de couleurs violentes) ; le tout dominé par un donjon, qui contient souvent les archives et les précieux manuscrits (le quart de tous les manuscrits de langue grecque est conservé à l’Athos, que les chercheurs du C.N.R.S. sont en train d’inventorier et de photographier). En ce qui concerne la vie monastique, il faut distinguer les monastères à organisation « idiorythmique », c’est-à-dire où chaque moine possède son appartement et son mode de vie particulier du type « cénobitique » (avec un mode de vie communautaire). Il faut aussi ajouter à ces monastères principaux les ermitages, qui pullulaient autrefois, parfois dans des sites invraisemblables, abandonnés actuellement, et les annexes ou « skites », placés sous l’autorité du Père abbé ou « higoumène ».

Notre voyage s’est terminé par un bref passage aux Météores, perchés sur leurs pitons dominant Kalambaka, une incursion en terre yougoslave, et par Mistra, près de Sparte, la célèbre citadelle byzantine, et ses trois hauts-lieux : Saint-Théodore, le monastère de la Métropole, et l’église de la Pantanassa, la plus curieuse, qu’on peut qualifier de baroque, avec ses fresques annonçant l’art renaissant italien.

On pourrait citer des dizaines de monuments, tant la terre grecque est riche de ces petites églises en forme de croix carrée, ne serait-ce que cette chapelle au bord du lac d’Ohrid (en Macédoine yougoslave), ou ce délicieux ermitage aux flancs de l’Hymette, Kaiseriani. On aimerait retenir un instant ces scènes de la vie quotidienne, comme ce berger serrant son âne dans une barque. Cette Grèce-là n’a pas changé. Et, si la Grèce d’Antigone et de Périclès nous paraît si proche, c’est grâce à Byzance, « liaison charnelle avec la Grèce moderne, lien essentiel de mille ans qui nous a transmis l’héritage antique. »



Mercredi 24 février 1982
La peinture murale dans les cités campaniennes
Jean-Michel CROISILLE, professeur à la Faculté des Lettres de Clermont-Ferrand.

M. Croisille a d’abord fait un sort au lieu commun habituel qui parle de l’existence d’une « école pompéienne » : toutes ces cités, ensevelies lors de l’éruption du Vésuve en l’an 79 : Pompéi, Herculanum, Stabies, ainsi que les lieux appelés aujourd’hui Castellamare et Torre Annunziata, ont un caractère provincial très marqué, et quand on compare les œuvres qu’on y a trouvées à celles de Rome, on saisit la différence qui existe entre l’artisan et l’artiste.

Les historiens de l’art ont coutume de distinguer plusieurs styles dans la peinture romaine, d’après la manière de disposer les ornements sur les parois des édifices. Notre conférencier nous a fait comprendre les différences entre ces styles en choisissant des exemples caractéristiques, empruntés aux nombreux intérieurs des maisons de Pompéi ou d’Herculanum (encore mieux conservés du fait de l’épaisseur de la lave et de la cendre) et de la villa très richement décorée d’Oplontis à Torre Annunziata, malheureusement très éprouvée par le récent séisme de 1981.

Le style le plus ancien date de la fin du IIe siècle avant J.-C. ; il doit être mis en rapport avec l’époque hellénistique : il s’agit en réalité d’une peinture sur stuc imitant une paroi en pierre de taille, d’une décoration pauvre. L’étape suivante voit disparaître les incrustations sur la paroi ; la peinture donne une impression de profondeur, par le procédé du trompe-l’œil ; la villa des Mystères à Pompéi en conserve de très beaux exemplaires.

Cet élargissement de l’espace traduit sans doute la mentalité de l’époque — celle de Catulle et de Lucrèce — éprise d’évasion. Au cours de ce « second style », la partie centrale de la paroi prend de l’importance : on y peint de fausses portes, des personnages, des petits tableaux (ou « pinakes »). Le troisième style est dit « augustéen » : la perspective et l’impression de profondeur disparaissent ; la décoration devient plate, au profit d’un maniérisme.

La paroi ressemble peu à peu à un tapis ; au milieu, une sorte d’édicule enchâsse un tableau, vraisemblablement la copie d’un tableau grec, parfois d’un grand maître, comme Apelle, Zeuxis, Protogène ou Parrhasios… Dans plusieurs habitations de Pompéi, comme dans celle de Lucretius Fronto, ces tableaux se miniaturisent et les parois se surchargent d’ornements. Le quatrième style, qui va de l’époque de Néron à celle de Titus unit pêle-mêle les caractéristiques des trois styles précédents : c’est, en somme un « fourre-tout » ; la décoration de la maison des Vettii à Pompéi en offre de bons exemples.

Dans la seconde partie de son exposé, M. Croisille nous a proposé l’étude des ornements isolés — qu’on a souvent négligés au profit des tableaux. Dans le premier style, où les murs sont assez dépouillés, les ornements existent sous forme de mosaïques au sol. On en connaît une très célèbre, celle de la bataille d’Issos qui ornait le tablinum de la Maison du Faune ; elle reproduisait sans doute un tableau d’un certain Philoxène…

Il y a eu assez peu d’invention de la part des artisans campaniens, à quelque époque que ce fût, parfois même des maladresses assez visibles dans le dessin, mais en revanche des réussites, comme ces « joueuses d’osselets » sur un marbre d’Herculanum, qui évoquent les figures grecques de lécythes à fond blanc. Dans les peintures du troisième style, souvent le dessin s’affine et la couleur se nuance ; nous avons pu admirer, entre autres, deux œuvres fort bien conservées : « L’Amour puni » et la « Primavera » de Stabies.

Il y a parfois une telle abondance de « tableaux » que l’archéologue peut se livrer à des comparaisons, car les sujets sont communs et toujours empruntés à la mythologie : Io surveillée par Argus, Persée et Andromède, Achille à Skiros, le supplice de Dircé, ce dernier tableau étant traité tantôt de manière réaliste, tantôt impressionniste.

M. Croisille a tenu à nous montrer, dans la dernière partie de sa causerie, les autres tendances de la peinture romaine et, d’abord, le goût naturaliste pour les jardins et les paysages — lesquels apparaissent à l’époque augustéenne sur les murs des villas de Rome et de Campanie. On a pu voir de véritables séries de scènes bucoliques, comme dans la Maison du Berger à Pompéi, ainsi que de véritables peintures de paysage, comme à Boscotrecase — paysage en général « sacro-idyllique », avec temples, colonnes votives et bergers dans une atmosphère qui fait penser aux bucoliques virgiliennes.

Très différents, et nettement plus originaux, sont les paysages avec villas, la plupart à portiques, comme celle qu’on voyait au Ier siècle à Baies et à Pouzzoles. Les derniers aspects — et à notre avis les plus beaux — de cette peinture sont la nature morte, d’origine hellénistique où les fruits sont traités avec une précision réaliste, et les représentations de la vie quotidienne : scènes prises sur le vif, de boutiques, de marchés, de cabarets, et, pour finir, les portraits, tantôt stéréotypés, comme celui, souvent reproduit dans les livres de latin, de la « poétesse », tantôt réalistes, comme celui de Pacius Proculus et de sa femme…



Jeudi 1er avril 1982
Art et spiritualité en Grèce de Byzance à nos jours
M.-J. PERDEREAU, professeur agrégé d’histoire au lycée Benjamin-Franklin d’Orléans.

La première partie de l’exposé a été consacrée à l’architecture des églises. Celles-ci sont à l’origine de plan basilical, ressemblant aux églises romaines, mais, dès le VIe siècle, la liturgie orientale se différenciant, une séparation se remarque au niveau du transept, qui va isoler ce qui correspond au chœur de nos édifices. On retrouve toujours les trois grandes parties : le narthex réservé aux catéchumènes, le naos ou nef destiné à la masse des fidèles, et le « bêma », séparé par un chancel ou « iconostase », orné rituellement, de chaque côté de la « porte royale » par des peintures du Christ et de la Vierge. Ce « bêma » est le sanctuaire — domaine des prêtres — et aussi le domaine de l’intelligible, qui contraste avec le naos, domaine du sensible et l’on comprend mieux ainsi le caractère initiatique et solennel de la religion orthodoxe. L’église byzantine se caractérise par son plan en croix grecque inscrit dans un carré, symbole de la Terre, et par sa coupole, symbole du Ciel. Ces coupoles des monuments de première période sont de vastes dimensions, comme à Daphni ou à l’église principale d’Osios Loukas, et construites sur des trompes d’angle, dont l’origine remonte à la Perse sassanide. La seconde période est celle des églises dites à petite coupole (XIe et XIIe siècles), dont les exemples sont innombrables, que ce soit en pleine ville d’Athènes ou dans la campagne au détour d’un sentier de chèvres… A la troisième période, correspondant à peu près à l’ère des Paléologues, c’est-à-dire au XIVe siècle, l’art byzantin se charge et mérite le qualificatif de baroque : c’est l’âge des riches décorations comme dans l’église de la Pantanassa à Mistra, cette ville-musée à quelques kilomètres de Sparte…

La deuxième étape de l’itinéraire nous a conduits à l’intérieur de ces églises où la lumière, chichement mesurée par les claustra met en valeur les mosaïques, héritage du paganisme, et les peintures murales sur fond d’or. Les plus anciennes, comme à Sainte-Sophie de Constantinople, reprennent des motifs floraux ou animaliers, mais avant le Xe siècle apparaissent les personnages, en général en attitude d’ « orants » sur fond de décor stylisé et en à-plat. C’est en effet à partir de 843, date du synode qui mit fin à la querelle des Iconoclastes, que se répand l’imagerie byzantine : quelques scènes de l’Ancien Testament, comme l’épisode de Daniel dans la fosse aux lions, mais surtout du Nouveau Testament. La principale représentation est celle du Pantokrator, à la fois père et fils, créateur et sauveur, au regard terrible, comme celui de la coupole de Daphni. Ce Pantokrator est accompagné d’un cortège de Prophètes, de Patriarches, d’Apôtres, de Saints et d’Anges mais la place de choix est réservée à la Vierge, mère de Dieu (Théotokos) d’une importance capitale dans le culte orthodoxe : elle est dotée d’une quantité d’épithètes, dont la plus jolie est « glykophilousa » : toute de douceur et d’amour. Les mosaïques représentent aussi les fêtes du cycle liturgique, traditionnelles comme la Nativité, le Baptême ou la Crucifixion, ou plus propres à la religion locale, comme l’Anastasis : la Résurrection où le Christ descend dans les limbes racheter les âmes…

Les personnages représentés sont pour la plupart à peu près dématérialisés ; il ne faut pas chercher non plus le moindre souci de perspective. Le refus du réalisme, la tendance à favoriser un art de visionnaire, la permanence d’un rite ont fait que ce monde byzantin a été — et notamment au moment de son effondrement politique — un haut lieu de mysticisme. Byzance a été un véritable empire de religieux et de moines de toutes catégories, de l’anachorète du désert, comme saint Antoine, aux cénobites de l’Athos ou des fameux Météores (lesquels ne datent que du XIVe siècle). Ce mysticisme va trouver son apogée dans la secte des Hésykastes ou « Silencieux » qui cherchent à accéder à la vision divine par une prière pure liée à une ascèse quelque peu semblable au yoga. C’est sans doute leur esprit qui a inspiré les peintures murales de l’église de la Péripbleptos de Mistra, en particulier la scène de la « Métamorphosis » où l’on sent vraiment cette impression d’illumination divine : des visages sombres contrastent avec des vêtements immatériels et irradiés de lumière, l’artiste inconnu ayant traité sa peinture avec de petites touches légères, avec la même technique que le peintre d’icônes…

Mlle Perdereau a tenu à conclure par un autre aspect de cet art byzantin, qui n’a pas pris fin à la domination turque : une imagerie plus populaire, telle qu’on la trouve dans les sanctuaires rupestres de Cappadoce et dans les petites églises du Magne, comme cette étonnante tête du « cheval qui rit », et aussi des monuments sans prétention : une église rustique couverte de « lauzes » de la région du Pélion, une iconostase naïve devant le Parnasse enneigé, la minuscule chapelle blanche toute seule sur le quai du port d’Aegine. Images qui enchantent le voyageur, témoignant que la Grèce n’est pas seulement une terre de dieux morts…



Mardi 4 mai 1982
Montaigne maire de Bordeaux
Géralde NAKAM, maître-assistant à l’Université de Paris III.

En avant-propos, M. Lionel Marmin, président de l’Association G.-Budé et secrétaire général honoraire de la ville d’Orléans, dit quelques mots sur « L’administration municipale au temps de Montaigne ». Il rappela qu’il ne fallait pas voir la situation municipale au XVIe siècle avec des yeux modernes. La France urbaine à cette époque offrait un ensemble sans cohérence administrative avec des régimes variés suivant les régions, et des pouvoirs parfois très mal définis, au point que l’historien Lavisse a pu dire que « l’administration est dispersée en tant de mains qu’on ne peut la saisir nulle part ». De plus, les libertés communales octroyées par les chartes médiévales sont reconquises peu à peu par l’autorité royale. Ce fut le cas de Bordeaux, qui a joui d’une relative liberté et notamment du fait qu’elle a été depuis le XIIe siècle jusqu’en 1451 sous la domination anglaise. Les « officiers du roi » (le gouverneur, son lieutenant, les baillis ou sénéchaux) sans parler du receveur (charge créée en 1530) exercent une tutelle grandissante sur la mairie. En outre Bordeaux vient de connaître une période de répression à la suite de la révolte de 1548 en Guyenne dite « révolte de la gabelle ». Il apparaît même qu’à la suite de ce soulèvement, maté sans ménagement par le connétable de Montmorency, la commune de Bordeaux perdit pour un temps ses privilèges… Cependant, vers l’époque de Montaigne, les attributions du maire de Bordeaux restent étendues : entretien et travaux de voirie, hygiène (en particulier lutte contre les épidémies), surveillance des marchés, justice criminelle — les affaires civiles étant aux mains du sénéchal — milice municipale (le « guet » et les archers) et… l’administration du collège de Guyenne. Le maire et ses « jurats » sont assistés d’un « clerc de ville », l’ancêtre du secrétaire général, d’un greffier, d’un « maître d’œuvres » ; le personnel municipal doit être nombreux, puisqu’on comptait à l’époque à Amiens — ville moins importante — trois cents employés... Malgré ces ressemblances avec la cité moderne, conclut M. Marmin, il ne faut pas s’abuser. La situation municipale, à Bordeaux comme ailleurs, était confuse, parfois anarchique, fortement influencée par les troubles religieux et politiques. Henri IV y mettra fin par la paix imposée, mais aussi en accentuant la mainmise de l’autorité royale et en freinant la montée de la bourgeoisie dont il se méfiait.

Pour bien comprendre le rôle de Montaigne, dit Mlle Nakam dans son introduction, il faut se référer à deux textes : le serment de maire qu’il prononça en décembre 1581 : engagement sacré vis-à-vis du peuple et de la religion, et le récit de son élection, écrit entre 1586 et 1588 dans le chapitre Ier du livre III des Essais. Il y note que cette charge « n’a ni loyer, ni gain autre que l’honneur », en même temps qu’il brosse son portrait à ses concitoyens, tel qu’il se sent être : « sans mémoire, sans vigilance, sans expérience et sans vigueur, sans haine aussi, sans ambition, sans avarice et sans violence ». Il y a coïncidence totale entre les déclarations publiques et la profession de foi personnelle : Montaigne sera fidèle à son serment où il s’engage à protéger les droits de la cité, à la fois parce qu’il admire les mœurs républicaines de l’Antiquité, parce que son attachement au catholicisme et sa compréhension de l’esprit calviniste l’éloignent du fanatisme, et aussi parce qu’il a voulu se rendre digne de l’exemple de son père.

La première partie de la conférence fut consacrée à l’activité de Montaigne pendant ses deux mandats consécutifs de 1581 et 1583. Etre maire de Bordeaux n’était pas une mince affaire, non seulement à cause de certaines attributions comme la réglementation des prix du poisson et des vins, ou de la surveillance des ordures ménagères, mais surtout à cause de l’importance stratégique de la ville. Bordeaux est alors une ville frontalière, le siège d’un Parlement, et une cité fortifiée, avec son fort du Hâ et son Château-Trompette. Dans cette ville, difficile à gouverner, Montaigne a été élu « sans brigue » parce qu’il est l’homme du rapprochement entre France et Navarre. Il va inaugurer une ère de paix religieuse, avec l’appui des modérés, de justice sociale — son grand souci sera la protection de l’enfance déshéritée. Il défendra également les intérêts de la cité contre l’empiètement des gouverneurs militaires. Cette dernière affaire lui vaudra l’inimitié de la coterie féodale, qui lui opposera, lors de sa seconde candidature, le gouverneur du fort du Hâ. Ce fut alors une guerre « idéologique » entre la municipalité et les « ultras », soutenus par les deux tiers du Parlement, premiers signes de la réaction nobiliaire comme du fanatisme catholique.

A partir de son second mandat, l’activité de Michel Eyquem, multipliant les contacts et les entrevues, va détruire l’image d’un Montaigne nonchalant et féru d’oisiveté. Fidèle à son serment, il protège les intérêts de la cité, il encourage le négoce et l’artisanat. En avance sur son temps, il pense que la liberté du commerce est primordiale, qu’elle ne doit pas être écrasée par la pression fiscale du roi. Il affirme courageusement que la justice est trop chère, trop arbitraire et trop loin du justiciable. Il a fait clairement un choix politique conforme à ses engagements : pour la cité contre les clans et contre l’absolutisme royal, mais pour la légalité monarchique contre la Ligue, et c’est à lui que Bordeaux doit d’avoir échappé à la domination de celle-ci.

L’autre objectif de l’exposé de Mlle Nakam était de montrer comment l’expérience municipale de Montaigne avait influencé la rédaction du livre III des Essais. La mairie fut pour Montaigne un poste d’observation idéal qui lui a permis de poursuivre son enquête sur la comédie sociale. La conférencière a tenu à limiter son propos à quelques points essentiels : les réflexions de l’auteur sur la confiance, le bien moral et la folie. La confiance est pour Montaigne une véritable doctrine politique, en même temps qu’elle est le fondement de son livre « livre de bonne foi ». « La naïveté et la vérité pure, en quelque siècle que ce soit, trouvent encore leur opportunité et leur mise », écrit-il dans De l’utile et l’honnête (III, I). La folie dont parle Montaigne, principalement dans l’essai intitulé De ménager sa volonté, on l’appellerait aujourd’hui aveuglement individuel et hystérie collective. On a souvent interprété cet essai comme un bréviaire de désengagement ; or c’est oublier le vertige des esprits de l’époque, la démence du fanatisme. Il s’agit d’une mise en garde contre le danger de la dépossession de soi-même, d’un appel à la vigilance et à la modération. « Ménager sa volonté », cela veut dire ordonner ses désirs et ses impulsions au lieu d’obéir à la frénésie générale.

On ne saurait assez insister, dit Mlle Nakam en conclusion, sur l’importance de ces quatre années à la mairie de Bordeaux. Toute sa vie d’ailleurs n’a-t-elle pas été « un entrelacement de la culture et de l’expérience, de la vie sociale et de l’intériorité? » Et le lecteur d’aujourd’hui, trop confiant dans les portraits scolaires du philosophe, s’aperçoit que la sérénité de Montaigne a été une sérénité conquise, et même chèrement conquise…



Mardi 5 octobre 1982
Giraudoux prophète de l’urbanisme
Jacques BODY, professeur de littérature comparée à la Faculté des lettres de Tours.

Le conférencier commença par évoquer brièvement la carrière de ce bon élève passé brillamment du lycée de Châteauroux, décrit dans Simon le Pathétique, à l’école de la rue d’Ulm, et entrant en littérature avec un petit chef-d’œuvre (un peu oublié sans doute) : Provinciales salué par Gide et Proust (quelles références !). Mais la grande révélation c’est, le 3 mai 1928, la première représentation de Siegfried, monté par Jouvet ; c’est « la divine surprise » qui « illumina de ses feux la sombre cavité de l’entre-deux-guerres », selon l’expression de Claudel. M. Body s’est ensuite interrogé sur la place que garde aujourd’hui Giraudoux. S’il fut assez discuté dès l’avant-guerre par les jeunes turcs, comme J.-P. Sartre qui lui reprochait son « aristotélisme », il garde parmi les écrivains contemporains des admirateurs qu’on ne saurait taxer de classiques étroits, comme Chris Marker, Jorge Semprun, François-Régis Bastide et Michel Tournier. En tant que romancier, il regagne même du terrain. Ce que l’on jugeait avec condescendance comme de la préciosité attardée apparaît au contraire comme une grâce. « Cela s’appelle le charme », conclut Bertrand Poirot-Delpech, dans sa chronique du Monde des livres du 8 octobre dernier, laquelle voisine justement avec un très bel article, signé Jacques Body…

Après avoir défini le prophète avec un humour très giralducien (« celui qui, pour être présent demain, s’absente aujourd’hui »), et rappelé des anecdotes amusantes illustrant le « pouvoir de disparition » du Commissaire à l’information, notre conférencier a abordé l’aspect inattendu de l’auteur d’Intermezzo : l’urbaniste. Mais cet aspect est peut-être moins inattendu qu’il ne le paraît, car Giraudoux a toujours voulu allier imagination et pratique ; à partir de 1920, il ajoute à son activité de romancier celle de journaliste. Il se met à parler de l’urbanisme, sans doute sous l’influence de Raoul Dautry et de Le Corbusier qui lui dédie en 1928 le manuscrit de La Cité radieuse. La même année, avec Jean Forestier, il fonde la Ligue urbaine et rurale pour l’aménagement du cadre de la vie française. Celle-ci est lancée auprès du grand public par un article de 1933 dans Marianne, dû à Giraudoux, qui mettait le doigt sur les problèmes parisiens, dont le transfert des halles et le sauvetage du Marais, dénonçant déjà le saccage du Paris historique avec trente ans d’avance. Dans la charte de ce mouvement, on trouvait déjà les trois grands principes de l’urbanisme : la liberté (mais pas de détruire systématiquement) ; l’égalité des « droits urbains » du citoyen, qu’il soit de Belleville ou de Passy ; l’imagination et l’invention quand il s’agit de créer (sous-entendu : le respect quand il s’agit de conserver). Leçon toujours actuelle.

Cette réflexion sur l’urbanisme, dit en conclusion M. Body, doit être recherchée dans l’œuvre tout entière de Giraudoux, qui se voulait « aventurier du monde réel », sans renoncer au vrai pouvoir, celui des mots. Citons Bella : « Qu’on serait heureux si le monde réel se cousait à un monde imaginaire… ».



Mardi 9 novembre 1982
Clovis et le concile d’Orléans de 511
Pierre-Marie BRUN, archiprêtre honoraire de la cathédrale d’Orléans

Mgr Brun, dans la première partie de sa causerie, a tenu à rafraîchir les notions d’histoire du public, lesquelles se résument souvent à quelques images d’Épinal un peu trop scolaires.

En 481, Clovis, âgé de quinze ans, est élevé sur le pavois, simple chef de clan appartenant aux Francs saliens. Aucun historien n’a relaté sa rapide ascension, mis à part Grégoire de Tours qui reprendra, un demi-siècle après, les confidences de Clotilde, en les agrémentant d’une aura de légende. On sait seulement que Clovis appartenait à une lignée de chefs, qu’il est le fils de Childéric et le petit-fils de Mérovée, et que son aventure va s’inscrire dans une période troublée et confuse. La Gaule, depuis un siècle, a vu déferler sur elle les Barbares, dont les plus redoutables furent les Vandales, qui méritèrent bien leur nom La moitié sud est occupée par les Wisigoths, qui tiennent aussi l’Espagne ; les pays de Saône et Rhône sont aux mains des Burgondes (les plus policés), tandis que Théodoric règne sur la Lombardo-Vénétie (c’est un roi ostrogoth). Au milieu, entre Loire, Seine et Oise, reste une enclave romaine, par la culture et l’administration, domaine d’Aegidius, puis de son fils Syagrius. Dans cette Gaule morcelée, le christianisme demeure et les évêques apparaissent comme les gardiens de la romanité ; mais les Barbares, s’ils ont été dans l’ensemble christianisés, le sont dans l’hérésie arienne. Il y a donc un fossé profond entre les dominateurs et leurs sujets. Puis sont arrivés les Francs, peuple fruste, guerrier et chasseur, peu soucieux de la parole donnée et pratiquant une religion animiste.

Clovis participe aux défauts et aux qualités de sa race : dénué de scrupule, violent, il s’empresse de supprimer, par la force ou par la ruse, tous les rivaux. Il se jette sur Syagrius, le bat à Soissons et hérite de ses légions formées à la romaine. A peine installé dans l’ancienne capitale de son ennemi, Soissons, il s’attaque aux Thuringiens, sans succès.

C’est alors qu’il est salué par Rémi, évêque de Reims, comme un homme loyal. En 493, il épouse Clotilde, nièce de Gondebaud, roi des Burgondes et auteur de la Loi Gombette. Cette jeune femme, qui appartient à un rameau catholique, n’est peut-être pas la « figure de vitrail » que l’hagiographie a transmise, mais elle se révèle douce, patiente, habile et, peu à peu, elle va persuader son farouche époux de se faire baptiser. En 496, lors de la campagne contre les Alamans, menée par Clovis au cours d’une bataille non identifiée, il prononce son fameux vœu : si le Dieu de Clotilde lui donne la victoire, c’est juré ! il se fait chrétien.

Et à ce sujet Mgr Brun nous apprend que l’histoire traditionnelle nous a menti : Clovis n’est pas le vainqueur de Tolbiac, en Rhénanie ; c’est Sigebert, roi des Francs ripuaires. A Noël de la même année, dans la cuve baptismale de Reims, Clovis, suivi de 3.000 guerriers, entend de Rémi la phrase célèbre : « Courbe la tête, fier Sicambre… ». Les peuples ariens, furieux, réagissent. Clovis en profite pour entreprendre contre eux une croisade sainte : d’abord contre les Burgondes, qu’il aurait vaincus à Fleurey-sur-Ouche, non loin de Dijon, en 500 ; plus tard, en 507, il marche sur Alaric II, roi des Wisigoths d’Aquitaine et, selon la tradition, le tue de sa propre main à Vouillé, près de Poitiers. Clovis est alors au sommet de sa puissance ; gardien de l’Église et législateur de la Gaule avec les Lois saliques, il savoure son triomphe à la basilique Saint-Martin de Tours. Il mourra le 27 novembre 511 à Paris, dont il a fait définitivement sa capitale, heureux et comblé, mais en laissant son œuvre inachevée.

Juste avant de mourir, Clovis a convoqué le premier concile de l’Église mérovingienne à Orléans. Le choix de notre ville n’a pas été le fait du hasard : Orléans est une ville centrale, calme, sûre, solidement close, et déjà illustre par la lutte de saint Aignan contre les hordes d’Attila. Clovis envoie à tous les évêques une convocation suivie d’un questionnaire. Sur soixante-quatre évêques invités, trente-deux répondent à l’appel, dont cinq archevêques. La présidence est donnée à Cyprien, archevêque de Bordeaux, et le concile s’ouvre le 8 juillet 511.

L’œuvre du concile se résume à trente et un canons, écrits en latin correct : ils règlent pour la première fois les rapports entre le prince et l’Eglise ; on peut dire que c’est une sorte de concordat.

Mgr Brun n’est pas entré dans les détails théologiques, mais s’est efforcé de classer ces canons en rubriques dont les principales concernent le droit d’asile (un premier pas vers une justice plus humaine, car celle-ci restait plutôt expéditive, si l’on en juge par l’épisode du vase de Soissons), l’ordination sacerdotale, la discipline du clergé séculier et régulier, les prescriptions liturgiques (le carême est réduit à quarante jours et les grandes fêtes doivent être célébrées à l’intérieur de la communauté, et non individuellement), l’utilisation des biens d’église et des offrandes (la moitié en revient à l’évêque qui doit en contrepartie prendre en charge les pauvres et les malades), les interdits concernant les mariages et la condamnation des pratiques magiques.

Une fois les travaux terminés, les évêques ont envoyé leurs canons avec une lettre résumant la situation au roi. Ils demandent son approbation et l’inondent de compliments vantant même « son âme sacerdotale ». Comment ne pas ironiser ? On comprend alors pourquoi l’imagerie populaire et l’hagiographie ont fait de Clovis le barbare un souverain modèle…



Jeudi 9 décembre 1982
Ecritures figurées : les rébus de la Renaissance
Jean CÉARD, ancien professeur au lycée d’Orléans, professeur à l’Université de Paris-Créteil

Présentation de la conférence

Les rébus ne sont plus guère, aujourd’hui, qu’un jeu sans prétention, un simple divertissement. A la Renaissance, ils ont retenu l’attention de très grands esprits : Léonard de Vinci a laissé dans ses manuscrits de nombreux rébus, parfois très complexes ; Rabelais, même s’il en condamne l’esprit, les mentionne avec précisions ; Tabourot leur consacre un long chapitre de ses Bigarrures. C’est en effet une époque qui, outre qu’elle y est préparée notamment par l’art du blason — bien des armes parlantes sont d’authentiques rébus — s’efforce de percer le symbolisme qu’elle croit caché dans le tracé des lettres, dans les alphabets, et redécouvre avec passion l’Égypte et ses hiéroglyphes. Il est difficile de penser qu’elle n’a vu dans les rébus qu’un amusement, quand on constate, par exemple, qu’elle salue par un rébus la mort d’Anne de Bretagne ou qu’elle réunit des rébus dans de très beaux manuscrits soigneusement dessinés et coloriés. Elle a, en effet, laissé des recueils de rébus qui sont à lire comme de véritables livres. M. Céard prépare l’édition de deux de ces recueils, encore inédits.

Compte rendu de la conférence

Ces rébus de la Renaissance ont-ils eu pour seule fonction de nous distraire, comme ceux que nous avons déchiffrés, encore enfants, dans l’inusable Almanach Vermot ?

La dépréciation croissante du rébus a commencé, selon le conférencier, dès le milieu du XVIe siècle, après son âge d’or à la fin du XVe, avec la caution de grands esprits comme Léonard de Vinci et Bramante (qui les utilisa pour signer ses monuments). Les poètes italiens firent de même : l’un d’eux composa deux rondeaux en rébus. Cette recherche caractérise une époque qui s’intéressa au problème de la transcription graphique que vint compliquer l’essor de l’imprimerie.

Les érudits du temps (Geoffroy Tori, Duret), dont les ouvrages constituent les principales sources en ce domaine, établirent une distinction entre l’écriture « plus spirituelle que la parole », l’impression et la simple transcription phonétique, qui serait « une perversion ». Ils ont été sensibles à l’apport artistique des caractères d’imprimerie — dont certains sont encore en usage comme le « Garamond » — et y ont même vu un sens « mystique » : il y a, selon Tori, des rapports entre les aspects de l’Homme et les lettres de l’alphabet : le I rappelle la position verticale, tandis que le O symbolise l’aptitude au divin.

Le mot nous livre par sa manière graphique des richesses insoupçonnées. On comprend facilement la tentation qu’ont eue les littérateurs de cette époque d’agencer à leur guise les lettres et de se livrer à des jeux de langage, encore pratiqués de nos jours, comme l’anagramme et la contrepèterie, loués, ainsi que les rébus, par Tabourot des Accords dans ses Bigarrures, et même par Du Bellay dans sa Défense.

Mais à partir de la deuxième moitié du XVIe siècle, la vogue des rébus va décroître, car les humanistes de la seconde génération n’y voient plus que l’expression d’une veine populaire. C’est sans doute aussi que les rébus se fondent trop exclusivement sur la matière phonique, et connaissent par là leur limite.

M. Céard affirme qu’il faut refuser l’interprétation des érudits du XIXe siècle, qui prétendent que les recueils de rébus ont été composés pour les illettrés, à la manière des pictogrammes chers à Raymond Queneau. Cependant l’art populaire a continué longtemps à pratiquer ce genre : témoins ces innombrables panonceaux de cabaret (un K barré !) : « Au lion d’Or » (transcrit : au lit on dort — à propos, une auberge de Thou (Loiret) s’appelle encore ainsi en 1982), ou cette enseigne de la place Maubert : « Au Point d’Or et Moins d’Argent », représentée par un poing doré et une main d’argent.

On pense au « Grand Hiver » (I majuscule peint en vert) des Paysans de Balzac. Ces rébus familiers seraient aussi inspirés par une dérision contestataire de la manie nobiliaire des armes et armoiries. Certains rébus apparaissent comme de véritables énigmes, comme ce boyau dessiné à côté d’un « postulat » (monnaie des évêques postulants) qu’il faut traduire : bois au pot si tu l’as !

M. Céard nous invite à lire plus en profondeur ces dessins naïfs, car les objets familiers représentés ont pour lui une fonction symbolique. Les objets fonctionnent comme des signes, mais ont de plus une valeur propre. « Une symbolique s’ajoute alors à la sémiotique ». Et c’est vraisemblablement cette perte de la symbolique qui a fait déprécier le rébus. Il faut ajouter que ceux-ci ont été concurrencés par ce qu’on appelait alors les hiéroglyphes, c’est-à-dire la transcription de signes métaphoriques, utilisés par exemple dans le Songe de Poliphile de Francesco Colonna. Le rébus va passer pour une forme dégradée de l’hiéroglyphe ou comme une dérision maladroite — c’est l’idée de Rabelais au chapitre IX du Gargantua. Le signe hiéroglyphique se rapproche du signe emblématique ; l’ancre suggère la lenteur calculée, la certitude, l’espoir. C’est ainsi que la famille des humanistes imprimeurs, les Alde choisiront cette ancre avec un dauphin pour signifier leur devise qui se lit comme le proverbe : Festina lente, hâte-toi lentement. Ce genre permet une superposition de sens, alors que le rébus demeure « une image acoustique homophone », pour parler en langage saussurien.

Cette limitation n’a pas empêché la survie du rébus grâce à une certaine complicité avec l’héraldique (les armes parlantes en font grand usage) et aussi par l’ingéniosité de certaines devinettes qui plaisaient par leur côté ludique.

Et M. Céard d’enchaîner sur le dernier point de sa causerie. Avant que les doctes ne rejettent les rébus « hors de la culture des honnêtes gens », n’étaient-ils que des jeux ? La réponse est catégoriquement négative, car les exemples de rébus sérieux abondent : la mort d’Anne de Bretagne a été commémorée par un rébus fameux en son temps, les livres d’Heures en contenaient, les rhétoriqueurs les ont pratiqués. Nous avons vu une ballade de Jehan Molinet dont les rimes sont remplacées par des dessins de fleurs.

Et le conférencier a montré, preuves à l’appui, que le rébus n’était pas aussi monosémique qu’on le prétendait : le jeu des figurines livre des connotations qui permettent une autre lecture. Au déchiffrage des signes s’ajoute la représentation des symboles. La coquille Saint-Jacques évoque le pèlerin, mais renvoie en même temps aux « Coquillards »… Et, pour tout dire, il y a de l’esprit et de l’invention, comme dans ce tableautin qui représente une nonne battant les fesses d’un abbé retroussé devant un os qu’il faut lire ainsi : « Non habebat oculos ». Rébus pas mort. Lettre suit. M. Lévi-Strauss n’a-t-il pas mis sur le couverture de La Pensée sauvage la « Viola tricolor » peinte par J.-J. Redouté ?



Mercredi 19 janvier 1983
Un grand helléniste orléanais, Anatole Bailly
Jacques BOUDET, inspecteur général honoraire de Instruction publique

Si « le Bailly », ce gros volume de 2228 pages sur trois colonnes, est bien connu des hellénistes, petits et grands, l’homme, natif d’Orléans, qui passa la plus grande partie de sa vie comme professeur de quatrième au « vieux Pothier », est souvent un peu oublié des Orléanais eux-mêmes.

M. Boudet s’est attaché à faire revivre le personnage dont la famille est liée à la petite histoire locale : le grand-père a tenu le débit de boissons en face du tribunal ; le père, Timothée Bailly, incorporé d’office à dix-sept ans et démobilisé en juin 1814 avec un « congé absolu », fut directeur (c’est-à-dire gestionnaire) de l’Orléanaise, compagnie de voitures publiques dont la siège occupait l’actuelle « Chancellerie ». Il s’installa au 91 (aujourd’hui le 85) de la rue Bannier, au coin de la rue du Pot-de-Fer. C’est dans cette humble maison, « si petite, si étroite, si chétive », que, le 16 décembre 1833, naquit Anatole Bailly. A sept ans, celui-ci fréquenta la pension Feuillâtre, puis la pension Lamadon, fort réputée alors. En 1845, à douze ans, il entre au Collège royal. Cet élève, d’une timidité extrême, eut des débuts scolaires relativement obscurs. Mais il s’intéressa très vite aux langues anciennes, et c’est vraisemblablement Pessonneaux qui éveilla sa vocation d’helléniste. Il obtint la baccalauréat à dix-neuf ans — à cette époque le jury venait au-devant des candidats, et, à Orléans, la cérémonie avait lieu dans la salle du conseil général de la préfecture. Sa voie est alors tracée : l’habitude était de préparer le concours de l’Ecole normale supérieure dans une institution parisienne qui servait d’internat, alors que les cours avaient lieu dans un lycée. C’est ainsi qu’A. Bailly entre à l’institution Favard ; il s’y montre un élève si assidu qu’il est reçu au bout d’un an à l’Ecole.

Après son passage à l’école de la rue d’Ulm, où l’étudiant Bailly est remarqué par le grand helléniste Egger, il est nommé « professeur suppléant » à Lyon ; il est reçu du premier coup à l’agrégation de grammaire l’année suivante. Désormais la vie d’Anatole Bailly va se confondre avec la carrière sans histoire d’un professeur modèle, sans ambition même, car, à peine nommé à Paris, il va retourner sur sa demande dans sa bonne ville d’Orléans. Le voilà en 1862 professeur de quatrième, poste qu’il occupera fidèlement pendant vingt-sept ans.

M. Boudet a essayé, d’après les témoignages de ses élèves et contemporains, de retrouver le vrai visage du professeur, celui que ses « potaches », toujours irrévérencieux, appelaient le « Père Pouf » — sans doute parce qu’il ponctuait ses appréciations d’un toussotement désabusé. C’était un maître exigeant, rigoureux dans ses corrections, respecté et même un peu craint ; c’était un maître d’une grande qualité, apprécié pour son ordre et sa méthode.

Cet homme discret, qui collectionna au cours de sa carrière les distinctions honorifiques (dont l’ordre du « Sauveur de Grèce » dont il était très fier), a plus fait pour la diffusion des études grecques que tous les plus grands hellénistes réunis. A trente-six ans, il avait déjà publié un Manuel des Racines grecques, suivi d’une grammaire et, en collaboration avec le linguiste Michel Bréal, Les mots latins et Les mots grecs, qui firent autorité jusqu’au milieu du XXe siècle. Sa renommée de lexicographe était telle que son ancien maître Egger incita Anatole Bailly à préparer une révision du dictionnaire d’Alexandre qui datait de 1830 et qui avait considérablement vieilli. Cette humble tâche de révision se transforma rapidement en la rédaction d’un ouvrage nettement nouveau, qui aurait demandé de nos jours une équipe nombreuse assistée d’ordinateurs. Ce fut une entreprise familiale à laquelle collaborèrent l’épouse — discrète elle aussi — et le fils, Paul, mort à vingt et un ans. A partir de 1887, ayant demandé sa mise à la retraite, notre professeur se consacra tout entier à son œuvre de bénédictin dans un recueillement de plus en plus solitaire. Il vit en 1894 le couronnement de sa tâche : la première édition du « Bailly » fut saluée comme un événement. Son auteur cependant passa ses dernières dix-sept années à l’améliorer ; la mort le surprit le 12 décembre 1911, en plein travail de correction. « Quelle vie exemplaire », conclut J. Boudet en reprenant les termes de Havet, « quelle rare conscience et quelle modestie émouvante »…!



Vendredi 25 février 1983
Virgile et l’iconographie virgilienne
Philippe HEUZÉ, maître-assistant à la faculté des lettres de Poitiers

« Virgile, entrant dans son troisième millénaire, est toujours présent, et toujours différent. Si l’on compare le Virgile de Donat, grammairien et commentateur du IVe siècle de notre ère, à celui de V. Hugo ou celui du dernier grand spécialiste Jacques Perret, on a l’impression d’une étonnante diversité. » Une telle variété de lectures tient justement à la richesse des images. Et M. Heuzé donne au mot « image » non pas le sens rhétorique, mais le sens le plus largement poétique : le créateur se sert du langage pour « donner à voir », pour nourrir notre imaginaire. Et de prendre immédiatement un exemple, en décrivant la « vision » que lui inspirent deux vers du livre VIII de l’Enéide..., quitte à prêter le flanc aux critiques des érudits pointilleux ou seulement respectueux du mot à mot. Il faut affirmer le droit à l’imagination et à la subjectivité et même celui « de déambuler au milieu des images », de formuler des hypothèses ; il faut procéder à une confrontation entre « les images virtuelles », celles qu’on trouve à la lecture des vers de Virgile et « les images réelles », celles que nous ont léguées les arts — qu’ils soient contemporains de Virgile ou qu’ils appartiennent à notre civilisation, mettant ainsi en contact « deux mondes, l’un fourmillant de vie, l’autre de simulacres ».

Tout le reste de la conférence a été consacré à des exemples mettant en parallèle des passages virgiliens et des images empruntées à la peinture ou à la statuaire. M. Heuzé fait remarquer que l’univers virgilien est peuplé d’oiseaux et qu’on trouve parfois l’expression pictae volucres qu’on traduit habituellement par « oiseaux au plumage coloré ». Pourquoi ne pas penser également aux oiseaux peints comme ceux des tombes de Tarquinia ou sur les fresques de la Maison de Livie à Rome ?

Il existe une gestuelle propre à Virgile, que soulignent certaines représentations, comme cet « orant » trouvé à Mantoue (la patrie du poète), ou cette admirable tête de Dionysos, ou ces personnages pleins de grâce qu’on vient d’exhumer dans les fouilles de Lavinium.

Quand il s’agit d’illustrations post-virgiliennes, et plus précisément de scènes influencées par l’Enéide, les témoignages abondent à travers les âges, depuis le célèbre portrait d’Enée blessé, trouvé à Pompéi, jusqu’aux sculptures du Bernin. Pour les œuvres antérieures dont Virgile a pu s’inspirer, la recherche est évidemment plus difficile ; on sait par exemple que la violence est un thème fréquent dans l’Énéide, mais on ne sait si ce goût est dû au genre de l’épopée, à une tradition commune à tous arts (et en particulier de la céramique), ou aux souvenirs personnels du poète témoin des guerres civiles, sans parler de sa puissance d’invention.

A ce sujet, M. Heuzé rappelle qu’il faut, dans ce domaine, se prononcer avec prudence : la critique du XIXe siècle jugeait incongrue la scène où Énée, voulant tuer Hélène, est retenu dans son geste par Vénus ; or nous pouvons voir cette scène sur une sculpture du IVe siècle avant notre ère : la filiation est presque sûre. Les difficultés commencent avec les œuvres d’art contemporaines de Virgile, comme le célèbre groupe sculpté représentant Laocoon et ses deux fils luttant contre le serpent monstrueux : s’agit-il là de l’œuvre première? Ou d’une simple rencontre? Et faut-il toujours rechercher des sources?

M. Heuzé nous invite à négliger parfois la chronologie trop rigide et à tenter des comparaisons hasardeuses. Il nous en donne plusieurs exemples personnels fort pertinents : la statue post-classique connue sous le nom de la « Fanciulla d’Anzio » fait penser à la Galatée des Bucoliques, qui fuit les regards tout en désirant être vue ; quand Virgile peint le regard violent, semblable à celui des masques tragiques, il a une expression curieuse pour le désigner : volvere oculos, qu’on traduit mal par « tourner ou rouler des yeux » ; on en comprend le sens quand on voit, grâce à notre conférencier, le regard fixe et terrible d’Alexandre sur la célèbre mosaïque de la bataille d’Arbèles, ou le regard de Thésée sortant du labyrinthe, ayant contemplé l’innommable, sur une étonnante fresque pompéienne ; le combat d’Hercule et de Cacus décrit au livre VIII de l’Enéide s’éclaire quand on contemple les sculptures du Grand Autel de Pergame.

M. Heuzé va même plus loin : pour illustrer le vers où Mézence est comparé au géant Orion qui émerge des eaux, il nous projette… le Colosse de Goya, et en face de l’Atlas virgilien « à la chevelure de pin », évoque… un tableau d’Arcimboldo. Acceptons avec joie de telles audaces, d’autant plus que notre Virgile en sort une fois de plus grandi. Faisons comme Swann, conclut M. Heuzé, ce Swann qui se plaisait à reconnaître dans les personnages quotidiens et banals un profil de Masaccio, une expression de Piero della Francesca ; cherchons autour de nous, dans notre quotidien, des « images virgiliennes » d’une grande fraîcheur.



Mardi 22 mars 1983
Que reste-t-il de la musique grecque antique ?
Émile MARTIN, docteur ès lettres, animateur des chanteurs de Saint-Eustache et musicologue

La première partie avait pour but de faire comprendre ce que devait être la musique grecque de l’Antiquité à l’aide de prélèvements originaux recueillis par l’auteur dans les régions de la Grèce actuelle où restent des traditions orales vivaces, comme les Iles Ioniennes ou les alentours de Thessalonique.

Il s’agit d’une entreprise difficile, car nous n’entendons pas aujourd’hui cette musique comme elle fut jouée il y a p]us de deux mille ans. Notre oreille est faite à la gamme tempérée de douze demi-tons. Dans la musique des Grecs d’autrefois, les intervalles sont très différents, notamment dans la musique archaïque. C’est seulement à partir de Pythagore, qui a découvert la quinte, que la musique « passe de l’empirisme à la science ».

Il n’est pas douteux que les Grecs actuels, qui ont si bien conservé leur langue et qui sont restés fidèles à leurs coutumes, ont gardé quelque chose de leur musique primitive. A Rhodes, on chante encore le « chant de l’hirondelle », c’est-à-dire de la quête du printemps, sur des paroles qu’on trouve dans Athénée, qui lui-même reprend un texte du VIe siècle avant J.-C. : bel exemple de permanence.

M. le R. P. Martin fait entendre plusieurs chants populaires, dont une chanson de mariage entendue à Megalissi (la plus petite des îles grecques en dépit de son nom) et chanté par une vieille paysanne de quatre-vingt-sept ans…, musique déconcertante (car la mélodie est axée sur le tétracorde), mais combien émouvante.

Le conférencier a multiplié les exemples variés de cette musique qui a défié le temps : à Drana, aux environs de Thessalonique, il a enregistré successivement : une chanson de buveurs, très différente de nos chansons bachiques, par son mode mineur et son caractère mélancolique, une improvisation (admirable à tous égards) d’une jeune fille accompagnée d’une cithare de sa fabrication, et un chant militaire, repris en chœur par quatre petites filles.

Lors d’un enterrement dans un petit village de Macédoine, un pleureur et une pleureuse chantent en strophes alternées les mérites du mort, à la manière des déplorations du chœur antique sur une musique de type oriental. La présence des grands mythes grecs est évidente : à Santorin, les vieilles femmes chantent encore une cantilène qui narre l’exploit d’un « palikare » qui, tel Orphée, va provoquer aux Enfers Charon pour lui disputer sa fiancée, et reçoit l’aide d’un ange, descendu tout droit de notre Ciel : magnifique exemple de syncrétisme religieux qui montre qu’il n’y a pas eu de coupure entre l’orphisme païen et le christianisme.

La seconde partie de l’exposé fut consacrée à un autre type de musique antique, plus officielle et plus orchestrale : il s’agit des deux hymnes delphiques à Apollon, dont le texte et la musique selon la notation figurée de l’époque, avaient été trouvés sur une stèle lors des fouilles effectuées à Delphes à la fin du XIXe siècle par l’École française d’Athènes, le travail de restitution et de traduction musicale ayant été fait par le R. P. Martin.

Paradoxalement, on sait beaucoup de choses sur cette oeuvre : on en connaît l’auteur, un certain Liménios qui l’exécuta à l’occasion des cérémonies de 138 et 128 avant J.-C. Vraisemblablement œuvre de commande, elle commémore la défaite des Gaulois devant Delphes. On sait même, d’après des documents trouvés dans le Trésor des Athéniens, qu’une soixantaine d’artistes « dionysiaques » étaient venus d’Athènes pour l’interpréter. Il faut dire que cette musique, d’une grande richesse d’invention, a touché tous les auditeurs, qui ont applaudi spontanément. Peut-être est-ce au mérite du « traducteur » qu’ils ont rendu hommage. D’ailleurs, le R. P. Martin s’est expliqué là-dessus très clairement : nous entendons cette musique de la même manière que nous lisons avec émotion une « belle traduction » de Sophocle…

Une question sans doute reste posée : étant donnée l’absence de notation instrumentale, comment jouait-on la musique d’accompagnement, compte tenu des instruments de l’époque ? Le conférencier a essayé d’y répondre en nous expliquant, avec de très belles images à l’appui, le rôle et les possibilités des instruments d’alors : la lyre et son dérivé le barbiton (sorte de lyre légère), la cithare (et son dérivé, la cithare-caisse), le phorminx, l’aulos (à un ou à deux tubes) qui n’est pas, comme on le croit à tort, l’ancêtre de la flûte, mais du hautbois, l’instrument dionysiaque par excellence, sans oublier le sistre, les crotales et le tambourin qu’on retrouve dans la musique du monde arabe.

Pour montrer que cette musique vieille de plus de deux mille ans n’est pas étrangère à la nôtre, malgré son étrangeté, M. le R. P. Martin a tenu à nous faire entendre, pour notre plus grand plaisir, un court essai de sa composition, intitulé Le miroir de Jeanne (il s’agit bien de Jeanne d’Arc) où il a réussi à intégrer le thème de l’épilogue du 2e Hymne delphique, en conservant la métrique antique, dans un ensemble résolument moderne, joué par des instruments actuels. Après tout cet hymne n’est-il pas un Te Deum à sa manière ?

Le temps n’agit-il pas sur cette musique antique comme il a agi sur les frises du Parthénon : en ôtant toute contingence, en parvenant à une stylisation parfaite ?



Mardi 25 octobre 1983
Rome avant Rome : d’Énée à Romulus
Paul M. MARTIN, professeur à la Faculté des lettres d’Orléans

C’est à une promenade très reculée dans le temps que nous a invités M. Martin, car elle nous a menés aux origines, à la Rome « d’avant Rome », mais en suivant une démarche originale, puisqu’elle mettait en parallèle les légendes d’une part, ainsi que les images toutes faites que nous pouvons garder, et d’autre part les récentes découvertes archéologiques dans le Latium.

Pour la plupart d’entre nous, Rome commence avec les « deux célèbres bessons » accrochés aux mamelles de la louve. Quant aux temps antérieurs, nous nous contentons de personnages légendaires, comme Evandre, Enée et Iule, poétisés par Virgile. Devant ces légendes, on peut avoir une attitude méprisante ; on peut aussi se demander pourquoi des hommes y ont cru. Ces héros venus de l’Orient ou de la Grèce ont pu très bien échouer sur les rivages d’Ostie, à la recherche d’un « fabuleux métal ». L’archéologie, qui est, non pas une science auxiliaire, mais bien la source vive de l’Histoire, nous assure qu’il ne faut pas en douter ; il y a bien eu contact entre ces voyageurs exotiques et les indigènes du Latium.

M. Paul Martin nous propose alors de confronter les textes et même les plus légendaires, et les données de l’archéologie. Tout son exposé a été bâti sur des documents photographiques, relevés de cartes, vues de sites actuels, images de la statuaire primitive.

Rome à l’époque proto-historique, c’est un paysage au relief très accentué, contrastant avec les marais de la vallée du Tibre. Certains sites sont très escarpés, comme la Roche Tarpéienne, tandis que le Forum n’est qu’une zone de pâturages. Rome se sera édifiée à l’endroit du premier gué sur le fleuve et à cause de la présence de salines.

Il faut donc remonter quatorze siècles en arrière et écouter à nouveau la légende : un Arcadien, Evandre (« l’homme bien né »), obéissant à un oracle, échoue sur le « Pallanteum » (le futur Palatin), lutte avec le brigand Cacus (le méchant) et le tue grâce à la protection d’Hercule : et voici le premier culte grec introduit sur la terre latine.

Que peut recouvrir cette légende ? M. Martin nous invite à reprendre l’explication de Jean Bayet : il s’agit d’un « fantasme de société ». Evandre représente le mythe de l’âge d’or, mais déjà « romanisé » : un âge d’or civilisé avec sans doute une écriture et un art naissant. Ce que confirme l’archéologie : le premier établissement humain sur le site de l’Urbs date de l’âge du bronze. Des vestiges de cette époque ont été trouvés dans un remblai du VIe siècle : il s’agit de fragments de vase de la culture dite « apenninique » dont la « Rome » d’alors faisait partie.

En retournant à la légende, on rencontre le second grand personnage mythique : c’est Enée. Une de ses statuettes, trouvée à Véies, datant du Ve siècle avant J.-C., le représente dans sa posture fameuse, portant son père Anchise sur ses épaules avec les Pénates de Troie et le Palladium. Il est venu, comme le raconte Virgile, dans le Latium, où il rencontre Latinus dont il épouse la fille, Lavinia.

La propagande augustéenne s’empare de ce mythe, comme en témoignent les restes, exhumés en 1937, de l’Ara Pacis érigée en l’an 9 avant J.-C. Le fragment retrouvé représente le sacrifice d’Enée ; la truie qu’il va immoler va se sauver et mettre bas trente gorets dans un endroit où il devra fonder une ville : Lavinium. De là, il fondera une nouvelle cité : Albe, d’où naîtra Rome. C.Q.F.D.

Ne sommes-nous pas en pleine Fantaisie ? Pas tout à fait ! M. Martin nous a montré les fouilles de Lavinium et de ses environs. Au lieu-dit Troie (nom prédestiné !) où a débarqué Enée, on a trouvé les restes d’un temple consacré au Soleil. Sur le site de Lavinium, à quelques pas de là, où s’est arrêtée notre truie, on a mis au jour un sanctuaire des Pénates, et surtout les restes grandioses de treize autels, puis l’Héroon d’Enée, tumulus transformé en cénotaphe, ainsi que les vestiges d’un sanctuaire de Minerve, ou plus exactement une fosse ou dépôt votif.

Grâce à ces monuments, les chercheurs ont pu élucider en partie le mystère : sur ces treize autels, douze datent de l’époque où Lavinium était la capitale de la fédération des peuples latins. S’ils furent abandonnés, c’est la preuve que Rome avait définitivement supplanté Lavinium (et Albe). Les archéologues ont pu également dater la transformation du tumulus en cénotaphe : au moment où le héros inconnu a été remplacé par le fondateur de la race latine, c’est-à-dire Enée le Troyen, nanti désormais d’un passeport latin : Aeneas, pater indiges.

Mais les ruines de Lavinium nous ont réservé une autre surprise : dans la fosse du sanctuaire de Minerve, parmi les débris, on a pu reconstituer plusieurs très belles statues, dont une Minerve aux tritons, en terre cuite, d’une taille impressionnante, d’influence étrusque avec des attributs grecs. De fort jolies têtes de jeunes filles nous ont fait penser à l’art du Quattrocento, ainsi qu’une tête d’enfant non moins remarquable. Il s’agit là, dit très justement notre conférencier, d’un spécimen d’un art proprement italien et qui explique l’admiration d’un Varron…

Avec la dernière étape de notre itinéraire, M. Martin est passé assez vite sur la fondation de Rome, trop connue, qu’il illustre par la célèbre louve du Capitole. Ce qui est curieux, dit-il, c’est que les Romains eux-mêmes n’en ont pas parlé. S’agirait-il d’un animal-totem, comme le Mars-loup des Samnites ? En comparant cette bête avec celle qui est représentée sur une stèle étrusque de 390, M. Martin pense qu’il faut y voir un symbole de l’immortalité, qu’on retrouve dans de nombreuses civilisations.

La vraie fondation de Rome, c’est l’entente de sept peuplades principales (d’où les chiffre sacré des sept collines), c’est la création d’une confédération de paysans soldats, dont les habitations ressemblaient à ces urnes découvertes dans les fouilles du Palatin : une chaumière fruste, à bâtis de bois, sans cheminée, c’est-à-dire l’habitat de type « villanovien ». On peut en voir de semblables, habitées l’été par les bergers de la province latine.

« Voilà une vision, conclut M. Martin, bien différente de celle que nous avons de la Rome scolaire. Rien d’ailleurs ne permettait de prophétiser que ce ramassis de huttes primitives allait devenir le centre du Monde. »



Vendredi 18 novembre 1983
Émile Littré et Monseigneur Dupanloup
Jean JACQUET, professeur émérite de microbiologie, membre de l’Académie de médecine

Présentation de la conférence

On ne sait pas assez que Littré fut d’abord un savant médecin et un érudit, principalement helléniste, et aussi philosophe, dixiple — le principal disciple — d’Auguste Comte. Et qu’il fut aussi un homme politique, siégeant à gauche après 1871 à l’Assemblée nationale, où Mgr Dupanloup représentait le département du Loiret, au sein de la droite monarchique.

Les deux hommes s’y affrontèrent, mais Dupanloup n’avait pas attendu ces circonstances pour attaquer Littré, en particulier lorsque celui-ci, en 1863, fit acte de candidature à l’Académie française. On sait que son élection, plus tard, provoqua la démission de Dupanloup de cette compagnie.

Compte rendu de la conférence

La personnalité d’Emile Littré, dit le conférencier en préambule, est difficile à cerner ; médecin, savant, homme politique, linguiste, philosophe positiviste, il a bien des cordes à son arc. Et, si l’on a peu écrit sur lui, il a en revanche beaucoup publié ; personne d’ailleurs n’a encore jamais recensé toute sa production, dispersée dans une masse de journaux et de revues. Au fameux dictionnaire, il faut ajouter plus de trente volumes !

M. Jacquet retraça d’abord la jeunesse de l’homme et fit le portrait de ses parents, personnages hors du commun. Le père, protestant, soldat et marin émérite renvoyé à ses foyers pour son attitude républicaine, est obligé de trouver un modeste emploi. La mère a fait preuve du même courage républicain dans sa jeunesse. Tous les deux élèvent leur premier fils, Maximilien, Paul-Emile dans leur amour des idées révolutionnaires.

La famille s’installe à Paris et le jeune Emile, délesté de ses deux prénoms encombrants, suit les cours du collège Louis-le-Grand, où il excelle en latin et en grec. Après le baccalauréat, il trouve une place de secrétaire chez le comte Daru, lequel remarque sa puissance de travail et lui conseille de poursuivre ses études. En 1822, le voilà prêt à faire sa médecine, mais le ministre des Cultes et de l’Instruction publique, Mgr Frayssinous, vient de fermer la faculté, foyer d’agitation (déjà !). Celle-ci rouvre l’année suivante ; Littré y est un étudiant assidu et brillant, passe facilement l’externat et l’internat, tout en se mettant au sanskrit sur les conseils de son ami Burnouf.

Ayant achevé ses études vers 1830, il refuse brusquement de passer son doctorat. Etant donné, pense M. Jacquet, les deux traits fondamentaux de son caractère, l’hypersensibilité et la timidité, Littré a eu peur d’exercer une profession dont les obligations lui pèseraient. Mais cela ne l’empêche pas de continuer la recherche médicale, puisqu’on le retrouve à la faculté, où il est remarqué par Rayer, un des plus grands médecins de l’époque, tandis qu’il gagnera sa vie comme rédacteur au journal « Le National ».

Peu de temps après. le directeur du journal, Armand Carrel, découvre un article philosophique signé Littré, qu’il trouve remarquable et ne tarit pas d’éloges sur son auteur. La voie du grand journalisme semble toute tracée pour Littré qui vient d’épouser par relations la très douce et très catholique Pauline Lacoste. Mais l’amour de la médecine reste vif : n’entreprend-il pas, sur l’instigation d’un autre grand médecin, Andral, la traduction des oeuvres complètes d’Hippocrate. Il fallait, pour cette tâche énorme, un helléniste confirmé et un médecin compétent : Littré seul avait cette double qualification. En 1859 paraît le premier volume qui contient 539 pages de préface : un monument, qui lui vaut d’entrer à l’Académie des inscriptions et belles-lettres.

En 1840, il a une véritable révélation en lisant le Cours de philosophie positive : il devient alors le principal disciple d’Auguste Comte. C’est vers cette époque que Louis Hachette, son ancien camarade de Louis-Le-Grand, lui propose de rédiger, pour faire pendant au dictionnaire Latin de Quicherat, un dictionnaire français. Littré insiste pour que cet ouvrage soit non seulement étymologique, mais historique et s’attelle à ce travail gigantesque qui lui demandera treize années de recherches.

Il n’en mène pas moins de front d’autres travaux, dont la traduction d’une Vie de Jésus, d’un auteur allemand dont s’inspira Renan, et surtout la refonte d’un Dictionnaire de médecine. Il rompt avec Auguste Comte, car la religion positive de ce dernier, perdue dans des considérations fumeuses, comme son culte de la Vierge, incarnée par Clotilde de Vaux, lui parut en complète contradiction avec l’esprit scientifique.

En 1863, Littré se présente à l’Académie française et tout le monde le considère comme élu, surtout avec le parrainage de Thiers. Et c’est là qu’intervient notre évêque d’Orléans, homme lui aussi d’un esprit vif et travailleur acharné, mais, comme on dit aujourd’hui, d’un « bord politique opposé ». Mgr Dupanloup se dit que son devoir est d’empêcher cette élection coûte que coûte : il publie, quatre jours avant le vote, un opuscule virulent qui est un modèle de littérature polémique. Voilà notre Littré battu, mais non découragé. Et de continuer son travail de bénédictin, chaque jour de 9 heures à 3 heures du matin, sans autre interruption qu’un repas frugal et ses séances à l’Académie, où il est fidèle. Les cléricaux ne désarment pas pour autant : Littré et Robin, co-auteurs du Dictionnaire de médecine sont accusés d’y faire de la propagande antireligieuse !

Quand la République s’installe, Gambetta invite Littré à se présenter à la députation : de nouveau, il est engagé dans la vie politique. Il siègera donc à l’Assemblée en même temps que… Mgr Dupanloup. Celui-ci va recommencer ses attaques, à la Chambre, contre le positivisme, et tout le monde attend la réplique… qui ne viendra jamais, car Littré a décidé de rester muet.

En 1873, Dupanloup fulmine contre la franc-maçonnerie. Pour toute réponse, Littré adhère à la Loge du Grand Orient avec Jules Ferry. Le jour de son intronisation, il prononce (enfin!) un discours célèbre, d’où l’on cite souvent ces mots : « Je ne connais qu’un complot, celui de la tolérance ! » et : « Le véritable ennemi, c’est le cléricalisme ». La querelle va bientôt se ranimer au moment de la discussion à l’Assemblée du projet de loi sur la liberté de l’enseignement supérieur. Cette fois on n’entendra plus la voix de Mgr Dupanloup disparu en 1878, mais celle de Littré, qui critiquera avec bon sens et fermeté le projet de Jules Ferry. Il mourra en 1881, et — ô scandale ou revanche des cléricaux ! — peut-être converti, ou, tout au moins, muni des sacrements de l’Eglise…

Emile Littré, conclut M. Jacquet, reste une personnalité attachante, tant par l’immensité de son savoir que par sa fidélité aux convictions républicaines et son total désintéressement. Cet homme digne refusa toujours de répondre aux injures, lui qui fut abreuvé de quolibets, et mérite sans restriction la définition que lui donna Pasteur, son successeur à l’Académie française : « un saint laïque ».



Mardi 6 décembre 1983
La mise en scène de la tragédie grecque
Paulette GHIRON-BISTAGNE, maître-assistant à l’Université Paul-Valéry de Montpellier

La conférencière a rappelé d’abord que les trois noms célèbres du répertoire tragique (dont l’oeuvre est fortement amputée, puisque sur les cent quinze pièces de Sophocle il ne nous en reste que sept !) font figure de rescapés d’une vaste entreprise. Le spectacle dramatique, issu du dithyrambe, est né à Athènes ; la tragédie, c’est-à-dire littéralement « le chant pour le bouc », l’animal rituel de Dionysos, est conçue comme un spectacle unique, donné à l’occasion des fêtes de la Cité, lors d’un concours entre poètes.

On a très peu de renseignements sur la technique de la mise en scène : c’est l’auteur dramatique ou « didaskalos » (l’instructeur) qui règle lui-même le jeu des acteurs et la « régie », par des indications orales sans doute, mais aussi par le texte lui-même. Mme Ghiron donne plusieurs exemples, dans Eschyle notamment, de ces indications didascaliques. Mais c’est surtout grâce à l’iconographie (monuments et peintures de vases) que nous pouvons imaginer avec précision les éléments du spectacle tragique.

Les lieux d’abord. Le théâtre de Dionysos au pied de l’Acropole et celui d’Epidaure (tous deux animés chaque année par un festival) ont, bien sûr, conservé leurs gradins et leur orchestra circulaire où le choeur, formé de quinze choreutes, danse et se déploie. Ce choeur entre par le portique de gauche ou parodos, qui sert aussi aux personnages venus de l’extérieur, alors que la parodos de droite est réservée aux héros autochtones (c’est l’alternance côté cour / côté jardin de notre théâtre occidental). Sur le mur du fond se dresse la skènè qui fut une simple tente ou une baraque de bois avant d’être « en dur », qui sert à la fois de décor, avec sa porte centrale, et de coulisses.

Le décor, unique, représente en général un palais ou un temple avec un parvis ; la porte centrale s’ouvre dans les moments dramatiques et laisse passer un engin mobile appelé « enkyklèma ». Cet appareil — qui dévoile l’intérieur et permet de montrer des spectacles sanglants, comme dans la Médée d’Euripide — compense l’unicité du décor ainsi que l’absence de rideau. Progressivement le décor s’enrichit sur les côtés de colonnades ou paraskénia : ce qui permet la juxtaposition des lieux à la manière des « mansions » médiévales.

S’il est évident que le changement à vue est impossible, il existe cependant des panneaux mobiles, et ce qu’on pourrait appeler des « décors développés ». Ainsi dans le Ion d’Euripide, le spectateur pouvait voir à la fois les deux faces du temple. Les scénographes sont passés maîtres dans l’art du trompe-l’oeil. Le décor prend aussi d’autres formes : le Prométhée enchaîné se joue dans une forêt, le Philoctète dans une grotte marine.

Au centre de l’orchestra, l’autel ou « thymélè » se travestit en tombeau, comme dans les Choéphores ; certaines pièces ont recours à une machine, mue par une grue cachée, qui permet d’enlever un personnage dans les hauteurs ou de faire apparaître un dieu (d’où l’expression célèbre : le deus ex machina) : Médée par exemple est emportée dans les airs sur un char attelé de dragons stylisés…

Les masques et les costumes nous sont connus par une multitude de documents, comme le très beau vase dit de Pronomos, où l’on peut admirer les personnages d’un drame satyrique, dont le vieux Silène et l’Héraklès avec ses hautes bottes lacées. Les masques sont d’une seule pièce, avec la perruque attenante ; ils semblent faits en peau de bouc, ou peut-être, selon certains érudits, en chiffons stuqués. Mme Ghiron rappelle l’importance du masque : c’est lui qui fait le personnage (d’ailleurs la langue grecque ne possède qu’un seul terme pour les désigner : « prosopon »). De l’époque de Thespis jusqu’à la période impériale romaine, le masque a connu une évolution. D’inexpressif au départ, il se charge de pathétique pour atteindre une véritable distorsion dans le théâtre latin, ce qui correspond à un grossissement volontaire des effets.

La dernière partie de l’exposé, consacrée à la gestuelle, a fort intéressé le public. Mme Ghiron a attiré notre attention sur le sens du mot hypocritès qui désigne l’acteur en grec : c’est d’abord celui qui répond au choeur, et ensuite celui qui feint la vérité. Le jeu de l’acteur, selon Longin, rhéteur et théoricien du théâtre du IIIe siècle après J.- C., est « une imitation conforme au vrai » ainsi qu’un « comportement du corps adapté à une situation ». Ainsi les acteurs du théâtre antique étaient à la fois de très habiles danseurs, et des mimes expressifs. Il faut en effet distinguer les mouvements ou phorai des attitudes statiques ou skémata, comme celle de l’Electre pensive sur le tombeau de son père, ou celle de Médée avant le meurtre de ses enfants. Ces attitudes sont parfois stéréotypées, comme le montre la très célèbre statuette de Rieti reproduite dans tous les ouvrages, où l’on voit l’acteur avec cothurnes et masque exprimant l’horreur dans un geste de recul théâtral… Mais cette expressivité au superlatif est due à la nécessité de compenser l’immobilité du masque. Les Grecs ont à cet effet inventé une science annexe : la chironomie, c’est-à-dire le langage des mains, qui codifie un certain nombre de situations fréquentes, comme le salut, le veto, le geste « apotropaïque »…

Cet art théâtral, dit en conclusion Mme Ghiron, qui n’a rien d’une pratique glacée et hiératique, comme on a pu le penser, s’apparente en réalité à l’art extrêmement minutieux des ballets orientaux. On ne peut se rendre vraiment compte de ce qu’était la tragédie grecque pour les contemporains de Sophocle ou d’Euripide que si l’on retrouve toute cette possibilité de visualisation.



Mercredi 11 janvier 1984
Georges Bataille ou l’impossible
Daniel LEUWERS, maître-assistant à la Faculté des lettres de Tours

Les Orléanais qui, à partir de 1951, ont connu Georges Bataille comme conservateur de leur bibliothèque municipale, se souviennent d’un homme d’une parfaite distinction, plein de pudeur, plein de réserve, un « aristocrate du coeur », au regard d’une pureté angélique. Plus d’un fut surpris en découvrant que ce chartiste rigoureux et austère était l’auteur d’une oeuvre sulfureuse, inquiétante et souvent même sacrilège.

Cette oeuvre, M. Leuwers en évoque d’abord la diversité, et surtout son ouverture sur toutes les disciplines (psychanalyse, économie, ethnologie, sociologie, histoire de l’art…) et sur toutes les expériences (surréalisme, mysticisme, érotisme…). Ce que Bataille a surtout cherché, c’est une certaine idée de la jouissance, jouissance érotique (liée à la transgression des interdits) et jouissance quasi mystique (sorte d’illumination ou d’extase obtenue, par exemple, par la contemplation de la photographie d’un supplicié chinois que son bourreau découpe vivant en cent morceaux).

Grâce à ses connaissances en ethnologie — obtenues auprès de Marcel Mauss et de ses disciples — Bataille a pu ouvrir de nouvelles perspectives. Il s’est intéressé particulièrement à la pratique du « potlatch » chez les Indiens du nord-ouest américain (l’Indien donne des richesses considérables afin que l’autre réponde par un don encore plus généreux) et aux rites sacrificiels chez les Aztèques (où la transgression de l’interdit du meurtre culmine en une vertigineuse assomption du sens de la vie). Cela lui a permis en particulier de comprendre ce qui se passe dans l’acte érotique où intervient la transgression en même temps que le don excessif auquel répond un contredon, lui-même excessif.

Celui qui commence à découvrir l’oeuvre de Georges Bataille s’aperçoit rapidement que la notion d’impossible y tient une place prépondérante. Elle joue un rôle essentiel dans sa conception de la poésie qui est pour lui « l’évocation par les mots des possibilités inaccessibles », un effort pour saisir le dessaisissement qui a d’abord été opéré à l’égard de la réalité, un éveil à l’impossible auquel le poète se donne totalement, suicidairement, attendant, en contrepartie, le don de rendre possible l’expression de cet impossible.

Car la quête de Bataille est une quête de la vérité inaccessible, le chemin vers cette vérité passant par la passion (qui rend lucide), le vertige, l’horreur, le contact avec la mort, la plongée dans l’érotisme, l’excès qui brise toutes les limites. Les expériences relatées dans Histoire de rats, mettant en jeu l’érotisme et la mort, se justifient par cela que « l’outrance du désir et de la mort permet seule d’atteindre la vérité ». On y voit que l’acte sexuel produit une exaspération qui peut atteindre l’extrême limite du possible et même entrer dans la sphère de l’impossible.

Jean-Paul Sartre a perçu dans tout cela des relents mystiques : extase, orgasme peuvent en effet apparaître comme des expériences de dessaisissement (et le mystique est bien celui qui se dessaisit totalement). Mais, en réalité, la vérité à laquelle mènent le plaisir, l’horreur et la mort ne se confond jamais, pour Bataille, avec un quelconque au-delà transcendant : elle serait plutôt acceptation de la disparition de toute vérité transcendante. Et si l’extase joue un grand rôle chez Bataille, elle n’a pas pour lui la fonction totalisante ou unificatrice de l’extase mystique. Elle correspond plutôt au plaisir que l’on veut donner et elle est très comparable à la concentration qui est propre au supplice. L’extase n’est autre qu’un supplice, un sacrifice pour une plus grande jouissance, toujours différée, toujours attendue.

L’expérience sexuelle étant pour lui ce qui ouvre le plus de voies, Bataille s’est surtout attaché à décrire la véritable relation érotique entre deux êtres qui sont aveugles l’un à l’autre, ne sentant que leur blessure, leur déchirure. C’est dans la frénésie sexuelle, lorsque l’homme assume le risque de ses excès et qu’il lie partie avec la mort, que ses yeux s’ouvrent : telle est, dans Histoire de l’oeil, la signification de certaines scènes particulièrement intenses et scandaleuses.

Mais ce qui importe, pour Bataille, c’est moins le dessaisissement que le mouvement de ressaisie par l’écriture qui aspire à saisir le dessaisissement de l’expérience extatique ou orgasmique, à circonscrire l’impossible ; ce qui est évidemment ressenti comme impossible, et la perspective est donc abyssale… Il faut comprendre toutefois — ce que Sartre n’a pas voulu comprendre — que l’oeuvre de Bataille, écrite non pas avec la froideur et la lucidité du philosophe, mais sous l’empire de la plus grande émotion, est une quête sans fin, sans aboutissement prévu (en cela elle se distingue des ambitions de Breton et se rapproche beaucoup plus de Nietzsche).

En développant tous ces thèmes, Bataille avait bien conscience de s’adresser non pas à la foule des lecteurs, mais seulement à ceux pour lesquels Dieu est mort, en même temps qu’a disparu le souci du salut, et qui, se sauvant dans une perte extatique, dans une dépense sacrificielle, veulent vivre l’impossible en accumulant les instants privilégiés — sacralisés parce qu’ils ont été excessifs — dans le but de cribler de banderilles le monde des possibles, avec ses pièges et ses leurres.

Parfois tenté de se réfugier dans sa tour d’ivoire du Mal (comme le fit Jean Genêt), Georges Bataille a pourtant décidé de communiquer son expérience du mal, du vide, de l’impossible. A ce don excessif, ce « potlatch », le lecteur devra répondre par l’impossible de sa lecture, par un inconfort, une perdition en spirale dans une recherche sans fin, sans objectif, sans résultat. Et il y aura finalement là une communication intense, quasi érotique, le livre devenant figure d’un défi auquel il appartient au lecteur de répondre à sa manière.

Georges Bataille lui-même a dit, à propos de Baudelaire, que seule la vie de l’écrivain pouvait être une garantie de l’authenticité de son oeuvre. Or l’oeuvre de Bataille, telle que la présente M. Leuwers, semble appeler la mise en évidence publique des excès sur lesquels elle se fonde et, par là, elle apparaît en singulier contraste avec la personnalité du Georges Bataille que les Orléanais ont connu, homme de mesure et de bonne compagnie. Y avait-il tricherie ? Y avait-il masque ? M. Jacques Boudet, qui a bien connu Georges Bataille, se porte garant de la sincérité profonde de celui qu’il a pu voir, dans son bureau de conservateur, véritablement fasciné par l’image du supplicié chinois dans les yeux duquel il lisait une véritable extase de jouissance, liée à la souffrance et l’idée de l’approche de la mort.

Etrange et riche personnalité, donc, que celle de Georges Bataille, fonctionnaire scrupuleux, conservateur méticuleux, que le tumulte de ses désirs lançait dans les recherches les plus délirantes, les plus fulgurantes, à la quête de l’impossible.



Mardi 7 février 1984
Le Soleil dans l’Antiquité, science et religion
Jean BEAUJEU, professeur à l’Université de Paris-Sorbonne, président national de l’association Guillaume-Budé

M. Beaujeu a expliqué en préambule le sous-titre de sa conférence : « science et religion ». Peut-on parler d’une science à une époque où les mythes fleurissent ? Paradoxalement, le soleil a été sujet d’étude avant d’être objet d’adoration : l’astronomie a précédé l’astrolâtrie.

A notre grande surprise, dans l’Antiquité gréco-romaine le soleil occupe une place fort restreinte dans la religion. Hélios, fils du Titan Hypérion, est représenté sous les traits d’un jeune homme « rayonnant », monté sur un quadrige. C’est qu’assez vite Hélios a été assimilé à Apollon. A Rome, on fait la même constatation : le culte solaire, apporté sans doute par le roi sabin Tatius, n’a eu qu’un rôle réduit et n’a suscité que deux monuments modestes. Pourquoi ces traces si minimes ? M. Beaujeu donne comme explications le fait que l’héritage indo-européen ne comportait pas de théologie cosmique, que la première puissance naturelle était la Terre féconde, et que, dans le panthéon gréco-latin, le dieu qui a la préséance est déjà un dieu météorologique.

La vraie raison est sans aucun doute qu’en Grèce l’intérêt porté aux astres s’est vite laïcisé ; le soleil est devenu objet de science. Les premiers observateurs furent les physiciens d’Ionie, plus soucieux de calculs que de belles légendes. Nous avons été étonnés de découvrir l’ampleur des recherches : ces savants ont défini l’écliptique du soleil, donné une explication correcte de certains phénomènes ; l’un d’eux, Hipparque, découvre la « précession des équinoxes » ; Posidonius calcule avec une approximation plausible la distance de la Terre au Soleil. Certes, des physiciens et géomètres croient au dogme du géocentrisme : pour eux le soleil tourne autour de notre planète ; les astres, dans la voûte céleste, sont mus par un mouvement circulaire uniforme.

Au sujet de ces notions, il se fait dans les milieux philosophiques un consensus, sauf pour les épicuriens. Mais ce consensus repose sur une ambiguïté, car les principes philosophiques de ces différentes écoles sont en opposition avec les idées des savants ioniens.

La croyance dans un rationnel d’ordre divin, commune aux pythagoriciens et aux platoniciens, n’est pas loin de ce qu’on appelle l’héliolâtrie. Pour eux, le cosmos est un système organisé, régi par une raison divine ; l’âme du Monde se déploie dans le ciel et les astres apparaissent comme des « dieux visibles » : c’est la conception que développe Platon dans le Timée.

Ainsi se répand un peu partout l’idée que le soleil est un être divin qui occupe une place médiane privilégiée parmi les astres. Même au Ier siècle de notre ère, le « libre penseur » Pline l’Ancien affirmera que le soleil est « l’âme du ciel entier »… Mais on reste encore dans le domaine des spéculations ; pour qu’il y ait un véritable culte, il faudra attendre l’intervention des religions orientales.

Le second point de l’exposé de M. Beaujeu concernait justement l’apport des religions de l’Orient dans l’univers romain de l’époque impériale.

En Mésopotamie, le soleil tient la seconde place dans la triade : Sin (la lune), Shamash et Ishtar (Astarté-Vénus). En Syrie, le grand dieu est celui de l’orage : Haddad, lequel se confond peu à peu avec le soleil ; ses temples les plus célèbres se trouvent à Héliopolis (Baalbek), et à Palmyre. En Egypte, à l’époque romaine, le culte du grand dieu Râ, lié à celui du Pharaon — le lien entre la monarchie et le monothéisme solaire est évident — a fortement reculé en même temps que l’Empire s’est disloqué.

C’est en Perse qu’il faut chercher l’héliolâtrie, sous la forme de l’adoration du dieu Mithra. Son culte, déjà découvert lors de l’expédition de Pompée contre Mithridate, roi du Pont, va se répandre à Rome à partir du IIe siècle après Jésus-Christ.

Au début du IIe siècle, alors que les conceptions platoniciennes ont fait leur chemin dans les milieux cultivés et que le peuple s’adonne à la religion de Mithra, on voit apparaître à Rome deux entreprises pour implanter un authentique culte du soleil. La première, c’est celle d’un jeune empereur de quatorze ans (en 218) originaire d’Enessa en Syrie, descendant d’une famille de prêtresses du soleil, et qui porte le nom de son dieu Elagabal : c’est l’Héliogabale des historiens.

Il eut le tort d’introduire « de manière fracassante » un rituel totalement étranger à la mentalité romaine. Ce qui valut à son auteur d’être massacré au bout de trois ans par les prétoriens. La deuxième entreprise réussit en 274 : l’empereur Aurélien, le vainqueur de Zénobie, la reine de Palmyre, dont il rapporta à Rome les statues, instaura avec habileté le culte solaire, construisant un immense temple au Champ de Mars et créant un collège des Pontifes du Sol Inuictus.

Il solennisa la grande fête annuelle du dieu le jour du solstice d’hiver, c’est-à-dire le 25 décembre. Ce culte resta vivace jusqu’à la fin de l’Empire ; et, à nouveau, les philosophes, surtout les néo-platoniciens à la suite de Plotin, y ajoutèrent leurs spéculations. L’un d’eux, l’empereur Julien, dit l’Apostat, rédigea un hymne en l’honneur du Soleil : il imaginait un dieu « à trois étages », avec au sommet un prince souverain échappant à l’intellect. En somme, une trinité solaire.

M. Beaujeu rappela en conclusion que les rapports entre cette religion et le christianisme furent étroits, ambigus… et « empreints de coquetterie ». La fameuse conversion du fondateur officiel de notre religion, Constantin, est suspecte. Il est vraisemblable de penser qu’il a gardé un fonds de paganisme et qu’il « distinguait mal le Christ Pantocrator de l’Helios tout puissant ».

Est-ce là le syncrétisme religieux ou de l’opportunisme politique ? Ce qui est sûr, c’est que depuis longtemps les grandes religions sont en marche vers le monothéisme, et que l’amalgame s’est fait en douceur. Quand les chrétiens du IVe siècle ont eu à s’interroger sur le sort du culte solaire, par une habile conciliation, ils ont choisi la fête du Natale Solis comme date arbitraire de la naissance du Christ…



Mardi 6 mars 1984
Manet et Zola
Colette BECKER, maître-assistant à l’Université de Paris-Sorbonne, chargée de recherches au C.N.R.S.

Zola a toujours vécu dans le milieu des peintres et des artistes. Son goût pour la peinture l’amena même pendant quelque temps à assurer le compte rendu des expositions. Dans le débat passionné qui opposait alors les artistes novateurs aux tenants de la peinture académique, il prit résolument le parti de ceux dont le jury refusait régulièrement les oeuvres au nom de la tradition, du bon goût et de la morale.

C’est ainsi qu’en 1866 Zola publia un vibrant éloge de Manet dont, les années précédentes, le Déjeuner sur l’herbe et l’Olympia avaient fait scandale. Ce fut le début d’une amitié qui dura jusqu’à la mort du peintre, en 1883. Manet fit le portrait de Zola en 1868 et celui d’un de ses personnages, Nana, en 1877 ; il adressa au romancier de nombreux billets qui ont été publiés en 1983 par Mme Becker. De son côté, Zola, dans son roman L’Oeuvre, fit plusieurs allusions au peintre, en particulier à son Déjeuner sur l’herbe.

Zola, en effet, eut très vite conscience que Manet avait trouvé une « formule nouvelle » et qu’il était en train de réaliser en peinture ce que lui-même souhaitait réaliser en littérature.

D’abord Manet avait fait entrer dans la grande peinture des images de la vie quotidienne contemporaine : une chanteuse des rues, une prostituée attendant le client (l’Olympia), la Musique aux Tuileries, etc. Cela correspondait tout à fait au nouvel intérêt que certains romanciers, comme les Goncourt, portaient à la vie de tous les jours la plus banale.

D’autre part, Zola trouvait dans l’oeuvre de Manet une illustration parfaite de sa conception de l’art. Lui qui, rejetant l’imitation des modèles et l’éclectisme de l’art officiel, aimait « les senteurs âpres et saines de la nature », lui qui préférait au sucré l’épicé, aux « eunuques » les puissants créateurs de vie, trouvait dans Manet « un homme qui avait la curiosité du vrai et qui tirait de lui un monde vivant d’une vie particulière et puissante ». Si le Torero mort (1864) ou l’Olympia firent scandale en leur temps, c’est parce que ces tableaux, ne reproduisant aucun schéma consacré, aucun stéréotype, étaient comme une traduction de la nature dans une langue originale et que, selon la célèbre formule de Zola, on y découvrait « un coin de la création vu à travers un tempérament ».

Zola se reconnaissait aussi en Manet dans la mesure où celui-ci affichait sa liberté de constructeur et faisait passer les nécessités de l’harmonie de la toile avant le souci de la vérité ou de la vraisemblance du sujet. Or, c’est exactement ce que fait notre romancier quand, dans ses romans, il reconstruit les différents milieux en fonction des besoins de la narration ou de l’architecture.

D’une manière générale, il y a une parenté étroite entre les romans de Zola et les oeuvres des peintres impressionnistes : ce sont les mêmes sujets, les mêmes jeux de lumière, la même vision des êtres et des choses. Et les textes par lesquels Zola analyse la technique de Manet s’appliquent fort bien à certains passages de ses romans : le portrait de Thérèse Raquin, par exemple, ou la composition d’un étalage de charcuterie dans Le Ventre de Paris ou d’un étalage de soieries dans Au Bonheur des Dames peuvent être mis étroitement en rapport avec certains tableaux du peintre.

Toutefois Zola, qui avait soutenu l’impressionnisme dans la mesure où celui-ci s’approchait de la perception réelle que nous avons des choses, a très vite pris ses distances à l’égard de ce mouvement qui ne lui paraissait pas produire des oeuvres assez solides ou assez structurées. Mais, à cette réserve près, on ne peut que constater la profonde identité de tempérament et de vision entre les deux artistes. Il en est une dernière preuve : l’incompréhension des contemporains qui a uni dans la même réprobation l’Olympia du peintre et la Thérèse Raquin du romancier ; c’est Louis Ulbach, par exemple, qui reprochait à Zola de voir « la femme comme Manet la peint, couleur de boue avec des maquillages roses »!



Jeudi 22 mars 1984
De Florence au Val de Loire ou la civilisation des Médicis-Valois
Yvan CLOULAS, conservateur en chef aux Archives nationale, auteur d’une Vie de Laurent de Médicis et d’une Vie quotidienne dans les châteaux de la Loire au temps de la Renaissance.

Le point de départ fut le modeste domaine, autour de Chinon et de Loches, du dauphin Charles, le futur Charles VII, au début du XVe siècle. Les châteaux qu’il reconstruit ont perdu déjà de leur aspect médiéval, mais la vie de cour qu’il y instaure reste encore proche du Moyen Age : elle apparaît très hiérarchisée avec un rituel minutieux : le repas officiel, sorte de « messe mondaine », le bal, le tournoi, à la fois jeu et préfiguration de la bataille. Ce genre de vie va continuer avec Louis XI, mais avec des changements : ce roi qui fait triste figure dans l’imagerie populaire introduit des éléments étrangers ; il se lie avec Laurent de Médicis dit le Magnifique, et cette amitié sera le début d’une union durable entre le royaume de France et le duché de Florence. Louis XI court à la rescousse de Laurent menacé et lui garantit son indépendance. Le roi succombe aux charmes de l’Italie ; il construit à Plessis-les-Tours une véritable « villa » à l’italienne, entourée d’un parc et d’une volière ; laissant la reine à Amboise, il s’entoure de galante compagnie et vit joyeusement, librement comme les seigneurs de Toscane, au milieu des divertissements de l’époque : la chasse à l’oiseau, ou « aux bêtes rousses », selon le témoignage des tapisseries, miniatures et tableaux, tant français qu’italiens.

Son fils Charles VIII, qui vient d’hériter du titre de roi de Naples, décide d’offrir ce royaume à sa jeune épouse Anne de Bretagne, et de partir à sa conquête en 1494. C’est le début des fameuses guerres d’Italie. En six mois, devant la « furia francese », les grandes villes de la péninsule capitulent. A. Florence, Charles VIII s’installe en souverain dans la villa florentine due à Alberti de Poggio a Caiano : cette demeure paradisiaque, de style romain, ceinte d’une étonnante nature domestiquée deviendra un modèle idéal d’architecture. A Naples, le roi de France est ébloui devant les richesses accumulées et, en particulier, devant la bibliothèque du roi de Naples, un trésor de plus de 1000 manuscrits. Excipant de son titre de propriété, il décide de la transférer à Amboise, dans la nouvelle aile du château. Il ramène également des techniciens, décorateurs, jardiniers, et surtout des humanistes de la première génération. Le plus célèbre est Jean Lascaris, qui va enseigner le grec à Lefebvre d’Etaples et à notre illustre Guillaume Budé. La guerre éclair de Charles VIII a donc bien donné naissance à l’humanisme français.

En 1498, après la mort accidentelle de Charles VIII, son successeur Louis d’Orléans (Louis XII) s’installe à Blois. Comme il pense avoir un droit d’héritage sur le duché de Milan, le voilà à nouveau parti pour l’Italie et c’est une nouvelle entrée glorieuse des Français en Lombardie, avec à leur tête le roi, défilant à la manière des empereurs romains. L’italianisme s’installe dans les moeurs et dans l’architecture françaises, mais en gardant des traits originaux. Le conférencier nous montre des exemples de cette synthèse : l’hôtel d’Alluyes à Blois, le château de Gaillon.

L’âge d’or de cette Renaissance s’épanouit avec le règne de François Ier. Après sa fameuse victoire de Marignan contre les mercenaires suisses, sa première tâche est de se faire construire un palais à l’italienne : c’est la grande salle du château de Blois, où vit une cour cosmopolite. Il ne néglige pas pour autant les belles lettres, il fonde le collège des Lecteurs royaux, confie la « garde » de sa bibliothèque à Guillaume Budé, fait venir les plus grands noms de l’art italien : Cellini, Rosso, le Primatice et Léonard de Vinci, appelé en réalité non en tant que peintre, mais comme « metteur en scène des fêtes » ; ce qui ne l’empêche pas de manifester ses talents d’architecte, puisque certains historiens pensent qu’il aurait dessiné les plans de Chambord. Le décor intérieur des châteaux s’italianise lui aussi (c’est le cas de la grande galerie de Fontainebleau) ; mais cette influence reste encore un peu artificielle.

C’est après 1536 que le raffinement atteint son comble ; c’est à cette époque qu’on trouve une véritable symbiose entre les deux civilisations. C’est le temps de Catherine de Médicis, et d’Henri d’Orléans, le futur Henri II. La cour va vivre réellement à l’italienne ; elle a pour codes deux manuels de bienséance : le Corteggiano de Balthazar Castiglione et le Galateo. Ce genre de vie se répand dans les châteaux de dimensions plus modestes, tel Azay-le-Rideau, et bien au-delà du Val de Loire, comme à La Bâtie d’Urfé. L’italien devient la langue internationale ; des poètes italiens vivent en France, tandis que Ronsard imite Pétrarque ; le roi de France demande du crédit aux banquiers florentins ; en un mot, jamais autant de liens ne se sont tissés entre les deux pays. Cette symbiose se traduit dans les divertissements, les fêtes de cour, les spectacles nautiques, le décor baroque des grottes et des « fabriques » ; les grands de ce monde se métamorphosent en dieux ; Diane de Poitiers est immortalisée en Diane chasseresse. Les demeures s’agrandissent, s’unissant au cadre de nature et de verdure ; les châteaux deviennent des lieux scéniques, comme à Anet et à Chenonceau, où se déroule dans sa magnificence la vie de cour.

Celle-ci va durer jusqu’à la mort d’Henri II : Catherine de Médicis, voulant combattre l’austérité du protestantisme, désire continuer désespérément la fête italienne, dans une sorte de cavalcade effrénée. La Saint-Barthélémy et les exactions de la Ligue vont mettre fin à ce rêve. Avec l’avènement d’Henri lV, cet ancien huguenot, on pourrait s’attendre à un revirement complet. Or, il a gardé une nostalgie du passé et il n’aura de cesse de reconstituer « la Cour de la Reine Catherine », mais elle va devenir une vie à la française, qui peu à peu oublie ses origines étrangères, et dont l’apogée sera la Cour du Roi Soleil, dans l’apothéose que l’on connaît. Le classicisme est né d’un surgeon italien.


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