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QUELQUES POÈMES…


 

PIERRE DE RONSARD

(1524-1585)

RONSARD A PRIS PÉNÉLOPE COMME EXEMPLE DES FEMMES RUSÉES
QUI PROFITENT DE LA NAÏVETÉ DE LEUR MARI POUR LE TROMPER

Selon certains mythographes, le dieu Pan s'appelait ainsi
parce qu'il était le fruit de l'union de Pénélope avec TOUS les prétendants pendant l'absence d'Ulysse.

Mais, je vous prie, voyez comme par fines ruses
Elles savent trouver mille feintes excuses
Après qu'elles ont failli ! Voyez Hélène après
Qu'Ilion fut brûlé de la flamme des Grecs,
Comme elle amadoua d'une douce blandice
Son badin de mari, qui lui remit son vice,
Et qui, plus que devant, de ses yeux fut épris
Qui scintillaient encor les amours de Pâris.
Que dirons-nous d'Ulysse ? Encore qu'une trope
De jeunes poursuivants aimassent Pénélope,
Dévorant tout son bien, si est-ce qu'il brûlait
D'embrasser son épouse, et jamais ne voulait
Devenir immortel avec Circé la belle,
Pour ne revoir jamais Pénélope, laquelle
Pleurant lui rescrivait de son fâcheux séjour,
Pendant qu'en son absence elle faisait l'amour,
Si bien que le Dieu Pan de ses jeux prit naissance,
(D'elle et de ses muguets la commune semence)
Envoyant tout exprès, pour sa commodité,
Le fils chercher le père en Sparte la cité.
Voilà comment la femme avec ses ruses dompte
L'homme, de qui l'esprit toute bête surmonte.

"Élégie à son livre", Second Livre des Amours, v. 107-128


RONSARD A IMAGINÉ CE QU'AURAIT PU DIRE CALYPSO À ULYSSE
QUAND ELLE DUT SE RÉSIGNER À LE LAISSER PARTIR.

(Le Premier Livre des Poèmes)

 

"Songe, songe à tout ce que tu vas perdre, ingrat, en me quittant :
Tu aurais pu continuer à vivre heureux dans notre île délicieuse
et tu vas te retrouver dans ton Ithaque pierreuse où rien ne pousse.
Tu aurais pu avoir ici pour toi, la nuit comme le jour, une femme bien gaillarde et forcément fidèle
et tu vas te retrouver dans le lit de ta putain, une vieille Pénélope qui bave et qui n'a plus de dents. Tu aurais pu mettre dans mon ventre un petit Ulyssin et devenir immortel,
alors que c'est par le fils que tu as eu d'une autre que tu vas, un jour, être tué…

 

LES PAROLES QUE DIT CALYPSO,
OU QU'ELLE DEVAIT DIRE,
VOYANT PARTIR ULYSSE DE SON ILE

« Donques, coureur fuitif et vagabond,
Qui n'as honneur ni honte sur le front,
Que tous les dieux, auxquels tu fais injure,
Vont punissant pour ton âme parjure,
Par mer, par terre, et t'ôtant chaque jour
De ta maison le désiré retour,
Te vont tramant d'une filasse brune
Coup dessus coup, fortune sur fortune,
Mal dessus mal, méchef dessus méchef,
Qui sans te perdre est pendu sur ton chef,
Pour allonger ta misérable vie,
Qui par ton fils te doit être ravie,
Quand de son dard en un poison trempé
(Sauvant tes bœufs) seras à mort frappé.

Quoi? vagabond, que des Dieux la vengeance
Poursuit partout ! est-ce la récompense
Que tu me dois de t'avoir reçu nu,
Cassé, froissé à ce bord inconnu ?
Battu du foudre ; hélas ! trop pitoyable !
Je te fis part ensemble et de ma table,
Et de mon lit, homme mortel, et moi
Sur qui la mort n'a puissance ni loi,
Fille à ce Dieu qui partout te tourmente.

Que je vivais bien heureuse et contente,
Dedans mon antre, ah ! avant que le sort
T'eût fait flotter à mes bords demi-mort,
A calfourchon sur les ais de ta proue
(Naufragé vif dont la vague se joue)
Sans compagnons, que les feux envoyés
Du ciel avaient en ton lieu foudroyés :
Pauvres chétifs, qui furent, sans leur faute,
Punis pour toi, âme méchante et caute !

Je devais croire au dieu marin Proté,
Qui dès longtemps, prophète, avait chanté
Que finement trompée je seroie
Par un guerrier qui reviendrait de Troie,
Qui aurait vu de la mer les périls,
Aurait connu Antiphate et Éris,
Lestrygons, et le borgne Cyclope,
Qui te mangea les meilleurs de ta trope.

Et te voyant, aux marques qu'il disait
Je te connus : mais amour me nuisait
Qui me gagna dès la première vue :
Si que l'esprit et l'âme toute émue
Et la raison, me laissèrent d'un coup ;
Et si voyais, dedans tes yeux, beaucoup
De signes vrais que tu étais Ulysse,
Homme méchant, artisan de malice.

Aux jours d'été, quand le soleil ardent
De ses rayons la terre allait fendant,
La crevassant jusqu'au fond de son centre,
Tous deux assis dessous le frais d'un antre
Où le ruisseau jasait à l'environ,
Ayant la tête au creux de mon giron,
Moi t'accolant ou baisant ton visage,
Je connus mieux ton malheureux courage.

Car me contant qu'environ la mi-nuit,
Étant par toi Diomède conduit,
Tu détournas les beaux coursiers de Thrace,
Tuas Dolon, que la Troyenne audace
Avait induit pour savoir si les Grecs
Voudraient combattre, ou s'ils fuiraient après
Que la jeune Aube, à la main safranée
Aurait au ciel la clarté ramenée ;

Puis me contant qu'en vêtement d'un gueux.
Rebobiné, rapetassé, bourbeux,
Cherchant ton pain d'huis en huis, à grand'peine
Entras en Troie, et parlas à Hélène,
Qui te montra tous les forts d'Ilion,
Te fit embler le saint Palladion,
Et sain et sauf sortir hors de la ville ;

Puis discourant que l'enfançon Achille
Reçut par toi les armes en la main ;
Puis me contant que les Grégeois en vain
Aux murs Troyens eussent fait mille brèches
Sans Philoctète et ses fatales flèches,
Que tu trompas d'une parjure foi,
Voulant apprendre à Pyrrhe comme toi
D'être méchant, ce qu'il ne voulut faire,
Te haïssant d'un ardente colère,
Prince bien né. Certes je prévis bien
Que ta finesse et toi ne valaient rien,
Et qu'à la fin je serais abusée
Du beau parler d'une âme si rusée.

Que gémis-tu d'un soupir si amer,
Les yeux tournés sur le dos de la mer,
Enflant pensif de sanglots ta poitrine ?
Fais ton bateau et sur la mer chemine,
Voilà du bois et des outils assez
Pour tes carreaux rudement compassés,
Dont tu bâtis ta barque naufragère,
Sans aucun art, d'une main trop légère.

Va, marche, fuis où la mer et le vent
Te porteront : j'espère que souvent,
Comme un plongeon, humant l'onde salée,
Je me verrai par mon nom appelée
Pour ton secours ; mais dusses-tu mourir,
Je ne saurais sur l'eau te secourir :
Car je n'ai point dessus la mer puissance,
Bien que la mer me donne ma naissance.

Mais, las ! devant que choir en péril tel,
Il vaudrait mieux être fait immortel
Près Calypso, dont un Dieu te sépare,
Que retenter cet élément barbare
Qui n'a point d'yeux, de cœur ni de pitié :
Mais orageux et plein d'inimitié
Semble aux putains, qui contrefont les belles,
Pour être après meurtrières et cruelles :
La mer qui sait ainsi que toi piper,
Se fait bonasse afin de te tromper.

Où est la foi que tu m'avais donnée,
Sous le serment du nocier Hyménée ?
Quand dextre en dextre en jurant me promis
Un lit certain qu'en oubli tu as mis,
Et par le vent autant que toi volage
Jettes en vain le sacré mariage,
Dont tu te ris en te jouant de moi ;
Sans faire cas de Dieu ni de ta foi,
Ni d'abuser de l'honneur des déesses ?

Aussi tu dois de cent vagues épaisses,
(Poussé par force au rivage étranger)
Froisser ton chef parjure et mensonger ?

 

Ah ! tu devrais non pas froisser ta tête,
Mais l'abîmer au fort de la tempête,
Et cette langue apprise à bien mentir,
Dont mainte dame a pu se repentir
De l'avoir crue : et ne suis la première
Pleurant ta bouche à tromper coutumière.

C'est quelque honneur tromper son ennemi,
Ou soit qu'il veille ou qu'il soit endormi,
Quand la guerre est par armes échauffée ;
Mais ce n'est mie à l'homme grand trophée,
Et grand honneur il n'a jamais reçu
De décevoir un cœur déjà déçu.

O méchant Grec ! bien petite est la gloire
Quand deux trompeurs ensemble ont la victoire
Sur une femme au cœur simple et benin :
Un Dieu volage, inconstant et malin,
Un homme caut qui trompe par finesse
Non les Troyens, mais les plus fins de Grèce

Puisque Mercure est descendu pour toi,
Je ne veux plus te retenir chez moi :
Suis ton chemin, cherche par le naufrage
De ton pays le sablonneux rivage.

Que portes-tu, méchant, en ta maison
Sinon finesse, et fraude et trahison,
Trompant par feinte et par fausse pratique
Déesse, dieux, et grande république,
Que tu as pu par un cheval dompter,
Que dix bons ans n'avaient su surmonter ?

Que vas-tu voir en ton île pierreuse,
Où ne bondit la jument généreuse
Ni le poulain ? que vas-tu voir sinon
Une putain riche d'un beau renom,
Ta filandière et vieille Pénélope ?
Qui vit gaillarde au milieu de la trope
Des jouvenceaux, qui départent entre-eux,
A table assis, des moutons et des bœufs,
Boivent ton vin ; cependant que la lyre
Les fait danser, le bouffon les fait rire ;
Qui pour avoir plus de commodité
A fait aller en Sparte la cité
Son Télémaque, enfant qui se lamente
Que jour à jour s'appetisse sa rente,
Et cependant qu'elle veut à plaisir
Quelque ribaud pour son mari choisir ?

Il me souvient qu'assis dessous l'ombrage,
Baisant tes yeux, ton front et ton visage,
Toi me trompant d'un parler éloquent,
Tu me contais, Pénélope moquant,
Qu'elle était sotte, et n'avait d'autre étude
Qu'à ne souffrir qu'une laine fût rude,
Pour en ourdir quelque ouvrage nouveau,
Toujours filant et virant le fuseau
Tourbillonneux, mordant de la gencive
Les nœuds du fil tout baveux de salive.

Ici auras soit de jour soit de nuit
Gaillarde épouse et auras chaste lit ;
Quand je voudrais devenir variable,
Je ne saurais : mon île est voyageable
Tant seulement aux vents et aux oiseaux,
Et non aux pas des hommes et chevaux :
Car de bien loin ma terre séparée
Du continent, des flots est emmurée,
Et rien n'aborde au feu de Calypson,
Pour te donner ou martel ou soupçon.

Bien, prends le cas que la rame Phéaque
Te reconduise au rivage d'Ithaque,
Terre pierreuse et pays sablonneux :
Il te faudra d'un habit haillonneux
Vêtir ton corps, il faudra prendre guerre,
A coups de poing te battre comme un hère,
Et t'accoster seulement d'un porcher :
Voilà, finet, ce que tu vas chercher,
Et cependant ta finesse ici laisse
Un reaume acquis, chaste lit et déesse ».

Disant ainsi, tout le cœur lui faillit :
Un tremblement sa poitrine assaillit ;
Le cœur lui bat, elle se pâma toute ;
Du haut du front lui tomba goutte à goutte
Jusqu'aux talons une lente sueur,
Et les cheveux lui dressèrent d'horreur.

Puis, retournant les yeux devers son île,
Disait pleurant :
« Terre grasse et fertile,
Lieu que les dieux en propre avaient élu,
Pour tes forêts autrefois tu m'as plu,
Pour tes jardins, pour tes belles fontaines,
Et pour tes bords bien émaillés d'arènes :
Mais maintenant ta beauté me déplaît,
Pour le départ de cet homme qui est
Ton seul honneur, or puisqu'il s'en absente,
Tu n'es plus rien qu'une île mal plaisante.
Las ! si au moins, homme méchant et fin,
J'avais au ventre un petit Ulyssin
Qui te semblât, je serais confortée,
M'éjouissant d'une telle portée :
Mais tu t'en vas, larron de mon bonheur,
N'ayant de quoi défendre mon honneur.

Arrête un peu, souffre que je te baise,
Pour rafraîchir cette amoureuse braise,
Qui m'arde le cœur, et qu'en cent mille lacs
Ton col aimé j'enlace de mes bras.

Mais où fuis-tu ! tu n'as ni mât, ni voile,
Robes, habits, ni chemises, ni toile
Pour te vêtir, ni vivres pour manger :
Attends au moins, vagabond étranger,
Que je t'en donne, afin que la famine
Ne te consomme errant sur la marine.

Ainsi tu vois que bénin est mon cœur,
Le tien de fer, acéré de rigueur,
Inexorable, impitoyable et rude,
Qui pour le bien m'uses d'ingratitude,
Cœur de lion, de tigre et de rocher,
A qui l'on peut justement reprocher
Qu'étant issu du genre Sisyphide,
Bien ne te plaît que fraude et qu'homicide. »

A tant se tut : mais Ulysse toujours,
Sans s'émouvoir, dola par quatre jours
Tillac, carène, et les fentes étoupe
De lente poix : il cheville la poupe,
Ferre la proue, et poussant plus avant
Sa barque en mer, courbe la voile au vent,
Le jour cinquième, et laissa loin derrière
Ile, déesse, et larmes et prière.

Ces vers, Baïf, ami des bons esprits,
Je chante au lit quand la fièvre m'a pris,
Pour mieux charmer le chagrin qui me ronge,
Me consolant (soit que je veille ou songe)
Par poésie, et ne veux autre bien :
Car, ayant tout, sans elle je n'ai rien.


JOACHIM DU BELLAY

(1522-1560)

RÉFÉRENCES À L'ODYSSÉE DANS LES REGRETS

Contraint de rester pendant quatre années à Rome, loin de son "petit Liré", Du Bellay, dans les sonnets des Regrets (n°26, 31, 40, 88, 130), se compare volontiers à Ulysse condamné à vivre loin d'Ithaque.

n°40 – Un peu de mer tenait le grand Dulichien [Dulichium faisait partie des propriétés d'Ulysse]
d'Ithaque séparé; l'Apennin porte-nue
et les monts de Savoie à la tête chenue
me tiennent loin de France au bord Ausonien.
[Ausonien = italien]

Certes Du Bellay sait qu'il n'a rien des qualités du héros que fut l'Ulysse antique : il n'a ni sa force physique, ni son esprit rusé. Et puis aucune divinité n'est là pour le guider, alors qu'Ulysse était protégé par Pallas-Athéna.

n°40 – Je ne suis des plus fins; sa finesse est connue.
Les siens, gardant son bien, attendaient sa venue;
mais nul en m'attendant ne me garde le mien.
Pallas sa guide était; je vais à l'aventure.
Il fut dur au travail; moi tendre de nature.

À Rome, il doit affronter aussi "mille périls" qui ressemblent aux épreuves auxquelles fut soumis Ulysse dans le détroit de Sicile.

n°26 – Si celui qui s'apprête à faire un long voyage
doit croire cestui-là qui a ja voyagé
et qui des flots marins longuement outragé
tout moite et dégouttant s'est sauvé du naufrage
[…] donc je t'avertis que cette mer romaine
de dangereux écueils et de bancs toute pleine
cache mille périls et qu'ici, bien souvent,
trompé du chant pipeur des monstres de Sicile
pour Charybde éviter tu tomberas en Scylle
si tu ne sais nager d'une voile à tout vent.

Lui aussi il doit lutter contre les Sirènes pour ne pas se retrouver "esclave du vice", pour ne pas être transformé en pourceau, alors qu'il ne dispose pas de ce "moly" qui avait permis à Ulysse d'échapper aux charmes de Circé.

n°88 – Qui choisira pour moi la racine d'Ulysse [le "moly" donné par Mercure]
Et qui me gardera de tomber au danger
Qu'une Circe en pourceau ne me puisse changer
Pour être à tout jamais fait l'esclave du vice ?

Comme Ulysse, Du Bellay était obsédé par le désir de revoir sa "terre nourrice" et d'y finir sa vie dans la paix retrouvée.

n°130 – Et je pensais aussi ce que pensait Ulysse
qu'il n'était rien plus doux que voir encor un jour
fumer sa cheminée et, après long séjour,
se retrouver au sein de sa terre nourrice.

n°31 – Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage […]
Et puis est retourné, plein d'usage et raison,
vivre entre ses parents le reste de son âge!

Ulysse, lui, a pu enfin rentrer à Ithaque; mais Du Bellay ne sait pas quand il pourra revoir la France.

n°40 – A la fin il ancra sa navire à son port;
je ne suis assuré de retourner en France.

Et puis, revenu chez lui, il a été, comme Ulysse, confronté à « mille soucis mordants »

n°130 – Je me réjouissais d'être échappé au vice,
aux Circes d'Italie, aux Sirènes d'amour
et d'avoir rapporté en France à mon retour
l'honneur que l'on s'acquiert d'un fidèle service.
Las, mais après l'ennui de si longue saison
mille soucis mordants je trouve en ma maison
qui me rongent le coeur, sans espoir d'allégeance.

Ulysse a trouvé à Ithaque des prétendants qui convoitaient son épouse et ses biens; Du Bellay, lui aussi, a trouvé des "haineux" et s'est aperçu "qu'on mange son bien pendant qu'il est absent" (sonnet "A son livre") ; mais il se sent bien incapable de se venger comme le fit Ulysse.

n°40 – Il fit de ses haineux une belle vengeance;
pour me venger des miens je ne suis assez fort.

A moins que son ami Dorat ne lui inspire contre eux des vers satiriques qui seraient pour lui comme l'arc d'Ulysse.

n°130 – Adieu doncques, Dorat, je suis encor Romain
si l'arc que les neuf soeurs te mirent en la main
tu ne me prête ici, pour faire ma vengeance.


JEAN DE LA LA FONTAINE

(1621-1695)

a transformé pour le Duc de Bourgogne l'épisode d'Ulysse chez Circé (Fable XII, 1)

 

LES COMPAGNONS D'ULYSSE

Les Compagnons d'Ulysse, après dix ans d'alarmes,
Erraient au gré du vent, de leurs sorts incertains.
Ils abordèrent un rivage
Où la fille du dieu du jour,
Circé, tenait alors sa cour.
Elle leur fit prendre un breuvage
Délicieux, mais plein d'un funeste poison.
D'abord ils perdent la raison ;
Quelques moments après, leur corps et leur visage
Prennent l'air et les traits d'animaux différents :
Les voilà devenus ours, lions, éléphants ;
Les uns sous une masse énorme,
Les autres sous une autre forme ;
Il s'en vit de petits : exemplum ut Talpa.
Le seul Ulysse en échappa.
Il sut se défier de la liqueur traîtresse.
Comme il joignait à la sagesse
La mine d'un héros et le doux entretien,
Il fit tant que l'Enchanteresse
Prit un autre poison peu différent du sien.
Une Déesse dit tout ce qu'elle a dans l'âme :
Celle-ci déclara sa flamme.
Ulysse était trop fin pour ne pas profiter
D'une pareille conjoncture.
Il obtint qu'on rendrait à ces Grecs leur figure.
"Mais la voudront-ils bien, dit la Nymphe, accepter ?
Allez le proposer de ce pas à la troupe."
Ulysse y court et dit :" L'empoisonneuse coupe
A son remède encore ; et je viens vous l'offrir :
Chers amis, voulez-vous hommes redevenir ?
On vous rend déjà la parole."

Le Lion dit, pensant rugir :
"Je n'ai pas la tête si folle.
Moi renoncer aux dons que je viens d'acquérir ?
J'ai griffe et dent, et mets en pièces qui m'attaque.
Je suis roi : deviendrai-je un Citadin d'Ithaque ?
Tu me rendras peut-être encor simple Soldat :
  Je ne veux point changer d'état."

Ulysse du Lion court à l'Ours : "Eh, mon frère,
Comme te voilà fait ! Je t'ai vu si joli !
– Ah vraiment nous y voici,
Reprit l'Ours à sa manière.
Comme me voilà fait ! comme doit être un Ours.
Qui t'a dit qu'une forme est plus belle qu'une autre ?
Est-ce à la tienne à juger de la nôtre ?
Je me rapporte aux yeux d'une Ourse mes amours.
Te déplais-je ? va-t'en, suis ta route et me laisse :
Je vis libre, content, sans nul soin qui me presse ;
Et te dis tout net et tout plat :
Je ne veux point changer d'état."

Le Prince grec au Loup va proposer l'affaire ;
Il lui dit, au hasard d'un semblable refus :
"Camarade, je suis confus
Qu'une jeune et belle Bergère
Conte aux échos les appétits gloutons
Qui t'ont fait manger ses moutons.
Autrefois on t'eût vu sauver la bergerie :
Tu menais une honnête vie.
Quitte ces bois et redevien(s)
 Au lieu de Loup, Homme de bien.
– En est-il ? dit le Loup : Pour moi, je n'en vois guère.
Tu t'en viens me traiter de bête carnassière :
Toi qui parles, qu'es-tu ? N'auriez-vous pas, sans moi,
Mangé ces animaux que plaint tout le village ?
Si j'étais Homme, par ta foi,
Aimerais-je moins le carnage ?
Pour un mot quelquefois vous vous étranglez tous :
Ne vous êtes-vous pas l'un à l'autre des Loups ?
Tout bien considéré, je te soutiens en somme
Que scélérat pour scélérat,
Il vaut mieux être un Loup qu'un Homme :
Je ne veux point changer d'état."

Ulysse fit à tous une même semonce ;
Chacun d'eux fit même réponse,
Autant le grand que le petit.
La liberté, les lois, suivre leur appétit,
C'était leurs délices suprêmes ;
Tous renonçaient au los des belles actions.
Ils croyaient s'affranchir selon leurs passions,
  Ils étaient esclaves d'eux-mêmes.

La Fontaine s'est inspiré de La Circé, dialogues par Giambattista Gelli (1498-1563) publiés en 1549.

Ulysse, s'en retournant en Grèce après le siège de Troie, fut emporté par la tempête après avoir été jeté par les vents contraires en quantité de pays différents. Il vint enfin aborder en l'île de Circé, laquelle le reçut avec de grandes marques de tendresse. Il y reste donc quelque temps par le bon traitement et les faveurs qu'il reçoit d'elle tous les jours. Mais enfin le désir de revoir sa patrie l'oblige de lui demander la permission de partir et il la supplie en même temps de vouloir rendre la forme humaine à tous les Grecs qu'elle avait métamorphosés en différents animaux, afin de les pouvoir emmener avec lui et les rendre à leur pays qui était le sien.
Circé lui accorde ce qu'il lui demande, mais à condition toutefois qu'il n'emmènera que ceux qui consentiront à le suivre, et que les autres demeureront dans l'état où ils se trouvent, pour achever leur vie sous la figure des bêtes dans lesquelles elle les a transformés. Et afin qu'Ulysse puise savoir leurs sentiments sur cette affaire, elle leur accorde à chacun la faculté de parler comme quand ils étaient hommes.
Ulysse cherche par toute l'île, et engage un dialogue successivement avec une huître, une taupe, un serpent, un lièvre, un bouc, une biche, un lion, un cheval, un chien, un veau. Tous lui font connaître, par beaucoup de raisons qu'ils allèguent, qu'ils aiment beaucoup mieux demeurer dans l'état où ils se trouvent que de reprendre leur première forme. A la fin il en trouve un, métamorphosé en éléphant, qui, considérant la grandeur de l'homme, les avantages que son entendement lui donne au-dessus des autres animaux, souhaite de le redevenir, ce qui fait qu'on lui rend sa forme humaine.
Et ensuite, ayant reconnu la toute puissance de Dieu, qui est un attribut particulier à l'hornme, et lui ayant rendu grâces de ses bontés, ils s'en retournent avec joie ensemble en leur pays.


CONSTANTIN CAVAFY

(1863-1933)

Ithaque

Traduction de Marguerite Yourcenar

Ἰθάκη

Σὰ βγεῖς στὸν πηγαιμὸ γιὰ τὴν Ἰθάκη,
νὰ εὔχεσαι νἆναι μακρὺς ὁ δρόμος,
γεμάτος περιπέτειες, γεμάτος γνώσεις.

Τοὺς Λαιστρυγόνας καὶ τοὺς Κύκλωπας,
τὸν θυμωμένο Ποσειδῶνα μὴ φοβᾶσαι,
τέτοια στὸν δρόμο σου ποτέ σου δὲν θὰ βρεῖς,
ἂν μέν᾿ ἡ σκέψις σου ὑψηλή, ἂν ἐκλεκτὴ
συγκίνησις τὸ πνεῦμα καὶ τὸ σῶμα σου ἀγγίζει.

Τοὺς Λαιστρυγόνας καὶ τοὺς Κύκλωπας,
τὸν ἄγριο Ποσειδώνα δὲν θὰ συναντήσεις,
ἂν δὲν τοὺς κουβανεῖς μὲς στὴν ψυχή σου,
ἂν ἡ ψυχή σου δὲν τοὺς στήνει ἐμπρός σου.

Νὰ εὔχεσαι νά ῾ναι μακρὺς ὁ δρόμος.
Πολλὰ τὰ καλοκαιρινὰ πρωϊὰ νὰ εἶναι
ποὺ μὲ τί εὐχαρίστηση, μὲ τί χαρὰ
θὰ μπαίνεις σὲ λιμένας πρωτοειδωμένους·

νὰ σταματήσεις σ᾿ ἐμπορεῖα Φοινικικά,
καὶ τὲς καλὲς πραγμάτειες ν᾿ ἀποκτήσεις,
σεντέφια καὶ κοράλλια, κεχριμπάρια κ᾿ ἔβενους,
καὶ ἡδονικὰ μυρωδικὰ κάθε λογῆς,
ὅσο μπορεῖς πιὸ ἄφθονα ἡδονικὰ μυρωδικά.

Σὲ πόλεις Αἰγυπτιακὲς πολλὲς νὰ πᾷς,
νὰ μάθεις καὶ νὰ μάθεις ἀπ᾿ τοὺς σπουδασμένους.
Πάντα στὸ νοῦ σου νἄχῃς τὴν Ἰθάκη.
Τὸ φθάσιμον ἐκεῖ εἶν᾿ ὁ προορισμός σου.

Ἀλλὰ μὴ βιάζῃς τὸ ταξείδι διόλου.
Καλλίτερα χρόνια πολλὰ νὰ διαρκέσει.
Καὶ γέρος πιὰ ν᾿ ἀράξῃς στὸ νησί,
πλούσιος μὲ ὅσα κέρδισες στὸν δρόμο,
μὴ προσδοκώντας πλούτη νὰ σὲ δώσῃ ἡ Ἰθάκη.

Ἡ Ἰθάκη σ᾿ ἔδωσε τ᾿ ὡραῖο ταξίδι.
Χωρὶς αὐτὴν δὲν θἄβγαινες στὸν δρόμο.
Ἄλλα δὲν ἔχει νὰ σὲ δώσει πιά.

Κι ἂν πτωχικὴ τὴν βρῇς, ἡ Ἰθάκη δὲν σὲ γέλασε.
Ἔτσι σοφὸς ποὺ ἔγινες, μὲ τόση πείρα,
ἤδη θὰ τὸ κατάλαβες ᾑ Ἰθάκες τί σημαίνουν.

ITHAQUE

Quand tu partiras pour Ithaque,
souhaite que le chemin soit long,
riche en péripéties et en expériences.

Ne crains ni les Lestrygons, ni les Cyclopes,
ni la colère de Neptune.
Tu ne verras rien de pareil sur ta route si tes pensées restent hautes,
si ton corps et ton âme ne se laissent effleurer
que par des émotions sans bassesse.

Tu ne rencontreras ni les Lestrygons, ni les Cyclopes,
ni le farouche Neptune,
si tu ne les portes pas en toi-même,
si ton cœur ne les dresse pas devant toi.

Souhaite que le chemin soit long,
que nombreux soient les matins d'été,
où (avec quelles délices !) tu pénètreras
dans des ports vus pour la première fois.

Fais escale à des comptoirs phéniciens,
et acquiers de belles marchandises :
nacre et corail, ambre et ébène,
et mille sortes d'entêtants parfums.
Acquiers le plus possible de ces entêtants parfums.

Visite de nombreuses cités égyptiennes,
et instruis-toi avidement auprès de leurs sages.
Garde sans cesse Ithaque présente à ton esprit.
Ton but final est d'y parvenir,

mais n'écourte pas ton voyage :
mieux vaut qu'il dure de longues années,
et que tu abordes enfin dans ton île aux jours de ta vieillesse,
riche de tout ce que tu as gagné en chemin,

sans attendre qu'Ithaque t'enrichisse.

Ithaque t'a donné le beau voyage :
sans elle, tu ne te serais pas mis en route.
Elle n'a plus rien d'autre à te donner.

Même si tu la trouves pauvre, Ithaque ne t'a pas trompé.
Sage comme tu l'es devenu à la suite de tant d'expériences,
tu as enfin compris ce que signifient les Ithaques.

 


Charles MAURRAS

(1868-1952)

Le Mystère d'Ulysse

 
Debout sur son vaisseaux près de ses compagnons
Quand le dur laboureur de l'humide sillon,
Le héros préféré de Pallas et d'Homères,
A médité l'avis que les Morts lui donnèrent,
L'aurore déchirant de célestes pâleurs,
Sur le rire des eaux jette le vent des fleurs
Et dore l'île basse où languit la Sirène:
Si le vent l'y conduit, si le courant l'y traîne,
Ulysse a consenti que son cœur soit tenté
Du prix de la sagesse ou de la volupté.
 
Vous me lierez, dit-il, au mât de mon navire.
Sur le brasier qui meurt il amollit la cire
Et d'abord, à chacun la versant tour à tour,
Lui referme l'oreille et le fait comme un sourd.
Ils sont ainsi sauvés de l'embûche de l'onde :
A quelque enlacement de caresses profondes
Que les veuille attirer le perfide concert,
L'ignorance les garde où le savant se perd.
 
Souverain roi des Dieux, maître de toute chose
Le banc de la galère où ta loi me dépose
Porta jadis Ronsard et son ami Bellay.
Tout ainsi que pour eux, à ta justice il plaît
Qu'au repli de l'oreille une clôture épaisse
Interdise mon âme aux voix de la déesse
Et qu'à peine enfermé dans l'étroite prison,
Solitaire et déchu de l'empire des sons,
Dans l'ombre du cachot qu'habite le silence,
Un autre chant sonore et fluide s'élance,
Des maîtresses des Dieux redise la beauté,
Des héros fils des Dieux la générosité,
Et rende, comme il faut, la justice ou l'hommage
Aux poètes sacrés pères de tous les sages:
Mais comment ce beau choeur à l'esprit pur inné
De charnelle amertume est-il empoisonné?
Si tu m'as épargné la pointe douloureuse
Qu'élève contre Ulysse une voix langoureuse,
Quelle intime Sirène à la mer a jeté
La fleur de ma jeunesse et la simplicité?
D'où viennent ces accents dont le mystère double
La beauté qui m'émeut d'un charme qui me trouble
Et de fausses couleurs a terni pour toujours
La figure et l'esprit de l'idéal amour?
Quel est ce maléfice, ô Muse intérieure!
Si prompte à raffiner la tristesse des heures
Que ton délice même, à son plus beau moment,
Tremble, hésite et finit par avouer qu'il ment.
Néanmoins, que tu sois l'amie ou l'ennemie,
Résonne, ma Sirène, à la fibre endormie
Si, par toi seule, hélas! mon âme a répondu
Au signe que mon corps n'avait pas entendu.
 
Mais toi qui saisis tout sans perdre une parole,
Mon Ulysse enchaîné sur ton vaisseau qui vole
Par l'âpre volonté d'entendre et de savoir
Tout ce qu'ont répandu de promesse ou d'espoir
Les véritables chants de la nymphe marine,
Goûte au poison de feu qu'en de mâles poitrines
Cette gorge immortelle a versé comme un vin
Qui les transfigurât dans le rire divin:
Leurs os blanchis, brillant dans l'épaisseur de l'herbe,
Sont tout ce qu'a laissé de l'honneur de sa gerbe
La moisson des héros avant l'heure tranchés
Et, seule ayant joui du fruit qu'elle a fauché,
Le doux monstre accroupi sur l'antique rivage
Au calme de la mer accorde son visage
Et trouble avidement de son appel menteur
La course du navire et du navigateur.
Tu l'entends à ton tour, ô malheureux Ulysse!
Le charme est assez fort pour que ton cœur faiblisse
Et , déjà seul et nu comme le veut l'amour,
Condescende à crier à tes matelots sourds
De rompre, d'arracher les noeuds qui t'ensanglantent,
Que tu puisses nager vers l'île étincelante
Où l'aveu délirant du désir indompté
Fait le chant le plus doux que la terre ait porté:
 
- Aborde à ma prairie, Ulysse magnanime,
N'es-tu point fatigué d'ensemencer le flot
Et, du courroux des Dieux dangereuse victime,
D'exténuer en vain tes pauvres matelots?
 
Habiles à tisser un nuage de gloire,
Les conseils de Pallas étendent ton erreur.
Ont-ils assez menti! Tu ne peux plus les croire,
Viens à la vérité qui t'ouvre le bonheur.
 
Je t'apprendrai le sort de tes compagnons d'armes
Sur les champs du carnage où beaucoup sont restés,
Des veuves du Troyen je te dirai les larmes
Au premières douceurs de leur captivité.
 
Ton roi des rois succombe au lit de l'infidèle
Qui du lambeau de pourpre enveloppa son fer:
Il entend résonner les maisons paternelles
De plus de trahison que n'en punit l'enfer.
 
Ne crains pas que j'oublie une épouse obstinée
Sur l'antique olivier de vos jeux nuptiaux:
Elle n'a rien subi que le vol des années,
Mais, Ulysse, elle ignore et tes biens et tes maux!
 
Mon cœur est plus savant que la Muse elle-même
Que Mémoire sa mère instruisit tout au plus
Du bruit de vos combats et de tes stratagèmes:
Où se tait votre histoire elle ne chante plus.
 
Je ris de son silence et de toi je m'empare!
L'impure Océanide au soleil languissant
Du plus sage des Grecs dit le songe barbare
Et l'âcre volupté qui lui brûle le sang.
 
Comme le Dieu d'en bas qu'a voulu Proserpine
Est du Tartare noir au grand jour emporté,
J'élève au ciel sacré des paroles divines
Ce qui rampe et mugit dans tes obscurités!
 
Puissé-je t'emporter au delà de ton âme!
O captif entravé des formes d'un destin,
Toi-même as découvert aux cendres de ta flamme
Les Ulysses nombreux que ta rigueur éteint:
 
Pourquoi serrer ta vie à la maigre colonne
Où Sagesse et Vertu t'enchaînent de leurs noeuds?
Il reste à consoler, plus faibles que personne,
Ces Ulysses troublés, déments ou furieux.
 
Le peuple des désirs agite la nature,
Mais un chemin qui monte au-dessus de la mer
Tôt ou tard les conduit au centre des figures
Que les Dieux en dansant décrivent dans l'éther
 
Par delà ces flambeaux, esclaves magnifiques
Réduits à tournoyer dans l'orbe d'une loi,
Mon cœur t'épanouit et mon regard t'explique
Les belles libertés qui sont faites pour toi.
 
Résigne les fardeaux, ton sceptre, ta couronne
Et ta coque de noix sur les flots écumeux!
A ton cœur tout puissant mon être s'abandonne
Voici le myrte pâle et les roses de feu:
 
J'ai si longtemps rêvé dans cette solitude
Des plus tendres secrets à toi seuls découverts,
Que le sourire aigu de ma béatitude
Engage l'esprit pur aux noces de la chair.
 
Viens! Nos lits d'algue sèche et de menthe flétrie,
Des quatre vents du ciel embrasés nuit et jour,
Gémirent trop longtemps des lourdes rêveries
Qu'au désir ajoutait la crainte de l'amour:
 
Tous les flots en passant m'avaient promis ta voile,
Ne m'as-tu pas cherchée aux confins de la mort?
Quelque trait soit parti de jalouses étoiles,
Je te disputerais à la haine du sort.
 
O triste favori de l'écume sauvage,
C'est moi qui t'avertis de ton unique bien:
Hélas! nous fuirais-tu de rivage en rivage,
Je t'aurai dit ton âme, et le reste n'est rien!
 
Telle, ô sons de cristal, ô notes d'or liquide,
Telle, et plus doucement, arrache la perfide
A ton cœur fasciné l'inutile sanglot.
Quelques-uns ont rougi d'entre tes matelots,
Mais tous épouvantés du souffle qui t'appelle,
Te chargeant à l'envi d'une entrave nouvelle,
Ont fait force de bras vers le pâle horizon
Où doit fumer un jour le toit de ta maison.
 
Depuis, qu'un soleil dore ou qu'une lune argente
La creuse immensité de la plaine changeante,
Dans l'asile secret des ombres de ton cœur
Nul écho ne répond qu'à la molle langueur
Des plaintes d'un soupir et des larmes d'un songe.
S'il faut qu'à tes palais la course se prolonge,
Le regret douloureux qui te hante a le goût
D'une liqueur d'oubli qui se préfère à tout.
Mais tu ne frémis plus que la bonté des brises
Ait cessé de sourire à ta longue entreprise:
Qu'importe que des flots l'inutile tourment
Heurte précipité contre ton bâtiment!
De leur gouffre salé, commune sépulture,
Emergé seul et nu sur un tronc de mâture,
Le soin de te garder et de te soutenir
Est-il évanoui dans l'amer souvenir
De la haute beauté qui gonfle ta mémoire?
Aux fleuves infernaux ceux qui sont allés boire
Disputent s'ils ont lu sur les tables d'airain
Le sort qui te délivre ou le sort qui t'étreint.
 
Aborde Calypso, profane la déesse
Et fuis! L'aulne et le pin que ton art lie et dresse
Grondent de remporter dans le trouble des mers
Un cœur inassouvi des maux qu'il a soufferts.
Qui le rassasiera? Ton ennemi Neptune
Découvre le radeau qui porte ta fortune
Et le trident brandi sur les flots irrités
Egale à ses fureurs ton infélicité
Jusqu'à ce que, surgie entre l'onde et l'étoile,
La fille de Cadmus t'enveloppe du voile
Qui te fera dompter les flots retentissants
De tes bras vigoureux et de tes reins puissants
Et d'écueil en écueil embrasser le rivage
Où, te dissimulant sous un lit de feuillage,
Comme un feu recouvert par quelques bûcherons,
Tes membres et ton corps épuisés dormiront
Trois nuits, trois jours, comptés de couchant en aurore,
Et, comme en t'éveillant tu souffriras encore,
O trois et quatre fois heureux, gémiras-tu,
Quiconque a renoncé l'implacable vertu
Et, du cyprès amer s'il a cueilli sa rose,
Là-bas sur la prairie où les ânes reposent
De tant de matelots qui moururent d'amour,
A laissé la fatigue et les soucis du jour!
Aux rois plus qu'aux sujets la servitude humaine,
Économe des biens, est prodigue de peines.
 
O naufragé battu par le flot du destin,
Ombre dure opposant aux clartés du matin
Tes sursauts douloureux de fureur et d'envie,
Tu n'as point relâché les rênes de ta vie
Et ni Nausicaa, ni le divin chanteur,
Ni les sages vieillards de leurs peuples pasteurs,
Ni le vaisseau qui sut retrouver ta patrie
Mais que nul n'a revu dans la verte Schérie,
Ni, sur le sol sacré, ta déesse aux yeux clairs
Quand elle eut délivré du mensonge de l'air
Les rochers de Phorcys et les vergers d'Ithaque,
Ton vieux chien mort d'amour, ni ton beau Télémaque,
Rien ne peut alléger, tout appesantira
Ton cœur mélancolique et ton farouche bras:
Malheur aux étrangers qui, rongeant tes domaines,
Menacent du flambeau la couche de la reine!
Contre ces insensés qu'aveugla leur désir,
Tu viens comme l'épieu qu'acheva de durcir
Dans le four embrasé la langue de la flamme:
Ayant brûlé ton cœur et resserré ton âme,
Tu veux te délivrer de toi-même en frappant.
 
La chaste Pénélope ou la mère de Pan,
L'épouse vertueuse ou la reine infidèle
Au faîte des palais espère ou tremble-t-elle,
Pendant que des degrés à l'angle de la cour
L'arc que nul ne tendit se décharge à coups sourds,
Et la corde en vibrant jette un cri d'hirondelle?
Vos temps sont arrêtés, ô têtes criminelles!
Un dard inopiné qui vola tout d'abord
Au jeune Antinoüs a présenté la mort.
Il la reçoit debout, comme il prenait la coupe:
Le mieux né, le plus beau de l'insolente troupe
Ainsi de tout son long sur la terre est couché,
La poitrine béante et le poumon tranché.
Polybe, Amphimédon, Eurymaque suivirent
Tous les trois arrivés par le même navire
Qui ne chargera plus pour repasser la mer
Que le fardeau sanglant des os et de la chair.
Tel un troupeau parqué, proie à peine vivante,
Le reste bat les murs aux crocs de l'épouvante
Et, quand le trait l'atteint, s'écroule en vomissant
Dans l'épaisse liqueur des viandes et du sang
Cet esprit qui s'en va dans le royaume inane
Où le maître d'en bas fait la couche des Mânes.
 
Héros, es-tu content? Tes ennemis sont morts
Et, la terre pieuse ayant caché les corps,
Douze femmes feront la plainte funéraire.
Mais, pour avoir uni l'opprobe à l'adultère,
Sur un câble tendu de douze noeuds coulants,
Par le cou délicat de ces beaux corps tremblants,
Vers les oiseaux du ciel en grappe vengeresse
Tu leur feras porter la peine des traîtresses
Sans que leurs pieds légers frémissent trop longtemps.
 
Tu veux te reposer, ô mon Ulysse? Attends!
Quand, lavé, parfumé dans tes belles piscines
Tu t'es purifié de la houle marine,
Ithaque saluant aux degrés de l'autel
Tes yeux, ta chevelure et ton pas d'Immortel,
La volonté de Ceux qui font que tu revoies,
Brillante, et ses yeux doux pleins de larmes de joie,
L'intacte Pénélope, et ton père et ton fils,
Juge que tes travaux n'ont pas encor suffi
A les dédommager du coût de ta victoire:
Les morts que tu gorgeas du sang des brebis noires
N'ont-ils pas annoncé qu'il faudrait repartir?
Pars donc, acquitte-toi! Tâche de découvrir
Au delà du couchant, sous le tombeau des flammes,
Les peuples ignorant l'usage de la rame
Qui, la voûte des cieux sur le front s'abaissant,
Se traînent ou, ployés, rampent en gémissant.
Par ces confins perdus, si les astres le veulent,
Retrouve le chemin du toit de tes aïeules
Et doute qu'aujourd'hui plus qu'hier ou demain
Le Pire ou le Meilleur appartienne aux humains:
Pour s'être mesurée aux plus hautes Puissances
Ta fortune est le prix de ton obéissance,
Mais tu ne serais pas leur docile vainqueur
Si tu n'entretenais au secret de ton cœur
Assez de vénéneux regrets et d'amertume
Pour estimer la vie au poids de son écume
Et vouloir en tout temps lui porter coup pour coup.
Sûr de n'y rien laisser si ton cœur ose tout!
Que te font les combats, l'Océan, l'incendie
Et le plus ou le moins d'humaine perfidie?
La parfaite beauté qui s'est montrée à toi
N'aura fleuri qu'un jour ni chanté qu'une fois,
Mais ton esprit lui doit toute sa nourriture
Et c'est elle qui tient dans ta main froide et sûre
La pique du guerrier, la barre du marin
Et le bâton noueux du pauvre pèlerin.
 
Dis nous ton plus beau jour, Ulysse, je te prie,
Quand, revenu mourir en ta belle patrie
Tu gravis, appuyé sur ta crosse à clous d'or,
La tribune de marbre à la pointe du port:
Là tu t'assieds, afin que les sujets d'Ulysse
En retour de l'impôt reçoivent la justice,
Tu les accueilles tous, aucun n'est rebuté,
L'existence a mûri ton amère bonté.
Bientôt en s'écoulant la pauvre multitude
Entre la mer et toi refait la solitude,
Et l'antique unité de vos deux éléments
Sur la vague de pourpre affleure sourdement.
Le pilote muet de l'invisible barque
Approche, il resplendit d'un ordre de la Parque
Qui de cette journée allongera l'espoir
Au delà du rayon de l'étoile du soir.
Les Dieux ont accordé ce que ton cœur demande,
Un autre arc que celui que tu tendis se bande
Sous l'horizon doré, dans le jour amorti,
Et le trait du profond de l'abîme est sorti
Qui, t'apportant la paix de sa pointe de flamme,
T'oriente déjà sur les routes de l'Ame
Où, l'esprit déchargé de ton corps soucieux,
Dansant comme un satyre et riant comme un dieu,
Tu n'arrêteras plus de voir et de connaître!
 
Guide et maître de ceux qui n'eurent point de maître
Ou, plus infortunés que leur guide trompa,
Donne-leur d'inventer ce qu'ils n'apprirent pas,
Ulysse, autre Pallas, autre fertile Homère,
Qui plantas sur l'écueil l'étoile de lumière
Et redoublas les feux de notre firmament!
L'amour même, l'amour qui traîna le tourment
D'Hélène et de Pâris en un même désastre,
A ton ciel agrandi fidèle comme un astre,
Rayonne la beauté de ton enseignement
Et la postérité lit sur tes monuments
Quelle sainte vertu, quelle raison divine
Enchaînèrent ton cœur dans ta triste poitrine :
 
O CŒUR, APAISE TOI ! GOUTE JUSQU'À DEMAIN
L'UNE OU L'AUTRE RIGUEUR DE TON SORT INHUMAIN.
DEMAIN LES ARTS SAVANTS NÉS DE L'INTELLIGENCE
COURONNENT TA DOULEUR, ÉPURENT TA VENGEANCE.
IL TE SERA PERMIS, O GRAND CŒUR IRRITÉ,
DE TIRER TOUT SON FRUIT DE LA CALAMITÉ.

publié dans La Revue Universelle, XII, 22, 15 février 1923


GEORGES BRASSENS (1921-1981)

Brassens ne croyait pas dans la vertu des Pénélopes modernes

Toi, l'épouse modèle, le grillon du foyer,
Toi, qui n'as point d'accroc dans ta robe de mariée,
Toi, l'intraitable Pénélope,
En suivant ton petit bonhomme de bonheur,
Ne berces-tu jamais, en tout bien tout honneur,
De jolies pensées interlopes,
De jolies pensées interlopes ?

Derrière tes rideaux, dans ton juste milieu,
En attendant l'retour d'un Ulyss' de banlieue,
Penchée sur tes travaux de toile,
Les soirs de vague à l'âme et de mélancolie,
N'as tu jamais en rêve, au ciel d'un autre lit,
Compté de nouvelles étoiles
Compté de nouvelles étoiles ?

N'as-tu jamais encore appelé de tes vœux
L'amourette qui passe, qui vous prend aux cheveux,
Qui vous compte des bagatelles,
Qui met la marguerite au jardin potager,
La pomme défendue aux branches du verger,
Et le désordre à vos dentelles,
Et le désordre à vos dentelles ?

N'as-tu jamais souhaité de revoir en chemin
Cet ange, ce démon, qui, son arc à la main,
Décoche des flèches malignes,
Qui rend leur chair de femme aux plus froides statues,
Les bascule de leur socle, bouscule leur vertu,
Arrache leur feuille de vigne,
Arrache leur feuille de vigne ?

N'aie crainte que le ciel ne t'en tienne rigueur,
Il n'y a vraiment pas là de quoi fouetter un cœur
Qui bat la campagne et galope !
C'est la faute commune et le péché véniel,
C'est la face cachée de la lune de miel
Et la rançon de Pénélope,
Et la rançon de Pénélope.

 


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