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Thémiseul de Saint-Hyacinthe

LA CONFORMITÉ DES DESTINÉES


Léonice alla un jour se promener avec son petit chien au bord d'un bois peu éloigné de son château. Comme elle marchait tranquillement, ce petit animal, qui courait de côté et d'autre, pénétra dans le bois et revint vers sa maîtresse tout effaré et en aboyant de toutes ses forces. Cette belle personne ne fit d'abord aucune attention aux courses ni aux cris de son petit chien ; mais, voyant enfin qu'il s'obstinait à retourner au même endroit, elle eut la curiosité d'aller voir de quoi il était effrayé.

Ce qui causait sa peur n'était qu'à vingt pas dans le bois, derrière un gros buisson découvert de tous côtés. Mais quelle fut sa surprise de voir, derrière le buisson, un cavalier étendu par terre et baigné dans son sang ! Les cheveux de Léonice se hérissèrent, les jambes lui manquaient, elle sentit une sueur froide : peu s'en fallut qu'elle ne perdît tout sentiment.

Cependant, la première émotion étant passée et Léonice revenant à soi, elle pensa que c'était peut-être quelqu'un qui avait été attaqué par des voleurs et que, dans l'état présent, loin de pouvoir faire du mal, cet inconnu n'avait besoin que de secours. Sa vue même était plus propre à inspirer de la compassion que de la crainte et, quoique la pâleur de la mort couvrît son visage, cela n'empêchait pas qu'il ne parût un homme de distinction et d'une très belle figure.

Léonice approcha courageusement du blessé, lui parla. Mais il n'avait ni des yeux pour voir, ni des oreilles pour entendre. Léonice alors ne songea qu'à hâter les secours qu'elle pouvait lui donner. Elle commença par chercher les blessures et les bander de manière qu'elle pût arrêter le sang qui en coulait. L'une de ces blessures était au milieu du corps, l'autre au sein. Elle se servit de son mouchoir et de celui du cavalier ; mais, n'ayant pu suffire, elle déchira un morceau de sa propre chemise pour bander suffisamment les plaies, parce que sa robe était de soie et qu'elle avait ouï dire que la soie envenimait les blessures.

Après ces premiers soins, Léonice ne songea plus qu'aux moyens de faire transporter le blessé au château. Elle y courait chercher du secours lorsqu'elle vit venir deux hommes et une femme qui allaient à un village voisin. Elle les appela et, les ayant informés de quoi il s'agissait, elle envoya la femme au château dire de sa part qu'on allât promptement quérir deux médecins et deux chirurgiens dans deux endroits différents et mena les deux hommes vers le Cavalier, afin de le transporter sans différer. L'un de ces hommes avait par bonheur sous son bras deux sacs vides, de sorte qu'en coupant dans le bois deux fortes perches, qu'on passa au travers de ces sacs joints l'un au bout de l'autre, on fit une espèce de brancard fort doux. Ils mirent dessus le cavalier et le transportèrent ainsi doucement au château, où la dame qui l'avait toujours accompagné le fit d'abord mettre dans son lit, parce que sa chambre était au rez-de-chaussée. En attendant l'arrivée des médecins, elle eut soin de faire prendre queques cordiaux à son malade. Attentive à tout, elle ordonna à ses femmes de lui faire promptement du linge et, comme il ne pouvait être sitôt fait, elle lui fit mettre une de ses chemises.

Cependant le Cavalier restait toujours sans connaissance et Léonice, ayant envie de savoir qui il était, fouilla dans ses habits pour voir s'il n'y avait point de papiers qui pussent le lui apprendre. Elle trouva quelques lettres pour des personnes de Paris ; mais, comme elles étaient cachetées, elle eut la discrétion de ne pas les ouvrir : elle aurait plutôt resté dans son incertitude que de se satisfaire par une curiosité qu'on ne doit jamais se permettre. Cependant, continuant à chercher, elle trouva des papiers qui n'étaient pas cachetés : l'un était une route avec quelques adresses, l'autre une lettre de crédit sur un banquier ; cette lettre lui apprit que le cavalier s'appelait Dom Alexandre de Mendosa.

Quelque temps après, les médecins et les chirurgiens arrivèrent. Ils examinèrent les blessures du Cavalier, sondèrent les plaies et tous assurèrent qu'il en reviendrait si quelqu'autre accident fâcheux ne survenait pas. La dame est reçut la nouvelle avec joie. Elle fit rester les médecins et les chirurgiens pour être nuit et jour à portée de donner leurs soins au malade. Comme la perte de son sang était la cause de sa faiblesse, on espéra qu'avec beaucoup de ménagement et de soins on lui ferait dans peu recouvrer les forces qu'il avait perdues.

Peu d'heures après, un domestique nommé Maurique arriva et dit qu'on lui avait appris que son maître était dans le château.

Les espérances qu'on avait données de la santé de Mendosa ne furent pas vaines : la prudence des médecins, l'habileté des chirurgiens, la tranquillité et la bonne nourriture rétablirent en moins de quinze jours le cavalier. Ses charmes renaissaient avec sa santé : déjà il pouvait soutenir de petites conversations d'une demi-heure, où son esprit paraissait avantageusement. La dame, charmée de voir que ses secours réussissaient si bien, avait une attention extrême à adoucir, par tout ce qu'elle pouvait imaginer, l'état où il se trouvait. Une tendre compassion l'animait ; elle était attentive à ne lui parler que de choses agréables ; elle lui faisait entendre de petits concerts ou venait elle-même jouer du luth auprès de lui. Quand il fut en état de manger, elle eut la complaisance de faire servir auprès de son lit et de venir lui faire compagnie avec ses femmes et les médecins.

Mais une action remarquable c'est que cette dame ne demandait jamais au Cavalier par quelle aventure il avait été si cruellement maltraité. Ce ne fut que plus de six semaines après le jour fatal où il avait été blessé que Dom Mendosa, étant dans un salon avec Léonice, l'instruisit des circonstances de ce malheur. Voyant alors sa santé assez raffermie pour ne point craindre qu'une révolution pût le faire tomber dans quelque accident fâcheux, elle lui demanda comment et pourquoi il avait été attaqué dans le bois. Cet accident, dit Mendosa, est la suite d'une cruelle aventure que j'ai eue à Séville et qui me fait quitter la Cour d'Espagne pour toujours.

Léonice ne lui demandait rien de plus ; mais le cavalier, jugeant bien que ce n'était que par discrétion, reprit la parole et continua ainsi : « Cette aventure, Madame, n'est pas absolument indigne de votre curiosité. Vos bontés pour moi exigent une entière confiance et, quoique ce récit ne puisse me rappeler que les idées les plus tristes, il est pourtant nécessaire que j'y pense souvent et que je cherche dans la cause même de mes malheurs le sujet de ma consolation. » À ces mots, il soupira en regardant Léonice et commença ainsi le récit de ses aventures.

* *

J'étais amoureux d'une fille de Séville, que l'appellerai Elvire (permettez, Madame, que je cache son véritable nom). À l'éclat de la naissance elle joignait celui des richesses et toutes les grâces de la beauté. Un parti si brillant attirait une foule d'amants empressés. Mes biens et mes titres me firent préférer à tous mes rivaux et j'eus lieu de me flatter qu'une tendre sympathie parlait en ma faveur à l'objet qui m'avait inspiré la plus violente de toutes les passions. J'étais près de me voir uni à cette belle personne que l'amour m'aurait fait préférer à tout l'Univers. Quel était mon bonheur ! On me l'avait accordée : on me regardait déjà, chez son père, non comme un amant de la fille, mais comme un fils.

Elvire était grande, parfaitement bien faite, son air était noble. Permettez, Madame, que je fasse son portrait, non par un tendre souvenir (j'en suis bien éloigné), mais seulement parce que la nature lui avait fait des dons qu'elle accorde rarement. Les grâces rendaient toutes ses actions aimables. Elle avait les cheveux noirs ; les yeux étaient bleus et fort grands ; ses regards modestes, sa physionomie spirituelle, le nez parfaitement bien fait, la bouche riante, les dents extrêmement belles ; son teint blanc et uni avait moins de rose que de lys, ce qui lui donnait un air de langueur et de douceur très touchant. L'habit d'Amazone lui seyait si bien qu'elle l'aimait plus que tout autre. Elle savait manier un cheval avec adresse : la chasse était le plaisir qui l'engageait le plus.

J'avais une terre assez près de Séville. La maison était bâtie au milieu d'une forêt : je priai le père de ma maîtresse de l'y amener chasser. Il n'en fit point de difficulté : les paroles étant données pour notre mariage, elle pouvait, sans être blâmée, l'accompagner chez moi. Le jour étant pris, j'avais fait orner ma maison de tout ce qui était capable de la rendre agréable. Ma sœur, qui était élevée dans une abbaye voisine, n'étant point connue dans le monde, je jugeai qu'elle et ses compagnes pourraient contribuer aux divertissements que je méditais pour cette journée. Ma sœur était d'une beauté comparable à celle d'Elvire : une de mes tantes alla chercher ces jeunes personnes au couvent et prépara tout ce que j'avais projeté.

La compagnie que j'attendais arriva. Les grâces que l'habit d'Amazone prêtaient à Elvire ne furent jamais plus puissantes. Un repas superbe, dont ma tante m'aida à faire les honneurs, commença les plaisirs. Il faisait extrêmement chaud. Au sortir de table, je proposai qu'on se reposât dans une galerie et qu'on n'en sortît pour aller à la forêt que quand l'ardeur du soleil serait un peu diminuée. La compagnie y consentit. On avait dressé au bout de la galerie un théâtre qui était caché par des coulisses ; les fenêtres de la galerie étaient presque entièrement fermées pour rendre ce lieu plus frais.

Tout d'un coup, on entendit un bruit de cors de chasse et de différents instruments ; le théâtre se découvrit, très bien décoré et illuminé. Diane y parut, accompagnée de ses Nymphes : c'était ma sœur qui représentait la Déesse et qui était entourée de ses compagnes, toutes galamment vêtues. Ce spectacle inopiné surprit et réjouit toute l'assemblée. Elvire, pour qui il était préparé, parut y prendre beaucoup de plaisir. Les Nymphes chantèrent les agréments de la chasse et les louanges de ma maîtresse : le désir de célébrer sa beauté les animait à l'envi. Diane excita Elvire à venir orner sa cour, lui proposa de recevoir de ses mains les flèches, l'arc et le carquois. Dès qu'elle eut prononcé ces mots, un perron superbe sortit du plancher et, s'élevant à la hauteur du théâtre, la Déesse et sa suite descendirent dans la galerie et, entourant Elvire, firent une espèce de jeu pour l'armer et l'installer au rang de Nymphe. Diane, dans la vue de l'honorer davantage, posa sur sa tête le brillant croissant ; elle lui présenta un carquois d'or émaillé, semé de cœurs enflammés entremêlés des chiffres d'Elvire. L'arc était aussi d'un très beau travail. La symphonie continuait : tout ce qui se passait avait les caractères de la chasse. Ma maîtresse trouva ce divertissement assez ingénieux, par l'attention que j'avais eue d'y soutenir l'image de l'exercice qu'elle aimait le plus.

Après s'être amusé quelque temps de ces jeux, nous sortîmes tous de la galerie. Diane et les Nymphes trouvèrent dans la cour des chevaux aussi beaux que richement harnachés. Un grand nombre de cavaliers les suivirent. On entra dans la forêt. Il y avait dans toutes les routes des glaces, des fruits et divers rafraîchissements. La chasse réussit à merveille. Elle me fournit plus d'une occasion d'entretenir Elvire de mes sentiments ; tout me flatta que l'hymen seul ne me donnait pas Elvire, mais que l'amour y avait la principale part. Elle emporta l'arc et le carquois, en m'assurant qu'elle les conserverait chèrement.

Diverses autres petites fêtes suivirent celle-là. Le père de la belle dit qu'il voulait aussi en donner et nous emmena passer le temps à sa campagne, où l'on préparait tout ce qui était nécessaire pour célébrer notre mariage avec pompe.

Qui est-ce qui aurait pu prévoir qu'une situation si agréable changeait par le plus affreux revers ? Un jour qu'à cette campagne je me promenais seul dans un petit parc, j'entendis Elvire qui parlait fort doucement avec quelqu'un. Comme je remarquais de l'émotion dans le son de sa voix, je m'approchai tout près d'un petit cabinet de feuillage et j'entendis distinctement ces paroles : « Non, vous le dis-je, tant que l'amour ne nous jouera point de mauvais tour, soyez sûr que je n'épouserai jamais Mendosa et que je ne consentirai à être sa femme qu'en cas que vous m'abandonniez, ou que nos plaisirs m'obligent à avoir recours à un mari. »

Jugez, Madame, quelle fut ma surprise et mon horreur. Mais jugez combien elle dut augmenter lorsque je vis qu'un vil estafier était le Médor de cette Angélique. Pendant qu'elle lui parlait ainsi, elle avait la tête penchée sur lui. Je ne puis vous dire ce qui se passait alors en moi : tout ce que la rage peut faire sentir de plus cruel, je l'éprouvai. Je m'assis par terre et j'entendis ma perfide répéter avec serment qu'elle ne cesserait jamais d'aimer ce monstre, soit qu'elle pût toujours n'être qu'à lui, soit que son sort la forcât d'être à quelqu'un d'autre. L'estafier l'exhorta à ne pas manquer à ses serments, lui parlant de moi dans les termes les plus injurieux. Il voulut lui donner de nouvelles assurances de son amour.

Ne pouvant alors contenir la rage où j'étais, je fis un cri furieux et, tirant mon poignard, je courus à eux. Mais, comme l'entrée du cabinet était opposée au côté où j'étais, l'estafier eut le temps de m'échapper ; et je ne daignai ni parler à mon infidèle, ni à la poignarder. J'allai droit à l'écurie : je montai à cheval et revins à la ville, en faisant seulement dire au maître de la maison que je m'étais trouvé mal. L'altération de mon visage le fit croire à tous ceux qui me virent.

Étant arrivé à Séville, je me mis au lit ; le désespoir et les transports qui agitaient mon âme ne me permirent pas d'y rester. Je me levai peu de temps après, remontai à cheval, sortis de la ville, suivi seulement de Maurique, qui est le même domestique qui m'est venu trouver chez vous, Madame. Je marchai sans savoir où j'allais, accablé de lassitude et de douleur. Je devenais furieux chaque fois que je songeais que ces yeux si beaux, si perçants, qui avaient pénétré mon âme de tant d'amour, se tournaient tendrement sur l'indigne objet qu'on me préférait et que ce choix odieux avait renversé en un moment l'idée flatteuse du sort charmant qui paraissait m'être destiné. L'amour irrité gémissait, et ne pouvait que gémir. J'étais déchiré avec tant de violence que j'aurais inspiré de la compassion à mes plus cruels ennemis.

J'arrivai dans un village dont j'ignore le nom et me couchai sans vouloir manger. Un peu après que je fus au lit, je répandis un torrent de larmes. Le sommeil me surprit en cet état. Ce sommeil ne dura guère : interrompu par des agitations subites, l'image de mon malheur me réveilla d'abord. Je ne me trouvai ni fatigué ni affaibli : je ne sentais que mon désespoir. Je me levai et pris le chemin de Madrid, où j'espérais que l'éloignement et la dissipation soulageraient ma douleur. À peine y fus-je arrivé que je tombai si dangereusement malade qu'on désespéra d'abord de ma vie (et peut-être ne m'a-t-elle été conservée que parce que je suis réservé à d'autres tourments).

À ces mots, un soupir lui échappa encore.

Quand je commençai, reprit-il, à me porter mieux, je reçus une lettre du père de ma perfide. « Je suis si surpris de votre procédé, me disait-il, que je ne sais ce que je dois penser de vous. Après mes marques d'amitié et de distinction que je vous ai données en vous accordant ma fille, je ne me serais jamais attendu à un pareil procédé. Justifiez-moi votre conduite et songez à qui vous avez à faire. » Cette lettre me jeta dans un grand embarras : j'aimais et je respectais le père de cette indigne fille et cette amitié, jointe à la discrétion et aux égards qu'un honnête homme doit toujours avoir pour les dames, m'inquiétait fort. Comment me justifier sans découvrir la honte de celle que j'avais aimée ? Devais-je me disculpter auprès du père en lui découvrant un crime qui le déshonorait et qui devait remplir ses jours d'amertume ? Devais-je passer pour coupable ?

Pendant quelques semaines que je laissais écouler en méditant ma réponse, deux cavaliers de Séville arrivèrent à Madrid. Ils vinrent me voir et ne me parlèrent d'abord que de choses indifférentes ; mais, dans une seconde visite, il me dirent que je n'ignorais pas qu'ils avaient été amants d'Elvire. Ils ajoutèrent qu'ils venaient pour la venger et se venger eux-mêmes du mépris que je faisais d'elle, après avoir été préféré à tous mes rivaux. ­– Quelle espèce de vengeance demandez-vous ? leur dis-je. Voulez-vous m'assassiner ou vous battre en braves gens ? – Nous voulons, me répondirent-ils, vous voir l'épée ou le pistolet à la main, quand et où il vous plaira. – Eh bien, Messieurs, leur répondis-je, demain à huit heures du soir nous nous trouverons, s'il vous plaît, sur le chemin d'Aranjuez, d'où nous nous écarterons, selon que vous le jugerez à propos. Ils acceptèrent l'offre ; et l'espoir de me faire tuer ou de me venger, sur ces rivaux, de la scélératesse de ma perfide, me fit sentir tant de forces que j'oubliai que j'avais été malade.

Le lendemain, nous nous trouvâmes au lieu marqué. Ils tirèrent au sort qui commencerait le premier, car l'excellente personne pour qui ils venaient me chercher devait être le prix de celui qui m'ôterait la vie. Le premier combat se fit l'épée à la main, et j'eus le malheur, dès les premiers coups, de jeter mon ennemi sans vie à mes pieds. Le second combat se fit avec le pistolet, et mon autre adversaire n'eut guère un meilleur sort ; la juste fureur qui m'animait me faisait ajuster mes coups avec adresse : je lui cassai l'épaule gauche et, pour comble de disgrâce, son cheval, ne sentant plus la bride, s'emporta  et traîna quelque pas, dans un champ raboteux, son maître renversé, dont une jambe était engagée dans l'étrier. Comme la nuit avançait, que d'ailleurs nous n'avions de témoins que nos valets, j'envoyai Maurique chercher une litière et, ayant fait mettre dedans les deux cavaliers, je les fis transporter dans ma maison.

J'étais sûr de mon hôte et de mon valet : je leur dis de ne point laisser sortir les domestiques des deux cavaliers que le lendemain. Et, pendant que l'on fit venir un chirurgien, je fus chez un notaire dresser une procuration pour autoriser un de mes amis à vendre tout ce que j'avais à Séville. Je lui envoyai cette procuration, que la bonne foi du notaire voulut bien antidater de cinq ou six jours, à la considération de quelques pistoles. Mon ami en fit si bon usage que tout mon bien, qui était considérable, fut en sûreté peu de jours après qu'il eût reçu mes lettres. Pour moi, dès le lendemain, je partis de Madrid, après avoir pris avec mon hôte les mesures que nous crûmes nécessaires pour lui éviter des affaires, et à moi aussi. Je fus chez un autre de mes amis qui demeurait à une journée de Séville. Je me tins là incognito pendant quelque temps et j'y fus dans un accablement qui me rendait presque stupide. Enfin, après avoir embrassé trois de mes fidèles amis et répandu dans leur sein un torrent de larmes, sans qu'ils pussent tirer de moi d'autres éclaircissements, je partis pour venir en France.

Je m'en allais, déguisé, par des chemins de traverses (car, malgré mes précautions, l'affaire de Madrid était découverte), lorsqu'un soir que j'étais arrivé fort tard dans un cabaret, Maurique, qui allait à l'écurie, entendit deux hommes dont l'un dit à l'autre : « Ne serait-ce point lui ? ». Et, dès qu'il fut entré dans l'écurie, ces deux hommes l'y suivirent. Il remarqua qu'ils l'examinaient beaucoup. Maurique ne douta point que leur curiosité ne me regardât. Il m'en avertit. Je songeai d'abord aux moyens d'éviter les pièges qu'on voulait me dresser. Par quelque argent que je donnai, je mis une servante dans mes intérêts : elle promit de nous faire sortir sûrement et de nous procurer un guide pour nous conduire à Catos. Elle nous tint parole : nos chevaux et un guide se trouvèrent au bout d'une allée, où cette fille nous conduisit. Et, le jour même, étant arrivés à Vergos, nous louâmes un vaisseau pour nous transporter à Sancta-Croce.

J'y séjournai trois jours ; et, le quatrième, comme j'en sortais sur des chevaux de louage, Maurique reconnut les deux hommes qu'il avait vus à l'écurie. Il me le dit. Mais alors je m'en inquiétais fort peu, parce que j'étais sur des terres étrangères. Environ le milieu du jour, ayant mis pied à terre dans un cabaret où il y avait un beau verger, j'y entrai. M'étant promené quelque temps, agité des inquiétudes qui m'accompagnaient partout depuis l'infidélité d'une personne que j'avais tant aimée, je me couchai sur un gazon à l'ombre de quelques arbres, et je m'y endormis par l'accablement où j'étais. Comme ce verger donnait sur le grand chemin, je vis, à mon réveil, passer quatre hommes bien montés et bien armés, dont deux paraissaient n'être que les domestiques des deux autres. C'étaient les hommes qui m'ont voulu ôter la vie. Je crus d'abord qu'ils allaient descendre dans la même hôtellerie et que, là, je pourrais les examiner de près ; mais ils passèrent outre et, depuis ce temps, je ne les ai retrouvés, Madame, que lorsqu'ils m'attaquèrent dans votre bois.

Ils me tirèrent deux coups avant que de me dire une seule parole. L'un me fit la blessure que j'ai à la poitrine ; l'autre me manqua. J'étais seul au moment qu'ils m'attaquèrent, parce qu'un peu auparavant, m'étant senti extrêmement fatigué, j'avais envoyé Maurique à un village que j'avais découvert à deux cents pas du bois : il était allé voir si j'y pouvais trouver un gîte passable. Je me vis donc environné de quatre hommes, dont deux avaient des épées et des fusils. Je mis le pistolet à la main et, courant à l'un des quatre dans le dessein de me venger au moins sur lui de la lâcheté de sa troupe, dans le temps que je lâchai mon coup deux tirèrent en même temps sur moi : je fus blessé. Mon cheval le fut aussi et m'emporta dans le bois où, m'ayant froissé contre un arbre, je sentis de si grandes douleurs à la poitrine que je tombai par terre.

J'eus pourtant assez de force pour me relever aussitôt et m'aller poster derrière un arbre, près du gros buisson où vous m'avez trouvé. Là, celui de la troupe sur lequel j'avais tiré pria les autres de me laisser, disant qu'il voulait lui seul me faire savoir ce que chacun d'eux valait. Ce lâche voyait bien qu'il aurait bon marché de ma vie. Il mit pied à terre, vint à moi l'épée à la main ; je parai quelques coups : c'était tout ce que je pouvais faire. J'en reçus enfin une blessure au-dessous du sein, qui me fut si sensible que je tombai. Mon brave ennemi sauta en même temps sur moi, me mit un pied sur la poitrine et me saisit des deux mains celle où j'avais mon épée. Il me l'arracha, en me disant les injures les plus grossières. Il me prit ensuite une bague, qui était un don de ma perfide et que je ne gardais que pour me rappeler sans cesse sa trahison et ses indignités. Il me l'arracha et me dit : « Connais Don Diègue, l'amant d'Elvire, qui est plus digne que toi de porter ce gage de sa tendresse. »

Je puis vous assurer, Madame, continua Mendosa, que, malgré l'état où j'étais, je fis cette réflexion qu'un tel amant était bien digne de celle qu'il voulait venger. Je ne sais ce que mes assassins devinrent, ni ce que je devins moi-même. Et sans doute, Madame, que je n'aurais jamais revu la lumière si vous ne m'y aviez rappelé par vos généreux soins.

* *

En finissant ce récit, Mendosa leva les yeux sur Léonice et s'aperçut que ceux de cette belle personne étaient mouillés de quelques larmes et que son visage paraissait animé. « On ne peut sentir, lui-dit-elle, ni plus d'indignation ni plus de pitié que j'en ai éprouvé au récit de vos malheurs : ils m'ont rappelé des souvenirs et causé un étonnement que vous partagerez sans doute quand je vous en aurai appris la cause. Croiriez-vous, Monsieur, qu'il m'est arrivé une aventure presque entièrement pareille à celle que vous venez de me conter. Votre confiance attire la mienne et, à présent que je sais vos malheurs, je vous apprendrai ceux que l'amour m'a aussi causés. La conformité en est si singulière que, plus j'y pense, plus j'en suis surprise. »

Ils restèrent l'un et l'autre quelque temps sans parler. Le récit que Mendosa venait de faire causait à l'un et l'autre une émotion qui surprit Léonice. « Il est si naturel, Madame, dit enfin Mendosa, de s'intéresser à ce qui vous touche que ce que vous venez de m'apprendre me donnerait de la curiosité, quand même vos bontés ne m'auraient pas obligé à m'intéresser vivement à tout ce qui vous regarde. Oui, Madame, je le ressens plus vivement que je ne puis le dire. Faites-moi la grâce, continua-t-il, de m'apprendre cette aventure dont je brûle d'être instruit. L'amour a-t-il pu vous causer des malheurs, et quels sont-ils ? – Demain, Monsieur, dit Léonice, je satisferai votre curiosité. Allons prendre l'air. » Elle appela quelqu'unes de ses femmes ; ils descendirent dans un beau parterre dont les fleurs avaient embaumé l'air des odeurs les plus agréables. Ils y restèrent toute la soirée à s'entretenir des perfidies de l'amour.

Le lendemain, Florice ayant conduit Mendosa dans le même salon, elle lui dit : « Je n'ai point oublié ma promesse et je vais vous instruire de la conformité de nos aventures. »

* *

Je suis née dans la ville de Roses, d'une famille plus considérable par ses biens que par ses titres. La mort m'enleva mon père et ma mère que je n'avais pas encore treize ans et je fus confiée aux soins d'un oncle, qui m'aimait comme sa fille. J'entrais dans ma dix-huitième année quand le neveu d'un des plus grands seigneurs d'Espagne vint avec son oncle en Catalogne, dans des terres qui étaient voisines de celles que mon père m'avait laissées. J'y étais alors avec mon oncle. Le voisinage ayant facilité au jeune seigneur, dont le nom était Scalato, l'occasion de me voir plusieurs fois, je lui plus, et plus aussi assez à son oncle pour qu'il me souhaitât pour nièce. Il en parla au mien, qui reçut cette proposition avec beaucoup de joie. Nous ne pouvions espérer une alliance plus illustre, et ils trouvaient avec moi de quoi réparer le dérangement où étaient les affaires de leur Maison. Avec des terres considérables, ils jouissaient d'un revenu médiocre, parce qu'ils avaient beaucoup de dettes. Je fus informée de ce qui se passait et, comme l'amour m'avait déjà disposée en faveur de Scalato, mon consentement suivit de près la demande.

Je touchais au temps où mon mariage devait s'accomplir. L'oncle de mon futur époux avait été faire un petit voyage : on n'attendait que son retour. La joie et la galanterie régnaient dans la maison ; Scalato paraissait transporté de son bonheur et me faisait chaque jour les plus tendres serments. Mon cœur s'abandonnait sans réserve à l'innocente douceur d'aimer et d'être aimée.

Scalato avait remarqué que le goût que j'avais pour la danse et pour la musique me faisait plaisir dans l'un et l'autre genre et crut me procurer un amusement en prenant plusieurs domestiques qui jouaient de divers instruments. Je sentis le mérite de cette attention. Souvent, lorsque nous étions à la campagne, préférant les simples beautés des champs à celles dont l'art embellit les jardins, nous nous promenions dans les prairies, dans les bois, dans les plaines. Il savait diriger nos pas à des endroits où quelque divertissement imprévu nous surprenait agréablement. Quelquefois nous trouvions de jeunes garçons et des jeunes filles qui avaient des chapeaux de fleurs et que ces musiciens faisaient chanter. Je me mêlais à ce bal champêtre et je trouvais beaucoup de plaisir à danser avec ces villageoises. On me présentait des corbeilles chargées de tout ce qui peut former ou embellir une collation rustique. Mon amant était industrieux et empressé à me procurer des divertissements qu'il variait chaque jour ; et j'en tirais un favorable augure, ne doutant pas que toute notre vie ne fût un tissu de plaisirs que l'amour assaisonnerait.

Un soir que j'étais dans ma chambre, j'entendis monter Scalato. Je me cachait derrière un rideau pour le plaisir de l'inquiéter. Il entre, regarde et, ne me voyant pas, il demanda à une jeune femme de chambre qui le suivait où j'étais. Cette fille lui répondit que j'étais apparemment dans quelque allée du jardin. « Qu'elle y  reste, lui dit-il, ma chère Martine : profitons bien d'un moment que l'amour nous envoie. Viens, mon cœur ; vois l'homme du monde qui t'aime le plus. » Elle s'assit auprès de lui et commença à lui faire des reproches sur la conduite qu'il tenait avec moi. Elle se plaignait qu'il avait trop d'attention pour les choses qui me regardaient ; qu'il jetait continuellement les yeux sur moi ; que, la veille encore, il avait mangé une orange que j'avais pelée, quoiqu'elle lui eût défendu d'en prendre ainsi de ma main. « Vous savez, continua-t-elle, ce que j'ai fait pour vous et l'état où je me trouve parce que je vous ai trop aimé. Je suis perdue, et je vois bien que je vous perds. » En prononçant ces mots, elle se mit à pleurer. « Si vous m'abandonnez, reprit-elle, je n'aurai pas recours à des larmes impuissantes : dans de si grands malheurs, je me suis assurée du moyen de finir mes peines et j'ai toujours sur moi le remède aux maux qui me menacent. »

Scalato, effrayé des résolutions qu'elle pouvait prendre contre sa vie, se jeta à ses genoux, la rassurait et se disculpait avec soin de tous les reproches qu'elle lui avait faits. Il lui baisait les mains et lui jurait avec transport qu'il l'aimait infiniment plus que moi ; que je n'étais que le prétexte des fêtes qu'il donnait ; qu'elle en était la véritable reine ; que, s'il était son maître, il l'épouserait ; que son désespoir était de dépendre d'un oncle qu'il n'osait contredire, parce qu'il attendait tout de lui ; que cet oncle avait déjà pensé une fois lui faire épouser une personne qu'il haïssait souverainement ; que c'était pour éviter un pareil sort qu'il se déterminait à m'épouser parce que, s'il n'avait point d'amour, du moins n'avait-il point d'aversion pour moi. Il lui promit de lui donner des marques éclatantes de son amour lorsqu'il m'aurait épousée ; qu'ayant une maison il serait plus maître de lui et que le bien que je lui apporterais le mettrait en état de marquer toute sa reconnaissance par le partage qu'il en ferait avec elle.

Après de si consolantes promesses, redoutant la vivacité de ses empressements, je ne pus me résoudre à être spectatrice d'une scène qui me faisait tant souffrir. Je fis quelque bruit derrière mon rideau et Scalato prit la fuite. Mais Martine eut l'assurance de venir regarder derrière le rideau et, lorsqu'elle me vit, elle voulut me frapper d'un poignard qu'elle tira de sa manche, avec un trouble qui l'empêcha d'adresser le coup. Je lui saisis la main et, dans le moment, elle tomba en faiblesse. Alors, lui ôtant le poignard, je le cachai et j'appelai mes autres femmes, à qui je dis de la transporter et d'en avoir soin. On le fit. Mais, pendant la nuit, elle se sauva, sans que je sache ce qu'elle est devenue.

Pour moi, restant éperdue et doutant encore qu'un homme qui m'avait paru si aimable pût cacher tant de perfidie, je fus d'abord dans la plus accablante douleur ; mais, bientôt, je ne sentis plus que de l'indignation et du mépris. Après avoir bien réfléchi sur cette aventure, je crus que je devais en informer mon oncle, et je m'y déterminai. Vous pouvez juger de son étonnement ; mais vous auriez peine à vous imaginer quel fut son courroux. Tout vieux qu'il était, il se fit donner un cheval et fut chercher Scalato : heureusement, il ne le trouva pas. Le lendemain, mon oncle écrivit à un de ses fils de venir le joindre, afin qu'il lui servît à tirer raison de l'insulte qu'on m'avait faite, si l'oncle, à son retour, n'en tirait pas bonne justice.

Scalato avait passé trop de temps dans la maison pour ne pas connaître de quelle manière nous y vivions. Il savait que, sur le haut du jour, mon oncle dormait plusieurs heures et que presque tous ceux de la maison en faisaient autant ; que, pour moi, il m'arrivait souvent d'aller dans une grotte extrêmement fraîche et agréable qui était au bout du jardin pour me garantir de la chaleur. Depuis l'insulte cruelle que Scalato m'avait faite, je passais les nuits dans des continuelles agitations. Quoiqu'un juste dépit eût détruit ma tendresse, la révolution qui s'était faite en moi ne me laissait pas tranquille. J'allais encore plus souvent seule dans la grotte, soit pour y chercher quelque repos, soit pour faire diversion à mes idées par des lectures.

Un jour qui j'y étais occupée à lire la vie de la Bienheureuse Marie d'Agreda, je vis tout d'un coup paraître deux hommes masqués, qui se saisirent brusquement de moi, m'enveloppèrent d'un manteau et me transportèrent hors du jardin, par-dessus une petite muraille où ils avaient mis, de part et d'autre, une échelle de corde. Ils me jetèrent dans un carrosse, s'assirent à mes côtés et m'emmenèrent, accompagnés de deux hommes à cheval. Nous allions, tant que les jambes des chevaux pouvaient suffire, vers un bois qui était à trois lieues de chez moi. Il s'y trouva des relais et, après qu'on les eut pris, un des deux hommes qui étaient dans le carrosse se démasqua. Je vis Scalato et n'en fus point surprise : il n'y avait que lui que j'avais pu soupçonner de mon enlèvement. La juste horreur que sa liaison avec Martine m'avait inspirée redoubla, en voyant que l'intérêt, la plus basse de toutes les passions, lui faisait commettre une action si injuste et que l'attrait de mes richesses le forçait encore à désirer de devenir mon époux, quoique je ne pusse plus avoir pour lui que des sentiments de mépris.

Le scélérat me regardait avec autant d'effronterie que si j'avais été une aventurière dont il eût voulu se divertir. Ces regards me firent frémir jusqu'au fond de l'âme, en prévoyant les périls que j'avais à craindre. Après avoir fixé quelque temps les yeux sur moi sans rien dire, il voulut parler et se déconcerta. Il me demanda pardon de ce qu'il venait d'entreprendre, arrangeant assez mal les raisons dont il cherchait à m'éblouir. Malgré son embarras, je compris qu'il voulait me faire entendre que ce n'était que pour avoir occasion de s'expliquer plus à fond avec moi. Je ne répondis rien. Il reprit la parole pour m'assurer qu'il ne manquerait point au respect qu'il me devait et que je serais aussi en sûreté où on allait me conduire que dans la maison de mon oncle ; qu'il voulait me faire voir, en m'épousant, que son but avait toujours été d'être à moi et qu'il espérait, après notre mariage, me prouver par l'attachement le plus tendre, le plus respectueux, la soumission et la fidélité la plus parfaite, qu'il ne souhaitait rien avec plus d'ardeur que de réparer les justes sujets qu'il m'avait donnés d'être indignée contre lui. Je lui répondis que sa conduite dans la situation présente pourrait réparer en quelque manière les mauvaises idées qu'il m'avait données de son caractère, mais que, pour être sa femme, c'est ce qui n'arriverait jamais ; qu'il était le maître de m'ôter la vie ou de me renvoyer ; qu'il ne devait songer qu'à l'un ou l'autre de ces deux partis. « Vous changerez, me dit-il. – Non, ajoutai-je avec fermeté, je ne changerai jamais. »

Après avoir couru tout le reste du jour et une partie de la nuit, nous arrivâmes à un vieux château isolé de toutes parts. À la porte il se présenta une vieille femme avec une fille qui paraissait presque aussi âgée et qui était du moins aussi laide. Elles vinrent me recevoir très respectueusement ; et je vis alors tous les gens avec qui j'étais venue, parce qu'ils se démasquèrent : c'étaient deux amis de Scalato, avec le fils de cette vieille. On me conduisit dans une chambre qu'on avait cru rendre délicieuse en la parfumant d'herbes fortes et de toutes sortes d'aromates capables de frapper le cerveau le plus bouché ; à peine y avait-il quelques chaises sur lesquelles on pût s'asseoir, la plupart étant rompues ; les murailles étaient toutes défigurées par des fentes. C'était pourtant la meilleure de toute la maison et la mieux meublée. À côté de cette chambre, j'en vis une autre, que je crus bien qu'on donnerait à Scalato : je ne me trompai point.

Dans cet état déplorable, je résolus de m'armer de courage et de me venger, si je devais périr. Heureusement, Monsieur, continua Léonice, le poignard que j'avais arraché à Martine m'était resté. On m'apporta du chocolat, des confitures, d'excellent vin : je pris de tout. Je passe sous silence les exhortations que la vieille, sa fille, Scalato et ses amis me firent pour me déterminer à l'épouser. Un prêtre s'en mêla aussi. Cet homme, si indigne de son caractère, voyant que ses discours étaient inutiles, eut une fois l'impudence de me dire que, s'il était à la place de Scalato, il saurait bien m'y obliger : « Songez où vous êtes, ajouta-t-il, et n'obligez pas d'employer la force lorsqu'on ne veut faire agir que la douceur. » Ces paroles me furent un nouvel avertissement de ce que j'avais prévu et de ce qui m'arriva en effet.

À ces mots, Dom Mendosa pâlit. Léonice s'en aperçut et lui dit : « N'ayez pas peur, Monsieur ; écoutez la suite ».

J'eus plusieurs fois envie de me poignarder, pour prévenir l'attentat que je craignais. Deux fois même, après avoir versé un torrent de larmes et fait ma prière au Ciel, je me découvris le sein pour m'enfoncer le poignard dans le cœur. J'avais regret d'avoir arrêté la main de Martine. L'extrême abattement où j'étais, ne dormant ni jour ni nuit, m'avait jetée dans une si grande faiblesse que j'en redoutais d'autant plus la fureur de Scalato.

Un jour que je venais d'implorer l'assistance céleste, avec beaucoup de larmes et de ferveur, pour qu'elle me délivrât de la malheureuse situation où je me trouvais et qu'elle ne permît pas que je fusse à ma famille un sujet de douleur et d'oppobre, je vis entrer Scalato et je découvris dans ses yeux toute la scélératesse que méditait son cœur. Il s'aperçut aussi de l'émotion que j'en eus et le perfide, pour profiter de mon trouble, me déclara sans ménagement que, si je m'obstinait davantage à refuser le mariage qu'il me proposait, il était résolu de ne plus rien respecter ; que, dans ce moment même, il allait se porter aux dernières extrémités. Je me sentis prête à tomber en faiblesse. Cependant la crainte d'un péril pressant, la nécessité de tâcher de l'éviter me ranima. Le Ciel me rendit d'abord toutes mes forces, et même une vigueur surprenante. Je regardai ce traître avec tant d'indignation et de fierté que je l'obligeai à baisser la vue. Cependant il osa se jeter à mes genoux, s'en saisissant avec transport. Je compris qu'il n'y avait plus de moyen de sauver mon innocence qu'en ôtant la vie à mon persécuteur. Il était sans défiance, ne me croyant point d'arme. Je tirai adroitement le poignard que j'avais. La justice céleste conduisit sans doute ma main : je frappai Scalato au cœur, et il expira à mes pieds.

Je conserve encore ce poignard, continua Léonice, teint du sang de ce monstre : je vous le ferai voir quelque jour. – Vous me ferez un extrême plaisir, Madame, dit Mendosa. Que j'admire votre courage ! Mais comment pûtes-vous sortir de cette horrible maison ? – J'avais, reprit Léonice, toujours quelqu'un auprès de moi, qui m'observait lorsque Scalato n'y était pas ; mais, lorsqu'il m'entretenait, on me laissait seule avec lui.

L'ayant donc poignardé, je courus sur l'escalier de ma chambre pour voir si je n'entendais point de bruit. N'ayant entendu personne, je descendis hardiment, sortis de ce funeste château et, m'armant de courage, je me jetai avec précipitation dans un chemin creux et aride, où le soleil donnait à plomb. Je croyais bien que je n'y trouverais aucun passant à cette heure du jour.

Toutefois, après avoir fait deux cents pas, je rencontrai un paysan. Il fut aussi surpris de ma vue que je fus fâchée de la sienne. Après avoir passé près de moi, il se retourna plusieurs fois pour me regarder. Et, comme il allait du côté du château, je ne doutai point qu'il ne parlât de sa rencontre et qu'il ne me découvrît. Dans cet embarras, je l'appelai. « Vous me paraissez un bon homme, lui dis-je. Voulez-vous me rendre un service ? – De tout mon cœur, me répondit-il. – Où allez-vous ? repris-je. – Je vais au château chercher des filets pour des messieurs qui pêchent dans une rivière que vous trouverez au bout de ce chemin. – Laissez les filets, lui répartis-je. Si vous voulez me conduire secrètement dans une ville que je vous nommerai, voilà une bourse pleine d'or : je vous la donnerai ; mais il faut venir sur-le-champ. Le pauvre paysan, qui n'avait jamais vu tant de richesses en toute sa vie, fut transporté de joie.  – De tout mon cœur, me dit-il. Mais permettez-moi d'aller jusques à ma maison chercher une mule, sur laquelle je vous mènerai à votre aise ; et, si vous voulez, je vous conduirai ensuite jusqu'à Madrid. – Non, lui dis-je, il faut venir à présent avec moi sans retourner chez vous. – Vous avez peur, me dit-il ; mais je ne vous tromperai pas. Je suis des vieux chrétiens et, par saint Christophe (c'est le nom du patron de notre paroisse et le mien), je veux être damné si je ne viens vous reprendre d'abord. Autrement, je ne puis aller avec vous : je veux avertir ma femme, qui serait inquiète de mon absence et à qui cela donnerait du chagrin. – Où est votre maison ? lui demandai-je. – Elle est auprès de la rivière, me répondit-il. Je prendrai d'abord ma mule ; j'enverrai mon garçon chercher les filets pour ces messieurs qui les attendent et, sans m'arrêter, je reviendrai à vous. » Je lui donnai quelques pistoles pour sa femme et lui dis que je voulais donc bien me fier à lui ; qu'il n'avait qu'à marcher vite et revenir promptement ; que j'allais m'asseoir dans un endroit où le détour du chemin creux faisait un peu d'ombre.

Le bon homme partit comme un éclair. Je me reposai dans l'endroit que je lui avait marqué. Quel autre parti avais-je à prendre ? Je ne pouvais l'arrêter par force et, si je ne me confiais à lui, il était sûr qu'il me décèlerait. Arès m'être un peu rafraîchie dans cet endroit, je le quittai et sortis même du chemin pour me poster sur une petite hauteur, d'où je découvris une maison que je crus être celle du paysan : ce l'était en effet. Peu de temps après que je fus sur cette hauteur, je vis sortir de la maison un homme à cheval, et cet homme était celui que j'attendais : il venait à toutes jambes. Quand il m'eut rejoint, je montai sur sa mule et lui dit qu'il fallait me mener du côté de Roses, par des chemins détournés. Il me fit d'abord couper à travers champs et ensuite, lui ayant dit plus positivement le nom de la terre où je voulais aller, il me promit que j'y serais le lendemain avant huit heures du matin.

Quelle fut ma joie, reprit Léonice, quand je me trouvai sur la mule ; et quel fut encore le redoublement de cette joie quand je revis ma maison ! Je vous le laisse à penser, après tous les dangers que j'avais courus, les maux que j'avais soufferts et les risques que j'évitais.

Je vole dans la chambre de mon oncle. Mais ses yeux, loin de me marquer de la tendresse et de la satisfaction, ne me montrèrent qu'une sombre tristesse : j'en fus consternée. « Que vous est-il arrivé ? me dit-il. – Rien, lui répondis-je, qui me rende indigne de vous. » Cet homme vertueux, rassuré par ces paroles, se jeta à mon cou en versant des larmes de joie et m'appelant plusieurs fois sa chère fille. Je lui contai tout ce qui s'était passé. Il me dit aussi ce qu'il avait fait pour découvrir où l'on m'avait menée.

Nous étions encore dans les émotions les plus touchantes lorsque l'oncle de Scalato arriva. Il revenait de son voyage et ne savait rien de la conduite de son neveu. Mon oncle m'ordonna de lui raconter tout ce qui s'était passé. Celui de Scalato m'écouta avec une attention qui ne fut interrompue ni par aucune parole, ni par aucun geste. Seulement, lorsqu'en parlant de la mort de son neveu je voulus faire valoir les raisons que j'avais eues de la lui donner, il me dit de conter simplement la chose et qu'il n'était fâché que du genre de mort ; qu'il voudrait que son neveu fût encore en vie pour lui faire expier son crime dans les tourments les plus rigoureux. Après que je l'eus instruit de tout, il me demanda pardon, et à mon oncle, de ce qui m'était arrivé. Il nous pressa de lui dire quelle satisfaction nous voulions en avoir et nous assura qu'il regardait l'affront qu'on m'avait fait comme s'il eût été fait à sa propre fille.

Ayant ensuite demandé une plume et de l'encre, il passa dans une autre chambre et écrivit au Gouverneur de Roses pour le prier de donner des ordres si précis qu'on ne manquât pas d'arrêter ceux qui avaient favorisé l'entreprise de Scalato. Le Gouverneur, qui était bien éloigné de vouloir désobliger un si grand Seigneur, et qui était d'ailleurs un homme intègre, donna de si bons ordres que tout fut pris : la vieille, sa fille et les amis de Scalato ; on les mit en prison ; le prêtre même fut arrêté et envoyé à son évêque.

L'oncle de Scalato partit quelques jours après et fut à Madrid pour solliciter ma grâce auprès du Roi. Il la lui demanda en présence de la Reine : cette princesse, également surprise et de mon action et de la singulière générosité d'un oncle qui parlait en faveur de la meurtrière de son neveu, eut la bonté de presser le Roi d'accorder ma grâce et dit qu'elle voulait y joindre des éloges et une marque de son estime. Elle remit à l'oncle de Scalato une bague de grand prix qu'elle tira de son doigt et qu'elle lui commanda de m'apporter. « La voilà », dit Léonice en la montrant à Mendosa.

* *

Les yeux de ce Cavalier qui, jusqu'alors, n'avaient été ouverts, à ce qu'il croyait, que pour voir dans Léonice sa bienfaitrice, étaient attirés sur elle, depuis plusieurs jours, par des mouvements plus tendres que ceux de la reconnaissance. Les agitations de son cœur, pendant cette conversation, lui eussent développé ce qu'il ressentait déjà s'il se fût examiné. Le vif intérêt qu'il prit aux malheurs de Léonice et aux périls dont sa fermeté l'avait tirée, la conformité de leur aventure le frappa, l'attendrit. Léonice put remarquer sur le visage de Mendosa un trouble dont la tendresse du cœur causait l'embarras et la vivacité. Cet entretien avait préparé le moment où devait parfaitement se déclarer cette sympathie charmante qui lie, mieux que toutes les choses du monde, deux âmes faites pour s'aimer.

Léonice lui apprit ensuite comment, après avoir reçu sa grâce, elle fut mandée à la Cour par ordre de la Reine et comment une maladie lui servit d'excuse pour n'y point aller et comment enfin, après avoir vendu quelques effets et donné l'administration de ses terres à ses cousins germains, elle sortit d'Espagne avec une grande somme d'argent et se mit d'abord dans un couvent où, fatiguée des tracasseries qui occupent presque toutes les nonnes et ayant appris qu'une belle terre près de Roses était à vendre, elle l'avait achetée. « J'en suis ravie, ajouta-t-elle en regardant avec douceur Mendosa, puisque cette acquisition me fournit le moyen de vous rendre quelques bons offices. »

On vint alors les interrompre, et on leur fit plaisir : l'un et l'autre commençaient à être embarrassés de ce qu'ils se diraient. Léonice qui, peu de temps après qu'elle avait eu chez elle Mendosa, avait conçu pour lui une passion qui s'était toujours accrue, quoiqu'elle la combattît, commençait à craindre d'en laisser trop voir. Et Mendosa, dont la passion naissante se faisait déjà sentir avec beaucoup de vivacité, appréhendait aussi de découvrir à Léonice le trouble qu'il éprouvait et craignait qu'elle ne s'offensât d'un aveu téméraire. Ce trouble fut si grand qu'il empêcha ce Cavalier de dormir plus de la moitié de la nuit suivante. « Quoi, disait-il, suis-je donc né pour être la victime continuelle de l'amour ? Dans quels malheurs m'a-t-il jeté ! Quels maux ne m'a-t-il pas fait éprouver ! À peine sorti du naufrage, puis-je encore songer à me rembarquer ? » Mais, après avoir fait toutes ces réflexions et diverses autres, le mérite de Léonice, sa beauté, sa jeunesse se présentaient à son esprit ; sa vertu, sa générosité, son courage enlevaient son admiration. Comment le Cavalier aurait-il pu refuser de l'estime, et même de l'amour, à tant de belles qualités ? Qu'il aurait été heureux s'il les avait trouvées dans celle qu'il aimait à Séville ! Rien n'aurait égalé son bonheur. Mais, puisqu'il les trouvait dans Léonice, et que d'ailleurs cette Dame lui inspirait les plus vifs sentiments de tendresse, pourquoi s'opposer à un amour qui pouvait faire le bonheur de sa vie et le dédommager de tout ce qu'il avait souffert auparavant ? La conformité des aventures, ses jours conservés par les soins de cette Dame, tout marquait que le Ciel les avait destinés l'un à l'autre. Les amants sont ingénieux à interpréter favorablement les arrêts du destin : il crut pénétrer clairement qu'ils s'expliquaient en sa faveur, ce qui fortifiait extrêmement sa tendresse et ses espérances.

Cependant, il prit la résolution d'éprouver Léonice en feignant de vouloir s'en aller. Il pensait que, si le cœur de cette belle était sensible pour lui, elle s'opposerait à son départ ; et que, si elle le laissait éloigner, cette marque d'indifférence lui apprendrait qu'il risquait trop en restant plus longtemps auprès d'elle. Léonice avait fait aussi des réflexions sur les sentiments dont elle était occupée ; mais ses réflexions ne servirent qu'à l'y confirmer.

Mendosa alla dès le lendemain trouver Léonice dans sa chambre et lui dit qu'il venait la remercier de toutes les grâces qu'elle lui avait faites et lui demander la permission de continuer son voyage. Léonice fut ravie de ce compliment ; elle en devinait la cause et, jetant sur lui un regard plein de douceur, elle lui répondit en riant : « Vous êtes bien pressé, Monsieur ; croyez-vous donc qu'après vous avoir eu si longtemps malade, nous ne voulions pas voir confirmer ici le rétablissement de votre santé ? Toute ma maison se moquerait de moi si je ne vous avais gardé ici que pour nous donner de l'inquiétude. Non, non, Monsieur, je vous crois trop poli pour nous quitter si tôt. – Hélas, Madame…, dit Mendosa de l'air du monde le plus passionné. – Quoi, reprit Léonice en le regardant, vous voudriez présentement nous quitter ?… – Non, Madame, reprit le Cavalier, je ne le voudrais pas, mais j'y suis forcé… – Qui vous y oblige ? reprit Léonice en baissant les yeux. Sont-ce les mauvais traitements que vous recevez de moi ? – Non, Madame, hélas, que me dites-vous ? répondit Mendosa tout troublé. Plût au Ciel ne vous quitter jamais ! – Restez-y donc, Monsieur, jusqu'à ce que vous ayez lieu de vous plaindre, reprit Léonice, ou que l'ennui vous y prenne. »

Après un petit moment de silence, Mendosa, levant les yeux sur ceux de Léonice, crut y  voir un attendrissement qui, inspirant de la confiance à son amour, le porta à se jeter aux genoux de cette Dame et de lui dire : « Non, je ne veux plus vous quitter ; je veux vous consacrer une vie qui est à vous. Tout mon cœur ne suffit pas pour vous aimer autant que vous méritez de l'être. Je vous adore, Madame, et, si vous agréez l'entier sacrifice de moi-même pour marque de ma reconnaissance, je m'estimerai le plus heureux de tous les hommes. »

Léonice, se jetant alors dans un fauteuil, prit la parole et lui dit : « Je vous en ai trop laissé voir, Monsieur, pour pouvoir vous cacher le reste. Je vous aime, et le penchant qui m'attache à vous est si fort que je ne songe plus à le combattre. J'ai dessein de fixer mon bonheur à vous rendre heureux, si je puis. L'aveu naturel que je vous fais de mes sentiments est une preuve de leur sincérité ; la suite vous apprendra qu'à la pureté de mes inclinations je joins la constance. »

Pour bien exprimer ce qu'ils se dirent de tendre, de touchant, il faudrait avoir par écrit tout ce qu'ils se dirent eux-mêmes ; encore ne pourrait-on peindre la tendresse, la joie qui se répandait dans leurs âmes et sur leurs visages. Il faudrait pouvoir aussi exprimer ces regards, ces airs qui disent beaucoup plus que les paroles mêmes et qui sont le plus parfait langage de l'amour. Ceux qui ont véritablement aimé le concevront aisément ; rien ne pourrait l'apprendre aux autres.

* *

« Les affaires qui nous restent à examiner sont trop considérables, dit Léonice, pour les traiter dans une conversation où nous sommes l'un et l'autre un peu agités : donnons-nous le temps de réfléchir ; demain nous en parlerons avec toute l'attention qu'elles méritent. – Que reste-t-il à dire, Madame ? répondit Mendosa. L'espérance que vous m'avez permise me rend déjà le plus fortuné des mortels. Vous êtes maîtresse de tout : souffrez, Madame, que je ne m'occupe plus que de mon bonheur.  – Remarquez que le temps n'en est pas encore réglé, dit Léonice : le passé exige certaines attentions. Encore une fois, je crois que, pour aujourd'hui, nous en avons dit assez."

Mendosa comprit qu'elle voulait rester seule et, par respect, il s'arracha d'auprès elle.

Léonice passa le reste du jour enfermée dans son cabinet. Elle y fut toujours occupée de sa passion et agitée d'une infinité de sentiments opposés. D'abord son cœur goûta avec douceur la satisfaction d'avoir laissé découvrir une flamme qu'il ne renfermait qu'avec peine. Cependant l'aveu qu'elle venait d'en faire à un homme qu'elle connaissait si peu l'inquiétait ; une sorte de crainte la saisit en pensant à un projet de mariage formé avec tant de précipitation. Elle ne put s'empêcher d'appréhender que la puissance qui l'avait forcée à hasarder des démarches de cette conséquence ne l'entraînât dans de nouveaux précipices, sur la foi d'une première déclaration d'amour. Elle n'oubliait pas que la seule galanterie fait souvent risquer de pareils discours aux hommes, sans que le cœur y ait part. Mais Mendosa lui avait trop d'obligations et lui paraissait trop vrai pour qu'il eût osé la tromper par des paroles peu sincères : cela n'était pas probable. Aussi fut-elle très ingénieuse à se persuader que les sentiments qu'il avait exprimés l'animaient réellement et qu'une âme telle qu'elle croyait celle du Cavalier était incapable de feindre. « Oui, j'ai vu, disait-elle, le véritable amour peint dans ses yeux, dans son respect, dans la timidité qui accompagnait les assurances de sa passion. » Tout ce qu'elle s'en rappela calmait, dans certains moments, l'épouvante avec laquelle elle avait d'abord envisagé l'engagement qui venait d'être pris ; elle s'en serait même applaudie si ses craintes ne se fussent tout d'un coup tournées sur d'autres sujets qui la frappèrent encore plus fortement. Un vif mouvement la saisit. « Quelle est mon erreur ! dit-elle. Dois-je conclure que, parce que Mendosa m'aime à présent, il m'aimera toujours ? Quels maux l'amour ne nous a-t-il pas déjà faits ! Cet amant, à qui je parle déjà d'unir ma destinée, me connaît-il ? Le connais-je moi-même ? Qui m'assurera de la constance d'un penchant auquel nous cédons par un charme que tant d'événements peuvent rompre ? Irai-je sur de si légers fondements hasarder le bonheur et le repos de ma vie ? Un attachement peu fondé de part et d'autre pourra-t-il résister à la fatalité qu'on éprouve trop ordinairement dans les mariages ? Quoi, présumant de ma constance, j'ai osé la vanter à Mendosa ! Hé, quels garants en ai-je ? Il m'a peu coûté de rompre ma première chaîne : le mépris et le dépit m'aidaient à la briser. La légèreté eût pu dans la suite m'en dégoûter. Que sais-je de quoi je suis capable ? »

Alors une foule de pensées s'offrait à l'esprit de Léonice et passait rapidement, sans qu'elle pût s'arrêter à aucune. En ayant enfin écarté une partie : il faut d'autres preuves, dit-elle… Le temps nous assurera… Pardonnez mes défiances… Notre intérêt commun me les inspire. Ne m'accuse point de cruauté si je te propose le parti que la raison nous prescrit… Oui, on peut réfléchir et ressentir une vive passion. Mes réflexions ne sont pas des marques d'insensibilité ; au contraire, l'amour les produit. Mon âme soutiendra des combats aussi pénibles que ceux qui vont déchirer la tienne. Ce ne fut pas sans peine que Léonice s'affermit enfin dans les résolutions qu'elle venait de prendre et que la raison put calmer tant d'agitation.

* *

Les amants ne se revirent qu'à souper. Ils rougirent l'un et l'autre en s'abordant. Cependant faisant un effort, la conversation devint vive et enjouée. Au sortir de table, Léonice demanda son luth et accompagna une de ses femmes qui avait la voix très belle. Les tendres sons de la musique sympathisaient avec les sentiments dont leurs âmes étaient remplies.

Le lendemain, Mendosa vint à la toilette de Léonice. Elle lui dit : « Je médite une promenade dans une prairie assez belle qui n'est pas loin d'ici. Il y a un ruisseau dont la fraîcheur est agréable dans cette saison brûlante ; et nous irons, si vous le voulez, cet après-midi. Il faut chercher à vous amuser par les divertissements simples que la campagne peut nous offrir. – J'aurai l'honneur de vous suivre, Madame, dit tendrement le Cavalier ; c'est pour moi le plus grand des plaisirs et je vous prie de n'en point inventer d'autres. »

La chaleur était extrême. Ils allèrent en carrosse à la prairie. Léonice avait fait dresser un pavillon de taffetas incarnat semé d'étoiles d'argent, attaché par des guirlandes de fleurs à une touffe de saules qui étaient au bord du ruisseau ; des gradins chargés de fruits glacés et de divers autres rafraîchissements avaient été placés sous le pavillon ; et l'ordonnance pour une campagne en était aussi magnifique que galante : quantité de faisceaux de verdure et de fleurs étaient destinés à y servir de sièges ; toutes les femmes de Léonice préparaient des lignes, des filets ou des hameçons ; elles étaient plus parées qu'à leur ordinaire et paraissaient des Nymphes dont Léonice était la Déesse.

Le son des plus doux instruments retentissait dans les airs et les plus agréables odeurs se faisaient sentir. Mendosa, qui ne s'attendait qu'à une simple promenade, fut très agréablement surpris. « Nous pêcherons ce soir, dit Léonice : prenons des rafraîchissements et reposons-nous. »

Après avoir joui quelque temps des agréments de la vue, qui était admirable en ce lieu, et s'être rafraîchis en prenant quelques tasses de glaces, le soleil commençant à baisser, ils se promenèrent au bord du ruisseau. « Asseyons-nous, dit Léonice ; cette éminence m'offre une espèce de trône de verdure, d'où j'aurai le plaisir de voir couler cette belle eau. »

Mendosa s'étant placé aux pieds de Léonice : « Quel est mon saisissement, Madame ! lui dit-il en la regardant avec timidité. Quoique vous m'ayez permis le plus flatteur et le plus doux espoir, je ne puis m'empêcher de craindre ce que vous allez m'apprendre… Un pressentiment, des agitations m'inquiètent…

– Rassurez-vous, dit-elle : il s'agit d'épreuves et de retardement. La prudence veut que nous nous armions l'un contre l'autre…

– Ah ! quel langage, Madame ! interrompit-il, quoique je n'en démêle qu'imparfaitement le sens ! Qu'il m'apprend bien que mes alarmes n'étaient pas sans sujet !

– Le mal n'est peut-être pas si grand que vous l'envisagez, dit Léonice en souriant : celle à qui vous permettez de régler votre destinée est prévenue en votre faveur et les arrêts qu'elle rendra vont être dictés par l'amour : c'en est assez pour vous faire juger qu'ils ne seront pas trop sévères. Écoutez-moi, je vous prie, sans m'interrompre.

L'impatience est naturelle aux grandes passions : j'approuve celle que la vôtre peut vous causer ; peut-être même que je la partage, dit-elle en baissant les yeux. Nous devons désirer de voir notre sort sans incertitude ; mais avons-nous donné des fondements assez solides à l'engagement auquel nous songeons ? Une surprise, une prévention, une sympathie, peut-être aveugle, sont jusques à présent nos seuls guides. Nous connaissons-nous ? Avouez que rien n'a pu encore nous faire juger si nos caractères se conviennent, si le goût qui nous prévient sera durable. Vous l'avez trop expérimenté, Mendosa : notre cœur nous égare souvent. La funeste épreuve que j'en ai faite m'a aussi jetée dans de cruels malheurs. Nos serions plus condamnables que d'autres si nous n'avions une juste défiance et de nous-mêmes et de ce qui nous plaît. Jusques à présent, nos yeux sont seuls enchantés : sur quoi pourrions-nous rendre raison du penchant qui nous entraîne ? Les qualités de l'âme n'y entrent presque pour rien : nous n'avons pas eu le temps de les pénétrer ; ce sont cependant les seuls attraits véritablement dignes de nous attacher. Le perfide Scalato m'a trop appris que les grâces extérieures sont de mauvais garants de la constance et de la noblesse des sentiments. Je vous aime, et je me plais à vous le dire. Ce n'est pas assez : il faut que je puisse m'applaudir de mon choix ; je dois écouter la raison. Les conseils sévères m'apprennent qu'il faut que je vous examine rigoureusement, que je vous fasse aussi subir l'examen de mes amies. Ce serait peu si vous ne plaisiez qu'à moi : je désire que vous sachiez plaire à des gens sans prévention.

Vous l'avouerai-je encore : j'ai dessein d'éprouver votre constance de diverses manières. Je n'ose vous dire la plus rigoureuse, mais la plus nécessaire : essayons de l'absence, si fatale aux passions médiocrement fortes ; faites le voyage de Paris que vous aviez projeté ; voyons ce que vous penserez à votre retour et ce que je penserai moi-même, car vous comprenez bien que je propose des épreuves mutuelles. Examinez donc tous mes défauts : j'en ai qui pourront vous rebuter…

– Ah ! Madame, interrompit Mendosa, que le silence que vous aviez exigé de mon obéissance m'a coûté à garder ! Quoi ! vous croyez que j'ai encore besoin de vous examiner ? Il faudrait que je fusse bien stupide si je n'admirais pas en vous toutes les vertus dans un aussi grand degré de perfection que la beauté et les grâces. Oui, Madame, je vous connais trop bien pour ne pas vous adorer toute ma vie.

– Il ne s'agit point ici d'un portrait flatteur, reprit Léonice. Quand j'aurais une partie des qualités que vous vous imaginez, je puis avoir des imperfections dans l'esprit et dans l'humeur qui défigureraient les vertus les plus parfaites. Je vous l'ai prouvé, Mendosa, la défiance nous convient à l'un et à l'autre après les maux où l'amour nous a plongés. Que notre union soit l'ouvrage de la raison et non celui d'une prévention passagère. Un bonheur appuyé sur des judicieuses réflexions, cimenté par une connaissance suffisante, qui a résisté à des épreuves, peut seul être stable et triompher de l'inconstance naturelle aux hommes. Différons donc…

– Quelle proposition, Madame ! dit Mendosa d'un air accablé. Je crains peu de succomber aux épreuves dont vous me menacez. Environné des plus belles personnes de la terre, je ne verrai que Léonice, je m'entendrai que sa voix, et mon indifférence pour les autres l'en fera continuellement triompher. Je le sens, le temps, l'absence même, si funeste aux amours ordinaires, ne feront que serrer mes chaînes et augmenter mes inquiétudes. Examinez-moi, Madame : je m'offre avec constance à votre pénétration, persuadé qu'un cœur sincère suffit pour effacer tous les défauts que je reconnais en moi. Je ne me vante que d'un seul avantage, mais je crois le posséder au suprême degré et j'espère qu'en faveur des sentiments j'obtiendrai grâce sur tout le reste. Achevez donc, Madame, sans hésiter. Vous ne pouvez me soupçonner de vous être attaché ni de rechercher d'être à vous par les motifs d'un lâche intérêt : ma fortune n'a pas besoin de la vôtre et, si elle était beaucoup plus éclatante, je m'estimerais trop heureux de pouvoir vous l'offrir.

– Je ne doute point de votre désintéressement, répondit Léonice : un homme comme vous ne peut être soupçonné d'aimer par des vues d'intérêt. Mes délicatesses ont d'autres objets…

– Vous me sacrifiez donc à des chimères, Madame ? reprit tristement cet amant passionné. De grâce, abrégez mes peines et ne me faites point passer dans l'amertume des jours que vous pouvez rendre si beaux…

– Ils ne seront pas aussi tristes que vous le croyez ces jours, dit Léonice : j'aurai soin que le mois que je vous prie de passer ici avant que d'aller à Paris soit rempli d'assez de divertissements pour vous préserver de l'ennui. Il faut vous faire connaître notre voisinage. Nous ne nous sommes encore vus que dans la solitude : apprenons comment nous nous trouverons au milieu des jeux et des ris. Depuis que vous êtes ici, je n'ai point voulu y recevoir de compagnie, dans la crainte qu'elle ne vous incommodât. Mais je puis, si je veux, y en attirer d'assez bonnes et vous faire voir des dames contre lesquelles votre cœur aura peut-être peine à tenir. Si vous vous rendez, vous m'aurez obligation de vous les avoir fait connaître ; et, si vous leur résistez, je me serai moi-même préparée à un triomphe que je souhaite. »

Mendosa insista longtemps pour faire changer de résolution à Léonice : elle fut inflexible, l'assurant toujours qu'elle regardait son cœur comme un si grand bien qu'elle voulait l'éprouver et connaître tout l'empire qu'elle s'y était acquis. Son amant, désespéré, trouvait une cruauté extrême dans cette obstination.

« Ne voyez-vous pas, Madame, lui disait-il avec transport, que deux puissances aussi absolues l'une que l'autre ont réglé notre union et qu'il nous est indispensablement ordonné d'y souscrire ? L'amour, par le penchant mutuel qu'il nous inspire, nous en fait une loi, le destin par la conformité qu'il met dans nos aventures. Oserais-je le dire, Madame : le projet de ces épreuves, de ces retardements, dont l'idée me révolte, ce désir bizarre de balancer, les craintes de se tromper au choix que nous faisons, m'a saisi comme vous. Une partie de ce que vous m'avez dit s'était offerte à mon esprit et me rappelait le souvenir de l'infidèle qui m'a trahi. J'en frémissait en y pensant ; il semblait qu'une voix intérieure, ennemie de mon repos, se plût à me redire sans cesse ce qui me désespérait. Enfin, l'amour, plus fort qu'elle, l'a fait taire ; je suis délivré de mes inquiétudes, je suis tout à l'amour, j'ai terrassé ces monstres fanatiques que mon imagination échauffée avait produits. Et vous vous en délivreriez de même si l'amour avait plus de pouvoir sur votre âme. Mais vous ne daignez pas l'écouter ; vous m'immolez à de vaines prévoyances…

– Abrégeons ces murmures, interrompit Léonice ; ils me pénètrent ; j'ai besoin d'être encouragée pour soutenir un parti qu'exigent nos communs intérêts. Dites-moi plutôt qu'un jour vous me remercierez d'avoir assez connu le prix de ma conquête pour vouloir me l'assurer. »

Mendosa allait répliquer, mais elle s'était levée et rejoignait ses femmes qui pêchaient le long du ruisseau où, après avoir pris quelque temps le divertissement de la pêche, ils retournèrent au pavillon, qui se trouva illuminé de la manière la plus brillante. Une troupe de paysannes parées de rubans et de fleurs y dansaient. On servit, quelque temps après, un repas aussi délicat qu'abondant et, au fruit, un feu d'artifice s'éleva dans les airs : les chiffres des deux amants y furent diverses fois tracés en caractères de flamme. Mendosa ayant marqué sa surprise des plaisirs qui s'étaient succédé dans cette journée : « C'est l'amour qui les a préparés, lui dit Léonice : sans lui, ils ne pourraient plaire. Voià les prémices de ceux que nous allons goûter demain et pendant tout le temps que vous resterez ici. »

En effet, il arriva une compagnie aussi nombreuse qu'aimable. Les divertissements, dans lesquels un goût délicat était soutenu de tout ce que la somptuosité peut y prêter de charmes, amusèrent une brillante et nombreuse assemblée : des bals, des concerts, des parties de chasse fournirent chaque jour aux dames des occasions de paraître sous toutes les formes les plus propres à redoubler leurs agréments. Mendosa parut avec toutes les grâces que l'usage du beau monde et une politesse attentive peuvent donner. Sa figure était charmante et s'embellissait chaque jour par le retour de sa santé ; la noblesse de sa taille fut admirée. Il sut être complaisant, galant même, auprès des Dames et eut l'art de faire sentir à Léonice combien il la distinguait des plus belles. Elle fut infiniment contente de son procédé et se confirmait de plus en plus dans les sentiments qu'elle avait conçus pour lui. Il semblait que l'ardeur de Mendosa redoublât. L'objet qui l'inspirait lui montrait des perfections qu'il n'avait pas eu occasion de découvrir. Elle faisait les honneurs de sa maison avec des grâces que nul autre n'eut jamais ; la vivacité, l'enjouement de son esprit répandaient des agréments infinis dans les conversations. Mendosa vit qu'elle était aimée et respectée de tous ceux qui venaient chez elle.

Le mois prescrit s'écoula dans les amusements les plus gracieux et Mendosa aurait pu trouver qu'il avait passé comme un jour si sa passion ne lui eût pas fait désirer des biens d'un prix fort au-dessus de tous les autres plaisirs. Cependant, quoique tous ces vœux ne fussent pas satisfaits, il eut le plaisir de voir Léonice toujours également aimable et de s'apercevoir que ce temps d'épreuve n'avait pas diminué les dispositions favorables qu'elle lui avait fait voir.

Tant que le mois  dura, Léonice ni lui ne parlèrent point du voyage de Paris. Il se flattait qu'elle l'avait oublié, ou plutôt il croyait qu'elle n'aurait jamais la rigueur de lui imposer une loi si dure. « Le mois est fini, lui dit un jour Léonice : vous savez ce que j'attends de vous. C'est à regret que je désire cette dernière épreuve, mais je la crois nécessaire. Cependant je ne veux la tenir que de votre raison et non de votre déférence ; peut-être même me serait-il doux que vous la refusassiez. Vous êtes libre. Songez cependant que j'aurai une plus haute idée de vous si, surmontant votre répugnance, vous prenez le parti que la prudence exige : je désire vous estimer autant que je vous aime.

– Je vous entends, Madame, dit Mendosa en poussant un profond soupir. J'obéirai ; de grâce, n'en parlons plus : je n'ai pas la force de soutenir un si funeste discours. Je vous cacherai la vive douleur où ce voyage me plonge. »

 Quelques larmes leur échappèrent. Tous deux également saisis, ils restèrent dans un morne silence.

« Songez que dans trois mois nous nous reverrons », lui dit enfin Léonice en lui tendant la main.

Il l'arrosa de ses larmes et, sortant sans pouvoir parler, il alla tout préparer pour son départ. En effet, il partit, sans revoir celle qui le bannissait.

* *

Léonice, avant que de lui parler de ce voyage, avait fait des dispositions pour être informée de la manière dont Mendosa se conduirait au milieu des plaisirs de Paris, profitant de ce qu'elle pénétra de l'attachement de Maurique pour Isabelle, une de ses femmes. Elle entra avec beaucoup de bonté dans le penchant qui les eût portés l'un et l'autre à se marier s'ils eussent eu plus de fortune. Elle assura Isabelle qu'elle l'enrichirait et rendrait son sort heureux et l'engagea à faire promettre à Maurique de lui rendre un compte exact de toutes les démarches de son maître. L'espérance d'être un jour uni à celle qu'il aimait lui fit accepter sans scrupule la commission.

Le lettres les plus tendres apprirent bientôt à Léonice que son amant, fidèle à l'idée qui le remplissait, ne trouvait rien qui pût l'en distraire. Souvent, après les avoir lues, elle se reprochait ce qu'elle avait exigé de lui ; les maux de l'absence se faisaient sentir dans toute leur amertume. Languissante, abattue, inquiète, elle ne retrouvait plus en elle cette fermeté qui l'avait soutenue dans le projet de leur éloignement : les raisons qui le lui avaient fait croire nécessaire perdaient de leur force. Souvent, cessant d'envisager les utilités de ce voyage, elle ne voyait plus que les peines réelles qu'il leur causait, songeant à ce nombre de belles personnes que Paris voit briller, aux plaisirs séduisants que cette grande ville offre de toutes parts. Quelles furent ses alarmes et sa crainte d'être oubliée dans ces moments ! Tout ce que la prudence lui avait fait entreprendre pour affermir leur bonheur ne lui paraissait plus qu'une témérité qui lui coûterait peut-être le cœur de son amant. Dans d'autres instants, la raison reprenait son empire : « Mais quand je le perdrais à présent, disait-elle, cet amant qui m'est si cher, quelqu'affreux que fût pour moi ce malheur, serait-il comparable à celui de le voir infidèle après notre union ? J'ai fait ce qu'une sage prévoyance exigeait : si Mendosa succombe à ces épreuves, il n'est pas digne de mes regrets et je ne dois point avoir la faiblesse de le pleurer. Le bonheur de ma vie est attaché à sa constance : j'ai donc dû tout tenter pour connaître ce que je puis m'en promettre. Je ne saurais payer trop cher le plaisir d'en pénétrer toute l'étendue, ni assez acheter les moyens de me détromper, en cas que Mendosa ne soit pas digne de moi. »

Souvent éprouvant les variations si ordinaires aux amants, se représentant la beauté du procédé du sien, ses doutes de dissipaient. Elle balança même plusieurs fois à lui mander de revenir ; mais elle n'osa marquer des vicissitudes qui pouvaient diminer l'estime que ce Cavalier avait pour elle. « Il faut être la victime de mes délicatesses outrées, disait-elle, et peut-être, par de vaines prévoyances, devenir l'instrument de mon malheur, perdre un bien dont je pouvais m'assurer. » Ses yeux se remplissaient de larmes et elle serait restée inconsolable si les tendres lettres de Mendosa ne l'eussent aidée à supporter son absence, si elles ne l'avaient continuellement assurée que ses feux étaient toujours aussi ardents. Il mit un jour ces vers dans une de ses lettres :

.
Qu'on puisse oublier ce qu'on aime
Et qu'un fatal éloignement
Ébranle cœur d'un Amant…
Non, cela ne se peut, j'en juge par moi-même :
Je songe à mon Iris et la nuit et le jour ;
Je soupire après mon retour
Et je connais bien que l'absence
Est un prétexte à l'inconstance
Plutôt qu'un remède à l'amour.

Léonice reçut ces vers avec une extrême satisfaction. Comme elle savait parfaitement la musique et la composition, elle fit un air qui était si convenable aux paroles que c'était un chef-d'œuvre. On sentait que l'amour avait également inspiré le poète et le musicien. Elle changea seulement ce mot en disant son retour au lieu de mon retour. Tous les jours, pendant les repas de Léonice, une de ses femmes chantait cet air et une autre, qui jouait très bien de la flûte, l'accompagnait. Elles semblaient se conformer aux sentiments de leur maîtresse et leur tendre exécution aurait touché les cœurs les plus insensibles. Ce moment de musique était la seule récréation que Léonice fût en état de goûter ; souvent même il lui coûtait des larmes.

Isabelle avait de l'esprit. Sa pénétration et certaine confiance que sa maîtresse avait été obligée d'avoir pour elle par rapport à la commission qu'elle avait donnée à Maurique lui faisait deviner ce qui se passait dans le cœur de Léonice. Elle eut envie de la surprendre et de la flatter dans sa mélancolie par la vue d'une représentation de l'objet qui lui était cher. Comme elle peignait assez joiment en miniature, le zèle anima son imagination : elle fit un portrait où l'on pouvait aisément reconnaître Mendosa et elle le cacha au fond d'une corbeille de fleurs qu'elle mit dans le cabinet de sa maîtresse. Léonice, qui avait tout négligé depuis qu'elle était dans la douleur de l'absence et qui ne songeait plus à faire, comme à l'ordinaire, orner de fleurs son cabinet, fut étonnée d'y voir cette corbeille. Elle la prend. L'ayant attentivement considérée, elle commence à séparer des autres fleurs quelques œillets qu'elle trouve d'une odeur charmante ; en les choisissant, le portrait frappe ses yeux : il l'étonne et, tout imparfait qu'il est, son âme enchantée lui trouve mille charmes. Elle y fixe ses regards ; elle le considère ; elle l'approche et ne peut se refuser le plaisir de le baiser. Elle est fâchée de n'oser le baiser que légèrement, crainte d'en effacer la peinture. Cette innocente satisfaction qui n'a point de témoins la fait cependant rougir ; elle soupire et son cœur redemande plus d'une fois chaque jour le plaisir que lui a fait goûter l'approche de ce portrait. Léonice reconnut la main d'Isabelle et lui sut un gré infini d'un présent si cher à sa tendresse : il pouvait seul l'amuser. Elle n'aimait que la solitude et ne trouvait rien qui ne l'importunât ; la présence de ses meilleures amies n'avait plus le même charme pour elle : tout son soin était de les éviter.

Elle était dans ces dispositions lorsque le Duc de ***, Gouverneur de la province, qui joignait à l'éclat des richesses avec lesquelles il était né celui des grands emplois, le charme de la figure et les belles qualités de l'âme, lui fit dire qu'une partie de chasse le conduirait dans quelques jours près de son château et la fit prier de trouver bon qu'il allât lui rendre visite, et même lui demander à souper. Cette proposition embarrassa infiniment Léonice. Elle aurait bien voulu pouvoir refuser ; mais quels prétextes ? Comment s'exposer à être blâmée de toute la Province en faisant une impolitesse à un homme de cette distinction et si estimé pour son mérite ? Il fallut se résoudre à le recevoir et attirer de la compagnie et des plaisirs pour le temps de cette visite. Quels soins importuns dans des jours où la mélancolie domine !

Le Gouverneur arriva. Il eut pour Léonice tous les égards dus aux personnes que la beauté et la sagesse rendent recommandables. Il coucha au château. Plusieurs parties de chasse se succédèrent, de sorte que le Duc resta huit jours. Ce temps passait de beaucoup ce que Léonice avait cru et lui parut un siècle. Elle sut pourtant cacher l'ennui qu'il lui causait ; et le Gouverneur partit, extrêmement satisfait de la réception qu'il en avait reçue. Il lui demanda la permission de la venir revoir et celle de ne pas attendre que des parties de chasse l'amenassent dans son voisinage.

Léonice goûta avec plaisir la douceur de se retrouver dans la solitude, d'y considérer à loisir ce portrait chéri et de se livrer entièrement à tout ce qui nourrissait sa passion. Les lettres de Paris l'occupaient entièrement ; l'arrivée de chaque courrier était toujours attendue avec de vives impatiences. Maurique manda que son maître était presque toujours chez l'Ambassadrice d'Espagne ; qu'il s'y trouvait souvent avec la jeune Princesse de ***, riche héritière, très belle, très affligée d'un mariage qu'elle venait de manquer ; que l'Ambassadeur avait engagé Mendosa à prendre un équipage assez pompeux. Par la lettre suivante, Maurique marqua qu'il craignait que l'Ambassadrice ne voulût engager Mendosa avec la Princesse, pour la consoler du parti avantageux qui lui avait échappé ; que cette belle affligée paraissait moins triste lorsque son maître était avec elle, mais que, cependant, il ne pouvait le croire capable d'un odieux changement.

Les traits de cette lettre percèrent le cœur de Léonice. Prompte à s'alarmer, elle sentit avec amertume que la jeune Princesse était un parti qui lui était supérieur à tous égards, se faisant même une sorte de délicatesse de se prévaloir des promesses de son amant et d'être cause qu'il ne profitât pas de l'avantage que la fortune, et peut-être l'amour, lui offrait. D'un autre côté, n'ayant pas le courage de lui conseiller de l'accepter, elle fut dans l'irrésolution la plus cruelle. Ne sachant à quoi se déterminer, elle dit à Isabelle de ne point faire de réponse de quelques jours.

Léonice était encore vivement agitée de l'émotion que lui venait de causer cette lettre lorsque le Gouverneur arriva chez elle, n'ayant avec lui que quelques Gentilshommes de sa Maison. Cette visite fut un contretemps qui déplut beaucoup à Léonice. Après les premiers compliments, le Duc lui proposa d'aller prendre l'air. Ses jardins étaient délicieux : il les loua beaucoup. Elle consentit volontiers à y entrer et fut même charmée que la dissipation de la promenade lui aidât à cacher son trouble. Le Duc avait aussi l'air assez occupé. Ils marchèrent quelque temps ensemble, sans que la conversation fût fort animée. Ayant suivi une assez longue allée d'orangers, le Duc demanda à Léonide si elle voulait se reposer dans un cabinet de myrtes qui se trouva au bout de l'allée. Quelques-unes des Demoiselles qu'elle avait chez elle les suivaient avec les Gentilshommes du Gouverneur : tous crurent devoir ne point entrer dans le cabinet.

Le Gouverneur, s'y voyant seul, leva les yeux sur Léonice ; il parut embarrassé et enfin, s'étant remis, il lui dit : « Je n'ai point voulu, Madame, employer personne auprès de vous, ni devoir mon bonheur qu'à moi, si je suis assez heureux pour que vous vouliez me procurer celui où j'aspire. La partie de chasse qui m'a amené ici la première fois n'a point été, comme vous l'avez pu croire, un effet du hasard. Prévenu et charmé par toutes les louanges qu'on donne à votre mérite, connaissant déjà par moi-même les agréments de votre personne, un attrait, que je ne pris d'abord que pour un simple mouvement de curiosité, me fit désirer de connaître si votre âme avait en effet des beautés encore supérieures à celles de vos yeux. Je restai ici huit jours à vous observer et, renfermant mon admiration, rien ne put vous apprendre que je trouvais vos vertus et votre caractère encore fort au-dessus de ce que la renommée en publie. J'ai contraint mes empressements ; j'ai réfléchi à tout ce que j'avais entendu dire de vous, à tout ce que j'en ai vu moi-même. Vous l'avouerai-je, Madame, j'ai même voulu combattre le penchant qui m'entraînait si rapidement vers vous : mes efforts ont été inutiles et tout m'apprend que la passion qui m'occupe est digne de celle pour qui je la ressens. Enfin, Madame, les sentiments que vous m'avez inspirés sont si ardents, si bien fondés, que je me croirai le plus malheureux de tous les hommes si vous refusez de partager ma fortune. »

Léonice rougit. Elle était si troublée qu'elle eût laissé parler le Gouverneur aussi longtemps qu'il aurait voulu. Quand il s'arrêta, il fallut surmonter ses agitations pour répondre. Elle ne crut pas devoir découvrir au Gouverneur combien la situation de son cœur l'éloignait d'accepter les offres brillantes qu'il lui faisait, ni les engagements contraires qu'elle avait pris. Elle lui dit : « Je reçois avec reconnaissance, Monsieur, les marques d'estime dont vous m'honorez ; mais permettez que je n'en profite pas. Ma naissance n'a point l'éclat que vous devez chercher ; j'ai des biens assez considérables, mais ceux que la fortune vous a donnés sont si grands que vous n'avez pas besoin, comme tant d'autres Seigneurs, de chercher l'abondance dans une alliance disproportionnée. Ce mariage serait peu approuvé : si quelque prévention, que je ne mérite pas, vous fait oublier vos intérêts, c'est à moi à vous en faire souvenir. Les personnes de votre rang ne doivent point prendre un engagement dont ils sont comptables au pubic, ni suivre un caprice amoureux. Ainsi, Monsieur, n'y songeons point, je vous en prie : je ne m'y résoudrai jamais. » Le Gouverneur aurait été très consterné de cette réponse s'il ne l'eût regardée comme un mouvement de générosité, que sa constance vaincrait. Il sortit, en demandant à Léonice la permission de venir combattre cette opposition qu'il trouvait si peu fondée.

* *

Léonice fut extrêmement frappée de ce dernier effet de la conformité du destin de son amant et du sien, qui présentait à tous deux, dans le même temps, les plus brillants avantages de la fortune offerts par les mains de l'amour. Elle passa toute la nuit très agitée, en pensant aux différentes conjonctures où elle se trouvait avec le Duc et avec Mendosa. Ses réflexions sur les propositions du premier l'arrêtaient peu : elle avait pris sans balancer et irrévocablement le parti de les rejeter. Son embarras sur la situation où Mendosa était avec cette jeune beauté, d'un rang propre à lui faire honneur, l'embarrassait bien davantage. « Ne m'est-il pas honteux, disait-elle, de ne m'occuper que de mon intérêt et de perdre de vue les siens ? Ah ! que je mérite peu l'honneur qu'on me fait de me croire généreuse, puisque j'ai la lâcheté de ne pouvoir conseiller à mon amant ce que le désintéressement devrait m'inspirer… Mais hélas ! de quoi vais-je m'inquiéter ! Il n'a peut-être que trop de penchant à accepter ce funeste mariage, sans qu'il soit besoin de mes avis pour aider à le déterminer. Et, pendant que je lui fais un sacrifice d'un assez grand prix, qui sait si, touché des attraits de la Princesse, il ne cherche pas un prétexte pour rompre avec moi, si la parole qu'il m'a donnée ne commence pas à le gêner ? Ses vœux, ayant changé d'objet, ne tendent peut-être plus qu'à profiter du moment de dépit qui a disposé en sa faveur le cœur de la jeune Princesse. »

Elle était ingénieuse à se former alternativement les idées les plus affligeantes ou les plus flatteuses, passant avec rapidité des unes aux autres, tantôt se représentant la constance de Mendosa ébranlée, tantôt le croyant capable de renoncer pour elle à tous les appas, à toute la grandeur et à toutes les richesses de sa rivale. Ne sachant d'abord à quoi s'arrêter, après avoir profondément rêvé à toutes les circonstances de sa situation, elle crut enfin que la fortune, d'intelligence avec l'amour, avait préparé ces nouveaux incidents pour leur fournir des moyens d'épreuves au-dessus de ceux qu'elle avait imaginés. Empressée à les mettre à profit, elle fit appeler Isabelle et, s'enfermant avec elle dans son cabinet, elle lui dit d'écrire à Maurique à peu près dans ces termes :

« Le soupçon que vous avez du parti qu'on offre à votre maître et du goût qu'il pourrait prendre pour la jeune Princesse m'afflige d'autant plus que je vois ici quelque changement. Le Duc de *** y vient assez assidûment. Je crois deviner qu'il commence à rechercher ma maîtresse : l'éclat de son rang pourrait l'éblouir ; enfin je crains des événements qui, peut-être, dérangeront tous vos projets et les miens. Cependant, quand nos maîtres nous donneraient l'exemple de l'inconstance, rien ne me portera jamais à les imiter. Si vous avez assez de fidélité pour me venir retrouver, je compte toujours sur la dot que Léonice m'a promise, et je continue à désirer extrêmement notre mariage… Mais vous vous laisserez entraîner et il ne vous coûtera guère aussi de m'oublier, si votre maître vous donne un mauvais exemple. J'en suis dans des inquiétudes que je ne puis vous exprimer. Apprenez-moi toujours ce qui se passe et, de mon côté, je serai régulière à vous donner des nouvelles des progrès que le Duc pourra faire. »

Ce ne fut cependant qu'avec une extrême violence que Léonide se déterminait à tenter cette périlleuse épreuve. L'objet de la lettre, dont elle ne doutait pas que Maurique ne dît quelques traits à Mendosa, était de lui faire entrevoir qu'il pouvait devenir infidèle sans crime ; qu'elle commençait à lui en frayer le chemin et, par là, l'abandonnant à ses propres mouvements, le laisser dans l'entière liberté de se déterminer, sans être retenu ni par les égards, ni par aucunes autres délicatesses. Les mouvements de son cœur devenaient les seuls motifs qui dussent le faire pencher vers la Princesse ou vers elle, ne voulant, pour ainsi dire, que le placer au bord de ce précipice, qu'elle environnait de fleurs.

La lettre ne fut pas partie qu'elle frémit en pensant qu'il était presque impossible que Mendosa ne succombât au danger où elle exposait sa constance et qu'une occasion si séduisante ne devînt pour lui un écueil qu'il n'éviterait pas. D'autres fois, la délicatesse de ses sentiments lui faisait rejeter avec une sorte d'indignation des soupçons qu'elle croyait injustes et qui étaient si injurieux au Cavalier.

Le Duc revenait souvent chez elle, et toujours avec aussi peu de succès. Il avait tiré des conjectures du séjour que Mendosa avait fait dans le château de Léonice et soupçonna que ce Cavalier pouvait être la cause secrète de la résistance qu'on lui opposait. Il en parla même à Léonice, mais ce fut en rival généreux, avouant que Mendosa, par sa naissance, par ses biens, par son mérite même était digne du choix de Léonice. Elle avait l'âme trop belle pour n'être pas touchée de ce procédé. Loin de vouloir dissimuler avec un homme que la passion ne pouvait faire devenir injuste et qui était capable de rendre témoignage à la vérité, lors même qu'elle lui était contraire, Léonice annonça au Gouverneur qu'elle était prévenue d'une forte estime pour Mendosa ; que cependant leur projet de mariage devenait incertain ; mais que, s'il ne s'achevait pas, elle ne serait jamais à d'autre et prendrait le parti de passer le reste de sa vie sans s'engager.

Le Duc fut accablé de ces paroles, qui lui ôtaient toute espérance. Il se plaignit, il accusa son mauvais destin. Ayant encore continué à voir souvent Léonice pour tâcher de l'ébranler et perdant enfin tout espoir, il la pria de souffrir qu'il fût son ami, puisqu'elle ne voulait pas qu'il portât le titre glorieux de son amant ou de son époux. En effet, il eut toute sa vie une estime et un attachement distingué pour elle. Tel est le charme du vrai mérite : les impressions qu'il fait ne s'effacent point et sont indépendantes des illusions de l'amour.

* *

Pendant que Léonice était si cruellement tourmentée par l'incertitude de ce qui se passait dans le cœur de Mendosa, il ressentait des inquiétudes au moins aussi violentes. Maurique, comme on l'avait prévu, n'avait pu lui cacher la recherche du Gouverneur : il en fut vivement frappé. Comme la beauté ni la fortune de la Princesse n'avaient fait aucune impression sur lui et qu'il n'avait point été ébloui de l'offre qu'on lui fit de l'épouser, il sentit dans toute son étendue le malheur qui le menaçait. Léonice occupait uniquement son cœur ; la plus légère crainte de la perdre devenait pour lui le sujet d'un affreux désespoir. Les lettres infiniment tendres qu'il continuait à recevoir d'elle ne le rassuraient point suffisamment. Quoique l'estime qu'il avait pour sa maîtresse l'empêchât souvent d'oser la soupçonner d'un parjure, il était trop troublé pour pouvoir distinguer les circonstances de ce qu'il avait à craindre ou à espérer. Tout lui disait que le péril était devenu assez apparent pour ne devoir plus être arrêté par les ordres rigoureux de sa maîtresse. Il n'y avait encore que deux mois qu'il était parti de chez elle ; mais il ne put résister au désir d'aller voir s'il était besoin de la faire ressouvenir des droits qu'elle lui avait donnés sur son cœur, trouvant que la situation l'autorisait à passer par-dessus les règles ordinaires. Désobéissant cependant à regret, il partit sans lui écrire.

Le chemin lui parut d'une longueur insupportable. Il se formait cent images aussi bizarres que sinistres, les portant quelquefois jusques à craindre d'arriver au moment où se célèbreraient les noces de son rival. « À cette vue j'expirerai ! disait-il avec douleur. Et du moins ma mort lui causera des remords qui me vengeront… Mais quel est mon égarement !… Non, Léonice n'est pas capable d'une telle perfidie et, si elle eût voulu que je renonçasse au bonheur de la posséder, elle m'aurait parlé avec une noble franchise : j'eusse appris mon malheur par elle. Ciel ! si je la retrouve fidèle, me pardonnera-t-elle les soupçons que la précipitation de mon retour lui découvrira ? »

Il arriva enfin au moment où sa maîtresse s'attendait le moins qu'il dût paraître. Ils sentirent un saisissement inexprimable en se revoyant. Cette belle personne pénétra d'abord les mouvements qui avaient fait revenir son amant avec tant de promptitude ; et, loin de les lui reprocher, elle les regarda comme des preuves touchantes de la force de sa passion. Il lui demandait pardon, il se jetait à ses pieds et ne trouvait aucun terme qui pût exprimer tout ce qui se passait en lui. Léonice le relevait, en l'assurant qu'il méritait la préférence qu'elle lui donnait sur le Duc ; que le sacrifice de la jeune Princesse la touchait sensiblement ; qu'elle était contente ; qu'il avait même surpassé tout ce qu'elle pouvait souhaiter de lui. « J'ai partagé vos peines, lui disait-elle encore ; peut-être les ai-je ressenties plus vivement que vous. Pardonnez-moi nos tourments, mes injustices, mes inquiétudes : elles vous apprennent combien je connaissais la valeur du bien dont je cherchais à m'assurer. Après tant de souffrances, notre bonheur sera encore plus charmant. » Mendosa baisait la main de Léonice avec mille transports et était quelquefois dans une émotion si vive qu'il ne pouvait lui parler. Il la regardait, et ses yeux étaient plus éloquents que n'auraient été les discours les mieux arrangés.

Le moindre retardement eût été pour eux un affreux supplice. Les personnes de la plus grande distinction des environs se trouvèrent à leur noce, qui fut célébrée quelques jours après avec une extrême magnificence. Ils voulurent que tout se ressentît, pour ainsi dire, de la félicité dont ils allaient jouir. Isabelle et Maurique, en se mariant, reçurent de magnifiques preuves de leur libéralité. Mendosa et Léonice répandirent avec profusion divers bienfaits sur des gens vertueux que la fortune persécutait. Ingénieux dans l'art de faire du bien aux hommes, ils le pratiquèrent toute leur vie ; et leur tendresse, exempte d'altération, eut le sort de celles dont l'estime est le fondement.

Ces époux furent regardés comme des Phénix. On les cite encore aujourd'hui comme le modèle des belles unions. Sans l'exemple qu'ils ont donné, on eût vraisemblablement toujours douté qu'il pût être des mariages délicieux.


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