SIRE, de Henri Lavedan
critique par Jules Lemaître, dans la Revue Bleue, 1888
Au temps du roi Louis- Philippe, la vieille comtesse de Saint-Salbi vit toute seule, parmi de vieilles choses, dans son vieil appartement de la rue de Varennes. Elle a un culte : celui de la royauté légitime et, en particulier, du roi Louis XVII, à la mort de qui elle n'a jamais voulu croire. Elle l'espère, elle l'attend, elle veut le voir, elle en meurt. Pour la sauver, son vieux médecin imagine de faire jouer auprès d'elle le rôle de Louis XVII par un aventurier gras, à nez bourbonien, un nommé Roulette, qui a été postillon, écrivain public, accordeur de pianos et comédien. Roulette prend goût à son rôle. Il fait mettre à la porte le vieux médecin pour n'avoir pas à partager les petits bénéfices de l'affaire. Puis, la vieille dame ayant hérité de cinq millions, il l'épouse morganatiquement et s'installe avec elle dans un magnifique vieux château qu'elle a en Touraine. Il vit là comme un coq en pâte, se gave, s'empiffre, parade, se laisse adorer, opprime et brutalise la pauvre femme, l'épouvante un jour en lui déclarant qu'il est républicain et en lui chantant la Carmagnole, et meurt enfin d'une royale indigestion. Et la comtesse, ferme dans sa foi, fait graver sur le tombeau : « Ici repose, dans l'attente de la bienheureuse résurrection, Charles-Louis, duc de Normandie. Sic transit gloria mundi. »
C'est un conte. M. Henri Lavedan ne nous donne point cela pour autre chose. Ce conte repose sur d'assez fortes conventions. Il faut, notamment, que la comtesse de Saint-Salbi ne mette pas une fois le nez à la fenêtre, qu'elle vive sans aucune espèce de communication avec le dehors. Et il faut que Roulette ait l'âme assez robuste pour se contenter de satisfactions et de ripailles absolument solitaires. Nous le voulons bien.
C'est un conte narquois : j'y reconnais l'esprit de mes compatriotes les guépins, comme on appelle les Orléanais. Les bouts de concersation de la comtesse et de Roulette sont impayables :
« ...Terre d'exil... tristes souvenirs... Qu'il est lourd, le poids d'une couronne !... passé de deuil et de sang... ne point faillir à ma mission... Il tombait dans des gravités subites :
– Ces temps sont loin.
– Et Varennes, balbutiait-elle, haletante… le retour à Paris ?
– Horribles souvenirs, madame, horribles !
Et il était pâle, mais pâle… »
Ou bien :
« – Et ce Lafayette, Sire, I'avez-vous vu sur son cheval blanc ?
À cette question posée d'une voix émue et vibrante par Mme de Saint-Salbi, Roulette ne répondit d'abord pas ; il hocha la tête de bas en haut, leva les yeux, qu'il tint plusieurs secondes obstinément pointés sur la rosace du plafond, et laissa enfin tomber avec un soupir :
– Ah l s'il avait voulu !
Une flamme éclaira le regard de la comtesse.
– Mais Pétion ? interrogea-t-elle, que pense de Pétion Votre Majesté ?
lci le visage de Roulette s'adoucit dans une expression grave et réfléchie, à voix basse il prononce : « Oh ! lui, j'en pense bien des choses !… bien des choses !… » accompagnant cette appréciation d'un geste vague et fatigué de son bras droit, levé à demi.
– Comme Votre Majesté juge avec profondeur et originalité les hommes, répliqua-t-elle. »
Et ce conte narquois est un conte fort pittoresque. Les descriptions des milieux, de tous les détails extérieurs, du mobilier, des toilettes, des bibelots, de tout le rococo du dernier siècle, y sont incomparables. C'est une résurrection quasi fantastique, car les objets y apparaissent à la fois très précis et très lointains... Il y a là de bien remarquables prouesses de style, de ces morceaux de facture qui rappellent les « chefs-d'œuvre » des ouvriers des anciennes corporations. Je ne vois personne parmi les jeunes gens qui possède mieux que M. Henri Lavedan tous les secrets de l'« écriture artiste », toutes les habiletés de notre plus récente rhétorique .
« De subtils parfums rôdaient autour des meubles délicieusement surannés ; et de ce mélancolique appartement bien épousseté se dégageait un charme si intense d'armoiries, une si pénétrante saveur de passé à particule, que le cartel rococo avec ses amours de cuivre, et son balancier sage et réservé – au lieu de marquer l'heure présente, le temps d'aujourd'hui – avait bien plutôt l'air de dévider de l'arriéré, des heures de jadis, tout un très vieux temps de grenier.
Et ailleurs :
« L'heure était intime, d'une exquise et solennelle vétusté, profondément triste de la tristesse des grandeurs déchues, troublée à peine par le craquement d'un meuble de Boulle ou le roulement lointain de quelque voiture qu'on croyait un carrosse... Une atmosphère ancien régime flottait, enveloppant cette grande dame et ce beau vieux gentilhomme .. Quand le roi décroisait ses jambes , les boucles de ses souliers lançaient des lueurs. »
Avec cela ... je ne dirai pas que ce conte est trop long, puisqu'il est bon ; mais je dirai encore moins qu'il est trop court. Et je ne dirai pas non plus que la manière de M. Henri Lavedan est un peu fatigante, puisqu'elle me ravit ; mais je dirai encore moins qu'elle est unie et reposante.
Je ne dirai pas davantage que ce conte est trop sprirituel (c'est un si rare défaut !) ni que je me plains qu'il soit constamment ironique, ni que je déplore que ce soit un conte et non pas un roman… Et pourtant, si M. Henri Ladedan avait voulu !… S'il avait voulu, au lieu de ces fantoches trop simplifiés, tous deux immuables dans leur attitude, nous montrer des êtres vivants ? Était-il nécessaire que la comtesse fût à ce point faible d'esprit ? Était-il nécessaire que le faux Louis XVII fût un drôle ?… Je rêve une jolie et touchante histoire. La comtesse serait une exquise petite vieille, un peu trop romanesque seulement et de trop d'imagination. Et lui, le faux Louis XVII, serait sincère, il se croirait le Dauphin, et c'est pour cela qu'il le ferait croire à son amie. C'est lui qui serait fou, d'une folie douce, comique et attendrissante. Et l'on voudrait détromper la vieille dame, et l'on ne ferait par là que fortifier sa foi. Et alors leurs entretiens, leur amitié et toute leur liaison ne serait plus grotesque ni caricaturale, mais aurait une grâce triste et qui nous mouillerait les yeux…
Bon ! voilà que je tombe encore dans ce travers de demander aux gens autre chose que ce qu'ils ont voulu faire, tout en trouvant excellent ce qu'ils ont fait. Mais aussi, pourquoi certaines pages de M. Henri Lavedan lui-même (et par exemple tel conte ou tel dialogue de la Vie parisienne) donnent-elles l'idée de quelque chose de plus franc, de plus sincère, de plus humain, de plus intéressant, à mon gré, que cette fantaisie d'art, si accomplie qu'elle soit ?
Jules LEMAÎTRE, Revue Bleue, n° 23, 8 décembre 1888, p. 730-731