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DES LIEUX ET DES HOMMES

par François HARTOG

dans Homère, L'Odyssée,
traduction, notes et postface de Philippe Jacottet,
La Découverte, p. 455-469

Et la mer à la ronde roule son bruit de crânes sur les grèves... (Saint-John Perse)

L'Odyssée n'est ni une géographie de la Méditerranée, ni un récit de voyage, ni une enquête ethnographique, ni la mise en vers et en musique d'instructions nautiques (phéniciennes ou autres). Elle raconte le retour de celui qui "pendant des années erra [...] souffrant beaucoup d'angoisse dans son âme sur la mer", de celui qui, en réponse à une interrogation du roi Alcinoos, affirme qu'il n'est "qu'un mortel", le plus malheureux peut-être. La mer est là, omniprésente et détestée : mer des bourrasques soudaines et des naufrages nocturnes, qui emporte le marin vers une mort piteuse. Navigateur, Ulysse l'est, et plus que d'autres, mais navigateur malgré lui, ne rêvant ni d'aubes en mer ni "d'îles plus vertes que le songe".

La mer est à la fois une et diverse : en elle cohabitent plusieurs espaces, hétérogènes, qu'elle sépare plus qu'elle ne réunit, mais qu'Ulysse, roulé par la houle du large, finit par parcourir tous. Or cette interminable traversée est plus qu'un simple parcours de lieux proches ou lointains, humains ou non ; par elle et à travers elle s'esquisse en effet une anthropologie homérique ou épique, voire grecque (dans la mesure où Homère a été le "maître" de la Grèce): la place des hommes mortels sur terre, la condition de ceux que le poème appelle "les hommes mangeurs de pain".

* *

Le monde des hommes mangeurs de pain, d'où vient Ulysse et où il veut faire retour inlassablement, est celui d'Ithaque, de Troie, de Pylos, de Sparte, d'Argos et de bien d'autres terres encore. Là s'étend "la terre donneuse de blé" et paissent les gras troupeaux; là s'inscrivent les "travaux des hommes : les champs où il faut peiner pour faire pousser les céréales qui, moulues et cuites, forment la moelle de l'homme". Avec le pain, on mange la viande des animaux sacrifiés et on boit le vin : tout festin exige ces nourritures véritablement humaines.

Cultivé, l'espace est aussi socialisé. En règle générale, l'homme n'y est ni seul ni isolé ; il vit, de préférence, avec d'autres, dans une "ville"; il prend place dans une généalogie et il appartient à un oikos, qui est tout à la fois une demeure, un système familial et une structure du pouvoir. Y fonctionnent plusieurs pratiques d'échanges: la guerre, plus souvent razzia ou piraterie que bataille rangée, mais occupation honorable et ordinaire des nobles ; le festin, tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre, ou chez le roi qui, lui, tient table ouverte; l'hospitalité, réglée entre nobles par l'échange de présents, le don appelant, en retour, le contredon; l'échange des femmes. Existe aussi une mémoire sociale, dont les gardiens et les producteurs tout à la fois sont les aèdes : en leurs chants vit la gloire (kleos) des héros qui ne sont plus.

Ce monde est séparé de l'espace divin. Les hommes mangent nourritures de mortels, les dieux nourritures d'immortels ; même si Ulysse acceptait l'immortalité que Calypso, la nymphe, lui offre, Zeus s'opposerait à cette transgression de son ordre. Aux dieux (invisibles à leurs yeux), les hommes doivent offrir des sacrifices; pour l'avoir oublié, Ménélas est retenu en Égypte; Ulysse, aux dires de Zeus, l'emporte, sur tous les mortels, par son intelligence, mais aussi par sa générosité envers les dieux. Sacrifier est donc le propre de l'homme, ce qui implique que hors de l'espace humain des mangeurs de pain le sacrifice sera impossible ou n'aura aucun sens.

C'est enfin un espace limité. Au-delà de la "terre des blés", et vers le haut, se déploie le ciel, dit parfois de bronze et séjour des immortels; en deçà, vers le bas, s'ouvrent la maison d'Hadès et le pays des morts.

Là où s'arrêtent les grèves et où brise la houle commence la mer, inévitable et dangereuse; espace tout à la fois familier et autre que plusieurs mots désignent : als, le bord, la zone des rouleaux qu'il faut franchir quand on met un bateau à l'eau, avant de le mouiller en eau profonde ; le bras de mer (limnê) ; pelagos, la mer libre, ouverte, et la haute mer, pontos ; laitma enfin, le gouffre de la mer, le grand large, où le navire a chances de s'abîmer. La haute mer est "sans limite", "stérile(?)", "gonflée de vagues", "sombre"... : autant d'adjectifs qui suggèrent la crainte du large.

Elle appartient, avant tout, à Poséidon. C'est lui qui, fermant à Ulysse le chemin du retour, en fait un "prisonnier" de la mer. Il est "le grand Poséidon qui met en branle la terre et la mer stérile, celui à qui les dieux ont attribué le double privilège d'être dompteur de chevaux et sauveur de navires" (Hymne homérique à Poséidon) ; ou tout aussi bien celui qui les perd. Armé de son trident, il déchaîne les bourrasques et soulève la mer, ou bien l'apaise et fait souffler une légère brise. Il veut qu'on lui rende hommage par des sacrifices appropriés, avant l'appareillage et à l'escale. Constamment présent dans l'Odyssée, il est le père de Polyphème, le maître (anax) des Pyiliens et des Phéaciens, il se plaît aux banquets des Éthiopiens. Dieu de la mer, mais pas marin : ni la construction des navires ni la navigation, en tant que techniques, ne l'intéressent. Ces savoirs sont du ressort d'Athéna, qui, par là, intervient dans le domaine marin : elle est celle qui sait construire et conduire les navires rapides, ces "chevaux de la mer"; de même qu'elle guide la main du charpentier pour qu'il "taille droit", de même elle guide la main du pilote, pour qu'il "gouverne droit".

Car le maître mot du pilotage est ithunein, aller droit. Le bon pilote sait aller droit sur cet espace sans cesse en mouvement : il sait aller droit alors que le vent refuse ou tourne, il sait aller droit alors que les points de repère, eux-mêmes, sont constamment labiles; il sait maintenir droite la route du navire quand, soudain, se déchaîne la bourrasque des vents, venus de toute aire, qui emportent le navire. Car, s'il existe sur mer des "chemins humides", ils ne sont jamais tracés à l'avance et disparaissent au fur et à mesure que s'efface la trace du sillage. À chaque traversée on les réinvente et ils peuvent être perdus à tout instant. Le bon pilote doit posséder une forme d'intelligence, rapide comme la mer elle-même, que les Grecs appellent métis, intelligence souple et rusée, prompte à s'adapter aux circonstances et à saisir l'occasion, qui va lui permettre de tracer la route et de trouver le passage (poros) : "C'est métis qui permet au pilote sur la mer lie-de-vin de mener droit la nef rapide toute secouée de vents" (Iliade, XXII, 316-317). Ulysse, plus que tous les autres héros, possède cette intelligence-là, lui "l'inventif", l'homme à la métis multiple, mais plus que tous les autres il a, retenu sur la mer, souffert à "la recherche des passages".

Dans la "mer brumeuse" où il navigue, le pilote, pour se repérer, dispose du soleil, des étoiles et des vents dominants. La course du soleil est l'axe fondamental; la marque même, pour le voyageur, de l'égarement est de ne plus reconnaître le levant, eôs, du couchant, zophos. Mais eôs et zophos sont bien plus que deux points cardinaux: ils délimitent des zones, des étages et des espaces différents ; eôs est le point où le soleil, surgissant chaque matin d'Océan, apparaît sur l'horizon, mais aussi toute la zone des levers (apparents) du soleil ; mais encore le jour, c'est-à-dire toute la portion d'espace qui va d'est en ouest en passant par le sud ; la région qu'éclaire le soleil, le haut, le monde d'en haut, celui des vivants, le monde de Zeus. Zophos, au contraire, pointe le couchant, mais aussi tout l'espace qui va de l'ouest à l'est en passant par le nord; le monde· sans soleil, le bas, celui des morts et de la demeure d'Hadès. Et la mer peut vous perdre dans ces espaces, pour ainsi dire par-delà elle-même, dans l'invisible.

Mais, sans même sortir du monde des hommes mangeurs de pain, apparaissent des zones, de plus en plus lointaines, que délimitent les voyages et leurs récits. En premier lieu, celle que balise le voyage de Télémaque d'Ithaque à Pylos, et les récits de Nestor racontant son retour depuis Troie jusqu'à Pylos ; ne s'y rencontre aucune trace du passage d'Ulysse.

C'est pourquoi Nestor l'envoie plus loin, à Sparte. Si Sparte appartient pleinement à l'espace des hommes, Ménélas, lui, est revenu de pays d'où l'on n'espère point rentrer / une fois que vous ont entraîné les tempêtes / au-delà d'une mer que les oiseaux ne peuvent / repasser dans l'année, tant elle est périlleuse et vaste" (III, 319-322). Mais, même dans ce monde des lointains, Ulysse reste invisible: ce n'est que par la médiation du Vieux de la mer, Protée, que Ménélas apprendra qu'Ulysse, vivant, est retenu en mer. Cet espace est celui des voyages de Ménélas et des contes crétois (les histoires que débite Ulysse, travesti, à son retour à Ithaque). Encore suffisamment proche et déjà lointaine, la Crète, située "au milieu de la mer vineuse", y occupe en effet une place importante: devant Eumée, Ulysse peut, avec vraisemblance, se faire passer pour Crétois et raconter qu'Ulysse, en faisant voile pour Troie, au détour du cap Malée, a été rejeté en Crète ; de même une partie de la flotte de Ménélas, surprise sous le Malée, est allée s'abîmer sur la côte crétoise.

Ulysse (le Crétois) est allé à Troie, en Égypte, en Phénicie et a finalement atterri chez les Thesprotes, qui doivent le passer à Ithaque. Ménélas a, lui aussi, connu la Phénicie, l'Égypte et son fleuve, ce pays des simples et des médecins, la Libye "où les agneaux naissent cornus"... Au-delà encore commence la zone des confins, celle des "derniers" hommes (eschatoi) : les Éthiopiens, que seul Ménélas visite, les Cimmériens et les Phéaciens qu'Ulysse est seul à reconnaître. Hommes, puisque mortels, mais ils sont un peu plus que des hommes, par leur situation, leur genre de vie ou leur rapport avec les dieux.

Si tout le monde, peu ou prou, navigue, la mer a ses professionnels : marchands, pirates et passeurs tout à la fois et dans des proportions variables. Les pires, totalement exclus du monde héroïque et de ses valeurs, sont les Phéniciens, marins rapaces et fourbes, qui sillonnent la mer pour trafiquer de tout, toujours prêts à voler et à violer. Comme l'a éprouvé Eumée, enlevé de Syros et vendu à Laërte, dont il devint le porcher. Comme l'a enduré Ulysse, qui prétend avoir été abandonné à Ithaque par des Phéniciens, qui devaient le mener de Crète à Pylos. Ce sont eux, en somme, les passeurs officiels et toujours intéressés. Jouent aussi ce rôle les Thesprotes, mais seulement dans les contes crétois où ils occupent une position homologue à celle des Phéaciens, dans l'espace des récits : ils ont recueilli le héros et doivent le ramener, mais, comme les Phéniciens, ils peuvent toujours décider de vendre leur passager. Croisent aussi, mystérieux, les Taphiens et leur roi Mentès ; "amis des rames" et "pirates".

Cet espace marin comporte un véritable sas : le cap Malée, haute falaise au sud du Péloponnèse que déborde l'île de Cythère. Télémaque ne le double pas, et sa route ne coupe jamais le sillage d'Ulysse. Nestor, la piété incarnée, le franchit sans même s'en apercevoir. Mais, si le passage est fermé, débutent les errances sur la mer "à la houle nombreuse": comme l'endure Ménélas dont la flotte, privée de pilote, est dispersée dans les lointains et chez "les hommes d'autres langues". Comme l'endure, plus que tous, Ulysse, qui rejeté du Malée, et emporté neuf jours durant par les vents de mort, atterrit finalement chez les Lotophages, dans un espace autre. Le Malée est bien ce sas où tout se joue. Le cap Malée ou d'un espace l'autre : de celui des hommes mangeurs de pain à l'espace non humain des récits chez Alcinoos.

* *

De l'autre côté du cap Malée, Ulysse débouche dans un ailleurs, même si la mer demeure la même, au moins apparemment, et même s'il n'y a pas solution de continuité complète entre ce nouvel espace et les marges du monde des mortels : les Éthiopiens, les Cimmériens, les Phéaciens, chacun à leur façon, relèvent de l'un et de l'autre. En règle générale, cet espace non humain et envers du précédent sera non cultivé, non socialisé et indélimité.

Débarqué dans l'île de Circé, Ulysse grimpe sur une éminence dans l'espoir de découvrir des champs cultivés, mais il n'aperçoit qu'une fumée s'élevant, au loin, du milieu d'un bois épais. Or la fumée n'est pas un indice suffisant d'humanité, comme Ulysse et ses compagnons en ont déjà fait l'épreuve chez les Cyclopes ou les Lestrygons et comme ils vont encore en faire, sous peu, l'expérience avec Circé elle-même. Chacune des escales dans le monde des récits leur réserve, en réalité, la même déconvenue: jamais la terre n'est travaillée (mais il arrive qu'elle produise d'elle-même, comme à l'âge d'or) ; quand existe l'élevage, comme chez les Cyclopes ou les Lestrygons, jamais il n'est associé à l'agriculture. Aussi, dans cet espace où manger la nourriture des hommes est impossible, quand les provisions de bord sont épuisées et que la faim tord les ventres, ne reste-t-il que la chasse (et la pêche). Mais chasser pour manger le produit de sa chasse n'a rien de glorieux et peut même être dangereux, quand on traite comme du gibier des animaux qui ne sont pas vraiment sauvages ou, pire encore, quand, bravant l'interdit, on abat des bêtes qui appartiennent à un dieu : les vaches du Soleil, apparemment nourriture véritablement humaine, en réalité totalement interdite (XII, 340-425).

Les êtres qui peuplent cet espace mangent, telles Circé ou Calypso, nourriture de dieux; mangent des fleurs comme les sympathiques Lotophages ; mangent volontiers des hommes, quand ils en attrapent ou en pèchent. Ainsi les Lestrygons, ces rudes géants et ce goinfre de Polyphème, dont l'ordinaire est plutôt constitué de lait et de fromage. Il faudra attendre la Phéacie, mais Ulysse sera désormais seul, pour retrouver les champs et le pain des hommes.

Cet espace est celui de la solitude et de l'isolement : personne n'a commerce avec qui que ce soit. Calypso vit seule dans sa grotte, à l'écart des autres dieux, et même Hermès, leur messager, ne l'a encore jamais vue. Circé, seule elle aussi, transforme en animaux tous ceux qui l'approchent. Les Cyclopes "habitent le haut des montagnes / en des antres profonds, chacun y fait la loi / dans sa famille et reste insoucieux des autres". Éole vit bouclé en son île de bronze et ses fils épousent ses filles. Les Lestrygons ont bien une ville avec une agora, mais, apparemment, ils ne se réunissent que pour leur festin cannibale.

Ulysse, à plusieurs reprises, se demande s'il débarque chez des gens "violents et des sauvages sans justice / ou des hommes hospitaliers, craignant les dieux". La réponse ne fait, bien entendu, aucun pli, car c'est un monde où l'hospitalité n'est guère de mise. Ignorée par les Lestrygons, moquée par Polyphème, qui explique tranquillement à Ulysse que lui, Cyclope, n'a que faire du Zeus de l'hospitalité, mais qu'en guise de présent d'hospitalité et en échange de son nom (ce don appelant le contre-don, comme il est de règle entre hôtes de même rang) il le mangera le dernier, elle est feinte par Circé qui, recevant les gens d'Ulysse, leur fait boire une drogue d'oubli, avant de les transformer en porcs.

Ce monde, sans socialité véritable, est immobile, sans passé et sans mémoire : c'est un monde de l'oubli que nul aède itinérant n'habite : le lotos est une fleur d'oubli et la drogue de Circé un pharmakon qui efface le souvenir de la patrie. Circé ou Calypso chantent, tout en tissant, mais nul n'entend leurs chants; Éole et les siens festoient à longueur de journée, mais leur perpétuel banquet ignore ce qui en fait la joie et l'ornement, le chant de l'aède: aussi Ulysse doit-il raconter lui-même, point par point, la prise d'ilion. Davantage dans cet espace la "vue" des aèdes, tels Phémios ou Démodocos, ne porte pas. La Muse l'inspirant, Démodocos l'aveugle chante les peines des Achéens devant Troie, comme s'il avait été "présent en personne", mais des tribulations d'Ulysse, au loin sur la mer brumeuse et chez les sauvages, il ne "tisse" aucun chant. Chantant les hauts faits des héros, l'aède est le maître du kleos, à la fois gloire et mémoire; or l'espace non humain est, fondamentalement, a-kleos, dépourvu de gloire: le héros qui a le malheur d'y être entraîné n'a rien à y gagner et tout à y perdre, jusqu'à son nom. De cet espace d'angoisse et d'oubli, le seul aède est finalement Ulysse, qui toujours se souvient : Alcinoos compare son muthos, le récit de ses aventures, au chant véridique de l'aède, mais, précisément, Ulysse n'est pas un aède: ce n'est pas la Muse qui l'enseigne, il a enduré dans son corps et il a vu de ses yeux tout ce qu'il raconte. Les Muses, filles de Zeus et de Mémoire, sont absentes de l'espace des récits, ou, plutôt, les seules Muses qu'on y croise sont les Sirènes, mais elles sont Muses de la mort et de l'oubli.

Dans cet espace inconnu, la science du pilote n'est que de peu de recours et il n'est pas de véritable navigation. On a davantage besoin d'un guide (pompê). Ulysse aborde chez Circé sous la conduite d'un dieu ; il en va de même pour l'atterrissage en Cyclopie, où il fait, en plus, nuit noire : "nous abordâmes là ; quelque dieu devait nous conduire/dans les ténèbres de la nuit, car on n'y voyait rien /: un brouillard dense entourait les bateaux [...] Ainsi personne n'avait pu voir l'île". Ulysse est jeté, de nuit, par un dieu sur la grève de Calypso. Et, pour qu'il réussisse finalement à prendre pied à Schérie, il faut l'intervention d'Athéna (exceptionnelle) sur les vents et le talisman d'Ino, Autant de détails narratifs qui font valoir le caractère inaccessible de tous ces lieux où l'on aborde sans le savoir (la nuit, alors qu'un marin, découvrant l'approche d'une terre inconnue, la rangerait à bonne distance, en attendant l'aube) et sans le vouloir (naufrage).

Entre ces divers lieux inaccessibles n'existe pas réellement de route, permettant de passer de l'un à l'autre : non pas îles sporadiques que séparent de vastes étendues d'eaux, mais simple juxtaposition de lieux ; d'un lieu l'autre, sans transition, ou, plutôt, par la seule transition d'une formule, jointure, plusieurs fois réemployée, de deux épisodes : "Nous reprîmes alors la mer avec tristesse. / Nous atteignîmes un pays". Parfois, la transition ménage un temps de parcours, mais il ne s'agit jamais que d'un temps formulaire : après neuf jours de navigation ou de dérive, arrivée le dixième jour chez les Lotophages ou chez Calypso, ou le vingtième en terre phéacienne ; en revanche, il suffira d'une journée, du lever au coucher du soleil, pour passer de l'île de Circé aux bords de cette limite du monde qu'est Océan.

Monde sans retour pour qui s'y est malgré lui aventuré, l'espace des récits est hétérogène et indélimité : ni les dieux ni les morts ne sont très loin. Sans doute les dieux d'En Haut résident-ils sur l'Olympe, en ce lieu d'éternelle clarté, à l'écart des mouvements de l'air, de la terre et des eaux, point fixe et immobile (asphalés) ; ils n'ont, par conséquent, guère de goût pour cet espace, secoué des vents et battu des houles, qu'Hermès n'a aucun plaisir à franchir, quand il lui faut aller prévenir Calypso de la décision de Zeus. Mais, précisément, Calypso et Circé sont déesses, exilées peut-être, esseulées, mais déesses, mangeant nourriture de dieu; contrairement à l'habitude des dieux, elles se laissent voir par de simples mortels; toutefois, Circé, quand elle le veut, peut échapper aux regards ; déesse, Calypso obéit aux dieux, les mâles, qui ne sauraient permettre qu'une déesse vive avec un mortel. Plus généralement, dans cet espace non cultivé, nul n'accomplit de sacrifice, nul n'est tenu par cette pratique qui règle les rapports entre les dieux et les hommes ; en répétant le partage de l'animal rituellement sacrifié, ces derniers se reconnaissent comme mangeurs de pain et comme mortels. Cette absence est donc le signe d'un espace autre, voisin du monde de l'âge d'or où coexistent fort bien sauvagerie et proximité avec les dieux, ainsi que l'exprime tout crûment Polyphème : "Les Cyclopes n'ont pas souci du Porte-égide / ni des dieux bienheureux : nous sommes les plus forts".

Embarqué au matin et sans qu'il soit besoin de pilote, Ulysse quitte Circé, le pays de l'aurore et des levers du Soleil pour, poussé par un vif Borée, atteindre le même soir aux bords extrêmes du fleuve Océan, lui-même limite du monde, et au pays de l'ombre. Là, le navire tiré au sec, il faut encore cheminer, en direction de la maison d'Hadès, jusqu'au confluent des fleuves infernaux. Comme il est impossible de descendre plus bas, sous peine de franchir "les portes d'Hadès", c'est ensuite au rituel de prendre le relais : libations d'usage, égorgement d'un agneau et d'une brebis noirs, la tête tournée vers l'Érèbe, et holocauste à Hadès et Perséphone. Tout aussitôt surgissent les ombres des disparus, attirées par le sang ; "la peur verte" saisit Ulysse qui doit, le glaive à la main, leur interdire d'approcher, jusqu'à ce que Tirésias, le devin, le seul à avoir, en ce lieu d'oubli, conservé son "esprit", ait bu. Ce sang est pour les morts, ces têtes sans force, comme une "vie" d'un instant, qui permet la reconnaissance et la conversation, avant de redescendre, ombres parmi les ombres, dans l'Érèbe profond. Mais, même ainsi revigoré, le mort n'est qu'un simulacre, avec qui tout contact physique est impossible : à trois reprises, Ulysse cherche à embrasser sa mère, mais en vain ; insaisissable, elle n'a que la semblance d'un songe. Saisi, à nouveau, par "la peur verte", à l'idée que Perséphone pourrait lui dépêcher "la tête gorgonéenne" du monstre terrifiant, Ulysse décampe prestement : vivant avancé jusqu'à l'extrême bord du pays des morts, il ne saurait regarder Gorgô, l'effroyable gardienne dont la seule vue pétrifie [1].

Mais il n'est pas dans son lot de franchir déjà les portes d'Hadès, il n'est pas non plus dans son lot de rester prisonnier en la mer brumeuse, il doit sortir, à la fin, de cet espace sans retour, mais seul, après un dernier naufrage et grâce aux Phéaciens, les passeurs infaillibles. Ils sont en effet à la croisée des espaces, le non-humain et celui des mangeurs de pain. Mortels, ils ont, comme eux, des champs cultivés et ils sacrifient. Leurs festins s'ornent du chant de l'aède. Ils pratiquent l'hospitalité et reconnaissent Zeus hospitalier. Nausicaa n'est pas encore mariée, mais il n'est pas question de lui faire épouser, comme chez Éole, un de ses frères : Ulysse ferait même un bon gendre pour Alcinoos. Athéna, pour la première fois, est à nouveau directement présente (même si son oncle, Poséidon, est le "seigneur" des Phéaciens), alors que l'espace des récits lui était jusqu'alors fermé. Mortels donc d'entre les mortels.

Mais ils sont aussi les "derniers" des hommes; n'ayant commerce avec personne et regardant avec suspicion l'étranger, depuis que Nausithoos les a installés à l'écart, loin des Cyclopes trop remuants, leurs voisins de jadis. Contrairement à Ithaque, société bloquée où toute la socialité se désagrège, Schérie est une communauté en accord avec elle-même, où tout se passe dans la joie et la bonne humeur: Alcinoos est plus un maître de banquets, qui fait succéder aux chants les danses et les jeux, qu'un roi régnant "par la force". C'est une société qui ignore la violence et la guerre, où il n'y a ni héros ni kleos, où la mort de tant de guerriers devant Troie n'a été filée par les dieux, selon Alcinoos, que pour fournir aux hommes de l'avenir des chants. On y travaille la terre, mais le verger du roi est bien proche de l'âge d'or et son palais, merveilleux; on sacrifie, mais les dieux honorent souvent ces banquets de leur présence, car les Phéaciens sont "proches des dieux". Alcinoos et Arété sont mari et femme, mais aussi frère et sœur : incestueux donc.

Chants, danses, mais aussi le maniement de la rame, voilà à quoi excellent les Phéaciens. Tout chez ces armateurs et jusqu'à leur nom est en effet tourné vers la mer. À l'instar des Phéniciens, en visite sur toute mer, ils sont des marins professionnels, mais, au rebours des Phéniciens, ils n'échangent rien, ne trafiquent de rien, se contentant de leur fonction de passeurs scrupuleux : vivant en somme pour, et non par la mer.

Leurs navires magiques savent d'eux-mêmes où ils doivent se rendre: "Ils franchissent promptement le gouffre de la mer / couverts d'un voile de brouillard ; et nous ne craignons pas/qu'ils subissent jamais une avarie ou un naufrage." Marins de Poséidon et non d'Athéna, les Phéaciens n'ont que faire des savoirs du pilote et du gouvernail pour "aller droit". Appareillant au coucher du soleil, ils transportent Ulysse, endormi d'un sommeil "tout pareil au calme de la mort", et voguent, plus vite que l'épervier, d'une course "égale et sûre"; et la traversée s'achève, non pas au lever du jour, mais alors qu'il fait encore nuit, avant le crépuscule, dans l'anse de Phorcys, port bien abrité et séjour des Naïades, espace lui-même double et donc point de contact possible entre l'espace des récits et celui des hommes mangeurs de pain. S'en retournent alors ces passeurs nocturnes, aux vaisseaux dédaigneux des vents et des vagues, vers leur destin. Mais, quoi qu'il en soit finalement de leur sort, que Poséidon achève ou non sa menace, les Phéaciens immobilisés ou disparus, il n'y a plus désormais de passeurs entre les deux espaces : Ulysse est le dernier à avoir fait le voyage et l'Odyssée n'est pas répétable.

* *

La vie est douce comme le miel et la mort toujours détestable; mais il y a plusieurs façons de mourir. Le héros accepte de mourir au combat, de franchir les portes d'Hadès et de l'oubli, pourvu qu'il obtienne, en échange, le kleos, qu'il vive par le chant des aèdes et dans la mémoire sociale du groupe. Achille, choisissant de mourir devant Troie, renonce au retour (nostos) chez les siens, mais gagne, il le sait, une "gloire impérissable". À côté de cette mort héroïque, au premier rang des combattants, la mort en mer est complète épouvante, car l'homme perd tout sans la moindre contrepartie : la vie, le retour, mais aussi son kleos et jusqu'à son nom. Plus grave encore, il a beau avoir perdu la vie, il n'est pas véritablement mort. Car, aussi longtemps qu'il n'a pas reçu les honneurs funèbres, son ombre erre "vainement devant la demeure d'Hadès aux larges portes" (Iliade, XXIII, 74), sans pouvoir en franchir le seuil. Et cette âme, pour l'heure sans lieu, risque en retour d'être une menace pour les vivants : Elpénor, laissé sans sépulture dans l'île de Circé, demande à Ulysse, arrivant chez Hadès, de ne pas omettre de lui rendre les derniers devoirs auxquels il a droit : "Ne pars pas en m'abandonnant sans sépulture / et sans larmes, attirant [sur toi] la colère des dieux, mais brûle-moi [...] dresse-moi un tombeau sur les rives de la mer grise / pour qu'il rappelle un malheureux aux hommes à venir" (XI, 72-75).

Voilà pourquoi Ulysse, tout près de la noyade dans la mer démontée, peut regretter de n'être pas mort devant Troie, auprès du cadavre d'Achille, car il aurait reçu là-bas les honneurs funèbres et les Achéens auraient "emporté" son kleos. C'est aussi pourquoi Télémaque aurait trouvé moins cruelle sa mort à Troie, car il aurait eu son tombeau et, "à son fils, il eut encore légué sa haute gloire". Mais, au lieu d'être consumé rituellement par la flamme du bûcher, son cadavre outragé a servi de pâture aux chiens, aux oiseaux ou aux poissons, et au lieu qu'aient pu être recueillis, pour les ensevelir, les os blancs, "ses ossements blancs pourrissent peut-être à la pluie / quelque part sur la terre, à moins que les flots ne les roulent" (I, 161-162). Ni mort ni vivant, mais disparu, Ulysse, comme le dit encore Télémaque a été emporté "sans gloire" (akleiôs) par les Harpyes, ces vents de tempête et de mort, et il s'en est allé invisible (aistos) et ignoré (apustos).

Aussi le voyage de Télémaque a-t-il un double but : se mettre en quête du kleos de son père, de ce qui, chez les hommes, se dit de lui ; mais aussi, au cas où il viendrait à rencontrer quelqu'un qui l'a "vu" mourir, tout aussitôt rentrer à Ithaque, pour lui élever un tombeau (sêma) et lui rendre les honneurs funèbres. Car, même si ce sêma n'est qu'un cénotaphe, il "signifie" qu'Ulysse est mort et, se dressant comme une pierre de mémoire, il est le signal visible, pour les hommes à venir, de son kleos. Ainsi Ménélas, dans la lointaine Égypte où il est retenu, dresse un tombeau à son frère, Agamemnon, "pour que jamais sa gloire ne s'éteigne". Attester et inscrire dans le paysage la mort d'Ulysse aurait, en outre, pour effet de débloquer la situation à Ithaque: s'ouvrirait véritablement la compétition pour Pénélope et pour la royauté, et Télémaque, en héritier légitime, pourrait prendre appui sur la "gloire" de son père.

Toute sa vie, et jusqu'à en mourir, le héros lutte pour échapper à la foule des "sans nom". Or la mort en mer réduit à néant ses efforts: hors de l'espace des hommes, dans le monde sans gloire de la mer, la mort est disparition anonyme. Apprenant l'embarquement de Télémaque, Pénélope demande s'il veut "que le monde oublie jusqu'à son nom" (IV, 710). Dans l'espace humide des récits, le kleos d'Ulysse, son nom, n'a, pour ainsi dire, pas cours (sinon par l'intermédiaire d'anciennes prédictions faites ici ou là) : son nom "de gloire" (kluton), comme il l'apprend à Polyphème, y est, en effet, "Personne". Même s'il ne peut s'empêcher, au risque d'être fracassé avec son équipage par les rochers lancés par l'aveugle, de revendiquer finalement, en son nom propre, l'exploit de lui avoir échappé : noblesse oblige. C'est seulement en Phéacie, où Démodocos chante le cheval de Troie et les ruses d'Ulysse, qu'il va pouvoir habiter à nouveau son nom d'homme et, en réponse à Alcinoos lui disant que nul n'est "tout à fait privé de nom", décliner son identité : "Je suis Ulysse, fils de Laërte, dont les ruses / sont fameuses partout et dont la gloire touche au ciel."

Si Ulysse errant sur mer n'est personne, ou n'est plus personne, Télémaque, lui, ne sait pas bien qui il est : "Ma mère dit que je suis bien son fils, mais moi, je n'en sais rien" (I, 215-216). Ni les assurances de Pénélope ni la ressemblance avec son père, si frappante aux yeux de Mentès, de Nestor ou de Ménélas, ne suffisent à l'assurer de sa filiation : fils d'Ulysse ou fils de personne?

Existe pourtant un lieu de l'espace non humain où le nom d'Ulysse a cours : la prairie des Sirènes. Elles connaissent Ulysse, elles savent les souffrances endurées devant Troie, elles savent "ce qui advient sur la terre féconde", chez les hommes donc. De leur chant clair, elles charment (et trompent) qui s'approche; mais c'en est alors fait pour lui du retour : pris au piège de ce désir de savoir, il restera à pourrir sur le rivage, sans sépulture, oublié. Car ces Muses de mort, contrairement aux vraies Muses, qui, grâce aux chants des aèdes, confèrent aux héros morts une vie "impérissable", n'offrent que l'oubli de la mort. En les écoutant (comme s'il entendait un aède le chanter après sa mort), le héros perd tout: le kleos et le nostos, la gloire et le retour.

Mais, pour finir, Ulysse gagnera tout, retour et gloire : pilleur de Troie, il revient à Ithaque où il tue, par la "force", les prétendants. Car, même haï de Poséidon, il ne devait pas connaître une mort piteuse par une nuit de tempête. Mais, sitôt de retour, il lui faudra partir à nouveau, une rame sur l'épaule, vers le pays des gens qui ignorent la mer, jusqu'à ce qu'un passant s'inquiète de savoir pourquoi il chemine ainsi avec une pelle à grains sur l'épaule. Là, il plantera sa rame dans le sol et offrira un sacrifice à Poséidon. Puis, revenu à Ithaque et devenu vieux, la mort, lui annonce Tirésias, "viendra te chercher / hors de la mer, une très douce mort qui t'abattra / affaibli par l'âge opulent" (XI, 134-136). Hors de la mer, ex halos, c'est-à-dire une mort "loin, à l'écart de la mer", mais on peut aussi comprendre, et on a en effet compris, "une mort qui vient de la mer". "Loin de la mer", et Ulysse est celui qui ne songe qu'à revenir "vivre entre ses parents le reste de son âge". "Venue de la mer", et il peut être alors celui qui, dans l'Odyssée de Kazantzakis, après s'être construit un dernier esquif en forme de cercueil, s'embarque pour l'ultime voyage [2]. Par-delà l'Odyssée et ses espaces, cette ambiguïté permet au nom d'Ulysse d'autres voyages, dans l'espace littéraire.

Novembre 1981


1. Il y a un autre séjour des morts, les Champs Elysées : à la fois olympien et océanien, aux confins de la terre et sans saison excessive, où est Rhadamante et où Ménélas ira après sa mort (IV, 563-569).

2. Le romancier et poète grec Nikos Kazantzakis (1883-1957) a composé une immense "suite" aux aventures d'Ulysse, riche de plus de 30 000 vers. Trad. française par J. Moatti Fine, Plon, Paris, 1971.

 


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