VOLANGE COMÉDIEN DE LA FOIRE (1756-1808)
AVERTISSEMENT
Que ce soient celles de Neuilly, de Montmartre, des Invalides ou de la barrière du Trône, aimez-vous les foires, toutes les foires de Paris ? Non ? Elles vous ennuient ? et même vous dégoûtent ? Tant pis ! Alors adieu et quittons- nous. Vous n'êtes pas « pour être de mes gens ».
Mais si, au contraire, enfant tenu par la main, puis jeune homme donnant le bras à un autre bras, vous vous êtes rué cent fois par belle journée ou beau soir en ces lieux de rude allégresse, et si, plus tard, quoique blasé déjà sur les parades de la vie, vous avez cependant continué de retourner à celles qui en sont l'image, en y goûtant plus que jamais un indispensable et âcre plaisir... alors restez ! Nous allons devenir amis.
Et encore, non ! Ce n'est pas assez pour notre bonne entente que vous prisiez les foires d'aujourd'hui, celles où seulement, pauvre homme, vous êtes allé et où vous retournerez. Il faut qu'en plus, votre choix, je n'ose dire votre préférence, se porte sur celles d'hier, les autres, les grandes des temps passés, dont, hélas ! vous n'avez pu jouir, mais dont vous aurez rêvé, ces fameuses de Saint-Ovide, de Saint-Germain, des Ranelaghs, des anciens boulevards, de tout le cher et contagieux dix-huitième enfin, qui distribue à ses amants un regret nostalgique. Alors, si oui, si vous en êtes féru de cette façon un peu folle, un peu bête, ah ! quel bonheur ! Venez ! et partons vite ! C'est à elles que je vous emmène.
Mais réfléchissez bien. N'allez pas vous imaginer que nous allons à du suave, à des bouquets de roses ! Point. Si vous avez le nez trop fin, récusez-vous ! car je vous en préviens, c'est une histoire qui sentira fort.
Ça vous est égal ? Vous dites même : tant mieux ! Alors, parfait ! Je commence.
D'ABORD CE NOM
D'abord ce nom ! Volange. Quel joli son du temps de Louis XV il envoie déjà ! Supposons que vous n'ayez jamais entendu parler de celui qui en eut le bénéfice, et que l'on vous prie de deviner le genre de personne qui peut avoir eu ce bonheur de le porter ? Grand embarras. Un homme ? Ou une femme ? La terminaison crée le doute. Volange, Dorange... évidemment c'est un homme, et qui dut être élégant, toujours jeune, la jambe craquant dans le bas de soie, et la taille bien faite, un amoureux à tricorne, à talon de carmin. Volange... oui... un nom poudré.
Ou alors un laquais ? « Holà ! Volange ! Maraud ! Viens tâter de ma canne ! »
Ou peut-être un comédien ? Volange... Dorante... Il y a parenté. Cela vous a comme un air de théâtre. En haut de l'affiche fleurdelisée, je vois très bien : « Le rôle du PÉDANT CONFONDU sera joué par Volange. »
Ou un danseur d'Opéra ? : « Dans le ballet de TARARE Volange a été divin ! »
Bref, vous ne savez pas !
Et puis... si c'était une femme ? Pourquoi pas ? Solange, Fontange, Volange... La mémoire, sur sa raquette, fait rebondir ce nom avec celui de Sophie Volant !... et vous pensez que Diderot se fût amusé comme vous à les rapprocher l'un de l'autre. Mais d'ailleurs – où avions-nous la tête ? – lui et son amie ont vu, ont connu et goûté la personne au nom fameux. ...Seulement, ce n'est pas une femme. Inutile d'aller plus loin et de vous faire chercher davantage. Volange ne fut qu'un homme. Mais quel homme ! Moins et plus qu'un marquis, le SIEUR VOLANGE, un des comédiens de la Foire et le plus grand de tous. Immortel, tant qu'il vécut.
SON PORTRAIT
La première chose qui frappe et qui déçoit devant le berceau du personnage venu au monde en 1756, c'est que ce nom merveilleux de Volange, auquel il semblait destiné par la Providence et le sang, ne paraît pas avoir été le sien. De qui était-il fils ? D'un certain Rochet, portefaix de Nantes, assurent quelques-uns de ses biographes, ou, selon d'autres, d'un notaire du même nom dans cette ville. Diable ! Un notaire, un portefaix, ce n'est pas pareil. Hé bien, s'il faut choisir, je me décide pour le portefaix. Sans doute le tabellion offre du piquant, mais convenez que « l'homme aux crochets » vous a plus de ragoût, et cette profession ne justifie-t-elle pas bien mieux la carrière que devait embrasser le gaillard dont nous nous occupons ? Ceci réglé, – après le premier moment d'ennui en apprenant que le nom de Volange fut fabriqué pour les besoins de la cause, – je préfère, à la réflexion, que Rochet fils (Maurice- François), au lieu d'avoir reçu de ses parents ce trésor en cadeau, l'ait composé lui-même comme le plus propre à répandre sa gloire. Quand et pourquoi s'avisa-t-il, avant qu'il l'eût illustré, de le substituer à celui de son état civil ? On l'ignore. Fut-ce que, tourmenté de bonne heure par l'envie de monter sur les planches, il s'inventa dans ce but ce beau vocable de théâtre, une trouvaille ? Ou ne serait-ce pas peut-être qu'ayant rencontré chez monsieur son père — quoique manant — une résistance à sa vocation, il eût été obligé par celui-ci, pour ne pas déshonorer la famille Rochet, de prendre un nom d'emprunt ? Il y aurait à cela vraisemblance.
En effet, quoique rien ne nous soit parvenu des premières années du petit, on les imagine dès lors aisément. D'après la laideur si caractéristique de l'homme, telle que nous l'ont transmise ses portraits, nous traçons celle de l'enfant qui en était déjà l'ébauche et le noyau. Peu de chair, tout en os. Pas de joues rondes. Un visage chafouin aux pommettes saillantes, un front bas, planté de gros cheveux pendants, pommadés de crasse et encombrés de brins de paille où, plutôt qu'un peigne, il eût fallu, pour les démêler, un rateau ; un nez brusque et canaille, une bouche immense, trop fendue, allant taquiner les oreilles, bouche « peuple » aux dents gâtées, aux lèvres en bords de terrine, mais aux fortes mâchoires, et facile à tout, au rire, à la nique, à la gouaille, aux fusées du boniment comme aux pétards de l'engueulade, bouche faite pour bâfrer, huer, claquer des baisers de goujat, lancer dans le matin les vieux cris de Paris, pour mordre à même une miche et casser des noix, enfler une vessie, cracher dans une trompette, et boire à la pompe du marché aussi avidement qu'au goulot des bouteilles. Y faisant suite, un menton sec, à rasoir, modelé pour épouser avec plaisir l'encoche du plat à barbe, et un cou de vigneron bien attaché, bien ficelé, le long duquel plus tard montera et descendra, comme un poids d'horloge, la pomme d'Adam. Voilà le museau du gars. Mais le principal et le meilleur, c'étaient les yeux, petits, vifs et perçants, qui tour à tour s'allumaient, pétillaient et s'éteignaient soudain dans une expression — naturelle ou feinte ? — de niaiserie et d'ahurissement.
Toute la vie de Volange prouve que son enfance dut surtout se passer dans la rue, et même dans le ruisseau. C'est la rue qui l'éleva, qui lui donna ses premières leçons de grossièreté comique et de fine verdeur dont il devait tirer plus tard un si joyeux profit. Nous n'avons qu'à le suivre quand tous les jours il s'échappe, dès qu'il le peut, du logis paternel, pour traîner du matin au soir, et y user jusqu'aux bas ses souliers à clous, sur le pavé de la ville. Dans tous les coins, il y polissonne et furette, mais, entre tous les quartiers, celui du port attire son espièglerie.
LES QUAIS DE NANTES
Nantes, sensiblement déchue du point de vue maritime, n'est plus aujourd'hui ce qu'elle était au temps de sa prospérité, quand, pleins d'orgueil, les navires de gros tonnage pouvaient remonter la Loire jusqu'à ses quais. « Ah ! le bel endroit,maman » que c'était alors ! avec la bordure de ses hôtels de pierre à mascarons de proue, à balcons ventrus si galamment tournés, et leurs murs laissant voir au-dessus d'eux la profondeur des jardins qui les baignaient ! Et représentez-vous ensuite, s'opposant à cette noble et paisible ordonnance, le grouillement des quais aux énormes anneaux de fer où sont amarrés les bateaux qu'on charge et ceux que l'on décharge, où l'on bute dans les cordages qui les retiennent, où les poissonneries, les oiselleries, les rôtisseries, les cabarets, les pyramides de fruits, d'épices, de légumes, jettent leur éclat, leur gaieté, leurs couleurs, leurs odeurs... et vous comprendrez tout ce qu'ils pouvaient offrir d'étourdissant au galopin qui à la fois s'en grisait et s'en nourrissait. Des singuliers animaux, ramenés des pays lointains et tenant la foule aplatie aux barreaux de leurs cages, il se faisait le spectateur et aussi l'étudiant. Les perroquets lui enseignaient leurs cris et leurs jurons appris des matelots, et les singes leurs grimaces, leur caricature de l'homme. Ajoutez-y, se dégageant de cette brutale et ensorcelante féerie, l'invincible attrait des voyages, la fascination qu'à cette époque exerçaient sur tous, jeunes et vieux, du haut en bas de l'échelle, ces mots magiques : LES ILES ! La traite des noirs avait à Nantes une grande importance. À certaines dates, des avis imprimés, affichés sur les quais, dans des cadres sous verre, annonçaient, tels que celui-ci : Nous avons L'honneur de vous informer de l'arrivée en cette rade à mon adresse du navire "Le Duc-de-Duras", capitaine Bargoulet, venant de La Côte d'Or, avec une cargaison de 260 captifs. La vente en sera ouverte le 8 du présent mois. Si vous avez dessein d'en acheter, nous vous prions de vous y rendre, vous aurez tout lieu d'être satisfaits de la beauté des nègres et des arrangements de la vente. Nous avons l'honneur d'être très parfaitement votre très humble et obéissant derviteur. BARGOULET.
Et c'étaient aussi, jetés à terre et maculés, de vieux papiers où, selon le formulaire en usage, Le commandant du navire, de tant de tonneaux, reconnaissait avoir reçu et chargé dedans son bord, sous le franc tillac d'icelui, les marchandises qu'autant qu'il plaira à Dieu il s'obligeait à mener et conduire où il le devait, sauf les périls et fortunes de la Mer.
Ces papiers, le petit Volange les lisait, les ramassait s'il en trouvait par terre, et leur lecture l'enflammait. Aller là-bas ! Quand, avec une lenteur théâtrale, entrait au port, arrivant de ces contrées lointaines, ou en sortait pour y cingler, un beau bateau à toutes vergues, gonflé de toile blonde, il trépignait de désir, et quand descendaient sur les quais les noirs tout nus, sous le fouet des chiourmes et sous les chaînes qui leur faisaient des colliers et des pagnes, il se glissait pour être au premierrang, entre les jambes des curieux... La vue de ces esclaves lui soufflait l'impatience d'être son maître. Enfin, à la douceur déjà amollissante du climat breton où, l'hiver, les camélias fleurissent en pleine terre, ajoutez l'excitation des ballots de cotonnades, des murailles de marchandises, le brouhaha des chantiers, les tas d'oranges, de citrons, de pamplemousses en pyramides d'or, les caisses d'oeufs d'autruche et de noix de coco et toutes les capiteuses odeurs, par centaines, qui font vaciller les hommes les plus froids : odeurs de réglisse et de café, de poivre et de cannelle, odeurs de tapis, de santal et de bois précieux, mêlées, en un perpétuel accord et bouquet de plein vent, à celles du goudron, du charbon, de la saumure et des poissonneries, où règne et frétille en gouttes d'argent la sardine… Et puis, pour verser à l'imagination le vinaigre final… voici là-bas, sur une tête à barbe blanche, un turban vert qui en dit long, et la négresse avec son madras d'un jaune de banane… les Iles ! Certainement tout ce spectacle du port contribua pour beaucoup à émanciper le galopin, et l'on peut penser, sans le moindre doute, que ses petites idées n'eussent pas pris la même tournure s'il avait habité Bayeux ou Carcassonne.
ET IL PRIT LA MER
Comment ? dans quelles circonstances ? On l'ignore… Fut-ce de son plein gré, ou expédié de force par sa famille ayant hâte de se débarrasser pour un bon moment du mauvais sujet qui lui faisait peur ? Il est plus probable que l'enfant, à la veille même d'être jeune homme, prit tout seul sous son bonnet de lâcher parents et terre natale afin de voir du pays et courir aventure… Et il se pourrait très bien alors, comme le disent certains de ses biographes, qu'il partît avec une troupe de comédiens se rendant à Cap-Français. Le certain, c'est qu'arrivé à Saint-Domingue, il y monta tout de suite sur les planches.
On aurait tort de s'imaginer qu'en ces jours lointains et en ces pays qui pourtant semblaient alors le bout du monde, l'existence des Français ne redoutant pas de s'y risquer fût celle de pauvres gens aussitôt déconfits, perdus dans ces régions sauvages, et noyés dans le flot des noirs dont ils avaient à subir, quoique en étant leurs maîtres, l'esclavage moral.
Rien de tout cela.
Dans une conférence d'un vif intérêt, M. Tramond, membre de la Société de l'Histoire des Colonies françaises, nous a fait connaître naguère, et l'on pourrait dire nous a révélé, sur la vie intellectuelle à Saint-Domingue à la fin du XVIIIe siècle, les choses les plus inattendues, les plus piquantes, notamment l'incroyable importance qu'y avait prise le théâtre.
Dès 1740, les Français de là-bas, aussi passionnés de spectacles, sinon plus, que ceux de la métropole, puisqu'ils ne pouvaient en avoir autant qu'eux, s'étaient appliqués à satisfaire ce goût, ayant la force d'un besoin, et ils avaient formé à Cap-Français une société dont les membres se réunissaient, dans un local de fortune, voire une halle, pour y assister à des représentations publiques. Les premiers interprètes de la troupe, recrutée sur place, étaient des amateurs. Mais soit que ceux-ci eussent été bientôt jugés insuffisants ou qu'eux-mêmes se fussent lassés, on prit le parti de faire venir de France des professionnels offrant toutes garanties de métier, de talent. Et plus de hangar ! Mais une construction solide et close, vivement bâtie sur la place de Cap-Français.
Quarante ans se passent dans ces conditions, jusqu'en 1783, où, l'affaire ayant sans doute prospéré et permettant des visées plus hautes, on éleva une nouvelle salle plus vaste et n'ayant presque plus rien à envier à celles de Paris. Jugez-en. Elle possède trois rangs de loges. Le commandant de la colonie et l'intendant ont chacun leur loge particulière, et le conseil souverain a également la sienne. Au parterre sont des fauteuils et des banquettes dont le premier rang est réservé à messieurs les officiers de l'état-major et, en haut, un amphithéâtre. Les gens de couleur, qu'on ne veut pas oublier, sont bientôt admis aux places supérieures, puis, à partir de 1766, on leur ouvre quelques loges du troisième rang, mais en les séparant selon la hiérarchie de leurs nuances, les mulâtresses étant favorisées d'un rang plus honorable que les négresses, leurs mères ! C'est que, comme on le disait alors : l'ébène va d'un côté, le cuivre de l'autre. L'aspect de la salle, demandez-vous ? Étrange ? Et un peu ridicule ? Allons donc ! Des plus agréables. Couleurs vives. Costumes frais. Uniformes brillants. Des épées et des éventails. De l'élégance et de l'entrain. Une tenue parfaite. Chaque dame est accompagnée dans sa loge par un cavalier empressé qui ne doit jamais être son mari. Et nous ne savons vraiment pas la raison de cette défense. On suit le spectacle avec plaisir, mais d'une façon parfois trop expansive ou trop légère, car on gazouille beaucoup trop et à voix trop haute pendant le jeu, quand on n'y rit pas à trop belles dents ; aussi, pour cette raison et d'autres, la police de la salle confiée à l'autorité est-elle assez difficile. Les représentations sont fréquentes, au moins deux par semaine, tous les jours aux jours gras, et le théâtre ne fait relâche qu'au moment de Pâques.
Après Cap-Français, Port-au-Prince, jaloux, veut lui aussi posséder son théâtre, et bientôt une salle de 750 places lui donne de quoi s'enorgueillir. Puis, gagnées à leur tour de la même fièvre, d'autres villes se mettent à réclamer des distractions dramatiques… ce qui porte bientôt les salles au nombre de sept pour 50 à 60 mille habitants libres.
Cependant, comme à la pratique on a observé qu'il serait trop coûteux de faire toujours venir à chaque saison des tournées de France, les colons ont recours à des troupes permanentes, fixées dans le pays et dont les artistes, très bien reçus, sont largement rémunérés. Quelques-uns de ceux-ci arrivent à conquérir une renommée enviable, notamment un certain Chevalier qui s'intitule et se pavane « comédien du Roi ». En 1781, une créole de couleur, la première, Mlle Minet, se révèle avec succès au milieu de ses camarades blancs sur la scène de Port-au-Prince. On l'appelle « la Jeune Personne », et plus tard, si grande est « sa vogue », on baptisera de son nom l'un des bateaux allant de Saint-Domingue en France.Vous entendez d'ici le badinage à Paris : « Et sur quel bateau, chevalier, fîtes-vous la traversée ?—Sur Mademoiselle- Minet. — Oh ! c'est charmant ! »
Si nous avons eu l'air de sortir de notre sujet, il n'en est cependant rien puisque cette apparente digression s'imposait pour que le lecteur se rendît mieux compte de l'atmosphère et du décor dans lesquels allait tomber le jeune Volange à son débarquement aux Iles. Nous espérons qu'à présent, on l'y voit au vif, plein d'effronterie et d'ambition turbulente, se jeter, la langue et la main promptes, dans la mêlée de ce monde du théâtre si particulier, et si nouveau pour lui. Libre, indépendant, ayant secoué toute tutelle, il réalise enfin son rêve… Il est comédien, et pour de bon. C'est sa profession. Que joua-t-il ? Et d'abord que jouait-on, que pouvait-on jouer, penserez-vous, qui fût capable de plaire à un public aussi composite, aussi bigarré ? Mais la même chose qu'à Paris et qu'en France. Le répertoire courant comprenait d'abord la tragédie et la comédie. On jouait tout Corneille, tout Racine, tout Molière, tout Voltaire, en attendant d'y donner, aussitôt que produites, des œuvres modernes comme le Barbier de Séville et le Mariage de Figaro. On donne aussi des opéras-comiques comme Bastien et Bastienne et le Devin du Village, car aurait-on pu, je vous le demande, surtout en ces contrées bénies par la nature, se passer de Rousseau ? Et des pièces de la Comédie italienne, des pièces patriotiques : Jeanne d'Arc, le Siège de Paris, la Bataille d'Ivry, le Siège de Grenade de Collot d'Herbois ; des pièces exotiques ou coloniales, bien entendu, telles qu'Alzire ou l'Habitant de la Guadeloupe, et des pièces nègres, mais représentées par des blancs barbouillés de noir. Ajoutez à tout cela des ballets, car la danse au XVIIIe siècle est de règle et en honneur, et ces ballets, blancs ou nègres, sont souvent en travestis. La mise en scène en est très soignée, les costumes sont très brillants, et comme acteurs et danseurs s'habillent à domicile, ils font sensation quand ils se rendent au théâtre. On se presse sur leur passage, on touche leur costume. C'est, chaque fois, fête dans la rue et même carnaval. Tout le monde se croit déguisé. Et puis, il y a encore des spectacles d'équilibristes, de jongleurs, d'acrobates, d'ombres chinoises... enfin la FOIRE ! et aux tropiques ! sous les palmiers, au soleil de feu, aux nuits embaumées, la FOIRE à l'éclat des étoiles, plus brillantes que toutes les chandelles !
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Et voilà Volange, agile et farceur, lâché dans cette féerie comme un petit macaque avec son visage, et ses façons de singe à la Chardin. Sans que l'on ait la moindre idée de ses premiers emplois, on peut penser qu'il ne choisit pas pour ses débuts le répertoire de Corneille ou de Racine, auquel ne le destinaient ni son physique, ni son goût. Il ne devait d'ailleurs rester au Cap que fort peu de temps. Âgé de dix-huit à dix-neuf ans au plus quand il y arriva, il en fut bientôt, dès sa vingtième année, chassé par les écarts de sa difficile nature. Une insolence dont il se rendit coupable en plein théâtre un certain soir fut la cause de son renvoi. Ayant été sifflé, et avec raison, parce qu'on l'avait trouvé mauvais, il jeta, de colère, une piastre au milieu des spectateurs en invitant un des siffleurs à la lui rapporter. Cris et tapage affreux. Une salle debout. À cette époque, le parterre jouissait de droits exorbitants. Il n'avait jamais tort. Tout manque d'égards des comédiens à son adresse était d'avance condamné, puni sévèrement. Volange fut arrêté, et si grande, ensuite, s'acharna après lui la rancune générale du public qu'on dut, pour le protéger et même lui sauver la vie, le réembarquer au plus tôt pour la France.
Malgré toutes ces secousses, on peut croire que, loin de s'en faire de la bile, il prit gaiement la chose et que la traversée ne refroidit en rien sa vocation. Les semaines passées entre « cette cour et ce jardin » qu'étaient « le ciel et l'onde » le maintenaient, pour ainsi dire, en état professionnel. Les planches, sur terre, font déjà le pied marin. Il éprouvait sur mer la sensation de ne pas les avoir quittées. Les bateaux, aux yeux d'un comédien, ne sont-ils pas, d'ailleurs, des théâtres flottants, dont le pont est la scène, les voiles les rideaux ? Et tous les beaux pays, brossés d'éclatantes couleurs, tous les rivages découverts, côtoyés, abordés, n'offrent-ils pas aussi les plus merveilleux changements de décors ? Enfin… à l'horizon, même invisible, émergeait Paris, toile de fond, Paris où son rêve était de vivre, de se produire, et peut-être… un jour, d'y briller. À son idée, Paris faisait mieux que de l'attirer, il l'attendait. Ainsi Volange, au vent du large, aspirait déjà, sans doute, un souffle de gloire, au fracas des flots apportant à son oreille un tonnerre ininterrompu d'applaudissements, de rappels !
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Il ne reprit pourtant pas son métier tout de suite à Paris, mais à Reims, où il est signalé comme ayant donné quelques représentations dans la troupe d'un directeur du nom d'Hébert. De son court passage dans cette ville, on ne sait bien qu'une chose, mais qui continue de nous éclairer sur le personnage, « c'est qu'il se faisait conduire en prison trois fois par semaine, tantôt pour impertinences, tantôt pour escroqueries ».
Reims était-il bien, pour y faire relâche un moment, la station qui s'imposait entre Saint-Domingue et la capitale ? On serait mal fondé, en tout cas, à s'étonner de ces brusques bizarreries d'itinéraire et de résidence, accomplies alors, semble-t-il, d'une façon toute naturelle et comme candide. À cette époque, en effet, où nous serions portés à croire que les distances, surtout si grandes, devaient effrayer, et où les moyens de les parcourir étaient d'une lenteur et d'une complication décourageantes, il est remarquable de constater le calme et la bonne humeur avec lesquels nos pères les envisageaient. Qu'il s'agît de deux lieues ou de plusieurs centaines, cela ne comptait pas. On partait pour « les eaux de Passy » ou pour l'île Bourbon avec une égale placidité ; c'est qu'alors, de son côté, la vie, ainsi qu'un coche d'eau, coulait et vous portait au fil des heures, longue et douce. On avait beau être pressé, on avait toujours trop de temps.
ENFIN, PARIS !
À peine échoué à Reims où, faute de pouvoir se loger à la Plume au Vent, seulement accessible aux gens de qualité, Volange avait dû descendre à une méchante auberge, il n'a qu'une idée : repartir, tout en pensant peut-être, en sa grossière vanité naissante, qu'il lui aura suffi pendant quelques jours d'habiter la ville royale et d'y jouer pour être sacré comédien. En grande hâte, il s'amène donc à Paris.
L'y voilà !
Mais en quel état pitoyable ! Estomac souvent creux autant que bourse plate. Quelques hardes, l'almanach, une pipe, un couteau, du tabac râpé, une poignée d'écus au fond d'une poche de cuir, une paire de gros bas bleus, des souliers de route, un gobelet d'étain… quelques souvenirs de là-bas, pacotille du Cap… ce pauvre bagage, aussi maigre qu'autrefois celui du portefaix son père… tout cela tient dans un sac au bout d'un bâton sur l'épaule, ou ficelé dans un petit coffre de bois à fleurs peintes.
Sans se laisser étonner et encore moins abattre par les difficultés, il suit cependant son dessein. Le mouvement et les embarras de la grande ville, son tapage, la bousculade de ses foules, au lieu de l'ahurir, l'amusent, l'excitent. L'immensité de ses étendues ne l'égare pas. Rapidement, il y circule et s'y retrouve comme dans les rues de Nantes. D'une effronterie de valet, rien n'était capable d'ailleurs de lui faire baisser les yeux ni de paralyser sa langue bien pendue. Il était né « déniaisé » et c'est très certainement grâce à ce don qu'il eut l'art de représenter au naturel avec tant de perfection, sur les tréteaux, les niais, mieux que les niais, le Niais, et sous toutes ses faces, dans toutes ses nuances, tantôt le vrai, tantôt le faux, enfin d'être l'inventeur, le créateur d'un type.
En ces conditions, un seul genre de théâtre devait tenter et réclamer notre homme :
CELUI DE LA FOIRE
On sait qu'il tirait son nom des foires de Saint-Germain et de Saint-Laurent. En quoi consistait-il ? D'une façon générale, en bouffonneries et parades inspirées pour la plupart de l'ancienne comédie italienne, en farces et tableaux, presque toujours d'une très vive crudité. Mais, alors que dans la plus haute classe on ne reculait pas plus devant les mots que devant les choses dont elles étaient la fidèle et rude expression, pouvait-on demander au peuple et à ses fournisseurs, qui s'en faisaient les courtisans, de se montrer bégueules ? On s'en donnait donc ! et vertement ! à ce point que les honnêtes gens qui se rendaient aux boulevards étaient bien fondés, sans qu'on eût le droit de les accuser de rigorisme ou d'hypocrisie, à protester contre ce théâtre, à s'indigner de la double licence de son répertoire et de son jeu. Mais, en ce cas, direz-vous, pourquoi, tout de même, y allaient-ils, à ces boulevards de perdition ? Ah ! c'est que, d'une part, la vue du scandale y échauffait et entretenait leur saine colère, et que, de l'autre, ils y étaient attirés par maints divertissements, ceux-là variés et permis, de la plus joyeuse innocence : marionnettes, chiens savants, singes costumés, acrobates, sauteurs, danseurs de corde, escarpolettes, jeux, loterie, sans parler des mille friandises, biscuits, gâteaux, macarons, massepains, caramels du roi, pralines de la reine, crêpes de Mesdames faisant leur saut de carpe au-dessus de la poêle, ou gaufres chaudes dont les fleurs de lis poudrées d'un doigt de sucre ouvrent si bien l'appétit, avant de donner soif. Et, pour la boisson, même savoureuse abondance en liquide, autre régalade de bouche. On n'en finirait pas d'énumérer tous les coquins de petits vins, les doux, les durs, râpeux comme langue de chat, tirés à même le tonneau ou servis dans des gros verres en forme de lampions, les « cocos » sonnés à la fraîche et les sirops d'anis, de citron, de « grozeille » et d'orange, les muscats pour abbés, les liqueurs de couvent, avec les tord-boyaux pour trompettes à la revue du Trou-d'Enfer.
C'est tout cela et bien d'autres nectars à l'emporte-cuir, qui se débitait au bon peuple empourpré de coups de soleil, aux gras bourgeois suant à la ceinture, ainsi qu'aux raffinés à rubans et aux blasés, venus là, en compagnie de jolies filles, pour se ravigoter. Autour des théâtres de toile et des bâtisses légères où, seulement à l'intérieur, se donnait aux spectateurs assis la pièce annoncée, une quantité d'attractions, qui presque toutes ne coûtaient rien, constituaient au dehors pour le public en balade une réjouissance, au moins aussi forte, et en tout cas procurant aux yeux, comme à tous les sens, un plaisir ininterrompu, ranimé sans cesse.
Figurez-vous donc, lâchée là-dedans, la foule et ses remous, les gens qui se coudoient, se heurtent, se malmènent, qui rient ou s'injurient en piétinant dans la poussière et le crottin, dans la paille et la boue, les flaques de vinasse et d'urine fumante que le sol, quoique desséché, n'arrive pas à boire. À tout instant, rixes, batailles. Gourdins levés, cannes rompues. Les gifles claquent, les chapeaux volent, les perruques sont arrachées… Le guet surgit et pêche dans le tas, tandis que, sans en être aucunement troublée, la fête continue à répandre son exubérance et ses torrents de bruits. Tous ceux que l'on peut s'imaginer de nature à éclater particulièrement, en cet endroit sonore, s'y trouvent rassemblés comme exprès pour y divertir et déchirer à la fois les oreilles en une cacophonie qui devient un concert. Il y a l'orchestre, mettant en branle, sur une étendue d'au moins une lieue, le disparate innombrable de ses instruments qui sont d'abord les cordes, celles des violons des vieux racleurs d'archet, de la vielle du mendiant, de la pochette du maître à danser en plein air, et celles des « guittares » pincées par quelque drille en béret de Scapin, comme dans les tableaux de M. Watteau ; et puis les vents, flageolets, clarinettes, hautbois, le fifre du faux mousquetaire et la flûte du faux berger ; et puis les cuivres, cornets, cymbales, grelots, le porte-voix de l'hercule et le trombone de l'apoplectique ; et puis les peaux, les tambours du charlatan, du militaire et du crieur public. Et ensuite et en même temps partent de tous côtés les voix dont tous ces bruits font l'accompagnement ; les voix des hommes qui se huent, s'esclaffent, qui jurent, celles des femmes qu'on embrasse et qu'on trousse au passage, les pointues des enfants qui crient et qui pleurent, et les voix des chansons, des boniments, des rondes, des complaintes, et les voix des bêtes, du chien qu'on bat ou qui aboie à des mollets, de l'âne qui brait comme un diable entre ses deux paniers, du cheval qui rue aux brancards ou qui hennit de renifler une jument aux environs ; et encore les voix des choses, déchaînées, qui se mettent de la partie, les claquements de fouets, les coups de pistolets, les sifflets qui crèvent le tympan, les toupies folles qui ronflent comme des rouliers, les grincements des balançoires,les claquettes des pâtissiers, la massue qui, à tout instant, comme pour assommer un troupeau de taureaux, s'abat sur la « Tête de Turc »… et puis, et puis… Voilà enfin toute cette énorme Cocagne, ce gros jardin de basse joie brutale et populaire, la Foire ! la Foire !
N'y eut pas plus tôt mis le pied et fourré le nez mon Volange qu'il s'y plongea. Un véritable bain. Il se reconnaissait, se sentait chez lui. Il avait, sans le savoir, trouvé son élément et son prochain royaume.
LES VARIETÉS AMUSANTES
Un sieur Lécluze, à la fois comédien et directeur d'un petit théâtre baptisé de son nom, avait alors rencontré une certaine faveur auprès du public à la foire Saint-Laurent. Après que celle-ci eut opéré sa fermeture, il s'était, ainsi que les autres forains, transporté au boulevard du Temple, et en attendant que fût prête la salle qu'on lui construisait au coin de la rue de Bondy, il avait pris position dans le Waux-hall du fameux Torré.
Ce fut chez lui que Volange trouva à s'engager – en 1778 – et à y faire ses débuts « comme jeune comique ». Pendant un an, il tient là cet emploi sans attirer en rien l'attention. Il s'inquiète, il ne sait pas l'effet qu'il produit, se demandant même, quand par hasard il excite le rire, si ce n'est pas qu'on le moque. Et, par surcroît d'ennui, la direction va mal. Bohème prodigue, étourdi et très maladroit en affaires, Lécluze est bientôt ruiné et acculé à la faillite.
Cet événement, considéré par Volange comme le plus fâcheux qui pût lui arriver, devait pourtant être au contraire l'origine de sa fortune.
Lécluze, en effet, dans l'impossibilité d'inaugurer sa salle non encore payée, cherche des successeurs à qui passer la main, et tout de suite il les trouve dans les chères personnes, si bienvenues, de trois associés : le sieur Malter, danseur en double de l'Opéra, Hémoir, ci-devant tailleur, et Mercier, marchand de charbon.
Il perd son prestige de directeur, mais du moins s'en tire-t-il tout de même avec assez d'avantages. Ses dettes sont réglées, on lui assure une pension honnête et une gratification personnelle toutes les fois qu'on jouera le Postillon, une de ses pièces. Il devait même, ultérieurement, goûter en plus cette joie consolante et inespérée de voir le théâtre qu'il avait fondé garder un temps son nom et prospérer, car les Parisiens, fidèles dans leur habitude, continuèrent pendant plusieurs années d'appeler théâtre de Lécluze celui des Variétés Amusantes qui le remplaçait.
L'ouverture en avait été attendue avec impatience. À peine a-t-elle eu lieu qu'on est unanime à admirer la belle salle beaucoup plus vaste que l'ancienne « et fort bien décorée ». Mais cela sufïit-il ? Pour décrocher, dès le début, le franc et décisif succès, il faudrait une pièce à part, sortant de l'ordinaire, quelque chose de très amusant, d'original et de hardi, de fin et de gros alternés, capable d'être accessible à tous les publics, de les empaumer en les faisant bien rire… et revenir, avec nécessairement un rôle d'importance, à la taille d'un comédien réputé, ou, ce qui vaudrait mieux, d'un inconnu qui s'y révélerait de façon foudroyante… Or, tout cela, auteur, pièce et acteur, sont loin de se rencontrer, et surtout réunis, du jour au lendemain. Le danseur, le tailleur et le charbonnier se désolent. Ce comédien prisé des amateurs, assuré de faire recette, ils ne l'ont point chez eux, où le pauvre Volange a déjà de la peine à tenir son petit emploi, et ils n'en connaissent pas d'autre ailleurs ; la pièce rêvée leur manque et ils ne voient pas l'auteur de talent qui s'imposerait à eux… Il y en a bien un, cependant, coutumier déjà d'un assez grand nombre de succès, pour offrir des garanties. Il ne fournira sans doute rien de très neuf, mais à la rigueur on pourrait y avoir recours. C'est Dorvigny. Et quant à l'acteur, hé bien, on s'en occupera après, et c'est peut-être l'auteur, ou le sujet lui-même de la pièce qui le désignera. Or, fut-ce Dorvigny qui, au courant de leur désir, vint se présenter pour y répondre, ou les directeurs qui lui firent signe ? Peu importe. Un seul fait est à retenir, leur rencontre à ce moment critique et leur accord sur la pièce qui ferait le prochain spectacle du nouveau théâtre.
UN BATARD DE LOUIS XV
Type curieux que ce Dorvigny. Il passait pour un fils naturel de Louis XV, auquel, en moins royal bien entendu, il ressemblait cependant assez pour que la chose ne parût pas un trop grossier mensonge, et cela lui avait fait déjà, bien avant qu'il écrivît, une espèce de situation. Bâtard du roi. N'y peut pas prétendre qui veut. Évidemment, il eût été très embarrassé d'en établir la preuve, mais, après tout, la prodigalité amoureuse et secrète du Bien-Aimé ne rendait pas invraisemblable, en dépit de sa présomption, la haute origine du personnage. Et puis, si tous n'y croyaient pas, la plupart de ceux qui l'approchaient préféraient y croire, en s'estimant ainsi flattés dans les rapports qu'ils avaient avec lui. Sa naissance d'ailleurs, quoiqu'il se gardât bien de paraître en douter, ne l'avait pas rendu fier ni d'accès difficile. On pouvait le pratiquer comme le premier venu. Joyeux vivant, sans méchanceté ni scrupules, joueur, coureur de femmes, ami de la bouteille, acteur et auteur selon le besoin, toujours en quête d'un écu et prêt à vendre sa prose ou ses vers pour une ripaille, une partie fine sous la tonnelle, ou même pour rien, pour le plaisir, tel s'étalait et bedonnait le franc riboteur et paillard, gourmand comme un Bourbon, le dramaturge du tréteau… honoré peut-être, en une passade clandestine, d'un doigt de sang royal ?
LES BATTUS PAYENT L'AMENDE
C'était le titre de sa pièce. Janot, le principal personnage, si bien nommé, représentait le niais, le villageois gauche et naïf, dépaysé dans la capitale, en butte à tous les méchants tours qu'on lui joue et dont il est constamment la victime prédestinée, le type du valet ahuri, toujours bafoué et conservant, en dépit des épreuves, son imperturbable crédulité, son encourageante sottise.
La scène capitale de cette comédie — si l'on ose donner ce grand nom à la farce qui l'usurpait — était celle où, après maintes bouffonneries, l'imbécile, en mal d'amour et n'en pouvant plus de fatigue, échoue la nuit, en pleine obscurité, devant la maison de sa bonne amie. Il l'appelle pour qu'elle lui ouvre. Elle refuse. Il la supplie de lui jeter au moins sa clef par la fenêtre. Enfin la fenêtre s'ouvre… et c'est le père qui, furieux, vide sur la tête du galant le contenu d'un pot de chambre. Au reçu du paquet, Janot se demande ce qui est tombé sur lui, il tâte ses vêtements, flaire sa manche et sa main, et soudain, comprenant tout, pousse le fameux cri : C'en est !… devenu depuis légendaire.
— Hé quoi, s'écriera aujourd'hui plus d'un en s'indignant, voilà donc, en ce temps réputé de bienséance, où en était tombé, même dans le peuple, le goût français et de Paris, pour qu'une si sale chose pût être assurée de rendre un plein effet de plaisir et d'hilarité ? — Oui. — Oh ! Le pot de chambre, voyons ? — Justement, le pot de chambre ! — Non ! Non ! Ce vil objet, dont le nom seul nous répugne à prononcer et à écrire, qui doit toujours, en compagnie des plus honteux ustensiles, être relégué loin des regards, dans l'ombre du cabinet… on osait admettre, on tolérait qu'il fût au grand jour, en public, brandi, vidé en scène ? Il ne se borne pas à être dans la pièce un objet accessoire. Il faut qu'il y joue un rôle, et de premier plan ! Il se fait acteur, vedette ! C'est un personnage !
LUI, LE POT
— Halte ! Vous l'avez dit. Un personnage, en effet ! Et depuis belle heure, bien avant Janot, il a déjà un long passé, une solide histoire. Il remonte à loin. Sa vogue et sa situation, sa popularité, son droit de présence — et parfois de préséance — il les tient, à l'ancienneté, de bonnes et illustres mains. Les coupables — s'ils le sont ? — mais c'est Villon, Rabelais, Tallemant des Réaux, sans compter bien d'autres, et enfin notre rude et franc Molière, qui l'ont rendu possible, excusable et même plaisant, à certains accès de laisser-aller, de relâchement jovial. Pourceaugnac et le Malade imaginaire, les galopades des matassins, acharnés à viser leur fuyante victime, branle-bas féroces des apothicaires, ces « mousquetaires à genoux », comme les gouaillait le peuple, et les mots crus, « la matière louable », les comédies de la colique, les petits chiens eux-mêmes des Plaideurs..., tout cela se tenait, de complicité, pour créer à l'occasion une ambiance spéciale, obligatoire. Puisque, tendue comme un sceptre au bras des valets de purge, la seringue triomphante avait conquis sur la scène ses grandes entrées, le pot, le pot « bonhomme », à son tour, pouvait bien y venir. N'étaient-ils pas inséparables ? L'une menait à l'autre. Ils faisaient d'ailleurs, tous les deux quotidiens, tellement partie de l'existence courante et régulière que leur apparition et leur voisinage au théâtre, et surtout à celui des boulevards, n'avaient pas plus de raisons de surprendre et de scandaliser que dans le train de la vie où, ensemble et séparément, on les voyait, sans les chercher. Loin de se dérober, simples et naïfs, ils se montrent.
— Où donc ? — Mais partout. Ils s'étalent, comme d'honnêtes meubles dont on n'a ni l'ingratitude ni l'étroitesse de rougir, qui, avec la vaisselle et le matériel de cuisine, complètent le petit bazar du ménage : et quand s'ouvre une succession, ils figurent, comme les nobles objets, dans le copieux inventaire. L'art, qui s'y entend, leur accorde volontiers une gentille place. Croyez bien que Chardin n'eût pas balancé — pour en tirer un chef-d'œuvre — à peindre une seringue dont, à l'égal de celui d'un pichet, l'étain bleu l'eût sollicité. L'a-t-il fait ? C'est possible. Je n'en sais rien. Sinon, c'est tant pis pour lui, pour nous… et pour la seringue. Mais, plus qu'elle, le pot de chambre est souvent favorisé dans les tableaux intimes et les intérieurs des petits maîtres. Lépicié ne craint pas de montrer le bout de son oreille sous la paillasse de ses servantes, et Jeaurat de le fourrer, en compagnie des balais, dans la charrette du déménageur. Les chambrées de Greuze y font songer irrésistiblement, car, je vous le demande, comment, avec tant d'enfants, de vieillards et de paralytiques, ces « heureuses familles » n'en auraient-elles pas possédé plusieurs paires… et qui se devinent là, dans la ruelle, derrière le lit de sangle et les tabourets renversés ? Et… si l'on était malicieux de fouiller chez Fragonard et Hubert Robert, et chez Huet, et même Boucher… je parie bien qu'on en dénicherait quelques-uns, de belle sanguine rose, aussi seyants que vases de jardin, campés dans la cour de la ferme auprès d'un marmot en chemise. Car le pot est fondamental. Bien que la seringue ait fort à faire et ne soit point paresseuse, elle chôme pourtant plus que lui. Il arrive qu'elle reste quelquefois inoccupée, pendue à son clou contre la serviette, tandis que lui ne cesse de se rendre utile et de participer à tout événement. Frère cadet de la marmite, c'est un serviteur, un ami. Sans lui pas de foyer. Même ébréché, fêlé, fuyant, ne pouvant plus remplir son office ordinaire, il sert et profite encore. Autrement. Mais, tant qu'il ne tombe pas en morceaux, la bonne femme, économe et pratique, ne saurait se résoudre à le mettre au rebut. On y fera la pâtée du chien. Sous la gouttière il recueillera l'eau de pluie. La poule y boira. À moins qu'on n'y plante une fleur. Ou encore que, lavé, gratté à fond, il ne devienne tout indiqué — eh ! mon Dieu, oui ! — pour englober d'énormes confitures. « Et vous m' en direz des nouvelles ! »
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Nous sommes, jusqu'ici, restés dans le villageois, les petites gens, nous n'avons parlé que du peuple… Assez ! Quittons « cette espèce », allons nous nettoyer dans les hôtels et les palais, montons, en ouvrant bien nos narines, les larges escaliers de pierre, entrons, comme chez nous, dans les appartements aux lambris dorés et peints, des financiers, des grands seigneurs, dans les luxueux cabinets à boiseries des dames…
Qu'y voyons-nous ?
Est-ce toujours le pot ? Hé non ! sans doute. Ou du moins pas, ainsi que tout à l'heure, en son effronterie candide, il se bombait sur le carrelage et la terre battue. Non. Si on l'aperçoit, c'est seulement à la dérobée, derrière le rideau de taffetas qui le cache à moitié dans la table de nuit… près du lit à la polonaise. Et alors ! de quelle porcelaine fine, de quel transparent émail, de quelle pâte tendre, lui et son camarade le bourdalou, — qui ne trotte jamais bien loin — sont-ils faits, pour le plaisir des yeux et du toucher ! Des objets d'art, jolis et achevés, à mettre avec le couvert, au milieu des plats d'argent, comme des surtouts. Et à croire aussi, en vérité, que ceux-là qui à Sèvres, à Chantilly, dans les manufactures royales, étaient, penchés avec amour, les artistes compositeurs de ces intimes bagatelles, prévoyaient qu'après eux, décourageantes de grâce et valant des fortunes, elles figureraient en gala dans les vitrines des musées.
Mais si, dans ces nobles sphères, le pot, coquet, charmant, paré de fleurs, frais et menu comme une tasse, a cessé d'attirer et de gâter l'attention pour devenir un objet de luxe en dehors et au-dessus de son usage, c'est qu'en revanche, il est supplanté par une terrible personne, Haute et Puissante dame :
ELLE, LA CHAISE
Le pot était sans orgueil. La chaise trône. Elle est la reine du cabinet de toilette, et même de la chambre. Pendant plus de cent ans, de Louis XIV aux États Généraux, elle occupe, aux entrailles de la Société, une place considérable où, à tous les instants, elle joue un rôle de truculence et d'animation extraordinaire. Elle s'impose le matin, dans le privé des rapports, comme le siège principal. On ne craint même pas d'y recevoir des intimes dans le sans-gêne et le déshabillé qui sont d'un profit supplémentaire pour les libertés de la pensée. Simple chaise basse ou vaste fauteuil à bras, garni de cuir ou de maroquin d'un rouge de talon, voire de velours pour en adoucir les bords, ce siège avance avec ampleur, sur ses quatre pieds cambrés, le galbe et le ventre d'une commode. Il a, comme une cachette, ses petits tiroirs. Il est confortable à souhait. Quand on est seul, on s'y installe, on s'y enfonce, on s'y prélasse, on y lit, on peut y écrire, on y pense même — le diable me pardonne ! — et l'on y rêve, on y oublie, on y somnole avec délices… Ou bien, avec quelques amis et gais compagnons, on y cause à perte d'haleine. Et alors, bavardages, commérages, gazette du jour, feux roulants de bons mots, semblent s'échapper de ses flancs avant de venir se presser à la bouche qui les prodigue. On dirait qu'il inspire. Et la chaise est aussi, toujours, des petits et des grands voyages. En paix, en guerre, à dos des mulets empanachés, on la trimbale à la campagne, aux eaux et dans les camps. Elle coquette avec un tambour à fleurs de lis dans la tente des maréchaux, et l'affreux duc de Vendôme, écroulé sur elle, outrage les ambassadeurs.
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À présent, bien renseignés, vous voilà frais, nous l'espérons, pour accepter Janot dans son époque et comprendre sa gloire.
C'est le 11 juin 1779, à la première représentation des Battus, aux Variétés Amusantes, qu'elle éclate. Un coup de foudre. En moins d'un jour, du soir au lendemain, la pièce et son auteur avec son interprète, acclamés, vont aux nues. Le théâtre est pris d'assaut. Le peuple d'abord, qui a le flair, s'y précipite ; et, toujours prompte aux excès, la noblesse, entraînant les bourgeois allumés, lui emboîte le pas. Fureur que le succès de cette comédie. On ne parle que d'elle. On s'en pâme. À la ville, à la cour, tout le monde en raffole. La magistrature et le clergé se jettent dessus. Au fond des loges grillées, on voit se cacher des évêques. Les ministres eux-mêmes ne dédaignent pas de s'y rendre ; et, ostensiblement, Maurepas applaudit, si fort que devant son plaisir plus d'un de ses familiers, pour lui faire sa cour, s'aplatit jusqu'à lui attribuer la paternité de l'ouvrage. Il s'en défend, mais avec mollesse et d'un air malgré tout chatouillé, qui peut, si l'on y tient, laisser croire en effet qu'après avoir eu part, comme nul n'en ignore, aux facétieuses Êtrennes de la Saint-Jean et de La Saint- Martin, il est bien capable aussi d'être de moitié dans cette farce.
Avec un pareil lancement, la pièce part pour une carrière triomphale dont il est impossible de prévoir la fin. Sans doute elle amuse, mais c'est Volange surtout qui, à lui seul, en fait l'irrésistible attrait, en invente, en crée le mérite. En effet, sans lui, par quoi vaudrait-elle ? Serait-ce la grossièreté du sujet, quoique assurée d'être bien accueillie, qui suffirait à provoquer une pareille explosion, se reproduisant chaque soir et saluant Janot dès qu'il entre en scène et avant qu'il ait ouvert le bec ? Non. Admettons pourtant que la scène capitale des Battus qui en faisait le sommet, celle du « pot versé », eût justifié l'engouement de tout Paris et de Versailles. Même avec Volange, s'il n'y avait eu que ce clou, il eût été impuissant à soutenir l'intérêt tout le temps de la pièce. Il fallait donc qu'il s'y trouvât aussi autre chose d'assez drôle et dans une autre note, pour que le spectateur, non seulement ne connût pas une minute d'ennui, mais fût, dès le lever du rideau, bien mis en train de rire et préparé au bouquet que l'on sait. Entendons-nous par là que l'action, l'intrigue et le dialogue offraient une nouveauté et un piquant rares ? Non plus. Le comique prétendait surtout en résulter d'un jargon spécial au personnage de Janot, qui ne s'exprimait que par hyperbates, c'est-à-dire en renversant, à chaque phrase, l'ordre naturel des mots.
« C'est ma jambe que je me suis donné une entorse en tombant dans le talon ». On voit le procédé, vraiment bien facile. Était-ce pourtant au moyen de ces cocasseries, voulues et décochées çà et là, que la pièce obtenait un succès si rare non seulement dans le peuple, mais auprès d'une élite ? Pas davantage. Il était dû à plusieurs causes. D'abord à la création étonnamment heureuse faite par Dorvigny du type rustique de Janot, d'une naïveté si franche et si drôle, dont la figure et le couteau sont, depuis, entrés dans la légende. — Un véritable couteau de Langres, tout ce qu'il y a de plus meilleur. Vous n'en verrez pas la fin de celui-là. Il m'a déjà usé deux manches et trois lames. C'est toujours le même. Ensuite, à maintes scènes d'un comique réel et très justement observé, celle par exemple où M. et Mme Ragot se reprochent l'un de ne pas savoir vendre et l'autre pas acheter ; où Dodinet, causant avec Janot et incommodé par la mauvaise odeur que répand celui-ci, se déplace sans cesse… en l'entraînant, sans s'apercevoir que justement c'est son camarade qui l'empeste ; où encore le susdit Ragot faisant étalage de son savoir artistique : — Ces p'tits bouquets de Rembrandt, comme c'est délicat ! C'te bataille de Téniers ! tenez ! c'ti pas parfait ? Et c'te noce par Lebrun ! C'ti pas réjouissant ? En un mot, la peinture exacte et souvent colorée d'un tableau de mœurs populaires.
Enfin, par-dessus tout, pour dresser, mettre en relief, incarner, criant de vie, ce dadais à la Dandin, il y avait Volange, l'unique et multiple Volange, sa parade, son jeu mobile et rebondissant, la finauderie de ses traits, l'expressive et fruste laideur de son masque à la fois ahuri et rusé… Il y avait sa tête chafouine aux cheveux pleins de paille, au nez de pitre, à la gueule en zigzag, et sa tournure de bêta, les méchants habits sous lesquels, tendant un derrière pour coups de pied, il musait, les genoux cagneux et les bras ballants, aux manches trop courtes ; il y avait ses mines, son rire, sa voix, ses silences… et ses fameux reniflements !… toute sa personne composant et réalisant, à chaque minute, à chaque réplique, le battu parfait et — malgré sa plainte — toujours content.
Dès le début, nous l'avons dit, le succès de la pièce et de son héros (le mot n'est pas excessif étant donné l'engouement général) avait pris des proportions fantastiques. Chaque soir, il atteint le maximum dans des salles envahies et où l'on s'écrase. Le dimanche 1er août, à la 90e, l'empressement devient frénétique et presque dangereux ; le 16 août, à la 120e, Volange, très fatigué de jouer le même rôle deux fois dans la même journée (les matinées, on le voit, existaient déjà), obtient à grand'peine un repos de la direction. Mais, devant la brusque dégringolade des recettes du spectacle nouveau et à la demande générale, les directeurs affolés remettent d'autorité les Battus pour ramener la foule ; et Volange, son idole, est bien obligé de reparaître, au milieu des bravos et des cris de joie du parterre et des loges ! Dans le courant de septembre, après une autre relâche entre la 142e et la 143e, on atteignit la 170e représentation. Il paraît qu'en 220 ou 230 fois, le proverbe de Dorvigny rapporta plus de 200.000 livres aux entrepreneurs des Variétés. Gorsas déclare que la pièce fut jouée 400 fois, et Cubières Palmezeaux, lui, prétend 500. Le quart des pauvres prélevé en 1779 sur les spectacles forains s'éleva à 200.000 livres, dont plus de la moitié fut fournie par les Variétés Amusantes. En tenant compte des recettes cachées frauduleusement et échappant à la taxe, on arriverait à 5 ou 600.000 livres de recettes pour ce théâtre. Un Pactole, à croire véritablement que ce qui en faisait le sujet si rabelaisien lui portait bonheur !
À ces représentations, où, depuis que la pièce avait été produite, étaient accourues de bas en haut toutes les classes de la société, il ne manquait plus, pour que la gloire en fût complète et recommandée, en quelque sorte imposée au respect, que la consécration souveraine des présences royales. Ainsi qu'il fallait s'y attendre, et que la faveur publique en semblait impatiente, elle l'obtint. Sans le moindre effort.
À VERSAILLES
La reine, toujours en quête de plaisirs nouveaux et un peu défendus, s'étant montrée fâchée d'être la dernière à connaître ce fameux Janot dont tout son entourage lui soufflait l'envie, on décida — la famille royale ne pouvant bien entendu aller décemment aux boulevards — que la troupe des Variétés serait appelée à Versailles et y jouerait, sur le théâtre de la ville. La directrice, Mlle Montansier, ayant eu la permission, pour cette représentation exceptionnelle, d'augmenter le prix des places, on fit, comme il était prévu, « une très bonne chambrée ». Quelle assistance ! Les plus grands noms ! Et quelles toilettes ! Que de beautés ! Un éblouissement de gorges, d'épaules nues, d'or et d'argent, de pierreries, de plumes. Toutes les intrigues nouées pour arracher, dans n'importe quel coin, même debout, si mal casé fût-on, une petite place. Mais, coûte que coûte, en être. Il y allait de l'honneur. Là, aussi, noblesse obligeait.
Dans ces conditions, vous pensez évidemment que la pièce et son Volange furent accueillis avec des bravos chaleureux ?
Hé bien non. À peine un « succès d'estime ».
Oui. Soit que les gens de cour, sur la réserve, attendissent, pour applaudir, que la Reine et le Roi, même avec mollesse, en donnassent le signal, et que ceux-ci, distraits ou timides, ne l'eussent pas fait, il en résulta, sinon une froideur hostile, du moins une retenue qui paralysa tout élan… et il serait possible aussi que Volange, démonté, ne se sentant plus en contact avec son public ordinaire, eût un peu perdu de ses moyens. Toujours est-il que cette représentation de gala, si fiévreusement orchestrée, ne tint pas ses promesses. La loge royale étala sa déception. Fatigués ou feignant de l'être, les augustes spectateurs, nous rapporte la chronique, « bâillèrent à qui mieux mieux, et le Roi n'ouvrit la bouche que pour dire : N'est-ce que cela ? »
Mais alors, après cette soirée, paraissant n'avoir laissé aux souverains qu'une médiocre impression, se déroule une série de faits qui la contredisent du tout au tout, à ce point qu'on est amené à se demander si le dédain, même le mépris de Leurs Majestés pour cette farce des Battus, était bien sincère. En effet, dès ce mois de septembre, le portrait de Jeanot (sic) gravé par Weisbrod d'après Pierre-Alexandre Wille, est mis en vente et devient l'ornement obligé de tous les salons. Peut-on croire que le plus frondeur des courtisans aurait osé pareille liberté s'il avait craint de déplaire en haut lieu ?
Voici d'ailleurs la preuve que, loin d'avoir pris ombrage de la chose, la famille royale, indulgente, s'en amuse à présent jusqu'à la favoriser. La tolérance ne lui suffit pas, elle y met de la protection. Avec le consentement de la Reine, on pourrait sans invraisemblance avancer sur son désir, et à son ordre, dans l'année même, la statuette de Volange, cuite en porcelaine de Sèvres, se donne comme étrenne à la mode. Il était représenté dans son costume de Janot, coiffé de son bonnet et tenant sa lanterne à la main. Ce charmant petit biscuit, qui devait jusqu'à nos jours rester en vente, avait pour auteur le sculpteur Leriche, chef d'atelier à la manufacture de Sèvres. Il obtint aussitôt un tel succès que la Reine s'en fit donner un assez grand nombre pour les distribuer à ses familiers. Une malice — et de bonne guerre, il faut l'avouer — l'avait aussi inspirée en cette circonstance. Ayant appris que dans certains milieux lui étant hostiles on avait sévèrement jugé sa présence et celle du Roi à la représentation de Versailles, elle n'avait pas trouvé de meilleure et de plus spirituelle réponse à ce reproche que de patronner le comédien à qui la pièce devait son éclat. Dès lors, au su de ce conflit, il ne fut pas, dans les intérieurs fidèles, à Paris comme à Versailles, de cheminée « un peu bien située » où, narquois et polisson, ne se montrât en évidence un Volange à la lanterne.
Enfin — signe encore plus caractéristique et plus compromettant de la bienveillance royale, — nous possédons une étonnante paire de bouquetières, la seule de ce genre connue jusqu'ici. En terre de Lorraine blanche, décorée de filets et de rubans bleus, elles portent sur leur demi-lune trois médaillons emperlés : à droite celui de Louis XVI, à gauche celui de Marie-Antoinette, et entre eux, au milieu, en place d'honneur, Janot-Volange. Le Roi et la Reine montrent seulement leur profil tourné vers le comédien, tandis que celui-ci s'exhibe en pied. L'élégance de ces jardinières, la finesse des effigies semblables à celles des médaillescommémoratives et qu'on dirait à fleur de coin, attestent qu'il ne s'agissait pas là d'un article populaire, mais bien d'un objet de luxe et d'un certain prix n'ayant pu être exécuté et vendu qu'avec l'agrément manifeste des souverains. Qui, sans cela, se fût permis une irrévérence aussi scandaleuse ? Une fois de plus éclate, par cet exemple, la fréquente bonhomie de nos rois, leur amicale tolérance, car enfin, même aujourd'hui, en ces temps de démocratisme et de ravalement égalitaire où tout respect a fait faillite, où tout ce qui se nomme une distance ne veut plus être gardé, se figure-t-on, mis en vente à Sèvres, un vase où figurerait entre M. le Président et Mme la Présidente de la République, un acteur de music-hall, si glorieux fût-il ?
SA FUGUE A LA COMÉDIE-ITALIENNE
Ayant donc pour eux les cris du peuple en joie, les rires de la noblesse et le sourire de la Cour, avec l'absolution du clergé, voilà les Battus qui poursuivent maintenant, sans obstacle, la marche ascendante et effrontée de leur carrière. Non contents d'amener la foule aux boulevards, ils font le vide dans les grands théâtres et surtout — honte et déshonneur ! — à la Comédie-Française, où le jour de la 112e de l'acte de Dorvigny, il n'y a que deux loges louées ! Et pour quel spectacle de choix ! Pour la première représentation (en reprise) de la Rome sauvée, de Voltaire. A la troisième, la salle était déserte.
Aussi écoutez les cris indignés de Grimm dans sa Correspondance Littéraire ! « O Athéniens ! Athéniens ! L'objet d'un si bel enthousiasme, l'idole d'une admiration si rare et si soutenue, l'homme enfin qu'on peut appeler en ce moment l'homme de la nation est un certain M. Janot qui joue, il faut l'avouer, avec la plus grande vérité, le rôle d'un niais que l'on arrose d'une fenêtre comme don Japhet d'Arménie, qui, sur le conseil d'un de ses amis, va faire sa plainte au clerc d'un commissaire dont il est la dupe, et qui, après avoir été bien battu pour s'être avisé de vouloir se venger lui-même, est surpris dans la rue par le guet et se trouve enfin dépouillé du peu qu'il possède, ce qui prouve sans doute très clairement que ce sont toujours les battus qui payent l'amende. »
Volange avait trouvé dans Janot la réalisation du rêve de tout comédien, le rôle « de carrière ». C'était le seul qui devait en effet établir sa célébrité et auquel il fut ramené chaque fois qu'il essaya de s'en affranchir. Au mois de décembre de cette même année 1779, il est obligé d'interrompre son service à cause d'un rhume. Ah ! quelle affaire ! Il voit aussitôt sa porte assaillie et sa rue obstruée par les carrosses. Les femmes de qualité envoient prendre de ses nouvelles, les plus grands seigneurs viennent en chercher eux-mêmes. À l'inquiétude s'ajoute l'égoïsme. On ne lui reconnaît pas le droit d'être malade ! C'est à peine si l'impitoyable exigence de ses admirateurs lui donne le temps de se guérir. Son succès, d'ailleurs, ne se bornait point au théâtre, il l'entraînait jusque dans les plus grandes maisons, où on se l'arrachait pour qu'il vînt y jouer. Ces invitations, ces supplications — et bien entendu payantes — étaient même si nombreuses qu'il ne pouvait répondre à toutes ! « Il n'est pas de bonnes fêtes, disent les Mémoires secrets, où l'on ne l'appelle et dont il ne fasse les délices. »
Comment alors, du haut des tréteaux qui le juchaient sur un pavois et dans ces salons de si difficile accès où on l'accueillait avec tant d'égards, n'eût-il pas été grisé, — en voyant tout le monde à ses pieds, — au point d'en perdre sa pauvre tête ? De plus solides cerveaux que le sien n'y auraient pas tenu. Déjà ses lauriers acquis, dont il commençait à se dégoûter, ne lui suffisaient plus. Il rêvait d'autres, de différents et d'ordre plus relevé. Aussi, quand les gentilshommes de la Chambre vinrent lui demander de jouer à la Comédie-Italienne, cette proposition magnifique le gonfla d'orgueil et de joie. Sans le laisser voir cependant, il montra d'abord quelques hésitations pour la forme, estimant tout à fait insuffisantes et indignes de lui les misérables dix mille livres d'appointements qui lui étaient offertes, en un mot se faisant prier : et puis trouvant dangereux de prolonger ses façons, et brûlant d'ailleurs d'accepter, il parut consentir et céder en bon prince.
À cette nouvelle, ce fut un regain de curiosité, d'intérêt, l'opinion de nouveau mise en effervescence. Approuvé par ceux-ci, blâmé par ceux-là, Volange, tout à sa gloriole, n'écoutait rien. Il était loin de se douter de ce qui l'attendait. « Ces messieurs » de la Comédie-Italienne, très pincés et très aristocrates, lui firent l'accueil le plus froid et le plus dédaigneux. Ils se jugeaient déshonorés. Pleins de mépris pour ce « pitre » de la foire qu'on leur imposait, et jaloux aussi de la scandaleuse préférence que lui témoignait non seulement le bas public, mais l'autre, le distingué, le leur, qui maintenant se lassait et se détachait d'eux, ils ne songèrent qu'à créer à l'intrus toutes les difficultés afin de nuire à son début. Fixé d'abord au 18 juin, remis au 22 février, celui-ci eut lieu — en 1780 — dans les Trois frères de Collalto. Cette pièce, simple canevas, d'abord en italien, avait plu tellement que Collalto s'était donné la peine de la récrire tant bien que mal en français pour la publier. Volange n'avait déjà plus là le texte et le vocabulaire auxquels il était habitué. Ayant perdu l'aide amicale des anciens camarades qui l'encadraient et s'appliquaient à lui donner comme il le fallait la réplique, à entrer sans cesse dans son jeu, il se montra, contre l'attente de ceux qui l'avaient poussé à cette dangereuse entreprise, au-dessous de lui-même. Et cependant, jamais on n'avait vu un tel empressement pour des débuts. Des billets de parterre se vendirent jusqu'à huit livres. Un peintre qui prenait quatre louis par portrait officiel, offrit de faire gratuitement celui de la personne qui lui cèderait sa place. La garde, qu'il avait fallu tripler, se trouvant impuissante à résister au flot des spectateurs, le théâtre fut envahi. Quantité d'amateurs, ne pouvant se placer autre part, s'étaient glissés dans l'orchestre et dans les coulisses. Pour donner un semblant de satisfaction au mécontentement du parterre, on dégagea un peu la scène afin de pouvoir commencer le spectacle.
Trois cabales étaient en présence : cabale des directeurs des Variétés Amusantes, fâchés que Volange eût abandonné leur théâtre ; cabale de la plupart des comédiens italiens, furieux qu'un « bateleur » fît partie de leur troupe ; cabale des comédiens français craignant de voir renaître la fortune d'un théâtre rival. Au moment où Zanetto, le mari, dit : « Me voilà donc à Paris, à trois cents lieues de ma femme ! » des cabaleurs lui crièrent : « Va donc la retrouver ! » tandis que les janotistes ripostaient : « Courage, Janot ! Courage ! »
Volange, dont la qualité principale était le comique naturel, fut trouvé bien dans le rôle de Zanetto de Bergame, imbécile à la physionomie niaise, et insuffisant dans les deux autres. Cependant, à la fin du quatrième acte, des applaudissements nourris le rappelaient sur « la scène ».
Malgré cette bonne impression finale, le succès fut cependant douteux et le spectacle dut être changé. Le coup était rude à Volange. Mais, tenace et hargneux, il ne voulut pas se tenir tout de suite pour battu. Successivement il joua, et avec un vrai bonheur, les Fausses Confidences, les Trois Fermiers, Rose et Colas, le Tonnelier, les Chasseurs et la Bergère… et ce fut seulement après avoir ainsi réparé son demi-échec du premier soir à la Comédie-Italienne qu'il la quitta, le front haut, sans avoir l'air d'y être remercié.
RETOUR DE L'ENFANT PRODIGUE
Les Variétés n'attendaient que ce moment pour rappeler à elle l'ingrat et lui pour y voler. Il y fut reçu avec une joie décuplée par les regrets qu'avait causés sa trop longue escapade. Mais, en revanche, la malveillance, chaque jour de plus en plus grande, qu'il s'était acquise par son odieuse vanité, non moins que par sa détestable réputation, commencèrent à lui valoir des tracas assez sérieux. Dans ce monde de filles au milieu duquel il menait une vie crapuleuse, des occasions de bonnes fortunes et de toutes sortes ne lui manquaient pas. De liaison en liaison, il était devenu le « sapajou » en titre de Mlle Laguerre. Or, tandis qu'à le croire, il était libre et garçon, quelles furent la surprise et la malignité publiques en voyant un beau jour arriver de province et faire tapage une gaillarde flanquée de deux enfants, réclamant l'une un mari, les autres un père ! Ses envieux, qui lui avaient probablement suscité cette aventure, n'eurent rien de plus pressé que de l'exploiter contre lui. Après les injures, les médisances, toute calomnie devint bonne, à ce point que l'auteur du Chroniqueur désoeuvré, pamphlet publié en 1782, osa imprimer, en affirmant (ce qui était faux), qu'il avait été « fouetté et marqué » ; Volange, s'il eût été un autre et meilleur homme, aurait pu, sur ce terrain, trouver des défenseurs, mais comme, grisé par ses succès, il s'était toujours montré hautain et mauvais dans ses rapports avec ses camarades, on juge du plaisir qu'éprouvèrent ceux-ci à le voir — même avec injustice — attaqué et rudement mouché. Si sa vogue au théâtre se maintenait, l'estime que l'on pouvait, avant d'être ainsi édifié, avoir en dehors pour sa personne avait disparu pour faire place à de l'insolence et à du mépris. Il subit plus d'une mortification, notamment celle-ci : « Le marquis de Brancas ayant voulu en régaler ses convives, à un grand souper, l'avait invité à venir. On avertit le maître qu'il est arrivé. Il va le prendre, l'amène à l'assemblée et l'annonce : « Mesdames, voilà Janot que j'ai l'honneur de vous présenter. — Monsieur le Marquis, dit Volange piqué, en se rengorgeant, j'étais Janot aux boulevards, mais à présent je suis monsieur Volange. — Soit, répond M. de Brancas, mais comme nous ne voulions que Janot, qu'on mette monsieur Volange à la porte ! »
D'autres affronts, il dut bien en avaler : parfois même en scène, comme, quelque temps après, dans l'Anglais ou le Fou raisonnable, de Patrat. À un certain moment, Spleen se demande s'il doit aller se jeter dans la rivière. C'est alors qu'un créancier de Volange, se levant du parterre, s'écria en le menaçant du poing : « Si tu t'y étais f...tu il y a deux ans, je ne serais pas ta dupe aujourd'hui ! » ce qui déchaîna, aux dépens de l'apostrophé, une tempête de gaieté moqueuse.
Après que Janot eut vu, tous les soirs, à la débordante satisfaction d'une salle en folie, sa veste « arrosée et gâtée » de la façon que chacun voulait, attendait, il parut impossible qu'on en restât là. Cet accident, si heureux, exigeait une suite, et le nettoyage de ladite veste, désormais fameuse et si aimée, en devait nécessairement fournir le thème et les péripéties.
Janot chez Le dégraisseur vint à la fois combler ce légitime désir du public et procurer à Volange l'occasion, sans changer de genre… ni d'habits, de se renouveler dans la même atmosphère. Là encore il n'a qu'à paraître et à se laisser aller à ses dons naturels pour se montrer inimitable ; et quand la veine du Dégraisseur court le risque de s'épuiser, vite Dorvigny s'empresse de la rafraîchir et de donner à cette suite une suite. Nullement grossière celle-là, mais que, tout de même, pour allécher, il intitule : Ça n'en est pas ! car il importe avant tout de rester fidèle à l'idée première qui a été l'origine, la source du Pactole.
LE TRIOMPHE
À ce moment, Volange atteint l'apogée de sa gloire. Le C'en est ! devient le complément immédiat, la parure, le plumet de son nom. Dès qu'on le prononce ou celui de Janot, il éclate. À sa vue ou à celle de son portrait, on le pousse, comme un cri. La foule, en applaudissant, s'enroue à le hurler, avec le Ça n'en est pas ! qui lui tient compagnie. Les deux ont fait fortune et sont entrés dans la langue courante. « Les gens du bon ton, et même des personnes de la première qualité », s'en régalent. Dans toutes les bouches, aurait écrit Saint- Simon s'il eût vécu encore, ils sont « sucés ». Non seulement on les emploie au sens ignoble et précis d'où ils tirent leur vogue, mais, par extension et débauche d'esprit, on les applique, à chaque minute, à n'importe quoi. Tu as ouvert ta tabatière. Le tabac tombe sur ton jabot… C'en est ! La moindre tache sur un habit… C'en est ! Glisses-tu sur quelque chose ?... C'en est ! Mais non, répliques-tu vite : Ça n'en est pas ! C'est une feuille de salade, une peau d'orange, un pruneau. Ça ne fait rien, C'en est ! C'en est ! La boue a moucheté tes bas. C'en est ! Toute mauvaise odeur de marée ou de fromage, d'ail, de sueur, d'huile de quinquet… C'en est !… Le refrain porte-bonheur dont on ne se lasse pas, qui vingt fois, cent fois de suite, déchaîne le même rire.
Mieux encore. Comme Diderot, pour bien exprimer la vérité d'une analogie ou le trait marquant d'une personne, aimait dire : « Cela ressemble », ainsi, en dehors de la sale allusion aux Battus, se jettent, ricaneurs, en maintes circonstances, tantôt le C'en est ! tantôt le Ça n'en est pas ! ayant pris force proverbiale. Ils expliquent, résument, déclarent… Et ils clouent. D'un sot rebutant, d'un fripon classé, d'un cocu fameux, d'un Tartufe, d'un lâche, d'une coquetteou d'une prude… C'en est ! C'en est ! Faux honneur et fausse vertu, vices cachés ou affichés, tare physique ou morale, pourritures secrètes… C'en est !… Ça n'en est pas ! C'en est ! voilà la sauce poivrade à laquelle on fait sauter, petits et grands, tous les poissons.
LE TRIOMPHE DE JANOT | |
Gloire à Janot! il a tout pour nous plaire C'est le pendant des plus jolis magots Momus l'a fait de l'un de ses grelots Pour nos plaisirs il ne pouvait mieux faire |
Si le bon goût n'existait plus en France Janot n'eût pas été tant applaudi En le voyant on dit c'en est c'est lui Voilà le goût, le goût par excellence. |
Cependant, sous cette gloriole nauséabonde, sous cette incroyable importance accordée à une farce de la foire et à celui qui l'interprétait, il y avait, au fond, bien autre chose qu'un caprice de la mode ou l'hommage,même grossier, rendu au talent du comédien. « Le véritable motif du succès des Battus et de Volange, dit excellemment le rédacteur des Mémoires de Fleury, fut l'allusion continuelle et très vive à l'état du peuple de France. Janot opprimé et payant celui qui l'opprime était une transparente allégorie de la situation d'alors. Le mouvementpopulaire s'essayait depuis assez longtemps au théâtre, et le public, cherchant où se prendre, applaudit vivement cette pièce aristophanesque ; Janot devint le John Bull parisien. En lisant l'ouvrage et en reconstituant par la pensée le parterre tel qu'il était à cette époque, on voit que Janot est le précurseur de Figaro. La première pièce est la préface de la seconde ; seulement Janot, venu trop tôt, disait par ellipse les choses que le fameux barbier proclamera avec audace. »
Cette idée avait été déjà émise, en 1780, dans la Nuit de Janot, publiée Au Goût du Siècle, chez Fin odorat. « Sans avoir consulté le créateur de Janot, je suis bien certain que son but principal, en formant son héros, a été de placer sous les yeux du public les scènes et les injustices courantes exercées envers ce que nous appelons le vulgaire et que M. Dorvigny a désigné sous le nom de Janot. »
Pour Cubières-Palmezeaux, il y eut, outre celles que nous venons de dire, deux causes bien marquées de ce succès : « la première c'est que Janot fait une critique très naïve de l'idiome du peuple de Paris, qui n'est point du tout le langage français ; la seconde c'est que, sous son air niais, il se moque avec beaucoup de finesse des commissaires de police de ce temps-là. »
Sans doute la satire de la justice est des plus anodines ; sa vénalité est à peine indiquée, et le clerc du commissaire est un bien petit personnage à côté du juge des Plaideurs. Mais pour bien comprendre ce succès dont la cause n'est même pas toute là, il suffira de rappeler ce qu'étaient les petits théâtres et la vogue d'un genre tout spécial dont ils jouissaient depuis des années. Quelques fragments d'une Lettre sur les Spectacles des boulevards, datée de juin 1780, nous en font connaître assez le répertoire et la clientèle.
L'indignation y éclate en torrents. « Que penser de ces tréteaux où les farces les plus dégoûtantes,les plates obscénités,les grossières équivoques, les situations les plus lubriques, les gestes les plus lascifs, sont reçus et applaudis avec un enthousiasme dont on n'a pas idée ? Et par qui ? Par des femmes perdues, par des femmes soudoyées tout exprès pour assister à ces jeux libertins et y donner le ton à la foule des jeunes gens qu'elles y attirent… On ne saurait trouver des endroits plus commodes pour arranger les parties fines, régler les petits soupers, déterminer les orgies, les bacchanales qui doivent se célébrer chez Bancelin ; enfin c'est dans ces réceptacles que les pourvoyeurs industrieux trouvent abondamment de quoi réparer par des nouvelles recrues les pertes que les amants et les maîtresses font journellement dans une capitale immense et sujette à autant de révolutions que la bonne ville de Paris. »
Et le copieux moraliste, avec une naïveté vraiment touchante, ajoute : « Plusieurs personnes dignes de foi m'ont même assuré qu'un certain nombre de grisettes et de courtisanes des plus bas étages ont leurs entrées aux tréteaux pour y attirer le chaland ; et qu'elles se procurent ainsi d'autres bénéfices, sans compter le casuel de leur état. »
Au vrai, nous nous doutions un peu de ces pratiques bien avant que notre honnête homme s'en fût révolté.
D'autant qu'il n'exagère pas. Le mal était plus grand qu'il le déplorait.
DOIT-ON LE DIRE ?
En effet, ces spectacles qui, à l'entendre, paraissaient ne racoler que la partie la moins délicate de la nation, avaient bientôt conquis une clientèle supérieure, ce qui faisait déclarer à Grimm : « La populace a ses plaisirs qu'elle aime avec fureur, et la bonne compagnie, qui n'en a jamais assez, ne dédaigne pas toujours ceux de la populace ! » Encore, en disant ne dédaigne pas, était-il bien poli. C'est « recherche et goûte aussi fort que la populace » qu'il aurait dû dire en bonne justice. Au moins pourrait-on supposer qu'à cette époque dissolue, c'était évidemment le libertinage — et poussé jusqu'à ses dernières limites — de ces spectacles de la foire qui devait amuser et émoustiller la noble clientèle, mais, malgré tout, un libertinage choisi, nuancé, spirituel et fin, où le vice et l'audace avaient de l'élégance ? Hé bien non, ce qui plaisait, par-dessus tout, à cette élite, ce n'était pas l'obscénité, mais… puisqu'il faut, quoi qu'il nous en coûte, l'appeler par son nom, la scatologie. Voilà ce qui les charmait, les divertissait à pouffer. Les femmes, sous l'éventail, en pâmaient, leur fard les empêchant de rougir davantage. Nous avons eu entre les mains un exemplaire de ce théâtre de la Foire auquel la ville et la cour trouvaient tant de délices. Le livre, fatigué, trahissait son ignominie en s'ouvrant de lui-même à une pièce dont le titre et les noms de tous les personnages, avant même qu'on eût entrepris la lecture de la première scène, étaient tellement dégoûtants et imprononçables qu'on avait peine à en croire ses yeux. Je n'oserais pas essayer, même en ne m'en tenant qu'aux initiales, de vous les faire deviner. Or, il était catalogué à la bibliothèque particulière de la reine à Versailles ! Comment expliquer cela ? Comment l'excuser ?
Oui ! Oui ! Je sais ! La Reine ne lisait pas, et ce n'était pas elle qui faisait le choix de ses livres. Il est donc probable, et même presque certain, qu'elle fut toujours ignorante de ce répertoire ordurier qui n'eût pas manqué de la révolter. Et puis il y a autre chose. Il faut se souvenir, se bien représenter et s'entrer dans l'idée les conditions particulières d'absence d'hygiène et de malpropreté habituelle entretenue, consacrée, où l'on vivait alors dans tous les milieux, en haut comme en bas, plus peut-être, par comparaison, chez les grands que dans le commun. Il faut se rappeler l'inexistence de toute espèce de voirie, de nettoyage public. La rue était la première latrine. Toutes les évacuations s'en allaient par les fenêtres. « Gare l'eau » ! tel retentissait, cent fois par jour, et presque toujours trop tard, le cri d'avertissement, tandis qu'une poigne vigoureuse envoyait au pavé, par la voie des airs, cette eau qui le plus souvent n'en avait que le nom ! Il faut avoir appris, dans tous les Mémoires du temps, que dehors, le long des murs qui dans tous les quartiers bordaient, sur de grandes étendues, tant de jardins, d'enclos, de couvents, on ne se gênait pas pour s'y alléger, sans nul embarras, à « visage ouvert ». « Bonjour, monsieur, passez donc ! — Mais oui, monsieur. Continuez. Bonne séance ! — Merci, monsieur. Serviteur. » Ah ! dans cette mise à l'aise, que de politesse encore et d'éducation ! Pas de coin, de renfoncement, qui ne fussent guignés et vite occupés par un penseur à tête basse, vu de dos. Chaque angle de muraille offrait, vingt fois par heure, son tableau de Téniers. Ou bien c'était une dame, et souvent plaisante et jolie, qu'on pouvait voir en plein chemin, debout, dans une étrange immobilité, avec un regard vague.
Si, dehors, au grand jour, ces libertés étaient franchement prises, pensez à celles que l'on avait encore plus de facilités à se permettre dans l'intérieur des maisons. Le passant, à la moindre alerte, entrait, montait comme chez lui, opérait n'importe où, sur le frais carrelage d'un palier, au fond d'un corridor, ni vu ni connu… puis redescendait guilleret, plus léger qu'une plume. Et pas seulement dans les maisons pauvres, mal surveillées, sans portier ni chien de garde ; les demeures bourgeoises, les hôtels, les beaux édifices, n'étaient pas à l'abri de ces pratiques familières. Nous savons qu'à Versailles même, on devait, tous les matins, laver à grands seaux, du haut en bas, les escaliers et les innombrables couloirs où jour et nuit une humanité locale laissait partout les traces de son existence. Enfin l'on a souvent cité ce mot parti du cœur d'une douairière, revenue après des années d'émigration dans la ville royale, allant droit au château, y aspirant alors, comme un parfum, l'odeur sui generis attachée toujours aux vieux lambris, et s'écriant : « Ah ! je retrouve ma jeunesse ! »
Après cela, ne vous étonnez plus si, tellement accoutumés à rencontrer l'ordure dans la rue et chez eux, à marcher dedans et à la sentir au point d'en avoir un nez aux muqueuses blindées, nos pères ne s'en offusquaient pas et si, ne pouvant l'éviter, ils avaient pris le bon parti d'en rire et de s'en faire un sujet de grosse gaudriole.
Toutes ces raisons n'empêchent pas d'éprouver une affreuse gêne à lire, au dos du recueil que nous avons dit, le CT couronné de Trianon, frappé en lettres d'or sous l'écusson royal ; mais elles font mieux comprendre la naïve exclamation lancée d'un ton presque déçu par Louis XVI à la soirée des Battus : « Hé quoi ? N'est-ce que cela ? »
C'est que le pot, car il faut bien — c'est la faute à Volange, c'est la faute à Janot — que nous y revenions, — le pot, ainsi que la chaise, le bourdalou, le bidet, etc., tout ce qui d'ailleurs avait un rapport « avec les besoins naturels », ne surprenait à l'époque personne, même les majestés.
TOUT A LA JANOT
On pourrait croire qu'à la longue, sous les attaques de plus en plus vives des jaloux de sa vogue, autant qu'à cause de l'hostilité des implacables ennemis qu'il s'était faits par son mauvais caractère et sa nature sans scrupules, Volange eût fait du tort à Janot, et que le succès des Battus en eût été atteint. Ce fut tout le contraire. Dès que l'on renonce à l'estime, l'impudence vous sert et le scandale a ses profits. Les portraits de Volange dans les Battus et dans tous ses rôles se vendent comme du pain, notamment deux belles estampes, l'une de Touzet, l'autre de Wille fils. La mode se fait honneur de son patronage. Écrans, cannes, éventails, bagues, boucles de souliers, vestes, culottes, tout est « à la Janot ». Les femmes les plus élégantes donnent le ton en adoptant les frivolités et les parures baptisées de son nom. Dans une ravissante image coloriée, parue chez Basset, le dessinateur Desrais nous montre une jeune demoiselle vêtue d'une robe à l'anglaise de taffetas unie, garnie d'une bande en platitudes, coiffée d'un bonnet à la Janot. Et pour les cheveux aussi le suprême bon goût est de se « Janoter ». En 1778 et en 1779, quand les victoires maritimes font naître avec orgueil les « arrangements à la Boston, à la Philadelphie, à la Grenade, à la d'Estaing, à la Belle-Poule… la coiffure « à la Janot » n'est pas éclipsée par ces glorieux modèles. À table, un potage « à la Janot » se recommande aux gourmets. Les jeux, à ce train, ne peuvent manquer de se mettre de la partie. Voici le Nouveau jeu des Variétés amusantes. C'est une espèce de jeu d'oie, à soixante-cinq cases et à quatre tableaux allégoriques. Le premier est l'origine de Volange, né d'un grelot du dieu Momus. Il est reçu dans un vase par un génie ailé. Dans un autre, il est représenté sa lanterne à la main et son bonnet au bout d'un bâton, sur une voiture de vidange. Le dernier nous montre plusieurs personnages, les uns assis, les autres debout, considérant au-dessus de leurs têtes l'ascension d'une montgolfière. Et chacune de ces scènes est commentée par l'un des vers suivants :
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Son origine fut un grelot de Momus.
Dans ses yeux, il semblait vouloir braver Comus.
Son triompbe embaumait de Paris jusqu'à Rome.
Aucun ballon n'était si haut que ce grand homme.
Dans un autre jeu, celui des Cris de Paris, on le voit encore au moment où il reçoit sa potée fameuse. Les almanachs galants de maroquin, à bouquets, à drapeaux, à couronnes, sont remplis de chansons publiant sa renommée. Et ces bagatelles, ces jeux n'ayant rien d'une facture populaire, sont d'un luxe et d'une finesse artistique montrant bien les clients de marque auxquels ils s'adressaient. Voilà ce qui traînait sur les tables, voilà le loto, familial et favori, sur lequel se penchaient les belles jeunes femmes et les jeunes filles de Greuze, les enfants aux yeux purs !... C'est inouï. On croit rêver.
Cependant, devenu plus qu'à son aise, et bouffi d'orgueil, Volange avait acheté un château avec toutes les sortes de droits que lui conférait cette possession. Où s'élevait cette demeure, qui n'était peut-être qu'une jolie maison de campagne ? On ne le mentionne nulle part. Et puis, peu importe ; il est certain, malgré cette ignorance, que notre « nouveau riche », après avoir été le manant berné et outragé, voulut jouer au seigneur et qu'il s'offrit ce rôle avantageux. On l'imagine roulant carrosse et bousculant la valetaille, ayant son banc à l'église où il rend le pain bénit, où le curé l'encense, et faisant ripaille avec des drôles de son acabit. C'est alors que plus d'une fois, sans doute, au souvenirde l'ancien affront infligé à M. Janot et qu'il avait dû dévorer, il se prit pour un Brancas !
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Cela ne l'empêchait pas de tenir toujours la scène et d'y conserver son prestige. Il y joue, et avec le même éclatant succès, la série des Bonifaces pointus, les huit personnages de la Fête de campagne, d'autres encore, jusqu'en 1785. Il gagnait alors huit mille livres. Il quitte cependant les Variétés amusantes pour aller se faire applaudir à l'étranger, à Genève, en passant, puis à Londres, où, en 1786, il donne des représentations— admirez cette étonnante rencontre — aux côtés d'un jeune homme qui en a été l'organisateur… et ce jeune homme, c'est Talma. Revenu en France, au début de 1787, il est à l'Ambigu-Comique, et, en novembre, il rentre aux Variétés, qui ont émigré des boulevards au Palais-Royal. Brusque et changeant, il fait une nouvelle fugue en province, à Bordeaux, en 1791 et 92, comme en témoigne l'affiche suivante, la seule qui nous ait été conservée :
Par permission de M.M. les officiers municipaux,
la troupe du sieur Volange, acteur de Paris, donnera
aujourd'hui, samedi 27 novembre 1790, une première représentation du
RÉVEIL D'EPIMÉNIDE ÀPARIS
Comédie en un acte, mêlée de chant, du Théâtre-National.
Le spectacle commencera par
LE TAMBOUR NOCTURNE OU LE MARI DEVIN
Comédie en 5 actes de Destouches.
Le sieur Volange jouera le rôle de Pincé.
On prendra aux premières loges, orchestre et parquet :
36 sous ; secondes loges : 24 sous, et parterre : 12 sous.
C'EST À LA SALLE DE SPECTACLE
À partir de ce moment, de 1793 à 1797, on n'entend plus parler de lui. Cinq ans de silence complet. Ce n'est qu'en 1798 qu'il reparaît, de loin en loin, chez la Montansier, à la Cité, à la salle Louvois. Il ne fait plus que vivoter sur son ancienne réputation, courant toutes les petites scènes, y compris celles de banlieue, n' interprétant plus que les trois ou quatre rôles, toujours les mêmes, qui avaient semblé, dans les temps heureux, lui garantir l'immortalité.
En février 1802, il est à Liège, avec sa femme, danseuse à Bordeaux… On le représente alors comme un vieil acteur, presque oublié, déchu ; et en 1805, Dumersan le rencontre traversant Ermenonville. (O ombre de Jean-Jacques, le long de tes peupliers, peut-être l'as-tu vu passer ?) Il était tout seul, il traînait péniblement une charrette où s'entassaient quelques oripeaux de théâtre.
— Ou allez-vous ? lui demanda Dumersan.
— À la foire de Senlis, geignit-il.
La foire de Senlis ! Quelle pitié ! Quelle dégringolade ! Après toutes les belles foires, les grandes d'autrefois… après Paris, Versailles !
Et puis, en 1806, il s'échoue à Marseille. Il est au port. À son dernier ! Il songe à Nantes, son premier, qu'ici tout lui rappelle. Bien qu'il n'ait que cinquante-deux ans, il est perclus, fini. Aux vieux quais, brûlés de soleil, il vient chaque jour étendre et réchauffer sa carcasse. Il s'engourdit dans ses songes. Il regarde sortir les bateaux… Saint-Domingue… Et un jour, le rideau tombe. En 1808… La même année où son ancien petit ami, Talma, emmené par l'empereur, va jouer à Erfurt la Mort de César devant le « parterre de rois ».
ADIEU À VOLANGE
Mais à présent que le voilà si tristement sorti de scène et jeté sans doute dans la fosse commune, je ne puis me résoudre à le quitter sans lui dire adieu. PauvreYorick ! Malgré ses défauts et même ses vices, je me suis attaché à lui. Il m'intéresse encore. Mille questions m'assaillent. Pendant ces cinq années où nous l'avons perdu de vue, de 1793 à 1797, que devint-il ? Cette Terreur, tout ce formidable tremblement de terre et d'existences, comment est-ce qu'il les traversa ? Mit-il, Sieyès du pavé, son unique effort et sa ruse à vivre, sans plus ? en se ramassant, tout petit, lui naguère si « grand », plus haut que les ballons ! Dans quelle cave ou quel grenier frissonna-t-il en écoutant les tambours, les tocsins ? Ou bien, au contraire, la peur, la hideuse peur le poussait-elle à sortir, à se proclamer civique, à simuler le jacobin ? Jusqu'où purent aller, selon les circonstances, la parade de son audace ou la perfection de sa lâcheté ? Nous ne le savons pas. En effet, l'ancien protégé de la Cour, lui dont la reine exécrée avait commandé à Sèvres la statuette compromettante, lui auquel noblesse et clergé avaient prodigué tant de caresses, lui dont restaient pour son malheur, terribles pièces accusatrices, ces maudites bouquetières où il faisait le beau entre Capet et l'Autrichienne… est-ce qu'il n'avait pas lieu — plus que suspect — d'être pour tout cela empoigné, condamné, flanqué dans la charrette ? Ah ! qu'il devait souvent, la nuit, suer sur sa paillasse au moindre bruit de pas ! Et son château ? Quoi ? Confisqué ? Pillé ? Mis en vente ? Ou bien, si l'on n'y toucha pas, courut-il s'y mettre à l'abri, loin des cités de mort ? Mais non, le probable c'est que, tantôt se cachant, tantôt risquant le nez à l'air, il dut se livrer, avec prudence et souplesse, aux hasards des courants, ballotté entre la crainte et le désir de voir acclamé, ou hué, mais reconnu… son illustre visage ! À moins qu'il n'eût été tout bonnement dédaigné par les accusateurs ? Il aurait eu d'ailleurs bien tort de s'inquiéter outre mesure.
C'était s'attribuer trop d'importance et manquer de jugement. Avec un peu de réflexion, il eût compris que, malgré son passé « monarchique » et les faveurs des ci-devant, il avait été d'abord et était demeuré toujours l'enfant gâté du peuple, et du plus bas, des gueux, de la populace, et que jamais, cela, ils ne pouvaient l'oublier. Il était trop des leurs par son origine et par certains gros côtés de sa nature, par les grosses plaisanteries de son répertoire qu'ils goûtaient infiniment plus que toutes les finesses de son art. Il n'avait donc rien à craindre de ces maîtres de l'effroi. Il aurait même pu, très aisément, se hisser jusqu'à eux. Ou, si, moins craintif et moins sot, il eût été un autre homme, farci d'ambition, de haine et de férocité, il n'eût tenu qu'à lui de jouer à son tour, sur le théâtre de la Révolution, comme Fabre et Collot, un grand rôle alors, un rôle non plus de battu, mais de battant… Le rôle de carrière et de postérité… Après avoir tant fait rire, faire trembler, pleurer ! quelle tentation ! Tout l'y préparait, l'y eût rendu supérieur. Avec son habitude du parterre et des planches, des remous de la foule, il eût triomphé dans les clubs. Les tricoteuses l'auraient baisé. Sa fichue réputation d'hier, ses désordres, ses moeurs, tout ce qui lui avait nui autrefois, devait au contraire, à présent, le servir, le faire respecter. Rien ne l'empêchait de prétendre aux plus hauts sommets, d'être un Fouquier-Pointu ! Ah ! Janot, accusateur public ! avec le chapeau à plumes à la Henri IV, et les tables de la loi pendues au cou, requérant contre un Brancas ! Que c'était beau à faire ! et juste, et harmonieux, tellement dans la note et l'esprit du temps et de la chose ! Quel dommage, pour nous et pour lui, que l'on n'ait pas vu ça ! Et, bien entendu, l'échafaud au bout ! Tout enfin ! Mais les dieux, qui sans doute alors n'avaient plus soif, ne l'ont pas permis, et voilà comment Volange, en ne sortant pas par cette porte magnifique, a raté son entrée dans l'histoire de France !… Ah ! Janot ! Pauvre imbécile, qui n'était même pas méchant !
Mais tout de même, comme nous, console-toi. Si tu n'as pas été de premier plan, du moins, là où tu manœuvrais, obscur figurant dans la foule, as-tu tenu, malgré tout, une place importante et singulièrement représentative.Tu es bien toujours le même, et cependant comme tu as changé ! Je t'examine, à présent amaigri, avec je ne sais quoi de dur et de repoussant dans toute ta personne. Ton regard louche et inquiet au creux de tes orbites, ta bouche en coup de sabre où se fige un rictus, et tes cheveux grisonnant déjà, en mèches sales le long de tes joues mal rasées, te font un autre et farouche visage. Est-ce le vrai ? ou bien un masque ? Et si je m'attache à t'observer, ma surprise augmente à découvrir à chaque minute — en te visitant de la tête aux pieds — ton étrange métamorphose. Ta coiffure, tes habits sont bien ceux d'hier qui nous étaient familiers, mais ils paraissent différents. Tu ne les portes plus de la même façon. Ton bonnet s'est affaissé, avec un pli qu'il n'avait pas. Ta fameuse veste, aujourd'hui avachie, usée, et qui aurait, plus que jamais, besoin du dégraisseur, n'a plus rien de l'ancienne ; au lieu du brin de fleur qui parfois ornait sa boutonnière, il en sort un tuyau de pipe, et tes bas en vis tombent sur tes talons, et tes souliers crottés ont un air de savates. Tu as beau ne plus te promener ta lanterne à la main, je ne peux en pensée m'empêcher de l'y remettre. Elle s'y balance toujours et je la trouve sinistre, ainsi que celle d'un Diogène geôlier. Ah ! pourquoi ? D'où te vient cet affreux aspect qui m'inflige une espèce de souvenir ? Où t'ai-je déjà vu ? Je cherche… Aide-moi ? Attends donc ! J'y suis ! À la prise de la Bastille ! Au Champ de Mars ! Au pillage des Invalides ! A Versailles, avec la ruée des femmes ! Au retour de Varennes ! et le 10 août aux Tuileries ! Mais oui ! aux séances de la Convention, le cul sur le bord de la tribune où tes jambes pendaient ! et la face collée aux grilles du Palais de justice, et faubourg Honoré, devant la maison de Robespierre, et sur la place aux mille têtes vivantes, où se dressait la machine… partout enfin ! C'est bien ça. Tu es le nouveau roi. Tu es le Sans-culotte.Tu le réalises, tu le peins, au naturel, au national ! Ton bonnet, déjà rouge hier, c'est le phrygien — farceur ! — que tu nous ménageais ! Ta veste honnête de meunier, elle rouge également, c'était la prochaine carmagnole ! et la guillotine, le grand couteau futur ? c'était toi aussi, Janot, qui nous l'annonçais avec ton petit : On change la lame, c'est toujou le même ! Dès les Variétés de 1779, sans que nul s'en doutât, et toi encore moins, tu nous prédisais celles de 1793, qui cesseraient d'être les amusantes ! et, prophète inconscient, tu as ensuite réalisé, à l'heure prescrite, le personnage en création, dans la peau duquel tu viens d'entrer. Il est parfait. On dirait qu'avec amour, en bon grime et comédien, c'est toi qui l'as composé tout exprès. Bravo ! « Cela ressemble ». Et pour qu'il reste fidèle à l'ancien — quoiqu'il le trahisse ! — voilà que le C'en est, de célèbre mémoire, prend avec lui tout à coup un nouvel et terrible essor, une ampleur « capitale ». Il s'explique instantanément. Il s'éclaire d'une lueur horrible, aveuglante ! Les deux Ça ira, le joyeux, celui des Brouettes,et l'autre, le meurtrier, celui des Charrettes, se révèlent la suite fatale de la chanson dont le C'en est de Janot a été le premier couplet. Nous voilà loin du pot de chambre ! Inséparable de ce temps, l'ordure est bien toujours là, mais à présent la boue et le sang s'y mêlent. C'en est, c'est le sang, le sang versé à flots, gâché, tous les sangs, le pur et l'impur, formant le cloaque où s'embourbe, décapité, le régime ancien se croyant éternel. C'en est, c'est le cri du cœur de la canaille et la devise de Samson, le terme immonde qui dit tout…
En attendant que, vingt ans après, plus bref encore, il se transforme et se réhabilite en un raccourci sublime, à Waterloo.
NOTES
• Volange comédien de la Foire, est suivi, dans l'édition parue aux éditions Taillandier en 1933, du texte de Les Battus paient l'amende et de Janot chez le dégraissseur par M. Dorvigny.
• Voir Nadine Audoubert, Un comédien nommé Volange (1756-1808), L'Harmattan, 1996
Maurice-François Rochet est né à Nantes le 25 mars 1856. Il a environ quatorze ans quand il s'embarque pour Saint-Domingue. À bord, il rencontre des comédiens qui lui donnent le goût du théâtre. Débarqué sur l'île sans un sou, il gagne sa vie comme huissier et joue la comédie en amateur. Ses dons remarquables le feront bientôt engager dans une troupe de professionnels. Jeté en prison pour cause d'insolence envers le public, il est rapatrié. De retour en France, il joue en province, puis monte à Paris où il débute sur les tréteaux de la Foire sous le nom de Volange. Son talent remarquable se déploie aussi bien dans les rôles comiques que dramatiques. Dorvigny, auteur dramatique, a écrit pour lui le personnage de Janot, avec lequel il a obtenu un triomphe : Louis XVI et Marie-Antoinette possèdent son buste, les plus jolies femmes se le disputent, les salons se l'arrachent. Il peut même s'acheter un château. Puis l'engouement pour Volange passera. Il mourra dans la misère à Marseille en 1808.