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CONFÉRENCES DONNÉES

DANS LA DEUXIÈME DÉCENNIE 1964-1974




Mardi 1er décembre 1964
Signification et rôle de Delphes dans la Grèce classique
Jacques BOUDET, professeur de khâgne au Lycée Pothier et directeur-adjoint du C.L.U. d’Orléans-La Source

M. Boudet parle tout d’abord de la sauvage grandeur du site de Delphes, de sa beauté où l’on sent une présence divine. Ces quelques terrasses entre les rochers, ce lieu légendaire où les deux aigles de Zeus se sont rencontrés pour déterminer l’omphalos ou nombril du monde, est l’un des lieux les plus vénérables de notre sol antique. Delphes fut en effet non seulement une terre sacrée dont Apollon lui-même était propriétaire, le centre de l’Amphictyonie delphique — sorte d’O.N.U. hellénique — le rendez-vous de tous les Grecs venus consulter la Pythie, mais bien véritablement le berceau de notre civilisation occidentale. Tous les colons grecs quittant l’aridité de leur sol pour essaimer, qui, à Tarente, qui à Chypre, qui en Libye, qui à Phocée, sont partis de Delphes. M. Boudet nous révèle alors l’immense rôle colonisateur de ce sanctuaire : l’oracle fournissait aux émigrants non seulement des préceptes moraux, mais des renseignements sur le voyage, sur leur future installation, jouant ainsi le rôle d’un office de tourisme et de placement à l’échelle internationale.

M. Boudet explique ensuite le rôle moral et intellectuel que joua Delphes du VIIe siècle avant Jésus-Christ jusqu’au temps où Plutarque était prêtre de la Pythie, c’est-à-dire au IIe siècle de notre ère : Delphes assura la permanence d’une véritable doctrine de sophrosunê, de sagesse et de modération, de cette sagesse inscrite sur les pierres, comme le célèbre : «  Connais-toi toi-même  » de Socrate. Les Grecs d’autrefois n’attendaient pas de l’oracle la prescience de l’avenir, mais venaient chercher un conseil de vie pratique. S’il est vrai, qu’hélas ! le sanctuaire ne sut pas jouer en politique le rôle de conciliateur suprême qui aurait dû être le sien, en revanche, du point de vue de la morale individuelle, il eut une influence extraordinaire et son enseignement doit être considéré comme une des sources de la sagesse occidentale, au même titre que celui des sophistes ou des grands philosophes.



Mardi 2 mars 1965
Le thème du voyage dans l’œuvre de Gérard de Nerval
Henri LEMAÎTRE, professeur de Lettres supérieures au lycée Fénelon, docteur ès-lettres.

Présentation de la conférence
Le conférencier est un spécialiste de l’oeuvre de Gérard de Nerval ; il est l’auteur d’une édition critique des oeuvres complètes dans la collection Garnier : il s’agit de M. Henri Lemaître, agrégé, docteur ès lettres, ancien élève de l’E.N.S. et professeur de Lettres supérieures au lycée Fénelon à Paris. M. H. Lemaître est bien connu des étudiants, puisqu’il a participé à la rédaction du dernier tome du « Lagarde & Michard » réservé au XXe siècle. M. Henri Lemaître est également très connu du grand public comme historien de l’art. Rappelons son premier essai sur Proust et Ruskin (1944) et surtout sa thèse de doctorat sur les paysagistes anglais (1955). M. Lemaître est, de plus, l’auteur d’un essai sur l’esthétique du cinéma, Beaux-Arts et cinéma, paru aux éditions du Cerf dans la collection désormais classique du « Septième Art », dirigée par Henri Agel.

Compte rendu de la conférence
M. Lemaître avoua en préambule que, dès qu’il eut découvert Nerval en classe d’« humanités », il fut séduit par son aspect nomade. Toutes ses œuvres, même les plus minces, comme les Petits Châteaux de Bohême ou Les Illuminés, n’ont-elles pas en commun ce thème éternel du voyage ? Ce voyage peut d’ailleurs être réel et intérieur ; par exemple, dans Promenades et Souvenirs, Nerval ouvre une communication entre le voyage authentique, le voyage dans le souvenir et voyage dans le rêve. Les voyages des Filles du Feu s’inscrivent d’abord dans une géographie : certaines « filles du feu » sont bien françaises, comme Angélique et Sylvie qui nous mènent au Valois, du côté de Mortefontaine, d’autres comme Octavie sont italiennes. Mais, en même temps, elles nous font pénétrer dans une géographie spirituelle : Sylvie, c’est le retour aux sources, à l’enfance, et il y a une correspondance secrète entre le charme des jeunes années et celui des paysages du Valois. L’œuvre la plus curieuse, Aurélia, est un voyage au pays du rêve, le journal d’une expérience de folie ; cependant elle est écrite dans un style anecdotique, précis, pittoresque, avec le réalisme d’une chronique et, telle, elle s’apparente au reste de l’œuvre nervalienne. Le Voyage en Orient présente un double aspect: d’une part, on y trouve de véritables reportages, de l’autre, des histoires, des voyages imaginaires qui sont autant d’ouvertures sur le « sur-monde » ou la « sur-réalité ». Dans toute œuvre nervalienne, on trouve donc ces deux orientations modernes du voyage : le voyage pittoresque et le voyage mythologique, voire onirique ou mystique.

Le voyage est essentiellement pour Gérard l’acte qui permet de franchir des frontières. Il y a en lui une impatience, un besoin de passer de l’autre côté. La raison de sa démence, à peine pathologique, c’est avant tout l’exaspération du besoin de franchir les limites qui séparent le réel du sur-réel, « ces portes d’ivoire et de corne » des premières lignes d’Aurélia. M. Lemaître étudie alors les itinéraires de Nerval, à la fois géographiques et spirituels : la route de Senlis, la plus chère sans doute à son coeur ; celle d’Allemagne où il cherche à retrouver le souvenir de sa mère ; la route enfin vers l’Italie et l’Orient. Sous ces cieux, le voyage devient pour lui une ouverture vers le sacré ; le monde méditerranéen est l’univers de la Déesse-Mère ; c’est là qu’il découvre les éléments de ce qu’on a appelé son « syncrétisme religieux ». C’est là qu’il éprouve le besoin de découvrir un univers pénétré de divin, au-delà des limites humaines.

Dans une troisième partie, M. Lemaître étudie les conséquences littéraires de cette expérience. Le voyage a opéré une véritable révolution artistique. Le premier trait en est l’alternance, ou quelquefois la synthèse de deux modes d’expression : la chronique — et en cela un Nerval est réaliste, épris du détail vécu et concret, à côté d’un Chateaubriand qui, toujours, solennise son expérience du voyage — et d’autre part l’incursion dans le surnaturel et le sacré. Par son style aussi Nerval a influencé la littérature postérieure, à commencer par Baudelaire. Il y a dans son œuvre le pressentiment de ce que sera le voyage chez Apollinaire et Cendrars : une porte ouverte sur un monde de symboles à la fois évidents et mystérieux. Nerval est bien un précurseur, lui qui fut longtemps considéré comme un auteur mineur : il a résolu l’antinomie entre le réalisme et le sur-réalisme (ou, pour employer le mot de Baudelaire, le « sur-naturalisme »). Le thème, aujourd’hui banal, de l’insolite dans le quotidien est sans cesse présent dans son œuvre, de même que la perception immédiate d’une liaison entre le réel et l’au-delà. Gérard de Nerval, qui passe donc pour l’initiateur à la poésie moderne, occupe aussi une place unique dans le XIXe siècle : il est le premier à avoir ressenti, comme une expérience, cette communication entre le concret et le mystérieux, alors que chez les romantiques, et chez Hugo en particulier, il y a le monde de l’immédiat d’un côté et, de l’autre, celui du mystère. Sans doute, si Nerval n’avait pas eu cette vocation de nomadisme, conclut M. Henri Lemaître, il n’aurait pas découvert ce lien étroit entre les deux mondes, le réel et l’inconnu ; cette découverte a joué un très grand rôle dans la recherche poétique menée par Baudelaire, les symbolistes et, au XXe siècle, par les surréalistes.



Mardi 18 mai 1965
Desfriches “négociant à Orléans et bon dessinateur de paysages”
Louis SAVOT, commissaire-priseur à Orléans.

Avant que ne fussent passées sur l’écran les quelque sept cents images à projeter, Me Savot rappela que c’était une erreur commune de déclarer que Desfriches était peintre et graveur. Il était surtout dessinateur. Son commerce — n’oublions pas qu’il était négociant — ne lui laissait pas le loisir d’être peintre, mais Desfriches n’en a pas moins connu des peintres comme Natoire, d’autres artistes comme Cochin et Perronneau, l’illustre pastelliste, et le non moins grand sculpteur Pigalle. Ce dernier a laissé de lui d’ailleurs, comme de son nègre Paul, deux magnifiques bustes. Desfriches était également l’ami de Mgr de Grimaldi et des Rohan-Chabot.

M. Savot commenta les vues des œuvres de Desfriches saisies par l’objectif de M. J. Boulas. Certaines de ces photographies étaient si parlantes et restituaient si bien les œuvres, notamment les Perronneau, qu’on applaudit dans la salle. L’exposition qui se prépare en novembre prochain sous la présidence de M. Roger Secrétain, à l’occasion du 250e anniversaire de la, naissance de Desfriches, fera revivre de façon moins fugitive l’ensemble des œuvres de l’artiste. Mais projections et commentaires en ont déjà donné, mardi soir, un excellent aperçu, grâce aux ressources conjuguées du talent de MM. Savot et Boulas.

Aux louanges qu’il faut adresser au conférencier et au photographe, il convient de joindre des compliments bien mérités par M. Jean-Pierre Blanchet. Rappelons que, grâce à son talent de graveur, on a pu voir cet excellent artiste montrer les diverses opérations qui mènent au « beau fini ».

Au cours de cette soirée extrêmement agréable, le public a déjà pu avoir une notion très complète des procédés et de l’oeuvre de Desfriches, que l’on a vu revivre en sa maison des Vignes, à la Cartaudière, de Saint-Pryvé-St-Mesmin, et dans tous les paysages qui feront que sa mémoire ne sera pas oubliée.



Vendredi 15 octobre 1965
Le château de la Source au siècle des Lumières
Jacques BOUDET, vice-président de la section orléanaise

M. Jacques Boudet avait choisi d’évoquer la seule période durant laquelle le château de La Source abrita véritablement une activité intellectuelle : son occupation, de 1720 à 1725, par lord Bolingbroke, homme politique et philosophe britannique marié à une nièce de Madame de Maintenon. Ce dernier ne cessait de s’extasier devant les charmes de sa retraite, « si près du monde, écrit-il à Swift, que vous en aurez tous les avantages, assez loin pour en éviter les inconvénients ». Il en fit un centre philosophique, y composant ses oeuvres, y entretenant une importante correspondance avec ses compatriotes. A cette époque, où déjà on l’appelait l’« Académie de la Source », elle reçut un visiteur de marque : Voltaire. Une sorte de légende s’est créée à ce sujet, car, si Voltaire a fait de fréquents séjours à Sully, à Bellegarde, au Bruel, il ne fit à la Source qu’une seule visite de trente-six heures en décembre 1722. Mais que ce séjour ait été marquant chez Voltaire est une chose certaine. Dès son retour, dans une lettre, il conta cette visite par le menu, disant grand bien de son hôte avec qui il se lia d’amitié et échangea une abondante correspondance.

Lord Bolingbroke invitant, dans une de ses lettres, Voltaire à cultiver son esprit comme lui-même cultive son jardin, M. Boudet eut cette remarque que le parc floral de La Source fut peut-être le premier jardin de Candide.

Avec esprit, M. Boudet exposa alors à larges touches la philosophie de lord Bolingbroke, très proche des idées voltairiennes par son rationalisme, sa tolérance, son refus du catholicisme, son théisme, etc. Il est certain que cet échange de correspondance avec Bolingbroke n’a pu qu’engager Voltaire à maintenir avec force ses positions.

La communication de M. Boudet se termina par quelques vers inspirés par la Source à un poète orléanais de la fin du XVIIIe siècle, un certain Rouseau-Couet, dont les oeuvrettes élégiaques prirent, par la voix de M. Laurent, une saveur fort plaisante.



Mardi 23 novembre 1965
Chrétien de Troyes romancier
René LOUIS, professeur de littérature du Moyen Age à la Faculté des Lettres de Tours.

Chrétien de Troyes est le premier en date de nos « romanciers » à qui l’on puisse donner un nom, bien qu’on sache au fond peu de choses sûres sur sa vie. Entre 1160 et 1190, il compose cinq œuvres qui sont par ordre chronologique : Erec et Enide, Cligès, Le Chevalier à la charrette (ou Lancelot), inachevé, Yvain ou le chevalier au lion et Perceval ou le conte du Graal, également inachevé. « Chrétien », natif de Troyes, est sans doute un « clerc » ayant reçu les ordres mineurs, ou plus exactement un « clerc-lisant », c’est-à-dire un familier des cours qui, à partir du XIIe siècle, remplace le trouvère, lequel récitait en s’accompagnant de musique les chansons de Geste dont la tradition commence à se perdre vers cette date.

Dans la première partie de sa conférence, M. R. Louis expose les grandes lignes de la doctrine dite de « l’amour courtois » (ce nom, inconnu du Moyen Age, a été donné à la fin du XIXe siècle par l’érudit Gaston Paris), doctrine sur laquelle beaucoup d’erreurs ont été commises, notamment par Denis de Rougemont dans son trop célèbre livre L’amour et l’Occident. Pour les tenants de l’amour courtois, la dame exerce un pouvoir absolu sur l’homme : c’est de cette époque que date la terme de « maîtresse » appliqué au sens propre ; la dame ne satisfait qu’à la longue le désir de l’homme ; cet amour est incompatible avec le mariage féodal.

L’originalité de Chrétien de Troyes réside dans le fait que l’amour courtois, selon lui, peut être réconcilié avec l’amour conjugal. La seule œuvre où l’amour est adultère est justement ce Lancelot composé à la demande de Marie de Champagne, fille d’Aliénor d’Aquitaine ; M. Louis voit dans un désaccord possible à ce sujet entre le poète et sa protectrice, une des raisons majeures de l’inachèvement du roman.

Le conférencier nous présente ensuite le roman d’Erec et Enide : pendant près d’une heure, il sera le « clerc-lisant » et le public, étonné de tant de fraîcheur et de spontanéité, retrouvera l’âme des auditeurs du XIIe siècle, écoutant cette belle histoire d’amour, dont le merveilleux ne doit point masquer la vérité des sentiments. Erec, jeune chevalier « au cler vis », chevauchant à la recherche du « blanc cerf », en compagnie de la reine Guenièvre, femme du roi Arthur, reçoit un affront d’un chevalier inconnu et armé, aux côtés d’une mystérieuse jeune fille. Voilà Erec parti à l’aventure, à la poursuite de l’audacieux inconnu. Il arrive dans une ville où l’on s’apprête à fêter le « jeu de l’épervier », et il y trouvera comme rival l’inconnu de la forêt. Erec est reçu chez un « vavasseur » (petit noble vassal d’un autre) ; frappé de l’extraordinaire beauté de sa fille, il la demande en mariage et l’obtient. Le lendemain il provoque le chevalier et est proclamé vainqueur après un combat haletant dont l’issue est longtemps douteuse, comme dans les bons films d’aventure. Il obtient donc du vaincu sa totale soumission et l’envoie faire amende honorable auprès de la reine Guenièvre, puis il épouse en grande liesse la fille du vavasseur. Mais le conte ne finit pas là : l’essentiel, pour Chrétien, c’est de montrer « la fine amor » dans le mariage. Après la lune de miel, Erec ne combat plus, ne participe plus aux tournois… Tout le monde chuchote autour de lui que le mariage l’a transformé, l’a « embourgeoisé ». Enide le sent et l’avoue à Erec qui en est blessé. Pour punir ce crime d’amour, il imposera à sa femme toutes sortes d’épreuves et, quand il aura eu enfin la certitude qu’elle est digne de lui, il lui pardonnera.

Dans la dernière partie de sa causerie, M. René Louis montra à son auditoire l’interprétation du conte : dans le dernier épisode du « mauvais passage », où Erec libère le fils du roi, prisonnier de son amour étouffant dans un jardin féérique, le romancier oppose la perfection de l’amour d’Erec et d’Enide, lié au monde, au bonheur des autres, au bonheur égoïste des amoureux « seuls au monde ».

M. le professeur René Louis conclut en soulignant d’une part l’unité des cultures populaires des différents peuples indo-européens, Grecs, Germains et Celtes, et, de l’autre, l’unité des grandes traditions épiques.



Mardi 1er février 1966
Aragon ou le réalisme de l’âme
Jean SUR, secrétaire général de la revue “La Table ronde”, romancier et essayiste.

Présentation de la conférence
M. Jean Sur, secrétaire général de la revue « La Table Ronde », a été placé aux premiers rangs des jeunes romanciers contemporains par son roman La Fiancée du Tambour-major (paru en 1964, aux éditions du Mercure de France). Il vient de terminer un Aragon dans la collection « Humanisme et Religion » (édition du Centurion), que dirige M. Clément Borgal.

Si immédiatement perceptible que paraisse la poésie d’Aragon, l’auteur n’a pas caché son projet essentiel qui est de « retourner » la mystique chrétienne comme Marx avait retrourné l’idéalisme de Hegel. Ce projet, déjà perceptible dans des textes de l’époque surréaliste, se trouve réalisé dans des oeuvres récentes comme le très important poème Le Fou d’Elsa. C’est cette tentative qui sera examinée. Chemin faisant, on rencontrera quelques-unes des intentions poétiques essentielles d’Aragon, on analysera son dessein de confronter l’art et l’histoire, on tâchera de percevoir la signification de cette « célébration d’Elsa » dont, depuis la rencontre fameuse de la Coupole en 1928, l’auteur n’a pas cessé de dire qu’elle était le centre de son oeuvre. On s’interrogera sur le rôle de l’engagement politique dans la vie et l’oeuvre d’Aragon. Mais sur quoi conclura le conférencier ? Sur les réserves que peut inspirer l’humanisme de son auteur ? Sur l’intérêt que l’on peut trouver à cette tentative d’Aragon pour rassembler l’art et l’histoire dans une sorte de réalisme de l’âme ?

Compte rendu de la conférence
« Aragon ou le réalisme de l’âme » : thème particulièrement actuel, puisque l’on sait que l’auteur d’Elsa a publié durant les dernières années quelques-uns des ouvrages les plus importants de son œuvre. Citons pour mémoire : La mise à mort (Gallimard, 1965), Le Fou d’Elsa (Gallimard, 1964), Les Collages (Hermann, 1965), Le voyage de Hollande (Seghers 1965).

Le conférencier insista sur le fait que ces ouvrages constituent une sorte d’oeuvre poétique totale où se trouvent mêlés les problèmes métaphysiques, politiques, le destin de l’homme et la signification du monde. Il montra notamment comment Le Fou d’Elsa représente le point culminant d’une sorte de totalisation poétique et rappelle la genèse de ce poème. Refusant de dissocier le contenu idéologique des œuvres d’Aragon de leur formulation littéraire, refusant surtout toute apologétique trop facile qui pourrait prendre prétexte d’une certaine conception du mystère dans l’œuvre d’Aragon, M. Sur pense que cette oeuvre contribue, pour sa part, à l’édification de ce que M. Pierre Emmanuel appelle « un mystère pour les athées ». Il montre comment les deux faces de l’œuvre d’Aragon, surréaliste et réaliste, avant Elsa après Elsa, s’organisent selon le même dessein d’appréhender la réalité, d’abord selon une vision critique, puis selon le lyrisme de l’amour. Le conférencier trouve dans l’Aragon surréaliste la réfutation anticipée du romantisme du mouvement, ainsi que celle d’un certain conformisme du néant. Il cite ce mot des Aventures de Télémaque : « Je suis un homme, dit Télémaque, libre mouvement lâché sur la terre, pouvoir d’aller et de venir », à quoi Mentor répond : « On jurerait entendre une boule de billard ». Dans les œuvres de jeunesse comme Anicet ou comme Le Cahier noir, Aragon construit en creux le monde réel qu’il ne pourra connaître véritablement que dans l’expérience de l’amour d’Elsa.

L’orateur commente un peu ce thème. Il proteste contre l’assimilation d’Elsa à une figure idéale. Si la Béatrice de Dante possède un « pilotis » historique, elle reste une figure inventée. Il n’en est point de même d’Elsa qui, dans l’œuvre d’Aragon, n’est jamais idéalisée. M. Sur montre que la rencontre d’Elsa est pour Aragon à la fois la rencontre d’une femme et d’un écrivain. Il insiste sur le dialogue que poursuivent les deux auteurs, dialogue dont la publication des Oeuvres romanesques croisées d’Elsa Triolet et d’Aragon est la preuve et le commentaire. En réalité, l’art d’Aragon puise dans ce dialogue non seulement ses thèmes, mais encore ses raisons d’être. Dans toute poésie, il faut tenir compte du personnage à qui s’adresse le poète. Dès lors, la construction du réalisme, l’édification de l’avenir se conçoivent dans cette perspective de l’amour du couple. La célèbre phrase qu’Aragon écrivait dans Le Fou d’Elsa, « la femme est l’avenir de l’homme », doit s’entendre davantage comme une inspiration poétique que comme un slogan. Le réalisme d’Aragon est d’une certaine manière lié à l’infini. Le titre d’un ouvrage détruit par l’auteur d’Elsa, Défense de l’Infini, pourrait convenir à l’ensemble de son oeuvre. Le conférencier souligne que le dernier roman publié par Aragon, La Mise à mort, approfondit ces thèmes et leur donne toute leur grandeur tragique.

L’obsession de la réalité est liée chez Aragon à une sorte de création permanente. La réalité ne s’obtient que par un acte de la volonté d’imagination. « Let’s pretend », dit Alice dans le roman de Lewis Carroll, « prétendons ». A la sincérité moderne qui pourrait n’être qu’un refus de l’infini, M. Sur oppose l’insincérité apparente de cette démarche. Mais l’art pourrait bien être un « mentir-vrai », pour reprendre le titre d’une nouvelle d’Aragon. Les pensées de Pascal sur le milieu, la considération de l’homme « jeté » qui appartient aussi bien à Heidegger qu’à l’auteur des Pensées, trouvent un écho profond dans l’oeuvre d’Aragon. « Je suis la vérité avec le mensonge », dit Lala dans La Ville de Claudel, « et qui m’aime n’a point souci de démêler l’une de l’autre ». Dans une perspective toute différente, Aragon retouve cette intuition claudélienne.

Enfin l’orateur s’interroge sur ce désir si souvent manifesté par Aragon de pouvoir sacraliser les grands thèmes de la révolution. Cette véritable liturgie que souhaite Aragon, si elle doit renoncer à imiter la liturgie chrétienne, si elle doit rester à l’état d’intention poétique sous peine de ressusciter les froideurs des cultes abstraits, témoigne pourtant d’un sens de la signification du destin de l’homme et du monde qui apparaît au conférencier comme une des réalités capitales de la littérature de notre époque.



Jeudi 21 avril 1966
Age d’or et progrès à l’époque classique en Grèce
Jacqueline de ROMILLY, professeur à la Sorbonne.

Présentation de la conférence
Quelques années avant la dernière guerre, le Républicain orléanais et du Centre publiait, sous le titre « Encore une victoire féministe », l’information suivante : « Mlle Jacqueline David, 17 ans, élève du lycée Molière à Paris, fille de la romancière Maxime David, vient de remporter au concours général le premier prix de version latine et le second prix de version grecque ». Trois ans après cette « victoire », Mlle David la confirmait en entrant brillamment à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm (où, à cette époque, les jeunes filles étaient autorisées à concourir avec les jeunes gens), et là elle se spécialisait dans l’étude de la langue et de la littératures grecques. Sortie de l’École agrégée des lettres, disciple du grand helléniste Louis Bodin, elle ne tarda pas à publier une thèse capitale sur Thucydide et l’impérialisme athénien ; la pensée de l’historien et la genèse de l’œuvre. Devenue Mme de Romilly, elle est nommée professeur à l’Université de Lille, puis professeur à la Sorbonne, où elle occupe la chaire de langue et littérature grecques. Elle entreprend la monumentale édition de l’oeuvre de Thucydide aux Belles-Lettres (collection « Guillaume-Budé »), et publie de nombreux articles et ouvrages, en particulier Histoire et raison chez Thucydide et L’évolution du pathétique d’Eschyle à Euripide. Mme de Romilly — qui dirige à la Sorbonne un séminaire sur l’« Histoire des idées morales et politiques en Grèce à l’époque classique » — est certainement un des plus grands noms de l’hellénisme moderne.

Compte rendu de la conférence
Mme de Romilly exposa que les choses se présentaient plutôt mal, ce qui n’est d’ailleurs que façon de parler, car les Grecs n’ont pas précisément connu l’idée de progrès. Contrairement à leur mode de penser, ils ont plutôt eu tendance à se représenter le progrès comme une décadence, puisque tout avait censément commencé par l’âge d’or. La conférencière remonta d’abord à Hésiode (Les Travaux et les Jours), évoquant les races d’or, d’argent, de bronze, des héros et du fer… D’une telle époque, on ne pouvait guère que descendre, puisqu’elle n’existait plus. « Au début les hommes vivaient comme des dieux… le sol fécond produisait de lui-même… ». De Platon à Virgile ce rêve d’âge d’or a continué de hanter l’Antiquité et des auteurs ont parlé même historiquement d’un temps des ancêtres.

C’est à la lumière de ce qu’ont écrit les auteurs du siècle classique, le Ve avant Jésus-Christ, et ceux du début du IVe siècle, qu’on peut établir la notion de progrès qui fut celle des Grecs. Ce progrès est né dans l’euphorie de la victoire. Il régnait alors une espèce de joie athénienne. Le plus complet de ces témoignages est d’abord chez Eschyle. Prométhée y est censé avoir apporté l’art de connaître les saisons, la médecine, la navigation, alors que, chez Hésiode, il n’a volé que le feu. Sophocle, Euripide font de leur côté de Palamède l’inventeur de l’art de la guerre, de bien d’autres choses, jusques aux dés. Tel autre auteur du Ve siècle — mais il faudrait les citer tous — exprime que la façon de vivre qu’il a connue, on ne l’a élaborée que dans son siècle. Thucydide, lui-même est exalté par son époque. Il la compare avec celle — progrès sur l’âge d’or — où la vie en société n’existait pas. Mais il note un progrès matériel et non moral. La liste des inventions constituant le progrès est à peu près la même chez tous. Elle va généralement jusqu’à l’usage des chaussures. Pour l’ensemble, le « besoin » a été l’instigateur de tout progrès.

Platon, qui n’a aucune espèce de tendresse pour le progrès matériel, l’explique, lui aussi, par la nécessité. Au IVe siècle, par contre, les circonstances n’étant plus les mêmes, on reprend le vieux rêve de l’âge d’or, qui se définit par l’absence de besoin.



Jeudi 1er décembre 1966
Cyrène, ville grecque d’Afrique
François CHAMOUX, professeur de langue et littérature grecques à la Sorbonne.

Présentation de la conférence
M. François Chamoux, professeur de langue et de littérature grecques à la Sorbonne, spécialiste de l’histoire de l’art, est l’auteur de La civilisation grecque, dans la collection Arthaud, dirigée par M. Raymond Bloch. M. Chamoux, qui a fait paraître un album sur l’art grec, a dirigé de nombreuses fouilles en Grèce et sur le pourtour de la Méditerranée.

Après ses services militaires, F. Chamoux, membre de l’école d’Athènes, a participé à des fouilles, de Delphes à la Cyrénaïque. Il a enseigné ensuite à la Faculté des Lettres de Nancy, puis à la Sorbonne. Il a consacré une grande partie de ses recherches à la Cyrénaïque, région relativement peu connue : il a consacré une thèse de doctorat à l’histoire de la colonisation grecque à Cyrène, de 631 avant J.C. à 440, et dirigé la mission française archéologique de 1954 à 1956, sur le site d’Apollonia de Cyrène.

Cyrène fut une des plus actives colonies grecques, située dans la partie est de la Libye, dans l’actuel pays de Barka, autrefois la Cyrénaïque. La légende veut qu’elle ait tiré son nom de celui d’une nymphe thessalienne aimée d’Apollon. Au Xe siècle déjà, Cyrène est un foyer artistique célèbre par ses ateliers de céramique, au même titre que ceux de Corinthe ou de Chalcis. A l’époque classique, elle est une cité florissante, ou le culte d’Aphrodite attire les fidèles ; à l’époque hellénistique, on y cultive l’art pictural et la terre cuite ; au IIe siècle après Jésus-Christ, elle deviendra une des grandes cités romaines, rivale de Leptis Magna, de l’autre côté de la Grande Syrte.

Compte rendu de la conférence
Le conférencier, après avoir rendu hommage à ses devanciers, notamment les savants italiens qui entreprirent des fouilles vers 1925 et les archéologues anglais, précisa le cadre géographique de cette région que l’on compare à tort à l’Egypte : isolée du monde africain par le désert de Lybie, ouverte aux vents de l’Adriatique, elle est proche, à tous les points de vue, de la Grèce et de la Crète. Le relief tabulaire le cette presqu’île massive attire en quelque sorte les pluies, si bien que la végétation est en tous points semblable à celle de notre Provence, alors que la Tunisie voisine a beaucoup d’affinité avec le désert. On comprend alors que cette terre a attiré les Grecs, qui la marquèrent de leur empreinte : leur colonisation dura treize siècles ! M. Chamoux ouvrit alors pour notre plus grande joie son album d’images, images qu’il prit lui-même lors de son séjour. Les premières photographies nous montrèrent le site du port, appelé à l’époque alexandrine « Apollonia de Cyrène ».

Le voyageur actuel, s’il ne peut que deviner les substructions du môle antique, a, en revanche, loisir d’admirer les restes de la basilique chrétienne et, en particulier, de très belles mosaïques à sujets animaliers. M. Chamoux a eu, sur ce site, la joie de découvrir d’abord un fragment d’autel monolithe portant les noms d’Athéna et d’Arès, puis la base d’une statue portant une épigramme qu’il a pu attribuer légitimement au grand poète alexandrin Callimaque.

La cité proprement dite de Cyrène est construite sur la deuxième marche du plateau, à plusieurs kilomètres de la mer, à 600 mètres d’altitude, dans un site admirable, planté de pins et de genévriers géants, site que Pindare a chanté dans une de ses Pythiques, au nom d’un jeune Cyrénéen exilé à Thèbes, avide de revoir le Jardin sacré d’Aphrodite qui symbolisait pour lui la joie de vivre. Notre guide nous a conduits à travers l’immense nécropole à flanc de plateau, utilisant les cavités du calcaire local, avec ces curieux tombeaux surmontés d’une statue en forme de torse, sans visage, évoquant Perséphone et les cultes chtoniens. Respectueux et admiratifs, nous avons visité les sanctuaires : le temple de Zeus-Amon, réunissant dans un syncrétisme exemplaire les deux religions, grecque et égyptienne, temple aussi vaste que le Parthénon, et antérieur de 70 ans, le temple de Déméter, celui d’Apollon, fondé près de la source de Kyra qui donna son nom à la ville, par les premiers colons venus de Santorin. Nous avons pénétré dans cette grande cité, avec son agora, son acropole où, dès le Ve siècle, apparaissaient les règles d’un urbanisme raisonnable à l’échelle des pays neufs. L’influence hellénique, sensible dans l’architecture comme dans la culture, a été aussi vivace que dans la Grande Grèce. Malheureusement, après treize siècles de rayonnement, quand arriva, au VIIe siècle après J.-C., l’invasion musulmane, ce fut la rupture totale avec le monde méditerranéen et européen : ce fut le début de treize siècles de léthargie. Les civilisations sont bien mortelles ! « Mais, conclut le conférencier, il reste dans la terre rouge d’Afrique, quelques trésors cachés que les archéologues ramènent d’une main patiente et pieuse. »



Mardi 10 janvier 1967
L’avenir des études classiques en France dans les perspectives actuelles de l’enseignement
Fernand ROBERT, professeur de littérature et de civilisation grecques et secrétaire général de l’Association Guillaume-Budé.

Présentation de la conférence
La récente réforme de l’enseignement secondaire semble avoir, à première vue tout au moins, accéléré la désaffection d’un certain nombre d’élèves jusqu’alors fidèles aux sections classiques. Pour prendre un exemple précis, la suppression du probatoire, ôtant pratiquement la sanction de six années d’études latines, mettant, par le système des options multiples, le grec sur le plan des travaux manuels ou de la dactylographie (sans qu’il y ait dénigrement à l’égard de ces deux matières, fort utiles au demeurant), risque de tarir le recrutement des sections naguère appelées A et A’, dont le renom solide était à l’abri de toute critique. La propagande officielle en faveur des disciplines scientifiques qui met l’accent sur leur « rentabilité », l’emprise grandissante du monde technicien d’aujourd’hui vont-elles rendre anachronique et vaine l’étude de Platon ou de Tacite? L’an dernier, M. le préfet Maurice Roche, président du Comité de Propagande de l’Association Guillaume-Budé — dont le regretté M. Germain Martin était le dévoué secrétaire — signalait ce grave danger et demandait à ses membres de défendre la cause de l’humanisme. De la défendre, non avec l’étroitesse d’esprit que l’on prête parfois aux savants de bibliothèque, mais avec modération et largeur de vues ; de défendre, non pas un humanisme de mandarins, mais une sagesse humaine, héritière du passé et ouverte au monde présent.

M. Fernand Robert, auteur d’une thèse sur l’architecture grecque, d’ouvrages d’art et d’histoire, a composé à l’usage des étudiants une Littérature grecque (collection « Que Sais-je? ») et un Homère; mais le livre qui a obtenu la plus large audience s’intitule justement : L’humanisme, essai de définition.

Compte rendu de la conférence
M. Robert prit tout d’abord le soin d’éviter la polémique : « En tant que secrétaire général de l’Association, je dois veiller à ce que celle-ci reste un lieu de rencontre où l’on oublie les passions (ce qu’Alain disait aussi de l’école), mais il n’est guère possible de parler de la réforme de l’enseignement sans poser des problèmes politiques et sociaux. »

Dans une première partie, l’orateur expose l’avenir lointain des études classiques (et en particulier des études grecques, puisque M. Robert est helléniste, et, en bien des endroits, il suffirait de ce titre pour être récusé!), dans des perspectives utopiques, en apparence. Il paraît, dit-il que nous allons vers la civilisation des loisirs ; pour moi, je pense « école », car scholê signifie en grec à la fois école et loisir. Platon se sert du même mot pour opposer deux formes de loisir, celui de l’homme d’affaires, pressé par les circonstances et celui du philosophe qui pense… à loisir. Si l’on arrive au temps où « les navettes tisseront toutes seules », pour reprendre le mot d’Aristote, où les machines laisseront aux hommes des loisirs, où ceux-ci n’auront plus dans leur vie que les « 40000 heures de travail » dont parle Fourastié, loisir redeviendra synonyme d’école. Et, dans une civilisation où l’efficacité du travail laissera une grande place à la culture désintéressée, on se sentira moins gêné — et moins anachronique — d’étudier une langue ancienne. M. Robert de placer alors une anecdote personnelle et significative. Sur le pont d’un navire, un officier de marine lui demandait : « A quoi cela sert-il d’apprendre le grec ? » M. Robert : « A quoi cela sert-il d’apprendre la marche d’un paquebot sur un bateau à voiles ? » Or la navigation à vapeur a évolué… et la navigation à voile s’est fort répandue aujourd’hui. Voilà un fait indiscutable : les formes actuelles de loisir sont recherchées dans ce qui est le plus loin possible de la civilisation machiniste. Il en est de même pour toutes les activités, de métier et de culture. Le conférencier écrivait naguère dans son ouvrage L’humanisme, essai de définition (édition des Belles Lettres): « L’humanisme, ce n’est au fond que cela : dans les différents métiers, il est recommandable de se former d’après les techniques les plus anciennes, parce qu’elles exercent les qualités d’homme toujours nécessaires. »

Dans la deuxième partie de son exposé, M. Robert est descendu des hauteurs pour observer les réalités de l’enseignement actuel : il faut noter, hélas, que nos administrateurs, ayant toujours peur qu’on leur reproche d’être rétrogrades, se défient des études classiques et les ont souvent sacrifiées. La dernière réforme du baccalauréat, en supprimant le probatoire, semble avoir porté un coup très dur aux « classiques » : au dernier « premier bac », il y eut 67.000 candidats en section classique, 5.000 seulement en 1966 ont composé en langues anciennes en terminale. Bien sûr, il serait faux de croire que 90 pour cent des élèves ont rompu avec la tradition classique, mais le fait est très grave et dénonce une carence : la réforme a été faite, non pour des raisons pédagogiques, mais pour pallier en hâte les difficultés d’organisation. Les conditions matérielles ont donc changé la vie intellectuelle, ce qui ne laisse pas d’être inquiétant. Il y a cependant des signes réconfortants. Le moment critique est dépassé : en 1959, les réformateurs proposaient de reporter l’étude du latin en cinquième ; les enseignants ont refusé catégoriquement cette mutilation et les chiffres ont montré par la suite qu’ils avaient raison de ne pas désespérer : les sections classiques ont été depuis cette date en constante progression. Les réformateurs pensaient aussi que les langues anciennes pouvaient fort bien être seulement enseignées dans le deuxième cycle de l’enseignement secondaire, ou dans le supérieur, à une minorité de spécialistes. C’était là aussi une erreur profonde : le but des études classiques au lycée n’est pas de former des spécialistes, mais justement d’être utile à ceux qui ne seront pas spécialistes. On l’a dit et redit — et c’est encore vrai — ce sont les activités en apparence les plus lointaines, les plus dépouillées des remous de l’actualité, qui sont les plus nécessaires pour la formation.

M. le recteur Antoine fut le brillant arbitre du débat passionnant qui suivit. Le débat fut lancé d’abord par deux questions très précises portant sur des aspects de la réforme en cours, l’une de M. Vappereau, professeur de lettres au lycée Pothier, l’autre de M. Laurent, directeur du B.U.S. M. Reggui, professeur honoraire et animateur de l’A.P.A.C., et M. de La Fournière, professeur à l’École Normale de garçons, apportèrent la contradiction. M. de La Fournière déclara en particulier que souvent notre enseignement classique péchait par manque d’ouverture sur le monde et demanda si l’étude des civilisations lointaines, comme celles de l’Orient ou de la Chine, ne seraient pas également formatrices… M. le recteur tira la conclusion : « Où y a-t-il le plus grand intérêt, dans les civilisations les plus étrangères ou dans les civilisations les plus reculées dans le temps ? Il paraît patent que l’intérêt majeur de l’étude des langues anciennes, c’est de montrer les différences avec notre civilisation, sans refuser d’y voir une certaine permanence humaine. »



Mardi 7 février 1967
Nouveautés archéologiques en Italie du Sud et en Sicile
G. MANSUELLI, directeur des Instituts d’Archéologie de Bologne et de Pavie, auteur des Origines de la civilisation européenne dans la collection Arthaud.

Présentation de la conférence
L’Italie du sud et la Sicile recèlent beaucoup de vestiges qui n’ont pas encore été explorés et qui réservent aux chercheurs des découvertes renouvelées que précisent les notions que nous avons sur l’occupation de l’Italie Méridionale et de la Sicile par les colonies des cités grecques.
Le professeur G.A. Mansuelli, ancien surintendant aux Antiquités d’Emilie-Romagne, professeur d’histoire de l’art et d’archéologie aux universités de Bologne et de Pavie, est un éminent archéologue. Il a organisé plusieurs musées italiens ; il en a établi les catalogues. Il fouille actuellement le fameux site étrusque de Marzabotto, près de Bologne. Il a également organisé de grandes expositions sur l’Italie du Nord, étrusque et romaine. Le professeur Mansuelli, qui connaît parfaitement notre langue, a publié de nombreux livres d’art, dont plusieurs en français, sur l’Art étrusque, chez Albin-Michel ; sur l’Europe protohistorique (livre qui sortira prochainement chez Arthaud, dans la collection dirigée par R. Bloch). Il a déjà fait plusieurs communications et conférences à l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, à l’École du Louvre et à la Sorbonne.

Compte rendu de la conférence
Parler de l’archéologie d’Italie Méridionale c’est renforcer des liens culturels déjà solides qui existent entre l’Italie et la France. On doit beaucoup aux savants français. La région qui va être étudiée a été longtemps polarisée sur les cités grecques, Paestum, Métaponte, Agrigente, Syracuse, etc. Dans les dernières décennies, on a planifié les recherches et on a essayé d’avoir un cadre complet, allant de l’époque paléolithique au Bas-Empire. On travaille beaucoup actuellement à déchiffrer les documents de l’industrie lithique, qui représentent un fort potentiel de l’Italie du Sud à l’âge de la pierre. Les recherches sur le paléolithique et le néolithique, le chalcolithique, ont montré qu’il y avait des courants de communications entre l’Adriatique et la Tyrrhénéenne et du Latium aux Abruzzes. De l’âge du fer existent également des découvertes extraordinaires en Sicile et en Campanie. Des trouvailles ont été faites en outre à Capoue et dans la province de Salerne. La tradition de l’Etrusque en Campanie l’établit et on pourrait parler d’une Etrurie campanienne. Les découvertes abondent encore au mont Pellegrino, du côté de Palerme et en maints endroits. En ce qui concerne les apports grecs, qui furent communs à l’Italie méridionale et à la Sicile, on a cherché à identifier les détails et à préciser les rapports des villes connues avec les pays qui en dépendaient ou les entouraient. Toutes ces recherches ont eu l’avantage non seulement d’enrichir l’archéologie, mais de devenir une importante contribution à l’histoire économique et sociale, qui a pu tirer d’intéressantes conclusions. Des villes ou villages italiques flanquaient les cités grecques à l’intérieur ; elles ont bénéficié de l’apport grec sans perdre leur personnalité, et ceci est d’un grand intérêt. On peut parler ainsi d’une véritable mosaïque de peuples et de langues, d’un remarquable mélange d’alphabets, souvent modifications du grec, mais les groupes nationaux ou sociaux que l’on connaît ou que l’on découvre n’ont pas suffisamment de « facies » pour qu’on les reconnaisse comme on le souhaiterait. On ne connaît pas tout quand on connaît Herculanum et Pompéi, marqués par Rome. Il subsiste encore des lacunes et l’archéologie s’emploie à les combler avec des moyens modernes et des efforts renouvelés.

La conférence se poursuivit par des projections commentées, recherches, résultats de découvertes permises par les photos aériennes, etc. Ces images montrèrent les dégagements qui avaient pu être réalisés : vues de Paestum, Sélinonte, Agrigente, gravures d’une grotte près de Palerme, céramiques, mosaïques, acropole de Lipari, type de sépulture des Pouilles, spécimen de nécropole de Cumes, frises métopales, conceptions architecturales, réminiscences doriques et ioniennes, urbanisme grec et vestiges puniques.

En résumé, il existe désormais quelque chose d’extraordinaire du point de vue artistique, qui vient s’ajouter au patrimoine déjà riche de l’Italie du Sud et de la Sicile qui fut un des points d’appui de la transmission de la civilisation hellénique à l’Italie et à l’Occident. Les recherches sur la Sicile romaine, par contre, sont à peine commencées. Elle n’a jamais été Italie et a gardé longtemps un régime spécial. La Sicile fut montrée ensuite dans un beau film en couleurs réalisé sur la « Sicilia prehellenica ».



Mercredi 1er mars 1967
Anatole de Monzie, gentilhomme des lettres et de la politique
Jean SOULAS, professeur d’histoire-géographie au lycée Pothier à Orléans

Présentation de la conférence
Le but de M. Soulas sera de faire l’approche d’une personnalité aussi brillante que complexe, aussi séduisante que paradoxale, souvent généreuse, parfois injuste, toujours en mouvement. Gentilhomme de la politique, non seulement Anatole de Monzie a représenté au Parlement, pendant plus de trente ans, de 1909 à 1940, le département du Lot, témoin d’une très vieille France, calcaire et alluviale, à la recherche de son renouvellement, mais encore, dix-huit fois ministre, il a totalisé, dans les postes les plus variés, près de six ans de présence fougueuse dans les conseils de gouvernement. Mi-radical, mi-socialiste, indépendant des partis et soucieux des formules neuves, il a justement brillé entre 1932 et 1934 à l’Éducation nationale où l’avait appelé Édouard Herriot, où il a présidé à la gratuité de l’Enseignement secondaire, lancé l’Encyclopédie Française et fondé le B.U.S. Aux Travaux publics, de 1938 à 1940, dans les cabinets Daladier et Paul Reynaud, il a fait les preuves d’une grande capacité et a joué parfois un rôle (très discuté) de ministre des Affaires étrangères en pointillé. Ilya Ehrenbourg, dans son récent livre de souvenirs (La Nuit tombe) et Pierre Cot, dans un article des Lettres Françaises du 15 décembre 1966, viennent, en renouvelant notre connaissance, d’évoquer une partie de son action.

« Gentilhomme des Lettres », Anatole de Monzie a donné une vingtaine de volumes, une multitude d’articles, de conférences, de préfaces où se développent sa passion d’écriture, son sens du portrait et de la description. Il fut pamphlétaire, économiste, mémorialiste, essayiste, biographe, critique littéraire, critique d’art, amoureux du Quercy surtout, province de sa vie au point de devenir géographe et conteur. Quelques titres d’ouvrages : Rome sans Canossa, 1918 - L’Entrée au Forum, 1920 - Destins Hors Série, 1928 - Contes de Saint-Céré, 1929 - Petit Manuel de la Russie Nouvelle, 1931 - Grandeur et Servitude judiciaires, 1931 - Les Veuves abusives, 1936 - Ci-devant, 1941 - Pétition pour l’Histoire, 1942). Quelques noms d’amis (Henry de Jouvenel, Léon Bérard, Marcel Cachin, Roland Dorgelès, Pierre Benoît, Colette, Lucien Febvre, Paul Langevin, le cardinal Verdier…) suffisent à indiquer la place tenue dans le domaine de l’esprit par ce franc-tireur, cet homme de synthèse qui s’apparente par certains côtés à ces grands seigneurs des Lettres d’Aquitaine : Montaigne, Fénelon, Montesquieu…

Compte rendu de la conférence
M. Soulas commence par brosser à grands traits 1e portrait d’Anatole de Monzie, l’homme politique que certains historiens définissent, avec un peu de malveillance, comme « un Talleyrand qui n’aurait pas eu son heure ». Il compare plus justement cette personnalité difficile à cerner à celle d’un Louis Barthou ou, de nos jours, à celle d’un Edgar Faure ; il nous montre d’abord l’homme : personnage reconnaissable, unique, silhouette pittoresque avec ses deux attributs : le béret basque et la canne, silhouette solide, massive, au verbe impérieux, au parler à l’emporte-pièce.

Dans une première partie, M. Soulas évoque la jeunesse studieuse à Agen du “bon petit humaniste”, sa classe de philo à Stanislas, ses premières amitiés qui seront indéfectibles : Henri de Jouvenel, Marc Sangnier, ses études de lettres, puis de droit et ses débuts au barreau de Paris, d’emblée remarqués. Déjà il s’intéresse aux belles-lettres, puisqu’il défend pour son premier grand procès, la propriété littéraire (le procès des frères Alex et Max Fischer). Mais, très vite, la politique l’attire — et ce goût, il avouera plus tard qu’il l’a reçu, jeune lycéen, en classe d’histoire. Et la vie politique l’accapare : en 1904, à 28 ans, il est conseiller général de Castelnau, dans le Lot, ce département d’adoption auquel il sera toujours fidèle, en 1909 député de Cahors, adhérent à un petit groupe républicain- socialiste, en 1913 sous-secrétaire d’État dans un cabinet Barthou, poste qu’il retrouvera en 1917. A peine élu, il se jette à la tribune et mène campagne, infatigablement : d’abord pour la reprise des relations diplomatiques avec le Saint-Siège (c’est à ce sujet qu’il écrit un de ses premiers ouvrages politiques : Rome sans Canossa), ensuite — et on saura lui reprocher cet éclectisme ! — pour obtenir la reconnaissance par la France du gouvernement soviétique en 1922. En 1925, Herriot fait appel à de Monzie — alors sénateur de Saint-Céré depuis 1920 — au ministère des Finances et cet homme étonnant, à peu ignorant des questions monétaires, propose un plan d’assainissement financier qui souleva des tempêtes, mais qui était, pour l’époque, judicieux et sage, selon l’avis d’un spécialiste d’aujourd’hui, et qui fait autorité, M. Alfred Sauvy.

M. Soulas évoque alors, en émaillant son propos d’anecdotes, de citations tirées des nombreux livres de souvenirs d’A. de Monzie, les difficultés intérieures et extérieures de la période 1925 à 1939, et le rôle important joué par celui que Barthou appelle « Cadurcorus », l’homme de Quercy. Ne retenons ici que son passage en 1925 à l’Instruction publique, puis surtout en 1932, appelé à nouveau par Herriot, au même ministère, mais qui est devenu « Éducation Nationale » (l’expression est de La Chalotais, reprise par Turgot, puis par Lakanal). En 1933, il fait voter la loi sur la gratuité de l’Enseignement secondaire, suscite la formation d’Associations de Parents d’élèves, crée le Bureau Universitaire de Statistique, véritable syndicat d’initiative de l’Enseignement.

Mais sa grande œuvre restera sans doute la fondation de l’Encyclopédie Française, qui sera, selon ses désirs, non pas un dictionnaire mais un bilan, un inventaire total d’une civilisation à un point donné ; non pas un savoir complet, mais une conscience de son temps. Quelle tâche que de rassembler dans un volumes les noms de Maurice Garçon, Léon Blum, Raoul Dautry, Paul Valéry, P. Abraham Maurras, Carcopino, Joseph Bédier, Paul Hazard, Paul Desjardins, Jacques Copeau, Louis Jouvet, Pierre Benoît, Paul Signac... et de les plier à un plan commun, pensé par son ami Lucien Febvre...

Le conférencier parla aussi du rôle — jusqu’alors à peu près secret et révélé depuis quelque temps par les souvenirs d’Ilya Ehrenbourg et Pierre Cot — que joua, en 1940, Anatole de Monzie, d’abord pour « raccrocher » les communistes (il sera l’ami fidèle de Marcel Cachin) et pour négocier avec l’U.R.S.S. l’achat d’avions de guerre, en avril 40, hélas !... ainsi que le désenchantement de l’après-guerre. « Ce grand homme politique de la IIIe République, écrivit le journaliste du Monde le jour de sa mort, n’avait pas eu de place dans la IVe ! »

Pour conclure, nous voudrions dire le plaisir que nous avons eu de découvrir le « gentilhomme des Lettres », qui sait être familier, doucement ironique, mais aussi caustique, et même féroce. Deux traits entre mille : « Giraudoux a perfectionné le vide » ; « Laval, un Louis XI de grande banlieue »… Mais il est aussi pour nous l’homme de la province, « la province qui a du bon quand les choses vont mal » (dira-t-il à la mairie de Cahors, lors de la débâcle), l’homme de Saint-Céré, non pas son pays natal, mais davantage, « sa terre d’élection », son refuge, « au cœur frais de la France » (Valéry-Larbaud).



Mardi 11 avril 1967
Le Balzac de Marcel Proust
Michel RAIMOND, professeur au C.L.U. d’Orléans, auteur d’une thèse sur La crise du roman des lendemains du naturalisme aux années 20

Présentation de la conférence
M. Michel Raimond, agrégé des Lettres, ancien professeur au lycée Pothier, est depuis 1966 docteur ès-Lettres. Il a soutenu, devant la Faculté des Lettres de l’Université de Paris, une thèse de doctorat d’État intitulée La crise du roman des lendemains du Naturalisme aux années vingt, publiée chez José Corti. Cet ouvrage, ample et solide, a été unanimement loué par la critique (voir le compte rendu paru dans La République du Centre du 9 novembre 1966, dû à M. Céard). Cette thèse n’est pas, comme bien des travaux universitaires de ce genre, seulement une minutieuse et méticuleuse étude historique ; elle a pour but de mettre en lumière un des grands problèmes de notre temps « au carrefour de ses préoccupations esthétiques et de ses options philosophiques et spirituelles ». La crise du roman n’est pas propre à la seule période 1880-1920 et l’intérêt de la thèse de M. Raimond dépasse son objet premier ; comme le dit très justement le rapporteur : « Le livre donne beaucoup plus que son titre ne promet ».

Dans sa thèse complémentaire, qui n’est pas encore imprimée à ce jour, M. Raimond s’est attaché à montrer l’image de Balzac que se faisaient les romanciers de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, période qu’il a étudiée dans sa thèse principale. Chaque romancier, en quelque sorte, a eu « son » Balzac. On sait que Zola, dans les premiers volumes des Rougon-Macquart tout au moins, a toujours présent à l’imagination les grands romans balzaciens et les rapprochement avec Le Père Goriot et La Maison Nucingen sont visibles, et même avoués dans La Curée, pour ne prendre que cet exemple. On sait aussi l’intérêt que Proust a toujours porté à Balzac. Le premier de ses Pastiches, L’Affaire Lemoine, oeuvre de jeunesse, publiée avec les Mélanges en 1932, est consacrée à Balzac et Proust a remarquablement assimilé la manière balzacienne, cette volonté d’intégrer l’histoire et la philosophie au roman. Les allusions à l’auteur de la Comédie humaine, dans les Chroniques, dans le Contre Sainte-Beuve, dans A la Recherche du Temps perdu, ne manquent pas, si bien qu’un critique averti pourrait reconstituer le « Balzac de Marcel Proust ».

Compte rendu de la conférence
M. Raimond commença en toute simplicité par tracer les limites de son propos : il ne s’agissait pas de « Balzac et Proust », sujet énorme, rebattu et pourtant à la mode puisqu’il sera le thème du Colloque 67 de la « Société des Amis de Marcel Proust », présidée par M. Larcher, et dont le siège est à Illiers. Il s’agissait seulement d’étudier l’image que Proust a retenue de Balzac, en espérant trouver un nouvel éclairage, sinon sur Balzac, tout au moins sur Proust, quant à la genèse de son grand œuvre.

Le premier point à étudier est la découverte de Balzac par Proust. On pensait généralement que cette influence était tardive et datait de la rédaction du Côté de Guermantes. Or la publication du Contre Sainte-Beuve — ouvrage posthume et dont le titre a été donné par son éditeur Bernard de Fallois — a montré que c’était une opinion fausse. Certes, les premiers écrits, comme Les plaisirs et les jours, prose délicate et contournée, d’un esthétisme « fin de siècle », étaient aux antipodes de celle de Balzac. Cependant, l’auteur de la Comédie Humaine fait déjà partie des lectures d’adolescence, à l’époque où le jeune Marcel découvre des romans dans le jardin de l’oncle Amiot, le « Pré-Catelan », à Illiers. « Les réticences de Proust vis-à-vis de Balzac — car on ne peut les nier — tiennent plus, dit M. Raimond, à l’état d’esprit de la génération symboliste qu’à son tempérament propre ». Et de citer un texte capital, un article de 1896, Contre l’obscurité, où Marcel Proust remet en question le Symbolisme. Sa génération — et déjà avant lui un Barrès — va commencer « une entreprise de récupération du réel » et c’est dans Balzac qu’il va retrouver ce réel et ce « nouveau regard sur les hommes ». Et c’est de 1905 à 1909, sans doute également sous l’influence de Robert de Montesquiou, qu’il fréquente le plus assidûment Balzac.

M. Raimond se demande ensuite la raison de cette envahissante préoccupation de Balzac et nous lit ces étonnants portraits qui figurent dans le Contre Sainte-Beuve : Madame de Guermantes, Madame de Villeparisis, lectrices et juges de Balzac. Proust a donc choisi, pour peindre ce monde, Balzac comme révélateur. Pourquoi ? Pour quelle raison aussi Balzac, que Proust considère comme un maître, apparaît toujours comme un « dada », une marotte, de mondains un peu futiles et souvent ridicules ? La raison, c’est qu’il faut voir dans cette peinture la dialectique de la création artistique et de la tentation mondaine.

Proust a conscience, à cette époque, c’est-à-dire vers 1908, d’avoir échappé au dilettantisme : en raillant les propos des Guermantes, Proust raillait l’amateur qu’il aurait pu être. Sans doute il reste encore sensible à une certaine vulgarité de Balzac, à ce qu’il appelait le côté « Musée Grévin », mais, en revanche, il observait que Balzac gagnait en vérité, en montrant « la solide rudesse d’un point de vue objectif », en donnant « une valeur littéraire à mille choses de la vie trop contingentes ». « Ce qui est frappant, continue M. Raimond, c’est la multiplicité des images de Balzac dans la Recherche du temps perdu : Swann, Gilberte, Monsieur et Madame de Guermantes, Madame de Villeparisis, Charlus... chacun a son mot à dire sur l’auteur de la Comédie Humaine ». Chacun représente un type de lecteur de Balzac, chacun possédant son originalité propre. Proust ne reste jamais au niveau des abstractions, mais rend sensible la multiplicité des points de vue, faisant sien le conseil de Gide : ne jamais faire tenir à un personnage que des propos en rapport avec son tempérament. Le conférencier note d’ailleurs l’évolution de ces personnages qui apparaissent et dans le Contre Sainte-Beuve et dans la Recherche : ils sont moins bouffons, moins dérisoires, plus complexes aussi dans l’œuvre définitive. Le plus riche, le plus près de l’auteur est sans contredit le baron de Charlus : on peut dire sans exagération que le Balzac de Charlus est celui de Proust. L’ouverture d’esprit, l’acuité de son regard sont liées à son vice et c’est pourquoi Charlus parle avec tant de profondeur de la Princesse de Cadignan… Le Balzac de Charlus, c’est plus qu’une influence de Balzac sur Proust, c’est une complicité.

Dans sa conclusion, M. Raimond repose la question initiale : a-t-on, à franchement parler, un nouvel éclairage sur Balzac ? Et, honnêtement, répond par la négative. On trouve, dit-il, dans cette confrontation, la qualité d’un rapport intime, médité, mais on s’y attendait. Mais, en revanche, l’image de Balzac présentée par Proust nous apporte deux enseignements précieux : d’abord elle nous éclaire sur la genèse de la Recherche du Temps Perdu, ensuite elle nous montre l’évolution de la sensibilité française entre Balzac et Proust. A travers la personnalité de Balzac comme à travers le moi de Marcel, on voit l’image de la société.



Vendredi 27 octobre 1967
Le jansénisme à Orléans
Pierre-Marie BRUN, archiprêtre de la cathédrale, vice-président de la section orléanaise

Le jansénisme, qui est à la fois une doctrine et une morale, et qui devint un parti, a fait son apparition avec l’Augustinus en 1640. La doctrine a été violemment attaquée par les Jésuites. Elle se propagea à Orléans comme ailleurs. L’Orléanais connu le contre-coup de toute cette agitation qui ne devait s’apaiser qu’avec l’arrivée, en 1758, de Mgr Louis-Sextius de Jarente de la Bruyère. L’abbé Guillaume, souligne Mgr Brun, a apporté quelques clartés dans cet épais dossier.

Si l’apaisement ne vint que vers 1758, le jansénisme, déjà condamné, l’avait été une dernière fois solennellement par la bulle « Unigenitus » (1713) qui achevait et précisait la condamnation. Il n’en avait pas moins sévi à Orléans depuis Mgr Alphonse Delbène (1646-1665). Le cardinal Pierre V du Cambout de Coislin, mort le 5 février 1706, qui fit de grandes choses, se préoccupa de façon très sacerdotale des jansénistes, comme des protestants.

Nous ferons grâce du climat de l’imbroglio procédurier auquel donna lieu au XVIIIe siècle cette querelle du jansénisme. On eut toutefois le souci de la vraie doctrine et du bien des âmes. Le jansénisme ne s’en était pas moins développé dans de nombreux milieux spirituels, sans exclure la pureté de vie de ses adeptes. Il persista dans les couvents de femmes où la division et la confusion s’installeront pour cinquante ans.

Tant de luttes avaient affaibli tout le monde, mais la tempête arriva pour régendrer l’Eglise de France, qui avait failli perdre son âme et n’aurait jamais dû cesser d’être le sel de la terre.



Mercredi 15 novembre 1967
Itinéraire littéraire en Haut-Berry
Henri GILLET, professeur agrégé honoraire au lycée Alain-Fournier de Bourges

M. Gillet a collaboré au numéro spécial de la revue Le Mail, animée par MM. Roger Secrétain et Marcel Abraham. Il a fait donner au lycée de sa ville, en 1937, le patronyme illustre d’Alain-Fournier et fit paraître, aux éditions Emile-Paul, un Alain Fournier, biographie complète de l’écrivain.

C’est un itinéraire que traça M. Gillet, avec les numéros des départementales qui allaient nous mener d’Argent à Vallon, de la Sauldre au Cher bourbonnais, du village de la petite bergère Marguerite Audoux à Epineuil-le-Fleuriel, sur les marches du département... et de l’inconnu. Il voulut donc faire entendre le plus souvent possible la voix de ceux qu’il appelle les « médiateurs », attachés à leurs paysages comme Alain-Fournier, ou touristes éphémères comme Stendhal.

La première halte fut Sainte-Montaine, près d’Argent ; c’est là, au domaine des Berrués que fut placée comme domestique une jeune orpheline, née aussi dans le Cher, à Sancoins, qui découvrit la littérature dans un vieux Télémaque, écrivit avec son cœur et obtint en 1910 le Prix Fémina avec Marie-Claire, très beau livre un peu trop oublié. « Marguerite Audoux était poète... par grâce », a dit d’elle Valéry Larbaud. Alain-Fournier, qui la connut et en qui il reconnut « une payse », écrit : « C’est auprès des paysans qu’elle a pris le goût et le sens de la vie intérieure ».

La route nous mène justement à La Chapelle-d’Angillon, où naquit Alain-Fournier, dans la maison modeste des grands-parents Barthe, avec ses linteaux de brique rouge et ses innombrables pots de fleurs. Mais ce n’est pas là son vrai pays, malgré la beauté des paysages des environs : l’ancienne abbaye de Lorroy, toute prête pour la « fête étrange », la côte d’Ivoy-le-Pré, d’où il voyait « tout ce bleu sur Henrichemont ». Un détour, par la D.7, pour découvrir Sancerre sur son promontoire, tel que Balzac le décrit au début de La Muse du Département. Il en fit aussi le cadre d’un autre roman inachevé, Les Héritiers Boisrouge, étude de moeurs qui devait être un roman à clef. Balzac, qui n’a jamais mis les pieds à Sancerre, nous étonne une fois de plus par sa vérité et par la sûreté de sa documentation, qu’il tenait sans doute des Carraud, ses hôtes du château de Frapesle.

Notre guide a tenu à nous faire voir la capitale de Berry, d’abord par les yeux malicieux de Stendhal, dont les pages des Mémoires d’un touriste sont parfois peu indulgentes pour les Berruyers. Il parle de « la triste plaine », des « rues vides », des « maisons mesquines », de « la petitesse bourgeoise », et tout particulièrement du « repas exécrable qu’il a dû faire passer avec du champagne », au meilleur hôtel de la ville, Le Boeuf Couronné! Mais il sait aussi apprécier la cathédrale, ses vitraux, le commentaire du portier, les vieilles demeures et hôtels ; il est vrai qu’il est un connaisseur, le premier inspecteur des Monuments historiques, Mérimée, compagnon de route fort agréable et diseur de gaillardises. En face des évocations de Stendhal, dont la curiosité et la sobriété sont d’accent moderne, les éclats et les exagérations romantiques de Michelet s’extasiant sur la « monstrueuse nef, si vaste que le Dôme de Milan y aurait tenu tout entier » font sourire. Valéry Larbaud, autre grand voyageur qui connut les grands horizons russes, sait parler avec justesse de notre province, qui est aussi un peu la sienne, de ce « coup au cœur » qu’on ressent lorsqu’on découvre cette cathédrale sur une place de campagne... Puis M. Gillet nous mena dans les recoins de Bourges, sa ville qu’il connaît avec patience et amour, sa ville pleine de souvenirs littéraires : les traces de l’Université fondée en 1467 par Louis XI, malgré les protestations des Orléanais jaloux, l’ancien collège de Jésuites — alias le Vieux-Lycée — où professa Lakanal, où en 1902 Henri-Alban Fournier fut élève de philo, auquel en 1937 quelques intimes qui s’appelaient Roger Secrétain, René Lalou, Marcel Abraham et Henri Gillet donnèrent l’illustre patronyme. Nous saluâmes la maison de ce jeune poète berrichon encore inconnu, Francis Reeves ; celle, plus humble encore, de Jeanne B.... la Valentine Blondeau du Grand Meaulnes, l’actuel Lycée technique féminin qui fut couvent, puis collège libre et vit l’élève Georges Bernanos vers 1903…

Mais le sud nous attendait, le sud du département, ce « seul district en France où le bon sens ait trois dimensions », comme disait Giraudoux, qui vécut quelques années de son enfance à Cérilly, en face de la maison de Charles-Louis Philippe... Voici le village de Meaulne au nom immortel, la gare de Vallon-en-Sully, la côte des Riaudes, la chapelle de Sainte-Agathe, le pont sur la Queugne, la « longue maison d’école », ce petit bourg d’Epineuil, petit village de France qui suffit à créer un univers...

« Et si nous éprouvons la nostalgie de l’enfance, conclut avec émotion M. Henri Gillet, de ce monde qui n’est jamais puéril, repartons à la découverte de ce pays du Berry, cette terre solide, rugueuse, mais qui sait s’ouvrir sur la réalité du rêve et sur le ciel. »



Jeudi 1er février 1968
La photographie aérienne au service de l’histoire et de l’archéologie.
Raymond CHEVALLIER, maître de conférences à la Faculté des Lettres de Tours

De très nombreux documents — dont certains totalement inédits — ont permis de comprendre la méthode de cette nouvelle forme d’archéologie, qui a donné l’occasion de découvrir en Ile-de-France et dans le Val de Loire des sites absolument insoupçonnables pour l’observateur qui « travaille au sol ».


Jeudi 7 mars 1968
La leçon du philosophe Alain
Jean LAUBIER, normalien, agrégé de philosophie, membre de la « Société des Amis d’Alain »

Présentation de la conférence
Ancien élève de l’Ecole normale supérieure, M. Laubier vient d’achever sa carrière comme professeur de philosophie en Première supérieure du lycée Louis-le-Grand. Il a collaboré, dès 1921, à la revue de Michel Alexandre, Libre Propos, qui avait essentiellement pour but de publier des textes d’Alain et de faire connaître sa pensée devant l’événement. Il dirige aux Presses Universitaires, avec Mme Claude Khodoss, les collection « Les Grands Textes » où deux volumes d’extraits d’Alain ont paru, sous le titre Philosophie.

C’est le 3 mars 1868 que naquit à Mortagne Emile Chartier, qui devait rendre illustre le pseudonyme d’Alain. Son père était vétérinaire. Beaucoup de traits, chez Alain, s’expliquent par cette ascendance, qu’il ne renia point. On peut lire à ce sujet son Histoire de mes pensées.

Normalien, agrégé de philosophie, sa carrière est celle d’un professeur et d’un écrivain. La politique le lance très tôt dans le journalisme, au moment de l’affaire Dreyfus, à Lorient, ensuite à Rouen, où il adopte le pseudonyme d’Alain. « Il fallait joindre ensemble le sentiment populaire et la plus haute philosophie. Je ne dis pas que je l’ai fait ; personne ne peut faire cela ; mais dès mes premiers essais de pamphlétaire, j’ai tout compris et je n’ai pas cessé d’étre récompensé de cette pensée humaine... C’est aussi dans ce sentiment de reconnaissance que je signerai toujours mes productions les plus élaborées de mon nom de pamphlétaire qui est Alain. »

C’est à cette époque que naît le « Propos », qu’Alain porte à la dignité d’un genre littéraire, mais où il n’a pas eu d’imitateurs. Le voilà à Paris, d’où il continue sa collaboration au journal normand et, bientôt dans cette chaire de khâgne d’Henri-lV qu’il ne quittera plus. Déjà ses élèves lui font cette extraordinaire réputation à laquelle aucune autre ne peut être comparée. Parmi les tout premiers, André Maurois (alors Emile Herzog), qu’il enseigna à Rouen en 1902 et amena au prix de philosophie du Concours général. La publication des premiers recueils de ses Propos va étendre son audience : un volume tombe dans les mains de Jaurès qui écrit à un de ses amis que cette lecture l’a « ébloui » (en s’excusant d’user d’un terme qui ne pouvait plaire à Alain).

La guerre arrive. Alain s’engage, à 46 ans, simple soldat. Il sert d’octobre 1914 à octobre 1917, dont deux ans et demi comme artilleur dans des batteries de 95. Il est réformé à la suite d’un accident et reprend sa chaire. Au milieu des tumultes, des dangers, il écrit, par besoin et, par devoir, et ce sera surtout Mars ou la guerre jugée, le livre le plus profond et le plus violent qui ait été écrit contre la guerre. On sait qu’Alain ne cessera jamais sa lutte pacifiste, commencée bien avant 1914.

L’enseignement d’Alain ? Seuls ses anciens élèves, bien sûr, peuvent en parler. Que de témoignages, en particulier dans le gros numéro spécial de La Nouvelle Revue Francaise de septembre 1952 où tant d’hommages aident à connaître celui que ses élèves appelaient "l’Homme", ses familiers "le Maître". Ajoutons aussi les numéros spéciaux du Mercure de France et de La revue de Métaphysique et de Morale, où, avant d’être Alain, Chartier publia (d’abord sous le pseudonyme de Criton) des dialogues et des études. Quelques noms : André Maurois, déjà dit, Henri Massis (parti du côté de Maurras, mais à qui on peut justement donner la parole : « Soit qu’il parlât dans sa classe, soit qu’il fît le Normand, qu’il fut Alain ou qu’il fût Chartier, il avait donné un même enseignement réaliste et libre, ne souhaitant que leur apprendre à tous le métier d’homme »), Jean Prévot (qui parle admirablement des classes d’Alain, dans Dix-Huitième année), Michel Alexandre, des philosophes comme Hyppolite, Benezé, les inspecteurs généraux Bridoux et Canguilhem, Raymond Aron, Simone Weil, des écrivains comme Pierre Bost, Maurice Toesca. L’un d’eux parle de « l’atmosphère de liberté pure qu’Alain créait autour de lui ». Cela n’allait pas sans agacer certains de ses collègues : à un jury d’agrégation Léon Brunschvicg dit à un candidat : « J’aime bien Chartier, j’aime moins ses succursales ».

Un cortège d’admiration et un cortège d’amitié l’ont accompagné, avec une fidélité qui était l’une des vertus qu’il prisait le plus. Citons Georges Duhamel, Romain Rolland, le professeur Mondor, Paul Valéry, Roger Martin du Gard (qui écrit de lui : « ce que la pensée française a peut-être produit de plus pur depuis le XVIIIe siècle »), Gabriel Marcel, André Malraux. Et bien d’autres. Et tous ceux qui ont appris la philosophie dans ses livres, c’est-à-dire sont entrés en contact avec une pensée nourrie de la familiarité des grandes œuvres et du contact jamais perdu avec les choses, en travail perpétuel, comme le travail du laboureur, refusant l’emportement systématique, la facilité doctrinaire.

L’écrivain est l’un des plus grands du premier demi-siècle, aux côtés de Claudel, Gide, Proust, Péguy. La concision elliptique de son style a partois rebuté des lecteurs ; il ne se refusait pas à l’obscurité, mais on ne rencontre jamais le banal et la platitude. Il a su atteindre à la plus haute qualité de l’écriture, dans Les Idées et les Ages ou dans Les Dieux, par exemple, qui sont à leur manière de véritables poèmes, et aussi dans les Entretiens au bord de la mer dont on a dit que là « il a rebuté également les doctes et les frivoles par un savant mélange de jeu, de poésie et d’austérité ».

« Notre Montaigne », a-t-on dit de lui. Et aussi notre Socrate, tel qu’en parle Alcibiade dans Le Banquet, par son action sur ceux qui l’ont entendu, par son refus de l’importance, des honneurs, des complaisances et des politesses, au sens même où Péguy en parle, par son souci « de vaincre le contradicteur par le plus haut de lui-même ».

Compte rendu de la conférence
M. Laubier commença son exposé par un avertissement au public : il ne s’attacherait ni à la biographie de ce philosophe original, ni à l’anecdote. Cet aspect-là fut cependant évoqué dans le débat qui suivit, M. Jean Soulas ayant posé la question que tout le monde attendait : « Comment Alain enseignait-il ? Existait-il un dialogue entre lui et ses élèves, les khâgneux sérieux, ceux qu’il appelait plaisamment les éléphants de Pyrrhus? »

S’il existe une légende d’Alain comme il existe une légende de Socrate, en revanche nous connaissons peu l’homme privé. Alain ne s’est pas raconté. Un de ses amis, le philosophe André Bridoux, inspecteur géneral, dira qu’Alain avait horreur des confidences, qui tournent toujours à la vanité ou aux jérémiades. C’est donc à son œuvre seule — oeuvre monumentale puisque les seuls Propos rempliraient sept fort volumes de la Pléiade ! — œuvre non épuisée, puisque bien des inédits « dorment encore sous leur ficelle » — que s’est attaché M. Laubier. « Essayons, dit-il, d’imaginer le futur lecteur, celui qui n’a pas connu Alain de son vivant ou par l’intermédiaire de ceux qui l’ont approché. Que trouvera-t-il dans ses livres ? » Disons simplement qu’il y trouvera deux mots, deux maîtres-mots : "liberté" (comment se rendre libre ? car la liberté n’est pas donnée ; elle se conquiert et il faut savoir en user) et "pensée" (Alain parle d’un devoir et d’un bonheur de penser. Et penser, “c’est bien penser”). Alain est donc pour le lecteur celui qui apprend à penser, et pas seulement raisonner ou abstraire, mais comprendre, percevoir, juger, croire, douter, vouloir... et agir.

Quel a été le domaine de la pensée d’Alain ? poursuit M. Laubier. Il a pensé le spectacle du monde, son métier, ses métiers, car le métier est la vie, non une routine, une chose en marge. Les individus, la société. Emile Chartier est l’homme pour qui l’expression « s’enfermer dans ses pensées » n’a pas de sens. Il est l’homme pour qui le monde extérieur existe, d’où l’intérêt qu’il portait aux sciences et, dès sa classe de 4e, à la géométrie, où il apprend « l’idée de la nécessité ». Mais il a conscience de ses limites ; sa règle d’or, c’est de ne jamais utiliser ce qu’il a pleinement compris (quelle belle lecon d’humilité... à méditer de nos jours !) L’orateur évoque ensuite les différents métiers qu’Alain a exercés avec application, même avec goût : celui de professeur d’abord, qu’il n’avait pas choisi. Ce métier, il l’a dominé, non pour la pédagogie théorique, mais pour la réflexion, en gardant toujours une merveilleuse indépendance d’esprit. Son second métier est celui d’écrivain ou plutôt de journaliste qu’il pratiqua dès 1892, là aussi avec conscience et simplicité. Ne dira-t-il pas qu’il a trouvé L’Art d’écrire en faisant « les chiens écrasés » ? Il exerca avec la même conscience un troisième métier, occasionnel celui-là, pendant la grande guerre : téléphoniste de batterie aux tranchées et, de ses méditations nocturnes, il rapporta le brouillon de Mars ou la guerre jugée.

On est tenté de dire : et la politique ? Elle est pour certains un métier qu’Alain a observé, mais non pratiqué, d’où son goût pour les mémorialistes, pour Retz et Saint-Simon. La politique n’est pour lui qu’une activité secondaire, mais quotidienne et obligatoire. Il existe une politique du citoyen qu’il faut faire et qu’il a faite. Ses anciens élèves ont donné comme titre au recueil posthume de ses pensées politiques Le citoyen contre les pouvoirs. Et, si l’on peut schématiser sans trahir, l’essentiel de la pensée d’Alain se résume à ces principes : le devoir du citoyen n’est pas de détruire le pouvoir, pouvoir de fait ou de droit, mais de résister. Pas désobéir, car c’est encore donner le moyen d’accroître la force du pouvoir. La liberté ne va pas sans l’ordre. Résister au pouvoir, c’est obéir en faisant entendre que ce n’est pas raison... Le citoyen peut dépouiller les pouvoirs de leur prestige. Il ne faut pas tenir compte « des grandeurs d’établissement », comme disait Pascal. Le sage se doit de refuser tout pouvoir (autorité, galons, honneurs, récompenses, etc.).

La dernière partie de l’exposé de M. Laubier était consacrée à la pensée philosophique d’Alain. Retenons seulement sa distinction fondamentale entre la pensée et l’idée. La pensée, c’est le sujet s’appliquant à l’objet ; l’idée c’est le moyen par lequel on saisit l’objet. L’idée n’est qu’un outil, elle sert à penser, elle n’existe pas en soi. Les idées, comme les théories, ensemble d’idées, ne sont ni vraies, ni fausses ; ainsi les théories d’Aristote ont été vraies à un certain moment. Mais cela ne conduit nullement au scepticisme : « Le sage ne se trompe jamais, quand bien même il dirait une chose fausse ».



Jeudi 18 avril 1968
Lyon gallo-romain
Pierre WUILLEUMIER, ancien élève de l’E.N.S., professeur de langue et littérature à la Sorbonne.

Lyon gallo-romaine fut sorte d’« acropole au centre de la Gaule » selon les termes de Strabon, ou d’« ombilic » de la Gaule, selon ceux de Camille Jullian. Il serait plus juste de parler de « deux Lyon » : la colonie romaine de Lugdunum fondée en 43 par L. Munatius Plancus, sur la colline de Fourvière. L’histoire de cette fondation était familière à la plupart d’entre nous, car le souvenir de l’excellent exposé de M. Borius à la Société Archéologique et Historique  de l'Orléanais était récent. La seconde agglomération lyonnaise est le bourg de « Condate » (mot celtique qui veut dire « confluent » — qu’on retrouve dans les toponymes nombreux de Condé, Condat et Candes), et, surtout, son sanctuaire fédéral des Trois Gaules (Belgique, Lyonnaise et Aquitaine), construits sur la Croix-Rousse, plus tard le quartier des canuts et des traboules.

Ce sanctuaire fédéral, sorte de Washington antique, fut fondé en -12 par Auguste, vraisemblablement le 1er août — et à ce sujet M. Wuilleumier nous donna une belle leçon d’histoire, nous montrant comment les textes littéraires (Tite-Live, Suétone) se recoupent avec les données de l’épigraphie. Ce sanctuaire, qui réunit dans une sorte de syncrétisme religieux les dieux traditionnels gaulois et ceux du Panthéon romain, est aussi le siège d’un organisme politique : la Confédération au Conseil des Gaules, où siègent des legati venus de 60 peuples différents ayant non seulement un rôle religieux, mais financier. Telle est la sagesse habile de la Pax Romana : l’empereur compensait la colonisation par le resserrement des liens politiques et culturels. Ce sanctuaire, nous en avons des traces : d’abord les pièces de monnaie célèbres le représentant, avec l’inscription ROM.ET.AG : « à Rome et à Auguste ». Deux Victoires monumentales sur une colonne — que les architectes romans récupérèrent pour la Basilique d’Ainay et qui donnent une idée de l’ampleur du monument — dominent un grand autel. Ce que l’histoire nous apprend également, c’est l’existence des fêtes sacrées le ler août, véritables panégyries de la Gaule, où avaient lieu les célèbres tournois d’éloquence, au cours desquels le plus mauvais orateur était jeté dans le Rhône, les « jeux mêlés » avec gladiateurs entre eux ou contre les fauves. Et, à ce sujet, on évoque, bien sûr, les fameux martyrs, dont Sainte-Blandine... et aussi la thèse récente de M. Colin qui prétend que les martyrs de Lyon ont eu lieu... en Asie Mineure ! Mais M. Wuilleumier nous ramène aux deux textes qui en parlent, une lettre adressée par la Communauté chrétienne de Vienne, une autre rédigée plus tard par Grégoire de Tours... et nous ramène de ce fait à la sagesse par la voie de l’humilité ! Nous apprenons l’existence d’une colonie hellénique, d’une autre romaine, toutes deux chrétiennes à Lyon et à Vienne (en Narbonnaise malgré les 30 kms qui la séparent de Lyon) ; nous apprenons que la persécution, autorisée par Marc-Aurèle, pourtant si philosophe, a pour causes la concurrence du culte de Cybèle, la déesse mère, et, hélas, les mesures d’austérité gouvernementales : les gladiateurs coûtent cher, tandis que les martyrs...

Mais les archéologues s’intéressent à des problèmes plus concrets : rechercher le lieu exact de l’amphithéâtre en question. Grégoire de Tours le localisait vaguement à Athanacum (Ainay), où l’on ne trouva rien. En 1933, on entreprit des fouilles sur le flanc de la colline de Fourvière, dans la quartier de l’Antiquaille et... l’on mit au jour deux édifices : un vaste théâtre, le seul à posséder encore l’emplacement du rideau — que photographies et croquis nous aidèrent à imaginer — et un Odéon, plus petit, à moitié couvert, destiné aux recitationes et à la musique, dont le pavement est d’une grande richesse et les maquettes de M. Amable Audin, archéologue lyonnais qui poursuivit les travaux de M. Wuilleumier, nous aidèrent à imaginer la splendeur de l’intérieur... Mais l’amphithéâtre ? Le hasard a bien fait les choses puisqu’en juin 1958 on trouva une inscription dans un puits où l’on peut lire l’acte de donation de l’amphithéâtre, par un certain Rufus, de Saintes, qui avait déjà fait don à sa ville d’un arc qui nous est resté (sous le nom d’Arc de Germanicus), qui était « Sacerdos » c’est-à-dire « président de la Confédération » des Gaules. Cette organisation puissante a fait la fortune de la Gaule et la fécondité de l’Empire Romain ; et on peut dire plus : le rayonnement de Lugdunum nous a fait prendre conscience de notre sentiment national.



Jeudi 16 mai 1968
Pascal savant et libertin
Jacques ROGER, doyen de la faculté des Lettres de Tours, professeur au C.L.U. d’Orléans

"Il peut paraître anachronique, commença M. J. Roger, au milieu du désarroi actuel et de la tourmente universitaire, de parler de Pascal et, en fait, il ne l’est point. D’abord, nous sommes ici dans un lieu où le souvenir d’un homme qui n’a jamais fui l’actualité est toujours vivant ; ensuite l’Association qui m’invite porte le nom d’un humaniste qui ne considérait pas que l’étude des belles-lettres fût un divertissement d’érudits, mais la jugeait comme l’aliment essentiel pour la vie spirituelle." L’humanité d’aujourd’hui a perdu le sens de l’humanisme vivant, c’est-à-dire de la nourriture du passé en vue de l’insertion dans le monde contemporain. Or Pascal n’a pas été un homme enfermé dans sa chambre, mais l’auteur traqué d’un pamphlet jugé subversif. Il a agi dans son temps, dans un temps qui n’est pas le grand siècle des écrivains officiels, mais le temps des complots, des frondes, des famines, des guerres... Les écrivains et penseurs du temps de Pascal ont opéré une des plus grandes mutations intellectuelles, cette transformation des esprits, bien plus difficile que celle des structures, transformation analogue à celle que nous vivons aujourd’hui. Il fallait à ces penseurs sortir du cosmos aristotélicien pour entrer dans le monde moderne dans lequel on a vécu jusqu’au milieu du XIXe siècle...

Le sujet, « Pascal savant et libertin » pouvait paraître paradoxal, voire agressif. En fait, il s’agit de retrouver le vrai visage de l’auteur des Pensées, pas le Pascal romantique, pas le Pascal sceptique du XIXe, ni celui de Gilberte et Florin Périer. Nous savons certes que Pascal est mort dans un état d’ascétisme et d’humilité morale proche de la sainteté. Cependant cette mort ne doit pas éclairer toute la vie de Pascal. Sa famille a insisté sur la valeur apologétique de son œuvre, et même celle du début, ce qui est contraire à la vérité. Ajoutons que les érudits ont tellement travaillé sur Pascal et les problèmes de datation des manuscrits qu’ils ont... un peu oublié Pascal. Or on ne doit pas séparer les œuvres apologétiques des œuvres scientifiques, pour retrouver partout le même visage de l’homme.

M. Roger commence par l’étude des conditions historiques : Blaise Pascal a grandi dans le milieu libertin où l’introduit son père, le président Etienne Pascal. Dans ce milieu mondain, pas du tout dévot, et savant, celui des académies privées comme l’Académie Mersenne, fréquentée par des gens de toute opinion, philosophes cartésiens ou gassendistes, chrétiens ou agnostiques, on rencontre des noms célèbres : Gassendi, La Mothe le Vayer, Roberval et surtout l’ami intime d’Etienne : Le Pailleur.

M. Roger donne alors la définition exacte du libertin, assimilé trop souvent au libre penseur : c’est un intellectuel qui se considère affranchi des préjugés du vulgaire, un aristocrate de l’esprit, dont la vie morale est libre et diverse (Gassendi est un prêtre vertueux, Guy de La Brosse un débauché), dont les positions religieuses vont de l’athéisme agressif à un christianisme libéral. Les libertins sont des « modernes », qui refusent l’univers médiéval, hostiles à l’aristotélisme, au dogmatisme et au cartésianisme. Ils croient au rationalisme critique seulement ; ils sont les héritiers de Montaigne et de Charron.

Il brosse ensuite le portrait du président Etienne Pascal : savant mathématicien, homme probe et sévère, d’une grande liberté intellectuelle et qui fait une séparation entre le domaine de la Foi et celui de la Raison. Blaise Pascal a donc été imprégné des idées de ce milieu libertin qui le poussa plus tard à s’opposer à Torricelli et à Descartes. Il en a adopté les préjugés contre l’aristotélisme d’une part et contre les Jésuites de l’autre; il en a pris l’attitude combative. Le Traité du Vide, avec son ton persifleur et désinvolte, c’est déjà la Première Provinciale... Et, pour conclure sur l’influence de ce milieu libertin, M. Roger insiste sur le fait que Pascal, malgré sa conversion, ne rompra jamais avec ses amis qui en sont issus, comme Miton ou Méré, et qui ont peut-être collaboré aux Provinciales.

Le conférencier aborde alors la dernière partie de son exposé, Pascal homme de science, et démontre la parfaite cohérence de la pensée de Pascal dans le domaine de la physique et de la philosophie. Par le Traité de l’Équilibre des Liqueurs, rédigé après la fameuse expérience de 1647 au Puy de Dôme, Pascal, disciple de Gassendi, a fondé scientifiquement ce que la philosophie gassendiste admettait, c’est-à-dire l’existence du vide. A ce sujet, M. Roger a prouvé que la deuxième expérience faite avec l’eau n’a pu être pour Pascal qu’une « expérience de pensée ».

Mais Pascal va plus loin que son maître : il admet l’existence de l’infini ; il admet comme réel l’espace du géomètre « infini selon toutes ses dimensions ». Et cette idée se retrouve dans les Pensées : l’univers est silencieux (égal ne parle pas de Dieu), infini, sans coordonnées et sans rapport avec l’Homme (cette idée était déjà d’ailleurs dans Nicolas de Cues).

Il reste le problème de la connaissance. Pour Descartes, l’évidence est le signe de la vérité ; pour Pascal il est impossible d’atteindre celle-ci. Dans l’Entretien avec M. de Sacy, Pascal admet les évidences sensibles « grossières », mais la vraie certitude, celle de l’enchaînement rationnel ? Et la science ? la science parfaite comme la géométrie ? Elle est vraie pour l’homme, elle est certitude ; mais limitée parce que l’homme est limité.

En conclusion, M. le doyen Roger insiste sur le fait qu’il n’y a pas de hiatus entre le physicien et l’auteur des Pensées. Le chrétien n’est pas essentiellement différent du savant, disciple des libertins. Cependant la science ne pouvait satisfaire Pascal qui disait : « Je ne me contente pas du probable, je veux le sûr ». Cette assurance, il l’a trouvée dans sa nuit d’extase et le premier mot du Mémorial, après l’invocation au Dieu de la Bible n’est pas « amour », mais « Certitude, certitude ».



Jeudi 17 octobre 1968
Un étudiant de l’Université d’Orléans, Guillaume Budé.
Jacques BOUDET, professeur au lycée Pothier et Jean NIVET, professeur au lycée Benjamin-Franklin.

Présentation de la conférence
A l’occasion du 5e centenaire de la naissance du philologue et au moment où les valeurs humanistes sont si malencontreusement discutées, l’Association se devait de commémorer son illustre « patron », une des « lumières françoises », selon le compliment de du Bellay, qui fit tant pour la propagation des « lettres d’Humanité ». Mais il faut bien avouer que, même pour les budistes fidèles, Budé n’est plus qu’un nom, et les amateurs d’histoire n’en connaissent plus guère que le visage austère et grave, cerné d’un bonnet noir de vieille dame tel que nous l’a laissé un portrait anonyme de l’École française du XVIe siècle au Musée de Versailles. Sans doute, les écoliers d’aujourd’hui savent qu’il est à l’origine de la fondation du "Collège des Lecteurs royaux", actuellement Collège de France, et qu’il prodigua des exhortations latines à François Rabelais, lors de ses « années de moinage » à Maillezais ou à Fontenay-le-Comte... C’est cette image un peu floue que l’on voudrait préciser. Disons d’abord que Budé fut un pur produit de l’éducation humaniste avant la lettre, celle que Rabelais illustra dans le Gargantua, c’est-à-dire cette éducation équilibrée, à la fois physique, morale et intellectuelle. L’adolescent Guillaume, d’une riche famille bourgeoise anoblie, fut d’abord un sportif, passionné d’équitation. C’est vers la vingtième année — comme plus tard Ronsard sous la férule de Dorat au collège Coqueret — qu’il s’adonna à l’étude du grec, sous les leçons du grand helléniste Lascaris. Son premier ouvrage original, le De Asse, de 1515, sorte d’essai sur la monnaie antique, témoigne encore de nos jours qu’un ouvrage érudit et spécialisé peut être source de culture profonde et de méthodes nouvelles.

En effet, le De Asse est un des premiers ouvrages de critique historique qui montre comment on doit utiliser les témoignages des Anciens et comment la monnaie traduit dans l’histoire le « niveau socio-culturel », comme on dirait aujourd’hui, d’une civilisation. La philologie est autre chose pour Budé qu’une discipline d’érudit, c’est un instrument de sagesse, « ad mores humanitate condiendos et perpoliendos » : destinés à assaisonner nos mœurs d’humanité et les polir — comme le rappelle M. Plattard dans la Littérature de Bédier-Hazard.

Cependant, la section Budé d’Orléans a une autre raison non moins importante de s’intéresser à notre humaniste. Guillaume Budé vint en effet à I’Université d’Orléans faire ses études de droit de 1483 à 1486, à une époque où les idées et les enseignements nouveaux (comme celui du grec par l’Allemand Reuchlin vers 1475) commençaient à se répandre. Hélas, notre orgueil dut-il en souffrir, la vérité est que Budé avoua n’avoir rien fait d’autre que perdre son temps à Orléans. Mais ce jugement doit être révisé : l’étudiant n’avait alors que quinze ans et l’esprit tourné sans doute vers la contestation ! Une histoire un peu approfondie de notre Université nous apprend que la première moitié du XVIe siècle vit dans notre ville des professeurs remarquables comme l’Italien Aléandre, auteur du premier dictionnaire grec, Deloynes de Beaugency, Pyrrhus d’Angleberme (quel beau nom pour un humaniste !), Nicole Bérault, dont les travaux enthousiasmèrent Budé, alors philologue chevronné, et les relations qu’il entretint avec ces doctes prouvent bien le renom de notre Université au XVIe siècle. C’est pourquoi le nom de Guillaume Budé, symbole de la pensée humaniste, est lié intimement à notre passé orléanais.

Compte rendu de la conférence
M. BOUDET rappela tout d’abord l’anecdote qui fit la joie des budistes : un journaliste ignare demanda un jour qu’on lui présentât « ce monsieur Budé, organisateur de voyages culturels ». Mais n’en rions pas, car au fond ce nom de Budé ne rappelle bien souvent qu’une rue... ou qu’une mine de traductions ! Il a semblé souhaitable de raviver les traits d’une figure qui occupe une petite place dans les manuels du XVIe siècle où on le cite comme « fondateur du Collège des Lecteurs Royaux », notre futur Collège de France. M. Boudet retrace donc les étapes de la vie de Guillaume Budé, né à Paris en 1468, d’abord écolier de sa paroisse, pour qui les premiers maîtres sont de « terribles bourreaux qui n’apprennent qu’à supporter les coups de férule », ensuite étudiant à Orléans, puis passionné uniquement de sport, de chasse et d’équitation et qui, tout à coup, vers 23 ans, se « convertit » et décide de refaire ses études et surtout d’étudier les langues anciennes pour pénétrer avant dans ce qu’on devait appeler les « lettres d’humanité ». Il apprend donc le grec « cette langue, dira Rabelais, sans laquelle c’est honte qu’une personne se die scavante », en particulier près d’un grand helléniste d’alors, Janus Lascaris. Deux ans après ses premières leçons, ils publie déjà une traduction — en latin — des traités de Plutarque, en 1508 les Annotations aux 24 premiers livres des Pandectes de Justinien, premier essai de retour aux sources, où il débarrasse le texte authentique de ses gloses inutiles. M. Boudet insiste judicieusement sur l’ouvrage capital de Budé, et caractéristique de ce nouvel esprit avec lequel on abordait enfin l’étude de l’Antiquité, esprit déjà très moderne : cet ouvrage capital est le De Asse, qu’on pourrait traduire par « Traité du sou, unité monétaire ». Le but de Budé, c’est d’aller au-delà du mirage majestueux de I’Antiquité romaine, telle qu’on la verra dans les Antiquités de Du Bellay, et de retrouver cette « vie quotidienne » par l’intermédiaire de l’économie, donc de l’argent. Pour pénétrer dans les « realia », Budé cherche donc, par des expériences multiples, pratiques, une sorte de table de conversion des monnaies latines et françaises. Et par delà les chiffres, il entrevoit les phénomènes économiques et ce sont eux qui l’intéressent par dessus tout. Retenons la belle définition que Budé donna de la philologie, dans le livre qui fit sa gloire, le De philologia : c’est « la sagesse antique considérée comme un instrument de culture générale, propre à polir nos moeurs et à nous civiliser ».

M. Jean NIVET, de son côté, s’attacha surtout à montrer les relations de Budé avec l’Université d’Orléans, non pas tant quand celui-ci y était étudiant, de 1483 à 1486, car il avoua qu’il perdit son temps dans une ville qu’il appelait dédaigneusement « la cité de la scolastique », mais surtout quand l’influence de ses leçons philologiques s’y fit sentir. En effet, à la fin du XVe siècle, malgré la permanence des études latines, l’Université de Lois d’Orléans, naguère la plus importante d’Europe, était restée fidèle à un enseignement formel, où la pratique de la « disputatio » semblait un exercice figé et vain aux étudiants déjà contestataires. Les jugements sur cet enseignement portés par d’autres étudiants célèbres venus plus tard, comme Erasme, Rabelais et Théodore de Bèze, confirment cette impression défavorable. Mais, dès 1508, date des Annotations de Budé, un nouvel enseignement, faisant table rase de la masse des commentaires, gloses et paraphrases, se fit jour à Orléans et l’on vit une nouvelle génération de juristes-humanistes dont les trois plus célèbres sont Nicole Bérault, « maître de tutelle » (c’est-à-dire qu’il tenait un pensionnat où il enseignait la grammaire et les belles-lettres, tout en étant chargé d’un cours de droit), Pyrrhus d’Angleberme (qui adapta les méthodes de Budé à l’étude du droit coutumier de notre province) et le docteur-régent Pierre de l’Estoile. M. Nivet montra ensuite comment, grâce à ces trois juristes de valeur, les méthodes humanistes s’introduisirent dans l’enseignement du droit, et la liaison étroite de cette science avec les belles-lettres antiques. En effet en 1507, avec l’arrivée de l’humaniste italien Jérôme Aléandre, s’implanta l’enseignement du grec à Orléans, à tel point que notre cité mérita, selon l’éloge emphatique de Pyrrhus d’Angleberme, alors recteur, le surnom de « gallo-grecque » !

Ainsi donc l’Université d’Orléans, sans modifier totalement son esprit, sut accueillir des hommes qui avaient entendu et compris la leçon de Budé, « ce jeune étudiant de quinze ans qui avait contesté l’enseignement de son temps parce que — confusément — il avait ressenti l’appel de cette culture plus humaine que nous appelons l’humanisme et que notre Association, sous son patronage, s’est donné pour mission de défendre ».



Samedi 14 décembre 1968
Claudel ou le génie familier
Gérald ANTOINE, recteur de la Faculté d’Orléans

Présentation de la conférence
Le 8 décembre 1968, l’O.R.T.F. a rediffusé sur la deuxième chaîne l’excellent portrait-souvenir de Claudel par Roger Stéphane et Roland Darbois. Les spectateurs ont été sans doute frappés de voir combien tous ceux qui ont approché Claudel, de Jean-Louis Barrault et Darius Milhaud, sans oublier le redoutable Guillemin, ont été étonnés de trouver dans l’homme tant de simplicité et de spontanéité, d’humour même, et de joie enfin… Cette voix familière, on la retrouve dans son oeuvre et partout, dans le salut à la terre de Combernon d’Anne Vercors, dans le célèbre dialogue d’Animus et d’Anima, et en particulier dans les Conversations dans le Loir-et-Cher, promenade à bâtons rompus, à la verve étonnante, dont la première se déroule « sur une terrasse devant un petit château adossé à la forêt de Russy, près de Blois ». Qu’on relise, par exemple, ce poème à la France qu’est le Cantique de l’Intelligence… Ce « génie familier » se retrouve partout, aussi bien dans la bouffonnerie débridée du Protée que dans le lyrisme des Odes, que dans ce qu’on appelle le baroquisme de son théâtre. « Ce que l’on peut avancer seulement à l’intention du pèlerin bousculé par le temps, c’est que prendre sur soi pour cheminer les Conversations, le Soulier, ou les Cinq grandes Odes, c’est être sûr de ne point mourir en route de soif ni de faim. » (G. Antoine)

Compte rendu de la conférence
« Le sujet me plaît, certes, précisa le conférencier, mais il ne m’a pas été loisible de le transformer en propos organisés ». M. Antoine parla cependant d’abondance, émaillant son exposé de commentaires éblouissants. « Claudel est un gros comique, un énorme comique, dit-il. Il y a réellement le comique de Claudel, que j’aime, que M. Secrétain aime peut-être moins... On m’a dit que je n’avais pas tenu assez compte de l’évolution de Claudel. Voyons plutôt ce comique familier, ce familiarisme consécutif à son évolution, et la signification profonde de ce genre. »

Le conférencier suit alors l’œuvre « à mesure que le poète rature son invention première ». Il le montrera familier avec la nature, avec l’homme — et la femme ajoute-t-il — avec Dieu. De sorte même que plus l’interlocuteur est élevé, plus Claudel est familier, à mesure que sa carrière poétique s’avance. Il l’est aussi à l’étage des sons. Il recherche une langue phonostylistique. Il l’est pareillement à l’égard des mots. Plus il va, plus il recherche le mot familier et la recherche se traduit par des phrases amusantes et cocasses. Et il y a l’étage des images, bien grossières, bien naïves apparemment. Les uns se scandalisent, les autres se régalent: pas question d’en juger. « L’harmonie imitative, nous voulons la posséder, dit le poète, comme un outil bien emmanché. » M. le Recteur observe ensuite que Claudel avait un côté célinien. « On devrait nous fagoter un article sur Céline et Claudel. » Il n’aimait pas, poursuit-il, les professeurs, gardiens du bon usage. Le bon usage l’agace. C’est avec « toutes sortes d’ingrédients » qu’il fabrique son comique. On trouve aussi chez Claudel « des mots du terroir et des idiotismes ». Autre exemple. N’a-t-il pas écrit : « C’est la bonne femme qui boustiffe la boustifaille » ; comment mieux exprimer qu’elle a faim ? La sensualité verbale vient s’incorporer à la sensualité charnelle et la réussite est complète. Dans sa syntaxe, il multiplie la phrase segmentée. Il s’amuse à casser ses phrases, parce que c’est comme cela que nous nous exprimons dans le quotidien. Puis, il y a l’intrusion des démonstratifs, destinés à rapprocher du lecteur l’objet qu’il évoque.

 M. Gérald Antoine en vient ensuite à la valeur de l’interrogation métaphysique : Nous sommes des êtres qui nous interrogeons tous les jours... Pourquoi est-ce que Dieu a fait l’homme et la femme ? Dieu est sommé par le poète de donner la réponse... Et une preuve actuelle de l’existence de Dieu est peut-être la contestation...

Le conférencier montre Claudel « dans sa manière de se gorger de victuailles verbales », « mettant Dieu dans sa poche », alignant « tout ce qui est grandiose au niveau du quotidien », « se livrant maints télescopages syntaxiques ». « Vous jugerez cela comme vous voudrez, cela me paraît très fort... En un mot, il est parti de la solennité lyrique pour aboutir à la familiarité dramatique. »

« Comme il était en avance sur le temps que nous vivons ! — observe, en arrivant à sa conclusion, M. Gérald Antoine. Et le monde n’a pas fini de changer ! Nous sommes dans un monde très claudélien. On ne cesse de s’interroger et, au-delà de la réponse, il reste toujours une question... »



Jeudi 16 janvier 1969
Démosthène et Clemenceau
François VANNIER, professeur d’histoire au lycée Pothier  et auteur du IVe siècle grec (Armand Colin).

Le conférencier commença par avouer que son sujet, la confrontation entre Démosthène et Clemenceau, avec pour point de départ le livre de l’homme d’État français sur l’orateur grec, lui semblait un peu mince. Aussi proposa-t-il son sujet « réel » : Images de Démosthène, en trois volets, dans l’Antiquité, au XIXe siècle d’après les travaux de l’érudition allemande et enfin les vues de Clemenceau. En effet, selon les époques, on mettra l’accent sur un aspect particulier et ce n’est pas Démosthène qui est jugé, mais Démosthène par rapport à son temps.

Dans l’Antiquité, cette image sera délibérément favorable ; Démosthène apparaît comme le champion des valeurs essentielles, celles de la Cité. Il a mené le bon combat contre les adversaires, et, principalement, Philippe, le monarque de Macédoine. D’où vient le succès de cette image ? Démosthène est lui-même à la source de cette tradition : il a toujours fait prévaloir son point de vue dans ses discours, effectivement prononcés, comme les Harangues, ou refaits après coup, comme le Contre Ctésiphon. Son point de vue est d’ailleurs simple : il est obsédé par le mythe de la grandeur athénienne, symbolisée par les analyses de Thucydide, et inquiet devant la décadence de son temps. Il veut jouer le rôle d’un éducateur politique ; il est l’anti-démagogue qui dit aux Athéniens leurs quatre vérités. Et dans un sens il a réussi, puisqu’à Chéronée, malgré leur défaite, jamais les Athéniens ne furent si nombreux ni si unis. Telle est la statue que Démosthène s’est édifiée lui-même… Mais n’a-t-il pas été contesté de son temps ? Pour son ennemi et rival Eschine, Démosthène est le belliciste qui exerce sur ses compatriotes une véritable dictature morale et Philippe n’est pas du tout le barbare impérialiste. Pour Isocrate, qui voit avec pertinence la crise des cités grecques, la seule solution, c’est de chercher l’union de tous les Grecs autour de Philippe contre le vieil ennemi perse ; Isocrate joue donc audacieusement la carte du monde hellénistique. Or Démosthène se présentait déjà en héros panhellénique et qualifiait de « traîtres » les peuples du Péloponèse. A cette attaque, l’historien Polybe répond deux siècles après. Arcadien romanisé après sa captivité, Polybe comme Isocrate est passé dans le camp des vainqueurs et va démentir la version des faits donnée par Démosthène. Il y a donc eu, dès l’Antiquité, une certaine hostilité à l’égard de l’auteur des Olynthiennes, mais c’est la version de Démosthène qui l’emportera à cause de son talent d’écrivain, mais aussi à cause de l’hostilité permanente contre le Macédonien, et à cause de la sympathie toujours adressée au vaincu.

Au XIXe siècle, l’image se renverse. Démosthène va être le représentant d’un monde démodé, un rétrograde, opposé à la marche de l’histoire. Ce sera le fait de l’école historique allemande. Pour être exact, il faut dire qu’au début du siècle l’image est encore favorable, car l’Allemagne vaincue éprouve de la compassion pour le vaincu Démosthène (cf. les Discours de Fichte à la Nation allemande), les historiens réagissant avec leur subjectivité. L’hostilité viendra sous l’effet de l’hégélianisme — dont les thème favoris sont l’exaltation de l’État et des grands hommes, interprètes du « Weltgeist », échappant aux normes ordinaires — de l’unification de l’Allemagne, autour de Bismarck, nouveau modèle pour apprécier Philippe ou Alexandre? C’est à cette époque qu’un historien allemand, Drausen, va créer la notion, qui fera fortune, de « civilisation hellénistique » ; il va exalter Alexandre et montrer son rôle civilisateur, rénovateur de l’Hellénisme ; Démosthène n’est plus alors que le champion d’une lutte spécieuse pour une liberté discutable, le représentant attardé de l’esprit stérile de clocher.

Le débat va rebondir vers la fin du XIXe siècle, au cours d’un affrontement entre historiens allemands et français. Aux yeux de ces derniers, la Grèce est demeurée le foyer de la civilisation, et, au coeur de celle-ci, Athènes reste le berceau de la démocratie et de la liberté. C’est dans ce contexte que Clemenceau s’intéresse à Démosthène. Pour la première fois, l’orateur grec est approché par un homme politique, qui refuse la biographie. C’est plutôt une célébration de Démosthène qu’entreprend Clemenceau, l’étudiant par rapport à la Grèce, aux Athéniens, à ses adversaires, extérieurs et intérieurs. Ses idées sur la Grèce sont d’ailleurs assez simplistes ; il est plus heureux quand il analyse le peuple grec, déjà décadent et manquant de cohésion. Pour Clemenceau, Démosthène apparaît comme l’homme qui rameute les Grecs et qui était capable de sauver l’Hellénisme. Ses adversaires sont traités schématiquement : Philippe est un conquérant, avec un « vernis de civilisation » ; les partisans du rapprochement ne sont que des défaitistes, Isocrate un « retors vaniteux, un bavard dangereux », Eschine, un traître qui ne sait que séduire. M. Vannier juge fort bien ce portrait : c’est une brillante variation sur la Vulgate… Mais heureusement, ajoute-t-il, le livre va plus loin…
En exprimant Démosthène, Clemenceau s’exprime lui-même. On voit toute une série d’affinités de caractère — tous deux lutteurs obstinés et orgueilleux — de carrière politique — tous deux dans l’opposition au départ, venus au pouvoir en pleine crise, victimes à la fin d’une même ingratitude — de convictions et de goûts — tous deux célébrant la démocratie, ou plutôt une même image de la démocratie. L’on comprend que ces affinités ont conduit à une identification. « Clemenceau fait son auto-portrait par procuration », dit excellemment M. Vannier. Il va même plus loin : Démosthène est le porte-parole de Clemenceau, d’un Clemenceau éliminé de la vie politique depuis 1920, amer et déçu, persuadé du sabotage du Traité de Versailles, furieux de la réapparition des défaitistes comme Briand. A l’annonce du pacte de Locarno, au comble de la fureur, il s’écrie, comme son grand homme : « Nous allons à Chéronée ! »

M. Vannier conclut par des réflexions sur la notion d’historien : celui-ci fait surgir des valeurs de vie, donc la sympathie lui est nécessaire, mais à une juste mesure, sinon on risque de tomber dans l’hagiographie. Il y a deux « Moi » dans l’historien, celui de la recherche, de l’objectivité, et l’autre, le « Moi » pathétique. On voit bien, à propos de Clemenceau, celui qui est en jeu.



Mercredi 22 octobre 1969
André Gide et Roger Martin du Gard, histoire d’une amitié
Clément BORGAL, ancien élève de l’E.N.S., professeur de Lettres au lycée Pothier

« Rien n’aurait pu laisser prévoir, dit M. Clément Borgal dans son introduction, une amitié entre deux hommes aussi dissemblables que Gide et Martin du Gard. Après la mort de Gide, survenue en février 1951, un ami dit à Martin du Gard : « Au tond, vous n’étiez pas souvent d’accord ! — Nous n’étions jamais d’accord ! », répliqua l’auteur des Thibault. Et le lien qui unit les deux hommes tient au fait qu’ils se sont saisis comme des êtres radicalement différents. »

Le conférencier rappelle d’abord les circonstances de leur rencontre : au printemps 1913, un inconnu de 32 ans, hanté par l’idée d’être un raté, remet sans espoir à un vieux camarade d’études, un certain Gaston Gallimard, un manuscrit que vient de lui refuser Grasset. Gide aura le coup de foudre dès les premières feuilles et envoie une lettre dithyrambique à l’éditeur. L’inconnu, bien sûr, c’est Roger Martin du Gard ; le manuscrit, c’est celui de Jean Barois. En novembre, l’auteur débutant, invité à la N.R.F., voit entrer « un homme qui se glisse à la façon d’un clochard, avec un chapeau bosselé, comme un vieil acteur famélique... au masque de Mongol ». Tel est le portrait, peu flatteur, que fait Martin du Gard de Gide. Mais il rectifie très vite : « Je l’avais vu, je ne l’avais pas regardé ». Très vite, il est sensible à la noblesse de son visage, à l’attention qui s’en dégage. Dès lors, la sympathie est née entre les deux hommes qui se voient chez Gide, à Auteuil, à la N.R.F., et au Vieux-Colombier, où Copeau les a entraînés, un Copeau qui rêvait de faire jouer une Commedia dell’Arte moderne. S’il est vrai que pendant la guerre et le début de l’après-guerre, ils communient dans l’amour du théâtre, en revanche leurs oppositions s’affirment déjà, et d’abord sur le plan religieux : aux obsessions inquiètes de Gide, Martin du Gard ne comprend rien, « tapi qu’il est dans son matérialisme comme un sanglier dans sa bauge ».

Leur opposition se manifeste surtout dans leurs conceptions esthétiques. Martin du Gard reproche à Gide la trop grande part d’autobiographie dans ses récits, leur subjectivité, alors qu’il ne voulait être dans aucun de ses romans. Dès 1920 ; il s’attaque aux Thibault et encourage Gide à en faire autant. Lui reprochant ses œuvres dispersées comme « un miroir brisé », il lui écrit très durement : « Vous êtes plus riche que votre œuvre ». Et Gide, sans se fâcher, de réagir comme un élève sage et de se mettre à la tâche : il travaillera cinq ans aux Faux-Monnayeurs. En revanche, Gide n’aura pas du tout la même attitude vis-à-vis de son ami : mis à part le reproche de banalité qu’il formulera à partir du troisième volume des Thibault, il ne fera que des remarques de détail. Au fond, Gide, tout de finesse et de sagesse, demandait simplement à Martin du Gard de rester lui-même. Mais les discussions ne manquèrent pas : quand Martin du Gard renonça à son plan primitif en 1932 et se mit à ébaucher L’Été 1914, Gide railla chez son ami sa manie des documents, documents si volumineux qu’il se déplaçait en villégiature avec un camion de déménagement, ses scrupules d’historien (scrupules tels qu’il dépouillait les journaux pour savoir à quelle heure il avait plu le 12 mai 1914 !). La mésentente était grave (à l’heure où Gide s’engageait politiquement dans un monde de plus en plus troublé, l’auteur des Thibault s’enfermait dans sa tour d’ivoire.

Le troisième point de l’exposé a donc été consacré à l’opposition des deux écrivains sur le plan politique. Gide, on le sait, a évolué, il n’est plus « l’artiste, le styliste inactuel » des Cahiers d’André Walter ; il a, dès 1925, dénoncé le colonialisme dans son Voyage au Congo, peut-être plus par goût de la polémique et du scandale que par conviction réelle, selon M. Clément Borgal. A partir de 1931, le voilà qu’il manifeste un engouement pour la Russie Soviétique... mais à sa manière déjà. On le voit levant le poing aux défilés, patronné par J. Duclos... mais « avec plus de gaucherie que de gauchisme ! » On connaît la suite et on devine les réactions de Martin du Gard. Cet homme de gauche, anticlérical, pacifiste, se refusa toujours catégoriquement à tout engagement, considérant la politique comme une affaire de spécialistes. Après 45, il s’insurgera contre Sartre : « Sa littérature engagée, c’est un truc pour trier les écrivains... », et contre Mauriac et Camus se lançant dans le journalisme : « Que de chefs-d’œuvre perdus ! » Ce n’est pas en vain que Gide l’avait rapproché de Flaubert.

M. Clément Borgal évoqua dans sa conclusion les dernières années, l’après-guerre qui les rapprocha malgré la tendance de Gide aux indiscrétions que Martin du Gard, homme secret, supportait avec impatience. Ils se rapprochent aussi, hélas, dans une certaine déception, face à la nouvelle génération, se sentant quelque peu anachroniques. Après la mort de Gide — aux obsèques duquel Martin du Gard ne put se retenir de faire un scandale, constatant que les volontés du mort n’avaient pas été respectées — Martin du Gard s’interroge scrupuleusement : n’a-t il pas laissé échapper une part de mystère chez cet homme si énigmatique et si rempli de contradictions ? « Mais, conclut le conférencier, l’histoire de cette amitié .nous enseigne le prix de l’échange. Chacun a été pour l’autre plus qu’un miroir, une conscience, un révélateur ».

Après cette causerie fut projetée la première partie du film de Marc Allégret Avec André Gide. Cet honnête documentaire, non exempt de longueurs, comme le dialogue sur la justice avec Maurice Garçon, a eu le mérite de nous montrer l’univers d’enfance de Gide, ses paysages aimés : Uzès, La Roque, Cuverville et de nous faire comprendre l’importance de son aventure algérienne. Le moment le plus émouvant fut sans aucun doute celui où Gide lui-même, toujours avec sa houppelande et son chapeau bossué, lut, de sa voix appliquée, le célèbre passage de la « Bible » extrait de Si le grain ne meurt. Tout Gide est là, et sa morale.



Vendredi 14 novembre 1969
La littérature et la culture norvégienne : les influences françaises
Fredrik WERRING, professeur au Collège universitaire de Kristiansand (Norvège).

Présentation de la conférence
C’est surtout à partir du XIXe siècle que la Norvège a été sensible aux influences étrangères, influences parmi lesquelles la France a joué un rôle important, sinon principal. Sur le plan artistique, un des plus grands peintres de notre temps, Edvard Munch, a subi profondément l’influence de l’École de Paris, où il résida, influence dont il s’est dégagé pour créer un style très original qui a surtout marqué, de son côté, l’École expressionniste allemande. Sur le plan littéraire, le célèbre Ibsen a appris son métier d’homme de théâtre comme metteur en scène de pièces d’auteurs maintenant assez oubliés, comme Scribe, Dumas fils, Émile Auger et, devenu lui-même auteur, a été très joué en France grâce, en particulier, à Antoine et aux Pitoeff. Si les grands romanciers comme Knut Hamsun et Sigrid Undset ont connu une très grande renommée en France (Gide admirait particulièrement Hamsun), il semble qu’ils doivent peu à l’influence de la littérature française, ce qui n’est pas le cas du romancier trop peu connu, Jonas Lie, qui a lui-même longtemps vécu en France et était très féru de Balzac sur lequel il a publié des études. Il ne fait pas de doutes qu’actuellement la littérature française reste très recherchée des milieux littéraires norvégiens, dont la production n’est malheureusement pas assez connue en France.

Compte rendu de la conférence
M. Werring évoqua la littérature norvégienne inséparable de l’histoire nationale, et les influences de la pensée et de l’art français sur cette évolution. Comme il devait le souligner en rapportant les propos de l’écrivain contemporain Johan Borgen, lequel a beaucoup vécu dans notre pays, il est dommage que l’influence française, qui a si profondément marqué les plus grands auteurs norvégiens, ait été et soit restée étrangère à trop de Norvégiens en raison de multiples motifs dont les difficultés linguistiques demeurent les principaux. En notant que Paris était devenu le rendez-vous de l’élite littéraire et artistique norvégienne dans la seconde moitié du siècle dernier, notamment en ce qui concerne Jonas Lie (1833-1908) et plusieurs autres auteurs, le conférencier regretta que cette colonie, très soudée par le sentiment national, n’ait pas toujours su tirer tout le profit souhaitable de ces séjours dans la capitale du monde culturel occidental.

Et le conférencier de brosser un rapide tableau de l’histoire politique et sociale de la Norvège, soumise durant quatre siècles à la loi danoise lorsqu’elle accéda en 1814 à un régime plus indépendant, quoique toujours sous tutelle, celle de la Suède cette fois, par le traité de Kiel. N’ayant cependant pas accepté qu’on disposât d’eux sans les consulter, les Norvégiens épris de liberté, par la voix de leurs représentants réunis à Eisvold, proclamèrent leur indépendance par la constitution démocratique du 17 mai 1814, journée devenue fête nationale, célébrée dans la ferveur populaire chaque année. Enfin, après un siècle d’efforts opiniâtres déployés par ses écrivains et ses tribuns, la Norvège obtint sa complète autonomie en 1905. Dans cette campagne, Henrik Ibsen (1828-1906) et Bjornstjerne Bjorson (1832-1910) furent les deux animateurs du mouvement littéraire et intellectuel qui affirma au monde la personnalité de la nation norvégienne et concourut à promouvoir sa population composée à l’origine de paysans, de pêcheurs et de navigateurs.

D’une superficie égale à celle des deux tiers de la France, peuplée d’à peine quatre millions d’habitants, la Norvège, dont le territoire compte trois pour cent de terre cultivable, soixante-douze pour cent de forêts, est devenue l’une des nations les plus évoluées du monde. Son niveau de vie est largement supérieur à celui de la majorité des pays d’Europe et son régime politique, qui est une monarchie constitutionnelle, passe pour une démocratie modèle qui fut l’une des premières à conférer le droit de vote aux femmes. Ainsi, affranchie de toutes les tutelles, la Norvège est d’autant plus fidèle à ses traditions qu’il lui a fallu durement combattre pour les sauvegarder?

Après avoir évoqué ces pages d’histoire, le professeur Werring n’eut pas de peine à faire comprendre pourquoi l’éloignement de la colonie norvégienne de Paris ne pouvait que renforcer la chaleur du sentiment national des exilés volontaires dans un pays que leurs compatriotes considéraient à l’époque comme une nation frivole, ivre de luxe et trop bien lotie pour prendre les choses au sérieux. Peuple rude, en tension permanente face à son destin, habitués à la rudesse des contacts avec la nature, les Norvégiens ignoraient alors la vie urbaine qu’ils connaissent aujourd’hui. Dans cette atmosphère, on comprend que seuls des privilégiés bénéficièrent des influences continentales et de la France. Ce fut le cas pour Ludvig Holberg au XVIIIe siècle, qui voyagea en Europe et se nourrit alors des écrivains et philosophes, s’inspirant notamment de Boileau, de Molière et de leurs contemporains. Plus tard, Henrik Wergeland devint le chef de file de l’école romantique et travailla à l’élaboration de la Constitution norvégienne de 1884, après avoir vibré avec les Parisiens dans leurs joutes politiques du milieu du siècle. Comme lui, Johan Borgen, plus récemment, séjourna à Paris entre les deux guerres et bénéficia des influences du mouvement culturel issu des peintres, des poètes et des écrivains de la fin du XIXe. Mais le plus grand des penseurs norvégiens, Bjorson, fut certes celui qui se tint le plus profondément en contact avec la France. On le vit prendre position dans l’affaire Dreyfus et faire entendre dans le monde la voix de la Norvège jusqu’à la fondation du Prix Nobel dont il fut le lauréat en 1903.

Ainsi, conclut le professeur Werring, la France a toujours inspiré la pensée norvégienne et cela depuis le Moyen Age. Il est même curieux de constater que, depuis la chanson de Roland, le cor de Roncevaux n’a jamais cessé de retentir dans les fjords de notre chère Norvège !



Mercredi 26 novembre 1969
La jeunesse de Néron
Pierre GRIMAL, professeur de langue et de littérature latines à la Sorbonne

Présentation de la conférence
La figure de cet empereur tristement célèbre par ses crimes nous est connue, d’abord, par les historiens latins comme Suétone (Vie des douze Césars), Florus et surtout par Tacite, ensuite par les dramaturges français du XVIIe siècle. Le portrait qu’a fait Racine du jeune tyran, débauché, capricieux, avide de plaisirs, mais en même temps esthète raffiné est assez conforme dans l’ensemble à la réalité historique. Ce n’est pas le criminel qu’il a peint, mais le « monstre naissant » en proie aux tentations. Cependant l’empereur a été laissé dans l’ombre : Néron, au début de son règne, a marqué de l’intérêt pour le gouvernement et a fait preuve de clémence. Il prit d’heureuses mesures au profit du peuple, comme l’allègement des impôts, la distribution de vivres et de sesterces ; il fit la chasse aux publicains concussionnaires. Peut-être agissait-il déjà par souci de popularité ; on sait qu’il éprouva toujours un vif plaisir à se produire en public et à « faire l’histrion »..

Compte rendu de la conférence
Il faut chercher à comprendre les êtres si loin de nous comme ces vieux Romains ou si méconnus comme Néron, dit en préambule M. Grimal, et pour ce faire il faut les rendre proches. Bien des jugements historiques ne tiennent pas compte de la vérité de leur temps. Un Tacite, par exemple, a, plus ou moins consciemment, regardé Néron avec des œillères… ».

Après avoir rappelé la destinée extraordinaire de ce personnage né le 15 décembre 37 et mort le 9 juin 68 de notre ère, M. Grimal en arrive à son idée essentielle qu’il illustrera tout au long de sa conférence : Néron n’est pas un empereur ordinaire, ni le monstre sanguinaire de la légende, mais un mythe vivant. Ayant grandi au milieu de mythes familiaux, religieux, politiques, Néron s’est pensé lui-même comme un héros mythique.

Ce sont les historiens qui nous ont transmis l’image du monstre né pour le malheur du genre humain. Or, ils ont oublié que le monde romain était formé de deux moitiés : l’Occident et l’Orient. Les sénateurs romains — et Tacite à leur suite — ont jugé en Occidentaux, en rationalistes. Or, Néron a été formé par l’Orient, lequel ne le reniera jamais ; c’est un mystique, en dehors de cette tradition sénatoriale.

M. Grimal nous retrace ensuite ses origines : il est le fils d’Ahenobarbus, figure pittoresque, et surtout il est l’arrière-petit-fils d’un Pompéien, tandis que sa mère, Agrippine, est du côté de César et d’Auguste. Une telle association provoqua vite un conflit, d’autant plus que la mère de Néron, mariée à 13 ans, mena une vie dissolue et fut même accusée d’inceste avec son frère Caligula. Ce Caligula, qui succéda à Tibère, dépouilla le jeune Néron — alors âgé de trois ans — de l’héritage qui lui venait de son père, si bien qu’il fut recueilli par sa tante, par charité, et abandonné aux mains des valets. Parmi eux un « saltator » fait office de pédagogue : cet homme, sans doute un Hellène ou un Oriental, est un artiste, à la fois mime et maître de ballet ; voilà ce qui explique en partie le goût de Néron pour le théâtre et son besoin de popularité.

En 41, la fortune de l’enfant Néron change : après l’assassinat de Caligula, Claude est appelé au pouvoir et il fait venir son petit-neveu à la cour. C’est alors qu’il devient l’instrument du parti anti-Messaline, le candidat désigné par les hommes et par les dieux, et que commence le mythe. Sa naissance donne lieu, après coup, à des présages ; à quatre ans, il fait un miracle ; le voici assimilé presque au dieu solaire, unissant les traditions orientales et égyptiennes. Agrippine savait très bien ce qu’elle faisait en popularisant ces images ; elle plaça autour de son fils un « hierogrammateus », Cheremon, le personnage le plus savant d’Egypte, mais n’en tenta pas moins de présenter aux Romains une image plus conforme à leurs croyances : Néron serait une incarnation d’Apollon. Il y avait de quoi tourner la tête à un enfant ! D’ailleurs, il ne se jugera jamais comme un homme normal, de même qu’il est impossible de lui appliquer les normes habituelle…

Dans la dernière partie de son exposé, le conférencier nous a montré le développement du jeune Néron, développement tout à fait conforme aux lignes du mythe : Apollon conduit le char du Soleil, Néron est aurige ; le dieu joue de la lyre, on voit un Néron citharède, au grand scandale des sénateurs qui conservent leur mépris pour les histrions et les baladins. Plus tard, il se considérera comme le soleil, le dieu « Cosmocrator », selon le qualificatif attribué à Mithra. Il essaya également d’être Héraklès, le demi-dieu triomphateur, et en cela il imita Antoine, lors de son séjour chez Cléopâtre… En un mot, tous des symboles de la royauté se sont trouvés réunis autour de l’adolescent Néron, ces symboles qu’on retrouvera plus tard, au cours des âges. Il a rêvé à lui tout seul les mythes impériaux qui devaient dominer le monde deux siècles après ; mais la société romaine était incapable de comprendre un tel symbolisme, seule, la plèbe — et 1’ Orient en grande partie — l’a suivi.

En 49, eut lieu un événement important : le préceptorat de Sénèque. L’habitude est de louer le maître, et de déplorer les mauvais instincts de l’élève. Or, M. Grimal s’est empressé de détruire cette légende : jeune, Néron fut un modèle de fidélité et de gentillesse ; vers dix-huit ans, seulement, il eut une maîtresse — une « théâtreuse », évidemment ! — la charmante Actè ; il voulut même l’épouser… Quel scandale dans la bonne société romaine, mais cette idylle laisse entendre que le vrai Néron ne fut pas le persécuteur sadique selon l’image racinienne (tout au moins au début de son règne). Quel fut exactement le rôle de Sénèque ? Tout laisse à croire qu’Agrippine avait donne le mot : « Pas de philosophie, surtout, de l’éloquence, toujours de l’éloquence ! ». Sénèque, le meilleur rhéteur de son temps, lui apprit donc l’éloquence d’apparat, mais le jeune poète y fut fort mal à l’aise — à ce sujet, le témoignage de l’honnête Suétone, bien plus objectif que Tacite est formel : Néron fut un poète des plus honorables — cependant, Sénèque ne put résister à son ambition : apprendre à son disciple l’art du prince stoïcien. C’est alors que Néron s’est chargé d’un nouveau et dernier mythe : celui du roi clément, du roi-philosophe, « serviteur de son peuple » (selon la terminologie stoïcienne), du roi incarnation de la raison. Néron n’a pu que mordre à cette leçon.

C’est ainsi que le phénomène Néron se présente, non comme quelque chose de monstrueux, mais comme un phénomène explicable par les circonstances historiques, le milieu, l’enfance… et surtout par la mythologie. « Que s’est-il donc passé ?, dit M. Grimal en conclusion : un enfant a entendu les mythes comme une musique… et il a essayé de les exprimer, comme un artiste, un « artifex », qu’il était ou qu’il croyait être…»



Mercredi 28 janvier 1970
Jacques Vallée des Barreaux, poète libertin orléanais du XVIIIe siècle
Jacques DURANDEAU, professeur de lettres

Présentation de la conférence
La publication (1964) par M. Antoine Adam d’un florilège des libertins au XVIIe siècle, le tricentenaire du Dom Juan de Molière (1965), le troisième centenaire (1970) de l’édition de Port-Royal des Pensées de Pascal (qu’on a pu, sans forcer le paradoxe, dire « chrétien et libertin »), ont incité le conférencier à se replonger dans le mouvement libertin du XVIIe siècle. Plutôt que de présenter une analyse complète de ce mouvement, que d’autres ont faite avant lui et qui demanderait des heures, il a préféré brosser le portrait d’un libertin. S’il a écarté les plus grands ou les plus connus, comme Théophile de Viau, La Mothe le Vayer, Cyrano de Bergerac ou Saint-Evremond, c’est que, parlant à Orléans et devant des Orléanais de souche ou d’adoption, il lui a paru amusant de quasi ressusciter une figure locale, célèbre de son temps, oubliée à tort de nos jours.

Né à Châteauneuf-sur-Loire dans une vieille et influente famille de la région, celui que ses contemporains appelaient le « très philosophe des Barreaux », mais aussi « l’illustre débauché », a été le plus intime ami de Théophile de Viau, le premier amant de Marion de l’Orme, le commensal et l’ami de Molière et de Boileau : c’est là un signe indiscutable de sa valeur intellectuelle et une preuve de son bon goût (quoi qu’on en pense). Certes sa tendance aux débauches les plus grossières a de quoi choquer ; mais sa poésie (du moins les pièces qu’on peut lui attribuer en toute certitude) en fait, sinon un grand poète, du moins un penseur cohérent, attiré par les grands problèmes, anxieux d’y trouver une solution. Matérialiste lorsqu’il est en bonne santé, réconcilié avec Dieu lors de ses maladies, il nous oblige à mettre en question (sinon en doute) la sincérité de sa conversion finale.

Compte rendu de la conférence
M. Durandeau a su évoquer avec tact, mais sans fausse pudeur, les beuveries et coucheries de Jacques Vallée et de ses compagnons habituels. Bien curieuse famille en vérité que celle des Vallée, seigneurs pendant plusieurs générations du château de Chenailles où le Vert Galant et la volcanique Gabrielle d’Estrées abritèrent un temps leurs tumultueuses amours. Cette famille, qui exerça à plusieurs reprises de hautes fonctions à la Cour, produisit un hérétique, Geoffroy, pendu et brûlé en 1572 pour un pamphlet antipapiste, un intendant général, Jacques, mort athée et enterré « dans un jardin plein d’immondices » (1614), un maître d’hôtel du roi, François, Huguenot et paillard, mort en 1647, un traître d’État, Claude, banni puis amnistié (1659).

Notre des Barreaux, né en novembre 1599 à Châteauneuf-sur-Loire, a des débuts édifiants. Élève des Jésuites au collège de La Flèche (où il rencontre Descartes), peut-être entré au noviciat, il en est retiré par son père qui le confie (o naïveté !) à Théophile de Viau. Ce dernier entraîne son nouvel ami dans le milieu de joyeux viveurs qui cultivent Bacchus et Cupidon. Les deux compères multiplient les scandales. Théophile arrêté, des Barreaux, de crainte d’être compromis, « lâche » son ami, réussit à faire retirer des dossiers les pièces qui auraient prouvé qu’il y eut entre lui et Théophile autre chose qu’une « amitié chaste et fidèle » (apparentés à trois évêques d’Orléans, les Vallée ont quelque influence…), se réconcilie avec son ami qui meurt dans ses bras un an plus tard (1626).

Des Barreaux reprend sa vie de débauches. Une étrange aventure le guette : en 1633, il tombe amoureux (comme un collégien) d’une jeune fille de vingt ans, Marie, qu’il comble de poèmes délirants. D’amant passionné et respectueux, il devient amant comblé (et passe pour cela huit jours dans le cabinet à bois jouxtant la chambre de sa belle), avant d’être amant désillusionné, car bien vite Marie est devenue… Marion de L’Orme. Des Barreaux tombe malade des chagrins causés par les infidélités de Marion. Reniant son libertinage, il « baise les reliques » et guérit. Et il revient aussitôt à sa vie hédoniste, voyageant à travers la France pour en « écrémer les délices », se vautrant dans la débauche et trouvant plaisir à se faire assommer dans les rixes. Après la Fronde, il s’assagit un peu. Celui que Tallemant des Réaux peint alors à tort comme un gâteux qui crache dans les plats et se fait vomir à table, fréquente les milieux libertins érudits où l’on remet en question l’existence de Dieu, la spiritualité de l’âme, la vérité des dogmes religieux et la valeur des règles morales traditionnelles. C’est là qu’il rencontre Ninon de Lenclos, Marion (à qui il a pardonné), le Grand Condé, Gassendi, Vauquelin des Yveteaux, et peut-être Pascal, qui le prendra plus tard comme exemple de ceux qui « ont voulu renoncer à la raison et devenir bêtes brutes ». Désormais des Barreaux vit en bon épicurien : l’hiver, il est en Provence ; Paris le reçoit au printemps où, avec ses compagnons les Épulons, dont Molière, il court les cabarets ; il passe le reste de l’année à Châlon sur-Saône où, entre autres plaisirs, il cultive l’art de « se paillarder la langue » (accompagner chaque bouchée d’une gorgée de bourgogne).

Mais, en 1666, la maladie revient et, avec elle, le repentir. Et c’est finalement « bien pénitent » que des Barreaux meurt, le 9 mai 1673. Le « Sonnet du Pénitent » vient illustrer cette conversion finale de des Barreaux ; Voltaire, pour en nier la sincérité, lui contestera la paternité de ce sonnet qu’il attribue, contre toute vraisemblance, à l’abbé de Lavau. Mais on sait combien le seigneur de Ferney était indisposé par ces esprits forts qui, comme le Grand Condé, revenaient à la fin de leur vie dans le giron de l’Église. Le « Sonnet du Pénitent » fait un étrange contraste avec d’autres sonnets qui révèlent la pensée du « très philosophe des Barreaux ». Ses idées (influencées par les leçons de Cremonini que notre poète entendit à Padoue en 1628) sont celles d’un matérialiste et d’un athée. Pour lui, la Nature est une puissance aveugle et cruelle ; la vie est malheureuse ; elle aboutit à la mort qui est le retour au néant ; l’âme disparaît avec le corps ; l’intelligence enfin, nous faisant prendre conscience de notre misère, augmente notre souffrance. Philosophie très pessimiste pour laquelle le divertissement est une nécessité et la débauche une abdication : « Étudions-nous plus à jouir qu’à connaître / Et servons-nous des sens plus que de la raison. »

Tel fut Jacques Vallée, seigneur des Barreaux : un homme malheureux malgré ses fanfaronnades, un vieillard usé et ballotté entre des sentiments contraires, cherchant la vérité, peut-être en gémissant.



Mercredi 11 mars 1970
Saint Jean Chrysostome face à la cour de Byzance
Pierre-Marie BRUN, archiprêtre de la cathédrale et vice-président de la section orléanaise

Présentation de la conférence
Le sujet fait revivre une période riche en événements, fort agitée, secouée par des mouvements politiques et religieux : les derniers temps de l’Empire d’Orient. Le règne d’Arcadius, empereur de Byzance de 395 à 408, faible et réputé stupide par la tradition, est marqué par des troubles suscités notamment par les grands propriétaires romains d’une part, par les chrétiens de l’autre, dont le chef était l’évêque de Constantinople, Jean, dit « Bouche d’Or » à cause de son éloquence. Ce personnage passionné, d’une grande austérité qui contrastait avec la débauche de la Cour, était un fils d’officier, ordonné prêtre à Antioche en 386 et élevé à la dignité épiscopale en 397.

Après la chute du protégé de l’empereur, l’eunuque Eutrope, un conflit violent éclata entre l’évêque Jean et l’impératrice Eudoxie, hostile à la réforme morale qu’il prêchait avec conviction et hardiesse. En même temps, dit l’historien André Piganiol, « sévissaient les querelles théologiques, envenimées par la rivalité inexpiable qui opposa le patriarche de Constantinople et l’évêque d’Alexandrie Théophile ». Celui-ci fait déposer Jean par un concile en 403 ; il est exilé en Bithynie ; la pression populaire le rappelle. Le concile suivant (404), tenu à Constantinople, conteste la légitimité de sa restauration. Jean est à nouveau exilé dans le Pont et il meurt en cours de route.

Jean Chrysostome, ardent, combatif, prêt à la contestation, qualifié par certains historiens modernes de « chrétien extrémiste », est un homme proche de nous. La période où il a vécu, remplie de troubles politiques, d’inquiétudes, de disputes théologiques, a quelques points communs avec la nôtre. Mgr Brun ressuscitera devant nous le Père de l’Église qui a tenu, il y a seize siècles, les traits du prêtre dans son dialogue Du Sacerdoce.

Compte rendu de la conférence
C’est le 15 décembre 397, à Sainte-Sophie de Constantinople, que fut sacré évêque Jean d’Antioche, plus connu sous le nom de Jean Chrysostome, ou « Bouche d’or ». Jean était né d’un père d’origine latine et d’une mère de pure race hellénique. Il avait aussi une tante diaconesse. De sa mère, il hérita de qualités subtiles et de son père la fermeté. Bientôt la mère demeura seule. Elle se montra une éducatrice admirable. Jean fut baptisé à 18 ans, en 367. Il avait reçu l’empreinte d’une profonde instruction religieuse. Il bénéficia à Antioche, « où l’hellénisme dardait ses derniers rayons », d’une non moins brillante formation de lettré, dispensée par un maître éminent. Ce dernier pensait qu’il serait son successeur, « si les chrétiens ne le lui avaient volé ». Mais le mot est-il authentique ? se demande Mgr Brun.

Jean, si ses sermons révèlent un magnifique don d’orateur, avait senti tout le vide de la culture antique. Grâce à sa mère, il fut aussi gardé des égarements de jeunesse, auxquels certains saints n’ont pas échappé. Mgr Brun évoqua ensuite la vie à Antioche, avec les jeux du cirque, les exhibitions de toutes sortes, les charmes des bords de l’Oronte. Antioche, avec ses restes de paganisme, était pourtant la plus ancienne église de la chrétienté après Jérusalem. L’évangéliste Luc en était sorti, ainsi que l’illustre martyr Ignace. On s’y livrait à des discussions sur la subtilité intime du Christ. Des excommunications étaient de temps à autre prononcées et on envoyait en exil au petit bonheur.

Devant cet état de chose, Jean qui est un esprit supérieur, cherche à s’isoler, à s’enfermer. Trois ans après son baptême, il accède à l’ordre de lecteur, mais sa vie érémitique ruine sa santé jusque là florissante. Il est diacre en 381, puis prêtre en 386 à 37 ans. C’est un homme au visage ascétique, au zèle intransigeant, parfois emporté, d’un dévouement total au bien des âmes, un champion sans peur de la vérité. Ses écrits reflètent un verbe impeccable, de la truculence parfois, mais avec des épanchements de tendresse.

Mgr Brun en cite des exemples, et dit incidemment : « Je ne sais pas ce qui arriverait si je prêchais comme cela ! ». Il poursuit en rappelant une révolte d’Antioche, frappée d’un impôt extraordinaire par Théodore et c’est l’occasion pour lui de montrer l’ascendant de Jean Chrysostome sur les foules. « On n’en finirait pas de citer des traits de son caractère et de son éloquence », dit-il encore. Puis il en vient à l’évêque de Constantinople. L’Occident était à Honorius et l’Orient à Arcadius, « d’ailleurs peu fait pour régner ». Le Gascon Rufin, né à Eauze, devient ministre en 394. Venu d’Occident, il était lié à Ambroise de Milan. Il s’était fait baptiser, et il devint le tuteur d’Arcadius. Mais il y a aussi Eutrope, l’eunuque. Il veut marier Arcadius à Eudoxie, fille d’un général. Ce singulier personnage d’Eutrope va bientôt avoir toute liberté d’action. Il se fait nommer grand chambellan et devient patrice. Il est aussi cupide que Rufin, supplanté, l’avait été. L’impératrice lui doit son trône et le jeune évêque son siège.

Mgr Brun trace ensuite un portrait d’Eudoxie, une lionne, belle, ambitieuse, avec des qualités aussi. Elle ressent toutefois au paroxysme, la moindre figure d’amour-propre. C’est une grande sentimentale, mais une chrétienne « mal finie », transplantée en Orient et sentant monter en elle le sang barbare dont elle est issue. A la cour, c’est un grouillement de courtisans « illustrissimes et clarissimes ». L’élégance est partout, la licence aussi. Théodose avait pour tant décrété le christianisme religion officielle, mais une réforme morale ne se fait pas à coups de décrets.

Si encore ce christianisme était pur, mais il y a une contrepartie. Elle est représentée en Orient par Athanase, Basile, Grégoire de Nazianze, Grégoire de Nysse, tandis qu’en Occident, l’univers chrétien brille de l’éclat des noms de Jérôme, d’Ambroise de Milan, d’Augustin d’Hippone. C’est à ces « pères de l’Église » que, de nos jours, encore, il faut souvent se référer.

Jean veut, de son côté, la réforme de son clergé auquel il arrive de se signaler par l’avarice, l’intempérance et la luxure. Les « gyrovagues », c’est-à-dire les vagabonds du monachisme, sont priés de s’intéresser d’un peu moins près aux veuves et aux vierges… Jean vitupère les abus de toutes sortes, et ils sont multiples ! Il ne craint pas d’affronter riches et puissants. « On fait tout pour le luxe et rien pour l’âme », constate-t-il, avec amertume, donnant, pour antidote, cette magnifique recette : « Embellissons notre âme si nous voulons être riches ». Hélas ! ces diatribes ne sont pas sans danger. Le ménage impérial lui-même se sent visé, mais Jean se récrie : « Quand je rendrai des comptes au tribunal du Christ, serez-vous là pour me défendre ? » En août 399, Eutrope, lui aussi, a des ennuis. Il doit chercher asile à sainte Sophie, entendant user d’un droit qu’il a pourtant refusé à d’autres. C’est l’occasion d’une des plus belles apostrophes de Chrysostome.

De trop nombreuses lignes nous seraient indispensables pour suivre dans le détail le conférencier. Il nous faudrait ainsi parler de Sévérien, d’Epiphane de Chypre, de l’Origénisme, etc. Arrivons-en aux préliminaires de la « déposition » de Jean. On sollicite les textes, on achète les consciences, tous les moyens sont bons. Deux diacres chassés par leur évêque pour crime et adultère dressent le recueil des chefs d’accusation. Vingt-neuf articles sont ainsi rassemblés, que l’historien Socrate qualifiera d’idiots. Mais cela prend, et l’on songe à juger jean Chrysostome loin de Constantinople, à cause du peuple. Le bruit court qu’il sera décapité, mais ce ne sera que le bannissement. Eudoxie est résolue, sous la pression, à rappeler l’exilé. Arcadius surtout ne demande pas mieux, mais Jean ne veut pas rentrer avant qu’un concile n’ait cassé l’injuste sentence. Il rentre finalement. De nombreux et pénibles incidents se produisent. Le sang rougit les piscines et catéchumènes… Puis un nouvel ordre d’exil est promulgué. C’est le cruel acheminement vers Cucuse. On s’ingénie à contrarier l’évêque, on le fait gîter dans des auberges remplies de prostituées. Rien ne lui est épargné. Le pape Innocent, à qui il avait écrit, finit par rompre toute communication avec les ennemis de l’évêque persécuté. L’ombre de Jean, grandie par l’injustice, devient de plus en plus gênante… On le transfère à marches forcées au pied du Caucase… Le 13 septembre, il s’arrête à la petite chapelle de Basilisque. Il est à bout de forces, et son biographe Palladius l’a narré. Quelques milles après avoir dépassé la petite chapelle, il sent que vient la mort. Alors, on le ramène et il y expire, en disant : « Gloire à Dieu, en toutes choses ».

En 428, l’Église de Constantinople lui rend hommage. En 438, on le fait revenir et la sainte relique traverse le Bosphore embrasé de cierges. Théodose Il se prosterne, implorant pardon pour ses parents. En 451, a Chalcédoine, il est déclaré docteur de l’Église, puis un Latin lui confère le nom de Chrysostome et il est, en 1908, l’objet d’un nouvel hommage.

Au moment de conclure, Mgr Brun rappelle son œuvre qui remplit les tomes 47 à 64 de la Patrologie de Migne, dont on sait la typographie compacte. Une édition critique reste toutefois à faire, car la pensée chrétienne n’a cessé de s’intéresser à Chrysostome et à son œuvre. Autant dire qu’il reste d’actualité. On a pu se demander s’il était en son temps l’homme de la situation. On ne peut toutefois lui dénier la conscience qu’il eut de son rôle de pasteur et de chef. « En face de toutes sortes de pressions, conclut Mgr Brun, il est bon que cet homme, à l’âme claire, se soit levé pour crier au monde la vérité, dut-il en mourir. »



Vendredi 16 octobre 1970
L’Académie d’Orléans de 1808 à 1819
Jacques BOUDET, inspecteur pédagogique régional, vice-président de la section orléanaise.

On entendit parler de ces « écoles centrales » que revendiquait aussi Montargis, ville ulcérée de n’être pas devenue le chef-lieu du département du Loing. La situation géographique d’Orléans plaidait en sa faveur. Il y eut un département du Loiret et c’est Orléans qui l’emporta pour devenir siège d’une Académie.

Il y avait un important collège à Orléans et un petit séminaire. Il y avait le collège épiscopal de Meung-sur-Loire, et Montargis n’opposait que son collège des Barnabites. Le 16 floréal an IX fut décidée la suppression des écoles centrales. Orléans eut son lycée. Blois et Tours n’eurent qu’un collège.

En 1806, on songea à la création d’une Académie à Orléans. C’était aussi un souhait du conseil municipal. Ce n’est qu’en 1808 que fut décidée l’instauration d’une Académie avec Faculté de Lettres. Le premier recteur fut en 1809 M. de Champeraux. La ville fit tout pour lui choisir des bâtiments dignes, au chevet de l’église Saint-Aignan. M. Boudet évoqua ensuite ce que fut cette Académie, le rôle du recteur, celui du secrétaire selon M. de Fontanes. La Faculté des lettres fut elle-même un établissement plutôt modeste : une classe, trois grands bureaux, un poêle et une estrade.

Le maire de l’époque fit un excellent plaidoyer devant les menaces de suppression. Il invoqua la prospérité de l’enseignement, l’état satisfaisant de la comptabilité qui accusait des recettes supérieures aux dépenses ; il souligna que la Ville avait fait des frais et qu’Orléans demeurait tout indiqué pour rester le siège d’une Académie. La Faculté fut supprimée fin octobre 1815, mais l’Académie ne le fut qu’en 1847. Son dernier recteur fut M. Lecomte.

On lira J. Boudet, « L’Académie d’Orléans sous le Premier empire (1808-1815) », dans le Bulletin de la Société archéologique et historique de l’Orléanais, n°43, 1973, p. 95-101.



Mercredi 4 novembre 1970
Un architecte de la Renaissance, Philibert Delorme
Robert-J. BOITEL, architecte des Bâtiments de France et vice-président de l’Académie d’architecture.

Présentation de la conférence
Le nom de Philibert Delorme ou de l’Orme est lié à celui de Jacques Androuet du Cerceau, à qui l’on attribue quelques façades de coeur d’Orléans. Ces bâtisseurs sont tous deux nés l’année de Marignan. Le Lyonnais Philibert Delorme n’est pas seulement un connaisseur de l’architecture et de l’art antiques, un technicien fertile en trouvailles comme du Cerceau ; il s’impose d’abord comme praticien. Véritable « enfant de la balle », puisqu’il est le fils d’un maître d’oeuvre, il commande à 15 ans, dit-on, à cent cinquante ouvriers. Très vite, comme les humanistes de son temps, il est tenté par l’aventure du passé. Le voilà à Rome, près du cardinal Jean du Bellay, côtoyant sans doute le futur auteur des Regrets, en tout cas déjà féru d’archéologie et des fouilles. A son retour en France, il construit pour le cardinal du Bellay, devenu son protecteur, le château de Saint-Maur, dont la décoration s’inspire de l’art romain. Le roi Henri II, à son avènement, lui confie l’exécution de deux projets chers à son coeur : le tombeau de son père Louis XII et le château de Diane à Anet (au nord de Dreux). Il reçoit en échange… une abbaye en commande et la direction de tous les Bâtiments royaux, à l’exception du Louvre, fief de Pierre Lescot, un autre grand bâtisseur.

Philibert Delorme imposa, dit un de ses biographes, « une sorte de dictature sur l’architecture qui dura onze ans, de 1548 à 1559 ». C’est à cette époque qu’il bâtit non seulement la merveille d’Anet, mais Monceau, Limours et Chenonceaux. Son chef-d’oeuvre reste, aux dires des spécialistes, le château édifié pour Diane de Poitiers : son goût pour l’antique se marie à une tradition française et son génie créateur se révèle dans des constructions audacieuses, comme la coupole sphérique de la chapelle et dans la trompe, merveille de stéréotomie, aussi célèbre que la vis de Saint-Gilles.

Les livres de Delorme, Nouvelles inventions pour bien bâtir et à petits frais, et surtout L’Architecture sont les véritables et vivants mémoires d’un homme épris d’art et de nouveauté, soucieux également de faire du « fonctionnel ». Ne déclara-t-il pas qu’il « vaut mieux faillir aux ornements et dessins qu’aux règles de la nature concernant la commodité et le profit des habitants » ?

Compte rendu de la conférence
M. Boitel commença par évoquer la journée du 15 janvier 1570, date de la mort du Surintendant des Bâtiments royaux, à qui l’on fit des obsèques nationales… mais en tant que chanoine de Notre-Dame de Paris.

Philibert Delorme appartient à la seconde génération de la Renaissance, où fleurit l’architecture : avec lui, on peut citer Jean Bulland, Pierre Lescot, Jacques Androuet du Cerceau (qui laisse des traces à Orléans), hommes rompus à l’étude des monuments anciens, grands lecteurs de Vitruve, et riches aussi de l’expérience italienne. Delorme cependant ne fut pas un admirateur inconditionnel de l’Italie, car il garda toujours un attachement pour la maison française de la fin du XVe siècle ; il fut l’homme d’une double influence ; il appartient déjà à l’époque nouvelle. L’architecte renaissant se différencie du maître-maçon du Moyen Age, souvent illettré, connaissant le métier par la seul tradition familiale. Il est bien le fils d’un riche maître-maçon lyonnais, mais il se refuse à être un simple exécutant : il est aussi le « deviseur de plans » et gère la partie financière – c’est déjà un architecte au sens moderne du mot. Au XVIe siècle, les bâtisseurs, assimilés aux artistes, deviennent gens de Cour et sont gratifiés de charges et de bénéfices ; c’est ainsi que le roi les paye ! Cependant, François Ier va créer une Surintendance des Bâtiments royaux : cette charge – pas seulement honorifique ! – est partagée entre Pierre Lescot pour le Louvre et Philibert Delorme pour Fontainebleau et les autres résidences.

Dans la seconde partie de son exposé, M. Boitel résume la vie de l’architecte, en insistant sur le séjour à Rome, de 1533 à 1536, où il se passionne pour l’archéologie avec François Rabelais. Tous deux sont protégés du futur cardinal du Bellay, ancien évêque de Paris, ambassadeur, doyen du Sacré Collège. Rabelais citera son ami dans tous ses ouvrages à partir du Tiers-Livre ; il l’appelle « un vrai disciple de Vitruve ». Dès son retour, Delorme se fait connaître en travaillant à l’édification d’une galerie à l’italienne à la maison lyonnaise des Billioud, puis se voit confier par jean du Bellay la construction du château de Saint-Maur (que l’on connaît par les dessins de du Cerceau). Nommé en 1545 inspecteur des fortifications de Bretagne, il exerce cette charge avec un soin méticuleux. A partir de 1547, l’histoire de Delorme se confond avec celle de ses monuments : le tombeau de François Ier à Saint-Denis, le pont de Chenonceaux, la demeure de Monceau en Brie, et surtout le château de Diane à Anet, dont il reste l’aile ouest, l’étonnant pavillon d’entrée et la chapelle, constructions qui inspirèrent sans aucun doute l’architecte italien Palladio.

Entré en disgrâce à la mort d’Henri II et avant d’être rappelé par Catherine de Médicis pour construire les Tuileries, il profite de son inaction relative pour rédiger son oeuvre. En 1561 il fait paraître Les nouvelles inventions pour bien bâtir et à petit frais, où il décrit avec une rigoureuse précision un système nouveau de charpentes en bois, que M. Boitel trouve très en avance sur son temps et qui annonce la construction actuelle des charpentes en bois lamellé et collé. En 1567, Philibert Delorme rédige le premier tome de L’Architecture, véritable somme d’un art qui s’apprend plus par l’expérience que dans les livres.

M. Boitel prolongea ensuite son exposé clair et précis par une projection commentée de diapositives, notamment sur le château d’Anet et ses trouvailles architecturales : la voûte de la chapelle, la trompe sinusoïdale, hélas détruite, les curieuses cheminées. Les auditeurs eurent ensuite l’occasion d’échanger leurs impressions sur l’art novateur de Philibert Delorme, dont Viollet-le-Duc a dit : « Plus qu’aucun de ses contemporains, Philibert Delorme est peut-être l’artiste dont le goût était le plus sûr, le sentiment le plus vrai et les principes les plus sincères. »



Mercredi 13 janvier 1971
Les manuscrits de la mer Morte
Pierre DORNIER, ancien supérieur du Séminaire de Versailles, actuellement chargé de cours au Centre d’Etudes et de Réflexion chrétienne du diocèse d’Orléans, docteur en théologie, diplômé en langues orientales.

Présentation de la conférence
M. le chanoine Dornier s’est intéressé depuis longtemps aux célèbres manuscrits de la Mer Morte, dont la découverte, par pur hasard, remonte au début de l’année 1947. Un berger palestinien, à la recherche d’une chèvre égarée sur les hauteurs désertiques du Qûmran, au nord de la Mer Morte, découvre dans une grotte des jarres qui contiennent des manuscrits anciens. Le monde savant est alerté ; une prospection systématique de la région s’organise, à laquelle participe notamment l’École biblique de Jérusalem, que dirigent les Dominicains français. Le résultat est la mise au jour d’une masse de textes du plus haut intérêt : les uns bibliques (deux rouleaux, entre autres, contenant le texte d’Isaïe, le premier datant sans doute du Ier ou du IIe siècle avant notre ère, l’autre du IIIe siècle après J.-C.), les autres formant la bibliothèque d’un couvent essénien : règles, hymnes, livre des Jubilés, etc. Le tout représentant environ 600 manuscrits du plus haut intérêt.

Compte rendu de la conférence
Vers l’automne 1947, quelques savants furent intrigués par un commerce plus ou moins clandestin de fragments de manuscrits entre bédouins et antiquaires juifs à Jérusalem. On remonta assez vite à la source : il s’agissait d’une partie de la trouvaille fortuite d’un berger appelé Mohamed el Dib qui recherchait une chèvre sur les hauteurs de Qûmran, à l’angle N.-O. de la Mer Morte, à 10 kilomètres environ de l’oasis de Jéricho. Des rouleaux — dont nous vîmes la reproduction en miniature — dormaient au fond de jarres en poterie d’une soixantaine de centimètres de hauteur, scellées avec le bitume de la mer voisine. On pensa très vite qu’if s’agissait de documents relatifs à la secte des Esséniens et aussitôt le monde savant se livra à des hypothèses hasardeuses faisant écho au mot de Renan : « Le christianisme, un essénisme qui a réussi… ». Les découvertes suivantes détruisirent petit à petit ces fragiles hypothèses : en 1940 on trouva d’autres grottes à manuscrits et l’on se mit à passer la région au peigne fin : sur les 250 grottes explorées, 11 seulement se révélèrent riches en documents écrits ; la onzième fut mise au jour en 1956. Du coup, l’attention fut attirée sur la falaise marneuse où se trouvaient les ruines de Qûmran. En 1951 commencèrent les fouilles méthodiques de ces ruines (dirigées notamment par un Français, le père Devaux), on se rendit compte qu’il y avait là un établissement très important, où vivait une communauté nombreuse sans doute de plusieurs milliers de personnes, à partir du Ier siècle avant notre ère. Le rapprochement fut fait aussitôt avec le contenu des grottes, rapprochement confirmé de manière indiscutable par deux indices : la datation des poteries provenant justement des ateliers de Qûmran et l’analyse de l’encre retrouvée dans le scriptorium du monastère.

Les manuscrits sont de trois sortes. Il y a d’abord les livres bibliques, livres du canon palestinien de l’Ancien Testament, de longueurs très diverses : à côté d’un manuscrit complet du Livre d’Isaïe, on recense près de 10 000 fragments dont certains ont 20 mm sur 8 mm ! On trouve, en second lieu, les livres dits apocryphes, non reconnus par le judaïsme, et enfin les livres propres à la secte.

Parmi eux, le plus important est sans doute le règlement de la communauté essénienne ou Manuel de discipline, datant du Ier siècle av. J.-C. Dans cette catégorie, on peut ranger Le livre de la guerre, les hymnes — qui ressemblent aux psaumes —, les commentaires des livres bibliques.

M. le chanoine Dornier nous rappelle que ces gens de Qûmran ont été en leur temps des « contestataires » en rupture de ban avec Jérusalem. Dégoûtés par le gouvernement des grands prêtres, dans cette période qui va de 142 avant J.-C. jusqu’à l’occupation de la Judée par Pompée, ces réfractaires veulent renouer avec la tradition du noviciat dans le désert ; ils ont alors fondé une « communauté d’attente » (ou eschatologique), dirigée par un « maître de justice », figure toujours présente, mais qui reste mystérieuse. Ils ont vécu un idéal de pauvreté, dans l’attente d’une lutte entre les forces du bien et du mal.

Grâce à Qûmran, nous faisons un bond de mille ans en arrière », dit M. l’abbé Dornier. Jusqu’ici le manuscrit le plus ancien de l’Ancien Testament était de 895 après J.-C. Or ces manuscrits trouvés près de la Mer Morte sont presque tous du Ier siècle ou du IIe siècle avant notre ère. Par cette découverte quasi-miraculeuse, on remonte bien avant le synode de Jamnia qui fixa — pas toujours de manière heureuse ! — le texte de la Bible. Nous nous trouvons donc devant un état très ancien des textes sacrés, sans doute devant la version qui a servi à la traduction grecque, celle dite des Septante et qu’on jugeait jusqu’alors peu fidèle…

Pline l’Ancien parlait d’eux dans son Histoire Naturelle en ces termes : « A l’occident du lac asphaltique vit un peuple solitaire extraordinaire… ». Les Esséniens vivent déjà selon une règle conventuelle ; le « maître de justice » est un prêtre, qui a entraîné d’autres prêtres, mais aussi des laïcs. Il a été vraisemblablement persécuté par le Grand Prêtre de Jérusalem mais rien ne prouve qu’il soit mort de mort violente, ni qu’il ait vécu une « passion », comme on le croyait en 1950. Il annonce le Christ, bien sûr, mais selon la tradition des prophètes.

La vie à Qûmran était réglée et hiérarchisée : tout « moine » devait passer par un postulat d’un an, un noviciat de deux ans ; admis ensuite au repas liturgique, il prononçait le serment définitif et en particulier renonçait à tous les biens terrestres. Ces moines partageaient leur vie entre un travail manuel (culture et aussi travaux de scribe — on a même retrouvé les « copies » d’un apprenti avec les corrections du maître — et la méditation religieuse.

Cette secte se caractérise d’abord par la charité fraternelle, la modestie et l’humilité. On peut lire dans les textes : « Je ne rendrai jamais le mal pour le mal… On sera plein d’affectueuse charité à l’égard des découragés… ».

La pauvreté est la seconde règle, comme la mise en commun des biens. « Le fraudeur, dit la règle, sera écarté de la purification pour un an et puni de la privation d’un quart de sa nourriture ».
La règle de chasteté semble avoir été suivie : ces moines tenaient le célibat en haute estime. Mais est-il sûr que tous les Esséniens étaient célibataires ? On a retrouvé au cimetière parmi les 1200 tombes alignées, quelques rares squelettes féminins. La réponse à cette énigme est douteuse : s’agit-il de laïques, ou de personnel de service ?

M. le chanoine Dornier conclut en citant l’esprit d’obéissance des Esséniens, leur souci constant de l’accomplissement de la loi, leur observation scrupuleuse des rites, du Sabbat en particulier, qui les a fait taxer de « super-pharisiens ».

Mais leur humilité est profonde ; ils ont la conscience très vive de ce que l’homme a tout reçu de la Grâce de Dieu, et non de ses propres mérites. « Moi, argile et poussière, que puis-je dire, si ce n’est toi qui m’ouvres la bouche… ». Toutes ces qualités ne sont-elles pas les préfigurations des plus belles vertus évangéliques ?



Mercredi 24 février 1971
Le premier roman de Marcel Proust, Jean Santeuil.
Pierre CLARAC, doyen honoraire de l’Inspection générale, secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences morales et politiques.

Présentation de la conférence
M. Pierre Clarac, connu dans les milieux universitaires par ses excellents ouvrages d’initiation — comme celui sur La Fontaine — s’est, depuis longtemps consacré à Proust. Il a en effet réalisé, en collaboration avec André Ferré (ancien directeur de l’École Normale de garçons d’Orléans) l’édition de A la recherche du temps perdu dans la collection de la Pléiade. Il prépare actuellement dans cette même collection l’édition de Jean Santeuil.

On sait que ce roman, préfiguration de « son Grand Œuvre », ne fut publié que trente ans après sa mort par Bernard de Fallois qui retrouva le manuscrit parmi les papiers que le docteur Robert Proust, le frère de Marcel, avait recueillis au garde-meuble en 1922. Le manuscrit en question comptait plus de mille pages non classées et très souvent déchirées : il y eut d’abord un gros travail de reclassement à faire, travail d’autant plus difficile que l’oeuvre est restée inachevée. De Fallois crut un certain temps qu’il ne s’agissait que d’une première version de La Recherche.

Cette première tentative, encore floue et dépourvue d’unité, était déjà si riche et si complexe qu’on la prendrait pour une œuvre importante si elle n’avait été suivie de La Recherche.

Compte rendu de la conférence
Le conférencier commença par rappeler que c’est à Orléans que le jeune Marcel Proust a accompli en 1889, son volontariat comme soldat de 2e classe, ou plus exactement comme « engagé conditionnel ». S’il fut médiocrement noté à l’examen militaire final et ne gagna aucune « sardine » (l’appréciation « assez bien » étant, dans l’armée, plutôt défavorable), en revanche il eut une vie agréable, une chambre en ville près de Saint-Euverte, des invitations à la préfecture et l’amitié de son lieutenant qui l’emmenait dîner au « Café du Loiret ». On trouve justement le récit de ce dîner, avec des huîtres arrosées de Sauternes, dans Jean Santeuil.

M. Clarac en arrive donc à l’essentiel de son exposé : comment se présente le roman de Jean Santeuil (dont le titre n’est même pas de Proust). C’est une masse de fragments de longueurs diverses, indépendants, mis au hasard, sans indication de plan ni de canevas. Ce désordre est très révélateur de la méthode de Proust : il écrit de larges morceaux selon son inspiration. Comme Gide qui plus tard déclarera : « Le travail de conjointement seul m’est pénible », Proust a renoncé assez vite à accomplir cette tâche de réunification. On comprend que le premier éditeur, Bernard de Fallois, ait été tenté d’inventer un plan pour donner l’illusion de la cohérence. La seule indication qui permette un semblant d’ordre, c’est l’âge du héros. Au début de 1900, Proust paraît avoir abandonné son œuvre ; M. Clarac pense que c’est justement parce que l’auteur n’a pas trouvé d’unité à son roman. Il a certainement pressenti l’importance de la mémoire involontaire (il y a déjà dans Jean Santeuil la préfiguration de la « madeleine » : au cours d’un concert, une note accrochée par le pianiste lui rappelle le vieux piano au son aigre de son enfance…), mais il n’a pas mis le mécanisme de cette mémoire au centre de son roman ; il a dû s’apercevoir que Jean Santeuil est une œuvre encore extérieure, non encore mûrie, trop proche de la réalité, trop asservie aux détails du dehors. La re-création n’apparaîtra que dans A la recherche du Temps perdu.

M. Clarac nous montre alors les différences entre l’ébauche et le « grand oeuvre » : dans le Temps Perdu, Combray n’est pas réellement Illiers, comme on se plaît trop souvent à la croire. L'église Saint-Hilaire du roman n’a gardé de la réalité que son clocher ; le reste est une transposition des églises normandes que Marcel a visitées et même de la Sainte-Chapelle. L’Illiers de Jean Santeuil, qu’il appelle Etheuil ou Eteuil (mais jamais « Etreuilles », qui est une mauvaise lecture de Fallois), reste près du réel. Proust est encore à la recherche des traces matérielles du passé comme dans les bosquets du Pré Catelan, ou sur les vieux tuyaux verdis de mousse. La scène du baiser de Maman, située à Combray, dans le Temps Perdu, se passe dans Jean Santeuil comme dans la réalité, c’est-à-dire dans la maison du Docteur Proust à Auteuil, là où Marcel est né. Le premier roman note des souvenirs réels.

Dans une troisième partie, le conférencier a recherché les points communs entre les deux oeuvres, les thèmes semblables, et d’abord celui des dissonances imprévisibles à l’intérieur d’un caractère : comme dans le portrait du père, dont la sévérité se mue tout à coup en faiblesse inexplicable. Un autre thème est celui du mensonge des apparences. Proust a repris une scène de Jean Santeuil dans A l’ombre des Jeunes Filles en Fleurs : dans le train de Penmarch, il essaie de deviner le milieu social des deux femmes assises en face de lui et qui lui apparaissent comme une « cocotte et sa servante. Erreur ! Il s’agissait de deux grandes dames ! »

M. Clarac relève ensuite le thème moral de l’injustice profitable, sensible en particulier dans l’épisode de la servante Ernestine (c’est d’ailleurs le vrai nom de la bonne des Amiot, qui deviendra Françoise dans le Temps perdu), cruelle avec les bêtes et avec la fille de cuisine — celle qui ressemblera à la Charité de Giotto. — On retrouve dans les deux romans le thème de l’amour, toujours lié à la jalousie, celui de l’homosexualité, d’ailleurs à peine évoqué, et surtout celui de la mondanité. Proust y relate ses expériences, ses rebuffades et ses succès. Les scènes bien observées abondent déjà dans Jean Santeuil ; les portraits de personnages ridicules, de fantoches, comme Perrotin ou Bon-Ami sont tracés d’une main sûre ; l’ébauche du salon Verdurin est prête. M. Clarac nous lit avec un réel talent de comédien une scène d’une verve étonnante : celle où Jean Santeuil demande un service à l’homme serviable par excellence, le baron Scipion qui lui refuse sans jamais se départir de son amabilité débordante…

Dans toutes ces pages se manifeste déjà avec éclat une impérieuse vocation de romancier. « Cent personnages de roman, mille idées me demandent de leur prêter un corps », écrivait Proust avant 1900 à la Princesse Bibesco. Il n’y a donc pas eu de solution de continuité entre Jean Santeuil et A la Recherche… ; il ne faut pas mésestimer la première tentative de Proust. M. Clarac conclut par une remarque, à première vue inattendue et paradoxale. La curiosité de l’auteur pour les salons et les mondanités ainsi que la réclusion complète dans sa chambre de liège finissent par nous faire oublier un trait fondamental du caractère proustien : son amour pour les espaces vastes et libres. Jean Santeuil est un roman de plein air. Dans ces années « fin de siècle », quel romancier a raconté cet enivrement devant les forces naturelles : le vent, la tempête, les souffles du printemps ? Ce besoin de communion avec la nature, ce besoin de contemplation d’un vaste paysage n’apparaît pas dans la Recherche ; c’est ce qui donne à Jean Santeuil son prix et son originalité.



Vendredi 2 avril 1971
Flaubert et la bêtise
Michel ADAM, professeur à la Faculté des Lettres de Bordeaux III

Présentation de la conférence
M. Michel Adam, ancien professeur du lycée Pothier, docteur ès-lettres, enseigne actuellement à l’Université de Bordeaux-III. Il est l’auteur de travaux sur Pascal et Malebranche, ainsi que d’essais divers sur la pureté, le péché, la calomnie. Il prépare actuellement un Essai sur la bêtise.

L’étude du thème de la bêtise est sans doute le meilleur moyen de pénétrer dans l’intimité de la pensée et de l’oeuvre de Flaubert. Celui-ci, en effet, était à la fois fasciné et exaspéré par la bêtise humaine qui, comme le dit E. Faguet, avait pour lui des « charmes atroces ». Dès l’âge de dix-sept ans, il notait dans ses carnets de voyage les réflexions ineptes des voyageurs de rencontre. Toute sa vie il tint une sorte de sottisier où il recueillait les « perles » et les niaiseries échappées aux meilleurs auteurs : une partie de ce dossier de la sottise devait donner le Dictionnaire des idées reçues. Certes Flaubert n’a jamais été capable d’analyser la bêtise en profondeur, mais elle le fascinait et il la recherchait pour mieux s’en exaspérer. Sa correspondance exhale sans cesse cette hantise de la bêtise avec laquelle il se faisait souffrir.

Il n’est pas d’oeuvre de Flaubert que l’étude de ce thème n’éclaire. Madame Bovary exprime les souffrances d’un être romanesque devant les laideurs et les vulgarités de la vie et Homais incarne la bêtise vaniteuse du petit bourgeois. La Révolution de 1848 telle que la montre L’Éducation sentimentale est surtout le résumé de toutes les sottises qui ont été dites à cette époque.

Enfin le livre suprême de Flaubert orchestre magnifiquement ce thème : Bouvard et Pécuchet sont peut-être eux-mêmes des sots, mais ils finissent par souffrir, comme Flaubert lui-même, de l’intolérable spectacle de la bêtise.

Compte rendu de la conférence
Dans son préambule, Michel Adam raconta qu’en étudiant les multiples aspects du péché, il fut amené à étudier la calomnie, péché majeur, puis la bêtise, moins grave, puisque seule la personne intelligente ressent sa culpabilité. Et, sans transition, il nous lança cette question abrupte et saugrenue en apparence : « Connaissez-vous saint Polycarpe ? ». Et de nous apprendre que ce digne évêque fut martyrisé en 167 à l’âge de 97 ans! Et qu’il répétait sans cesse : « Mon Dieu, dans quel siècle m’avez-vous fait vivre ! ». Or, ces termes, on les retrouve écrits de la main de Flaubert dans une lettre à Louise Colet. Flaubert déclara lui-même « dédier son livre (il s’agit de Bouvard et Pécuchet) aux mânes de saint Polycarpe. Le 27 avril, jour de la fête du saint, était l’occasion d’un dîner entre intimes, plein de facéties et de farces… A une jeune veuve accorte, Mme Brenne, que Flaubert trouvait fort à son goût, il signe toutes ses lettres : Polycarpe. Mettant l’accent sur les colères de Gustave contre les sottises de son temps, M. Adam propose qu’on retouche ainsi te mot célèbre : « Saint Polycarpe, c’est moi ! ».

Dans un premier temps, le conférencier, suivant la correspondance de l’auteur, s’est efforcé de chercher la signification de cette attitude face à la bêtise. La première lettre de Flaubert, écrite à l’âge de 9 ans, commence par ces mots : « Que le jour de l’an est bête ! ». La bêtise l’a hanté durant son adolescence : avec ses camarades du lycée de Rouen, il créa — comme Alfred Jarry au lycée de Laval, brodant autour de la figure de son professeur de physique détesté et ébauchant déjà le gigantesque canular d’Ubu — l’image du « Garçon », incarnation de tous les grotesques bourgeois, amalgame de Joseph Prud’homme et de Jérôme Paturot. Déjà la bêtise a pour lui une importance « hénaurme ». Comment va-t-il la vivre ?

Quand on présente l’oeuvre de Flaubert, on parle de « réalisme objectif ». La bêtise, c’est d’abord pour lui un spectacle qui l’intéresse ; il lui tend le miroir grossissant du roman. Il l’incarne dans plusieurs de ses personnage : l’abbé Bournisien, le pharmacien Homais — qui, entre autres figures réelles, eut comme modèle principal le curé de Trouville qu’il rencontra dans sa jeunesse — Hussonnet, Bouvard et Pécuchet. Son étude n’est pas une analyse, mais une véritable dissection de la bêtise humaine. Le fils d’Achille Cléophas, « prévôt d’anatomie », élève de Dupuytren, étudie la bêtise en physiologiste impartial. Mais il fut trop sensibilisé par elle pour s’en tenir à un point de vue strictement objectif : la bêtise devient pour lui source de souffrances. Dans ses lettres, à George Sand et à Maupassant notamment, ces cris reviennent : « Plus je vis, plus la bêtise me blesse » ou « Que j’ai peur de devenir bête ! » Il en viendra, à cause de cette hantise, à haïr la vie. Mais, en revanche, il trouve dans ce combat une légitimation de sa souffrance. Il va encore plus loin : il en fera un principe moral. « La vraie immoralité, écrit-il à sa nièce, c’est la bêtise ! ». Le seul remède, c’est la tour d’ivoire, l’ermitage de Croisset, la solitude laborieuse…

Dans la seconde partie de son exposé, M. Adam précise ce que Flaubert entend par bêtise. Cela tient d’abord en un mot : le bourgeois, aussi bien ses compatriotes rouennais « pyramidalement bêtes », sa famille, ses confrères « marchands envieux ». Le bourgeois, c’est le médiocre, incapable d’esprit, d ‘imagination et de cœur ; ses modèles sont pour lui Thiers et le poète Béranger, qu’il traite de « garçon de boutique ». Le bourgeois est par définition un homme d’ordre — et, à ce sujet, M. Adam réfute l’opinion courante accréditée par Sartre, qui veut que Flaubert ait été un réactionnaire partisan de l’ordre, sous prétexte qu’il a peint dans L’Éducation sentimentale les masses populaires sous un jour peu favorable. C’est méconnaître les propos tels que ceux-ci : « La défense de l’ordre est une idée bourgeoise », « l’infâme parti de l’ordre », ou « le mariage est une sottise bourgeoise ». De telles protestations annoncent les colères d’un Huysmans ou d’un Léon Bloy.

Ce qui caractérise à ses yeux la bêtise, c’est la pauvreté intellectuelle, le refuge dans les lieux communs les plus rebattus, les « idées reçues », l’absence totale de goût poétique et d’esprit critique. On comprend ainsi mieux la pensée politique de Flaubert : il rejette le socialisme, car il craint que l’idéal du peuple soit de devenir à son tour bourgeois, c’est-à-dire la pire des catastrophes. Il refuse la vulgarisation de la « médiocratie » dont parlait Balzac dans Les Paysans. La solution, c’est d’éclairer les classes soi-disant éclairées, les plus malades. Il ne s’agit pas pour lui de légitimer l’ordre, mais de favoriser l’aristocratie de l’esprit. Le médiocre qui n’a ni esprit ni jugement se contente d’en trouver à peu de frais : le prix d’un journal ! Il se réfugie dans les formules toutes faites, les tautologies ou les phrases définitives que Flaubert a recueillies dans son Dictionnaire, livre atroce… et inquiétant, car bien des formules ont été trouvées dans des pages d’auteurs connus.

Un exposé sur la bêtise chez Flaubert serait incomplet sans exemples. M. Adam en distingue plusieurs degrés, qu’il ramène à deux types : la naïveté (comme celle qui se manifeste dans les personnages de Madame Dambreuse ou de Louise Roque dans L’Éducation) et la stupidité, dont un des aspects est l’absence totale de personnalité. Les personnages les plus couramment cités, comme M. Homais ou Pécuchet, méritent qu’on s’y arrête. M. Homais a la vanité du « commis », la prétention, mais il est prudent et retors ; de plus, il réussit fort bien dans ses affaires et le roman se clôt sur son triomphe et sa décoration. Flaubert a voulu opposer à la bêtise, plate, passive, de Charles Bovary, ta sottise « active » du pharmacien. A propos du couple magistral de « sots » que forment Bouvard et son compère, M. Adam rappelle la remarque de Thibaudet : « Flaubert a fait le livre avec ses échecs personnels ». Cependant, il faut tenir compte d’une « conversion à l’intelligence » à partir du moment où les deux héros sont victimes à leur tour de la calomnie et de la bêtise de leur entourage. Dans les brouillons de la dernière partie inachevée, on voit Bouvard et Pécuchet redevenir de simples copistes ; c’est là la leçon : devenir intelligent, c’est se montrer capable de voir ce que l’on veut, ce que l’on mérite ; en un mot, c’est parvenir à la lucidité.

Flaubert voyait dans l’art minutieux et la pratique quotidienne de celui-ci la protection la plus efficace contre la bêtise. Peut-être a-t-il été trop hanté par ce problème ? Et M. Adam de conclure par ce mot de Maritain : « Ne prenez jamais la bêtise trop au sérieux ! »



Mardi 26 octobre 1971
La vie d’un grand évêque du Ve siècle, Germain d’Auxerre
René BORIUS, professeur à la Faculté des Lettres de Tours.

Comment, se disaient beaucoup, peut-on encore s’intéresser à ces évêques du Ve siècle, à ces vies de saints qui, souvent, n’ont même pas le mérite d’être écrites en bon latin ? Dès l’abord, M. Borius affirma qu’il y avait là des documents passionnants pour qui veut connaître l’histoire de la spiritualité, l’histoire de l’Eglise ou même celle de la Gaule romaine.

De saint Germain d’Auxerre lui-même il ne reste plus rien, ni sermons, ni lettres, ni portraits. Plus rien, sinon une brève Vita Germani écrite par un prêtre de Lyon nommé Constance, vers 475-480, soit une trentaine d’années après la mort de Germain. On sait peu de choses sur la vie de ce Constance de Lyon qui eut peut-être Sidoine Apollinaire pour élève.

C’était un rhéteur, c’est-à-dire un professeur de langue et de style, qui exerçait dans une de ces écoles épiscopales qui avaient remplacé les écoles municipales romaines détruites par les invasions barbares. Comme tous les rhéteurs du temps, Constance semble avoir eu une vaste culture : il écrit dans un latin agréable, soigné, même un peu recherché, et son œuvre prouve qu’il connaissait bien les auteurs classiques comme Virgile et Pline le Jeune.

Or ce rhéteur cultivé n’hésita pas à écrire une vie de saint, ce qui l’obligeait à se soumettre aux règles très précises et très contraignantes de l’hagiographie, le but étant moins de renseigner exactement le lecteur que de l’édifier. Lorsque la vie réelle du personnage évoqué n’est pas assez riche en faits édifiants, on n’hésite donc pas à aller emprunter des épisodes aux vies de saints parues antérieurement : c’est ainsi que Constance utilisa à cette fin les Vitae de Martin de Tours et d’Ambroise de Milan.

L’une des lois les plus visibles de l’hagiographie est le recours presque constant au merveilleux. Sur ce point, Constance suit fidèlement la tradition et il fait accomplir à Germain des miracles innombrables. Les uns sont classiques : il apaise la tempête, ressuscite un mort, éteint un incendie qui le menace, guérit quantité de malades, chasse des démons. D’autres sont plus originaux : à l’aide de grain bénit, il rend la voix à toute une basse-cour qui ne pouvait plus chanter au lever du soleil ou bien, une autre fois, il paralyse à distance le cheval qu’on vient de lui voler pour le faire rendre par le voleur. Un autre miracle peut être considéré comme une interpolation d’un copiste malicieux du XIIe siècle : Germain, rencontrant un âne mort sur le bord de la route, aurait eu pitié de lui et l’aurait ressuscité.

A ce parti pris hagiographique — qui fait que l’historien doit utiliser une telle œuvre avec une grande prudence — s’ajoute l’apparente indifférence de l’auteur à l’égard des événements du temps. Germain eut beau vivre à une époque très troublée par les grands raids barbares qui se succédaient à travers la Gaule, Constance eut beau écrire vers cette année 476 que nous considérons à juste titre comme une coupure de l’histoire, rien de tout cela ne transparaît dans l’œuvre. Ces rhéteurs avaient éprouvé une grande amertume de la décrépitude de l’Empire et ils refusaient en quelque sorte d’accepter la mort du monde romain, s’accrochant presque désespérément à leur culture latine.

Constance semble avoir eu très peu de renseignements sur les quarante premières années de la vie de Germain. On sait seulement que ses parents appartenaient à l’aristocratie gallo-romaine d’Auxerre, qu’il fit ses études de droit à Rome et qu’il fut, en Gaule, gouverneur de province.

C’est en 418 que, contre son gré, il fut élu évêque par la population : on dut même le traîner dans l’église et le tondre de force. Nous avons dans le passage qui raconte cette élection un document essentiel sur l’histoire de l’Eglise au Ve siècle : on voit qu’on attendait surtout des évêques qu’ils prennent le relais de l’administration défaillante et qu’ils protègent la cité contre les barbares. Aussi Germain ne fut-il pas le seul qui, reculant devant de telles responsabilités, essaya d’échapper à l’élection fatidique. Ambroise de Milan, par exemple, fit tout ce qu’il put pour décourager ses électeurs et se créer une réputation incompatible avec les fonctions sacerdotales, allant même pour cela jusqu’à faire entrer des prostituées dans sa demeure !

Ce que nous dit ensuite Constance sur Germain devenu évêque nous apporte des lumières intéressantes sur la spiritualité du temps, c’est-à-dire sur l’ensemble des moyens qui permettaient le mieux de faire son salut. On le montre vivant comme un moine et martyrisant son corps par des pratiques qui semblent révéler l’influence du monastère de Lérins : cilice, flagellation, nuits passées en prières, cendres mêlées à la nourriture et à la boisson…

Mais Constance de Lyon présente aussi un autre visage de Germain, celui du « defensor civitatis » qui, à dix-huit années d’intervalle, fera deux voyages en Bretagne pour lutter contre l’hérésie des Pélasgiens. C’est là, malgré le recours inévitable au merveilleux et aux miracles, un document historique d’importance sur la Gaule romaine. Il en va de même lorsque Constance rapporte comment Germain réussit à arrêter les féroces Alains et leur roi Goar qu’Aétius avait lancés contre les Armoricains révoltés : il y a là un texte d’une belle tenue littéraire qui apporte quelques renseignements sur les Bagaudes et sur l’installation des fédérés Alains dans l’Orléanais.

C’est à Ravenne — où résidaient alors l’empereur Valentinien et sa mère Galla Placidia — que Germain mourut, en juillet 448, alors qu’il venait de demander la grâce officielle pour les Bagaudes révoltés. Conformément à sa volonté, son corps fut ramené à Auxerre au milieu d’étonnantes scènes d’exaltation collective.

Ainsi donc la preuve en était faite : cette Vita Germani est bien un document d’une grande valeur pour l’historien. Mais il y a plus : grâce aux pages souvent saisissantes d’un vieux rhéteur tout pétri de culture latine, un grand évêque du Ve siècle se met à revivre, avec un relief que quinze siècles n’ont pas pu altérer. Et chacun ressentit la profonde vérité de la formule de Bossuet : « Qu’est-ce que mille ans ? »



Mercredi 12 avril 1972
Nietzsche et Wagner
Marcel BEAUFILS, professeur honoraire d’esthétique musicale au Conservatoire national de Paris, agrégé d’allemand et docteur ès lettres.

Présentation de la conférence
Nietzsche et Wagner. Ce sujet associe deux grandes disciplines humaines, la musique et la philosophie ; de plus, il s’agit là d’une exceptionnelle « rencontre au sommet » : l'un des plus grands génies de la musique confronté à l’un des géants de la pensée, à la fin du XIXe siècle et dans une Allemagne encore bouillonnante des tempêtes romantiques, quel extraordinaire « face à face » ! Et quel drame ! Un drame d’amour, serait-on tenté de dire, avec une conclusion dans la haine et le reniement — une de ces répulsions que seules peuvent susciter les plus grandes attirances. Et tout cela avec, à l’arrière-plan, ce complément de mystère : la folie de Nietzsche et même — peut-être — un mobile romanesque et « trop humain » : l’auteur de Zarathoustra fut-il amoureux de Cosima Wagner ?

Marcel Beaufils est agrégé d’allemand, docteur ès Lettres (avec une thèse sur la musique, comme autrefois Romain Rolland), professeur d’esthétique musicale au Conservatoire national supérieur de musique de Paris (chaire qui fut créée pour lui à la fin de la deuxième guerre mondiale) ; auteur de nombreux ouvrages, de musicologie d’une part (dont un Wagner et wagnérisme), mais également de littérature romanesque ; dramaturge, aussi, dont plusieurs pièces ont été radiodiffusées.

Compte rendu de la conférence
M. Beaufils rappela d’abord la première rencontre entre Wagner et Nietzsche, vers 1868, chez l’éditeur Brockhaus ; le jeune philosophe vient d’entendre « Tristan et Isolde » et cette musique, de son propre aveu, le met « hors de lui ». Peu de temps après, il accepte l’invitation de Wagner dans la demeure de Triebschen, près de Lucerne ; c’est le début d’une liaison intellectuelle qui ne sera pas sans orages, ni écueils. D’emblée, M. Beaufils nous fait comprendre les conflits entre ces deux êtres exceptionnels, deux créateurs enfermés chacun dans leur monde intérieur. Nietzsche admire l’œuvre du maître, mais très vite sent une disproportion entre l’inspiration philosophique et la grandeur de la composition musicale. L’amitié est réelle, certes, mais pour le musicien elle est utilitaire ; Wagner rêve d’un philosophe et penseur à son service. Nietzsche, être entier, épris de pureté et de sincérité, reste fasciné par la musique wagnérienne, sans être touché par la pensée. Entre eux, l’obstacle : une femme, Cosima Wagner, véritable lutteuse — qu’on appellera plus tard « un Bismarck en jupons » — défend comme une bête l’orgueil de son mari.

L’entente dure donc peu : le jeune philosophe est bouleversé par la guerre de 1870 ; alors professeur en Suisse, il prévoit le commencement des temps de la violence, il prédit « la mort des civilisations ». En janvier 1871, il publie La naissance de la tragédie, dont le conférencier donne une substantielle analyse : Nietzsche a découvert la dualité de la pensée grecque, l’opposition entre Dionysos, dieu de la mort et de la vie, du va-et-vient vital, de la joie liturgique de l’avenir, et Apollon, dieu de la transparence du monde, de la permanence. Wagner apparaît alors à Nietzsche comme le seul musicien de type dramaturgique hellénique, le premier interprète du « Chant du monde », l’inventeur du langage des forces universelles et cosmiques. Nietzsche subit — et subira toujours — l’envoûtement viscéral de la musique wagnérienne, mais, cette fois, décèle très nettement les failles de la conception dramatique : il lui reproche une façon d’être et de penser, une « Sehnung » : l’univers wagnérien n’est pas véritablement dionysiaque, il est fermé au projet, à l’avenir, à la montée de l’Etre ; comme le dieu Wotan de la Tétralogie, le héros wagnérien a capitulé d’avance.

En 1872, c’est l’inauguration de Bayreuth, ce « Panthéon d’un auteur vivant », et bientôt la catastrophe financière. Les relations se refroidissent. Malgré l’emprise de la musique qui demeure — Nietzsche avoue qu’elle « viole tout et tout le monde » — les critiques se font plus précises : là où il attendait le rituel du drame grec, il ne trouve que pathos et domination excessive.

C’est alors que Nietzsche s’éloigne de plus en plus de Wagner ; il s’interroge douloureusement sur son époque ; il pressent un changement dans la mentalité allemande, férue désormais de spéculations, de domination et de militarisme. Il veut arracher les masques aux fausses valeurs de la civilisation actuelle. Wagner vient de donner « Parsifal », où il veut réinventer le christianisme. Pour Nietzsche, c’est une fausse valeur de plus. Celui-ci rêve d’une dramaturgie des temps futurs ; il juge que Wagner se met au service d’une métaphysique navrante et dépassée. Il vient de terminer son livre de vie et de joie, son œuvre libératrice et purificatrice : Par delà le Bien et le Mal.

M. Beaufils nous donne ensuite un portrait plus fouillé de Nietzsche : pensée claire et exigeante, caractère droit, intègre, qui sait que toute liberté est douloureuse et toute joie tragique, il est, comme il le dit lui-même, « le danseur dans les chaînes ».

En 1883, Nietzsche apprend la mort de Wagner à Venise et cette mort subie comme une épreuve. Il voyage et, au cours de ses étapes, notamment à Portofino et à Sils-Maria, il écrit de grandes pages d’une œuvre entièrement neuve, originale, purement poétique, « Tapisserie royale » : c’est l’histoire du prophète venu d’on ne sait où, Zarathoustra. De ces versets gœthéens, que nous lit M. Beaufils, nous retiendrons ces deux aphorismes : « Fais du danger un métier » et « Il faut avoir du chaos en soi pour enfanter d’une étoile qui danse ».

L’ombre pesante de Wagner semble avoir libéré Nietzsche qui vient d’écrire là une sorte de Bible, moitié tableau, moitié oracle, en forme de symphonie… Quand il entre en 1889 dans la nuit de sa raison, c’est pour se souvenir, dans des éclairs de lucidité, de son génial ami : « Cet homme… je l’ai beaucoup aimé… »



Mercredi 24 mai 1972
Présent et avenir des études classiques
Jacques BOUDET, inspecteur pédagogique régional, vice-président de la section orléanaise.

Présentation de la conférence
En mai 1972, la situation des études classiques s’est-elle aggravée ? Il y a eu le mouvement de mai 68, ses projets et ses utopies, la grande réforme de M. Edgar Faure, l’apparition du tronc commun du premier cycle qui repoussait à l’entrée de la quatrième l’enseignement du latin, les hellénistes réduits à une poignée redevenant les bêtes curieuses du salon de Philaminte… Le glas des études classiques a sonné, disent les pessimistes. Sans prendre parti, les doyens des U.E.R. de lettres s’inquiètent : le nombre des futurs professeurs de lettres classiques a diminué dans une proportion effarante, alors que celui des « modernes » est pléthorique. L’enseignement serait-il menacé à sa base ?

Tout récemment un éminent latiniste, président d’honneur de la Société des professeurs de français et de langues anciennes, M. Pierre Boyancé, dans un discours à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, a manifesté clairement son anxiété : « La situation ne cesse de se détériorer et les nouvelles que nous recevons des lycées ou des universités sont de plus en plus alarmantes. La part accordée au grec est une peau de chagrin qui aura bientôt les dimensions d’un timbre-poste. Le latin n’est guère mieux partagé, car il est placé dans une situation où les bonnes volontés des familles et des enfants qui s’étaient manifestées avec éclat par les pourcentages des choix en octobre 1970 pour l’entrée en quatrième, sont rapidement découragées par une organisation des programmes et des études où il n’apparaît plus que comme une surcharge inutile et quasi superfétatoire… »

M. Boyancé a-t-il noirci le tableau ? La crise des études classiques est-elle arrivée à son paroxysme ? N’est-elle pas quelque peu exagérée par la presse, favorable au courant d’opinion « moderniste ». Tous les arguments sont bons pour crier haro sur l’humanisme : le latin est moins utile que l’algèbre de Boole à l’ère de l’électronique, le grec ne sert qu’à former des professeurs de grec, lesquels à leur tour, etc., les section classiques sont le bastion de la culture bourgeoise… S’agit-il d’une nouvelle « querelle des anciens et des modernes »… ou bien d’un faux débat ?

Compte rendu de la conférence
Le conférencier annonça qu’il se garderait bien de ressusciter la « querelle des anciens et des modernes » et que les débats ne porteraient nullement sur la précellence de la culture classique. M. Boudet proposa un bilan très clair de la situation actuelle de ces études, après avoir donné plusieurs définitions, se reportant au « Littré », des mots « études classiques » : ce sont celles qui appartiennent à l’antiquité latine et grecque, celles dont le sujet a résisté au temps et revêt ainsi une valeur exemplaire. La culture classique et son enseignement offrent une possibilité de connaître plus profondément les auteurs grecs et latins. Après quoi, M. Boudet fit un historique concis des études des langues anciennes : depuis 1882, on peut être bachelier en ignorant le latin et en 1890, la création d’une série « moderne » consacrait la culture moderne. Et puis, en 1902, la possibilité de présenter le grec au baccalauréat était une véritable innovation : en ce temps-là, le monumental dictionnaire d’Anatole Bailly était utilisé par les potaches… Et le français devenait autre chose qu’une annexe du latin.

Or, l’état actuel de ces études est navrant. Et les chiffres parlent clairement. Durant l’année scolaire 1971-1972, dans l’enseignement public, l’effectif des élèves étudiant le latin s’élève à 200.000, on constate d’ailleurs un plus grand nombre de filles que de garçons, pour ceux qui étudient le grec et le latin, 5500, et pour le grec seul, 2300… On compte donc 35,5 % de latinistes dans les lycées, beaucoup moins dans les C.E.S. et les C.E.G. « Le grec se meurt », déclare M. Boudet. Et puis, les élèves deviennent de moins en moins persévérants. Les effectifs fondent dangereusement. En terminale, on ne retrouve que 55% des effectifs initiaux en seconde. Il y a plus de persévérance pour le grec : 70% conservent cette langue jusqu’à la terminale. Les chiffres de l’enseignement privé sont faibles eux aussi : 87700 élèves pour le latin, 3761 pour le grec. Enfin, M. Boudet fit part des chiffres pour l’Académie d’Orléans. Ils restent affligeants aussi. Chose remarquable, il y a plus d’hellénistes sans latin qu’avec latin…

Pour améliorer cette situation, d’importantes réformes ont eu lieu en 1970. L’initiation au latin a été reportée en cinquième. Ainsi, les professeurs de la classe de sixième ont pu juger les aptitudes des élèves au latin. Cette décision refusait donc la mise au latin en sixième, et permettait aux lycéens de participer à cc choix délicat. Quant à l’enseignement de la langue romaine en quatrième, il semble que cela se révélait impossible : un retentissement sur l’enseignement du grec se fit aussitôt ressentir.

Il s’avérait trop difficile de demander de la part d’enfants de treize ans environ d’assimiler deux langues mortes dès le début. Aussi créa-t-on une classe de grands débutants pour les classes de seconde. Toutefois, pour ceux qui n’étudiaient pas le grec, les résultats sont, d’après M. Jacques Boudet, satisfaisants. En fin de quatrième, le niveau atteint. celui d’une cinquième d’autrefois ; les élèves sont en effet plus mûrs et mieux instruits, et en fin de troisième, le niveau est celui d’une troisième ordinaire. Si cette situation rassure certains, d’autres ont pu remarquer qu’en fin de terminale le niveau était assez décevant. Les élèves n’avaient pas pu vraiment acquérir cette « gymnastique intellectuelle » dont parla M. Boudet. Les latinistes se montraient, en fait, incapables de lire les auteurs latins et surtout n’en avaient aucune envie L’étude de la langue de César ne leur apparaissait que comme un froid et simple exercice scolaire, sans plus d’intérêt. Il faut dire, ajouta le conférencier, que l’étude du vocabulaire reste un bloc de granit, difficile à attaquer et à apprendre.

Enfin, quels sont les débouchés immédiats que le latin permet d’envisager ? En premier lieu, l’enseignement des lettres classiques ainsi que les langues comme l’espagnol, l’italien ou le portugais… pas pour le français, comme s’en étonnait M. Boudet. Il est obligatoire pour l’Ecole des chartes, recommandé pour les diplômes d’histoire, de bibliothécaire, de conservateur de musée, ou pour le droit romain en particulier. Quant au grec, il est conseillé à celui qui entreprendra des études de psychologie ou même de médecine : « Les sciences modernes utilisent les racines les plus anciennes », souligna M. Boudet.

A quoi sert le latin, outre ces considérations d’ordre professionnel ? Son étude représente un authentique intérêt intellectuel et social. Le latin, langue mère du français, initie l’étudiant aux structures linguistiques de la langue et propose un sujet de réflexion passionnant. Il s’avère que l’étudiant est plus apte à apprendre une autre langue. Enfin, il permet d’échapper un peu à notre civilisation technique, augmentant richement notre culture générale, offrant des perspectives dans le passé, dans des civilisations captivantes.

Quelles attitudes faut-il prendre face au danger de la disparition des études classiques ? Tout d’abord, se débarrasser de préjugés absurdes : l’étude du latin ou du grec n’est pas un luxe de bourgeois ni un enseignement de classe. Le concours de lettres classiques est ouvert assez largement ; l’option lettres et latin au C.A.P.C.E.G. permet aux candidats d’acquérir une certaine culture. Il faut donc créer un enseignement du latin ou du grec vivant et enrichissant et ainsi dépasser le mythe du pauvre potache suant à grosses gouttes sur sa version latine…



Mardi 28 novembre 1972
Delphes et l’esprit apollinien
Jean BOUSQUET, professeur de langue et civilisation grecques.

Présentation de la conférence
Entré premier à l’École normale supérieure en 1931 (ce qui lui vaut d’être le « cacique » d’un président de la République…), Jean Bousquet en sort premier de l’agrégation des lettres en 1935 pour être bientôt nommé élève de l’École française d’Athènes. Et c’est ensuite une carrière tout entière partagée entre la chaire de langue et civilisation grecques à la Faculté des lettres de Rennes et la recherche archéologique à Délos, et surtout à Delphes, avant d’être nommé, en 1972, directeur de cette « rue d’Ulm » dont il avait été un des plus prestigieux élèves.

Nietzsche opposait Apollon et Dionysos : que représente donc exactement, dans la pensée grecque, ce dieu « solaire », vainqueur de Pythô, la divinité chthonienne ? Que fut ce sanctuaire considéré comme « l’ombilic du monde », et qui voyait affluer les pèlerins du monde hellénique tout entier ? Quel est cet Apollon dont toutes les cités grecques rivalisaient d’émulation pour enrichir le domaine des plus magnifiques offrandes ? Pourquoi, mieux encore qu’Olympie, Delphes était-elle par excellence le lieu de rencontre panhellénique ?

Compte rendu de la conférence
Delphes, ce haut lieu de la religion et de la pensée grecques, qui est aussi le point de convergence pacifique de toute l’hellénité, est lié au culte d’Apollon. Dès qu’on parle d’esprit apollinien, on l’oppose, à la suite de Nietzsche, à l’esprit dionysiaque. Dans chaque homme se trouvent ces deux tendances : la sagesse grecque consiste à tenir l’équilibre entre les deux. Delphes est à l’image de l’homme : partagée entre Apollon, dieu de la lumière, « des philosophes et des savants », possesseur de l’oracle qui transmet les volontés de Zeus par l’intermédiaire de la Pythie — et Dionysos, le dieu de l’ivresse sacrée, de l’irrationnel qui règne sur son propre sanctuaire et sur le théâtre. Il est présent pendant les mois d’hiver, pendant l’absence d’Apollon ; il a ses prêtresses, les Thyades.

Le culte d’Apollon remonte vraisemblablement au VIIIe siècle ; la première Pythie, un peu plus tard. Qui est-elle ? L’imagination populaire en a fait une Bacchante, une possédée proférant des cris rauques. Rien de plus faux ; les témoignages des vases donnent toujours l’image d’une créature apaisée, sagement assise sur son trépied. La consultation de la Pythie n’a rien du « grand jeu de la sorcière » ; tout se déroule selon un rituel organisé et institutionnalisé par le clergé. On la consulte à des dates fixées par le calendrier des fêtes d’Apollon et, comme chez les grands médecins, en prenant rendez-vous plusieurs mois à l’avance ! Le consultant — simple particulier ou délégué d’une cité — n’a le droit de poser qu’une seule question et très précise.

Selon certaines légendes, la Pythie se serait exprimée par des cris inarticulés ou des onomatopées que les prêtres interprétaient et livraient en héxamètres parfaits. En réalité, dit M. Bousquet, cette pratique fut rare. La Pythie avait l’habitude de faire de la « cléromancie » : c’est-à-dire qu’elle tirait une réponse au sort avec un choix d’ailleurs assez restreint. Dès l’Antiquité, on s’interrogea sur son don de voyance : il lui était donné, paraît-il, par le laurier — l’arbre d’Apollon — qu’elle mâchait sans cesse.

Ce qui est plus extraordinaire que cette voyance, c’est la permanence de l’oracle, le maintien du renom de Delphes jusqu’à l’époque de Constantin. Personne, pas même un sceptique comme Lucien, n’a rabaissé le rôle de la prophétesse, cette simple femme de village. Le miracle, c’est qu’un clergé intelligent et cultivé ait su fonder et propager un culte qui emporta l’adhésion et du petit peuple hellène et des philosophes les plus graves. Tous ont respecté les intermédiaires du Dieu, « les servants d’Apollon », comme le dit Platon dans un passage du Ménon. L’acte religieux, celui du fidèle ou de la Pythie, c’est l’enthousiasme, c’est-à-dire en grec : Dieu en nous.



Mardi 16 janvier 1973
Considérations sur Montherlant
Roger SECRÉTAIN, ancien maire d’Orléans, éditorialiste et animateur du quotidien La République du Centre, critique littéraire.

Présentation de la conférence
La mort de Montherlant — l’un des tout premiers, sinon le premier des auteurs français de ces vingt dernières années — a provoqué, par ses circonstances mêmes, une vive et forte émotion. Cette mort volontaire s’inscrit, a-t-on pu dire, dans la ligne de vie, dans la haute morale de ce stoïcien. Elle a provoqué maints commentaires, et d’inévitables controverses sur le suicide, dont il avait du reste fait l’un de ses thèmes de méditation. Par ce dramatique événement, la personnalité originale et parfois irritante, l’œuvre riche, variée et parfois provocante de celui qui fut tout ensemble un romancier, un essayiste et, dans la seconde partie de sa carrière, un dramaturge admiré, ont pris un surcroît d’intérêt et d’actualité. C’est un sujet qui prête donc, de toute évidence, à « considérations ».

Roger Secrétain, ancien maire d’Orléans, éditorialiste de La République du Centre, est aussi, et peut-être d’abord, un écrivain. S’il a beaucoup écrit sur Péguy, il a été l’ami et le commentateur de Montherlant. Son premier livre, Destins du poète, contenait un article qui lui valut l’amitié de Montherlant. Et c’est à lui que l’auteur des Bestiaires, des Jeunes filles, du Chaos et la nuit avait proposé, en 1958, d’écrire la préface de l’édition de la Pléiade, où sont réunies ses œuvres romanesques. Roger Secrétain lui a consacré d’autres études et des conférences, notamment dans les tournées qu’il a faites à l’étranger pour l’Alliance française.

Compte rendu de la conférence
M. Secrétain rappela d’abord la laconique dépêche d’agence du 22 septembre 1972 annonçant la mort volontaire d’Henry de Montherlant : beau sujet de fait divers, ce que — comble de l’ironie — l’auteur détestait le plus au monde. « Voilà, dit-il, le premier thème de nos « considérations » : le suicide. Il n’a rien d’étonnant chez cet admirateur de l’Antiquité, qui avoue avoir été impressionné dans sa jeunesse par un épisode d’un roman populaire : la mort de Pétrone dans Quo Vadis.

Le conférencier insiste sur la différence entre le suicide-maladie, assez répandu de nos jours, acte de neurasthénie et de lâcheté, et le suicide réfléchi, acte de noblesse, « sortie raisonnable » décidée par respect pour la vie. Quoi qu’il en soit, cet acte clôt un destin, celui d’un écrivain. Les sujets de réflexion abondent, car sa vie fut riche, comme sa personnalité.

M. Secrétain évoque d’abord celui qui hanta Montherlant : la mort, qui rôde depuis sa jeunesse, qui est présente à la guerre et qui apparaît déjà dans sa première œuvre : Le Songe. Par contraste, on pense aussitôt à la vie, à la vitalité de l’homme, à sa manière d’affronter la vie. C’est l’adepte de la tauromachie, le fervent du sport, le héraut des Olympiques. C’est le Montherlant égotiste, le disciple indiscipliné de Barrès (qui a dit de lui, à ses premiers essais : « Il a du jus, ce petit! »). Car sa recherche du plaisir n’est jamais une soumission hédoniste. Sa vitalité est faite d’humeur, de bonne humeur parfois. Il lui arrive de prendre plaisir « à l’atroce bouffonnerie de la vie ».

On ne peut parler de l’auteur des Bestiaires sans penser à l’Espagne. Le « jeune homme éternel » qui prétend avoir dans ses veines « une goutte de sang castillan » manifesta d’abord son espagnolisme en aimant et en pratiquant l’art du toréador. Après la guerre, vers 1925, Montherlant conduit son humanisme à la romaine vers la péninsule ibérique et y retrouve le tragique, comme son lyrisme y rencontre l’authentique. C’est là que s’exprime le mieux son éthique : la vie se conçoit comme un combat, l’homme comme un taureau de combat. Ce sera la morale de Service inutile, celle qui s’exprime dans ce conseil : « Prenez de la hauteur! » C’est en Espagne qu’il trouve ses modèles : Don Quichotte, Le Cid, Charles-Quint, Dom Juan, c’est-à-dire la jouissance, le plaisir, mais aussi le mépris, la noblesse, la vraie, celle des passions et de la dignité individuelle.

L’orateur évoque alors le thème inévitable et attendu : Montherlant et les femmes. Son cynisme complaisant fit scandale au moment de la parution du premier volume des Jeunes filles, livre qui n’a peut-être rien ajouté à sa gloire et qui paraît aujourd’hui quelque peu dépassé. Il offre au contraire, dit M. Secrétain, le mérite d’être spontané, sans apprêt, ironique, jovial même, tonique en tout cas. On oublie que Costals — antipathique par ailleurs — est une image de Dom Juan, d’un Dom Juan qui est son propre tourmenteur, cruel pour être véridique. S’il y a des rosseries gratuites — comme ce mot : « l’apparition d’une jolie femme fait baisser la valeur morale de l’homme » — il y a une vérité évidente : les femmes souffrent du monstrueux égoïsme de l’homme. D’ailleurs, les caractères féminins du théâtre de Montherlant sont bien souvent au-dessus de l’homme.

Le dernier point de la brillante et attachante conférence fut consacré à la fois à une esquisse de la philosophie de l’écrivain et à son portrait. Cette philosophie pourrait se résumer à ces deux mots : stoïcisme et lucidité. La première constatation est pessimiste : Montherlant n’a aucune illusion sur l’homme, sur la vie et la survie. Sa hantise est d’être dupe. Mais est-il si lucide qu’il l’affirme ? N’a-t-il pas eu de complaisance envers lui-même ? Le stoïcisme n’a-t-il pas aussi ses masques ?

Dans son premier essai, M. Secrétain avait parlé de cabotinage. « Or, dit-il devant nous, Montherlant a eu le courage de clamer son orgueil et la feinte modestie est aussi une dérobade. Sa forme d’orgueil est conquête. Tout en recherchant le plaisir, il a pratiqué une ascèse, celle de la solitude de la création. » De même son insolence superbe masque une certaine gaucherie, une réelle timidité. Comme son héros Costals, qui est son miroir, il est désireux de cacher sa vie privée, ses succès, sa vraie nature. Comme le roi Ferrante, il est généreux, mais refuse de le paraître. M. Secrétain définit Montherlant comme un personnage ambigu, insaisissable, dont le tempérament profond se distingue mal du personnage joué. Il en cerne les contrastes : ce solitaire qui fait le procès de son temps est attiré par les êtres, son stoïcisme, « sa chevalerie du néant » n’abolit pas son énergie vitale ; son pessimisme laisse intactes la vie et la saveur des choses. Il trouve en Montherlant une sensibilité d’écorché ; cette sensibilité alliée à sa combativité font de lui un pamphlétaire, et il n’hésite pas à la comparer — sur ce point seulement — à Péguy, à cause de ses croisades contre les fausses vertus, les idéalismes brumeux, les doctrines érigées en dogmes.

M. Secrétain conclut en parlant de l’« après-mort », cite les duretés de la critique dénigrant les « sentences », la « pompe », le « théâtre en stuc »… Et de s’animer lui aussi, de se passionner pour défendre un homme dont le drame, comme celui de ses personnages, a été d’être à la fois lucide et passionné, « d’une passion qui n’aveugle pas l’intelligence et d’une intelligence que n’arrête pas la passion… ». Et de nous lire, de sa voix profonde, aux intonations mauriaciennes, cette admirable page de Aux Fontaines du désir, qui est un éloge de la passion…

M. Secrétain a su faire renaître le Montherlant généreux — celui que nous avons aimé dans notre jeunesse, tel qu’il nous apparut vers 1945 dans cette anthologie destinée aux jeunes et qui portait ce beau titre : La Vie en forme de proue — le Montherlant plein d’attention pour l’homme, qui met l’homme au-dessus de lui-même.



Jeudi 22 février 1973
La nature, les monstres et l’analogie dans la pensée du XVIe siècle
Jean CÉARD, professeur à l’U.E.R. de Créteil.

Présentation de la conférence
La façon dont les hommes de la Renaissance se représentent la Nature est très différente de la nôtre, la révolution du mécanisme, au XVIIe siècle, ayant radicalement modifié notre vision. Même les penseurs du XVIe siècle qui ont pu passer pour des précurseurs jugeraient très insuffisant de rendre compte des phénomènes (ou plutôt des « effets de nature ») par figure et par mouvement. On peut aborder cet immense sujet par le problème de la monstruosité, qui a profondément inquiété les esprits du XVIe siècle. Dans une nature où rien ne se fait « en vain », mais où il est difficile d’expliquer les monstres par une résistance de la matière à la forme, à la façon aristotélicienne, puisque Dieu est créateur, et non pas simple « plasmateur » d’un chaos originel, il faut bien que les monstres soient autre chose qu’une erreur de la Nature, Dès lors, quelle fonction peuvent-ils bien assumer ? A cette difficulté, la Renaissance a apporté diverses réponses et celles-ci, loin d’être exclusives l’une de l’autre, s’ordonnent très bien entre elles, à partir du moment où l’on considère que la Nature n’est pas seulement une chose, mais aussi une parole que Dieu adresse à l’homme, et le lieu où l’homme occupe une place privilégiée définie dans ce plan créateur de Dieu. C’est ici que l’idée d’analogie prend son importance : placé au centre du monde pour en être le roi, l’homme parvient à s’y repérer grâce au réseau de ressemblances qui enserre les êtres. Tels sont les thèmes qu’abordera M. Jean Céard, qui utilisera, entre autres ouvrages, le Livre des monstres et prodiges d’Ambroise Paré, dont il a procuré une édition commentée (Droz, 1971).

Compte rendu de la conférence
Le problème des monstres est un de ceux qui ont le plus inquiété les esprits du XVIe siècle. Dans une nature où rien, pensait-on, ne se fait « en vain », il faut bien que les monstres soient autre chose qu’une erreur de la nature. Mais comment peut-on alors les expliquer et quelle fonction peuvent-ils bien assumer ?

La Nature, en réalisant les formes créées par Dieu, met au jour des êtres qui reproduisent les archétypes ; mais, ayant le pouvoir de varier ces êtres, elle prend plaisir à diversifier ses ouvrages, chacun étant simplement analogon de l’être formel qu’il reproduit. Toutefois, dans son souci de variété, il arrive que la Nature se laisse aller à des excès : c’est alors qu’elle produit des monstres, c’est-à-dire des êtres en qui la différence l’emporte sur la ressemblance.

D’une manière générale, on peut dire que le monstre c’est ce qui est contre « l’ordinaire cours des choses » : la notion de monstre est donc beaucoup plus extensive au XVIe siècle que de nos jours et la monstruosité commence dès que la nature s’écarte tant soit peu de son cours ordinaire (cyclopes, astomes, troglodytes, géants, nains, comètes, éclipses, etc. sont des monstres).

Mais à quoi ces monstres peuvent-ils servir ? On ne peut les expliquer par une simple résistance de la matière à la forme, à la façon aristotélicienne, puisque Dieu est créateur et non simple « plasmateur » d’un chaos originel. On affirme donc que la Nature est une parole que Dieu adresse à l’homme et que, puisque notre curiosité est toujours prompte à s’émousser, les monstres sont là pour nous rappeler à propos que toute la nature est merveille et que la puissance divine ne cessera jamais d’excéder infiniment la science de l’homme (c’est en ce sens qu’un cosmographe, André Thevet, affirme que l’exploration des terres lointaines — qui révèle tant de choses étranges — est le meilleur moyen d’éveiller et de nourrir la foi).

Le monstre n’est donc pas une erreur de Dieu. Au contraire, plus que toute autre créature, il porte une marque nettement sacrée : il est la dissonance qui permet d’apercevoir les analogies harmonieuses qui constituent la trame des choses ; il aide donc à la lisibilité du monde.

Par exemple, certaines espèces sont dites « monstrueuses » parce qu’elles semblent n’avoir pas de règne assigné : tels sont les coraux, les zoophytes, les animaux amphibies, les poissons volants, les sirènes, les autruches… Ces êtres s’expliquent parce que Dieu a voulu que toutes choses soient liées ; ils servent donc d’intermédiaires et permettent à l’harmonie de conserver sa continuité, d’être perceptible.
Cette harmonie, d’ailleurs, est en quelque sorte redoublée par l’homme en qui elle vient se miniaturiser. Ambroise Paré, dans un texte curieux et parfois truculent, montre que l’homme est un « petit portrait du grand monde accourci », qu’il y a une analogie entre le microcosme humain et le macrocosme : en chacun de nous, en effet, on retrouve les quatre éléments, et les vents, les tremblements, les éclipses (ce sont les syncopes), la stérilité et la fertilité, les montagnes (ce sont bosses et loupes), et même diverses espèces d’animaux (tels poux, punaises et morpions en nos corps).

L’univers n’est donc qu’un jeu de reflets, d’analogies, de ressemblances entre les êtres, et le monde a pour fonction de manifester cette analogie universelle en la redoublant encore pour la rendre plus visible. Ainsi l’homme peut-il se repérer dans un monde au centre duquel il est placé.

Les analogies sont également nombreuses entre les êtres qui vivent dans la mer et ceux qui vivent que terre : c’est ainsi qu’il existe des évêques de mer, des moines de mer, des éléphants de mer… Le monstre, dans ce cas, est une sorte de signe saillant de la similitude.

Mais il peut apparaître aussi comme la trace en creux de cette similitude. En effet, la Nature a comme une sorte de volonté de toujours parfaire son ordre ; elle s’efforce de persévérer dans son être pour maintenir à Dieu cette ressemblance qui la fonde ; mais, n’étant pas Dieu, elle s’écarte parfois de la ligne de cet effort et les monstres sont un peu la trace en creux de cet effort perpétuel vers le semblable (si un verrat couvre une brebis, il en naîtra un agneau à tête de porc).

Cette nature qui tend au semblable et qui est née de la volonté de Dieu a pour fin de tenter de s’approcher de Dieu : elle tend donc vers une plus grande perfection. C’est pourquoi on voit des femmes devenir hommes et jamais un homme dégénérer en femme. Car nul n’ignore, depuis Aristote, que la femme n’est qu’un homme mutilé, presque une sorte de monstre !

Le monstre est donc essentiellement signe : c’est grâce à lui que nous pouvons comprendre comment ces ressemblances que nous voyons dans la nature ne sont que les images démultipliées d’une unité qui ne cesse de se chercher. Pendant toute la première moitié du XVIe siècle, on est resté fidèle à cette interprétation rassurante du monstre qui révèle l’harmonie de la nature et sa capacité de produire. Mais, peu à peu, on a pris conscience que les monstres pouvaient inversement révéler l’impuissance et la fragilité de la Nature. En effet, à force de nier l’harmonie, le monstre finit par la mettre en péril ; à force d’introduire de la variété et des différences, il tend à effacer les ressemblances et la variété n’est plus que désordre et chaos. Alors les monstres, indéfiniment multipliés, ne semblent plus que copies manquées, caricatures dérisoires, comme le singe par rapport à l’homme.

Un signe, pour les hommes du XVIe siècle, de cette fragilité de la nature, ce sont les contrefaçons, les simulations d’origine démoniaque. Les démons, en effet, ont le pouvoir de créer un véritable simulacre de la création, une copie d’autant plus pernicieuse que la contrefaçon ne sera pas visible. Et comme les monstres et les prodiges ont une relation particulière au divin, ce sont eux que les démons, singes de Dieu, vont simuler le plus volontiers. Et puisque l’homme microcosme est l’image ramassée de la richesse harmonieuse du monde, c’est dans le corps de l’homme qu’ils vont agir, et principalement dans la matrice de la femme qui est le lieu où la ressemblance s’actualise. C’est alors le problème de l’incubat : les démons vont faire croire que de la matrice de la femme sortent les objets et les êtres les plus hétéroclites qu’ils feignent d’avoir engendrés.

Les démons se meuvent donc dans un univers où domine la simulation. Capables eux-mêmes de revêtir à peu près toutes les apparences, ils passent leur temps à feindre, à éblouir, à tromper. Les sorciers, par exemple, sont des hommes auxquels les démons ont troublé l’entendement pour leur donner l’illusion qu’ils possèdent certains pouvoirs.

Alors la variété n’est vraiment plus partie intégrante de l’harmonie : elle tend, par ce redoublement de la simulation, à s’assimiler au désordre le plus total. Et les hommes ont l’impression d’être au cœur d’une forêt ténébreuse de signes multiples qui ont tous perdu leur lisibilité, même ceux qui sont de Dieu.

Cette impression se développe surtout dans la seconde moitié du XVIe siècle, époque où l’on ne pense plus que le monstre « montre » la volonté divine, où l’on renonce à comprendre la Nature, c’est-à-dire la parole de Dieu. On a l’impression que quelque chose s’est brisé et que les démons sont revenus tourmenter le monde.

Alors, si l’on continue de recueillir les « signes », on ne les interprète plus, car cela, pense-t-on, surpasse notre connaissance. L’homme devant la Nature est comme au théâtre, mais la pièce est jouée dans une langue inconnue et Dieu est dans la coulisse, peut-être se moquant.



Mercredi 4 avril 1973
Paul Valéry et le héros de l’intelligence
Michel RAIMOND, professeur à Paris-Sorbonne

La Soirée avec M. Teste n’est certes pas la plus connue des œuvres de Valéry et pourtant elle en est peut-être la plus caractéristique. C’est que, pendant toute sa vie Valéry a été hanté par le problème de l’intelligence : comprendre était la seule chose qui l’intéressait vraiment. Pour cette raison, il fut toujours très curieux de mathématiques et longtemps la littérature fut le cadet de ses soucis. L’essentiel pour lui était de comprendre ce que c’est que comprendre, de démonter son propre fonctionnement mental.

Aussi l’œuvre artistique l’intéressa-t-elle toujours moins que les lois de la production de cette œuvre et que les mécanismes du langage. C’est en cela que Valéry est très moderne, très actuel : il prend place comme témoin de cette « crise du concept de littérature » qui est l’un des drames intellectuels de notre époque où bien des écrivains n’écrivent plus que pour dire l’impossibilité d’écrire. Et il y a effectivement chez Valéry toute une esthétique de l’inachèvement de l’œuvre impossible dont les Cahiers sont le meilleur exemple puisqu’il faut y voir les échafaudages d’une œuvre qu’il n’a jamais menée à bien.

A l’origine de la vie intellectuelle de Valéry, il y a la fameuse nuit de Gênes d’octobre 1892 au cours de laquelle il put, comme Descartes, découvrir sa propre vérité. Il était alors en pleine crise sentimentale et en proie à un immense découragement : cette nuit d’orage et d’insomnie lui permit de jeter un regard lucide sur lui-même réduit au rang de chose.

Selon M. M. Raimond, ce regard sur soi, ce dédoublement de la conscience peut s’expliquer surtout comme un effort pour se protéger d’une sensibilité trop vive, comme un sursaut contre l’angoisse. On a pu montrer en effet que, dès l’enfance, Valéry a manifesté un véritable besoin de protection, de sécurité : vers l’âge de neuf ou dix ans, il voulait se faire de son esprit « une sorte d’île », et un texte comme son Concerto pour cerveau seul montre bien que ce dédoublement de la conscience du moi n’est autre chose qu’un désir de sécurité.

A vingt-trois ans, Valéry avait fait le tour des choses, il avait pris la mesure des autres et de lui-même et il ne voulut plus s’occuper que de sa propre pensée, prêter une attention forcenée à ses propres mécanismes intellectuels, multiplier le réseau de ses pensées, étendre son domaine spirituel. Mais, en même temps, il savait bien que cet idéal était inaccessible. C’est pourquoi il s’efforça de l’incarner, de le faire vivre en inventant le personnage de M. Teste, cette chimère de la vie intellectuelle, cette figure idéale du génie.

Pourtant, par sa nature même, M. Teste semblait condamné à n’être que le héros impossible d’un impossible roman. Comment écrire en effet le roman de celui qui, refusant de tourner contre le monde la puissance de son esprit, se contente de pouvoir, d’être pure potentialité ? La soirée avec M. Teste serait alors l’un de ces premiers antiromans qui, à la fin du XIXe siècle. allèrent contre les lois habituelles du genre.

Malgré cela, ce M. Teste, ce héros impossible, a vécu et vit encore parmi nous : pour beaucoup il fut un ferment d’exaltation spirituelle et il a su imposer sa présence. Cette réussite est certes due au génie de l’auteur, mais M. M. Raimond pense plus précisément que ce succès du romancier a quatre causes essentielles.

Le premier « coup de génie » de Valéry est de n’avoir jamais montré M. Teste que de biais. On ne fait que l’entr’apercevoir fugitivement. On l’admire en raison de ce qu’on a pu deviner de lui et son génie, n’étant pas montré mais seulement pressenti, peut donc garder toute sa puissance mythique.

La seconde habileté de Valéry est de ne nous livrer que des bribes des pensées de M. Teste, des paroles à la fois fortes et énigmatiques dont la continuité est escamotée. Les mots prononcés par M. Teste ne sont que les résidus d’une sorte d’effervescence lointaine et c’est à nous, lecteurs, à induire le génie.

Et puis cette vie de l’esprit, en principe ineffable et insaisissable, Valéry a su la représenter : elle s’accomplit dans le domaine de l’étendue et il y a, dans La soirée avec M. Teste, toute une thématique spatiale de la pensée géniale. De même que le corps de Teste est saisi dans l’expérience de la souffrance, comme étendue intérieure, de même sa cervelle est une sorte d’espace de la stratégie mentale et les mots de figure, de structure reviennent souvent sous la plume de Valéry. A propos du passage qui montre M. Teste à l’Opéra, M. M. Raimond pense que la salle de spectacle est la représentation symbolique de toute la vie mentale : M. Teste est cette fois le témoin (testis) qui guette, qui épie son propre déroulement mental.

Le dernier coup de génie, enfin, qui explique la réussite de l’œuvre, c’est que chacun, devant Teste, se sent classé, jugé, devenu objet. Chacun sent combien lui-même est sot, combien il a peu d’esprit. Et Valéry lui-même a vécu toute sa vie sous le regard ironique et critique de son personnage.

M. Teste est donc le reflet d’un moment de la vie intellectuelle de Valéry. Mais il est aussi un moment de l’idéologie française et de la conscience occidentale.

En 1890, le positivisme tend à s’effondrer. Une crise de la raison commence à se dessiner. La science se développe à un tel point que personne ne peut plus embrasser tous les problèmes. On comprend mieux alors le drame de Valéry qui est d’être venu trop tard, d’avoir été un impossible Pascal, condamné à n’être qu’un amateur. Alors, par compensation, cet amateur décrit La soirée avec M. Teste, une œuvre pleine d’une nostalgie profonde pour ces temps où le génie était possible, où il pouvait dominer son temps.

Valéry a donc parfaitement deviné une grande partie du drame intellectuel de notre époque. Il est le seul à avoir vu clair, à avoir dit qu’il faut une politique de l’esprit, qu’il n’y a pas de politique possible sans un projet global de société. Son mythe de héros de l’intelligence apparaît à un moment de rupture. de l’idéologie occidentale et M. Teste est le reflet d’une fissure qui ne paraît pas encore comblée.

Pourtant 1894 c’est aussi l’époque des attentats anarchistes : après les héros de l’ambition (comme chez Balzac) et à côté du héros qui pense, attentif à son propre fonctionnement intérieur, il y avait place en principe (Barrès l’avait bien remarqué) pour un héros de la révolte. Vallès avait déjà dessiné son visage, mais il faudra attendre quarante ans et André Malraux pour que le révolté devienne vraiment héros de roman.

Il y avait également un hiatus entre la révolte anarchiste et l’entreprise de Marcel Proust, dont le but était non pas de refaire le monde, mais de déchiffrer les signes, de transformer en équivalent intellectuel l’espèce d’opacité de la vie dans laquelle nous sommes plongés. Là encore, M. Teste est tout différent puisqu’il a renoncé à tous les attributs de la sensibilité, de l’affectivité, puisqu’il se détourne du sensible au lieu d’en éclairer les profondeurs. Il n’y avait plus de place alors que pour un chef-d’œuvre éclaté, des échafaudages, des débris de chefs-d’œuvre.

Teste paraît donc être le témoin d’un conflit entre l’intelligence et la vie : c’est par là aussi qu’il est très profondément actuel.

Pourtant ce génie perdu dans les confins de ses pensées se rapprochait parfois de la vie, à la grande joie de Madame Emilie Teste qui le voyait alors revenir vers elle pour trouver le repos dans l’amour. Ce thème, Valéry l’a pris au Faust de Gœthe : pour Valéry, en effet, Faust est un autre avatar du héros de l’intelligence, « un Teste à la retraite ». Ce qu’il y avait chez Teste de tension intellectuelle et d’intrépidité est devenu chez Faust sérénité et sagesse.

C’est ainsi que la fragile et dernière découverte du héros de l’intelligence, ce sera tout simplement la merveille de vivre ; les immenses circuits de ses pensées aboutiront à la joie d’être. A une mystique de l’intelligence, Valéry a donc substitué sur le tard une mystique de la présence. A chacun de juger si c’est là un renoncement ou une conquête…



Mardi 16 octobre 1973
Musique et langage
René BERTHELOT, directeur honoraire du Conservatoire national de musique d’Orléans

De l’aveu même du conférencier, parler de « Musique et langage » était une gageure, étant donné le foisonnement du contenu et la diversité des directions de recherche. M. Berthelot se refusa d’aborder la manière scientifique, avec courbes et graphiques, de même que l’étude phonétique et l’étude comparative. Pour être d’emblée « dans le ton », il choisit la « rhapsodie », un genre gai qui évoque l’allure « à sauts et à gambades » et qu’il définit comme une promenade sans prétention autour de certains termes mal éclaircis… une escapade linguistique en somme ! Mais ce désordre est un effet de l’art et le brillant causeur qu’est M. Berthelot sait où il va, même obliquement ! Il y aura le sérieux, la question sérieuse, grave : la musique est-elle un langage ? Et le divertissement où le philologue répondra plaisamment au philosophe. Cette deuxième partie pourrait s’intituler : la musique dans le langage, ou « les liaisons cocasses ».

Tout le monde s’accorde à répondre par l’affirmative et la triple correspondance : vocabulaire-notes, grammaire et solfège, syntaxe et harmonie est tentante. Musique et langage s’expriment dans le temps, bien sûr, mais on perçoit déjà quelques différences : un seul accord procure une impression spécifique ; à lui tout seul, il contient la mélodie, comme repliée, prête à se développer.

Certains dénient cependant à la musique sa qualité de langage, car, si elle peut transmettre sentiments et images, elle est impuissante à rendre idées et concepts. Mais pourquoi un langage traduirait-il obligatoirement les abstractions ? Bien des musiciens dénient à la musique le pouvoir de traduire quoi que ce soit. Stravinsky ne répétait-il pas qu’elle était « incapable de démontrer », qu’elle « ne pouvait trouver sa fin qu’en elle-même »? Affirmation sans doute partiale, qu’il faut replacer dans le contexte de l’époque 1920. La fugue, réputée abstraite, ne devient-elle pas, d’abord, chez Bach, ensuite chez Mendelssohn, un véritable poème ? Il n’y a pas plus de musique pure que de poésie pure. Si les deux arts ne sont pas faits pour informer, en revanche ils sont bien tous les deux langages, puisqu’ils demeurent des moyens de communiquer.

On parle à tort de l’expressivité de la musique ; en tête de certains morceaux, on lit en effet « expressive » : cela veut dire simplement qui exprime ; mais quoi ? L’auteur n’en sait peut-être rien… Et la musique dite narrative ou descriptive, ou « à programme », de Clément Jannequin à Ravel, via Saint-Saëns ? Au fait, ne la traduisons-nous pas en images parce que nous sommes informés au préalable du thème ? « Le son de la musique se prête uniquement aux prophéties rétrospectives », dit fort judicieusement W. Jankélévitch. Cette inaptitude à la précision de la musique fait justement sa richesse, car elle n’est jamais figée dans l’écriture.

La distinction habituelle entre les « tons hauts » et les « tons bas », entre la « montée vers l’aigu » et « la descente vers le grave », avec leurs correspondances spirituelles ne repose sur rien d’objectif. La notation archaïque ou « neumatique » montre bien que ce n’est pas le résultat de l’influence de la portée. La solution, nous dit M. Berthelot, est sans doute dans la voix même de l’homme, du chanteur dont le corps suit instinctivement la note, et il nous invite à regarder « les enfants chanteurs » de delle Robbia. Les musiciens, à l’instar de Baudelaire et de ses parfums « doux comme les hautbois », et de Rimbaud qui peignait les voyelles, voient souvent les tonalités « en couleurs », avec des réactions personnelles, des « connotations » intimes, comme on dirait aujourd’hui.

Cette remarque linguistique va nous servir de transition : M. Berthelot en effet va étudier de manière humoristique les expressions de la langue familière qui proviennent de l’univers musical. Les unes sont de simples rencontres de hasard, comme l’aria des ménagères, lequel n’a rien à voir avec l’adagio baroque ; certaines sont faciles, comme le faire du bousin qui nous vient du buccin des armées romaines ; d’autres sont de véritables énigmes, comme le violon de nos commissariats. S’agit-il d’un homme, un mauvais sujet, comme les petits violons du roi, querelleurs, soiffards et détrousseurs ? Du lieu inventé par le magistrat Viole ? De l’évolution du carcan de justice ou « paltérion » ? Faut-il y voir une antiphrase comme au son du violon, réservé en général aux jeunes mariés ? L’une des plus amusantes et des plus ingénues explications de notre orateur a été celle de notre brève injure polie aujourd’hui : Zut. Il viendrait d’une plaisanterie des farceurs de la foire Saint-Germain : "Tu connais la musique — Eh bien je te dis : ut". Et ce ut serait une francisation du out anglais. Musique et anglomanie !

Il ne faut pas oublier que M. Berthelot a été non seulement directeur du Conservatoire, mais qu’il a enseigné l’harmonie à des générations de jeunes musiciens et qu’il a eu l’occasion de relever quelques trouvailles… Non pas de ces fausses perles attribuées méchamment aux cancres de tout poil — car ceux-là n’ont aucune imagination — mais de ces créations de l’humour enfantin qui confine à la poésie, même s’il y a quelque erreur. Après tout, Théophile Gautier a bien écrit que « l’ouverture de Tannhäuser est pleine de fugues! » Les traductions des termes italiens sont savoureuses, comme le allegro non troppo : vite et sans se tromper! Piu mosso : plus mousseux! Et con motto : assez vite et sans pédaler! La salle a perdu tout son sérieux devant des « juveniliana » pleins d’imprévu : le xylophone qui déteste les étrangers, le Clavecin bien toléré de Bach, le Stabat Mater du Père Lachaise… Et parmi les instruments médiévaux, la vieille qu’on tient sur ses genoux !

C’est au milieu des rires que M. Berthelot a achevé sa causerie, dont le dernier mot fut sérieux : « Dans la musique comme dans le langage, tout nous incline à la modestie ».



Mercredi 28 novembre 1973
Héraclite, la tradition présocratique et les problèmes du langage
Clémence RAMNOUX, professeur à l’Université de Paris-Nanterre.

Présentation de la conférence
Professeur à l’Université de Paris X-Nanterre, naguère encore professeur à l’Université de Tours, spécialiste de l’histoire de la philosophie et de la religion grecques, conduite par sa carrière du CNRS à l’Université américaine de Princeton, puis aux universités françaises, Mme Clémence Ramnoux a particulièrement consacré ses travaux aux penseurs qui ont précédé Socrate, ceux qui constituent ce qu’on a appelé « l’aurore de la philosophie grecque » et dont les plus illustres sont Héraclite d’Ephèse, Parménide d’Elée et Empédocle d’Agrigente.

On sait que de ces auteurs il ne reste, d’œuvres qui furent parfois très vastes, que des fragments qui n’ont survécu que grâce aux citations qui en ont été faites, aussi bien par des philosophes comme Platon et Aristote que par des compilateurs, ou par les « opinions » qu’en donnent certains auteurs anciens, qu’on appelle pour cela les « doxographes ». Les fragments les plus importants sont ceux d’Empédocle, environ quatre cents vers. En somme, on peut dire que des présocratiques, il ne reste guère plus de textes qu’il ne reste de pierres du temple d’Artémise d’Ephèse qu’Erostrate incendia au IVe siècle en allant y dérober les textes d’Héraclite dont il était le disciple.

D’un accès très difficile, d’une forme poétique souvent admirable, ces auteurs, dont la vie s’entoure de légendes, ont depuis longtemps passionné et inspiré penseurs et poètes depuis deux siècles, de Hölderlin et Hegel à Albert Camus, René Char et Theillard de Chardin, et surtout Nietzsche, dont l’oeuvre de jeunesse La naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque abonde en vues géniales et profondes que l’état actuel de la recherche n’accepte pas toutes, mais qui montrent le rôle qu’ont joué les présocratiques dans la formation de la pensée et de l’art de l’auteur de Zarathoustra qui détestait Socrate !

Car depuis Nietzsche, les travaux sur les présocratiques, qu’il s’agisse de l’établissement des textes ou de leur interprétation, se sont multipliés, et, parmi les savants français qui s’y sont consacrés, Mme Clémence Ramnoux tient une place de premier rang. Sa thèse (1959), qui a pour titre Héraclite, ou l’homme entre les choses et les mots, a été suivie bientôt d’un autre grand ouvrage sur la religion grecque : La nuit et les enfants de la nuit, puis en 1971 d’un recueil : Etudes présocratiques, dont le chroniqueur philosophique du Monde, Jean Lacroix, écrivait : « Le mérite de Clémence Ramnoux dans l’admirable volume qu’elle leur consacre est de nous restituer les présocratiques tels qu’ils furent ».

Mme Ramnoux a consacré ses travaux universitaires à l’étude du Cratyle de Platon, où Héraclite, dont Cratyle est le disciple, est souvent cité, et qui traite des problèmes du langage, et elle prépare à son tour une édition des présocratiques qui lui sera sans doute l’occasion d’une mise au point sur un sujet auquel les travaux récents de son collègue, M. Jean Bollack, ont donné, par les polémiques qu’ils ont ouvertes, un grand retentissement dans le monde savant.

Compte rendu de la conférence
Mme Ramnoux se propose d’évoquer les problèmes que pose l’interprétation des présocratiques en général, ceux qu’elle appelle dans sa thèse « ces primitifs de la pensée rationnelle », et l’interprétation des fragments d’Héraclite en particulier.

La méthode de Mme C. Ramnoux prend appui sur les passages du Cratyle où Platon, réassumant une technique de l’interprétation pratiquée par les professionnels de l’herméneutique, décompose certains mots (noms des dieux ou termes abstraits du langage des philosophes) en leurs éléments vocaliques ou consonantiques pour recomposer ensuite, à partir de ces éléments, des mots ou des phrases ayant un autre sens, parfois inverse ou totalement différent.

Le discours et les mots sont alors réduits à un pur matériel sonore vidé de sens humain. Les syllabes et les graphies s’agitent dans une sorte de vide où elles se décomposent et recomposent en formant des ensembles que les hommes interprètent en y mettant des sens à eux, espérant purger le discours constitué des sens usuels pour en recomposer, à partir des purs éléments sonores, un autre qui dirait beaucoup mieux et qui, peut-être, devinerait le sens des dieux.

C’est ainsi que Platon, très attentif aux souffles, aux intonations, aux accents et aux assonances, maintient la visée vers un intelligible dont les éléments seraient conjoints aux allures du souffle ou exprimés par elles.

Or, dans le Cratyle, Platon projette dans les phrases reconstruites à partir des syllabes les sens d’un maître bien désigné, Héraclite ; tentative qu’il se presse en un second moment d’effacer, d’annuler, en présentant l’interprétation antilogique. On peut donc penser qu’Héraclite se situe le long d’une lignée des maîtres de la parole remontant des grammairiens sophistiqués qui furent les interlocuteurs de Platon jusqu’aux inventeurs de l’alphabet phonétique, aux maîtres archaïques de la parole et de l’écriture.

Tel est le postulat qui a permis à Mme C. Ramnoux de déceler dans Héraclite des effets de sens fondés sur le découpage des phrases (écrites bien sûr à l’origine sans signes de ponctuation ni séparation entre les mots). Les effets de sens ressortent de la façon d’articuler, en plaçant au plus juste endroit dans la lecture les pauses et les intonations. Il s’agit donc de bien découper les phrases, de bien ajuster les mots les uns avec les autres (ce serait le sens du mot « harmonia »), les ajustements les plus heureux faisant éclater des sens inattendus. La lecture d’Héraclite devient alors une sorte de jeu, allant même jusqu’à l’anagramme.

Jean Bollack, dans son édition commentée des fragments d’Héraclite (Héraclite ou la séparation), a abordé le même problème en linguiste. Récusant d’avance toutes les interprétations, même l’interprétation platonicienne, excluant la plupart des corrections proposées et des paraphrases, il ne considère que le texte en sa pure littéralité. Il porte alors une attention extrême aux structures de la phrase, mettant au jour une architectonique secrète de la disposition des vocables (laquelle révèle des intentions extrêmement lucides et savantes) et des restructurations de phrases par jeux d’oppositions emboîtées.

Pourtant Jean Bollack ne s’abstient pas des commentaires et la séquence de ses commentaires découvre une ligne d’interprétation parfaitement cohérente, « cohérente jusqu’au système, systématique jusqu’à l’exclusion et même exclusive jusqu’à l’agression », dira Mme Ramnoux. L’interprétation de J. Bollack se fait presque entièrement à partir d’un principe qui serait l’art ou le métier de parler et d’écrire un art du discours. Elle est exclusive de toute théologie, de toute mystique et aussi de la cosmologie stoïcienne des retours cycliques. On y trouve parfois avec quelque surprise une lecture médicale. C’est ainsi que, pour le très fameux fragment 12 (« dans ces fleuves toujours les mêmes d’autres et d’autres eaux toujours surviennent »), Bollack refuse l’idéologie de la fluence universelle ainsi que le jeu d’une opposition entre le même et l’autre : il considère que ces fleuves sont le signe pour la circulation sanguine contenue à l’intérieur du corps, les éléments nutritifs du flux sanguin pénétrant du dehors vers le dedans et ressortant du dedans vers le dehors comme émanation, c’est-à-dire âme. Héraclite resterait donc le maître d’une lignée de médecins en même temps que le maître d’une lignée de grammairiens.

Enfin J. Bollack insiste beaucoup sur le concept de la séparation. D’abord, séparation du niveau phonétique et du niveau sémantique : d’un côté rien que la matérialité scripturaire ou sonore des mots, de l’autre rien que le sens. Séparation ensuite entre l’auteur du texte et son texte où se présentifie son intention. Séparation enfin entre les diverses lectures divergentes d’un même texte livré au jeu de l’interprétation.

L’auteur donc, l’ouvrier en formules, dépouillé de ses propres dires, se retire aussitôt dans le silence d’une sorte d’inter-monde où il connaît cet état divin de tranquillité qu’Epicure appelle « ataraxie ». Alors commencent à se séparer les auditeurs qui donnent chacun à la parole entendue un sens particulier. Se séparent ensuite les interprètes patentés qui proposent chacun leur lecture et se contredisent les uns les autres : c’est selon ce rythme de l’antilogie, l’antithèse succédant à la thèse, que se seraient diversifiées et démultipliées les écoles de philosophie grecques et occidentales.

Les travaux de J. Bollack reposent sur une application de ces mécanismes. Grâce à sa grande érudition, ce critique pense avoir retrouvé les phrases antérieures à Héraclite, déjà formulées soit par un sage, soit par la tradition populaire, auxquelles les formules héraclitéennes opposent un contre-dire.

Alors, à son tour, J. Bollack opère lui-même une véritable dislocation de la phrase d’Héraclite pour former un autre dire ou un contre-dire. Pour lui, lire Héraclite c’est diviser les arrangements, le texte n’étant plus rien que mots et lettres séparés de l’intention de l’auteur. Le bon interprète sera celui qui, découvrant le meilleur sens, se séparera de la piétaille des autres qui piétinent dans le jeu sans fin des réinterprétations.

D’où, chez J. Bollack, de nombreuses traductions paradoxales dont Mme C. Ramnoux donne quelques exemples. C’est que J. Bollack semble avoir d’abord tenté de reconstituer la physique d’Héraclite comme un jeu d’assimilations et de dissimilations à partir des physiques archaïques d’Empédocle et surtout de Démocrite ; puis, y ayant renoncé, il a essayé une lecture purement linguistique, projetant sur le texte son expérience de la linguistique scientifique contemporaine et son expérience de philosophe entraîné à la négation ou dénégation hégélienne.

On peut certes penser que le vieil Héraclite taillait ses formules avec l’intention consciente que les moins capables se laissent fasciner et prendre au piège et que les plus capables apprennent à se débarrasser du maître à leur tour en formant des sens à eux. Il aurait prévu que son texte, une fois dit ou écrit, lui échappe, soit lâché au monde, devienne chose parmi les choses et que lui, l’auteur, soit renvoyé à sa solitude, le texte, dans l’inlassable jeu des contradictions, poursuivant une imprévisible trajectoire.

C’est en vertu de cela que les fragments d’Héraclite ont pu prendre, dans l’esprit de J. Bollack, des significations toutes nouvelles.

Toutefois on peut, comme le fait Mme Clémence Ramnoux, défendre l’opportunité de lire Héraclite avec moins de science, plus de naïveté, un esprit de jeu et même le sens du divin, en tenant compte aussi de la différence de culture qui nous sépare de cet homme du VIe siècle, fils d’une grande famille sacerdotale, héritier de fonctions théologiques et politiques, aux prises avec l’incapacité de les exercer de par la chute de sa caste et la crise de sa tradition.



Mercredi 20 mars 1974
Médecins et satire
Alex BIANCARDINI

Présentation de la conférence
« Tant que les hommes pourront mourir et qu’ils aimeront à vivre, le médecin sera raillé, et bien payé. » Cette réflexion de La Bruyère peut servir d’exergue à la conférence du docteur Biancardini. Vaste propos, car le médecin tient, depuis longtemps, une place importante dans les personnages qu’ont fait vivre, pour les louer ou les critiquer, les littérateurs de tous pays. Il fut sans doute un temps où la personne du médecin était entourée d’une révérence que l’on peut qualifier de religieuse, puisque notre mythologie gréco-latine a fait de lui un disciple du demi-dieu Esculape, fils d’Apollon, que son père avait envoyé auprès du Centaure Chiron pour apprendre l’art de guérir. Parmi les chefs grecs qui participent à la campagne contre Troie, deux sont les propres fils d’Esculape, dont le célèbre Machaon que l’on voit, à plusieurs reprises, exercer son art. Le médecin participait donc de l’essence divine et sans doute n’était-il pas plus question de l’accuser de ses échecs qu’il n’était reproché aux dieux de ne pas exaucer les prières des mortels.

Mais l’art médical s’est rapidement humanisé et, en descendant de l’Olympe, s’est trouvé soumis au même jugement que toutes les entreprises humaines. Comme il touche à ce que l’homme a de plus précieux, sa santé et sa vie, il n’a pas manqué d’être l’objet, au cours des temps, de bien des jugements. La littérature en est pleine et, puisque nous venons de quitter l’année du 3e centenaire de la mort de Molière, il est bon de rappeler la place que la satire des médecins tient dans son œuvre. Des médecins ne se sont pas épargnés eux-mêmes puisque Léon Daudet, qui était docteur en médecine, a écrit un pamphlet cruel, Les Morticoles, qui n’est pas tout à fait oublié, et qu’on relève récemment dans un article d’un éminent psychiatre, le docteur Cyrille Koupernik, une phrase comme celle-ci (il s’agit de propos de psychanalystes) : « Sans avoir besoin d’évoquer les raisons du mutisme d’une certaine jeune fille, on comprend que Paul Milliez ait décelé dans ce sentencieux bric-à-brac un fumet moliéresque » (Concours médical, 2 mars 1974).

Compte rendu de la conférence
M. le Dr Biancardini, en préambule à sa causerie, avoua avec simplicité qu’il n’avait pas la prétention de traiter l’ample sujet que serait la satire des médecins, tant les mémoires, comédies, caricatures et pamphlets abondent. La médecine est devenue la proie des humoristes… tous gens bien portants!

Toujours « le médecin sera raillé… et bien payé », disait La Bruyère. Mais c’est rarement la médecine elle-même qui est moquée, mais bien les hommes : le médecin, surtout à cause de son langage ; et le malade, à cause de sa peur. D’ailleurs les médecins eux-mêmes ont bien pris la plaisanterie: ceux du XVIIe siècle ont ri les premiers aux calembredaines des Diafoirus et des Purgon.

Le Dr Biancardini nous a rappelé dans un premier temps la manière dont étaient traités les médecins au cours de l’histoire. S’il est vrai que les Grecs avaient de la vénération pour Esculape — qui ressuscitait les morts — ils se moquèrent vite de ceux qui essayèrent de le remplacer. Héraclite les compte au nombre des sots, avec les grammairiens à vrai dire ! Les humanistes du XVIe siècle ne ménagèrent pas non plus leurs flèches à l’égard des praticiens. L’un d’eux affirme que « la vie est brève, mais que les médecins la raccourcissent encore »! Ronsard est jaloux de l’homme de l’art qui tâte à loisir « tétins et flanc » de sa douce amie…

Mais c’est au XVIIe que s’épanouit la satire médicale, avec Boileau et la Fontaine, et surtout Molière. Le médecin était alors à la mode, en particulier à cause de la tradition théâtrale de la commedia dell’arte. Molière fait d’ailleurs flèche de tout bois : les Italiens, la farce médiévale, les contemporains. Il nous est encore facile d’identifier certains portraits : Diafoirus père, par son ton pédant, son conformisme médical, fait penser au Doyen Gui Patin, bon lettré, mais esprit rétrograde ; Thomas Diafoirus serait la caricature du médecin du cardinal Prince de Furstenberg, farouche partisans des Anciens.

Au XVIIIe, la satire reprit ses droits lors de la querelle au sujet de l’inoculation de la variole. Tronchin, « inoculiste » célèbre, fut la risée des chansonniers ; la Faculté de médecine la repoussa, mais elle rit jaune quand Louis XV fut emporté par la variole. Les pamphlétaires reprirent leur plume à l’occasion des expériences de Messmer, qui prétendait guérir les malades en les touchant et en les magnétisant en musique dans un grand baquet !

La dernière partie de la conférence fut consacrée à la fin du XIXe siècle et à l’époque moderne. Le Dr Biancardini prit deux exemples de satire manquée, sous couvert de réalisme : Les Morticoles, de Léon Daudet, roman paru en 1894, d’une violence inouïe, « bréviaire outrancier de l’antimédicalisme », dont les horreurs aujourd’hui font sourire — et Corps et âmes, de Van Der Meersch, qui connut un énorme succès avant guerre et que l’orateur qualifie de « bêtisier de la médecine, écrit par un funeste parti pris ». Avec Maurois, Duhamel et Jules Romains, le ton est différent ; l’ironie nous amuse, sans qu’il y ait étalage de laideurs. Knock fait rire, mais rire sainement. A son sujet, M. Biancardini rapporte une anecdote sur la genèse de l’œuvre : un jour Jules Romains reçut un grain de sable dans l’œil ; un médecin s’offrit à le lui enlever et, examinant l’œil, diagnostiqua péremptoirement une affection du pancréas ! Nul doute, c’était bien le Dr Knock… Et de nous rappeler les passages fameux : la vocation médicale née des prospectus pharmaceutiques, le tambour de ville, la tirade « des 250 thermomètres qui, au même moment, vont pénétrer… ».

Pour conclure cet exposé, véritable revue de l’humour médical, l’orateur se contenta de rappeler ce sage aphorisme de Malebranche : « Les médecins savent peu de choses certes, mais ils en savent plus que nous. »



Mardi 23 avril 1974
Le Paradis perdu dans l’univers rococo.
Jean GILLET, professeur de littérature comparée à l’UER de Lettres d’Orléans, auteur d’une thèse sur Le Paradis perdu dans les lettres françaises de Voltaire à Chateaubriand.

Présentation de la conférence
Qui, en France, et en dehors des spécialistes, lit de nos jours Milton ? Et pourtant Le Paradis perdu fut fort admiré et justement admiré, chez nous à partir de 1730, et l’étude de cette épopée permet de pénétrer dans un univers imaginaire que nous ne soupçonnons guère. Comme le dit pertinemment M. Gillet, « la manière dont on s’y représente les différents éléments de la mythologie chrétienne, empyrée et anges, jardin d’Eden et péché originel, enfer et Satan, dessine quelques traits fondamentaux de la mentalité rococo : nouvelles relations entre homme et femme, crise de la notion de péché et d’héroïsme, repli de l’homme sur soi et craintes profondes ». Le siècle des lumières a été sensible à cet imaginaire et, à l’aube du romantisme, Chateaubriand donna du Paradis perdu une traduction en tête de laquelle il publia son fameux Essai sur la littérature anglaise. Mais qu’est donc le rococo ? En quoi se distingue-t-il du baroque ? Que sont, dans le domaine littéraire, ces notions que l’on emploie plutôt dans les arts plastiques et en architecture ?
 
Compte rendu de la conférence
M. Gillet rappela en préambule que Milton, qui traversa la France en 1638, n’aimait guère notre pays, qu’il traitait de frivole et servile. En revanche, la France du XVIIIe siècle s’intéressa beaucoup à lui et à son Paradis perdu, qui fut considéré comme un modèle de la grande poésie, traduit neuf fois, imité et parodié vingt-sept fois ! Cette popularité, qui commence en 1728, grâce à Voltaire, est d’autant plus étonnante que l’épopée chrétienne est déconsidérée depuis les attaques de Boileau contre Le Tasse, témoignage de la résistance classique au baroque. Or, au XVIIIe siècle, les interdits sont à peu près tombés, la mythologie chrétienne a le champ libre ; toute une mentalité, que M. Gillet va qualifier de « rococo », va se révéler à travers les interprétations de l’œuvre de Milton.

Le premier point de l’exposé s’intitulait : « Le Paradis perdu, épopée baroque ». Qu’est-ce qu’une épopée baroque ? Une œuvre qui a l’ambition de tout dire, sur le plus grand sujet, qui assimile le « logos » et le « muthos », où la parole du poète se confond avec la parole du prophète, directement inspiré par Dieu. Voilà une vision de l’inspiration poétique fort éloignée de la conception un peu artisanale du classicisme.

Cette « vérité totale » s’appuie sur une vision cohérente, globale, de l’univers, un cosmos fini avec, au centre, l’univers créé portant en son milieu l’homme — vision parfaitement anthropocentrique, qui sera remise en cause au cours du XVIIe siècle. L’épopée miltonienne répond à sa manière à cette modification de la conception du monde : à la fin du poème, le paradis luxuriant deviendra une île stérile. Milton propose à sa place un paradis intérieur, une religion intime, fondée non sur l’accord entre macrocosme et microcosme, mais sur un dialogue direct de l’être avec Dieu. Le péché correspond à un ébranlement du monde et surtout à une crise contemporaine, à une modification radicale. Et cette notion s’accorde avec celle du baroque, qui signifie tension, vertige, espace complexe, sinueux, prêt à la mobilité.

On comprend ainsi que cette épopée ait eu un grand retentissement sur l’univers imaginaire du XVIIIe siècle. M. Gillet a pris comme exemple une œuvre de Voltaire bien oubliée de nos jours, La Henriade. On trouve au chant VII, lors du voyage interplanétaire d’Henri, la description d’un espace vide ; dans sa volonté de ménager les croyances traditionnelles et la science, Voltaire tombe dans l’incohérence et fait saisir en retour l’unité de l’œuvre de Milton.

L’admiration qu’on a eue pour le Paradis perdu n’a pas empêché les critiques : dès le XVIIe, on a prétendu que le sujet n’était pas héroïque. Cette difficulté est due au personnage de Satan. Milton lui a donné une image inhabituelle, très différente des portraits conventionnels des épopées françaises de l’époque. Par sa grandeur il tranche nettement, à côté d’un Adam tout de médiocrité bourgeoise. Satan apparaît comme un chef militaire, un aristocrate ; cette figure prestigieuse est évidemment liée aux valeurs d’une société elle-même guerrière et aristocratique. Milton a eu beau laisser entendre que cet héroïsme était factice, les images du Satan prestigieux sont restées vivaces, ainsi qu’en témoignèrent les illustrations, de la fin du XVIIe à l’Empire, que nous commenta M. Gillet. On trouve également un écho de cette conception dans les tragédies de l’époque, comme cet Adam et Eve de 1752, dû à un certain Tanneveaux, où Satan est dépeint comme un prince glorieux, « en mission périlleuse », et en triomphateur. Ce Satan à la tête d’une armée ou du « Pandémonium » deviendra une figure courante, aux antipodes du modèle miltonien, aussi bien chez les poètes que chez les illustrateurs, de Hogarth à Servandoni.

Baroque et rococo sont parfois très proches, en particulier dans les épopées chrétiennes du XVIIIe, la plupart en prose. D’ailleurs, le baroque évolue : il n’est plus éclatant, mais de plus en plus sombre. Le meilleur exemple est La Christiade, qui suggère la vision d’un monde menacé, angoissé, marqué par les bizarreries, la bestialité. Ce défaitisme se retrouve aussi dans les parodies, comme celles de Piron ou de Voltaire (La Pucelle). Or, cette moquerie masque quelque chose : cette mythologie biblique vient du fond des âges, elle représente le fonds sauvage de l’humanité qu’il faut réprimer. Cette mythologie est liée, selon Voltaire, au fanatisme d’une époque où les Anglais gardent sous l’oreiller « la Bible et le pistolet ». Ce que cache le « bon goût », c’est ce que toute une société refoule…

M. Gillet aborde alors la dernière partie de sa conférence : il s’agit de préciser cette notion de « rococo », dont Voltaire est particulièrement représentatif, mais qu’on retrouve dans des œuvres fort éloignées des préoccupations philosophiques, comme cette adaptation du Paradis terrestre, due à Madame du Bocage. Oeuvre réduite, tronquée au nom du « bon goût », centrée sur le Jardin d’Eden, et totalement privée de transcendance, où l’Eve rococo n’est plus la « mère du genre humain », mais une créature juvénile, faite pour le plaisir, au milieu des anges « qui viennent comme des invités d’un château voisin » ! Les illustrations ont très bien montré l’évolution du couple édénique au cours du XVIIIe : il devient peu à peu un couple d’amoureux isolés dans une nature de plus en plus protectrice et complice. Le sens du poème, donné par le péché et la rédemption, a été totalement altéré.

En conclusion, M. Gillet souligne les différences entre le baroque et le rococo : la vision du paradis perdu miltonien était celle d’un christianisme teinté de platonisme, dans un univers cohérent. Au contraire, l’univers rococo accepte la fragmentation en une série de petits univers où l’homme est seul, où l’humanité est livrée à elle-même. « Derrière le lisse et joli qui caractérisent le rococo, dit M. Gillet, on sent des inquiétudes, on devine des hésitations. Cette période correspond à une période où le sensualisme reste encore diffus. Candide serait en quelque sorte le modèle de l’épopée rococo où Voltaire répond à Pascal : l’homme est comme les rats de l’apologue du derviche ; la seule réponse à Dieu, la seule attitude, c’est le « petit paradis » de la métairie turque ; c’est-à-dire l’opposé du Jardin d’Eden. »


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