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SIRE


I

Mme Adrien, la garde-malade, se tut, et un lourd silence aussitôt s'établit dans l'étroit salon discret et fané que le crépuscule noyait déjà de recueillement.

Enfoui dans la plume d'une bergère à ramages vert céladon, le docteur Lecharme, en pantalon de nankin et en habit bleu à boutons d'or croisé sur le ventre, hochait anxieusement la tête, les deux mains coiffant les genoux, tandis que ses doigts tambourinaient ses rotules, et, assise en face de lui sur un tabouret, la cuisinière Brigitte demeurait muette, les bras ballants.

Les derniers rayons orangés d'un jeune soleil d'avril frappaient droit sur une console, enveloppaient un bonheur-du-jour, nimbant le buste hautain d'une Marie-Antoinette de marbre jauni, dont un glauque miroir à bordure de bois piqué reflétait l'impérieux et coquet profil, avec sa moue autrichienne, son grand nez frivole et majestueux, la royale pièce montée de sa chevelure ; et çà et là émergeaient, des tentures de soie auxquelles ils étaient appendus, de vagues portraits ovales : portraits d'oncles à gilets de soie et à bonbonnières d'écaille, portraits d'aïeules en poudre, lacées dans le corset fourreau, les seins jaillissant, fières d'étaler leurs petites mains sur des flancs d'épagneuls, ou souriant d'un attirant sourire de pastel. De subtils parfums rôdaient autour des meubles délicieusement surannés, et de ce mélancolique appartement bien épousseté se dégageait un charme si intense d'armoiries, une si pénétrante saveur de passé à particule que le cartel rococo, avec ses Amours de cuivre et son balancier sage et réservé – au lieu de marquer l'Heure présente, le temps d'Aujourd'hui – avait bien plutôt l'air de dévider de l'arriéré, des heures de jadis, tout un très vieux temps de grenier…

Le docteur Lecharme n'avait pas cessé d'agiter sa tête grasse à courts favoris drus. Soudain il ouvrit démesurément les yeux, fixant d'un regard de diagnostic le bas de son pantalon abricot que les dessous de pied tendaient à force, et, rassurant de la main droite le toupet calamistré qui bouclait avec suavité sur son front :

– Oui, dit-il, vous avez mis le doigt sur la plaie. Le salut est là  ! Il est là  !

La garde déclara :

– Aux grands maux les grands remèdes  !

–  Vous avez raison, continua le docteur, il est là  !

Et son menton plongeait et disparaissait dans sa profonde cravate de satin couleur de café noir.

– Taisez-vous  ! s'écria tout à coup Mme Adrien : je crois qu'elle a crié…

Ils prêtèrent l'oreille, inquiets. Sur la pointe du pied, la garde alla jusqu'à une porte qu'elle entre-bâilla, puis referma très lentement, après avoir jeté un coup d'œil par la fente.

– Eh bien ?

Mais elle le rassura d'un geste et, regagnant sa chaise :

– Dort comme une marmotte  !

Puis reprenant la conversation interrompue :

– Enfin, vous êtes d'avis comme moi que si on n'essaye pas tout de suite du grand moyen, Mme la comtesse est perdue ?

– In… du… bi… table, accentua le docteur.

– En ce cas, marchons  !

M. Lecharme semblait à présent plongé dans un abîme de réflexions : alternativement ses sourcils hérissés montaient, descendaient ; toutes les angoisses de l'indécision et de la responsabilité altéraient son paternel et niais visage.

Il finit néanmoins par laisser tomber de prudentes paroles, très espacées :

–  Sans doute, l'idée est excellente… oh  ! excellente  ! Mais que l'application m'en paraît difficile  ! et périlleuse  ! À qui s'adresser ? Ubinam gentium ?… Quel est l'homme assez dévoué, assez intelligent, assez… Ah ! si nous avions là, sous la main, une personne sûre, nous inspirant pleine confiance, nos affaires seraient déjà en joli chemin… Mais cette personne, nous ne la trouverons jamais !… C'est ce qui me fait dire…

Alors. la cuisinière qui jusque-Ià était demeurée coite, écoutant avec avidité, se leva et balbutia, gauche, toute confuse :

– Dame, voilà : moi, j'ai bien un mien parent, du côté de défunt mon pauv' père, qu'est bel homme, et pas bête ! quoiqu'il marche sur ses soixante ans… On peut toujours aller le voir et causer. Je crois qu'il sera ben aise de faire Louis dix-sept…

Aux premiers mots, le docteur, ouvrant une bouche stupéfaite, avait empoigné avec exaltation le bras de Mme Adrien. Il s'écriait :

– En voilà une chance ! mais quelle chance !

Et aussitôt il exigea des détails :

– Vraiment, ma fille, vous pensez que votre parent… Où demeure-t-il ?… Son nom ?… Parlez !… Je bous !…

Brigitte ne se fit pas prier :

– Il s'appelle Roulette… Denis Roulette, et il reste au douze du quai de la Tournelle, au cinquième…, un cordon avec un gland rouge…

– Roulette… oui… Denis Roulette… répétait le docteur. Quelle bonne chance !

Il écrivait avec rage, cassait deux crayons, puis, fébrilement, repliait son portefeuille de chagrin, faisant claquer l'élastique, bégayant encore : « Ah bien ! Ah bien ! Si je m'attendais !… Une joie sévère, médicale, une joie de praticien sérieux illuminait sa vaste figure plate.

– Nous la sauverons ! proclama-t-il. Retenez bien ce que je vous dis aujourd'hui 15 avril 1840 ! Nous la sauverons !

Les deux femmes acquiesçaient : « Sûrement de cette manière elle en réchappera ! »

Avec d'infinies précautions, il déposa sur ses cheveux son ample chapeau à bords roulés qu'il tenait entre le pouce et les deux premiers doigts allongés, se rengorgea dans son col anglais, saisit son gros jonc à béquille de cornaline et sortit, bedonnant, d'un pas de garde national.

Et aussitôt une voix colère de malade appela de la pièce voisine :

– Madame A…drien ! Madame A…drien ! Cette dernière accourut : « Me voilà, madame ! me voilà ! que voulez-vous ? »

On entendit un sourd tapage d'oreillers défoncés à coups de poing, deux ou trois petits gémissements, et la voix réclama, impérative :

– Je veux le Roy ! le Roy ! le Roy !

 

II

Orpheline de très bonne heure, Mlle Berthe-Edmée-Yolande de Marteuilles, après une chlorotique et sentimentale jeunesse passée à l'Abbaye-aux-Bois, cédant à de pressantes raisons de famille autant que d'intérêts, avait consenti à épouser le comte de Saint-Salbi, un gentilhomme nantais de  vingt ans plus vieux qu'elle, morose et grognon, tordu de goutte, uniquement préoccupé de minéraux et de géologie.

À peine au retour de leur désenchantant voyage de noces, qui n'avait duré qu'une huitaine, ils s'étaient enfermés aux Genêts, un petit château branlant et vermoulu, fiché de guingois en rase campagne. à trois lieues de Paimbœuf. Ayant vécu là, dans la plus parfaite misanthropie, toute la première moitié de sa vie muette, le comte souhaitait maintenant s'y fixer et y mourir.

Avec ses deux tourelles grises, chancelantes, percées d'antiques fenêtres à meneaux, ses toitures effritées, gondolées comme des tartes mal cuites et dont les croulantes ardoises détalaient aux gros vents de l'automne, ses maigres gazons où vaguaient à toute heure une demi-douzaine de pintades soupçonneuses, la morne demeure offrait un lamentable aspect de ruine hantée.

À l'intérieur, c'était de roides petits escaliers tournants, aux marches de pierre qu'on eût dites usées dans le milieu par des genoux de pèlerins, de longs corridors compliqués, dallés de carreaux blancs et noirs, toute une enfilade de pièces glaciales où, durant les claires nuits d'été, les rayons de lune tombaient droit par la gueule des hautes cheminées béantes. Souvent on ramassait, au bas des murailles, de jeunes hiboux dégringolés du nid qui, duvetés à peine, gardaient pourtant une immobilité farouche, ayant déjà leur bec nécromancien, leur air comique et sorcier de tireurs de cartes.

Le comte ne descendait que rarement ; enveloppé d'une robe de chambre en soie cuite, il restait toute la journée dans son cabinet de physique, accoudé sur les vitrines d'ébène où il étiquetait ses silex, penché parfois sur des cartes en couleur de la Terre.

La commtesse, abandonnée la plupart du temps à ses pensées et à son ennui, s'était peu à peu accoutumée à la bonne solitude. Durant les longues heures d'hiver, elle demeurait au coin de son feu, auquel elle faisait rôtir des tartines à la pincette, frileusement blottie sous la cheminée que dominait une pendule de jadis, qui chantait un vieil air de gavotte lorsqu'on tirait un petit cordon. Et entre les deux fenêtres était appliquée une carte routière des provinces de France, timbrée d'une rose des vents et de trois fleurs de lys. Les années, exactement pareilles, sans incidents, sans secousses, passaient ainsi sur le morne couple stérile.

Mme de Saint-Salbi avait, en quelques mois, pris insensiblement, dès la trentaine, tous les dehors d'une vieille femme : le port, les gestes indécis, la démarche lasse, les lunettes glissant le long du nez, les bonnets à rubans de deuiI, les bandeaux qui cachent les oreilles, les petits cols à un bouton. Et aussi toutes les manies des gens âgés, toutes les tontonneries des vieilles filles, les entêtements, les marottes des tantes à placards, à conserves et à pots de confitures. Seul son cœur d'ardente légitimiste n'avait pas vieilli ; bouillant et emporté comme celui d'une jeune Vendéenne, il brûlait toujours d'une même flamme de chouannerie, généreuse et pure. La comtesse de Saint-Salbi avait la Royauté dans le sang ; les Bourbons étaient ses dieux, la Fleur de Lys son crucifix. Elle vénérait Louis XVI et Marie-Antoinette à l'égal des martyrs sereins que Rome a canonisés ; et, sans balancer, gaiement, elle eût cédé toutes les gloires de l'Empire, toutes les Aigles, tous les maréchaux à sabres turcs, tous les drapeaux raflés pendant quinze ans aux quatre coins de l'Europe, simplement pour qu'on n'eût pas coupé le cou de Madame Elisabeth.

Mais avant tous, en première Iigne, Louis XVII, le chétif incarcéré du Temple, I'innocent Dauphin, le joli agneau de la tour noire, avait de longue date excité sa commisération et fait suinter à ses yeux leurs plus amères larmes. Ah ! comme elle s'entendait à l'aimer ! On ne pouvait prononcer devant elle le nom de Simon sans qu'une haine féroce aiguisât son regard. Elle le voyait si faible, si doux, livré – le pauvre Roitelet ! – à cet abject savetier ! Elle se le figurait beau comme un enfant volé, avec sa délicate pâleur, sa peau blanche de fillette et sa chevelure de page, tantôt rêvant de Trianon, sa pure prunelle bleue levée vers la lucarne aux barreaux de fer, ou bien mordant ses rudes draps pour ne pas chanter la Carmagnole… Et elle l'adorait de toute son âme « son petit Dix-sept » ! Elle avait voué à Sa virginale mémoire un culte religieux, passionné, qui lui tenait presque lieu de maternité. Était-ce bien même à Sa Mémoire ? Non ! non ! Mais à Lui, à Sa personne de chair et d'os… au seul véritable Roy de France qu'Il était, car, au fond de sa pensée, Il ne pouvait pas, Il ne pouvait pas être mort ! Il ne l'était pas !

Jamais Son décès n'avait seulement été prouvé, constaté… Un impénétrable mystère avait toujours entouré, comme à dessein, Sa soudaine disparition, et l'Histoire aujourd'hui n'osait pas encore se prononcer. Comment n'avait-on pu indiquer le lieu de Sa sépulture ?… exhumer son pauvre petit squelette ? au moins quelques membres épargnés par la chaux ? Quoi ? pas un vêtement retrouvé ? pas un souvenir ? pas une trace ? Rien ! Assurément, Il vivait.

Où ? elle eût été en peine de le dire. En exil sans doute… dans les pays chauds… sur une terre hospitalière et lointaine… dans une île déserte peut-être ! Mais Il vivait.

Elle le savait d'ailleurs, et de source certaine. Il le lui avait révélé Lui même, à plusieurs reprises, dans des songes glorieux où Il lui était apparu, tout poudré, le front superbe, en habits de gala, avec un Saint-Esprit de diamant qui flamboyait sur sa poitrine, près de son cœur, les ailes grandes ouvertes…

Et lentement, progressivement, cette affolante pensée que l'adoré petit monarque, le Moïse sauvé de la Terreur, avait grandi, s'était fait homme, avait vieilli, souffert… qu'à cette heure il respirait en quelque coin du monde, ignoré de tous, obscur, malheureux, probablement très pauvre et donnant des leçons pour ne pas mourir de faim ! Cette pensée l'avait envahie comme une marée, s'était rendue maîtresse despotique de tout son être. Elle n'était guère soutenue dans sa lamentable vie que par la tenace espérance de Le voir tôt ou tard rentrer en conquérant aux Tuileries, arrachant le sceptre des mains bourgeoises de ce Louis-Philippe, l'usurpateur qu'elle détestait. Ce jour-là ! elle se promettait… ah ! elle se promettait bien de tout quitter, de partir pour Paris. Et une allégresse de dévote la transportait à l'idée du carrosse de gala attelé de huit chevaux blancs, promenant parmi Ies Te Deum de cloches et les salves de boîtes, l'Élu, le Récompensé… tout le long des boulevards et des grandes voies de la capitale, sous les arcs de triomphe de verdure, dans la formidable gaieté des fêtes populaires !

D'humeur toujours plus maussade et plus taciturne, le comte respectait pourtant son inoffensive manie ; même il daignait appuyer de quelques gestes encourageants, d'une approbatrice inclinaison de tête, les enthousiastes confidences qu'elle se risquait parfois à lui faire, un peu à regret, mais n'ayant pas la force de garder pour elle seule les rêves heureux qui la submergeaient.

Onze ans elle vécut ainsi, dans une hallucination continue, sans cesse courbée sur les nombreux portraits du Dauphin avidement collectionnés, feuilletant les mémoires et les annales de l'époque terrible.

Un orageux après-midi du mois d'août, M. de Saint-Salbi fut trouvé dans sa chambre, étendu sur le dos, foudroyé d'apoplexie, tenant encore à la main une agathe héliotrope. En tombant, il avait heurté du front un buste de Cuvier et le sang lui coulait doucement sur le visage.

Elle le pleura. Les Genêts furent à moitié démeublés, clos à doubles verrous, et, cédant à un désir trop longtemps inassouvi, la comtesse vint s'établir à Paris avec la cuisinière Brigitte, dans un silencieux entresol de la rue de Varennes, dont les fenêtres carrées ouvraient sur une immense cour à pavés de province, plantée aux quatre coins de vieilles potences vertes qui balançaient des réverbères à poulies.

Là, son idée fixe grandit encore, la domina, ne la quitta plus d'une minute. Elle visita les musées, fouilla les archives, les bibliothèques, s'entoura des manuscrits, des estampes, des livres du temps qui lui parlaient du Prince.

Une fois la semaine, elle allait se retremper à Versailles, une journée pleine, toute pensive devant le décor pompeux de ses illusions.

Nonchalamment triste, elle errait sous les hautes galeries de verdure, dans les corridors ombreux du parc abandonné, au milieu de l'effrayant silence que semblaient, un doigt sur leurs lèvres de marbre, prescrire les statues lavées par la pluie de plusieurs cents ans ; et un charme mortuaire, très doux, flottait sur les jardins en damiers, sur les pièces d'eau mythologiques.

La nuit, elle ne dormait plus que d'un houleux sommeil, traversé de cauchemars jacobins qui la jetaient en chemise hors du lit, pieds nus, criant : « Au régicide ! » Puis, brusquement, une fièvre, aussitôt suivie d'un transport au cerveau, se déclara. Pendant un mois, elle fut entre la vie et la mort.

Farouche, elle réclamait le Roy Louis XVII, le bon Roy ! le grand Roy ! exigeant qu'on l'habillât de suite, qu'on la fît belle, magnifiquement belle pour paraître devant Sa Majesté. Déjà elle choisissait les parures, indiquait les rubans, les dentelles, précisait le parfum qu'il fallait verser sur ses mouchoirs, appelait ses gens, ses cochers, ses laquais, ses femmes, prodiguait les manants et les marauds, distribuait tour à tour taloches et pistoles, traitant du haut en bas, dans les accès de son délire royal, toute cette canaille imaginaire. À deux reprises, elle tenta de se suicider ; on fut obligé de lui retirer des mains couteaux et fourchettes.

Le docteur Lecharme, qui la soignait, plaça près d'elle Mme Adrien, une rare et précieuse garde dont il avait éprouvé depuis longtemps la sollicitude et l'expérience, et la malade, grâce aux soins assidus qui l'entouraient, commença bientôt à donner quelque espoir de guérison.

Peu à peu, la santé revint, ramenant l'appétit et le sommeil ; mais la pauvre tête semblait fêlée à tout jamais, à tel point s'était burinée dans son cerveau malade cette idée fixe de Louis XVII !

Brigitte s'en désolait :

– Pas folle si on veut, ma maîtresse ! Mais tout de même son petit timbre.

À quoi elle ajoutait dans sa philosophie :

– Tout ça, pourquoi ? Je vous demande un peu !… Pour un qui se godiche pas mal d'elle !… Pour un Roi ! on ne sait seulement pas s'il est tout de bon en vie ! Quel potage ! mon bon Jésus !

Et elle retournait à ses fourneaux, en soupirant.

 

III

Dans la salle à manger tendue de point de Beauvais, meublée de dressoirs de bois de rose à filets de cuivre, à tablettes de marbre chargées de légumiers, de cafetières blasonnées et de tasses d'argent, M. Lecharme adressait à Roulette les suprêmes recommandations. Deux lampes, garnies de leurs globes laiteux, brûlaient sans bruit sur le poêle de faïence de Nevers. Les bonnes portes étaient fermées à clef, les épais rideaux rabattus, et le docteur parlait bas, très ému, la bouche circonspecte. Pour la vingtième fois, il ressassait son discours dans l'angoisse de quelque anicroche :

– Reprenons !… Comme il est convenu, j'entre le premier. Vous ne paraissez pas encore… j'ouvre Ia porte à deux battants, je reviens vite, je m'empare de la girandole à six lumières que je tiens ainsi, à hauteur de l'épaule… et je marche à reculons, vous faisant face, respectueusement incliné. Allez ! À votre tour !

Roulette respira fortement, esquissa un beau sourire qui signifiait : « Vous pouvez vous fier à moi ! » et commençant de réciter :

– Je place ma main gauche derrière mon dos ; de la droite je joue avec le Saint-Esprit qui pend sur ma poitrine… sous mon bras, mon tricorne… Je marche du talon, lentement, la pointe du pied plutôt en dehors, d'un pas hésitant et fatigué, la tête un peu branlante, penchée vers le sol, comme quelqu'un qui a beaucoup… mais beaucoup souffert et traversé des épreuves sans exemple… Je m'efforce d'avoir sur les lèvres un sourire de monarque, tout de tendresse et de bonté… Je l'aurai. Dès que nous sommes sur le seuil du salon, je vous fais signe de poser la girandole, en disant : « Il suffit, monsieur ». Vous ne m'obéissez pas, vous continuez à me précéder, toujours à recuIons, mais en vous écartant un peu, dans une direction oblique… Puis, vous vous arrêtez à quelques pas, immobile, et vous placez alors la girandole sur I'encoignure… Attention ! la comtesse est debout au milieu de la pièce… Voici l'instant solennel ! À peine m'a-t-elle vu qu'elle se précipite à mes genoux et les entoure de ses bras… – je la laisse faire… – EIle me saisit les mains, qu'elle embrasse avec passion… je la laisse encore faire…

« Après quelques secondes seulement, je me baisse et, me dégageant avec douceur, je dis deux fois, d'une voix qui devra… oh ! être cueiIlie dans la gorge, à peine chevrotante : « Levez-vous, madame… levez-vous ! »

Brusquement Roulette s'interrompit : « Est-ce bien cela ? »

Mais Lecharrne lui frappa sur l'épaule :

– Continuez… continuez !

– …Elle est évidemment très émue, très faible, je la soutiens donc, ma main sous son coude, et, avec une affectueuse déférence, je la mène au fauteuil bleu qui est près de la cheminée. Debout, j'attends qu'elle soit assise, et aussitôt j'avance une chaise… Elle veut me donner sa place…  je refuse… Je me tourne alors vers vous qui êtes resté discrètement au bout du salon, et je vous commande : « Vous pouvez vous retirer, monsieur. » Vous disparaissez, nous voilà seuls.

– Parfait jusqu'à présent ! déclara le docteur.

– Je prends aussitôt la parole, poursuivit Roulette, et je dis, espaçant les mots avec une certaine gravité triste : « Je sais de longue date, madame, la ferveur de votre dévouement à la Cause… Votre inébranlable et touchante fidélité m'est bien connue… Peut-être vais-je incognito me fixer à Paris pour quelque temps… j'ai voulu néanmoins que, parmi celles qui devaient m'être présentées en audience privée, la comtesse de Saint-Salbi fût des premières, tenant à lui dire de vive voix qu'elle a eu grand'raison de ne point désespérer, et que le jour où mon heure aura sonné à l'horloge de la France, je serai prêt. » Tandis qu'elle balbutie quelques mots de réponse, je me lève et, lui tendant l'écrin que j'ai là, dans ma poche : « Voici, madame, une miniature de moi qui a été faite en Angleterre, peu de temps après mon évasion du Temple… acceptez-la, je vous prie, comme un simple gage de Notre attachement. » Puis, la laissant anéantie de bonheur et de confusion, après l'avoir paternellement saluée une dernière fois d'un geste et d'un sourire, je m'achemine vers Ia porte derrière laquelle je vous retrouve m'attendant. un flambeau à la main… Mme Adrien emmène la malade dans sa charnbre… Je file avec vous, presto… et allez donc, turlurette !

– Bon ! bon ! fit le docteur Lecharme et, après une minute de réflexion : N'oubliez pas non plus, en cas d'incident… si par hasard elle vous posait d'embarrassantes questions, de ne répondre que par des phrases…

– Les phrases vagues ? Oui, je sais… : « terre d'exil… tristes souvenirs… qu'il est lourd, le poids d'une couronne !… passé de deuil et de sang… ne point faillir à ma mission… ». J'en ai comme ça des douzaines à la rescousse.

– Allons ! proclama le docteur en s'épongeant avec son foulard de soie, espérons que tout ira bien ! Mais marchez un peu… que je me rende compte.

Sur sa prière, à pas majestueux, Roulette s'avança, déambulant de long en large à travers la pièce.

Il était grand, de belle stature et les pieds bien tournés, avec un ventre un tantinet gros, pesant déjà sur les trois derniers boutons du gilet à fleurettes brochées. Son masque épais, aux chairs café au lait, massives et bien rasées, rappelait assez exactement le type des Bourbons, mais avec un œil sot de concierge et, dans les traits, un je ne sais quoi sans noblesse, de vulgaire et de pâteux, qui était d'un comédien jouant les financiers, d'un grime important qui s'observe, orgueilleux et sûr à la fois de son rôle.

Sa tenue, simple et recherchée, avait été l'objet d'une attention particulière. C'était la perruque poudrée, très lisse, à courte queue serrée d'un ruban, la cravate de batiste et le jabot à menus plis ; puis l'habit, tout uni, en faille couleur violette de Rouen, à boutons ciselés ; la culotte, de velours sombre ; les bas, de fine soie noire, et les souliers, de cuir verni à boucles d'argent. Il portait en verrouil l'épée d'acier à fourreau blanc de galuchat et, par-dessus ses vêtements, le large cordon de moire azur.

Depuis huit jours, tout était définitivement conclu entre le docteur et lui. Il avait accepté sans hésitation ; il promettait d'être discret et soumis, moyennant quoi on l'habillait, on le défrayait de toute dépense, et on lui donnait cinq pistoles… Après, il rendait le costume.

La grosse, la presque insurmontable difficulté, c'était de préparer la comtesse, de l'amener insensiblement à cette folle idée qu'elle allait recevoir chez elle, sous son toit, Louis XVII en personne !… Le docteur avait redouté d'abord de sérieuses complications, appréhendant qu'il ne fallût au moins des semaines pour atteindre le but sans heurts ni secousses. Mais il fut agréablement déçu. Si vive était la foi de Mme de Saint-Salbi, si aveugle sa confiance, tellement haute et ferme sa conviction, que la chose fut toute simple en vérité, beaucoup moins ardue qu'on ne le craignait ! La nouvelle que le Roy vivait n'était pas faite, à coup sûr, pour l'étonner… elle qui jamais n'en avait douté, même une seconde ! Il ne fut pas ensuite bien difficile de lui persuader que Louis, venant à Paris en cachette, avait à cœur de la connaître et de la remercier pour sa fidélité à toute épreuve.

Au lieu d'éclater, comme on eut pu le croire, en furieuses démonstrations de joie, elle tomba dans un mutisme grave et pénétré, dans une sorte de prostration religieuse, le teint seulement plus pâle et la prunelle plus humide à mesure que le grand jour approchait. Un suprême recueillement l'avait anesthésiée et, posément, pudiquement, elle attendait son Roy comme on attend la Communion. Depuis une heure déjà elle était dans sa chambre, assise, toute prête, habillée et coiffée, son éventail à la main ; ses yeux, qui scintillaient d'un éclat extraordinaire, ne quittaient pas les lentes aiguilles de la pendule, auxquelles ils semblaient rivés.

Soudain la porte grinça… s'ouvrit à deux battants… et comme elle se dressait alors, plus raide qu'une barre de fer, dans une électrique tension de tout son être, son pauvre cœur sonnant à larges volées dans sa poitrine, Il parut…

Il fut là devant elle, triste, grand et bon, dans la calme majesté de ses habits de demi-deuil, avec sa hautaine et noble tête aux cheveux de neige penchée vers la terre, son compatissant sourire, son tranquille regard de gratitude tombant sur elle comme une bénédiction… Poussant un cri de triomphe, jetant son manchon, son éventail, son flacon, elle courut, buta, s'abattit aux pieds de l'Idole ; et l'on n'entendit un instant que la pluie de ses baisers sur les mains royales, sur les chères mains du Père qui suppliait à voix basse : « Levez-vous ! Madame… levez-vous ! »

Puis, les choses suivirent leur cours prévu ; le docteur Lecharme disparut, ils demeurèrent tous deux, l'un près de l'autre, dans le paisible salon désormais historique. Et Il parla. Il dit…  Il dit d'admirables, de sublimes paroles rassurantes qui coulaient de ses lèvres infaillibles comme un Verbe… « et que le jour où mon heure aura sonné à l'horloge de la France… je serai prêt ! »

Les flammes des bougies, élancées et droites, se découpaient dans l'ombre ainsi que de lumineuses fleurs de lys de métal jaune, les opulents cornets de Chine, en camaïeu rouge aux armes de France, versaient leur entêtement parfumé, un adorable silence planait… et il semblait à la comtesse qu'elle allait chanceler de bonheur, se pâmer et mourir là… devant Lui…

Mais un vent frais passa sur sa joue, ses paumes se glacèrent et, ayant rouvert les yeux avec lenteur, elle se retrouva seule, toute seule au monde, serrant entre ses doigts crispés un médaillon à monture d'or. Alors elle se souvint et, cachant dans ses mains son visage désolé, elle se prit à sangloter très fort, pleurant à flots la miraculeuse vision évanouie.

 

IV

« …Enfin, ajoutait le docteur Lecharme, en terminant sa longue lettre, il ne s'écoule pas de jour maintenant qu'elle ne vous réclame à cor et à cris. Toute la semaine dernière, nous avons pu, Mme Adrien et moi, la leurrer de méchantes raisons… Mais, aujourd'hui, c'est une calamité ! Elle s'impatiente et menace de sortir pour aller vous trouver ! La position n'est plus tenable. Il faut que, sans tarder, vous reveniez la voir ; il faut que, par votre présence, vous rétablissiez la paix dans cette pauvre âme démente. Je pousserai demain jusqu'à vos pénates, Mes salutations les plus sympathiques. »

Aussitôt se déroulait la signature moelleuse du médecin, une signature perruque dont les jambages pommadés et le studieux dessin rappelaient étonnamment les molles arabesques d'un toupet travaillé de main d'homme.

Roulette froissa le papier et le jeta loin de lui : « Comment, ça n'est pas fini ? s'écria-t-il, va falloir jouer encore la petite charade ? Ah non ! Non ! » Et, ayant bourré avec humeur, en écrasant les coups de pouce, une pipe monumentale figurant une Phryné d'ambre dont les jambes, seulement culottées, semblaient moulées dans de hauts bas noirs, il commença de fumer silencieusement, sans bouger du fauteuil crasseux et étoupé où il cuvait sa digestion, devant la fenêtre large ouverte au plein midi.

Depuis trente ans, Roulette avait promené une existence prodigieusement diverse et nomade. Tour à tour postillon, traiteur, écrivain nublic, voyageur en bonneterie, teinturier, un jour il s'était définitivement engagé dans une troupe de comédiens qui explorait la province. Le directeur étant mort presque aussitôt, ses camarades le choisirent pour patron dans un unanime élan. Poursuivant alors cette vagabonde et ingrate carrière, il avait plusieurs fois refait le tour de la France, représentant tour à tour le drame, le vaudeville et la comédie sur les mails, les places du marché, dans les courants d'air des halles de petites villes. C'était Fanchon la Vielleuse où il avait joué avec tant d'éclat le personnage du marquis de Saint-Luce ; la tragédie parfois, avec ses gestes avantageux drapés de péplums ; et aussi des parodies poissardes telles que Une matinée du Pont-Neuf ou encore la Famille des Lurons, qui lui avaient valu une indiscutable notoriété de bon comique. Et, bien que lointains déjà, les souvenirs de ce temps de sa vie lui étaient très doux, précieux même à évoquer, et souvent il s'en régalait aux heures insipides et moroses où l'on est « dans te coin de la cage ». N'avait-il pas équipé de pied en cap tel et tel rôle avec une incomparable splendeur, jeté d'une belle voix de planches, sonore et outragée, les répliques dont l'impertinence ducale met le feu aux mains battantes des spectateurs ? N'avait-il pas enfin, dans ces artificielles équipées, copieusement aimé, souffert, quitté des festins pour des duels, connu quelquefois la gloire d'être général, empereur, et de pouvoir, comme Cinna, pardonner ?

Rien ne dure ici-bas. Après plusieurs années d'orgueil en clinquant et de misère en vrai, une grande lassitude l'avait accablé soudain de n'être qu'un errant bateleur dramatique, de changer presque quotidiennement de ciel et d'horizon, sans savoir vingt-quatre heures à l'avance dans quelle auberge de hasard on dormirait sa lourde nuit. Il avait envié le bonheur inapprécié de ceux qui, chaque soir, après le même petit tour dans le même quartier, se couchent dans le même lit docile, pour retrouver chaque matin, en ouvrant les yeux, les mêmes menus objets familiers bien à leur place dans la chambre ; et brusquement il avait tout quitté, avec la résolution très ferme de se fixer à Paris le temps de ses cheveux gris et de sa vieillesse. Après quelques semaines de recherches passées en quête d'un logement, il avait fait la trouvaille, au numéro 12 du quai de la Tournelle, cinquième étage, de deux jolies pièces à hautes fenêtres d'où l'œil embrassait le plus merveilleux panorama de Paris, la poursuite des quais aux graves parapets bordés d'arbres verts, le canal glauque, argenté, qui faisait rêver de Hollande, l'île Saint-Louis et Notre-Dame, décor à la fois lyrique et pieux, grandiose paysage urbain d'une poésie pénétrante ou farouche au gré du temps, de l'heure, de la saison.

C'est là que, depuis bientôt trois ans, il habitait, plein de santé, dans une robuste philosophie de gros homme assis, rempaillant des chaises, raccommodant des porcelaines, découpant des cartonnages, copiant des manuscrits quoiqu'il eût un peu perdu de sa belle main, accordant par-ci par-là quelques pianos à queue de famille, de vénérables « Pleyel, facteur du Roy », aux touches jaunies et branlantes comme de vieilles dents déchaussées… enfin exerçant un tas d'industries délicates autant que variées, qui l'aidaient à vivre sans trop de privations.

Le lendemain, le docteur Lecharme se présenta très exactement. Pendant quelques minutes, il demeura debout, essoufflé des cinq étages, haletant avec une exagération satisfaite, soupirant : « Quel escalier !… quel escalier ! »

S'étant laissé choir sur une chaise, il dit aussi : « Nous n'avons plus vingt ans… les jambes nous quittent ! » Puis, déjà dispos, et badinant de la main avec les breloques d'or et de corail qui bruissaient en trousseau sur son gilet purée de marrons, il exposa enfin à Roulette, d'un ton sentencieux et comminatoire, l'objet de sa visite.

La comtesse de Saint-Salbi revoulait son Roy. Obstinément elle le revoulait, sans discussion ni réplique. Après avoir pleuré des larmes d'allégresse les deux jours qui avaient suivi la visite du Souverain, elle était redevenue irritable et impérieuse comme par le passé. Maintenant qu'elle avait contemplé Louis, qu'elle y avait goûté, qu'elle avait baisé ses genoux, son absence lui était intolérable. Aussi ne pensait-elle qu'à lui à toute heure, l'invoquant jusque dans ses prières comme un saint de prédilection. Il fallait que, de nouveau, il laissât tomber sur elle, de ses lèvres indulgentes, les mots qui apaisent et font espérer que, sur les plaies de son cœur, il daignât verser une seconde fois le baume du réconfort.

Ce n'était pas tout. La nuit, profitant du léthargique sommeil de garde-malade où s'abîmait Mme Adrien, la comtesse, plus d'une fois, s'était levée, l'œil hagard, s'imaginant, aux lueurs de la veilleuse, le voir entrer et rôder à travers la chambre, de long en large. EIle portait, attachée à son cou par une chaînette d'argent, la miniature qu'il lui avait donnée, collant chaque soir, avant de s'endormir, sa bouche sur le verre du précieux portrait. Devait-on raisonnablement « jeter le manche après la cognée », renoncer à une cure entreprise avec tant d'audace et d'éclat ? Non. Lui, Lecharme, n'y saurait consentir et, à cette seule idée, son âme de loyal médecin entrait en révolte. Puisqu'on avait tenté la radicale et décisive expérience, il fallait la pousser jusqu'au bout, les yeux fermés, coûte que coûte.

– J'en appelle à votre conscience, s'écriait-il avec agitation, cette œuvre nous est commune, vous êtes responsable comme moi d'un échec, et vous n'avez plus le droit aujourd'hui de vous désister !

Aux premiers mots, Roulette s'était barricadé dans un refus poli mais ferme, objectant de précieuses affaires très urgentes, des masses de pianos sur les bras, une grosse place de comptable en vue, un parrain moribond dans le Bugey. Mais Lecharme insistait, opiniâtre, empruntant à la vie des camps, pour stimuler l'indécis, plus d'un argument et plus d'une image : « Mauvais soldat !… qui prend peur à la première escarmouche… qui jette ses armes sur le champ de bataille… Alors, c'est une désertion ? »

– Appelez-le comme ça, si ça vous fait plaisir, finit par déclarer l'ancien comédien, mais votre affaire m'embête… là ! Vous m'avez prié honnêtement de faire le Roy, à cause du cerveau de votre cliente qui s'était dérangé… je l'ai fait de mon mieux… passe pour une fois. Aujourd'hui, vous repiquez, je n'en suis plus.

– Calmez-vous, mon ami, implorait le docteur.

Mais il continuait :

– …Je ne la connais pas, moi, cette dame… qu'elle reste folle, je m'en ris . Ah çà ! me prenez-vous pour une jouette ? Oh ! s'il s'agissait d'une personne qui me serait proche… de ma mère… je ne dis pas !

– C'est pourtant une femme si respectable et si bonne, insinuait Lecharme… Elle ne vous a vu que quelques minutes, et voilà sa vie bouleversée. Vous seriez ému, ému aux larmes, si vous entendiez tout ce qu'elle dit de vous, de son Roy… Comprenez donc qu'elle vous veut !

– Elle ne m'aura point.

À grands pas, comme un témoin qui règle les distances dans un duel, le docteur se prit à marcher de la porte à la fenêtre, les bras derrière le dos et la tête tombée sur la poitrine. Ses lèvres s'agitaient, fébriles, esquissant des paroles entrecoupées qui ne sortaient pas.

Soudain, Roulette se redressa sur son fauteuil : il semblait avoir pris une énergique, une immédiate résolution ; et, arrêtant le promeneur au passage :

– Soit ! je retournerai voir la dame, je lui redonnerai mes mains à manger de caresses, mais à la condition que ça ne sera pas seulement pour une fois, et bonsoir après… Engagez-moi pour une saison. Qu'on me garantisse au moins dix à quinze visites, avec un joli cachet au bout. Dans ce cas-là, je suis votre homme ; sinon, vous pouvez chercher ailleurs.

Lecharme demeurait debout, perplexe et satisfait à la fois :

– Dix ou quinze visites ! C'est bien gros… Et puis, autre chose est d'avoir un jour, avec Ia malade qu'il faut tromper, un rapide entretien de cinq minutes, autre chose de nouer avec elle des relations assidues et régulières. Ne craignez-vous point, sagace et pénétrante comme elle l'est, que la comtesse ne se méfie à la longue et ne soupçonne quelque supercherie  ? Ah ! Elle mourrait sur le coup si elle apprenait jamais qu'elle a eu affaire à un imposteur. Pensez-y.

– C'est à prendre ou laisser, déclarait l'autre. Et n'ayez pas de tourment, allez ! Si futée qu'elle soit, je la roulerai, votre noble, et dans les grands prix !… Ainsi, c'est une une affaire conclue… vous acceptez  ?

Le docteur eut encore une seconde d'hésitation, puis, redoutant soudain que Roulette ne se ravisât ou n'émît de plus exigeantes prétentions, il tendit la main, proclamant avec solennité :

– J'adhère.

En un instant, les menues questions de détail furent réglées à l'amiable, et l'on décida que Roulette, dès le lendemain, réapparaîtrait rue de Varennes.

La durée des visites n'était pas limitée ; seule la conversation, d'un ordre d'idées purement monarchique, ne devait sous aucun prétexte sortir du cercle convenu, ni s'égarer jamais en propos oiseux incompatibles avec la dignité royale.

 

V

 

– Et ce Lafayette, Sire, I'avez-vous vu sur son cheval blanc ?

À cette question posée d'une voix émue et vibrante par Mme de Saint-Salbi, Roulette ne répondit d'abord pas ; il hocha la tête de bas en haut, leva les yeux, qu'il tint plusieurs secondes obstinément pointés sur la rosace du plafond, et laissa enfin tomber avec un soupir :

– Ah l s'il avait voulu !

Une flamme éclaira le regard de la comtesse.

– Mais Pétion ? interrogea-t-elle, que pense de Pétion Votre Majesté ?

lci le visage de Roulette s'adoucit dans une expression grave et réfléchie, à voix basse il prononce : « Oh ! lui, j'en pense bien des choses !… bien des choses !… » accompagnant cette appréciation d'un geste vague et fatigué de son bras droit, levé à demi.

– Comme Votre Majesté juge avec profondeur et originalité les hommes, répliqua-t-elle.

Un respectueux silence plana, pendant lequel cinq coups sonnèrent cérémonialement à la pendule d'écaille. Puis, après les dernières vibrations, la paix se rétablit. L'heure était intime, d'une exquise et solennelle vétusté, profondément triste de la tristesse des grandeurs déchues, troublée à peine par le craquement d'un meuble de Boulle ou Ie roulement lointain de quelque voiture qu'on croyait un carrosse. Accrochés aux murs dans leurs cadres délicats d'or roussi et de cuivre filigrané, les portraits de la Famille Royale ainsi que les médaillons du Dauphin semblaient sourire, satisfaits ; sur les velours éteints aux reflets transformés, les bibelots jolis du Dix-huitième s'étalaient ; une atmosphère ancien régime flottait, enveloppait cette grande dame et ce beau gentilhomme assis l'un en face de l'autre et se regardant, la tête seule éclairée par la mourante lumière du jour, le corps déjà noyé dans l'ombre qui s'épaississait. Quand le Roy décroisait ses jambes, les boucles de ses souliers lançaient des lueurs.

Depuis que Roulette avait consenti à reprendre l'affaire, c'était le troisième après-midi qu'il passait près de la malade, en un rigoureux tête-à-tête. Dominant peu à peu le trouble inévitable qui l'avait paralysée au début, la comtesse, maintenant maîtresse d'elle-même, se risquait parfois la première à lui adresser la parole. Encouragée par son accueil paternel et bienveillant, elle lui posait à brûle-pourpoint mille questions dont la précise insistance n'était pas sans l'embarrasser. Dans le cours de sa longue vie solitaire, pendant les interminables hivers subis aux Genêts, elle avait lu et relu tant de mémoires, tant d'annales, tant de correspondances du règne de Louis XVI qu'elle savait aujourd'hui presque par cœur la frivole et terrible histoire de toute cette fin de siècle. Et, à la pensée qu'elle était là, elle, Berthe-Yolande de Saint-Salbi, une humble sujette – moins qu'une drapière ! – assise près de son Roy, près de Louis XVII, de celui-là même qui avait vécu au centuple les joies et les horreurs de l'époque fatale et traversé sain et sauf le grand orage, à cette pensée, prise d'une impétueuse folie de paroles, elle voulait savoir à tout prix, entendre la vérité sortir de cette bouche auguste, de cette bouche incapable de rien déguiser.

D'abord, ce fut de timides allusions à ses premières années, faites avec une anxiété déférente, des mots isolément jetés comme des amorces :

– Madame de Polignac, votre gouvernante ?… Cette belle épée que vous donna M. le comte de Provence ?…

Il avait, en l'écoutant, un sourire fané très indulgent, et elle s'enhardissait :

– Oh ! Sire, pardonnez-moi, mais que j'aurais été heureuse de voir Votre Majesté dans sa jeunesse, telle que l'ont popularisée ses portraits, le cou demi-nu sous le large col de batiste plissée, les cheveux flottants… oh ! bien heureuse !…

Il tombait dans des gravités subites :

– Ces temps sont loin.

– Et Varennes ? balbutiait-elle, haletante… le retour à Paris ?

– Horribles souvenirs, madame, horribles !

Et il était pâle, mais pâle…

Alors, pour chasser la douloureuse impression, elle lui parlait aussitôt de Versailles, qu'elle connaissait à fond, jusque dans ses moindres détours, comme si elle l'eût habité. Aucun détaiI d'étiquette relatif aux réceptions ne lui était étranger : elle savait que le Grand Couvert se servait dans l'antichambre de la Reine, et qu'on ne jouait point de musique ailleurs que dans le salon de la Paix ; Zémire et Azor de Grétry, le Dormeur Éveillé de Marmontel, Vestris, lui étaient familiers ; pas une de ses phrases qui ne fût pleine de Suisses, de gardes-françaises et de chevau-légers ; elle avait vu Marie-Antoinette en linon blanc, une houlette à la main, conduire les bals du dimanche, et M. le comte d'Artois jouer en pirouettes l'impertinent Figaro à Trianon.

Quant à Denis, obligé de faire appel aux plus délicates subtilités de son ancien métier de comédien, il n'avait pas tardé à se rendre compte des difficultés sérieuses qu'offrait cette carrière de faux monarque, un peu imprudemment embrassée. Avec beaucoup d'attention il avait dû relire dans un manuel dépareillé le récit sommaire des formidables événements accomplis de 1787 à 1800. Il lui avait fallu se fixer dans l'esprit plusieurs dates de première nécessité, certains détails essentiels, une demi-douzaine de mots historiques indispensables, tels que le fameux : « Allez dire à votre Maître… », tout un ensemble de gros ou menus faits qu'il ne lui était pas un instant permis d'ignorer. Cependant, malgré ces précautions, trop hâtives, hélas ! il s'était déjà trouvé plus d'une fois enrayé net, au beau milieu d'un colloque, ne sachant que dire et réduit à dissimuler sa détresse à l'aide d'un sourire forcé, d'un jeu de physionomie ingrat, ou de quelque autre échappatoire désespérée. Un mutisme inopiné, féroce, et qui semblait la conséquence immédiate de noires douleurs cachées, lui servait aussi de refuge ; mais il se décidait difficilement à employer cette suprême ressource. Il préférait tousser, soupirer, passer brutalement à un autre sujet. Ou bien il laissait parler la comtesse, accélérant son bavardage de vieille femme enthousiaste, renforçant peu à peu sa famliarité timide par I'excitante courtoisie de son propre regard et l'intérêt de ses attitudes. Il s'instruisait de cette façon à peu de frais. Elle lui rappelait Cagliostro et ses diamants… I'affaire du Collier, la prophétie de Cazotte  ; elle lui répétait des mots étonnants de précocité qu'il avait prononcés à peine enfant, des traits de bonté adorables, les fleurs qu'il aimait cultiver dans son petit jardin de Versailles…

Il se gardait bien alors de I'interrompre, autorisant au contraire son verbiage par des signes d'assentiment réitérés. Il l'emballait pour des heures, se bornant de temps à autre à murmurer comme en un rêve : « J'ai souvenance… j'ai souvenance ! »

Et toujours les choses s'accomplissaient ainsi, jusqu'au moment où il se levait pour dire, courbant sa haute taille : « Il se fait tard, Madame, nous devons nous retirer… »

Invariablement à cette minute, la comtesse avait les paupières gonflées de larmes. En silence elle s'agenouillait, baisait avec ferveur la main du Roy, puis, s'éloignant de quelques pas, les coudes à la taille et l'avant-bras seul détaché, pinçant de chaque côté, du bout des doigts, le large tablier de sa robe en dauphine, elle entreprenait avec lenteur, à petits reculons, la triple révérence au plié, s'affaissant chaque fois davantage, tassant son salut selon les rites, à la fin presque assise sur le parquet, écroulée à moitié parmi le fatras de ses jupes en cerceau.

Brigitte accourait alors, ayant aux lèvres un sourire mal réprimé. Tandis qu'elle remettait les sièges en ordre et retapait les coussins défoncés des bergères, elle pressait de questions sa maîtresse :

– Eh be, madame ? Vous sentez-vous d'aise ? Vrai tout de même que ce Roi-là il a l'air d'une personne ben aimable !… C'est-i pour un de ces matins qu'i remonte sur son trône ?…

Et puis la garde se montrait à son tour, qui disait doucement, avec une bouche sucrée :

– Voilà qu'il est l'heure du julep.

 

VI

Près d'un mois s'était écoulé.

Huit fois déjà Roulette avait endossé le pompeux costume, huit fois accroché à son flanc la coquette épée d'acier. Aucun incident spécial n'avait signalé ces visites rendues tous les trois jours, à heure militaire, l'exactitude étant, comme nul n'en ignore, la politesse des têtes couronnées. La comtesse manifestait encore la même joie tremblante à l'arrivée du Prince, et la même tristesse voilée à son départ, mais l'étonnement fiévreux, l'humble stupéfaction des premières entrevues s'étaient évanouis. Mme de Saint-Salbi s'accoutumait maintenant à ces précieuses audiences comme à une chose toute naturelle, faisant désormais partie intégrale de sa vie ; elle ne pensait même pas que ces royales faveurs pussent prendre fin à une date prochaine.

Et cependant, Roulette n'ayant traité que pour dix séances, la situation se tendait. Sans doute, son « travail », qui réclamait de l'intelligence et de la souplesse, lui avait été très convenablement rétribué, mais, en conscience, devait-il tout sacrifier, renoncer aux petites industries qui l'avaient soutenu jusque-là, perdre d'anciens et solides clients, faire son deuil des pianos assurés, pour courir les hasards d'une profession aussi aléatoire que celle de faux Louis XVII ? Franchement, c'eût été une folie.

Piqué au vif, il se décida de nouveau à exprimer vertement sa pensée à Lecharme :

– J'en ai plein ma culotte de singer les Rois et de jouer les Capet en chambre !… On voit bien que vous ne me connaissez pas !

– Que si ! Vous êtes la crème des hommes, déclarait le docteur avec mille protestations chaleureuses.

– Chansons !

– Voyons ! ajoutait le médecin, dans une suppliante attitude, à quoi bon lever l'étendard de la révolte ? Nous avons traité pour dix visites, il ne vous en reste plus que deux ; soyez homme de parole, et tenez au moins jusqu'au bout.

Roulette, non sans une feinte répugnance, peu à peu se radoucissait, bâillant encore avec des gestes cavaliers, de petites moues d'enfant gâté, branlant le chef et tapant du pied ; mais il s'arrêta soudain, ses yeux, l'espace d'une seconde, s'embrasèrent, aussitôt éteints, ses traits se fixèrent, son front resplendit comme au passage d'une audacieuse pensée, de quelque conception téméraire et magnifique, et, saisissant à poignées le docteur par les revers de son habit barbeau, en même temps qu'un prodigieux soupir jaillissait de sa poitrine :

– Pas un mot de plus ! lui cria-t-il, je suis votre homme, tant qu'il vous plaira, des mois, des années s'il le faut… Et pour ce qui est des petites choses d'argent, nous en causerons plus tard. Entre gens de cœur on s'accorde toujours.

Immobile, et stupéfait de ce revirement si brusque, Lecharme balbutiait de vagues formules de gratitude : « Ah ! c'est très bien… Bravo ! » mais Roulette avec bonhomie lui ferma la bouche  :

– Me remerciez pas, bon Dieu ! C'est ma nature qui veut ça ; j'aime à rendre service à autrui.

 

VII

Dans sa chambre à coucher, Roulette, en bras de chemise, était assis sur une petite chaise basse, et fourrageait parmi des tas de papiers qui remplissaient un tiroir de commode  Empire posé à terre. D'une main vigoureuse, il bousculait et rejetait au fur et à mesure les paperasses tachées d'une encre très ancienne, ne mettant de côté que certains paquets jaunes, poussiéreux, sur lesquels ses doigts laissaient des traînées blanches. Parfois il interrompait sa besogne d'un hochement de tête ou d'un claquement de langue. Enfin, quand il eut vidé le tiroir en entier et aligné son contenu sur le parquet, en un demi-cercle bien dessiné, il parut se recueillir une minute, observer avec prudence, comme avant de prendre une importante décision ; puis il se courba et choisit une liasse nouée d'un cordon bleu fané.

L'ayant déficelée avec précaution, il en retira quatre ou cinq lettres, parmi lesquelles une surtout, d'enveloppe étroite, longue et démodée, retint son attention. Il ouvrit sur-le-champ cette dernière, et des plis d'un papier guipure à compliment encadré de roses peintes s'échappa une lourde mèche blonde, d'un blond cendré, joliment bouclée encore, quoique très aplatie.

Un léger « ah ! » de satisfaction partit des lèvres de Roulette, tandis que, caressant des yeux le billet doux naïvement enluminé, il le relisait à demi-voix :

« Mon bon Denis,
« Je veux bien enfin, puisque ça te fait tant de plaisir, te donner une mèche de mes cheveux que tu trouves si jolis. Je les ai coupés, parce que c'est toi, derrière l'oreille, près du cou, là où tu m'embrasses pour me chatouiller. Jure-moi que tu les garderas toujours, n'est-ce pas ? Mardi j'étais au spectacle quand on t'a applaudi si fort. Tu as été beau et ta petite était fière de toi. Demain à la même heure, près du jardin public. Celle qui est à toi, Zoé. »

Un rayon d'orgueil illumina le front du comédien. Au souvenir de ses jeunes amours et de ses triomphes passés, son regard sembla se voiler ; mais cette ridicule faiblesse n'eut que la durée d'un bon mouvement, toute émotion fut vite bannie et, poursuivant sans doute une idée fixe, il continua d'opérer, plein de calme, le mystérieux classement qu'il avait entrepris. Coup sur coup, plusieurs autres lettres furent extraites qui toutes également contenaient des cheveux de femmes, des noirs, des roux et des châtain clair.

Dans l'entonnoir de ses larges paumes, il porta ces boucles frêles jusqu'à une table sur laquelle il les répandit. S'étant alors emparé d'un tabouret, il s'accouda, penché sur cette moisson de cheveux, les narines un peu troublées malgré tout par les pénétrantes et lointaines senteurs qu'ils exhalaient. Avec un soin méticuleux et des gestes arrondis de perruquier, il étala l'un à côté de l'autre les soyeux copeaux, observa leurs nuances en clignant de la paupière, les enroula successivement sur son gros index couleur de buis comme autour d'un bâton à papillotes, les tiédit au souffle de son haleine ; puis, satisfait de l'examen, il distingua, parmi les plus belles, trois mèches qu'il mit à part, irréprochables : celle de Zoé (la blonde), et deux autres dans les tons châtains.

Ayant aussitôt divisé en trois carrés de même format une vieille feuille de papier à lettre, toute défraîchie et piquée de mouillures, il enveloppa chaque boucle, pliant avec méthode les minuscules paquets, les cachetant tour à tour d'une goutte de gomme arabique.

Après quoi, il courut chercher dans la pièce voisine une plume et de l'encre et, très proprement, très gravement, il écrivit sur le papier qui contenait la boucle blonde de Zoé :

Cheveux de la Reine Marie-Antoinette, ma mère.

Et puis sur les autres, au petit bonheur :

Cheveux de Madame Élisabeth, ma tante chérie.

Cheveux de Madame Royale, ma sœur bien-aimée.

Le lendemain, qui était jour de visite, il arriva chez la comtesse le teint clair et l'œil vif. Comme de coutume, il gagna dans les greniers la chambre de débarras qu'on lui avait abandonnée, une immense pièce perdue où Mme de Saint-Salbi ne pénétrait jamais. Il endossait et quittait là ses habits royaux. Lecharme lui avait fait monter deux chaises de paille et une table de bois blanc avec une cuvette, un pot à l'eau et un pain de savon.

Les murs en partie mansardés, troués d'œils-de-bœuf, s'étayaient obliquement sur de grosses poutres équarries d'un siècle ; des araignées de la Révolution, laborieuses tisserandes, reprisaient dans tous les coins leurs toiles déjà compactes, et le sol, dont les carreaux descellés fléchissaient sous le pied comme au jeu de la marelle, était encombré d'objets de rebut, de mélancoliques choses en délabre. C'était toute une fourrière de meubles réformés, d'antiques ferrailles rongées par le cancer des rouilles : un long fusil de bédouin, des casseroles de dimensions étranges, des gibernes, le buste de l'abbé de Condillac, un bidet en vieux Rouen.

Roulette avait enfilé ses bas, sa culotte, et il était en train de poudrer largement sa perruque fichée sur son poing gauche, quand le loquet de Ia porte cria, et le docteur passa sa tête épanouie. Chaque fois, il venait ainsi à la dernière minute lui dire un amical bonjour, en même temps qu'il observait les dispositions, bonnes ou mauvaises, de son complice.

– Et comment, Sire, se sent aujourd'hui Votre Majesté ? demanda-t-il avec un sourire piquant.

– Mais pas mal. Elle boulotte.

Allègrement, il se démenait, dégourdi de zèle, soucieux du moindre pli de ses basques, flattant de la main les dentelles de son jabot. Un insolite orgueil le transfigurait.

Le docteur, ayant soudain remarqué, posés près du tricorne, plusieurs petits paquets pliés en carré, s'approchait pour en lire à la dérobée les suscriptions, mais Roulette ne lui en laissa pas le loisir ; prévenant ce puéril et indélicat manège, vivement il les escamota et les glissa dans son gousset. Et comme les yeux de Lecharme se perchaient sur lui, tristes et sévères, articulant un muet reproche, exigeant une immédiate explication, il déclara d'un air entendu :

– Chut ! Ça c'est du nanan !

Dès qu'il fut prêt, il se redressa, le menton dominateur, et, parodiant, non sans noblesse, le mot de Louis XVI après les adieux à la Conciergerie :

– Messieurs, marchons.

Ils descendirent un étroit escalier de service à rampe de fer, contre laquelle raclait l'épée de Roulette.

– Regardez bien où vous mettez le pied, recommandait Lecharme.

La maison reposait dans un calme de communauté religieuse, et l'on n'entendait, avec le craquement des semelles sur la pierre des marches, que la voix du vieux comédien qui se préparait, combinant des tournures de phrases, essayant des intonations flatteuses : « Plût au ciel, madame, que les fleurs de lys… Dans les bras de quel port irons-nous jeter… jeter… »

– … notre dernière ancre ! achevait le docteur.

Ils se séparèrent à l'entrée de l'appartement.

Après qu'il eut subi l'hommage répété des génuflexions et du baise-main, Roulette tomba d'un bloc sur son fauteuil, cuirassé de patience et de courtoisie, solidement décidé à endurer avec un masque plus amène encore que de coutume l'exaspérante et intarissable loquacité de la comtesse. Il était résolu à l'avance à ne se rebuter de rien, prêt à tous les sacrifices, armé pour toutes les compromissions, même pour les lâchetés de l'amour-propre. En effet, au moment où, harassé des longues journées perdues en tête à tête avec l'imbécile dame, écœuré de gaspiller – pour l'incertaine guérison de cette vieille folle qui lui était étrangère – les précieuses heures de sa verte soixantaine, il se disposait à démissionner et à laisser Lecharme se tirer d'affaire tout seul, voici qu'une pensée, vaste et machiavélique à la fois, sublime de hardiesse et néanmoins d'une pratique aisée, avait soudain germé dans son cerveau. Et sur-le-champ il en avait entrepris la réalisation, talonné par l'angoisse de ne pas réussir, secoué, déraciné par cette espèce de furieux vent moral qui attise si fort les utopies, Ies secrètes chimères des vieillards.

Tandis que la comtesse, emportée dans les souvenirs d'une époque où, naïvement, elle s'imaginait presque avoir joué un rôle, évoquait de nouveau la splendeur de la Galerie des Glaces, il Ia contemplait longuement, très longuement, avec un air de pitié, ainsi qu'une pauvre petite proie.

Peu à peu ses lèvres se ralliaient l'une à l'autre, plus minces, ses sourcils barraient plus durement son front, une certaine férocité, empreinte pourtant de bonhomie, aiguisait son regard méchamment moqueur, et, considérant la piteuse maniaque avec ses bandeaux déjà grisonnants, sa poitrine anéantie, plate comme un sac de cavagnole, si chétive et si menue en dépit de l'éternelle fièvre qui la consumait et faisait vibrantes de foi ses moindres paroles, il souriait en soi-même et se félicitait de s'être donné à atteindre, pour la fin de sa vie, un but glorieux, puissamment attractif.

Ouand il crut l'instant favorable, il se pencha vers la comtesse et, tirant de sa poche avec une calculée lenteur les petits paquets si industrieusement accommodés, il les lui présenta, trouvant à peine la force d'expliquer, tant sa voix chevrotait, soulevée de sanglots prêts à éclater :

– Prenez… Acceptez… Quelques souvenirs échappés à la tourmente.

Mme de Saint-Salbi s'en empara, confuse et anxieuse à la fois, mais, dès qu'elle eut jeté les yeux sur les lignes tracées à l'encre, oh ! alors elle ne sut contenir l'impétueuse émotion qui l'envahissait : un cri jaillit de sa poitrine oppressée, sa tête se prit à osciller de droite à gauche et, balbutiant, serrant entre ses doigts à mitaines les fragiles reliques, elle répétait :

– Des cheveux ! Ce sont des cheveux !… et de la Reine ! Ai-je bien lu ? oui, de la Reine ! En encore de Mme Royale ? Et encore de Mme Elisab… Oh ! Sire… Sire, c'est trop !…

Lui la réconfortait avec une autorité familière :

– Gardez- les donc, madame, ces inestimables joyaux… « Elles » ne peuvent pas, que je sache, être en de meilleures mains.

Incapable de rien répondre, à tel point le saisissement et la joie la suffoquaient, la comtesse, retenant son souffle et jusqu'aux battements de son cœur, décacheta, non sans une vague terreur sacrilège, les papiers jaunis… les papiers du temps ! – et quand apparurent les chères belles boucles qui avaient autrefois frisé sur les nuques des princesses martyres, elle les porta toutes à la fois à sa bouche avide, tandis que des pleurs ruisselaient, coulaient sur ses vieilles joues. Et ce fut une minute indicible. Prostrée, affaissée sur elle-même, Mme de Saint-Salbi ne bougeait pas plus qu'une morte, fixant de ses prunelles voilées de larmes les mèches délicates, doublement sacrées pour elle, tandis que le Roy, les deux avant-coudes allongés sur les bras de son fauteuil, les doigts en griffes dans la sénile et rapace attitude du Voltaire de Houdon, se remémorait, avec un vilain sourire au coin des lèvres, la supplication de Zoé : Je les ai coupés parce que c'est toi, derrière l'oreille ; jure-moi que tu les garderas toujours, n'est-ce pas ? Et il songeait que la vie était extraordinairement cocasse.

Mais la comtesse avait quitté son siège et, s'excusant auprès du Prince :

– Votre Majesté me permet-elle de chercher… là… dans un de ces meubles ?… J'ai hâte de serrer mes trésors…

Il acquiesça d'un geste sacerdotal. Aussitôt, ayant agité un trousseau tintant de clefs dorées, tour à tour elle ouvrit un secrétaire en marqueterie de bois des Indes et un chiffonnier d'acajou cerise où se pressaient sur les tablettes et dans la pénombre des tiroirs – intactes et méthodiquement empilée – toutes les charmantes menues boîtes du siècle de la coquetterie.

C'était des baguiers, des coffrets de maroquin du Levant, des coutelières de vermeil et des tirelires de laque. Les boîtes à mouches et à éponge, les étuis à poudre, d'argent ciselé, s'alignaient à côtés des cassettes de vernis Martin que flanquait la complète série des très petites boîtes compliquées dont les noms précieux ont la saveur d'une trouvaille : les surprises, les bergamotes, les baignoires.

Mais soudain le Roy chancela, comme dans un vertige, il battit l'air de ses bras tendus, porta la main à son front, puis à son cœur, tandis que ses yeux se fermaient, et il demeura inerte, ainsi qu'une souche.

Mme de Saint-Salbi, avec un cri de mère, s'était précipitée vers lui :

– Ciel ! Qu'avez-vous, Sire ?

Il se remit aussitôt de cette comédie, et sa lèvre esquissa un confus sourire :

– Je ne sais quelles vapeurs… Merci, madame…

Penchée sur son visage, elle s'affolait.

– Parlez… Votre Majesté veut-elle un cordial ?… un fruit ?

II hésitait, feignant d'être arrêté par une fausse discrétion, mais, sous le regard passionné qui le couvait, il se résigna :

– Volontiers… un raisin de Damas.

– Avec de l'orangeade ? ajouta-t-elle.

– Une larme alors ! Et des effluves de gratitude, s'échappant de ses prunelles mouillées, enveloppèrent la dévouée créature.

À peine eut-elle tiré à le casser le cordon de la sonnette que Mme Adrien accourut, escortée de Brigitte, les manches retroussées sur ses bras rouges.

Elles restèrent toutes deux clouées sur le seuil, stupides, multipliant leurs gauches saluts à l'adresse du Prince, les lèvres pincées pour ne pas éclater, assaillies par les ordres précipités de leur maîtresse qui commandait :

– Vite, canailles, un flacon d'orangeade à Monseigneur !

Puis, plus bas, et à la dérobée :

– Prenez mon beau verre en venise.

Au bout d'une minute, Mme Adrien reparut, balançant sur un plateau le verre, le flacon avec une carafe d'eau fraîche que pailletaient des gouttelettes glacées. Elle s'avançait vers le Roy, mais jalousement Ia comtesse lui arracha les objets des mains, en même temps que, d'un geste qui prévenait toute réplique, elle lui montrait la porte. La garde dut se retirer.

Alors, avec onction et recueillement, elle versa elle-même dans le liseron de Venise l'orangeade aux reflets de topaze incandescente, et l'offrit au Prince, de loin, n'osant franchir les distances. Il accepta le verre, le prit par la tige, entre les trois premiers doigts, l'éleva jusqu'à son visage à la façon d'un calice, et déposa sur le rebord du cristal ses épaisses lèvres rouges que progressivement il baigna dans le liquide ; puis, ayant arrondi le bras et baissé les paupières, il se désaltéra d'une seule coulée, la respiration suspendue.

Dès qu'il eut fini, elle ne put se retenir de l'interroger :

– Et ces fumées, Sire ?

D'un signe de tête, il la rassura :

– Grâce à Dieu, madame, elles sont dissipées. La crise est loin.

Et comme elle lui demandait, toujours inquiète :

– « Votre Majesté serait-elle fréquemment encline à ces tourbilons ? » il daigna la renseigner d'une voix dolente et brisée :

– Hélas ! oui ! madame… une incurable maladie nerveuse contractée à l'époque de ma réclusion au Temple… tous les soins des princes de la science ont été impuissants… Un enfant ne traverse pas impunément de pareilles tempêtes… Et aujourd'hui, après les fatigues d'une vie douloureuse et surmenée, je n'aspire plus qu'au repos, à la paix… Ma vieillesse… je voudrais l'achever paisiblement, à l'ombre d'un calme foyer… bien calme… loin des intrigues de la terre…

Il poussa un navrant soupir et, laissant retomber ses bras abattus : Mais, chassons ce rêve ! »

Aux derniers mots qu'il avait prononcés, Mme de Saint-Salbi s'était prosternée à ses genoux, et les mains jointes en une ardente prière :

– Sire, écoutez-moi… je n'ose. Mais rappelez-vous la bienvenue dont je saluai Votre Majesté quand j'eus l'immense bonheur de la recevoir pour la première fois sous mon toit : « Sire, tout ici vous appartient. Votre Majesté est chez elle et la maîtresse de la maison est votre servante. » Je vous répète aujourd'hui les mêmes paroles du fond… du fond du cœur…

Elle commença de pleurnicher discrètement, le visage enfoui dans son mouchoir de dentelles, tandis que le Roy, soucieux, abîmé en une vague songerie, projetait tout bas : «  Oui… peut-être… un jour… »

Et soudain changeant de ton, la mine ouverte, l'œil pétillant et clair comme celui de son aïeul Henri IV :

– Cocarde blanche ! Madame, la fière orangeade que vous me donnâtes tout à l'heure ! en même temps qu'il pensait : « Je te tiens, ma petite ! »

 

VIII

 

– Non, madame Adrien, tant que je n'aurai pas, à l'instar de Thomas, mis mon doigt dans le flanc de Notre-Seigneur, je n'y saurais croire ! Êtes-vous sûre au moins de ce que vous avancez ?

– Sûre comme de mon âge.

Le docteur frappait le parquet du bout de sa canne, proférait des mots sans suite ; une vive contrariété altérait l'expression généralement bénigne de sa face bourgeoise.

– Encore une fois, commanda-t-il, répétez-moi tout, bien lentement.

Mme Adrien se recueillit une seconde.

– C'était hier, vers les cinq heures, cinq et quart, cinq vingt… peu importe ! Je passais par la chambre jaune pour tirer les persiennes ; alors j'ai eu l'idée de jeter un œil dans le salon par le trou de la serrure… D'ailleurs, on est garde ou on ne l'est pas… Quand on se tracasse de son malade, il n'y a pas de scrupules ni de singerie qui tiennent ! Ainsi, voilà quinze ans, j'assistais un vieux noble gâteux, à Romorantin…

Lecharme l'arrêta net :

– …Laissez ça… n'embrouillez pas les choses !

Elle reprit un peu vexée :

– Donc j'avais I'œil au trou et qu'est-ce que je vois ? Madame… qui secouait une bourse, une bourse bleue, pleine de pièces d'or… Ça brillait à travers les mailles… Et puis elle s'est approchée de M. Denis, elle lui a tiré une révérence de premier choix, et elle lui a mis la monnaie dans la main… paf !

– Dans la main ! Voilà qui est considérable ! s'écria le docteur. Mais il a refusé, je présume ?

– Point du tout, il a souri, il a empoché, et puis il a dit à ce moment une phrase que je n'ai pas comprise : « C'est pour la Cause… au service de la Cause »  – quelque chose dans ce genre-là… Madame avait l'air bien heureuse !

Lecharme avançait de grosses lèvres ; une moue soucieuse enténébrait son visage renfrogné. Se confirmant tout haut son sentiment intime. il déclara :

– Pouah ! C'est une âme basse et cupide.

Puis congédiant la garde d'un geste découragé, il se dirigea vers la porte.

Sur le seuil, il se retourna, digne et mélancolique, et dit :

– Je m'abstiendrai de voir la comtesse aujourd'hui… je n'y ai pas le cœur… Et puis, franchement, elle ne le mérite pas !

Ayant prononcé ces mots, il s'empara violemment de sa canne et de son chapeau qui occupaient une chaise en velours d'Utrecht, et il sortit, les mains derrière le dos, la tête penchée, dans l'attitude un peu théâtrale des gens honorables qui ont du chagrin.

Une fois dehors, il se prit à respirer abondamrnent ; il ôta son chapeau avec lequel il fit une minute le simulacre de s'éventer, puis il s'absorba dans sa préoccupation et, la bouche plissée d'amertume, il commença de laisser tomber tout le long de la route des lambeaux de phrases que les passants égayés recueillaient tour à tour avec des regards de condescendante pitié.

— …Pleine de pièces d'or… Il a empoché… Oh ! je lui dirai sans ambages : « Monsieur, vous êtes un chenapan… un voleur de grand chemin ! »

À ce moment une lourde main se posa sur son épaule, tandis qu'une voix connue lui criait un bruyant bonjour.

Il leva les yeux et tressaillit en reconnaissant Roulette.

– J'al… j'allais chez vous, bégaya-t-il.

– Vous m'apportez du neuf ? interrogea le comédien, dont les traits respiraient l'allégresse.

Le docteur balbutiait, subitement étranglé par l'émotion de cette brusque rencontre.

– Oui… non… si… c'est-à-dire peu de chose.

– Expliquez-vous ! parlez !

Et Roulette lui prit le bras, familièrement. Il le lui prit d'autorité. Quoique offusqué au dernier point par ce cavalier sans-gêne, Lecharme ne repoussa pourtant pas ce bras incongru qui s'était enlacé au sien. D'une énergique et chaleureuse pression du coude, il le rapprocha lui-même contre son flanc, comme s'il attachait un certain prix à la possession de ce membre d'autrui, et, ayant graduellement amené sur ses lèvres un sourire à la fois admiratif et bienveillant, il prononça :

– Hé ! hé ! mon gaillard, il paraît que nous ne refusons point les présents d'Artaxercès ?

Roulette, saisissant aussitôt de quoi il retournait, feignit un ahurissement profond :

– Que voulez-vous dire ? mon bon docteur, je ne comprends pas.

Ce dernier ne fut pas dupe :

– Vous comprenez fort bien ! Ne faites pas l'innocent.

– Mais encore une fois…

– Inutile de nier, je sais tout. Il m'est revenu que la comtesse… vous avait remis… donné…

À ces mots le visage du comédien s'illumina.

– J'y suis ! l'autre jour ? Peuh ! une misère, une petite misère ! Comment pouvez-vous attacher de l'importance à un aussi piètre cadeau ? Vous ?

– Permettez, mon cher ami, riposta Lecharme, si je suis bien renseigné, il s'agirait d'une bourse, d'une fort jolie bourse bleue, toute pleine de…

– Attendez ! (Roulette parut réfléchir)… Est-elle bleue ! Je ne me rappelle plus… Après tout, c'est bien possible…

– …toute pleine de pièces d'or.

Roulette suspendit sa marche et, d'une voix devenue sévère :

– Mais d'abord comment pouvez-vous savoir ça ?

Le docteur prit un air énigmatique et malin :

– C'est mon petit doigt…

– …Qui vous dit tout ?

– Justement.

– Et où voulez-vous en venir ? articula nettement le comédien.

Le docteur pâlissait ; il ânonna :

– À rien, mon cher… à rien…

– Pas vrai. Je sens que vous avez une arrière-pensée.

– Mais non, je vous jure !

– Vous en avez une !…

– Pas la moindre, je vous répète… Seulement je m'imaginais… j'estimais…

Roulette éclata :

– Vous voulez que nous partagions ?… C'est ça que vous voulez ? Allons, dites-le !

Lâchant à ces mots le bras du misérable, le docteur décrivit dans l'air un geste de protestation indignée, puis, le dégoût ayant aussitôt disparu de son visage pour laisser le champ libre à la réflexion de sentiments plus pratiques, il baissa les yeux, une furtive rougeur empourpra ses pommettes, et il confessa en toute simplicité :

– Mon Dieu, oui… au moins un quart.

Roulette le toisait, en silence, impénétrable, et Lecharme peu à peu s'enhardissait.. renforçait sa prétention par de justificatifs arguments :

– Vous ne pouvez pourtant pas, en bonne conscience, émarger deux fois ? Soyons honnêtes, que diable ! Observez, mon cher ami, que je prends sur mes pauvres deniers le prix de vos visites… Je ne suis pas millionnaire !… Ne serait-il pas équitable que de votre côté…

Mais Roulette agita négativement la tête et, glacial, déclara :

– Pas un sol… c'est de l'argent donné de la main à la main… C'est en dehors… Ça ne compte pas.

Le docteur, du coup, se récria :

– Ah ! vous avez par trop d'appétit, mon garçon !

Mais le comédien lui coupa brutalement la parole :

– La paix ! Vous m'embêtez à la fin ! Si j'ai des profits, tant mieux pour moi, tant pis pour vous ; ce qui tombe dans le fossé est pour le soldat… Et puis, voulez-vous savoir mon opinion à votre sujet ? Vous n'êtes qu'un saltimbanque !

Lecharme blêmit sous l'insolence. D'instinct, il fit le geste de lever sa canne – une pauvre canne maladroite qui tremblait entre ses vieux doigts – mais le comédien, lui ayant happé le menton entre le pouce et l'index comme en une tenaille de fer, le fit pirouetter sur ses talons, sans le lâcher, et le jaugeant d'un œil débonnaire :

– Oh ! pas de jeux, mon oncle ! tu serais poivré illico !

Mais ils avaient été vus ! déjà les promeneurs alléchés s'attroupaient dans la convoitise d'un beau pugilat. Des maçons, des serruriers établissaient entre eux de virulents paris :

– Le bourgeois fait dans ses escarpins ! C'est le vieux qui a du poil !…

À cet instant, Lecharme se vit, en imagination, piétiné par Roulette, assommé sur place aux acclamations d'une populace ignoble : on le rapportait chez lui sans force et sans couleur, en paquet sur une civière. Néanmoins il ne trembla pas ; sans faiblir il soutint le regard méprisant et froid de Denis et, comme ce dernier demandait, ricanant d'un air de défi :

– Alors, c'est la guerre ?

Il lui répondit froidement :

– Oui, monsieur, et avec toutes ses rigueurs.

– Très bien, monsieur.

Ils se quittèrent sans se saluer,

Le docteur marchait d'un pas mal assuré, les jambes flageolantes ; le Roy, lui, méditait, les bras croisés, songeant à la Cause, à cette vieille monarchie héréditaire qui depuis tant de siècles… aux bourses bleues que les dignes douairières vous donnent de la main à la main.

 

IX

Dans la semaine qui suivit ces événements, le docteur Lecharme fut informé par un laconique billet à la troisième personne que la comtesse entendait « dorénavant se priver des soins d'un audacieux charlatan, que la soif seule du lucre avait attiré jusque-là, puis retenu près d'elle  ».

Cette disgrâce imméritée le frappa comme un coup de foudre. S'étant présenté chez Mme de Saint-Salbi, le front résolu, il se heurta dès le palier à Brigitte, embusquée en sentinelle avancée, qui lui déclara, le balai à la main. – et n'ayant même plus l'air de connaître celui qu'elle débarrassait auparavant de sa canne et de son chapeau avec une si écœurante obséquiosité ! – que Madame était en conseil avec le Roy et ne souffrait point qu'on la relançât. Comme il réclamait la garde-malade, il apprit avec une stupéfaction croissante que cette dernière était retournée à Sisteron, dans sa famille, avant reçu son congé depuis quatre jours.

– Ainsi, conclut irrévérencieusement la cuisinière… vous n'avez plus qu'une chose à faire : trotter sec et sec. En même temps elle lui enjoignait du doigt le large escalier, libre, béant, le même escalier par lequel il avait amené l'ingrat Roulette, ce forban qui le supplantait aujourd'hui sous l'éclat emprunté d'une couronne dérisoire !

– Oui, madame, avait affirmé le comédien à la comtesse quelques jours auparavant, ce docteur d'aventure, ce pitoyable empirique s'était mis en tête de me dénoncer à la haute police !

Tout d'abord Mme de Saint-Salbi se récria.

– Lui, Lecharme ? Est-ce possible ?

– Assurément, madame, on m'a mandé qu'il faisait office de mouchard dans les familles malades où il s'insinuait… Un petit vol n'est pas non plus pour lui faire peur…

– Ciel !

– Sous un débonnaire aspect et des formes presque courtoises, il cache un scélérat chargé de crimes ; il passe sa vie dans les sapes… et possède la pratique des poisons mieux que la Brinvilliers.

– Certes, avait déclaré la comtesse, cet homme-là est un vilain homme, un plat coquin !… Autrefois, une sérieuse lettre de cachet en aurait eu facilement raison.

– C'était le bon temps, madame. Je vous l'eusse expédié à la Bastille ou au Fort-l'Évêque.

Il se levait déjà pour prendre congé, quand elle lui dit, le retenant du geste :

– Sire, dès demain, le docteur et cette femme Adrien, que je soupçonne être son âme damnée, seront chassés de ma maison pour n'y plus jamais reparaître. Et maintenant, quel jour… quel… Votre Majesté daignera-t-elle combler le plus cher et le plus ardent de mes vœux en venant s'établir ici, et reposer sous mon toit sa tête fatiguée ?

Roulette sourit, d'un indulgent sourire de prêtre qui distendait à peine la peau de ses lèvres rasées, et il affecta de se défendre, sans beaucoup de chaleur. « Il occupait un modeste logement dans un quartier perdu de sa bonne ville de Paris… Les sergents ne venaient point l'y tracasser… Il était bien là… Enfin, à supposer qu'il acceptât son offre généreuse et qu'il fût découvert dans la suite, il ne se pardonnerait pas de l'avoir compromise. »

Mais elle insista, les mains désespérément jointes :

– Ne me refusez pas… Votre Majesté sera ici chez Elle, tranquille en ses appartements… nul ne La dérangera et votre servante sera si heureuse !

Alors il avait cédé, avec la mélancolique faiblesse d'un père excellent qui ne veut pas causer de peine à son enfant chérie.

– Soit, madame… je vous rends grâces. Puisque vous l'exigez, dans quarante-huit heures le Roy de France n'aura point d'autres Tuileries que cette maison.

Dès le surlendemain, Roulette fit apporter sa malle, une malle vaste et rude, avec des bandes de veau fauve, plaquée de lourdes ferrures, et qui semblait bien la triste caisse errante d'un émigré. On la déposa dans la première des trois pièces qu'avait organisées à son intention Mme de Saint-Salbi.

Un vestibule à banquettes de chêne tendu de damas vieux rouge framboise, un salon vert d'eau et une chambre à coucher scabieuse composaient tout l'appartement du choyé monarque, sans compter la garde-robe où la comtesse avait colligé, dans une galante vitrine en bois de thuya, une demi-douzaine de bons auteurs triés sur le volet : le Dante, Parny, Fléchier, Collin d'Harleville et Milton.

Dans la soirée, vers les neuf heures, seul et sans valet, le Roy se présenta, toujours vêtu du même habit qu'il portait durant ses visites accoutumées à Mme de Saint-Salbi. Cette dernière l'attendait, une girandole au poing ; elle lui baisa les genoux avec ferveur et lui fit la conduite jusqu'au seuil de sa chambre, où elle lui redit, agitée d'une violente émotion qui secouait le candélabre entre ses doigts :

– Maintenant Votre Majesté est chez Elle ; commandez, vous serez obéi !

Il répondit :

– Merci, madame, j'ai grand besoin de repos. Retirez-vous et me laissez.

Elle disparut, titubante de joie, insensible aux gouttes de cire chaude qui pleuvaient sur ses mains.

Roulette, une fois la porte close, entreprit à pas mesurés l'inspection de ses appartements. Il remarqua d'abord, sur les cheminées et dans les encoignures, de bizarres plantes tropicales savamment étagées, dont les feuilles, parodiant le zinc, se projetaient avec férocité, barbelées d'hameçons noirâtres. Des violettes, qui trempaient dans une tasse de Sèvres sur un guéridon, lui plurent davantage. On avait retiré les housses des sièges pudibonds, qui semblaient avoir froid ainsi, sans chemise, confus de révéler leurs charmes vieillots, les trésors fanés de leurs soies à ramages. Des estampes de Louis XVI et de Marie-Antoinette étaient appendues aux cloisons, tandis que, sur le marbre rouge d'une commode obèse à ventre de financier, scintillaient plusieurs flacons de cristal niellé d'or, contenant des liqueurs recherchées. Enfin, dominant un secrétaire perlé de cuivre, s'étalait largement le portrait demi-nature de M. de Saint-Salbi jeune, paré selon la mode de 1818 : une cravate dite jet-d'eau, un habit à taille longue, un pantalon mameluck et le manteau à la Mina.

Roulette allait, venait, furetait, tâtant le satin des canapés, estimant du pied les tapis plus doux que des toisons, dardant un œil inquisiteur au fond des tiroirs qu'il repoussait ensuite avec fracas.

Plein d'importance, il se laissait choir tour à tour sur les délicates chaises à lyre et sur les fauteuils moelleusement trapus, les jambes croisées, la main dans le gilet, comme un homme de qualité. Par instants, il fredonnait. Puis, ayant ouvert tout à trac une des fenêtres de sa chambre, il s'accouda sur l'appui, le menton dans la main.

Sinistrement, aux lueurs falottes des quinquets à potence, la vaste cour, avec ses petits pavés duvetés de moisissures vertes, s'étendait devant lui, pareille à quelque perfide et glauque étang. Les vieux bâtiments dormaient dans le silence du quartier noble ; une persienne claquait vers les communs. Et Roulette songeait, l'œil fixé sur le blafard réverbère de tôle que le vent frisquet des ténèbres faisait danser au bout de sa corde.

Il songeait qu'une vieillesse considérable lui était désormais réservée, que ses cheveux blanchiraient dans l'honorifique aisance acquise enfin par ses mérites. La vie et même la mort lui souriaient…

Longtemps, il resta plongé dans son rêve, puis, se sentant gagné par le froid, il ferma la fenêtre et se jeta rapidement au lit. Mais, quand il fut allongé entre les draps fins, jonchant l'élastique matelas de ses membres détendus, les reins heureux, les jambes ouvertes, l'orteil ravi, la tête lâchée dans les mols oreillers, sous le regard pesant et magnétique d'un grand Jésus-Christ d'ivoire qui déployait parmi les tentures de l'alcôve ses bras amaigris, un prodigieux bien-être, un calme suave, une paix d'âme inéprouvée jusqu'à ce jour l'envahirent soudain. Dans une vague mais caressante extase, il aperçut délicieusement son existence modifiée, transformée par une grâce d'en haut. « J'ai trouvé une bonne voie, pensait-il, je suis à présent de la grande famille des personnes posées, des honnêtes gens… » Il avait pour lui sa conscience ; il s'estimait.

Et, dans un généreux élan de reconnaissance – à vrai dire un peu irréfléchi – Roulette fit à Dieu la formelle promesse de donner désormais aux pauvres sans barguigner, puisque les moyens de la comtesse le lui permettaient.

 

X

Pendant toute la durée de mars. le comédien vécut, coucha, mangea chez Mme de Saint-Salbi, qui s'efforçait de violer le moins possible les précieuses règles de l'étiquette. Elle le servait elle-même, debout derrière sa chaise, en bonnet d'Alencon, attentive au pain, au sel, à tout… Et, quoiqu'il eût insisté maintes fois pour qu'elle prît place à table en face de lui, jamais elle n'y consentit. À la fin du repas, comme le veut l'usage, elle présentait au Prince de l'eau pour se laver la bouche.

Dans l'après-midi, assistée de la cuisinière – si sérieuse qu'on n'eût pas osé la croire au courant de la formidable imposture – elle dressait la collation ; et chaque soir, un peu avant onze heures, un en-cas de nuit était également préparé.

Au déjeuner, le Roy se lançait en appétit avec une douzaine d'huîtres à la bigarrade, et pour son dessert, Brigitte, qui était sorcière en pâtisseries, lui confectionnait des fanchonnettes au sucre dont il était très friand.

C'était de grasses, de précieuses, d'inappréciables journées, passées le plus souvent avec la maniaque en tête à tête, quand il ne se retirait pas dans sa chambre « pour penser ». Le salut de cette chère France lui tenait surtout au cœur.

– Je ne sais, disait-il, si je parviendrai jamais au trône, mais, si le sort m'y fait monter plus tard, ne vous étonnez pas, madame, de ce que vous verrez et de ce que je ferai.

Ils discutaient alors les abus criants, les réformes à tenter.

– Moins d'impôts, Sire, déclamait-elle, fiévreuse et inspirée. Soyez bon pour le peuple, mais pas si faible que votre père… et profitez des fautes commises… Le siècle a marché… Voici que nous entrons dans une époque où la Monarchie devra se faire libérale et moderne…

Il approuvait du geste :

– C'est parlé en vaillante Française.

Et elle continuait : « Oui. Votre Majesté règnera, j'en ai l'inébranlable conviction, et son règne sera une ère de gloire pacifique, de durable prospérité… »

Déjà elle s'imaginait les pompes fleurdelisées du Sacre, et les fêtes de la rue : tambours à cheval, pétards, montgolfières, mousquetaires bleus, pièces d'or frappées à I'effigie du Maître ; et aussi les difficultueux conseils qu'il présiderait plus tard à une lourde table drapée de lampas, entouré de diplomates aux aguets, le doigt allongé sur une carte d'Europe.

Il la Iaissait dire, puis avec mélancolie :

– Hélas ! votre Roy doit déjouer auparavant bien des mensonges, bien des fourberies. Il m'est revenu qu'un certain Naundorff… un piètre horloger…

Elle le réconfortait :

– Voyons. Sire, laissez là ces intrigants, quittez, si vous m'en croyez, ces piteux objets et fiez-vous à Dieu !

Mais avec plus d'abattement il reprenait :

– J'ai tant d'ennemis !

– Vous, Sire ? Qui peut vous souhaiter du mal ?

– Des méchants, madame.

Alors, elle se dressait, ainsi qu'une lionne en fureur, jetant avec son familier juron : Bastille ! – « Qu'ils y viennent, ces vilains ! » de la même voix terrible dont Clovis, au récit de la Passion, déplorait, la framée au poing : « Que n'étais-je là avec mes Francs ! »

Ensuite le Roy se réfugiait dans ses appartements et, quand il avait poussé les verrous après que la comtesse lui avait plusieurs fois répété sur le ton de la prière : « Ménagez-vous !… la tête bien libre… », il lançait de la pointe du pied ses escarpins au bout de la chambre. pirouettait, gambadait, mettait habit bas, et s'étendait en simple culotte sur le large lit, où il ne tardait pas à ronfler dans la tiède paix de l'alcôve aux rideaux cossus.

Mais, avec le temps, la vénération de la comtesse pour le Prince était devenue plus ardente et plus intime. Sans cesse on la surprenait derrière les portes, épiant l'apparition de Louis ; elle se pâmait d'aise à sa vue, rougissait terriblement et suçait les moindres paroles qui tombaient de sa bouche. Elle avait obtenu, à force d'objurgations, qu'il laissât traîner sur le marbre sarancolin des consoles quelque objet, tel que son tricorne ou ses gants, de sorte que, par ces artifices, elle eût la continuelle illusion de sa présence.

Durant les trop brèves après-dînées, c'était aussi de longues séances où l'éternelle question de l'avènement du Prince au trône était paisiblement envisagée. D'avance, elle le mettait en garde contre les malignités des favoris, et elle ne fut jamais si allègre et si fière que le jour où elle lui prophétisa le glorieux surnom dont la France ne pouvait manquer de le baptiser.

– Vous vous appellerez le Réparateur, Sire, parce que vous réparerez.

C'est convenu, reprenait Roulette d'une voix forte : nous réparerons ! nous réparerons !

Un soir, ils étaient attablés, comme de coutume, sous la lampe munie de son abat de soie vert Campan, et ils jouaient au trou-madame, parlant bas. Un mystérieux silence ouatait la pièce et tout I'appartement. Les meubles, les objets eux-mêmes, semblaient dormasser dans une quiétude inaltérable, et, derrière l'écran de vieux laque, les tronçons d'une bûche effondrée se consumaient tout bas avec de petits prouts bénins, très hypocrites, qui faisaient lever par intervalles des flocons de cendre. C'était l'heure unique, délicieuse, où les armoires échangent entre elles des craquements maçonniques, où l'on entend aux étages supérieurs des pas en chaussons qui s'éloignent, et dans la rue déserte l'appel sonore du cocher de maison qui ramène quelque douairière des Italiens et réclame le portail à deux battants.

La comtesse tenait sur ses genoux la poche de levantine gonflée de grésillantes olives, exactement coulissée sur la boule d'ivoire, et elle avait dispensée en toute sa personne la gravité fiévreuse, en même temps que sacerdotale, d'un évêque le jour de son exaltation. De ses doigts sagaces, mais prudents, à tâtons, au travers de l'étoffe, elle guida un des noyaux d'ébène jusqu'à l'invisible orifice. Un léger cric retentit ; I'olive avait franchi le col et pénétré dans la « chambre ».

– Trou ! constata le Roy avec enjouement, et son visage s'éclaira d'une courte flamme égrillarde.

Ayant aussitôt soulevé la calotte de la sphère et saisi l'olive percée d'outre en outre, Mme de Saint-Salbi, à l'aide du poinçon, en retira la surprise roulée.

Le Prince l'interrogeait : « Voyons le compliment ? » Lisant alors, elle dit en premier le chiffre : 27, La Dame masquée ; puis la devise De ses traits le dieu de Cythère, qui était le commencement d'une chanson célèbre d'autrefois.

Le Roy sourit : « Tubleu ! la fleurette est mignonne. » Puis, consultant le tableau : « 18, la Vinaigrette ; 40, le Cent-Suisse ! Comtesse, vous Nous avez gagné : je suis battu, échiné d'importance, comme l'Anglais à Fontenoy ! » Et il simulait, par manière de plaisanterie, une fort vive contrariété.

Mais tandis qu'elle s'inclinait, confuse, le sac d'olives coula le long de sa robe et tomba sur le tapis. Vivement Louis se baissa pour le ramasser. De son côté elle en fit autant et, leurs mains s'étant rencontrées, se trouvèrent soudain l'une dans l'autre. Les paumes en moiteur, ils demeurèrent ainsi, deux, trois, quatre, cinq secondes… comme aimantés, incapables de secouer la mystérieuse torpeur qui les paralysait ; enfin Mme de Saint-Salbi, ayant tiré à elle avec emportement le bras du Roy, déposa sur I'auguste poignet un baiser religieux et tendre qu'elle appuya longtemps avec une secrète gourmandise.

Le Prince, au début, n'avait point bronché, blasé depuis belle lurette sur ces légitimes hommages ; mais, bientôt renversé de la ferveur prolongée avec laquelle se complaisait sur sa royale peau la bouche de la comtesse, il s'avisa, en une brusque lueur, qu'il était peut-être aimé de la chétive extravagante, aimé d'un amour violent et craintif ! Il entrevit sur-le-champ des hivers, des printemps, des automnes de conjugal bien-être, son autorité consolidée par la bénédiction de l'Église, la dangereuse imposture définitivement régularisée. En caractère de feu, les mots-talisman mariage morganatique étincelèrent dans sa pensée et, cédant une fois de plus à la téméraire impudence qui le talonnait dans toutes ses duperies, il pressa doucement sa main contre les lèvres de la folle toujours immobile et agenouillée, lui rendant son aveu au moyen de cette ruse délicate.

Du coup, elle trembla de tout son corps, une livide pâleur glaça son visage, elle murmura, mais si bas que bien sûr elle fut seule à s'entendre : « Faites-moi mourir, mon Dieu ! » puis, couvrant ses yeux de son mouchoir pour dissimuler le trouble qui la terrassait, elle se leva et alla s'asseoir sur un tabouret éloigné, au bout de la chambre. Ils demeurèrent ainsi plusieurs pénibles minutes, sans se parIer.

Cependant, comme Roulette, malgré tout gêné, suffoqué de l'ardeur avec laquelle venait d'éclater cette chaste et sénile passion, déclarait — pour rompre les chiens — en bouffonnant avec le sac aux olives :

— Vous avez là un joli trou-madame, en vérité ! D'où vous vient-il ?

Ce fut d'une mourante voix qu'elle trouva la force de lui répondre :

– Je le tiens d'un grand-oncle à moi… le marquis de Bonvalaise… qui était écuyer cavalcadour de madame la Dauphine.

La soirée s'acheva dans une mélancolie solennelle, silencieuse ; et, quand pâlit la flamme de la lampe, ils se souhaitèrent presque avec froideur « la bonne et excellente nuit ».

 

XI

Depuis cette soirée, une gêne insurmontable paralysait leurs quotidiens tête-à-tête ; ils n'osaient plus se regarder en face, ils se tenaient plus raides que des pieux, à distance l'un de l'autre, les coudes au corps dans de gauches attitudes. À tout bout de champ, Mme de Saint-Salbi vacillait, prise d'un vertige de confusion qui lui empourprait le visage et les oreilles ; à table, elle se troublait en sucrant les fraises du Roy.

Ce dernier, néanmoins, après une perplexité de quelques jours, ne tarda pas à renfourcher son audace ordinaire : les sièges se rapprochèrent peu à peu et, comme par le passé, ce fut de douces et graves causeries monarchiques. Mais la comtesse n'avait plus la même confiance tranquille, cette heureuse animation de toute sa personne ingénument suspendue aux lèvres du Prince. Maintenant, la voix lui chevrotait pis qu'à une nonagénaire, elle entreprenait des phrases d'une toise qu'elle abandonnait en plein milieu, enfin elle ne baisait plus les mains de l'hôte auguste, se bornant à une emphatique révérence pied-de-veau chaque fois qu'elle se retirait.

Roulette, lui, ne cessait à toute heure et à toute minute de retourner en sa cervelle son aventureux projet et d'en méditer les mesures. Cette union avec la comtesse lui paraissait l'équitable couronnement de sa rude et bohémienne carrière. Ayant en l'étoile qui l'avait si bien guidé jusque-là une aveugle foi de ruffian, pas une seconde il ne mettait en doute que son plan réussît jusqu'au bout. Il sentait les événements dociles complices de son machiavélisme. Déjà, dès le début, tout ne lui souriait-il pas ? Le docteur, dangereux un instant, avait été impitoyablement congédié et, depuis, nul n'en savait de nouvelles précises : on le disait malade, n'exerçant plus la médecine, retiré quelque part, dans un petit coin de la banlieue ; Brigitte était discrète et sûre, ne voyant dans toute cette affaire qu'une grosse farce inoffensive de carnaval, dont elle pouvait tirer profit. Il ne restait donc aujourd'hui qu'à guetter un moment propice pour faire avec ménagement à Mme de Saint-Salbi la demande de sa main, tout en prenant garde de l'assommer par l'excès de la joie.

Mai commençait à insinuer la pâleur de ses premiers rayons de soleil ; du gris morose le ciel tournait au bleu timide et, dans les calmes cités du faubourg Saint-Germain, Ies bourgeons verts couleur de galuchat pointaient aux branches des marronniers de qualité. La comtesse avait rentré dans les armoires ses manchons avec ses boas et ses palatines de menu-vair.

Un matin, Roulette achevait à peine de s'habiller quand un coup sec retentit à sa porte. Fort surpris, il dit : « Entrez ! » et, presque aussitôt, Mme de Saint-Salbi fit irruption en grand désordre de toilette, pas de mitaines, perdant ses mules, avec moitié de la tête en poudre et l'autre au naturel. Ses yeux, sa bouche, tout dans sa figure criait une joie violente en même temps que soudaine, ses lèvres s'agitaient sans pouvoir proférer aucun son et, de la main droite frénétiquement tendue, elle présentait au Roy une liasse de papiers surchargés de cachets et de timbres. Vivement il s'en empara, intrigué au dernier point, balbutiant :

– Que se passe-t-il, madame ? Et en quel équipage ?…

Recouvrant alors la parole, elle lui apprit en phrases en trecoupées la colossale bonne nouvelle qui bouleversait sa vie.

– Sire… que Votre Majesté veuille bien excuser… Je reçois tout à l'heure une lettre qui m'instruit… Un arrière-cousin oublié… perdu de vue… voilà trente ans… Il est mort… Il me laisse toute sa fortune, son château de Langeais… c'est un héritage de… de… quatre à cinq millions pour le moins. Alors — et ici elle tomba sur les genoux – j'ai pensé aussitôt : « Ce sera pour mon Roy… pour la Cause… pour les Lys… pour le Trône et l'Autel… » Et je suis venue vite, j'ai couru afin de vous dire : « Je ne veux rien de tout cela… cet or est à vous, à vous seul ! »

Haletante, elle convoitait l'acceptation du Prince. Ému jusqu'aux larmes, il la releva en silence, agité lui aussi – mais pour quels autres rnotifs, grand Seigneur ! – d'un affreux tremblement ; et, résolu aussitôt à frapper le coup, avec une calme lenteur, il attira contre lui la défaillante créature, de telle façon que sa joue vînt s'appuyer sur le velours de son habit, à l'endroit même où battait, si sonore, son gros cœur vénal, son cœur qui déjà tressautait et s'élançait au-devant des millions.

Éperdue, la comtesse le fixait de ses yeux hagards et fous, pâlissant sous la tiède haleine du Maître qui lui soufflait au visage. Elle constata qu'il refermait sur elle, en les croisant, ses robustes bras, tandis que, très basse, tentatrice et respectueuse à la fois, sa voix lui sifflait dans I'oreille des paroles enchanteresses :

– Eh bien oui, madame, je consens à la recevoir, cette fortune que vous m'offrez… mais seulement à une condition : c'est que vous daignerez la partager avec votre Roy, avec votre Roy qui depuis longtemps vous aime, – oh ! d'un respectueux amour ! – et qui vous prie, en cette heure solennelle, d'être sa compagne, sa femme, la Reine devant Dieu.

Comme il achevait, il la sentit soudain si molle contre sa poitrine qu'il eut I'horrible appréhension de l'avoir tuée net. Mais sa frayeur se dissipa : la comtesse reprenait ses sens. Elle poussa un soupir d'extase, ses paupières qui s'étaient rabattues se relevèrent sur ses rayonnantes prunelles, en même temps que deux très grosses larmes, amassées sous les cils, roulaient le long de ses vieilles joues fanées.

— Oh ! Sire, gémit-elle sourdement, ne m'abusez pas !… c'est un rêve insensé…

– Non, madame, lui répliqua-t-il avec une infernale passion contenue. Non, ce n'est pas un rêve, et je ne vous abusai point quand je vous fis à la minute cette promesse que j'ai tant à cœur de tenir ! Nulle princesse du sang, vous m'entendez ? nulle archiduchesse n'était mieux que vous digne et capable de me conseiller dans ce grand œuvre réparateur de la Royauté français… Vous serez la sagesse et la dignité de ma maison. Et maintenant (ici ses yeux pétillèrent d'une admirable flamme), plus de souverain quand nous serons seuls ; dorénavant ne voyez en moi, Yolande, que le plus affectionné de vos sujets.

À ces mots, s'étant penché, du bout de ses lèvres il effleura en un vague baiser le pâle front de la comtesse qui souriait d'un maladif et béat sourire, à demi folle, envahie jusqu'aux moelles d'une félicité qui n'était plus de ce monde.

 

XII

Roulette ne dormit point les nuits suivantes. Il rêvait tout éveillé au chemin parcouru, au bond prodigieux qui, d'un coup, l'avait assis en ce plein tas d'argent. Mais, sur-le-champ, de vagues inquiétudes commencèrent à le tarabuster, une crainte mystérieuse que la police et les gens de robe, saisis et mis en branle par Lecharme, ne fourrassent désagréablement leur museau dans ses mignons projets. À la pensée d'un échec possible, d'une catastrophe éclatante à la dernière minute, ou de quelque complication imprévue, des tremblements le secouaient entre ses draps, bientôt suivis d'une froide torpeur qui lui congelait tous les membres et lui rendait le cerveau pareil à un bloc de glace.

II croyait entendre des cris, des holà ! des « de par le Roy ! » avec une volée de forts coups frappés à la porte, à la mince porte qui bientôt cédait. Puis empoigné, brutalement appréhendé au col par une vile soldatesque, il se voyait poursuivi devant la Justice pour crime d'imposture et captation, jugé, condamné, finalement jeté dans un étroit cachot. Avec l'aube, il était le premier à rire de si vaines imaginations : « M'arrêter ?… moi ! Oser porter sur ce monarque une main sacrilège ?… Ta ta ta ! » et au souvenir de ses puériles transes nocturnes, les épaules lui allaient à l'étouffer.

Néanmoins, par excès de prudence, après avoir longtemps balancé sur le parti qu'il devait prendre, il résolut, pour mieux se tirer d'un pas si glissant, de précipiter la marche des choses, quoi qu'il dût lui en coûter. Ce château de Langeais, que la comtesse venait d'hériter, lui parut un bon lieu propre à enterrer son opulente vieillesse. Foin de l'ennuyeuse capitale où la bourgeoisie de ce règne sot et plat promenait ses toupets, ses pédantes cravates, et ses pantalons de casimir ! Il fuirait Paris, et retiré « dans ses terres », entouré de valets qu'il saurait choisir attentifs, dégourdis, probes surtout ! il terminerait en chauffe-la-couche son auguste et enviable existence, les reins dans la plume et le verre aux lèvres, un grand verre tout plein rempli de ces gais et alertes crus de la Touraine qui délient la langue et les pensers. Il s'offrirait cent douceurs somptueuses : des chiens danois, des chevaux navarrins, des voitures à quatre lanternes ; il ne se laverait plus lui-même et sonnerait un polisson de laquais pour se faire ramasser son mouchoir. Il mangerait dans de la vaisselle plate, coucherait dans des lits à plumets ; il serait le maître des coffres-forts ! Et s'il tombait jamais en maladie par le plus fâcheux des hasards, la vieille comtesse, sa femme – oh ! la belle bouffonnerie ! – n'était-elle pas Ià pour le panser, le bichonner, frotter ses douleurs, et le contester à la Mort ?

Il se mit donc en tête de partir avant la seconde quinzaine de mai pour le château et, à la fin d'un repas, les portes une fois closes à verrous, il s'en expliqua tout franc avec la comtesse.

– Parlons bas, madame ! On me tient par de secrets rapports qu'il serait prudent que je quittasse Paris pour une couple de mois. Je suis entouré de factieux… des intrigues se nouent. Voici le temps où, derechef, le Roy de France n'est peut-être plus en sûreté parmi ses enfants.

Ici Roulette soupira et ses lèvres se contractèrent dans une grimace de douloureuse amertume. Mme de Saint-Salbi l'écoutait tendrement, grave et attentive.

Il reprit :

– J'ai songé dans cette occurrence à me réfugier chez vous…

Sur un geste de la comtesse, il se corrigea aussitôt :

– Chez nous, soit, dans notre terre de Langeais. Là, répartissant entre le repos et l'étude mes dernières forces, j'attendrai des jours meilleurs. Là enfin, poursuivit-il avec chaleur, je pourrai plus à l'aise consacrer aux pieds des autels… cette précieuse union qui sera le sourire et le parfum de ma vieillesse.

Un afflux de pourpre envahit le visage de la pauvre femme.

– Dès qu'il vous fera plaisir, balbutia-t-elle, nous partirons.

Il décida sur-le-champ :

– Eh bien, mettez-vous en mesure, madame, pour quitter d'ici… vers la semaine prochaine. D'après mes calculs, il nous suffira de trois jours pour accomplir sans fatigue ce voyage : vingt-quatre heures de Paris à Orléans, autant d'Orléans à Tours ; je compte un jour en plus pour les accidents et les retards possibles. Mais, jusqu'à la minute du départ, continuez de vivre en repos. Volontairement oublieux, pour cette exceptionnelle circonstance, du haut rang où Dieu m'a fait naître, je prétends tout régler par moi-même, sans intermédiaire aucun.

Effectivement, dès le lendemain matin, il disparut, ne rentra que fort avant dans la soirée, déclarant, aussitôt écroulé dans un fauteuil :

– Je suis rompu…

Après un long silence, il ajouta en s'adressant à Mme de Saint-Salbi :

– Vous pouvez radoucir vos esprits, chère amie, tout est conclu… terminé… Lundi prochain, sur les quatre heures de l'après-midi, notre coupé viendra nous quérir… Il est de chez Ehrler… Les postiers sont ainsi : deux pommelés, deux noirs, et cela fera un assez joli damier… Enfin nous sommes prêts, et nous n'avons plus qu'à boucler nos porte-manteaux.

Elle avait joint les mains, plongée dans une extrême confusion.

– En vérité, Sire… Comment ! vous n'avez pas dédaigné, vous-même, une si misérable besogne ?

– Ma foi oui ! répliqua-t-il avec enjouement ; là-bas ils m'ont appelé : monsieur… ils ne se doutaient pas… Ah ! je me suis fort diverti.

– Mais quel nom leur avez-vous donné ? lui demanda-t-elle, déjà tremblante.

– Comte de Spade… c'est le titre sous lequel j'ai résolu de voyager incognito. Les armoiries qui seront peintes sur le caisson de la chaise sont : un écu ovale, écartelé aux premier et quatrième, à deux léopards, un et un, aux deuxième et troisième à la face frettée, timbré d'une couronne comtale.

Toute la semaine se consuma en fiévreux préparatifs. Après avoir discuté s'ils feraient choix à Paris d'un certain nombre de laquais pour les emmener au château, ils tombèrent d'accord qu'il n'était peut-être pas sans danger d'étaler au départ un si fastueux déploiement de valetaille.

– Aussitôt rendus, déclara le Roy, nous prendrons nos gens à la campagne… parmi les vignerons… les paysans…

– Votre Majesté a raison, s'était écriée Mme de Saint-Salbi : ces bons gars s'attacheront à vous… et qui sait si les laquais de la veille, Sire, ne seront pas les Chouans du lendemain ?

Alors, en un geste prophétique, il avait étendu le bras vers l'avenir, laissant tomber d'une voix sourde :

– Peut-être…

Et le lundi suivant, qui était le vingt-trois du mois de mai, à quatre heures dix minutes, un gros fracas secoua les vitres de la rue nobIe, déserte comme à I'ordinaire – les claquements de fouets et le tapage des grelots attirant aux fenêtres armées de judas maints visages terreux de vieillards, à l'œil vert effaré.

Fond bouteille à filets blancs, c'était le coupé du comte de Spade, attelé de ses quatre percherons puissamment doublés, qui s'arrêtait devant le portail de l'hôtel. Sous la rude poigne des deux jockeys sanguins, culottés de peau, la plaque de métal au biceps, fichés roides entre les fontes à pistolets chaperonnées de drap et le boudin bien roulé contre la palette, les impatientes bêtes stoppèrent, grattant le pavé de I'ongle, agitant leurs épissières en queues de renard.

Ayant mis pied à terre, le jockey de volée se planta debout à la tête des chevaux, tandis que son camarade restait l'étrier chaussé, sa gerbe de rênes au poing ; l'on n'entendait que le cliquetis des gourmettes alternant avec le choc des palonniers, et l'irréprochable chaise, d'une sévère élégance, oscillait et rebondissait mollement, haut suspendue et comme bernée par de larges bretelles de cuir. Elle n'avait pas de siège, à moitié garnie de glaces à son devant, munie à l'arrière-train d'un plateau pour les coffres et les valises.

Mais soudain Roulette, une lourde sacoche en sautoir, et à demi drapé dans un ample manteau flamme de punch, se dressa sur le seuil, aux côtés de Mme de Saint-Salbi en soie carmélite brochée de jais, coiffée d'un boisseau de velours à voilette mauve, la taille enguirlandée de schalls, d'écharpes, et balançant un cabas de perles. Fixes, les deux postillons avaient retiré leur chapeau et demeuraient nu-tête. Il leur dit : « Remettez ! »

Puis, aussitôt : « Vos noms ? »

– Pigache, répondit le plus vieux, immobile en selle.

– Et moi Firmin, ajouta le second.

– Vos chevaux sont francs du collier ?

– Pour ça oui, monsieur le comte.

S'étant approché, il entreprit à pas lents le tour de l'équipage, inspectant à l'amoureuse les bridons, les mors, les jaunes harnais plaqués dun S d'argent, vérifiant d'un rapide coup d'œil la correction des étrivières.

Bouche cousue, rein cambré, les deux hommes ne bronchaient point, flairant une compétence. Quand il eut poussé à bout son examen, il déclara au premier postillon :

– Pas mal… mais quel est le merlan qui t'a noué ta queue ? Elle ne fait pas le trognon. Et, visant du doigt la croupe du timonier de gauche, il désignait la faute.

Ensuite, sur son ordre, Firmin ouvrit la portière, abattit les marchepieds, et l'intérieur du coupé apparut, capitonné de satin cachou, avec ses petits stores à mille plis, son miroir, ses poches, sa lampe Carcel, ses embrasses et ses tablettes mobiles. Alors le comédien toucha l'épaule de la comtesse, absorbée par les recommandations de la dernière heure qu'elle prodiguait à Brigitte ; et, lui prenant le poignet, il la soutint affectueusement, tandis qu'elle se hissait dans la chaise qui allait l'emporter tout à l'heure, elle et son Roy, hors de l'Ile-de-France. (La cuisinière ne devait les rejoindre que le surlendemain par la diligence.) À son tour, le comte de Spade, bondissant d'une jambe alerte, se plaça près de son amie, puis, penché à mi-corps, il jeta d'une voix impérative :

– En route, frottez-moi le pavé !

Il y eut une pétarade de fouets, les postillons rassemblèrent, et les quatre normands, bien enlevés, détalèrent à pleins sabots par les longues rues aristocratiques.

Plus d'un quart d'heure, immergés tous deux dans une rêverie muette, ils ne se dirent pas une parole. Avec regret, le solennel quartier les voyait s'enfuir.

Le jour baissait. À travers les ramures des jardins à statues brisées, parmi les jeunes feuillages des parcs emmêlés de ronces, le soleil, en perruque d'or, commençait sa majestueuse descente vers l'horizon, distribuant de préférence – ainsi que de royales faveurs – ses mourantes flammes à ceux des chapiteaux blasonnés des plus séculaires couronnes, tiédissant au fond des hôtels historiques les bleuâtres portraits des maréchaux de camp et des aïeules, rallumant un peu de passé, enversaillant, pour une heure, le triste faubourg goutteux, aux ailes de pigeon dépoudrées, au regard éteint, se divertissant avant son coucher, par une ironique fantaisie de monarque, à nimber de ses plus rouges et de ses plus fulgurants adieux la berline armoriée de ce beau Sire d'antichambre !

L'œil largement fixe, les mains appaumées aux genoux, Roulette demeurait taciturne ; et Mme de Saint-Salbi, respectant ce silence à coup sûr peuplé de cuisants souvenirs, songeait tout bas : « Ce voyage rouvre ses blessures… C'est Varennes qui recommence ! » Mais bientôt il s'essuya le front de la manche de son habit – comme pour mettre en déroute les noirs papillons du passé – son teint se colora et il parut prendre intérêt aux spectacles instantanés du trottoir, aux piétons à peine entrevus. Puis, comme il souriait, la comtesse ayant aussitôt exigé la cause de ce pâle sourire :

– C'est que je pense, lui dit-il, combien mon départ fait peu de bruit parmi mon peuple.

Hautaine, elle protesta :

– Bastille !… Quand Votre Majesté rentrera Roy tout de bon, la canaille alors poussera des cris et jettera en I'air ses bonnets…

– Oui, les hommes sont ainsi, confirma le Prince, néanmoins, chose étrange ! madame, ce voyage précipité… ces chevaux de poste… il me semble que je ne reverrai jamais plus Paris, ni mon Louvre… ni la place Louis-Quinze… Et c'est comme un exil !

À peine avait-il achevé ces mots qu'il se sentit rudement empoigné à bras-le-corps et tiré en arrière par la comtesse, en même temps qu'elle lui commandait, haletante :

– Renfoncez-vous vite, Sire…

D'instinct, sans chercher à comprendre, il se jeta dans le coin du coupé, soudainement étranglé d'une poignante angoisse et se tuant de demander ce qu'il y avait.

Sans lui répondre, la comtesse, ayant frotté de son gant la vitre de l'étroit œil-de-bœuf percé à l'arrière de la voiture, lui fit signe de regarder. Il se précipita au carreau et, à quelques mètres, il reconnut avec saisissement Lecharme, ravagé, Lecharme vieilli de quinze ans, tout neige, accoutré d'un Iamentable carrick sans boutons. Bavant de fureur, il tempêtait, debout au milieu de la chaussée, bâtonnant de loin les jockeys, menaçant encore de son impuissant gourdin la chaise emportée à toute bride qui avait failli le culbuter.


 

2e partie

I

Bâti de roc vers la fin du Xe siècle, sur la rive droite de la Loire, à deux heures de marche de Tours, par Foulques Néra, le Faucon noir d'Anjou qui guerroya pour le Sépulcre en Palestine, fut roi de Jérusalem et mourut à la chasse, – réédifié au XIIIe siècle grâce aux soins de Pierre de la Brosse, fils d'un sergent à masse de saint Louis, le même qui, devenu ministre de Philippe le Hardi, fut accusé de trahison, jugé en Vincennes, et branché aux fourches patibulaires en 1278, – tour à tour pendant près de deux cents ans, pris, perdu, repris et reperdu par l'Anglais, – ennobli par le politique mariage de Charles VIII et d'Anne de Beaujeu, qui fut célébré dans sa chapelle en présence des ducs d'Orléans et de Bourgogne, du prince d'Orange, des comtes d'Angoulême, de Foy et de Vendôme, – ayant appartenu plus tard aux Bellay, aux Effiat, aux Luynes, – finalement acheté vers 1810 par un certain comte de Boute-Renard, un original misanthrope qui venait de mourir après trente-cinq ans de célibat, laissant son immense fortune à Mme de Saint-Salbi, sa cousine très éloignée qu'il n'avait vue qu'une fois quand elle était jeune fille, – ce très glorieux château de Langeais au fond duquel Roulette, ayant humé jusqu'aux lies toute honte et toute impudeur, avait calculé de se tapir en attendant une mort qu'il se préparerait facile et douce, dressait hautainement le plus pur, le plus terrible et le plus princier modèle de l'architecture des Croisades.

Surveillant bien, de l'éminence où, formidable, il était accroupi, le bourg qui ne comptait guère plus de douze cents âmes et la vaste campagne à plusieurs lieues à la ronde, garrotté de douves que les eaux de la Roumer et celles des pluies emplissaient de glauques purées, il arborait à pic, ainsi que des peupliers de pierre, ses majestueuses tours à ferronnières de créneaux, offrant un développement de quatre cents pieds, forées de cent quatre-vingts ouvertures de machicoulis et de soixante-dix baies de défense, casquées de toits rapides hérissés de lances qui semblaient vouloir embrocher les nuages, et autour desquelles viraient horizontalement – féodales girouettes ! – des oriflammes et des gonfanons de fer fleurdelisés de la rouilles des âges. On accédait à sa porte en ogive par un pont-levis ankylosé, muni cependant de sa herse et de ses chaînes qui ne fonctionnaient plus ; et à l'intérieur, après qu'on avait franchi la poterne, c'était : d'abord une cour pavée où les fortifications étaient remplacées par d'élégantes lucarnes à clochetons et à sveltes tourelles, percées de baies en croix à la façon du Primatice, puis, au-delà des ruines romanes de l'ancien château, une sorte de parc ordonnancé, bien appliqué, proprement tondu dans le goût de M. Le Nôtre, avec des vis-à-vis d'ifs en paniers, des boulingrins géométriques, des parterres au compas, mosaïqués de fleurs, et un pensif bassin, à cuvette de marbre moussu, dont les bords craquelés s'effritaient sous le sabre des iris dégainant partout, à travers les moindres fissures. Enfin la forteresse était séparée en deux parties bien distinctes : dans l'avant-cour, la châtellenie, renfermant la justice et les prisons qui, par ordre du nouveau propriétaire, furent transformées de suite en écuries ; remises et communs ; et le château, placé dans la cour haute, qui comprenait l'habitation, c'est-à-dire une interminable enfilade – répétée à plusieurs étages – de vastes pièces aux murailles de huit pieds d'épaisseur, aux plafonds robustement poutrés, avec ces splendides et monumentales cheminées à contre-cœur de fonte, sous le manteau desquelles un chevalier grandi de heaume de tournoi pouvait entrer debout, sans saluer, et par où, chêne à chêne, s'envolèrent en fumée des forêts de vingt lieues.

Il est aisé de penser combien tout le monde fut mis en l'air dans le village, au soir, à l'inattendue arrivée du comte et de la comtesse de Spade en chaise poussiéreuse. On apprit aussitôt que c'était les nouveaux seigneurs, et qu'il avaient dessein de se fixer à Langeais l'année entière. Au bout des huit premiers jours (pendant lesquels le château demeura comme mort, les deux hôtes mystérieux n'en bougeant point), ce fut peu à peu, à la continue, une procession de chariots lacés de bâches s'engouffrant sous le porche, et qu'on affirmait chargés de meubles et de cabinets rares, d'étoffes tissées d'or, de fabuleuses richesses. Là-dessus les langues bien pendues s'en donnèrent, et il n'y avait pas dans le bourg maison, boutique ou auberge qui ne se dépensât en gorges chaudes sur le compte des récents et déjà énigmatiques châtelains.

Il fallut deux mois tout ronds au comte de Spade pour mener à terme la complète installation des appartements tels qu'il les avait rêvés, et ce temps fut relativement bien court si l'on s'arrête à la terrible quantité de sièges, de bureaux, de bibliothèques, de commodes, tableaux, lustres et objets de toute sorte qu'il fit venir de Paris par convois de charrettes.

Quotidiennement, il présidait en personne à la ridicule et dégradante transformation des imposantes salles aux murs renfrognés, aux noires solives, qu'il prétendit – malgré les observations risquées timidement au su jet de leur caractère gothique – faire meubler dans le style du XVIIIe siècle, exigeant à tout prix de la rocaille, réclamant des petits Amours potelés, féru de soies à ramages, de consoles et de berquinades. Et, progressivement, la rébarbative forteresse, consciente du monstre qu'elle était en chemin de devenir, dévorant son humiliation de se sentir à la fois féodale et rococo, subissait ainsi, sous la patte sacrilège et artistique des tapissiers, la plus hétéroclite des métamorphoses, lambrissée de tentures galantes, enjuponnée de brocarts et de damas, gouachée de bergères, de blancs moutons et de cages d'osier, fardée de roses pastorales, stupide de voir les Colombes de Cythère nicher dans le casque du Faucon noir d'Anjou, tout attristée des attributs mièvres, des râteaux, des houlettes et des flûtes de Pan qui remplaçaient, à ses cloisons de roc, les panoplies d'arquebuses et de dagues, les bouquets de pertuisanes du temps fameux.

Loin de se laisser émouvoir par les criants reproches que lui jetaient sans cesse aux yeux les portes, en dépit de tout demeurées ogivales, et les profondes embrasures des fenêtres aux persistants meneaux, Roulette, au contraire, mis en ragoût par ces disparates, émoustillé du piquant que l'aspect général des choses y gagnait, trouva l'invention si nouvelle qu'il accentua davantage le chantourné, le gracieux, l'enguirlanrlé du mode Louis XV. Un peu plus, il eût poussé l'impertinente bagatelle jusqu'à faire coller des talons rouges aux larges pieds de fer des quatre preux en chemise de mailles, bombant dans les coins du vestibule d'honneur leur vide et sonore thorax ! Mais, si le comte hésita devant cette profanation des armures, il n'en exécuta pas moins à la lettre son inflexible programme. Tous les petits couloirs et les escaliers en colimaçon furent tendus de siamoise à flammes bleues, et seule, au rez-de-chaussée, la trop sévère salle des Gardes, avec ses piliers romans, ses caissons blasonnés, sa cheminée aux landiers merveilleux, son râtelier d'épées à deux mains et ses têtes de dix cors bramant aux corniches, trouva grâce devant les fureurs de joli qui le tisonnaient depuis qu'il était passé Dieu du trumeau.

II

Une vingtaine de jeunes gens du pays, choisis à tête reposée d'après les indications du curé, l'abbé Narbonne, consulté à ce sujet, avaient été engagés aussitôt comme valets et affublés de la livrée vert bouteille à passepoil blanc, avec la culotte et les bas de même nuance, Roulette ne pouvant pas, à cause de l'incognito qu'il s'était imposé, arborer le bleu de roy de la Maison de France. Le portier, qui avait été quinze ans au service de M. de Boute-Renard, fut gardé, un homme lent, sérieux, aux larges épaules, inclinant une noble tête à la Greuze garnie de longs cheveux décolorés. On le vit bientôt chaque dimanche, un peu avant les offices, défiler très exactement à dix pas derrière la comtesse, dont il tenait avec respect les Heures enfermées dans un sac de velours amaranthe. Les commères lui avaient fait depuis longtemps une réputation de sorcier : il prédisait la grêle et donnait la clef des cauchemars. En dehors des lingères, filles de service et femmes de Mme de Saint-Salbi, le personnel comprenait en outre deux cochers, plusieurs palefreniers et faquins d'écurie pour panser les huit chevaux, plus une cuisinière et ses aides, un barbier, et le valet de chambre particulier du comte, décoré aussi par lui du titre de secrétaire intime, qui sortait de chez un prélat d'importance et se nommait Roseau.

Cependant le curé, qui était un saint homme, pauvre et accommodant, avait accepté, sur Ies instantes prières du châtelain, de consacrer par la bénédiction de l'Église sa secrète union avec la comtesse de Saint-Salbi, à cette condition qu'ils s'engageaient tous deux à rectifier plus tard par une nouvelle cérémonie, aussitôt que les circonstances leur en donneraient le loisir, cette première et tout juste suffisante célébration de leur mariage. Roulette promit et signa tout ce qu'on voulut, les faux et les parjures n'étant point de taille à le taquiner. Il fit don au curé d'une jument poil rouge, de dix-huit ans, assez faible sur ses deux jambes de derrière, sellée d'une housse de londrain galonnée d'argent à laquelle pendaient deux sacoches d'écus pour les pauvres ; en échange de quoi il reçut un billet de confession signé et parafé de la grosse écriture de Narbonne. Et de bon matin, un samedi, au fond d'une pièce retirée, disposée à cet effet depuis plusieurs jours – et dans le plus profond mystère – par la comtesse marchant en pleins bosquets du paradis, les deux époux bien dévots, les cils baissés, munis chacun d'un cierge à poignée de velours blanc, s'agenouillèrent sous les tremblantes mains du prêtre et, délicieusement gauches, se passèrent l'un l'autre au doigt le symbolique anneau d'or. Tout le temps que dura le Saint Sacrifice, MADAME sanglota, prostrée sur un carreau de velours.

Le soir de ce jour fameux, Roulette qui, comme bien on suppose, ne brûlait point pour la comtesse d'une polissonne flamme, se dégagea, ainsi que d'habitude, sur le coup de dix heures, du siège profond et moelleux où il venait de digérer en silence les extraordinaires événements de la matinée, tout en faisant scintiller à son doigt la bague royale que sa femme lui avait offerte, montrant sur le chaton le portrait de Marie-Antoinette entouré de roses de Hollande montées à l'antique. Déposant ensuite un courtois baiser sur la main que lui présentait sa morganatique épouse, il dit simplement, avec un sourire paternel et délicat de mari sexagénaire : « Bonne nuit… ma sœur ! » Puis, escorté de Roseau qui l'assistait à sa toilette, il gagna son lit baldaquiné d'argent, garni d'un seul oreiller à barbes de malines.

Cette respectueuse continence ne surprit en rien Mme de Spade, à qui – si par un retour du cœur ou des sens elle avait été tentée de l'oublier – ses cheveux gris apparus dans le miroir auraient aussitôt réappris la chasteté. Elle se trouvait heureuse ainsi, n'ayant jamais poussé la présomption jusqu'à croire que le Roy pût lui faire, à son âge, l'impudique honneur de la tolérer à ses côtés, sous les mêmes courtines.

 

III

Le comte, mis en humeur de grignoter la monnaie, et à qui des nouvelles dents perçaient chaque jour, fut bientôt paré des plus rares dentelles et des plus somptueuses étoffes, bouffi d'argent, de breloques et de joyaux, avec des manchettes en passement d'Angleterre jusqu'au bout des ongles, et des vestes galonnées d'or à la Bourgogne. Une fièvre de luxe le dévora tout à coup. Il entassa commandes sur commandes sans compter, mettant aux abois ses cordonniers et ses tailleurs de Paris.

Une vaste pièce du rez-de-chaussée, lambrissée richement, haute de trois mètres, et tout autour meublée d'armoires et de placards de chêne, lui tenait lieu de resserre. Là, sous de triples rideaux de futaine à grains d'orge, étaient pendus à des cerceaux de bois ses habits et ses culottes, depuis les simples négligés de cabinet jusqu'aux costumes de cérémonie qu'il devait endosser plus tard dans la salle du Trône, aux Tuileries ; enfin, ses trente vêtements complets, ayant chacun sa canne et sa tabatière assorties, tous en double pour que le change lui fût aisé l'après-dînée. Sur un registre, il désignait le matin à Roseau l'habillement du jour ; puis, après son déjeuner, on lui apportait dans sa ruelle un immense plateau chargé de sorbets au marasquin et de petits pots de blanc-manger, que l'on renouvelait toutes les trois heures.

Il se mit bruyamment à priser pour se donner du bel air ; il collectionna des tabatières d'hiver et d'été, les premières assez lourdes, les autres plus légères que des plumes ; il eut sans cesse à la main de mignonnes boîtes en écaille, brune et blonde, en porcelaine dure de Saxe, en pâte de Sèvres, de Mennecy, de Chantillv, en ivoire, en nacre ou en burgau, la plupart décorées de miniatures par Klingstel, Blaremberg ou Baudouin. Et les escaliers, les tapis, les couettes des bergères étaient saupoudrés de grains de tabac d'Espagne.

Dans les salons déserts, il errait et baguenaudait, solennel et empesé, les bras morts, traînant sur le verglas des parquets ses souliers à talon de carmin, recouverts de larges boucles carrées en argent ou en biscuit de Wegwood qui s'allongeaient de chaque côté de la cheville et rasaient presque le sol. Tantôt, en de rêveurs accoudements, il s'établissait aux coins des cheminées de cipolin, près des pendules à décor rocaille, rehaussées de bronze d'or moulu, qui figuraient des siestes souriantes de Vénus, aux cuisses alanguies, et des colin-maillard d'Amours dépravés. Ou bien il se déployait devant les miroirs, faisant la roue, dindonnant dans ses jabots avec un royal port de tête et des gestes législatifs, constatant en soi-même : « C'est égal, je me suis étonnamment décrassé ! »

Autour de lui, dans le brouillard camaïeu des dessus de portes, se blottissaient, toujours surprises, les Suzannes et les Galathées peureuses ; les joufflus chérubins bedonnaient espièglement parmi les guirlandes de roses ; du plafond pendaient, avec leurs jets d'eau de bougies, les lustres de cristal de Bohême ; et le rare était qu'à force de s'entendre appeler gros comme un âne : « Monseigneur » par ses gens et « Sire » par la comtesse, le comédien, saoulé de grandeur, se croyait Roy tout de bon.

Tous les jours, à heure fixe, il sortait dans son équipage attelé de deux beaux carrossiers aubères, aux naseaux fleur de pêche, avec Pigache en livrée magnifique sur le siège et coiffé du lampion. Ratatiné dans le fond de la voiture, il ne passait jamais la tête à la portière, assoupi dans une étrange torpeur de Crésus bâillant à ses richesses.

À peine de retour, il lui fallait aussitôt manger, collationner, satisfaire les excentriques fringales de son ventre. La chère la plus exquise transformait en somptueux repas de Lucullus les moindres goûters, en-cas ou médianoches qu'on lui dressait dans de la vaisselle plate. Et c'était les Potages à la d'Artois, les Sarcelles Régence, le Turban de cailles à la Conti, les Papillotes de lamproies au champagne, la Purée de perdreaux Gentilhomme, le Biscuit chaviré aux pistaches, les Coulis, les Épices, les Brûlots, l'Omelette d'œufs de faisans de vingt-cinq louis, comme autrefois au couvert du maréchal de Soubise. Et du vin de Hongrie qui avait plus de quarante ans.

IV

Quant à la comtesse, petit à petit, elle était misérablement tombée entre les mains de son despote, qui aujourd'hui l'obsédait et la malmenait pis qu'une négresse, ayant quitté vis-à-vis d'elle ses anciens airs de respect, et trouvant même un gentil plaisir à la bafouer. Il la faisait sangloter souvent.

EIle demeurait sans fiel, avec une angélique humilité, avalant la pilule doux comme un sirop ; mais à sa mine plus pâle et à ses tempes plus creuses, on voyait clairement qu'elle était en trouble de cœur.

Tête première, elle se jeta davantage dans la piété dont elle s'astreignit à observer toutes les rigoureuses pratiques, au pied de la lettre ; outre les offices des dimanches et fêtes classées, elle consacrait chaque jour plusieurs heures à ses litanies et à ses rosaires, et jeûnait très sévèrement les jours d'obligation. Loin de le désarmer, ces mômeries ne tardèrent pas à exaspérer le Roy, qui prit bientôt une licence effrénée, répandant sans retenue contre les gens d'Église les lardons les plus scandaleux. Alors il buvait d'autant, s'échauffait, secouait sa perruque, prenait la poste, crevait les châssis, vomissait mille ordures à gorge béante, des boisseaux de blasphèmes, puis s'allait coucher en vacarme, et recommençait le lendemain. Quand il avait fulminé tout son saoul, la comtesse, domptant sa désolation, essayait bien de le ramener, mais l'anguille lui glissait des doigts.

À mesure que Roulette cédait à je ne sais quel impétueux prurit d'insolence et de somptuosité, Madame, au contraire, tournait encore plus au renoncement et à la prude, parlant quelquefois d'aller s'ensevelir au fond des Chartreuses. Elle avait étendu dans le poivre ses vertugadins avec ses anciennes robes falbalassées, pour ne plus porter que de modestes jupes de droguet, et il la trouvait pitoyable ainsi, pensant : « Quel fagot, bon Dieu ! » À chaque minute, il lui pouffait de rire au nez, avec un air désinvolte, en gâchant des macarons et des nougats, toutes sortes de massepins et de croquantes dont il avait ses basques toujours bourrées.

Dès lors, sa rage de dépenses ne fit que grandir et il lâcha la bride à tous ses caprices, à ses plus ruineuses folies.

En premier lieu, ce fut des déshabillés du dernier galant, des peignoirs de brocart à tulipes de vermeil, des bas de soie pluie de roses et couleur de perdrix, écussonnés sur le mollet aux armes de France, des mules polonaises bordées de grèbe avec boucles aux petits pages, des culottes de satin feu lisérées de cannetille d'argent. Et puis des gants à grand garçon, à grande fille, à cadet, des gants chair brûlée, lilas, chamois, gorge de ramier, feuille morte, puce et citron. Il s'empesta d'odeurs qui entêtaient tout le monde à vingt pas. Les moindres objets qu'il frôlait de la main puaient aussitôt la bergamote, le musc ou la frangipane ; et, avant d'enfiler ses effets de nuit, toujours il s'attardait une grande demi-heure sur sa Poire-tapée, culotte à bas, fredonnant des ariettes, en gilet de pékin vert pomme et souliers de peau rose.

Pendant trois semaines, il fut travaillé d'une passion de jeux ; vite il apprit le tric-trac, le zanzibar, brusquembille et biribi, puis s'en dégoûta un matin. Le trou-madame lui-même à présent l'assommait. Quarante-huit heures, il s'amusa d'un sceau gravé aux léopards, avec lequel il timbrait furieusement, à la cire pourpre, les moindres papiers qui traînaient sur les tables, jusqu'aux menus des repas. Cette curiosité passée, il se fit acheter un fort beau cheval cap de more qui se nommait Régulus, et savait passader avec mille grâces ; mais il ne l'enfourcha qu'une fois, ne se trouvant plus assez dispos, ni assez jeune pour s'aventurer sur une selle. Quand ce terrible accès de luxe et de gaspillage fut amorti chez lui, un instant il pensa se dissiper par la culture des jardins ; à peine, hélas ! eut-il bricolé dans le parc plusieurs après-dînées, un sécateur en poche, qu'il se déprit de cette fantaisie comme des précédentes.

Ensuite, la manie des perruques eut son tour. Dans une étroite galerie voûtée du comble, d'où l'œil embrassait au loin la vallée, cent vingt modèles de toutes formes, alignés sur des dressoirs, coiffaient des champignons de bois de violette : depuis les perruques à l'aventure, à la dragonne et à l'oiseau royal. jusqu'à la brigadière, aux trois marteaux et à l'aile de pigeon. Plusieurs fois le jour, il s'enfermait tête-à-tête avec ses chignons poudrés, se livrant à de minutieux et compliqués essayages devant une large glace de Venise, parmi des nuages d'amidon.

Il se remémorait en ces instants l'époque lointaine où, postilIon botté de cuir jusqu'aux hanches comme Pigache et Firmin, il claquait la triple mèche sur les grand' routes… gt… gt… gt… avec un joli catogan cravaté de soie noire qui lui brinqueballait dans le dos. Devant le seuil des guinguettes, les percherons en sueur fumaient comme des soupes, secouant leurs grelots, hennissant à l'avoine… – « Hoé ! Hoé ! Mam'zelle Catau, chopine en deux verres ! » et quand il patinait la gorge des filles qui lui versaient de haut le coup de l'étrier, c'était des joyeux rires de cuisine et des propos verjus. Elles ne l'appelaient pas « Votre Majesté ! » en ce temps-Ià, ah ! dame, non !

Depuis que d'étapes et de relais !

 

V

Septembre fut un enchantement printanier ; de ses plus tièdes rayons le soleil baigna les campagnes, les roses refleurirent, les rossignols vocalisèrent aux étoiles, comme si le mois de mai, une seconde fois, descendait du ciel sur la terre.

La comtesse, de jour en jour, se tassait dans sa chétiveté, avec des paupières humblement rabattues, des pieds en chaussons de discrète personne, des corsages puritains, des robes droites, et de bigotes pèlerines qui n'en menaient pas large. Toute furtive, elle se faufilait par les corridors démesurés, l'œil à terre, ses coudes pointus collés aux hanches et si frêle, si menue, si marjolette, qu'elle avait l'air de ne pas peser une once, et qu'on eût dit un malheureux petit blaireau, prisonnier sous les verrous de cette forteresse noire.

Son chimérique amour du passé n'était point sans l'exalter, par crises soudaines. Elle eût alors souhaité promener sa noble vie au fond de solitudes savamment ombragées, et ses rêves rétrospectifs s'égaraient volontiers dans d'imaginaires paysages d'éventail ou d'écran, égayés de moulins coquets, avec d'aimables cours d'eau que sillonnaient des barques peintes, pleines de musiciens poudrés. Et, avec une égale ardeur, elle soupirait après les profanes divertissements d'autrefois, perdus à jamais… tels que les chasses aux flambeaux, les goûters à grands laquais dans les kiosques, ou quelque ballet en plein air donné sur les gazons par l'essaim des danseurs en veste rose et en tonnelet d'argent. Ces courts transports étaient bientôt suivis d'un terrible revers. À ces minutes de prostration elle paraissait une vieille dame contemporaine de la guerre de Sept ans, son nez s'allongeait du double, et il y avait comme du crépuscule dans ses pauvres yeux désenchantés.

Sans cesse flanquée de deux gros angoras, l'un à Ia fourrure gris bleuâtre, de ceux que l'on appelle chartreux, I'autre concolore, nuancé comme un carcajou, elle glissait, les épaules drapées d'une mante en poult de soie capucine, à travers les saIons dont les hautes glaces à diadème d'or lui renvoyaient son humiliante image, souffreteuse et recroquevillée. De sa voix blanche et cassée, tout en trottinant, elle parlait à ses bêtes favorites : « Minon… Mistigris… » Mais elle était triste à mourir et, en proie au calme désespoir dont elle ne laissait transpirer aucune marque, elle avait besoin, pour reprendre courage, de repenser souvent aux disgrâces et aux infortunes des femmes d'un mâle génie qui s'étaient trouvées jadis à pareille école. Elle mangeait alors son chagrin, refoulait ses larmes, et l'image de la persévérante Maintenon se dressait devant elle, avec cette indiscutable autorité qui n'appartient qu'aux leçons de l'Histoire.

Pour se distraire et amuser ses loisirs – aidée du jardinier, un vieux paysan sourd, au dos arrondi – elle avait Iaborieusement disposé, près des ruines de I'ancien château, une horloge de Flore.

C'était, plantées en rond de manière à figurer un vaste et complet cadran, une collection de fleurs les plus ridiculement disparates, lesquelles, s'épanouissant ou se fermant à certaines minutes fixes du jour, composaient une étrange pendule végétale, remontée par le soleil, avancée ou retardée par la saison, et dont les odorantes aiguilles indiquaient, sans jamais se tromper, la déroute du Temps.

À trois heures du matin s'ouvrait le salsifis des prés, à quatre heures la chicorée sauvage, à cinq heures la laitue, à six l'hypochœris tachetée, à sept le nénuphar des champs, à huit le souci, à neuf la ficoïde napolitaine. Et, à partir de dix heures jusqu'à quatre heures, l'une après l'autre, se fermaient avec la même ponctualité : la crépide des Alpes, le laiteron de Laponie, l'œillet prolifère, l'épervière auricule, la barkansie, l'alysse utriculée. Enfin, par une mystérieuse alternance, la belle-de-nuit, comme pour un baiser, entre-bâillait ses lèvres à cinq heures, alors que, soixante minutes plus tard, le géranium livide resserrait farouchement les siennes ; et le pavot s'endormait, la tête basse, deux heures avant l'éveil du cactus à grandes fleurs qui replie ses pétales pendant les douze coups de minuit.

 

VI

Tandis que le Roy n'était occupé qu'à ses vilainies et à ses algarades, la comtesse trouvait donc du bonheur à soigner les chères plantes de son jardin réservé, arrachant la mauvaise herbe, tranchant les feuilles desséchées, poignardant le sol d'innombrables tuteurs. Chaque jour, en dépit du temps incertain, il fallait qu'à plusieurs reprises elle quittât sa chambre et descendît pour venir admirer l'horloge dont elle faisait le tour à pas lents, pleine de componction, les mains jointes.

À droite, à gauche, dans les parterres glorieusement découpés en fleurs de lys et bordés de buis nain, rayonnaient, – rose Iilacé, bleu froid, pourpre mauve, carmin ou saumoné, – les balsamines, le bâton de Jacob, la campanule des Carpathes, l'anémone céleste, l'œil de paon ; puis les amarantes queues de loup, les disciplines de religieuses à grappes retombantes, la pourpre du Népaul, l'herbe du vent qui balance de sombres clochettes, la tête du dragon, les ancolies rouges aux reflets safran, les alaternes panachées de blanc et de vert, aux couleurs de la Maison. Et à plat, sur le tain à peine ridé de la morne pièce d'eau, stagnaient aussi, comme en pâle caoutchouc, d'ophéliennes plantes aquatiques : les pontédéries, la sensitive flottante, les nymphaeas d'Asie, les nénuphars aux larges assiettes de jade.

Plus loin, les bosquets taillés avec érudition enfonçaient la perspective de leurs avenues voûtées, semblables à des catacombes de verdure, les sentiers ombragés se creusaient dans une mystérieuse fraîcheur, et, au-dessus des épais massifs d'arbres poussant çà et là en liberté leurs robustes mâtures, les tours du château, renchérissant de sève, montaient impétueusement dans le ciel.

Nuls pépiements d'oiseaux n'égayaient cette solitude. Les mésanges huppées, les chardonnerets avaient déserté depuis longtemps les boulingrins, où trop souvent la serpe eût risqué d'entamer leurs nids ; seul résonnait continuellement le bruit monotone et cadencé des poux de bois rongeant de leurs invisibles vrilles acérées le cœur des troncs centenaires. Mais, par instants, au milieu du vaste silence en marche, un insolite ricanement s'élevait, propagé par les échos, une espèce de cri bêlé que semblait tousser l'âpre gosier d'un homme des bois, et qui, peu à peu, en une décroissante cascade de hoquets, s'éteignait au loin… Bien qu'accoutumée à l'entendre, la comtesse ne pouvait alors s'empêcher de tressaillir. Cependant, le lent galop d'un gros animal empêtré de ronces faisait craquer les branches des taillis, une rauque haleine soufflait, de plus en plus proche, et à travers quelque haie brusquement défoncée d'un coup de tête, immobile, à la fois interdit et solennel, Cathédrale apparaissait .

Ennobli de cet énorme nom gothique par M. de Boute-Renard, son ancien maître, qui depuis neuf ans l'avait lâché dans le parc après lui avoir fait dorer les cornes, c'était – sous le vénérable sayon de poils qui le fourrait – un solitaire bélier du Danube, sphinx au front pastoral, promenant parmi les décombres du vieil et hospitalier domaine sa dédaigneuse longévité.

De préférence, il rôdait à travers les ruines. Ces dernières offraient d'abord, montant la garde, quatre piliers tachetés de roux, inégalement tronqués, d'épaisses tranches de murailles que les lierres ficelaient et ligottaient de leurs Iazzos, des blocs de mâchicoulis éboulés depuis des siècles et retroués comme des pierres et enduits d'une mousse olivâtre, puis des oubliettes autrefois profondes de trois cents pieds, comblées aujourd'hui, et le cul de basse-fosse d'une tour qui avait primitivement servi de cachot pour les femmes, à l'intérieur de laquelle se voyaient scellés encore les crocs et les griffes de fer où – à cette époque regrettée de saine et expéditive justice – le mari pouvait, séance tenante, faire hisser par les cheveux l'épouse coupable d'avoir déshonoré son lit.

Traînant ainsi qu'une robe à queue sa lourde pelisse thibétaine, Cathédrale était le seul être vivant qui troublât la paix, si noblement conquise, de ces ruines. D'une patte élastique et légère il les escaladait, pour brusquement surgir en plein ciel, tête haute, perché sur une crête – comme dans les sépias d'Hubert-Robert ou de Panini, – mâchonnant du bout des lèvres une brindille de capillaire. Animant et renforçant rien que par sa présence le mélancolique paysage désert, il multipliait à des distances si invraisemblables – souvent aux deux extrémités du parc à la fois – ses apparitions simultanées de chaque minute, qu'on eût pu le croire doué d'ubiquité. Mais le plus inimaginable était, sans contredit, l'ondoyante mobilité de son être, l'incessante et radicale métamorphose que subissait, au physique autant qu'au moral, toute sa personne de bélier, selon le caprice du temps, la fantaisie du décor ou la nuance de l'heure, l'espèce de peau neuve instantanée que faisait plusieurs fois par jour cet étrange animal multiforme. Il avait des ongles fourchus de satyre, des cuissots qu'on sentait nerveux encore sous leur toison flottante, un dos large à souhait pour des califourchons d'enfants nus, une barbiche mogole à la pointe du menton, deux cornes magnifiquement plantées qui lui descendaient en spirales rutilantes autour des oreiIles ainsi qu'aux tempes des anciens casques mérovingiens. Tantôt, quand il écartait des branches en titubant, il semblait, avec son museau couleur de mûres et sa prunelle enflammée, un bon ivrogne de faune savourant en cachette, à travers les feuilles, des ébats de baigneuses, et alors il évoquait sur-le-champ mille ressouvenirs d'églogues, Daphnis et Chloé… le poème des Amours naïves où flotte l'âme de Longus… Tantôt impénétrable, il se résorbait dans une gravité biblique ; l'on eût dit un hautain bélier de Chanaan, ou bien quelque victime propitiatoire attendant le large coup de couteau du Sacrificateur. Enfin la forte et païenne senteur de sa virilité, charriée par les brises, imposait un troublant et vague rêve de corruption antique, de jeux orgiaques, de banquets romains où, sur des lits festonnés de roses, l'homme et la bête, brutes gorgées de viandes, supprimaient peu à peu la dérisoire distance qui les séparait à peine, au point de fraterniser à tâtons dans la plus monstrueuse des camaraderies !

Dès le soir de son arrivée, Mme de Saint-Salbi avait manifesté une répulsion instinctive à l'égard de Cathédrale, qui, de son côté, s'était, à première vue, pris pour Roulette d'une exubérante amitié, accourant au galop à sa rencontre avec de joyeux bonds aussitôt qu'il le voyait déboucher d'une allée, comme s'il eût reniflé, dans sa divination de vieil ermite retors, la belle canaille d'aventurier qu'était ce comte de Spade.

Et les jours s'écoulaient pour Madame – bien qu'elle se tuât d'occupations – dans un incommensurable néant. Quand les pluies la retenaient au château, elle apprêtait des herbiers, composait des liniments et des baumes : du baume de Fioravanti pour les yeux, et du baume des Turcs pour les plaies et blessures, – ou bien elle préparait des gelées et des marmelades d'abricots de plein vent, dont le Roy faisait à ses desserts une très active consommation. Elle était peinée que le Prince, dégringolé dans la plus grossière insouciance, ne soufflait plus mot de l'avenir, et semblait chaque jour s'éloigner davantage du Trône. Aurait-il déjà oublié son devoir et fait bon marché de ses droits ? Après tant de gloire entassée siècle par siècle, après tant de grands coups, tant d'assauts, tant de boulets et d'étendards, cette honte-là était-elle ménagée aux bastilles du Faucon noir de devenir la Capoue d'un Bourbon Fainéant ?

Roulette, en effet, continuait de croupir dans la même sottise, envoyant à sa femme son petit paquet, chaque fois qu'elle hasardait de timides observations. Pendant les repas servis dans un silence glacial, et durant les mornes soirées, on ne s'entretenait plus, comme à Paris, de la prochaine Restauration monarchique. La comtesse y songeait toujours, mais elle n'osait guère en parler.

Embrasé par les alcools et gavé de truffes, le comte, après le couvert, arpentait d'habitude la salle d'Anne de Bretagne où des tapisseries de haute lice déployaient avec emphase le triomphe de Mardochée. Pivotant sur ses talons, il esquissait des pas de branle à danser, puis à toute gueule il entonnait les chansons du bon vieux temps : la Catacoua… Le Port-Mahon est pris… Mon père était pot… Au fracas des refrains gaillards, les angoras bondissaient ahuris, mis en fuite, et la comtesse, outrée de l'insolence, grimaçant pour ne pas éclater, ravalait héroïquement son désespoir.

D'aucunes fois, il s'accoudait à une des fenêtres ouvertes, et là, il se faisait donner de la trompe.

Debout au milieu de la cour sablée, Pigache et Firmin en tenue, renforcés de six piqueurs, sonnaient à pleine poitrine le Réveil, le Lancé, la Royale, s'époumonnant avec zèle sous l'œil du Maître jamais rassasié. Impitoyable, il leur réclamait toute la série :

– Hep ? le Vol-Ce-l'Est ?

La Reine à présent ?…

– Allons, coquins… une belle Dampierre ?

– Tayaut ! les Petits sentiers d'Avon, et je vous laisse souffler.

À la joyeuse humeur de ces fanfares, Madame sentait flotter autour d'elle, dans la nostalgie du soir, l'âme hennissante de la vieille Vénerie française. Aussitôt la campagne, déserte à plusieurs lieues à la ronde, se peuplait pour elle, comme pour une chasse du Temps, de grands chevaux pies ou pommelés, harnachés de volaque blanc, galopés par des gentilshommes de velours en bottes à chaudron et armés du couteau. De mignonnes intrépides en gants crispins franchissaient des troncs d'arbres abattus parmi les nuages de poudre qui s'envolaient de leur petite tête éperdue. Et les chiens chantaient… les chiens titrés de Jadis, ils chantaient à belle gorge pour les pleurs du dix-cors, pour l'agonie du loup, pour les fins du ragot !

Tandis que la comtesse, recueillie dans son rêve, demeurait immobile ainsi qu'une statue, les huit hommes, en cercle, poussant du gros ton et du grêle, ne discontinuaient toujours pas d'appeler sous les étoiles rabattues déjà dans le ciel. Emportés à toute bride par le vent, les tontaine et les donhon, meute sonore, descendaient dans le val, remontaient les coteaux, chassaient à travers les bois lointains, puis — la dernière note à peine éteinte en tremblant – les piqueurs déjà grisés, lentement se dispersaient, la sueur au front, l'œil un peu fou, balançant les trompes tièdes encore des hallalis et des curées chaudes que venaient d'aboyer leurs pavillons de cuivre. Alors, se bourrant de tabac les narines à pleins pouces, le comte versait en un vaste fauteuil, où il demeurait d'abord inerte, les jambes croisées ; ensuite ses bras s'échappaient, glissaient le long des cuisses, paumes en dehors et doigts écartés, sa boîte roulait à terre, et il se prenait à ronfler épouvantablement, la perruque sur l'oreille.

 

VII

Mais bientôt le Roy afficha de nouvelles manières fort étranges. Empoigné d'un regain de coquetterie, sans cesse il folâtrait, piaffait, plastronnait devant les miroirs, déclarant : « Tous ces temps-ci je me suis négligé. Dorénavant je veux prendre garde à moi. » Il eut un jeu complet de cannes en bambou chiqueté, garnies d'or, des jets blonds rehaussés de cailloux et de gemmes. À de certains moments, il paraissait tout guilleri, faisant le beau mignon, la joue en fleur, et plaisantant à la manière française : « Ma foi, rions, chantons, j'en suis d'avis ! Qui sait si nous vivrons demain ? » À d'autres, il s'agitait et se tracassait, I'œil grimaud, comme en proie à de secrètes inquiétudes. Il passait maintenant des heures entières au fond du jardin, mystérieux promeneur aux écoutes, s'éclipsant dès qu'il découvrait au loin la jupe en ballon ou Ie parasol de taby de la comtesse.

Au bout d'une semaine de ce manège, on sut à l'office de quoi il retournait ; et cela aussitôt ne fit de doute pour personne que M. le comte s'était laissé engluer, pis qu'un petit clerc, aux charmes de la Guillemette, une des filles de lingerie. Bousculée de questions par ses camarades, la friponne elle-même en convint à moitié, à la suite de quoi les laquais, après force compliments et turlupinades, burent au succès de l'affaire.

La Guillemette marquait alors dix-neuf ans. Sa taille était médiocre, c'est-à-dire ni grande ni petite, droite et facile à rompre. Elle avait la chevelure blonde, les yeux très foncés, plus doux qu'une culotte de velours noir, le teint d'une finesse et d'un coloris à ravir, le bras rond, la lèvre vermeille et les dents passablement blanches.

Roulette, un jour, s'étant rencontré par hasard face avec elle dans un corridor, l'avait effrontément dévisagée, chatouillé de sa gentille mine. Celle-ci, ayant soutenu son regard une bonne minute, sans plier, avait rougi, baissé la vue par respect, puis s'était échappée en courant. Cela ne servit qu'à enflammer le Prince. Il avait fort aimé la petite joie dans le temps : aussi résolut-il, éperonné d'un fougueux retour de jeunesse, de faire sa cour à cette chambrière, et d'en avoir les gants.

– Qu'ai-je à craindre ? songeait-il cyniquement. Rien. Et à supposer qu'une paternité inattendue me menace, je trouverai bien alors quelque galopin du village qui épousera, sans le savoir, la vache et le veau !

Depuis un mois, d'ailleurs, le démon de la chair le questionnait sans mesure, et chaque nuit il ne pouvait fermer l'œil, brisé par de pénibles insomnies à la Tantale, rêvant l'amour avec une créole, ou bien des débauches perfectionnées en compagnie de filles d'Opéra.

Dès qu'il eut couché en joue la poulette, il s'observa d'abord sévèrement, dans la crainte de donner quelques soupçons ; puis, peu à peu, son désir augmentant, il se relâcha : ce fut des regards mourants, des pâleurs, des baisers de loin à l'adresse de la Guillemette qui ne voulait rien comprendre. Il avait beau tempêter à part soi, se jurer qu'il n'était pas homme à pousser des soupirs, à filer l'amour platonique, ni à s'amuser plus longtemps à la moutarde, il n'avait pourtant pas le courage de s'en dédire, à tel point le tendron lui semblait « un vrai morceau de Roy » mangeable et bon à croquer ; jusqu'au jour où, le voyant exaspéré à la Iimite, elle lui concéda un rendez-vous dans les greniers de la tour du Nord.

…………………………………………………

Quand ils en sortirent, une heure après, le Roy n'était pas fort paré, tirant ses bas, ajustant son habit couvert de poussière et de plâtre comme s'il eût été donner dans les travaux des maçons, et la coquine se pavanait toute rouge, des épingles de paille plein les cheveux, balançant ses cottes avec de grands airs du Barry.

Ce fut une passion assez folle de la part du Prince pour qu'il perdît pitoyablement tout sang-froid et cessât de prendre les plus élémentaires précautions. Quand il pensait à la comtesse, il conjecturait bien qu'une catastrophe ne pouvait manquer d'éclater, et il se promettait d'être plus prudent ; mais, avec une mine ou un sourire, la Guillemette lui faisait tout oublier.

Ils se voyaient souvent à la dérobée dans les coins déserts du parc, ou dans quelque galerie du comble, ayant été forcés à cause des rats, si familiers qu'ils venaient grignoter leurs chaussures, de renoncer aux greniers de Ia tour du Nord. Mais, le plus souvent, ils abritaient leurs amours sous les lambris en chaume d'un petit chalet à demi pourri entortillé de vigne vierge et de douce-amère grimpante, où le jardinier déposait ses râteaux et ses tuyaux d'arrosage. Tandis qu'ils pigeonnaient à l'unisson, tout près l'un de l'autre, blottis sur une brouette renversée, Cathédrale faisait le guet, embusqué à cinquante pas, gouvernant ses yeux ronds autour de soi avec circonspection, la corne en baïonnette, nouveau bélier d'Assas prêt à jeter au plus léger bruit un hennissement d'alarme. Et le mauvais sujet d'animal, dénué de scrupules, jouait d'instinct, sans jamais avoir eu besoin d'être dressé, ce vilain rôle avec une telle application sournoise, arborait si impudemment sa complicité qu'il en devenait presque auguste et qu'il avait l'air de remplir un devoir sacré.

Jusque-là Madame avait vécu à mille lieues d'un pareil concubinage, quand le nom de la Guillemette, échappé à Roseau devant elle, ainsi que plusieurs sourires mal réprimés à son passage sur la lèvre insolente des valets, soudainement la mirent en éveil ; et elle tomba dans une prostration muette qui lui dura plusieurs jours. Elle raisonnait, tout alarmantée : « En suis-je bien sûre ? Qu'est ceci ? Quoi ! tout de bon le Prince aurait du goût pour une fille du petit peuple ? Bastille de Bastille ! mais il se dégrandit ! il se jette dans les abîmes ! »

À cette affreuse pensée, elle demeurait fort interdite, la cervelle sens dessus dessous, les membres rompus d'une malice si noire. Mais, plus elle s'acharnait à sonder ce tour, plus il lui paraissait sanglant. Alors seulement, il lui revint tout à coup en l'esprit comme depuis trois semaines le comte se mettait sur ses beaux airs, avec un extérieur animé, une démarche sautillante et des yeux qui se laissaient aller, en même temps qu'il marquait un empressement beaucoup plus vif que de coutume pour la solitude. Elle comprenait maintenant pourquoi jamais plus il ne parlait du Trône, préoccupé qu'il était d'un bien autre timon que de celui des affaires, puisqu'il avait suffi d'une simple Gothon de lingerie pour l'engourdir dans les plus énervantes délices et lui faire déserter sa Mission !

Et si la comtesse trouvait à ce calice tant d'amertume, ce n'était point par sotte jalousie de femme, par humiliation de se sentir délaissée. Loin de là. Elle admettait indulgemment les écarts des Roys, et dans le noble détachement de son affection quasi-maternelle, sa tolérance était si large et si humaine qu'elle eût, à coup sûr, excusé une liaison honorable, un caprice pour quelque princesse ou dame d'honneur. Mais cet effronté ravalement du Monarque la suffoquait au plus haut point, et la Sublimité des Lys lui en paraissait éclaboussée.

Bientôt, ses esprits la tenaillant sans trêve, eIle pressentit, dans un dégoûtant et prochain avenir, l'inévitable cortège des hontes : le scandale, les couches clandestines, les bâtards. À cette perspective, hors d'état de balancer davantage, elle résolut, à la première bonne occasion, de s'en ouvrir tout net au Roy, et de lui en adresser ses doléances, quoi qu'il pût en résulter pour elle.

À quelques jours de là, un certain soir, comme elle s'apprêtait à se coucher, environ une demi-heure avant minuit, l'idée lui vint de s'accouder à sa fenêtre pour contempler quelques instants la splendeur bleue du ciel héraldiquement constellé d'or. Elle se mit donc à la croisée, promenant ses yeux sur les sombres verdures sans connaissance, les plantes inanimées, les gazons que Ia lune trempait d'argent, les statues qui semblaient cristallisées au milieu d'un féerique jardin de rêve. Tout autour d'elle un grand silence intimidait la végétation recueillie. Les écuries et les communs reposaient, bêtes et gens, dans la même tranquillité ; les chiens n'aboyaient pas. C'était la belle nuit, grave et pure, glissant en paix sur le monde. Mais, devant le calme solennel et troublant de l'heure, l'aspect de ce parc faisant le mort, de ces profonds jardins trop discrètement énigmatiques pour ne pas abriter quelque mystère, la comtesse, illuminée d'une rapide intuition, sentit que le Prince était à coup sûr caché là, derrière ces massifs et ces buissons, prostituant peut-être, à cette minute même, la dignité royale dans les bras de sa paysanne ! Il lui parut que le moment était bien choisi pour démasquer le coupable et le forcer à rougir de sa propre perfidie. Ayant aussitôt passé un saut-du-lit, elle descendit telle qu'elle était, coiffée de son battant-l'œil, en jupon et en mules.

Une fois en bas de l'escalier, après avoir enfilé d'un trait le salon du Sceptre, la salle des Audiences et la galerie des Monnaies, puis traversé les deux cours, elle s'engagea dans les sentiers blancs du parc. La solennité du clair de lune l'impressionna dès qu'elle se vit seule, à cette heure avancée – minuit justement tintait à l'horloge du château. Elle s'arrêta pour écouter et suivre les douze coups tombant comme de lourdes fleurs de métal dans le religieux silence des champs, puis elle repartit, marchant à pas menus et précipités. Les graviers criaient sous ses minces semelles ; immuables et stationnaires, les astres scintillaient, pareils à des milliers de phares démesurément lointains, et, tout au fond du bois, quelques crapauds sanglotaient, jetant leur plainte étrange d'harmonica . Mais, au fur et à mesure qu'elle avançait, la comtesse se prenait à douter. N'avait-elle pas cédé à la minute à une vilaine pensée de méfiance qui constituait un outrage qualifié envers le Roy ? Et si elle s'était trompée ! oui, si le Prince reposait paisiblement dans sa chambre comme elle eût dû s'en assurer avant que de prendre alarme d'une façon aussi précipitée ? Et puis, quel bas métier d'espion faisait-elle là, tout au plus excusable de la part d'un laquais ou d'une femme de police ?

Rentrons, décida-t-elle, rentrons… et déjà elle s'apprêtait à rebrousser chemin quand un bruit de voix et d'éclats de rire étouffés la fit tressaillir.

Elle scruta les alentours de toute l'acuité de ses yeux inquiets et, ayant soudain cru apercevoir deux ombres qui s'agitaient à une cinquantaine de mètres, non loin des ruines, elle marcha incontinent dans cette direction. Son cœur battait à coups pressés et il lui semblait que les arbres du parc, affolés, dansaient la sarabande autour d'elle. Peu à peu, elle avait fait un bon détour, recherchant de préférence les parties noyées d'ombre, n'avançant maintenant que sur la pointe du pied, retenant son souffle. Et plus elle se rapprochait, plus les deux silhouettes, intimement engagées dans un amoureux colloque, se précisaient. L'hésitation n'était plus permise à présent, la scandaleuse réalité s'imposait : c'était bien le Roy en compagnie de la Guillemette, le Roy en personne… là !… Coupées de rires étranglés, leurs paroles s'entendaient haletantes, fiévreuses et libres :

– Aïe ! aïe ! que je t'aime, petit cœur !

– Monsieur plaisante ! allons ?

– Ah ! viens plus près, sois ma femme, et passons-nous du tabellion !

– Pattes de velours, monsieur le comte ! pattes de velours !

Un baiser violent et sec claqua dans les ténèbres comme un fouet.

Puis le silence aussitôt se rétablit, les voix cessèrent, et les crapauds déshérités continuaient seuls de se plaindre éternellement aux étoiles, dont ils sont peut-être les amoureux éblouis.

Alors, Madame, ayant bondi tout à coup, les bras menaçants, apparut, blanche et terrible, aux nocturnes amoureux cloués sur place. Poussant un cri, vite ils se dressèrent, faisant déjà mine de prendre la fuite ; mais la Méduse qu'elle était, d'un geste glaçant d'autorité, les pétrifia, tandis qu'elle commençait, toute frémissante d'indignation, de sabouler le comte, à qui elle dit d'abordée : « Courage… Poussez vos pointes ! » Puis, se tournant vers la Guillemette, plus sotte qu'un panier percé : « Sur ce pied, vous pouvez décamper, la petite ! » Un frou-frou de jupes se fit entendre à travers les branches, et ils demeurèrent seuls, face à face, le Roy et Madame.

Rien de si honteux alors que le visage de Roulette, ni de si déconcerté que toute son insolente personne. En costume de lit, sans bas, les pieds nus dans des savates de maroquin paille, n'ayant pour tout vêtement, sous son ample peignoir de batiste, que sa chemise et sa culotte aux trois quarts dégrafée, il se tenait debout, fort confus, le chef casqué d'un raide et haut bonnet de nuit en étamine, que cravatait un ruban de soie lilas très large, noué à la Franklin sur le front.

Madame avait joint ses mains d'albâtre et, d'une voix sourde, elle accablait le Roy des plus attendrissants reproches :

– Vous, Sire ? Vous ?… Votre Majesté ?… voilà donc qu'Elle se jette dans les effroyables passions ! Hélas !… toute cette semaine… et celle d'avant… vos airs qui n'étaient plus les mêmes… j'ai aussitôt soupçonné quelque chose sous la tapisserie… Mais cela…  cela… jamais. Cette créature me cause de l'ombrage… Si encore c'était une fille de bon ton ! Pas même… Que comptez-vous faire ? Oserez-vous prolonger avec elle sous mes yeux… Oh ! Sire ! quelle croix vous me faites porter !

Roulette avait eu le temps de rasséréner ses esprits :

– D'abord, madame, lui dit-il avec une feinte douceur, ne vous mettez pas en peine de cette petite… et puisque, sur de simples apparences…

– Pouvez-vous !… des apparences !

– Je crois que vous m'interrompez, madame ?

Elle se tut, subjuguée, et après un silence assez long, il reprit :

– Puisque sur de simples apparences vous n'avez pas reculé à me juger, il suffit. Cette fille partira… Je lui aurai sa maison toute montée à Paris, et vous n'entendrez plus parIer d'elle.

– Certes, l'on voit par là comme elle vous tient à la peau, et qu'elle n'a pas dû vous vendre un petit prix ses coquilles !

Sur ce mot Roulette se piqua.

– Et s'il me plaît : ma fortune est-elle à moi ? Suis-je le maître à cette heure ? Je commande, on m'obéit.

– C'est durement que vous me parlez, Sire… Vous ne voyez pas que je souffre, et que je suis sur le gril à cause de vous…

– Ah ! ah ! ah ! Celle-là est bouffonne, madame. Dirait-on pas que je vous fais chez moi la vie mauvaise !… Sur le gril ! »

Et il commençait de grommeler, haussant les épaules, secouant la tête. Mais Madame se redressa, vibrante et hardie, avec un air inspiré de prophétesse.

– Non, Sire ! il ne s'agit pas de moi qui ne suis rien moins qu'un fétu, mais de vous, du Roy… de la Monarchie dont vous ne parlez jamais plus !… Car c'est Ià ce qui me ravage le cœur… c'est de voir que la grande chose… régner enfin !… régner !… vous n'y songez pas… tandis que moi, j'y pense de jour, de nuit… sans cesse. Excusez-moi, Sire, mais il faut, à la fin, que je déborde… Votre Majesté glisse sur une pente fatale. Dans l'oisiveté – qui est bien la plus détestable conseillère des Princes ! – Elle est en chemin de tout oublier : les leçons du passé, la gloire de sa race, les évangiles de l'échafaud, la divine mission si belle, si facile à remplir, pourtant ! Aussi je dis que Votre Majesté est doublement coupable : envers son peuple, ainsi qu'un mauvais père qui n'aurait plus souci de ses enfants ; et envers le Roy-Martyr, comme un fils ingrat qui perdrait le souvenir de son père. Plus qu'un mot maintenant. Si vous ne vous hâtez pas, Sire… le jour venu, l'heure sonnée de vous aider vous-même, si vous ne savez pas sauter à cheval, entrer chez vous cocarde blanche au feutre, et dire : « Me voilà !… » le Ciel ne vous aidera pas… c'en est fait des Bourbons, et je ne veux pas prévoir la mitraille de malheurs sous laquelle croulera une France désenchantée qui ne sera plus la vôtre… la vieille France !

D'une seule haleine, elle avait jeté ces paroles, crépitantes comme une salve de mousqueterie, avec un accent et une véhémence de passion capables, à coup sûr, de ranimer au fond de ce cœur glacé la flamme qu'elle se refusait malgré tout à y croire à jamais éteinte. À présent elle se tenait immobile et abattue, effrayante d'une pâleur spectrale que les clartés de la lune faisaient plus marmoréenne encore, épouvantée de son audace presque sacrilège, attendant les foudres royales qui devaient la pulvériser.

Roulette l'avait écoutée en se rongeant, les sourcils crispés autant que les lèvres, donnant des signes non équivoques de la colère qui s'entassait en lui. Dès que la malheureuse femme se tut, il éclata enfin, comme un Stromboli qui n'est plus maître de sa lave.

– Sacré nom d'une fleur de lys !… ne me poussez pas à bout, n'ajoutez pas un mot… ou je vais vous en lâcher comme jamais de votre vie… Vous ne me connaissez pas, je veux la paix… la paix… la paix… et qu'on ne me mange pas la cervelle… avec la Monarchie… tout le diable et son train !

– Arrêtez ! Sire, votre père vous entend. Et, bondissant, elle lui appliqua ses mains sur la bouche pour arrêter Ie vomissement des blasphèmes qu'elle redoutait. Mais il la saisit par les épaules et, la faisant tourbillonner si fort qu'elle en pensa tomber toute plate :

– Et tant mieux s'il m'entend, vertu de catin ! Plus de Bourbons, plus de trône l Et zut aux lys !

– Sire ! je vous en supplie… quel transport !… Au nom du Ciel… au nom de la Couronne.

Mais il lui ferma la bouche.

– Tout ça, c'est de bons amphigouris, madame !… Taisez-vous !

Les yeux écarquillés d'horreur et la bouche grande ouverte, la comtesse poussait de petits hoquets douloureux à chacune de ces paroles qui lui pénétraient dans le cœur comme des poignards, et lui, sa face lie de vin tout en flamme, poursuivait dans un gueulement de charretier embourbé la kyrielle de ses révoltants propos. Le postillon reparaissait ; la même brute qui autrefois cinglait la croupe de ses percherons à en faire voler le poil arraché par rubans aujourd'hui fouettait d'insultes, à tour de bras, l'inoffensive vieille devenue sa victime. Il semblait prendre je ne sais quel plaisir féroce à la passer par l'étamine, savourant les coups réfléchis qu'il lui portait, et cela en même temps d'un si extraordinaire sérieux qu'un mort même n'eût pu s'empêcher d'en rire. Furieux, humilié d'avoir été surpris en flagrant délit de bagatelle, il s'exaspérait à la fin contre les sottes prétentions de Madame ; cette idée fixe de royauté l'excédait, lui empoisonnait sa vie, qui aurait pu être si confortable ! Maugrebleu ! c'était bien le moins, après tout ce qu'il avait daigné faire pour cette rabâcheuse, qu'elle le laissât vieillir en paix, sans le harceler davantage et lui pousser le sceptre dans les reins ! Aussi, résolu, tandis qu'il la tenait dans l'étau à ne pas la lâcher avant d'avoir démoli, une fois pour toutes, les absurdes projets de restauration monarchique dont elle le fatiguait, cédant d'autre part à la tentation d'une formidable farce, il se recueillit soudain, l'œil cruellement émoustillé, une langue de gastronome lui caressant les lèvres ; puis, espaçant ses mots, les pourléchant :

– Écoutez bien ceci, madame, je ne veux pas régner.

La comtesse avait frémi des pieds à la tête ; on entendit la claque de ses deux mains se joignant paume à paume, tandis qu'elle demandait, stupide :

– Pourquoi ? Sire ? pourquoi ?

– Pourquoi, madame ? Et Roulette, s'étant avancé de deux pas, le lui souffla près du visage avec lenteur :

– Parce que je suis... ré-pu-bIi-cain,

– Répu… répu… Telle qu'une pythonisse du désespoir, elle bégayait, l'écume aux lèvres, l'horrible mot quil acheva.

– …blicain, parfaitement r Ré… pu… bli… cain !

Et aussitôt, ne se trouvant pas assez payé de son abominable plaisanterie par I'expression de terreur hagarde qui décomposait le visage de la comtesse, il voulut encore la porter à son paroxysme. Une infernale pensée comique le redressa, les deux poings plantés aux hanches, une jambe en l'air comme s'il allait danser le branle, et avec un hennissant éclat de rire, d'une voix de Révolution, d'une voix enrouée de sans-culotte, il entonna, dans le royal silence de la nuit, la Carmagnole :

Madame… Veto… avait… promis
De faire… égor… ger tout Paris !

La comtesse, jetant un grand cri, s'était écroulée sur le sol, gémissant : « Seigneur ! Il est fou ! Oh ! le pauvre Sire ! le pauvre Sire ! » Et elle tendait vers lui ses bras suppliants.

Mais, sans pitié, l'autre accélérait sa gigue démoniaque et son chant de mort :

Monsieur… Veto… avait promis
D'être fidè… le à sa patrie !…
Dan… sons… la car… magnole
Vi… ve le son !… Vi… ve le son…

En cadence, l'une après l'autre, ses savates frappaient Ia terre comme s'il pataugeait dans des flaques de sang, son peignoir découvrait ses jambes velues et, brusquement, un rayon de lune l'enveloppant tout entier, il apparut fantastique et terrifiant, avec sa haute coiffe d'étamine affaissée, cassée en deux, qui avait pris la forme d'un bonnet phrygien.

Madame, à genoux, la face dans le gazon, arrachait maintenant l'herbe à poignées et s'en bouchait les oreilles pour ne pas entendre l'effroyable psaume de la guillotine que répétaient, comme à plaisir, les échos des bois.

 

VIII

L'Été prit fin.

Puis l'Automne accourut, s'installa sous les cieux déjà poudrés ; et il y eut dans le parc, aux violons de la bise, des chacones et des passacailles de feuilles mortes.

 

IX

On était maintenant aux derniers jours de novembre, et des ambassades d'oiseaux sauvages passaient parfois, haut dans le ciel. Deux mois s'étaient écoulés depuis la terrible scène de la Carmagnole, à la suite de Iaquelle, dans les quarante-huit heures, la Guillemette avait disparu du château. Pour d'autres motifs, le comte avait aussi renvoyé prudemment dans son pays la cuisinière Brigitte, sa parente, avec la poche bien garnie. Il craignait toujours qu'elle ne le dénonçât, par bêtise. À présent il se sentait plus à l'abri, d'autant qu'il ne rajeunissait guère et que la tranquillité lui tenait fort à cœur.

Il semblait en effet que son algarade à la comtesse lui eût porté malheur, car dès le lendemain il s'était abîmé dans je ne sais quel malaise, enduit d'une hypocondrie générale qui ne le lâchait plus. Pénétré du sentiment de sa faiblesse et de son isolement, au milieu même du luxe immérité qui I'environnait, il n'avait pas reculé, par bonne politique, à faire volontairement de vagues excuses à sa femme : « Pardonnez-moi, Berthe, les incohérents propos que dans une heure de fièvre… Tout cela est la faute du Temple… et de M. Simon, le carleux de souliers ! Voilà l'état dans lequel ils ont mis le Roy ! » Et la comtesse, aussitôt tombée à genoux, lui avait à son tour demandé pardon de la peine qu'elle s'imaginait, avec grand remords, lui avoir causée, protestant que jamais, pas même l'ombre d'une minute, elle n'avait cru à autre chose qu'à un égarement passager du Prince.

Il avait tout à coup gonflé, le Prince, avec une rapidité surprenante, et, le ventre énorme, pareil à une futaille, il vivait dans l'appréhension d'être rompu au nombril, tout le corps soutenu par des bandages de cuir qui s'entre-croisaient sur son torse, à même la peau. Et à mesure qu'il grossissait, il se sanglait ridiculement, voulant à tout prix passer pour menu et faire sa guêpe. Il eut même, pour chaque habit, deux culottes différemment coupées.

À son lever, Roseau lui demandait, grave comme le pape : « Monsieur le comte s'assoit-il aujourd'hui ? Et, lorsqu'il devait rester debout, il montait sur deux chaises, puis, de là, descendait dans sa culotte maintenue à bras levés par plusieurs de ses gens. Avec cela toujours grimpé sur un ton d'insupportable arrogance, difficile à servir, sacrant après la valetaille pour une porte jetée trop rude ou bien pour un plat d'argent gardant la trace mal torchée d'un pouce, à tel point que tous baissaient le nez dans le château, et que nul n'osait muser en sa présence.

En même temps il fut galopé d'une étrange inquiétude, d'une défiance générale de toutes choses et de toutes personnes. Il avait l'imagination farcie de complots tramés dans le mystère pour se débarrasser de lui expéditivement. C'était ainsi mille superfluités de précautions vides de sens. Un valet goûtait sous ses yeux les plats de sa table, et buvait une gorgée de ses vins, même des flacons cachetés. Il restait dorénavant les mains nues, ayant découvert dans un vieux grimoire que de fameux personnages avaient été jadis empoisonnés par des gants, et la nuit, souvent, il se réveillait en impromptu, claquant la petite mort, interrogeant dans l'ombre d'une voix mal assurée : « Qui va là ? Homme ou femme ? » Enfin il n'était plus le même personnage, et autant il avait paru plusieurs mois éloigné de la Monarchie, autant il se carnageait aujourd'hui de son prochain avènement au trône, ayant reconnu que c'était le seul moyen de vivre en paix avec la comtesse désormais rassurée.

Pour la charmer et lui bien persuader qu'il songeait sérieusement à sa mission, il avait entrepris d'établir avec elle la liste des présents à faire à tous les souverains, ainsi qu'aux ambassadeurs et aux gentilshommes de sa maison à l'occasion du Sacre.

Deux fois la semaine, cet important travail, pour lequel il avait consulté la liste des bijoux et cadeaux offerts par les rois de France depuis 1662 jusqu'à la fin du règne de Louis XVI, s'accomplissait dans un cabinet en niche, orné de sofas, très agréablement peint avec de petits cartouches et des dessins de Bérain figurant en miniature des oiseaux qui voletaient parmi des fleurs. Les cadres des glaces, les gorges du plafond, les sculptures des lambris et la décoration des fenêtres n'offraient pas une moindre élégance, et les appliques en Vincennes imitant des tulipes, des narcisses et des jacinthes, sortaient en bouquet des murs. Là, ayant à portée de la main sur une coquette table pied de biche une écritoire garnie de ses cornets et poudriers, le monarque, bien plongé au fond d'un lit de repos canné aux armes de Saxe et de Pologne, dictait à la comtesse coiffée d'un bonnet à grand papillon :

– Écrivez, madame… au roi d'Espagne, notre portrait entouré de cent soixante-treize brillants, deux guéridons de vermeil et douze chapelets de pierres fines.

– Pierres fines, répétait tout bas la comtesse, comme si elle eût dit : amen.

-– …À la reine de Suède, un présent de parfums, de rubans, avec une chaloupe de velours noir lisérée d'or et un service de vaisselle.

– …Vaisselle.

– À M. le nonce du pape, une croix pectorale de diamants roses, un pot à oille et une agrafe de manteau.

Parfois elle l'interrompait :

– Surtout que Votre Majesté n'oublie pas le roi de Danernark ; il est à ménager… le Portugal est également de nos amis…

Roulette hochait la tête :

– Paix, madame, n'ayez crainte… je vous dis que tout sera fait et bien fait. Vous savez que j'ai une mémoire de prince.

Et, dans le silence recueiIli qu'accentuait encore le seul grincement de la plume de la comtesse, la voix lente et grave de Louis reprenait :

– Nous disons… à M. l'ambassadeur de Russie, trois tasses d'or pour recevoir le sang des ours à la chasse…

Mais bientôt ce jeu ne lui suffit plus. Durant quelques jours, il eut des accès de littérature, empoigné d'un bel amour pour Crébillon et ses tragédies, parlant théâtre avec la comtesse, lui rappelant aussi les ballets qu'il avait vus, du temps qu'il avait la taille fine et le jarret craquant : « Il y en avait surtout un où la Brelan dansait à miracle… et tout le monde mourait d'envie de la posséder ! » Madame rougissait.

Et puis, brusquement, il se passionna de musique, fit venir des épinettes, des virginales, un orgue de Somer et, dès son lever, il s'emparait d'une mandoline dont il grattait comme un sauvage, suivi des angoras à longs poils qui ronronnaient, bombant leurs gros dos.

La comtesse, plus d'une fois, lui chantait au clavecin, de sa vieille petite voix, la romance célèbre de la marquise de Travanet : « Pauvre Jacques, quand j'étais près de toi !… » et, pour lui plaire, elle rapprit la harpe qu'elle avait su, jeune fille, enguirlander à ravir de ses souples bras nus flottant comme des écharpes.

Oh ! alors, les étranges, les étonnantes soirées que les leurs ! Tandis que le Roy, affaissé en paquet sur un fauteuil, la tête tombée sur la poitrine et l'œil atone, battait mollement la mesure, Madame, presque pas assise sur le haut tabouret contre lequel elle paraissait debout, posait d'abord ses mains, puis de ses longs doigts à bagues marquises, nonchalamment elle effeuillait… un peu… beaucoup… – ainsi que des pâquerettes fanées – les vieillottes mélodies qui font avec élan regretter le bel Autrefois. Tour à tour c'était des cadences, des grandes roulades, des arpègements, les jolis caprices poudrés de Mondoville, de Scarlati et de Rameau, et la colonne enguirlandée de I'instrument rayonnait comme une grosse houlette d'or. Par les fenêtres ouvertes se déroulaient à perte de vue les steppes infinis du firmament pâle, au fond desquels cinglait vent en poupe, en droite ligne parmi les cordillères de nuages, la lune, tour à tour apparue, disparue, semblable à quelque ballon-fantôme, à un aérostat polaire planant sur des chaos de banquises ; tout se taisait et, dans l'attentive pénombre des ténèbres bleues qui baignaient la pièce, les falottes mains à mitaines de Madame continuaient toujours de voltiger sans relâche, effleurant, caressant les cordes minces verticalement tendues, les cordes à ce point miroitantes qu'elle semblait pincer – ossianesque somnambule – de magiques rais de pluie, blancs et sonores. Et le suranné concert se poursuivait ainsi jusqu'au moment où l'aboyeur de nuit, faisant sa ronde en bas des murailles du château, jetait dans le large silence du bourg son triste et monotone avertissement : « Je viens vous… ann… noncer en vous souhai… tant le bonsoir… qu'il est… dix heures… son… nées ! »

Les gothiques époques de couvre-feu, leurs sabbats terrifiants, leurs légendes à beffroi et à fantômes ressuscitaient une courte minute, et revivaient avec la voix d'outre-tombe du vieil homme qu'on se figurait être le Passé en peine, barbe blancbe désolée, vaguant à travers les ruelles, avec une lanterne éteinte. Madame alors quittait sa harpe qu'elle recouvrait d'une housse en soie prune.

Et l'autre s'entendait encore, loin… mais loin…, « …bonsoir… qu'il est… sonnées ! »

 

X

Le comte avait pris l'habitude chaque jour, après le grand déjeuner qui se proclamait au coup de midi, de se faire transporter sur une des terrasses du château d'où l'on jouissait d'une vue incomparable. Là, entre deux créneaux, se trouvait installée une ancienne lunette d'approche de trois pieds, par Passevent, entourée de velours cramoisi, à l'aide de laquelle il surveillait avec intérêt les environs. C'était, à l'horizon, les deux tours jumelles de la cathédrale de Tours ; un peu moins loin, à l'embouchure du Cher, les bois touffus et les pignons de Villandry où Philippe-Auguste traita la paix avec Henri II d'Angleterre ; plus près, vers la gauche, les ruines du château de Cinq-Mars, qui fut rasé par ordre du cardinal de Richelieu ; au midi, une masse épaisse de plusieurs lieues, la forêt de Chinon ; puis, sur les bords mêmes de l'Indre, dont la riante vallée se confond avec celle de la Loire, on apercevait Blanchâtre et le château d'Ussé qui fut, dit-on, le romanesque séjour de la Dame des Belles-Cousines et du petit Jehan de Sintré. Enfin, dans les premiers plans de cet immense et majestueux panorama, parmi les prairies, les coteaux et les vignobles, se déroulait le beau bassin de la Loire couverte de voiles marchandes et dont les grandes eaux battaient jadis les piliers de la forteresse, avant qu'elles eussent été contenues et matées par ces admirables digues commencées sous Louis le Débonnaire.

Abîmé dans une sorte d'hébétude somnolente, Roulette demeurait là, plusieurs heures, au soleil qui ne se montrait plus qu'à de rares intervalles, et il n'ouvrait point la bouche, considérant d'un air farouche la comtesse navrée de le voir glisser en enfance. Il serait trop long d'énumérer ici toutes les bizarreries de son caractère ombrageux, tant il était devenu d'un commerce difficile et rebutant. Il voulait que toutes les portes fussent fermées à clef, et les fenêtres tendues d'épais rideaux. Impossible même aux domestiques de l'approcher. Ceux ci devaient ne point prononcer une syllabe en sa présence, s'abstenir de rire, et déposer leurs souliers dans le vestibule du rez-de-chaussée quand ils avaient à monter aux appartements. Pour les lettres et gazettes, il entendait qu'elles fussent jetées dans une corbeille d'osier placée à cet effet au bas de l'escalier.

Il ne sortait plus guère maintenant. Les chevaux, gonflés de foin, repus d'avoine, crevaient de santé dans les écuries, et quand, par hasard, sur les instances de Madame, il se décidait à une promenade, c'était le matin, dès patron-jacquet, qu'il montait en voiture dans l'intérieur de la grande cour exactement fermée, tandis que Pigache avait défense expresse de jamais se retourner sur son siège. Toutes ces pitoyables jongleries ne faisaient que renforcer dans le village l'espèce de terreur énigmatique inspirée par l'original châtelain. À la veillée, les bonnes femmes affirmaient qu'il avait toujours à portée de sa main des pistolets chargés, et qu'il possédait une île dans les pays chauds où trois cents nègres enchaînés plantaient pour lui des cannes à sucre, jour et nuit.

Cependant les bois, secoués par la bourrasque, se dépouillaient de plus en plus, de gros nuages pommelés, à croupe rebondie, galopaient dans le ciel comme des percherons d'Apocalypse, et, au-dessus des bouquets de plomb des toitures tenant tête à la rafale, du matin au soir les girouettes de fer chantaient la chanson du Vent.

Or, un après-midi, le comte, selon sa coutume, était assis sur la terrasse en dépit des premières bises de novembre qui jetaient comme des pierres les pommes de pins sur le sol, et il s'occupait à faire des fleurs de lys avec des assignats posés en liasses près de lui, sous un presse-papier de marbre.

Appuyée au rempart crénelé, Madame lui parlait doucement, comme aux insensés ou aux fous : « Eh bien, Sire ? que souhaite Votre Majesté pour son dîner ? Veut-elle une chiffonnade, avec une jolie truite au bleu ! »

Il ne répondait pas. Hochant la tête, il poursuivait, plein de gravité, sa puérile besogne, et rien n'était navrant, pour qui l'eût vu, comme le spectacle de ces deux vétustés, de ces deux hivers étranges se faisant vis-à-vis, par ce temps morose, sur cette terrasse déserte, devant ce château, si triste et si mystérieux depuis le sauve-qui-peut de la belle saison que, même en plein jour, il avait l'air à présent d'y faire clair de lune et d'y tinter minuit.

Lamentable surtout était la comtesse, d'une carnation si diaphane, à mesure que l'âge I'immatérialisait, qu'on eût dit une femme en cierges. Ses cheveux, presque blancs, où se jouaient des lueurs d'argent violet, le désenchantement de ses boucles qu'elle ne prenait plus le soin de lisser, l'outre-tombe enfin qu'il y avait dans son regard toujours humide et comme abreuvé de pleurs, un regard lointain, d'une douce fixité oblique, et tel qu'en ont seuls certains pastels de grandes dames mortes, tout cela, ainsi que ses mains, si chétives sous les plis de leurs manches à jabots, et ses pauvres petits pieds étroits dans leurs mules de damas ardoise, semblait pourtant n'éveiller aucune gratitude compatissante dans l'âme de Roulette qui, de jour en jour, n'offrait plus à sa compagne martyre que l'odieux aspect d'une croissante caducité.

– Rentrons, proposa tout à coup Madame, le vent est trop vif et Votre Majesté en paraît incommodée…

– Je le veux bien… car j'éprouve en effet un malaise, une…

Il n'acheva pas. Ses bras battirent l'air tandis qu'une insolite pâleur, soudain suivie d'une rougeur sombre, envahissait son visage, et, poussant un horrible cri rauque, il s'affaissa inerte dans sa chaise qui bascula et chavira, le détrônant, le jetant à terre avec un bruit sourd.

Aussitôt transporté dans ses appartements par les valets accourus aux clameurs de la comtesse, le Prince fut étendu sur son lit où, malgré tous les efforts tentés pour le ranimer, il demeura sans connaissance jusqu'à sept heures du soir, heure à laquelle arrivèrent enfin MM. de Bercegrange et Paroisse, les médecins que Pigache, à franc étrier, avait été quérir à Tours en calèche.

Dès qu'elle les aperçut, la comtesse se précipita au-devant d'eux, à demi folle, et leur pressant tour à tour les mains dans les siennes :

– Promettez de le sauver, et de faire pour lui ce que vous feriez… pour un Roy !

Le vénérable docteur Paroisse prit la parole, et, d'une voix lente, presque sévère :

 – Nous ferons pour M. le comte, madame, comme pour un homme. Dans un lit, il n'y a, pour nous autres, ni monarque, ni vigneron, ni duchesse, ni harengère : il n'y a qu'une créature malade ayant droit à sa part de santé.

– Vous avez raison, fit-elle, allons vite près de lui !

Sans s'appuyer à la rampe, impétueuse et vive comme une jeune fille, elle les précéda dans I'escalier dont elle effleurait à peine les marches. La douleur aussi bien que la joie donne des ailes.

A la file, ils entrèrent dans la vaste pièce où planait déjà Je silence des catastrophes. L'examen des médecins fut d'assez longue durée. Sur leur prière, Madame s'était écartée pour les laisser plus Iibres. Tournant le dos au lit, elle ne bougeait point, assise près d'une console où se trouvaient, posés encore sur un plateau, le pot au lait à bec et la tasse à deux anses qui avaient servi le matin, – pour la dernière fois peut-être ! au lever du Roy ; mais son immobilité même prouvait les angoisses où la plongeait cette consultation, dont elle souhaitait et redoutait en même temps l'issue. On percevait par instants, sans qu'on en distinguât le sens, les quelques phrases échangées à voix basse entre les médecins penchés sur le corps toujours inerte du comte, ainsi que les muettes allées et venues de Roseau, et cette scène – uniquement éclairée par deux grands candélabres qui figuraient, par contraste, des enfants rieurs tenant des brandons à bras tendus – offrait un étrange caractère de solennité poignante.

Ne pouvant plus se maîtriser, Madame à la fin cria de sa place :

– Vivra-t-il ?

– Seulement si Dieu le permet, lui répondit M. de Bercegrange.

– En ce cas je réponds de Dieu ! affirma-t-elle avec une chaleur hautaine.

– Pour nous, déclara le médecin, nous estimons notre tâche – trop courte hélas, et presque inutile ! – remplie à présent. Le malade est dans un état de syncope qui va cesser d'ici une demi-heure. À son réveil, il recouvrera toute sa connaissance et son entière lucidité ; mais pour bien peu de temps, nous le craignons. Une terrible crise le menace, qui peut… qui doit I'emporter. C'est alors qu'il faudra prier, madame, car il sera dans la paume de Celui-là seul qui sait, quand il lui plaît, faire revivre les mourants.

– Ainsi, dit-elle, ayant retrouvé déjà en face du péril toute son énergie, vous ne pouvez plus rien, et vous partez ?

Ils ne répondirent point ; elle comprit, et d'un sang-froid à glacer, leur faisant une profonde révérence :

– Merci, messieurs. Vous connaîtrez peut-être un jour quel homme vous avez soigné là, sur ce lit !

Puis, les laissant tout interloqués de la singularité de ses dernières paroles, autant que du luxe qui les environnait et auquel ils n'avaient point jusque-là prêté d'attention, elle ne s'occupa plus que de son Roy.

Couché sur le dos, les deux bras abandonnés sur les couvertures, le comte était toujours sans mouvement, remplissant toute la largeur du lit de sa corpulence.

Tout à coup, il ouvrit les yeux, en un tourne-main il changea de couleur, son visage apaisé s'éclaira, et il demanda d'une voix très nette :

– Je voudrais bien voir M. Narbonne. Sans tarder, car c'est pressé !

La nouvelle de l'accident survenu au comte, ainsi que l'arrivée puis le départ des médecins, avaient révolutionné le village, et le curé, justement comme on s'apprêtait à l'aller chercher, se présentait au château afin d'obtenir des nouvelles. Malgré la douleur qui l'accablait, Madame était trop femme de piété pour n'avoir pas ressenti une douce joie en entendant le prince, jusque-là si violemment éloigné de Dieu, réclamer la présence de son saint ministre.

Que de fois elle avait dû se cacher pour réciter ses prières, à propos desquelles il lui lançait toujours chat aux jambes !

– Ah l monsieur, dit-elle à l'abbé en retenant à grand'peine ses larmes, il vous a demandé de lui-même, il est perdu…

– Pour la terre, madame, mais gagné pour le Ciel. C'est quelque chose.

EIle eut un geste de révolte :

– Le Ciel peut bien attendre !

Pax, madame la comtesse, et prions plutôt, tous tant que nous sommes, pour que ce ciel ne nous fasse pas trop attendre, et languir durant l'éternité.

Dans l'âme de tout homme qui se voit un peu mourir, si pervers ou si incroyant qu'il ait vécu, la crainte, avant-garde du repentir, opère souvent des miracles. C'en était un que Roulette eût exigé l'abbé Narbonne. On a beau se piquer d'irréligion et simuler le brave, la seule perspective d'un paradis pour les gens de vertu et d'un enfer pour la clique est de nature à vous jeter dans un fâcheux détroit. Et puis, qui saura jamais les mystérieux retours faits sur soi-même aux heures où l'on sent qu'on n'est plus qu'à deux toises de la redoutable Porte derrière laquelle, Thomas incrédule, on mettra sa main dans la large plaie divine ? Brutalement chaviré avant la fin de la pièce, perdant pied sur ces planches fragiles d'ici-bas, le comédien, envahi de remords, avait mentalement imploré Ie pardon de son imposture ; mais l'attaque l'avait foudroyé avant que ses lèvres eussent pu articuler le nom du prêtre. Sa première parole et sa première pensée à son réveil avaient été néanmoins pour lui, et peut-être Madame, si sensible et si tendre, souffrit-elle alors de n'en pas avoir été l'objet.

– Enfin ! laissez-nous seuls, commanda le malade impatient, aussitôt que le prêtre parut.

Madame obéit, et tandis que Roulette – moins touché par la grâce que talonné par un salutaire effroi du Lendemain – épanchait humblement dans le sein du vieux curé stupéfait la confession de ce qu'il appelait : le crime de sa vie, elle regagna sa chambre dont les hautes fenêtres à petits carreaux avaient vue sur l'église de Langeais.

C'était une bien modeste et bien ancienne église de village, dans le style du quinzième, avec un chœur vermoulu, à pans coupés, dont les vitraux enfumés par les âges s'allumaient d'or et de cinabre aux glorieux bûchers du soleil couchant. Ses arcs-boutants et ses piliers déchiquetés, troués comme de la pierre ponce, où les hirondelles crépissaient leurs nids, étaient, par endroits, tapissés de mousses jaunes, pareilles à des lambeaux de velours d'Utrecht, et sa flèche, de construction anglaise, qui passait pour dater du temps de Richard Cœur de Lion, empalait le coq sans pattes qui doit, à la diane du Jugement Dernier, se désembrocher à tire-d'aile de tous les clochers de France. Bien souvent Madame, à la coulée du jour, était venue se recueillir sous ses voûtes, prosternée dans le banc seigneurial, où jamais le Roy n'avait consenti à paraître.

À cette minute, où Dieu prenait si manifestement sa revanche, la cloche soudain se mit à tinter, avec lenteur, hélant pour I'Angélus les travailleurs perdus des sillons. Les volées, avec un bruit de vieux bronze campagnard, vibraient dans la pureté lumineuse du ciel brusquement éclairci, et c'était comme une rustique absoute donnée par l'airain à toute la nature, au laborieux bétail, aux habitants lassés des chaumières.

Tandis que les derniers accents de la cloche résonnaient encore, la comtesse, dans un mystique élan de foi, fit le vœu, si le Roy guérissait, d'observer jusqu'à la fin de sa vie le maigre perpétuel, de vendre au profit des pauvres ses bijoux, son linge de corps et toutes ses hardes, et de ne plus porter qu'une robe de bure, sachant pourtant bien par expérience, la pauvre et dévouée victime, que les sacrifices les plus héroïques sont impuissants à conjurer les malheurs en marche.

De retour dans la chambre du comte, elle fut aussitôt frappée de l'affreux changement qui s'était opéré en lui. Depuis qu'il avait achevé sa confession et reçu le pardon de ses fautes, la raison I'abandonnait de nouveau. Dressé sur son séant, le front ruisselant d'une sueur froide et visqueuse, il regardait fixement devant lui un spectacle invisible qui semblait captiver toute son attention. Ses lèvres tremblaient, mouillées aux commissures d'une écume jaunâtre comme aux instants de sa vie où il entrait en fureur, et du geste il imposait silence à Madame pétrifiée. Debout à son chevet, tenant jointes ses fortes mains de paysan –  si délicates néanmoins quand elles maniaient le calice et cueillaient l'hostie – l'abbé Narbonne priait avec une touchante ferveur, en homme familiarisé depuis longtemps aux terribles folies de cette lutte suprêrne.

Pendant plusieurs instants le comte demeura ainsi ; le grand lit craquait sous les saccades de sa respiration haletante. Puis, tout à coup, il parla. Il parla haut et fort, avec une effrayante volubilité, tel qu'un enfant qui récite une leçon apprise par cœur, répétant phrase par phrase, mot par mot, les instructions qui lui avaient été données autrefois rue de Varennes, par le docteur Lecharme : « …D'une main je joue avec le Saint-Esprit qui pend sur ma poitrine… Tâcher d'avoir un sourire de monarque. Je l'aurai… Elle se précipite à mes genoux, qu'elle baise, je la laisse faire… »

Les paroles, pressées, coulaient à flots, à torrents de sa bouche qui soudain se tordit, et resta grande ouverte, ne vomissant plus aucun son. L'abbé se pencha, lui présentant un petit crucifix pour la bonne mort. Il le considéra longuement : ses traits convulsés se tendirent et, fixant le prêtre, avec une moue de résigné : « Ah oui ! c'est vous qui êtes le Récollet ? Allons ! je vois bien que je suis tondu ! » Neuf heures sonnaient alors et, sur la pointe du pied, l'on apporta des lampes qui remplacèrent les bougies dont la longue flamme chauffait déjà les bobèches.

Puis, le moribond ânonna des paroles sans suite, des propos de délire que suggérait à son esprit enténébré le misérable et dernier rôle qu'il avait joué sous un nom pompeux qui n'était qu'une vaine écorce. Il voulait qu'on lui mît ses cordons et ses crachats, projetant une guerre dans les Flandres, commandant qu'on fît avancer sur l'heure les brigades du guet, et mille incohérences plus inattendues les unes que les autres.

Tantôt il courbait la tête et se recueillait en une terreur réfléchie ; on eût dit alors qu'il se sentait vis-à-vis du grand Juge en mauvaise posture, et que sa conscience le travaillait ; tantôt il promenait ses yeux autour de soi avec lenteur, la colère crispait soudain son visage, et il accablait d'injures l'abbé Narbonne : « Tirez-vous de là, maugrebleu, rengainez votre eau bénite, et me laissez en paix ! » Ensuite, c'était des immobilités terribles, des prostrations d'une profondeur de gouffre, durant lesquelles on n'entendait que la plainte du vent dans les branches, le hennissement macabre d'un cheval s'élevant du côté des communs, le glas des heures, tous les bruits ironiques de la vie du dehors qui poursuit son cours et ne veut rien savoir.

De minute en minute, la face du comédien, de blême qu'elle était, devenait terreuse et plombée, couleur de ce plomb, de cette terre qui l'allaient recouvrir dans l'éternelle nuit, les joues flasques et pareilles à des morceaux de linceul se collaient aux mâchoires dont elles dessinaient l'ossature, le nez bourbonnien s'amincissait et s'efffilait tel qu'un bec de grand oiseau de proie, tandis que les aspirations de la poitrine péniblement soulevée se faisaient plus intermittentes, comme s'il eût, l'avare, sordidement coupé en quatre les petites secondes de royauté qui lui restaient à dépenser. Tout certifiait sa fin immédiate. Elle était écrite à la fois sur ses traits livides, sur ceux de Madame qui semblait la statue tombale de la Désolation, sur ceux de l'abbé Narbonne en oraisons, à l'affût de l'âme prête à jaillir.

À ce relais suprême, l'ancien postillon, ayant pu se mettre sur le côté, tourna vers la comtesse un œiI cave, décoloré, renfoncé dans l'orbite, mais dans l'expression duquel apparut avec évidence un désir fou de parler, joint à l'angoisse de n'en avoir plus la force. Pénétrée de cette crainte religieuse qui vous paralyse au chevet des mourants, comme si le moindre geste trop brusquement fait, le moindre mot dit trop fort allaient briser le fil si ténu qui les retient à la terre, Madame s'avançait vers le Roy, – avec quelles infinies précautions ! – quand ce dernier, ayant rassemblé toute son énergie, parvint à prononcer gravement ces mots, qui tombèrent dans la chambre comme si la foudre y éclatait :

– Pardon… Je ne suis pas… je n'ai jamais été Louis XVII !

Cette phrase horrible n'eut pas été plus tôt achevée qu'une égale terreur, presque surnaturelle, décomposa le visage des trois acteurs de cette scène tragique, dont l'un avait déjà les deux pieds dans la tombe. Roulette, allégé par cet aveu in extremis en même temps que stupéfié vaguement du coup qu'il avait frappé, Madame, tout entière aux affres de cette révélation qui jetait à bas les saintes idoles de sa vie et la faisait douter du passé, du présent, du ciel et d'elle-même, enfin le vieux prêtre, implorant Dieu, le suppliant tout bas de ne pas lui donner deux cadavres à bénir, tous trois alors, pâles d'une semblable pâleur, se regardèrent dans une si glaciale et si effrayante anxiété que, si elle eût duré une minute de plus, elle leur eût arraché, avec la vie et la raison, des cris de douleur comme on n'en pousse que sous la griffe des plus hideux cauchemars. Devant l'interrogation muette de la comtesse, à la prière de ses yeux hagards, l'abbé Narbonne n'hésita pas et, plutôt que de voir tomber à ses pieds la touchante folle qui ne demandait qu'à croire encore à son Roy, au martyr méconnu qu'elle ne tarderait pas à rejoindre, il eut pitié et il fit, le curé de campagne, le premier mensonge qu'il eût jamais fait depuis cinquante-deux ans qu'il avait reçu la tonsure. Attirant Madame à quelques pas, il Iui jeta dans l'oreille : « Ne le croyez pas… J'ai reçu sa confession… Il est bien le fils de saint Louis. »

Réprimant une exclamation de joie, elle se laissa couler à genoux sur le tapis, la tête dans ses mains, tandis que le prêtre commençait à réciter tout haut le Pater, dont les belles expressions latines vibrèrent avec une majesté inconnue. Ce sont des moments de cérémonie, redoutables et grandioses, où Dieu a l'air de faire la moitié du chemin, au-devant de l'homme qui arrive à lui.

Le moribond râlait maintenant, avec une douceur régulière. Tout à coup il se raidit, comme le prêtre en était à ce passage : Adveniat regnum tuum… ses pupilles se dilatèrent jusqu'à atteindre le double de leur diamètre, et il expira.

 

XI

Ce n'est pas un des moins saisissants effets de la mort que l'espèce d'arrogance dramatique et théâtrale qui préside à toutes ses formalités. Étrange dernier acte, en effet, que celui qui se représente dans nos églises vastes et hautes ainsi que les plus belles salles d'Opéra, acte joué sans souffleur, parfois devant des banquettes vides, où il y a des chœurs, des violons, des soprani, des figurants, des décors de velours et d'hermine, plantés par des machinistes funèbres, et des rangées de cierges en guise de rampes, où le principal rôle est tenu par un personnage bien muet qui récolte néanmoins à cette heure plus de bouquets que le plus brillant des ténors italiens dans toute sa carrière, où l'assistance, qui n'est pas payante, tour à tour pleure, bâille, ou rit, avec les plus abominables passions tapies au fond de l'âme.

En même temps, il apparaît alors avec évidence combien la Camarde, en dépit des sentiments égalitaires qu'on lui prête, a de dédain pour la roture et le commun des mortels. La morgue inébranlable de cette grande dame, la lenteur espacée de ses manières, ses chamarres d'argent, son goût d'ostentation, de parure, de luxe, de piaffe et de pavane sentent Ieur aristocrate d'une lieue. Il y a je ne sais quel contentement secret, mais certain, dans l'étalage des crêpes et des tentures qu'elle nécessite. Elle est à la fois talon noir et collet monté. Ne lui parlez pas de ces malheureux qui s'éteignent sans même laisser au fond de leur tiroir le moindre grand cordon, la plus petite plaque à porter sur un coussin… Non, les cadavres bien nés, les cendres du Faubourg, les restes qui remontent aux Croisades lui sont seuls précieux, et elle réserve aux os des douairières, à la dépouille des pages de Charles X un tout spécial accueil empreint de reconnaissance pour ces morts à particule, dont la réclame est une autre monnaie que celle des pauvres hères qui vont dormir inaperçus, comme ils ont végété. Frapper la populace et la canaille lui est comme une mésalliance ; aussi, pour rattraper la qualité par la quantité, s'en donne-t-elle largement quand elle coupe les blés de ces basses prairies, et alors nous avons les épidémies, la peste, le choléra, ou bien la guerre, qui coûte cinquante mille fils de paysans pour cent officiers nobles. Enfin, si l'étiquette n'avait pas été trouvée et organisée par les Cours, elle l'aurait à coup sûr inventée, car elle est la source et le prétexte d'un des plus merveilleux genres de mise en scène qui soit au monde : la mise en scène funéraire. Véritablement, n'étaient les pleurs qu'elle fait couler, il faudrait bénir et remercier la Mort pour les extraordinaires spectacles qu'elle procure gratis aux vivants, pour ses fastueuses cavalcades, ses cortèges, ses défilés, ses orchestres, ses tambours bâillonnés, ses cloches, ses bouts de l'an, ses messes admirables, ses Libera, ses Dies Irae, ses Requiem, ses Tuba mirum, ses De profundis qui sont pour nous un voluptueux et terrifiant avant-goût de l'au-delà, et nous laissent tout pantelants d'angoisse religieuse. À ces moments-là, le défunt, fût-il immortel et harassé de gloire, disparaît pour céder sa place à la Mort, et c'est Elle, Elle seule qu'on voit s'avancer entre les lampadaires, parmi l'encens, au petit pas de son noir quadrige. Et voilà pourquoi, comme elle est la Vanité faite fléau, qu'elle pue deux fois plus encore d'orgueil que de pourriture, elle adore s'emmarquiser et s'offrir, quand elle le peut, de princières obsèques, n'ayant jamais tant d'allégresse au cœur que les soirs où elle découronne un Roy, fût-ce un Capet d'imposture, oui, fût-ce un roy de folle et de malade, un ancien postillon né dans une arrière-boutique et versé dans un palais .

La nuit, la journée du lendemain et la seconde nuit qui suivirent la catastrophe, Madame, refusant toute nourriture, puisant ses seules forces dans sa douleur, les passa au chevet du Prince, étendu tout habillé sur un lit de parade, avec du rouge de Portugal aux pommettes, et des gants blancs, dans la suprême ironie de son costume royal.

Elle ne pouvait détacher ses regards de ce visage dont l'ordinaire vulgarité, invisible pour elle seule, avait disparu depuis qu'il reposait, comme un bloc de marbre, parmi les oreillers de velours bleu. Éclairée ainsi, aux lueurs mouvantes des flambeaux et des girandoles, la tête du Roy, énergique et nette, avec des trous d'ombre aux tempes et au creux des mâchoires, semblait la tête déjà moulée de sa propre statue. La comtesse y retrouvait le puissant contour du profil qu'elle avait tant de fois rêvé sur l'or des monnaies de France, et elle demeurait recueillie, muette, devant la beauté empreinte sur les traits de l'auguste défunt que la Mort, déférente, abritait jusqu'à la fin sous son dais. Et c'était Louis XVII en personne, le Dauphin de Trianon, le fils adoré d'Antoinette, qui était là, cadavre, déjà froid comme une macreuse.

Quelques heures avant la mise en bière, Ia comtesse, anéantie, alla s'asseoir près l'une des fenêtres, grande ouverte sur une aube froide de la fin de novembre. Une stupeur générale émanait des bois dépouillés, des gazons flétris, des ruines accablées, comme si la terre, les arbres, les pierres se communiquaient entre eux, dans leur langage inconnu « l'étonnante nouvelle » : « Le Roy est mort… Vous savez que le Roy est mort ? » Du fond des taillis où il était retiré, le bélier Cathédrale poussa un affreux hennissement. Dans le ciel, les nuages de la nuit avaient même échafaudé, pour cette Majesté qui venait de rendre son âme à Dieu, un prodigieux catafalque avec son premier plan, son lointain, ses charpentes, sa voûte, ses tentures de ténèbres. Les dernières étoiles, comme de pâles cierges, l'éclairaient encore ; des fumées montaient à ses angles ainsi que des torches mal éteintes, et de longs voiles éplorés, des voiles d'une lieue qu'on eût dit de mousseline noire, flottaient doucement tout autour, funèbres écharpes. Mais soudain la fragile et colossale machine oscilla, se fendit, ses marches s'effritèrent, le vent souffla les cierges, renversa les colonnes, chavira la voûte, arracha les rideaux, culbuta la grandiose pièce montée mortuaire, dont les débris tordus disparurent bientôt vers le nord, charretés par un obscur et lent nuage qui avait la forme d'un tombereau géant. Et Madame restait toujours à la même place.

Hypnotisée en quelque sorte par ce spectacle où elle voulut voir une mystérieuse prophétie, elle comprit soudain, par intuition, dans une brusque échappée sur l'avenir, que c'en était à jamais fini de cette inexprimable et glorieuse chose qui s'appelle : le Prestige monarchique. Sans doute, la Monarchie n'était pas morte avec celui qu'on allait coucher sous la dalle, elle vivrait encore des siècles durant, et elle prospèrerait dans cette France qui lui devait son indestructible grandeur. Malgré les révolutions qui pourraient la briser le matin pour la rendre plus nécessaire le soir, elle ressusciterait toujours de ses cendres, plus forte et plus complète, mais sans prestige, sans le charme, l'éclat et la grâce qui la brodaient et la paraient, sans cette fleur d'étiquette qui en était la politesse poudrée, toujours en éveil, sans le culte et la religieuse adoration de tout un peuple. Finis les Versailles et les Marly, finis les Suisses veillant à la porte des Reines, finis les fastueux carrosses, qui n'éclaboussaient et n'écrasaient personne, qui n'étaient point tellement gardés que Ravaillac ne pût sauter sur leur marchepied, ni tellement rapides qu'on ne les rattrapât à Varennes ; finis les palais d'eau, les naumachies, les Apollons des bassins, les Cérès des charmilles, les fifres, les plumets, les timbales sonores, et les chasses, la vieille louveterie. Finis : Monsieur frère du Roy, Mesdames, le Dauphin, les enfants de France, tous ces grands mots de six pieds, mots magiques, si chers au cœur des fidèles, et qui évoquaient toute l'Histoire quand ils tombaient de la bouche des hérauts ou des lèvres frémissantes de Bossuet ; finis le règne et la splendeur de l'épée, l'arme nationale du champ de bataille et du salon, jamais rendue, si tôt tirée pour rien : pour une femme, une fleur, un ruban ; finie la monarchie du mobilier, de l'architecture, des jardins, des quais aux sévères parapets, des fortifications à la Vauban, et aussi celle des portraits, des tapisseries, de l'art et de la mode. Certes, l'avenir aurait autant de courage, mais jamais plus la souriante bravoure du passé, la courtoisie de Fontenoy ; il flotterait. toujours des drapeaux, jamais plus d'étendards ni de cornettes ; il resterait toujours de la noblesse, jamais plus de gentilshommes… Et enfin, se demandait la comtesse, que deviendront les Lys, nos Lys, ces idéales fleurs de neige qui coûtèrent tant de pur et beau sang ? Après avoir accompagné, suivi pas à pas la Monarchie à travers les siècles, s'être épanouis sur ses blasons et sur sa coiffure depuis le heaume des Croisés jusqu'au feutre des gars de Charette, peut-être eux aussi, grattés sur la pierre des palais et sur le marbre des tombeaux, chassés de partout, du costume, des cocardes, des sabres et des écussons, ils disparaîtront à jamais, pour ne plus subsister, dans la mémoire des hommes futurs, que comme les divins souvenirs, d'immortelles et poétiques fleurs de légende !

………………………………………

Quand vint l'heure de visser la bière, Madame y plaça, non sans un immense regret, les cheveux de Marie-Antoinette, de Mesdames Elisabeth et Royale, ces reliques mêmes que le Prince lui avait données, un jour qui fut un des plus beaux de sa vie ; mais, pour ces dernières minutes d'adieux, elle reconquit tout son calme et sut avoir l'âme à la hauteur du coup qui la foudroyait.

Sans se départir du plus rigide sang-froid, elle régla l'étiquette mortuaire avec le curé, à savoir : le grand luminaire, un poêle brodé, l'argenterie de l'église avec le De profundis en faux bourdon et toute la sonnerie. Enfin, la valetaille vêtue d'enterrement et les glaces des salons drapées pour six mois, elle adopta pour elle le deuil de cour, qui est la coiffe de crêpe noir, les manches en pagodes avec l'éventail de crêpe, le manchon revêtu de raz de Saint-Maur, les gants et les souliers bronze.

Et dans le fond du parc,. à l'ombre des ruines romanes du vieux château, un peu à gauche de l'horloge de Flore à présent envahie par les ronces, Denis Roulette, grâce à une permission obtenue par Madame, fut enterré en grande pompe de village, par une matinée grise, sans soleil, au milieu d'un assez nombreux concours de paysans que la somptuosité des obsèques avait attirés.

On pouvait encore voir, il y a quelques années, la dalle de marbre noir qui fut scellée sur sa tombe avec cette inscription :

ICI REPOSE
DANS L'ATTENTE DE LA BIENHEUREUSE
RÉSURRECTION
CHARLES-LOUIS, DUC DE NORMANDIE
NÉ A VERSAILLES LE 27 MARS 1785,
DÉCÉDÉ A LANGEAIS LE 19 NOVEMBRE 1843
Sic transit gloria mundi


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