<== Retour


Henri Lavedan

LA HAUTE

1895

20 sketches


Dernière main
Scène de tous les soirs
Retour de Tonkin
Sept ans après
Art et littérature
Un peu de tenue
Cette santé
En vacances
Septuagénaires
Libre-échange
A la sortie de l'Opéra, propos de valetaille
Partie carrée
Les enfants à côté
Réciprocité
À cheval
Trois soutanes
Sous les drapeaux
Grand-père et petlt-fils
Photographie
L'avenir


DERNIÈRE MAIN

LE DUC DE COUTRAS, 29 ans.
GASPARD, entre 45 et 50 ans.

Le duc vient de déjeuner : deux œufs cocotte, un thé. II se prépare à sortir. Il est assis, en peignoir, dans son cabinet de toilette. Des flacons, des flacons. Gaspard, armé d'une brosse douillette, est occupé à oindre de brillantine les derniers cheveux qui défendent encore le crâne de son matître.

LE DUC, qui se voit dans la glace. - Quelle façade, saperlotte !… Je me gerce.

GASPARD. - Que monsieur le duc ne s'impressionne pas ! Tant que monsieur le duc n'est pas terminé…

LE DUC, indiquant sa tête. - Et quoi de neuf là-haut ?

GASPARD. - Rien. Les tempes sont bonnes.

LE DUC. - Enfin, ça pousse ?

GASPARD. - Pas encore, mais le cœur y est.

LE DUC. - C'est long… Ah ! vous ne faites jamais assez bouffer là… sur la gauche.

GASPARD. - Monsieur le duc sait bien que je les organise de mon mieux.

LE DUC. - C'est bon. Passez-moi le vaporisa…

GASPARD, qui le lui donne. - Voilà.

LE Duc. - Avez-vous… pfff… parcouru… pfff… les journaux ?… pfff…

GASPARD. - À la minute. Rien d'intéressant pour monsieur le duc.

LE Duc. - Des détails ? pfff…

GASPARD. - Carnot a chassé hier à Marly.

LE DUC. - Me laisse froid… Bon fusil Carnot, hé ? (Il repose le vaporisateur.)

GASPARD. - Peuh !… Honorable.

LE DUC. - Après ? Pas si fort, vous avez la main pâteuse ce matin.

GASPARD, qui s'apprête à le friser, son fer à la main. - Exposition rue de Sèze… des bruits de guerre… l'Autriche qui ne va pas… Meilhac qui prend de l'avance sur Thureau-Dangin.

LE Duc. - Broglie va être vexé… Et les horreurs ?

GASPARD. - Deux ou trois crimes, mais très bêtes…

LE DUC. - Et les théâtres ?… allons ? Faut tout vous arracher !

GASPARD. - Presque rien d'amusant. L'Eden, avec Judic et Granier qui s'embrassent.

LE DUC, incrédule. - Elle est bonne.

GASPARD. - Le jeune chose… de l'Odéon, qui se marie.

LE DUC. - Sur qui ?

CASPARD, dédaigneux. - Putt… Une jeune personne dont les parents sont marquis depuis huit ans.

LE DUC. - Voilà une alliance.

GASPARD, qui tend au duc un miroir à main. - Monsieur le duc n'a pas d'observations à me présenter ?

LE DUC, satisfait. - Aucune, Gaspard… Faites des progrès tous les jours.

GASPARD. - Monsieur le duc est l'indulgence même. (Il lui présente la chemise.)

LE DUC. - Dites donc, Gaspard ? franchement… y a pas des jours où ça vous embête ferme d'être domestique ?

GASPARD. - D'abord, je ferai observer à monsieur le duc que je ne suis pas domestique. (Il lui présente, un genou en terre, le pantalon à enfiler.)

LE DUC, qui se culotte. - ? ? ? ?

GASPARD, rentrant du plat de la main les bouffants dans la ceinture. - Je suis valet de chambre auprès de monsieur le duc. Un abime. Et comme monsieur le duc, tout en étant parfois raide comme barre, c'est vrai, demeure pourtant toujours très juste et très bon… je ne suis pas malheureux sous ses ordres.

LE DUC. - Continuez, Gaspard, vous me faites plaisir.

GASPARD, offrant les bretelles rouges magenta. - Puisque monsieur le duc est assez bienveillant pour me laisser parler, il ne se fâchera pas de ce que je vais lui dire ?

LE DUC. - Allez… allez donc !

GASPARD. - Eh bien, si j'ai du contentement à son service, c'est que monsieur le duc me traite toujours avec les égards que mérite un valet de chambre tel que moi… Du premier jour que je l'ai habillé j'ai apprécié Monsieur le duc.Et il ne m'a jamais tutoyé. J'ai horreur des maîtres qui se mettent à mon niveau.

LE DUC, enfilant le gilet. - Vous êtes un type… La boucle par derrière ?…

GASPARD. - On me l'a dit quelquefois, monsieur le duc.

LE Duc. - Alors vous vous trouvez bien ?… Passez-moi mes bagues ?… Vous ne changeriez pas ?

GASPARD. - Changer ? Ah ! on voit bien que monsieur le duc ignore combien c'est délicat aujourd'hui de se placer ! De jour en jour la Noblesse… Aïe ! Bientôt, il n'y aura plus de Maisons. Maintenant le valet ne sait pas à qui se fier… Toujours cette perspective de s'attacher à des maîtres dont un mois après on aura peut-être à rougir, et auxquels il faudra donner congé. Je ne froisse pas monsieur le duc ? Les ciseaux sont là.

LE DUC, qui se fait les ongles. - Non, Gaspard, je vous l'aurais fait sentir… Quelle cravate ? (Gaspard lui tend grande ouverte la boîte aux cravates. Le duc chipote dans le tas.) Celle-ci, hein ?

GASPARD. - Plutôt la noire… Le noir donne du chic et du froid à la pâleur de monsieur le duc… Voyez-vous, monsieur le duc, nous autres nous sommes impersonnels… Le maître nous baptise ou nous débaptise à son gré. En réalité nous n'avons pas d'autre nom que le sien : nous sommes Conti, Luynes ou la Trémoïlle… Moi je suis Coutras. Aussi le déshonneur de la Maison où nous servons nous atteint en pleine livrée… Nous recevons les baguettes du feu d'artifice… Et voilà des carrières brisées, ou du moins interrompues pour un temps…

LE DUC. - Oh ?

GASPARD. - À la lettre, monsieur le duc… Les uns alors cherchent à l'étranger… Ainsi j'ai mon cousin qui est maître d'hôtel en second chez une duchesse de Nassau… mais la plupart tournent mal, ou bien ils vont chez les rastaquouères, ou bien alors… le demi-monde… ces dames du Gil Blas… Ils sont à l'eau… (Il présente au duc plusieurs boutons de roses.)

LE DUC. - Le blanc.

GASPARD. - Si je ne suis pas indiscret… monsieur le duc va bien, n'est-ce pas, chez… ?

LE DUC, le sourcil froncé - Plaît-il ?

GASPARD. - C'était pour conseiller respectueusement à monsieur le duc le bouton jaune qui va mieux… aux brunes.

LE DUC, souriant. - Vous avez des réticences… On dirait vraiment, Gaspard, que vous voulez bien vous intéresser à moi.

GASPARD. - C'est vrai. Le parfait valet de chambre, monsieur le duc, doit être un peu un collaborateur.

LE DUC. - Enfin, vous ne me servez pas, vous m'aidez ?

GASPARD. - Monsieur le duc l'a dit.

LE DUC. - Vous êtes bon… Quelle heure ?

GASPARD. Deux heures et demie.

LE DUC. - Pas tard Quand je me lève comme ça, grand matin… ça n'est pas comparable ! Je me sens tout léger.

GASPARD. - Les gants de monsieur le duc.

LE DUC. - …

GASPARD. - Sa canne.

LE DUC. - …

GASPARD. - Monsieur le duc aura du soleil.

LE DUC. - Tant mieux… Suis gelé.

GASPARD. - Monsieur le duc rentrera-t-il avant cinq heures ?

LE DUC. - Je ne pense pas. Ah ! si cette dame venait… Blonde… vous savez ?… Je suis… je suis… je suis parti pour l'Écosse.

GASPARD. - Pour six mois peut-être ?

LE DUC. - Justement.

GASPARD. - Et si quelquefois, d'autres… visites.

LE DUC. - Les autres ?… Vous recevrez… Je laisse à votre tact…

GASPARD. - Monsieur le duc le connaît.

LE DUC. - À six heures… viendrez m'habiller au cercle.

GASPARD. - Le coupé ce soir ?

LE DUC. - Non… Et je n'aurai pas besoin de vous à partir de sept heures.

GASPARD. - Je remercie Monsieur le duc. Justement mardi… j'irai entendre un acte aux Français. Pierson joue, J'adore Pierson. (Le duc sort. Gespard lui tient la porte et s'incline.) Monsieur le duc… (Puis, seul, la porte refermée.) Pas fort, mais gentil… (Mélancolique.) Et puis dame… une sacrée allure… ce petit rien que nous n'aurons jamais !


SCÈNE DE TOUS LES SOIRS

Au Cercle. - Entre une heure et deux du matin. - Le duc de Coutras, le marquis d'Argentay, le baron de Vouvans et l'ami Thomson sont assis dans les fauteuils de cuir. - Ils fument, avec de grands silences.

COUTRAS, - Quel jour sommes-nous ?

VOUVANS. - Jeudi, ou samedi.

D'ARGENTAY. - Non. Nous sommes dans le début du mardi de Pâques (Il tire sa montre.) depuis trente-trois minutes.

COUTRAS. - L'année est longue cette année.

THOMSON. - Tu trouves toujours l'année longue quand tu as perdu.

COUTRAS. - N'ai pas perdu.

THOMSON. - Alors tu as gagné ?

COUTRAS. - Rien fait. Suis à jeu.

THOMSON. - C'est pire.

D'ARGENTAY. - Qui est-ce qui vient demain soir avec moi à la Grande Marnîère ?

COUTRAS. - …

VOUVANS. - …

THOMSON. - …

D'ARGENTAY. - Inutile de parler tous à la fois ! J'irai avec mon beau-père.

THOMSON. - Vous oubliez que je monte demain… Quand je dis demain… aujourd'hui même.

VOUVANS. - C'est juste, à la Croix. Toujours Gimblette ?

THOMSON. - Toujours.

D'ARGENTAY. - Ah ! la brave petite bête. Franche ! bonne nature, pas d'arrière-pensée… Bonne, bonne tout à fait !

THOMSON. - C'est une personne, absolument ! Plus je la monte, plus je m'y attache.

VOUVANS. - C'est pas comme les f…

THOMSON. - Dites pas d'inconvenances le mardi de Pâques ! Savez-vous ce que j'ai fait tantôt ?

D'ARGENTAY. - Comment voulez-vous ?

COUTRAS. - La noce ?

THOMSON. - La noce ? avant de monter ?… Pas sérieux. Eh bien, puisque vous n'êtes pas à la devinette, je vais vous le dire : j'ai fait mon tes… ta… ment !

D' ARGENTAY. - Gai ! bien gai !

THOMMSON. - Chaque année je monte à la Croix, et chaque année je le fais la veille…

COUTRAS. - Pourquoi un nouveau chaque fois ? Depuis cinq ans que tu cours, le même pourrait te resservir.

THOMSON. - Oui, mais comme, avec le temps qui passe, j'ai toujours quelque chose à ajouter ou à retrancher, j'aime mieux en faire un neuf. C'est pas chic de ressemeler ses dernières volontés.

COUTRAS. - À ton aise.

THOMSON. - Et puis, ce testament, c'est mon fétiche à moi. Blaguez si vous voulez, mais je suis sûr que si je manquais de le faire j'empoignerais la tape.

D'ARGENTAY. - Oui, oui ! convenu. Assez de testament comme ça ! Vous savez que je n'aime pas les ordres d'idées lugubres. C'est bon pour ceux qui font de la littérature ! Mais moi qui n'en ferai jamais, heureusement pour les lecteurs, ça m'embête ! Et cependant, moi, d'Argentay, oui, moi ! si j'avais voulu écrire, eh bien…

COUTRAS. - Eh bien ?

D'ARGENTAY. - J'aurais raconté… des choses de livres… des… histoires inventées, enfin… tout comme un autre.

COUTRAS. - Mieux.

VOUVANS. - Pourquoi pas ?

THOMSON. - Entendu, d'Argentay ! À quand votre prochain roman chez Buloz ?

D'ARGENTAY. - Fichez- nous la paix, avec la Revue des Vieux Mondes ! Moi j'ai faim. Allons-nous quelque part manger deux œufs ?

VOUVANS. - Des œufs ? Toujours le carême, alors ?

D'ARGENTAY. - Vous prendrez de l'oie si ça vous en dit.

THOMSON. - Moi je vais me coucher. Je monte aujourd'hui…

COUTRAS. - Il est une heure. Tu ne peux pas te coucher avec ton dîner sur l'estomac. Détestable.

VOUVANS. - Où pourrions-nous bien aller pour gâcher un peu de temps ?

D'ARGENTAY. - …

COUTRAS. - …

THOMSON. - …

VOUVANS. - C'est inouï, tout de même, et c'est raide que, dans une ville comme Paris, on soit à ne pas savoir que faire pour s'égayer un peu passé minuit !

D'ARGENTAY. - À moins que…

TOUS. - Ah non ! non ! non ! non !

D'ARGENTAY. - Alors j'en reviens à ma première idée.

COUTRAS. - Celle des œufs ?

VOUVANs. - Soit.

COUTRAS. - Soit.

THOMSON. - Moi je vais me coucher…

COUTRAS.- Tu montes aujourd'hui ; oui, nous le savons.

THOMSON. -Tu es vraiment drôle, Coutras, d'insister comme ça… J'aurai des jambes en coton.

D'ARGENTAY. -Ta ta ta !

VOUVANS. - Enfin, que faisons-nous ?

D'ARGENTAY. - Oui, que faisons-nous ?

COUTRAS. - Nous faisons… nous faisons… la vie.

VOUVANS. - Ça dure depuis douze ans.

D'ARGENTAY. - On ne s'en Jasse pas. Curieux !

VOUVANS. - Et le plus fort, c'est de penser que dans vingt ans ça nous amusera autant, peut-être davantage.

D'ARGENTAY. - Bien possible. Je me rappelle une pauvre fille rencontrée une nuit sur le trottoir, pâle, sinistre… Je lui dis : « Ce métier doit te peser, hein ? » Elle me répondit en souriant : « Non pas. D' jour en jour j'y prends goût ! »

COUTRAS. - Un bon Forain que ce mot-là.

VOUVANS. - Avec tout ça, que faisons-nous ?

D'ARGENTAY. - Nous sommes bien Parisiens et nous fumons. Voilà.

THOMSON. - Écoutez, moi, je vais me coucher, parce que j'aurai des jambes en…

COUTRAS. - Tu n'es pas encore au lit ? Va au lit… Va !

THOMSON. - Bonsoir, j'y cours. (Il se lève.) La bonne nuit !

D'ARGENTAY. - Merci.

VOUVANS. - À demain ! (Thomson sort.)

COUTRAS. - Gentil, Thomson, hé ?

VOUVANS. - Tout à fait.

D'ARGENTAY. - Belle tenue… Avec cela du cœur, et puis un esprit d'élite. Il mène divinement ! Je me souviens, l'an passé, route de Marly, dans son mail. Saint-Hubertin tenait les ficelles, il se laisse gagner à la main ; un des chevaux de volée qui était sous l'œil prend peur, l'autre s'échauffe, nous voilà emmenés. Saint-Hubertin tire… tire… des veines dans le cou, gonflées à claquer. Il avait beau faire… Batt ! Je dis à Morgane : « Mon petit, nous allons être semés ! » Alors Thomson se lève, empoigne les rênes des mains de Saint-Hubertin, et en trois minutes il nous réintégrait les canards aux petites allures, top… top… joli, sans douleur. Je ne connais que Thomson pour faire ça.

VOUVANS. - Oui, c'est un gentil garçon. Il n'y a qu'une chose de dommage ; pourquoi est-il toqué depuis trois ans de cette Maria ? Une femme vieille et qui le trompe à tour-de-jambe.

COUTRAS. - Et il ne s'en doute pas ! Il se croit aimé. C'est fou, mais c'est ainsi… Ah ! tout ça l. .. (Il se lève.) Je vais rentrer… Les amis ! (Il fait un signe d'adieu et sort.)

VOUVANS. - Oui, le cas de Thomson est bien étrange… bien étrange !

D'ARGENTAY. - Et celui de Coutras, donc ! de Coutras qui nous quitte… Vous êtes au courant ?

VOUVANS. - Non.

D'ARGENTAY. - Pas possible !

VOUVANS. - Je vous assure.

D'ARGENTAY. - Mais, mon cher, tout le monde sait ça. Coutras aime en cachette la baronne de Vercourt, une vieille femme… ravagée… terminée…

VOUVANS. - Ah ! pardon ! permettez !… Elle a vingt-sept ans ! je le sais… vingt-sept !

D'ARGENTAY. - C'est ce que je dis… Comment, vous en êtes là ? Mais, à vingt-sept ans, on est une vieille, une très vieille femme… Une duègne, vous m'entendez ? Surtout quand on a la chance d'en paraître quarante comme Mme de Vercourt, et quarante bien franchis.

VouvANS. - Je ne veux pas discuter avec vous. Je trouve la baronne adorable… Je maintiens le mot : ado…

D'ARGENTAY. - Collégien !

VOUVANS. - À ce prix-là tant que vous voudrez !

D'ARGENTAY. - Non, croyez-moi, il n'y a qu'un âge pour la femme, c'est quand elle s'apprête à le devenir.

VOUVANS. - Quoi ?

D'ARGENTAY. - Femme, donc ! C'est de dix-sept à vingt ans. Voilà. Le reste ?… brrou ! Rien que d'y penser, j'en ai froid…

VOUVANS. - Dans le dos ?

D'ARGENTAY. - Dans le dos aussi.

VOUVANS. - Il ne faudrait pas vous lâcher dans un bal blanc, je vois ça.

D'ARGENTAY. - Vous l'avez dit. J'y vois rouge. (Il tire sa montre.) Deux heures et demie… je rentre. Vous m'accompagnez ?

VOUVANS. - Je suis un peu fatigué, mais tout de même.

D'ARGENTAY. - Alors, je suis à vous dans une seconde. Deux lignes à écrire.

VOUVANS. - Faites, cher ami.

(D'Argentay va écrire à une table, à l'écart, tandis que Vouvans songe.)

VOUVANS, à part. - C'était à craindre. À force de recommander à la baronne d'être ostensiblement aimable pour Coutras, j'aurais dû prévoir qu'on interprèterait ce manège. Et en effet on l'interprète. Dès demain, il faut que je lui parle. Je ne veux pas avoir l'air, si jamais notre liaison se découvre, d'avoir trompé Coutras avec ma maîtresse ! Nom d'un chien, que d'ennuis ! C'est bien la peine d'aimer une honnête femme pour avoir autant de tracas qu'avec une… Eh bien, d'Argentay ?

D'ARGENTAY, de sa place. - Je finis, mon cher, je finis.

DANS LE VESTIBULE

(Deux valels de pied causent à voix basse.)

PREMIER VALET, qui tient une lettre sur un petit plateau. - M. d'Argentay ?

SECOND VALET, montrant le salon. - Il est là… Fais voir ? (Il regarde l'écriture de l'enveloppe.) C'est de son crampon.

PREMIER VALET. - On dit que ça ne date pas de ce matin. Et quel âge, la chatte ?

SECOND VALET. - Une remise. Quarante ans tapés.

PREMIER VALET. - Chouette ! (MM. d'Argentay et de Vouvans apparaissent dans le vestibule. Le premier valet tend la lettre à M. d'Argentay.) Voilà, monsieur le comte.

D'ARGENTAY, prend la lettre, sourit avec fatuité, et penché à l'oreille de Vouvans. - C'est de la petite !

(Paletots, chapeaux, cannes. PorLe ouverte avec déférence. Ils sortent.)


RETOUR DE TONKIN

Ces Messieurs (en habit) :
MARQUIS D'ÉTAMPES, dans la soixantaine.
BARON D'APY, quarante-deux ans.
THOMSON, trente-cinq ans.
DE POURTAIL, sous-lieutenant de chasseurs d'Afrique en uniforme, médailles d'Annam et du Tonkin.
VICOMTE DE CROCÉ, vingt-deux ans.
DUC DE COUTRAS, vingt-neuf ans.

Les femmes (en peau, fleurs et dlamants) :
LUCIE CHLOÉ, plutôt quarante ans, mais peu abîmée.
JEANNE DES ADRETS, de vingt-cinq à trente ans, brune.
BERTHE SAMSON, vingt ans.

On a dîné chez d'Apy, dans son petit hôtel de l'avenue Friedland. – On est au salon. – Café.

D'APY. - Et les femmes, Pourtail ?

COUTRAS. - Oui. Bonnes fortunes là-bas ?

POURTAIL. - Au Tonkin ? des bonnes fortunes ? Ah çà, tu plaisantes ?

THOMSON. - Enfin les femmes, quoi ?

POURTAIL. - Peuh ! des besognes sans intérêt… qu'est-ce que vous voulez ? Un mur.

D'APY. - Vains efforts, n'est-ce pas ? Jamais la plus petite réponse ?

CROCÉ. - Oui, je vois ça… Elles ne connaissent pas le spasme.

POURTAIL. - Pas l'ombre.

D'ÉTAMPES. - J'ai horreur de ça.

BERTHE SAMSON. - En voilà qui ont de la veine ! Je ne sais pas ce que je donnerais pour en être là, moi !

THOMSC'N. - Vraiment, vous êtes si… c'est vrai, Crocé ?

CROCÉ. - Une pile ! .. les bobines de Rhumkorf !

POURTAIL, qui plonge. - Je les vois bien…

D'APY. - Et Lucie ? hein, Lucie ?

LUCIE CHLOÉ. - Oh ! moi… c'était bon dans le temps… quand je battais la dèche avec un pauvre petit coupé à un cheval… Aujourd'hui… j'imite.

D'APY. - Malin ; mais pas toujours bien commode.

JEANNE DES ADRETS. - Nous avons tellement l'habitude !

CROCÉ. - …Elle l'a lâché… Alors, mon cher, il a pris un revolver… et plan !

COUTRAS. - Mâtiche !

BERTHE SAMSON. - Sa famille doit être au désespoir.

LUCIE CHLOÉ. - C'es. toujours pas mon fils qui se tuera plus tard pour des gueuses.

BERTHE SAMSON. - Comment va-t-il à propos, votre grand garçon ?

LUCIE CHLOÉ. - Pas mal, je vous remercie, il est chez les Pères d'Arcueil, il travaille… ses professeurs sont très contents.

THOMSON. - Ça nous serait plus difficile à nous d'imiter.

D'APY. -Bah ! est-ce qu'on sait ?… En s'y mettant. (À Pourtail.) Conte-nous donc une de tes histoires de femmes. Il a dû t'arriver tout plein d'affaires là-bas ?

BERTHE SAMSON. - Une un peu poivrée, s'il vous plaît ?

THOMSON. - Non. Je propose un poker !

CROCÉ. - Oui, un poker. Les histoires de femmes, d'amour… tout ça me rend malade Et vous, d'Etampes ?

POURTAIL. - Figurez-vous que là-bas le ciel est d'une couleur spéciale…

D'ÉTAMPES. - Moi, ça m'est égal. J'aime mieux… j'aime mieux un bon cigare… il n'y a encore que ça au monde… oui, un bon cigare auquel on pense à tête reposée quand on l'a fini. On y pense… bien.

POURTAIL. - Je l'ai eu comme camarade… Il a fait les cent dix-neuf coups !

CROCÉ. - Qui est-ce qui veut du genièvre ?

BERTHE SAMSON. - Plein. Jusqu'au bord.

D'APY. - Vous· allez vous griser, ma reine.

BERTHE SAMSON. - On a de la tête.

JEANNE DES ADRETS. - Vous ne pourriez pas m'indiquer un bon cocher, ni trop mince, ni trop gras, entrelardé. Et puis pas trop familier. J'en cherche un.

LUCIE CHLOÉ. - Je vous plains bien, chère amie.

D'APY. - Conte-nous donc tout de même une histoire.

POURTAIL. - Ah ! j'en sais bien une.

BERTHE SAMSON. - Eh ! des Adrets, dis-leur donc celle de tes premiers cent mille francs.

JEANNE DES ADRETS. - Prenez garde, chère amie, qu'on ne raconte celle de vos premiers cent sous.

CROCÉ. - Oh ! mesdames.

D'APY. - Allons ! la paix, mes enfants. Vas-y vite de ta blague, Pourtail.

POURTAIL. - Attendez que je m'allume… Eh bien, voilà : ça se passe au Tonkin… Je venais d'être nommé sous-lieutenant. Un matin, le commandant me fait venir et me dit : « Il y a dans tel village un chef qui a essayé plusieurs fois de nous empoisonner, moi et des officiers ; il est temps de faire justice… Vous allez prendre quelques hommes avec vous, le village est à six lieues, et vous allez me choper ce lascar-là… Je vous donne quarante-huit heures. Que je l'aie pour après demain à mon déjeuner… Et puis, par la même occasion, bouclez-moi toute la famille, les femmes et les enfants… C'est compris, allez ! » Je dis : « C'est compris, mon commandant. » Et je commence à faire mes préparatifs ; je choisis, pour les emmener avec moi, six hommes que je connaissais bien, des gars d'attaque, solides au poste, prompts à la rescousse, des durs enfin, et nous voilà partis. Je savais par un espion…

BERTHE SAMSON. - Vrai, j'aimerais tout de même avoir été dans ces pays-là !

D'APY. - Berthe, écoute le monsieur !

POURTAIL. - …par un espion que le chef tonkinois devait se trouver à manger le soir dans une maison, à l'entrée du village, où il avait coutume de venir prendre ses repas. Je dis à mes hommes : « C'est là que nous le cueillerons. » Nous restons cachés jusqu'à la tombée du jour dans les environs et, à l'heure où nous pensions le trouver, nous nous avançons tout doucement vers le village, espacés les uns des autres de plusieurs mètres. Nous étions vêtus de toile, avec le casque à la Stanley. Pour toute arme, je n'avais qu'un couteau à la ceinture : et mon kropatchek… Ah ! quand j'y repense…

LUCIE CHLOÉ. - Hein ? quoi ?

POURTAIL - C'est une petite carabine de guerre. Sans être vus – une vraie chance ! – nous gagnons comme ça, presque à plat ventre, les premières maisonnettes. Et finalement nous nous arrêtons devant une case où flottait un petit drapeau jaune, vert et noir. C'était là. Je fais signe à mes hommes de se mettre derrière moi, et après avoir, d'un coup de pied, défoncé une porte en claies, j'entre le premier, mon kropatchek au point. Ah ! cristi ! quel coup de théâtre ! LeTonkinois était assis qui mangeait avec deux hommes, un revolver posé à côté de lui, sur la table ; il pâlit en me voyant, saute sur son arme, m'envoie quatre coups, me rate ; je lui décharge cinq coups de kropatchek, je le rate aussi. Il saute par une fenêtre, traverse une grande cour comme une cour de ferme où des enfants et des femmes hurlaient, éperdus, en se tordant les bras ; je n'ai que le temps de voir ses habits de soie blanche disparaître et se perdre dans la nuit. Je me lance à sa poursuite, mais j'eus beau battre toute la maison avec mes hommes, impossible de retrouver sa trace… Le mâtin s'était tapi, terré je ne sais où. Rien. Là-dessus, je dis à mes troupiers : « Mes enfants, c'est manqué, nous n'avons plus qu'à rappliquer. Hop, au camp ! » Alors, un sergent de zouaves me demande : « Mon lieutenant, nous avons pincé la bourgeoise, qu'est-ce qu'il faut faire de ce gibier ? » Et il me montre, à quelques pas…

LUCIE CHLOÉ. - Pauvre femme !

POURTAIL. - …une grande créature au teint citron, avec d'admirables yeux noirs féroces, abrités par des sourcils d'encre, et une poitrine superbe, enfin une vraie beauté plastique (véritable exception, car toutes les femelles de là-bas sont en général fichues comme l'as de pique !). C'était la première femme du chef, une beauté, je vous le répète.

BERTHE SAMSON. - Ne vous emballez pas !

PouRTAIL. - Je la regarde, eJle soutient mon regard sans broncher ; alors je dis au zouave : « Nous l'emmenons au camp. » Elle nous suit sans résistance, toujours farouche, muette, les lèvres serrées. Nous boulottons, car nous avions faim. On offre à manger à la femme, qui refuse, et deux heures après nous revenions par la rivière, dans un sampan, les rameurs et mes hommes sur le bateau, moi et ma captive sous le sampan.

JEANNE DES ADRETS. - Ça se corse.

D'APY. - Oui, je trouve que ça tourne au collage.

POURTAIL. - Les nuits sont fraîches, là-bas. J'étais blotti sous mes couvertures, mais je ne vous cacherai pas qu'avec une gaillarde de cette trempe j'ouvrais I'œil, le meilleur, et que j'avais la main sur mon couteau, bien résolu à décourager la belle si la fantaisie lui prenait de me détruire. On ne sait jamais.

BERTHE SAMSON. - Lâche ! une femme.

POURTAIL. - N'oublions pas que je lui avais fait délier les pieds et les mains, et que, la voyant bientôt grelotter et claquer des dents, je lui avais jeté une de mes couvertures, qu'elle avait prise, impassible, sans un geste même de remerciement. J'étais encore gentil, quoique vous ayez l'air de dire… Et nous étions donc ainsi couchés tous deux à un mètre de distance, dans la nuit. On n'entendait rien que le clapotis de l'eau contre les parois du bateau, et le chant monotone d'un rameur… Et ce n'était pas banal… À ce moment-là – je vous jure que c'est la vérité – j'ai pensé que j'aurais du plaisir à conter ça plus tard aux bons amis.

LUCIE CHLOÉ. - Allez donc ! la suite.

POURTAIL. - Je commençais à m'endormir, éreinté, quand j'entends un petit bruit. Je regarde, et qu'est-ce que je vois ? la scélérate qui s'avançait en rampant vers moi, comme une couleuvre. Je me dis : « Je suis le plus fort, attendons, il sera toujours temps de la poignarder. » Je savais qu'elle n'avait pas d'arme et j'étais curieux devoir comment elle allait s'y prendre pour m'envoyer ad patres. La voilà près de moi, son corps presque sur le mien ; ses mains se posent sur ma poitrine – je ne bouge pas– glissent sous ma chemise, à même la peau – Dieu ! qu'elles étaient froide ! –  remontent jusqu'à mon cou, derrière lequel elles se nouent – je ne bouge toujours pas – et puis elle pousse un grand soupir, et puis sa tête s'abat contre la mienne, et puis sa bouche sur ma bouche… Cette fois je comprends… c'était de l'amour… et du violent, croyez-moi !

CROCÉ. - Et alors, tu bouges ?… Kropatchek…

POURTAIL. - Mais dame ! oui. Avoue qu'à ma place…

COUTRAS. - Ah ! c'était de bonne guerre !

LUCIE CHLOÉ. - Est-ce qu'on vous a compté ça pour une campagne ?

BERTHE SAMSON. - Vous deviez être très mal ?

POURTAIL. - Non.

D'APY. - Canaille, va !

POURTAIL. - Mais écoutez donc la fin : À l'aube, un peu dégrisé, j'arrive au camp. Ma conquête, en dépit de ce qui s'était passé entre nous, gardait vis-à-vis de moi sa même attitude, hautaine et sombre, à tel point que, si je n'avais pas été sûr de mon affaire, j'aurais cru avoir rêvé. Je vais aussitôt trouver le commandant ; je lui raconte toute l'expédition.

D'ETAMPES. - Excepté la petite escarmouche du bateau ?

POURTAIL. - Bien entendu. Mais ne blaguez pas. Quand j'ai fini, il réfléchit une minute, et, puis d'une voix un peu sèche : « C'est embêtant que vous ayez raté l'homme… mais, puisque vous n'avez pas raté la femme (il ne croyait pas si bien dire, le commandant, et, tout en refoulant une nerveuse envie de rire, je tremblais pourtant de peur, à mesure qu'il parlait), il s'agit de donner une petite leçon à ces singes qui nous mutilent nos prisonniers ; aussi vous allez me prendre la belle et lui faire trancher la tête, illico, d'ici une demi-heure, et pas d'un seul coup… non, un petit coupe-cou d'abord. On enverra la tête au mari, ça lui fera plaisir. Allez !

COUTRAS. - Pénible.

CROCÉ. - Alors ?

BERTHE SAMSON. - Qu'est-ce que vous avez fait ?

POURTAIL. - Oh ! je savais que le commandant était un homme, avec du cœur… et puis chic, un homme, à qui on pouvait dire certaines choses, et qui était capable de les comprendre… Ma foi, je lui ai tout avoué… J'étais ému, ma parole, et je bafouillais un peu… : « Enfin, mon commandant, vous m'entendez ? Je ne peux pas faire tuer cette femme qui sort de mes bras… je ne peux pas commander le coup de sabre… Je ne vous ai encore rien demandé ; faites-moi la grâce, je vous en supplie, de m'accorder cette femme comme prise de guerre… et qu'elle ait la vie sauve. » J'attendais. Alors, après une minute de réflexion, il s'est mis à rire et il m'a dit : « Soit, polisson, garde-la. » En un instant, l'histoire s'était répandue dans le camp, tous les camarades sont venus me plaisanter : « Ah I bien, Pourtail, mon vieux, nos compliments, si c'est comme ça que tu te fais rouler par ta prisonnière ! » Et j'ai dû, ma foi, payer le champagne.

D'APY. - Et qu'est-ce que c'est devenu, cette liaison ?

PouRTAIL. - Ça a duré quinze jours, au bout desquels j'ai renvoyé ma femme à son premier mari.

CROCÉ. - Parce que ?

POURTAIL. - Elle me tuait à grand feu, je m'affaiblissais.

COUTRAS. - Eh bien, mesdames, que pensez-vous de… cette… petite anecdote de notre ami ?

LUCIE CHLOÉ. - Ça finit mal.

BERTHE SAMSON. - J'espérais qu'il l'avait fait mettre à mort. C'était plus poignant.

JEANNE DES ADRETS. - Nous sommes désappointées.

POURTAIL. - Bons petits cœurs !


SEPT ANS APRÈS

LE COMTE ROGER DE TRAINOU, trente-deux ans.
LILETTE, vingt-quatre ans.
FERNAND DES ROCHES, trente-cinq ans.

Par un joli temps d'automne, fin et comme Il faut, vers les dix heures du matin, Roger de Trainou est en voiture. Il regarde distraitement par la portière. Tout à coup, au coin de la rue du Quatre-Septembre et de l'avenue de l'Opéra, il pousse un petit cri : « Lilette ! » Une jeune femme, qui s'apprêtait à traverser, lève instinctivement les yeux comme si elle avait deviné plutôt qu'entendu son exclamation, et aussitôt la voilà qui s'arrête et rougit, les yeux brillants… Mais le jeune homme s'est élancé au-devant d'elle, et malgré sa pâleur il a l'air tout heureux.

LUI. - Vous ? Vous ?…

ELLE. - Oui. Comme voilà longtemps ! Hein ?

LUI. - Voulez-vous que je vous dépose là où vous alliez ?

ELLE. - Volontiers. Je vais chez ma couturière, 6, rue Halévy.

LUI, chagriné. - C'est trop près.

ELLE. - Je ne monterai pas tout de suite ; nous causerons un peu dans la voiture.

LUI. - À la bonne heure. (Ils montent. Le cocher touche.) Ma petite Lilette !

ELLE. - Mais oui, Roger. Combien depuis que nous ne nous sommes vus ?

LUI. - Quatre ans… La dernière fois au Vernissage.

ELLE. - Vous avez changé… Quoi ? Je ne sais pas… C'est toujours vous et ce n'est plus vous. Et puis, vous paraissez triste ?

LUI. - Ce n'est rien. Mais vous, Lilette, regardez-moi donc ? Êtes-vous gentille, et fraîche ? Avez-vous une assez belle mine ? À mordre dedans.

ELLE. - C'est la campagne, mon ami.

LUI. - On m'a dit. Voilà trois ans que vous habitez Viroflay toute l'année. Mais, à ce propos, comment se fait-il… ?

ELLE. - Fernand est parti hier pour trois jours à la chasse… en Sologne.

LUI. - Alors, vous êtes veuve ?

ELLE. - Oui. Il y a longtemps aussi que vous ne l'avez vu, Fernand, et il s'en plaint.

LUI. - Cinq à six mois en effet. Il se porte bien ?

ELLE. - Très bien.

LUI. -Et ça va avec lui ?… Pas d'accrocs ?

ELLE. - Rien du tout. Un agneau. Dans le début, j'avais des craintes… Il menait une vie si mouvementée, si en l'air, que je me disais : « Je crois bien que nous deux, mon petit… » Eh bien, au contraire, nous nous entendons à ravir.

LUI. - Mais les arbres toute l'année… pas trop sévères ?

ELLE. - Je m'y suis faite.

LUI. - Enfin, vous êtes heureuse ?

ELLE. - Oui.

LUI. - Allons ! Ça me fait plaisir de savoir qu'après moi… Et puis, quoi ? je vous comprends… Fernand est un gentil garçon.

ELLE. - Très gentil.

LUI. - Il a tout ce qu'il faut… presque tout ce qu'il faut pour…

ELLE. - Nous parlons de vous bien souvent.

LUI. - Ah !

ELLE. - Qu'est-ce qu'il y a de drôle à ça ?

LUI. - Rien. Mais… sait-il qu'autrefois je…

ELLE. - Je lui ai juré que non, et il a une confiance aveugle en moi. Maintenant, c'est possible qu'il s'en doute.

LUI. - À moins d'être bête…

ELLE. - Il faut venir nous voir à Viroflay. Fernand vous en a prié vingt fois. Aujourd'hui, c'est moi qui le veux.

LUI. - J'aime autant pas. Avoir ma serviette chez vous ? Non.

ELLE. - Vous êtes ridicule.

LUI. - Ah ! dame, écoutez-donc ! J'ai beau n'être plus que votre ami… demandez-moi autre chose que d'être votre témoin.

ELLE. - Jaloux alors ?

Lux. - Non. Mais je l'ai été.

ELLE. - C'est vrai.

LUI. - Je vous ai aimée,Lilette… Comme je vous ai aimée !

ELLE. - Moi aussi, mon ami.

LUI. - Voilà sept ans.

ELLE. - Sept, oui.

LUI. - Notre liaison n'a pourtant duré que trois mois, j'en garderai le souvenir toute ma vie.

ELLE. - Je n'ai encore rien oublié.

LUI. - Vous vous souvenez du jour où je vous ai vidé mon petit cœur pour la première fois, derrière le parc Monceau ?… Et les jolis cheveux blonds que vous aviez dans ce temps-la !

ELLE. - Je les ai toujours.

LUI. - Je n'en sais plus rien. Et nos rendez-vous le soir, quand je vous attendais en voiture, au coin du pont de Solférino ?

ELLE. - Je me rappelle.

LUI. - Et cette Journée que nous avons passée dans le parc de Saint-Cloud ? Et le soir où…

ELLE. - Ne continuez pas. Je me rappelle tout.

LUI, il lui prend la main. - C'était, Lilette, un très bon temps… oui… et quand j'y resonge…

ELLE. - Il est passé.

LUI. - Absolument passé ? (Fredonnant sur l'air de Malborough.) Jamais… ne re…viendra ?

ELLE, retirant sa main. - Jamais… Soyez raisonnable, et n'oubliez pas que Fernand est votre ami.

LUI. - Pardon, je perds la tête… Mais j'étais si peu préparé à vous revoir que je suis un peu détraqué…

ELLE. - Remettez-vous. Je suis définitivement très attachée à Fernand. Dans les commencements… je vous l'avoue… j'aurais peut-être encore pu le tromper – pas avec vous, un ancien, oh ! non – mais avec un homme qui eût été mon amant pour la première fois… Tandis qu'aujourd'hui, j'en ai assez de toutes mes folies… Fernand est sacré… C'est comme s'il était mon mari.

LUI. - S'il vous quitte ?

ELLE. - Il ne peut pas, il est trop bien pris. Mais, parlons de vous. Car enfin, mon ami, il s'est passé bien du nouveau dans votre vie… j'ai su ça… Vous êtes marié à présent… marié, Roger ! Est-ce possible ?

LUI. - Oui.

ELLE. - Des bébés ?

LUI. - Un.

ELLE. - Petit garçon ?

LUI. - Une fille.

ELLE. - Quel âge ?

LUI. - Trois ans bientôt.

ELLE. - Comme vous devez être heureux !

LUI. - Passionnément, surtout depuis deux ans.

ELLE. - Pourquoi depuis ?…

LUI, bas. - Parce que je suis séparé, ma pauvre amie…

ELLE. - Qu'est-ce que vous me dites là !

LUI. - Je vous dis que je suis séparé… séparé de ma femme, séparé judiciairement… J'ai reconquis ma Iiberté… ma belle liberté…

ELLE. - Mais l'enfant ?

LUI. - Je l'ai.

ELLE. - Ah ! tant mieux ! J'ai eu peur.

LUI. - Et voilà, Lilette.

ELLE. - Quelle histoire ! Comment ?… quoi ?… Je ne connaissais rien de tout cela. Fernand le sait ?

LUI. - Mais oui, il le sait.

ELLE. - Il ne m'en a jamais dit un mot… C'est bien bizarre… Je ne voudrais pas être indiscrète… Alors, vous ne vous entendiez pas ?… les caractères ? ou bien si…

LUI. - Tant qu'elle pouvait.

ELLE. - C'est abominable. Qu'est-ce qu'elles ont donc dans le corps, ces femmes-là ?

LUI. - Peu de cœur.

ELLE. -Et c'est ça le mariage ?

LUI. - Il a été ça pour moi.

ELLE. - De sorte que vous voilà seul avec une fillette…

LUI. - Hé oui.

ELLE. - Mais, au moins, vous avez bien gagné devant ces messieurs de la Justice ?… L'autre… elle a perdu ?

LUI. - Perdu et elle s'est perdue.

ELLE. - Et le bébé ? Ce n'est pas vous qui le gardez, je suppose ?

LUI. - Il est chez ma tante Varigny, à Varigny.

ELLE. - Pauvre petite !… Comment s'appelle-t-elle ?

LUI. - Jeanne.

ELLE. - Elle doit être déjà forte. À deux ans et demi… Qu'est-ce qu'elle pèse ?

LUI. - Je ne sais pas.

ELLE. - Est-ce qu'elle vous ressemble ?

LUI. - Étonnamment.

ELLE. - Oh ! il faudra bien l'élever… qu' elle ne tourne pas mal comme sa mère. Mais, dans ce cas, vous allez divorcer ?

LUI. - Impossible.

ELLE. - Vous ne voulez pas ?

LUI. - C'est bon pour les nouvelles couches, le divorce… Nous autres, nous ne divorçons pas, nous nous séparons.

ELLE. - Tant pis, mon pauvre Roger, je le regrette pour vous. Non… c'est incroyable ! je ne m'attendais pas à tout ça…

LUI. - Ni moi.

ELLE. - Quand je pense, mon ami, ce que nous étions quand nous nous sommes quittés, et ce que nous sommes aujourd'hui… Moi, un bon petit modèle qui n'avait passé sa vie, avant de vous connaître, qu'à poser les minois XVIIIe, un peu dégrossie depuis, grâce à vous qui m'aviez donné le goût de la tenue, le sentiment de la vraie élégance, pas celle des peintres, la vôtre, celle du monde, de ce monde que je sentais à travers vous. Et puis il a fallu se dire adieu… Vous êtes parti pour un voyage de deux ans, avec l'idée de vous marier au retour et de faire comme les autres. Il y a de cela… J'ai beaucoup pleuré alors… Aujourd'hui, me voilà, moi, Lilette, rangée, sage et sérieuse, guérie de ma bohème passée, l'esprit et les sens en belle santé… Votre ami Fernand est avec moi pour des années et des années. Et pourtant, je sais bien qu'à tout prendre je ne suis pas autre chose qu'une femme collée, « la créature », comme disent vos pauvres mères qui nous détestent… Et malgré ça, j'ai la satisfaction, la paix, plus encore, pourquoi ne pas le dire ? oui, je me sens améliorée, honnête. C'est peut-être parce que je n'ai plus de besoins après avoir été sans le sou trop jeune… N'importe, je me trouve meilleure et jem'estime unpeu… Je ne vous ennuie pas ?

LUI. - Non, Lillette, vous ne m'ennuyez pas. Allez donc.

ELLE. - Et vous ? vous qui êtes quelqu'un, qui existez, qui avez tout… qui êtes du Jockey… qui avez épousé une jeune fille de votre classe, honnête, et belle, et riche, et garantie… Il faut que je vous retrouve, moi qui vous ai sûrement aimé plus et mieux que votre femme, triste et malheureux, seul dans la vie avec une enfant… des responsabilités… des devoirs… sans compter les soucis sur la planche et l'avenir grave… Ah ! c'est trop fort… Pour admettre ça, faut avoir de la religion… Et franchement, dans votre intérêt, il valait cent fois mieux que nous restassions ensemble !…

LUI. - Non, Lilette, non. Si nous étions restés ensemble, vous ne m'auriez jamais donné ce qui vaut bien plus que l'amour.

ELLE. - Quoi ?

LU. - Le regret, ma petite. Nous n'aurions pas eu l'entretien d'aujourd'hui qui demeurera un de mes souvenirs les plus… non, nous ne l'aurions pas eu, nous n'aurions pas connu ce sentiment étrange, rare, délicieux, qui fait frémir à la fois de plaisir, d'orgueil et aussi de confusion, lorsque se retrouvent plus tard un homme et une femme qui se sont beaucoup aimés dans leur jeunesse… Ce sentiment-là, je l'éprouve depuis que je vous ai revue… et à un point…

ELLE. - Moi aussi… je n'ai pas osé vous tutoyer…

LUI. - Tu vois bien. Toi et moi nous nous serions dit : tu, sans trouble aucun, si rien d'autrefois n'était resté sous la cendre… Et maintenant… Filez vite chez votre couturière… va-t'en.

ELLE. - Adieu, adieu… (Elle se penche à son oreille. )Et embrasse ton bébé pour moi.

Toute la journée, Roger est mélancolique, il songe à Lilette, au passé, au présent, à cette vie qui n'est pas gaie. Et le soir même, devant le Vaudeville où l'on joue Les Surprises du divorce, il se jette dans Fernand, Fernand en habit, cravaté de blanc, nullement en Sologne où il le croyait, mais fumant une cigarette pendant l'entr'acte, avec un visage radieux.

ROGER. - Ah çà ? qu'est-ce que tu fais à Paris ?

FERNAND. - Mon cher, j'ai prétexté une absence en Sologne… Je suis ici depuis ce matin… J'ai une grosse nouvelle à t'annoncer !… une nouvelle…

ROGER. - Tais-toi ! je devine. Tu lâches Lilette et tu te maries.

FERNAND. - Juste. Ma fiancée est dans la ·salle.

ROGER, à part, très surpris. - Déjàl


ART ET LITTÉRATURE

LE DUC DE COUTRAS, vingt-neuf ans.
LE COMTE D'ARGENTAYE, à partir de quarante ans.
VICOMTE DE SAINT-HUBERTIN, cinquante ans.

Chez d'Argentaye, après dîner, très tard.

D'ARGENTAYE. - Je viens de m'abonner au Théâtre-Libre.

SAINT-HUBERTIN. - Encore une jolie boîte, parlons-en !

COUTRAS. - Vous ne trouvez pas cette tentative intéressante ?

D'ARGENTAYE. - Oui ! Qu'est-ce que vous avez à dire ?

SAINT-HUBERTJN. - Énormément. Je ne connaissais pas le Théâtre-Libre ; j'en avais entendu parler comme de la huitième merveille… et M. Antoine par-ci, et Tolstoï par-là… enfin on m'en avait tant rebattu les oreilles que j'ai eu envie de voir. J'y ai été la dernière fois… J'ai vu… Eh bien, je n'y retournerai pas.

D' ARGENTAYE. - Pourquoi ?

SAINT-HuBERTIN. - Comment, pourquoi ?… Mais parce que j'ai trouvé ça absolument ignoble… et révoltant !… et vilain !

COUTRAS. - Tant que ça ! Moi j'y étais aussi… Pas été si choqué que vous. C'est peut-être que je suis moins délicat.

D'ARGENTAYE. - C'est-à-dire qu'il n'y a pas en ce moment à Paris un théâtre dont le spectacle offre le quart de l'intérêt…

SAINT-HUBERTIN. - Vous trouvez ? Moi pas. Ah ! il était beau le spectacle. Belle la Pelote !… Belle la pantomime !… Beaux les Quarts d'heure !… En fait de quarts, c'est à nous qu'on a fait passer là de sacrés quarts ! Et des invraisemblances… choquantes ! un manque de goût… des fautes grossières !

COUTRAS. - Des jeunes gens, très cher ! Vous oubliez !

D'ARGENTAYE. - Et qui ne gagnent pas un sou avec leurs pièces ! L'art… pas autre chose !

SAINT-HUBERTIN . - Vous croyez que ça m'attendrit ? La belle affaire qu'ils soient jeunes ! Qu'on les laisse vieillir, comme le vin, ils seront peut-être meilleurs ! Et puis, leur désintéressement… encore une jolie blague ! S'ils ne gagnent pas d'argent, c'est qu'ils n'en sont pas capables… ou bien qu'ils préfèrent se payer eux-mêmes en coups de pistolet… et en réclames tapageuses !

D'AR,GENTAYE. - Permettez. Vous déblatérez à tort et à travers… Y a-t-il du talent dans la Pelote ? Répondez ?… Y en a-t-il ?

COUTRAS. - C'est pas une pièce rose, mais il y en a tout de même.

SAINT-HUBERTIN - Je m'en moque. Plutôt que d'avoir du talent à ce prix-là, je trouve qu'il vaut mieux être savetier… Mais il n'y a donc rien dans la vie, rien autre chose que des horreurs… des atrocités…

COUTRAS. - Vous allez devenir banal… prenez garde !

SAINT-HUBERTIN. - Il n'y a donc pas de soleil… pas de fleurs…

COUTRAS. - … Pas d'oiseaux… pas de parfums ? etc. Ça a déjà été dit je ne sais combien de fois. Trouvez autre chose, mon petit.

D'ARGENTAYE. - Je vois ce que c'est : vous en tenez pour la gaieté française ?

COUTRAS. - Le bon vieux rire ?

SAINT-HUBERTIN. - Vous fichez pas de moi ! Je veux quelque chose de sain…. qui respire la santé… Je ne veux pas du gâté, du maladif, du compliqué… des machines cherchées de midi à quatorze heures… Quelque chose de sain… de bien portant… C'est pourtant raisonnable ce que je demande…

D'ARGENTAYE. - Du bien portant… je ne vous dis pas. Ça dépend des goûts… Ainsi, moi, j'ai horreur des beaux enfants.

SAINT-HUBERTIN. - On voit bien que vous n'êtes pas père !

D'ARGENTAYE. - Peut-être que si !… Mais là n'est pas la question.  Moi je ne trouve pas ça artistique, la santé… La viande de boucherie… le roastbeef… les biceps… ça ne prendra jamais en littérature…

COUTRAS. - Cependant, mon cher, pour tous les jours… un bon estomac… c'est bien amusant !

SAINT-HUBERTIN. - Eh bien, moi, quand je vois sur la scène des gens qui crachent… qui râlent… qui meurent sans discontinuer pendant douze quarts d'heure de suite… ça me met en colère… parce que, je tiens à me répéter, il y a autre chose dans la vie, il y a du soleil…

COUTRAS. - Des parfums…

SAINT-HUBERTIN. - Certainement… des parfums… autres que ceux d'une chambre de malade…

D'ARGENTAYE. - Et des petits oiseaux qui font cuic, cuic ! c'est convenu ! Mais il y a l'art aussi, à côté de votre satisfaction personnelle, l'art auquel vous ne pensez pas assez. Tous ceux qui applaudissaient la dernière fois le spectacle que vous, vous trouvez odieux, ils étaient contents, ces gens-là, ils s'amusaient. Ils ne trouvaient pas la vie mauvaise et ennuyeuse dans l'instant où ils battaient des mains… Alors quoi ? ils sont tous des idiots, Coutras et moi compris… et c'est vous qui êtes seul dans le vrai ?

SAINT-HUBERTIN. - Mais ils ne s'amusaient pas, ils faisaient semblant… par genre, par mode… Dans le fond du fond ils étaient rasés… ils bâillaient en dedans…

D'ARGENTAYE. - Je vous demande bien pardon… ils étaient absolument sincères et de bonne foi… ils prenaient un réel et très attachant plaisir…

COUTRAS. - Moi, pour être franc, j'aime mieux ça que la Princesse Georges ; c'est un peu catafalque, mais pas embêtant.

SA1NT-HUBERTIN. - Alors, tant pis pour eux s'ils étaient sincères et tant pis pour vous ! Nous sommes bien bas, plus bas que je ne pensais. Où allons-nous ?

D'ARGENTAYE. - Heureusement que vous êtes là. Tenez, vous me faites rire avec vos indignations ! Vous jugez les pièces du Théâtre-Libre comme si c'étaient des pièces de l'Odéon ou du Gymnase, au lieu de vous dire qu'il y a là une situation spéciale, tout à fait à part…

SAINT-HUBERTIN. - Je l'espère fichtre bien.

D'ARGENTAYE. - Et puis, voulez-vous que je vous dise le grand malentendu qui nous divise ? Vous demandez au théâtre une distraction, un amusement d'après dîner et de digestion, une détente de bonne humeur, sans vous préoccuper de la question d'art et de littérature qui vous tracasse aussi peu que le savetier dont vous me parliez tout à l'heure, tandis que tous ces jeunes gens – qui font peut-être un peu trop dans le noir, j'en tombe d'accord avec vous – sont avant tout soucieux d'avoir du talent, de faire curieux, original, personnel, même aux dépens du bon vieux rire.…. tel que le pratiquent les auteurs de Cocard et Bicoquet, auquel vous vous roulez, tout en reconnaissant néanmoins qu'il y a là bouffonnerie pure qui passera comme un rêve, sans rien laisser après soi… que des rentes à leurs heureux pères.

COUTRAS. - Y a du vrai dans ce que dit l'ami.

SAINT-HUBERTlN. - C'est égal ! Vous ne me convaincrez pas, et je ne veux rien entendre ! Vous aurez beau faire et beau chanter art…, littérature…, tentative…, etc., j'aimerai toujours mieux rire que pleurer…, voir des choses agréables à la place d'horreurs. Et c'est comme ça pour tout : en littérature j'ai la haine de Zola et des ordures de l'école naturaliste…, j'aime Feuillet, Theuriet et M. de Tinseau.

COUTRAS. - Vous exagérez !

SAINT-HUBERTIN. - En peinture, Manet, les impressionnistes… les messieurs qui voient jaune, bleu ou vert me font sortir de mes gonds, et j'avoue leur préférer Bouguereau.

COUTRAS. - Lobrichon ?

SAINT-HUBERTIN. - Oui, Lobrichon.

D'ARGENTAYE. - Jalabert et Lecomte du Nouy, peut-être ?

SAINT-HUBERTIN. - Assurément.

D'ARGENTAY. - Enfin, vous êtes un délicat.

SAINT-HUBERTIN. - Je m'en vante.

D'ARGENTAYE. - Y a pas de quoi.

SAINT-HUBERTJN. - En sculpture, parlez-moi de Chapu, de Paul Dubois et de Mercié. Osez dire qu'ils n'ont pas de talent… et du grand…, ceux-là ? Osez-le ?

COUTRAS. - Sans doute, ils en ont, mais y en a d'autres, aussi.

D'ARGENTAYE. - Et Dalou ? et Rodin ? Voilà des artistes, des penseurs.

SAINT-HUBERTIN. - Des clowns… des contorsionnistes… pas autre chose ! Et pour terminer, puisque j'y suis, votre Wagner me rend malade ; jamais, vous m'entendez ? ça n'a été du vrai art… de l'art bien portant…

D'ARGENTAYE. - Êtes-vous assommant, mon pauvre ami, avec votre santé et votre art bien portant !… Avec vous on a toujours l'air d'être en consultation !

SAINT-HUBERTIN. - Parce que vous êtes tous malades… gangrenés jusqu'aux moelles. Vous avez perdu le sentiment du beau.

D'ARGENTAYE. - Convenu, et c'est vous qui l'avez ramassé… c'est vous qui ne vous trompez pas, c'est vous qui avez le monopole de tout ce qui est véritablement héroïque, noble, moral…

SAlNT-HUBERTIN. - Ne vous fâchez pas ! Voilà que vous vous fâchez à présent… Dieu merci, moi j'ai été tout le temps assez calme.

D'ARGENTAYE. - Calme ! calme ! il n'y a pas encore une minute, vous aviez le nez tout blanc… demandez à Coutras !

COUTRAS. - C'est exact. Vous aviez le nez blanc, je l'ai remarqué.

SAINT-HUBERTIN. - Soit I tenez, c'est désagréable au possible, toutes ces discussions… On finit par s'aigrir… Et puis vous êtes d'un absolutisme !… Car, permettez…

D'ARGENTAYE. - Oh ! mon cher, ne recommençons pas !

COUTRAs. - Oui, nous reprendrons ça demain… plus tard…

SAINT-HUBERTIN. - Ça sera comme vous voudrez… Maintenant que vous avez parlé tout le temps… vous ne me laissez pas placer un mot… C'est bon… je m'en vais… Adieu.

D'ARGENTAYE. - Adieu, cher ami.

COUTRAS. - Adieu, bon ami.

SAINT-HUBERTIN, - Vous ne m'accompagnez pas ?

D'ARGENTAYE. - Merci, je n'ai pas lu Ies journaux du matin.

COUTRAS. - Moi, il faut que j'aille me montrer chez ma tante La Tour-Bransac…

SAINT-HUBERTIN. - C'est bon… c'est bon… Au revoir. (Il sort.)

D'ARGENTAYE. - Pauvre homme !

COUTRAS. - Pauvre homme !

D'ARGENTAYE, pensif. - A-t-il tort ? A-t-il raison ?

COUTRAS. - Nous le saurons au Jugement Dernier.


UN PEU DE TENUE

BARON D'EMBLÉE, vingt-cinq ans.
JÉROME, le valet de chambre.
LE TAILLEUR.
LE BOTTIER.
LE COUPEUR.
LE CHAPELIER.
L'ESSAYEUR.
LE CRAVATIER.

(Chez d'Emblée, qui sort de table, vers deux heures. Le baron, en complet de flanelle rose-thé, les pieds nus dans des mules de maroquin poli, est versé dans un profond fauteuil de cachemire. Il fume la cigarette. Demi-verre de raki, à portée de la main, sur le coin de la cheminée.)

JÉROME, qui entre. - Ces messieurs sont là.

D'EMBLÉE. - Tailleur ?

JÉROME. - Oui, monsieur le baron.

D'EMBLÉE. -T'sentrer.

Le tailleur, le coupeur et l'essayeur paraissent. Trois messieurs tout à fait bien. Le coupeur tient sur son bras un fort paquet enveloppé dans de la soie noire.

LE TAILLEUR, qui s'incline. - Monsieur le baron… (Le coupeur et l'essayeur répètent le salut du tailleur.)

D'EMBLÉE. - Bonjour. Pas exact encore ? Je vous attendais hier.

LE TAILLEUR. - Il faut m'excuser… Ça n'est pas de ma faute.

D'EMBLÉE. - Je sais… vos ouvriers… fichus ouvriers vous avez là !

LE TAILLEUR. - À qui le dites-vous, monsieur le baron ?

D'EMBLÉE. - Voyons un peu ces chefs-d'œuvre ?

(Le coupeur dénoue le paquet qu'il a posé sur un siège et en retire divers vêtements pliés selon la Loi.)

LE TAILLEUR. - Je pense que monsieur le baron sera content.

L'ESSAYEUR. - Par quoi débutons-nous ?

LE TAILLEUR. - Disposez les pantalons.

D'EMBLÉE. - Ah ! Il faut…

LE TAILLEUR. - Indispensable. Je sais bien que c'est assez fatigant à essayer… mais il faut.

D'EMBLÉE. - Soit.

LE TAILLEUR. - Je vous les ai faits droits, mais là… droits… Le fil à plomb… monsieur Octave, passez-moi le noisette.

L'ESSAYEUR. - Le voilà… Désirez-vous que je…

LETAILLEUR. - Non… tout à l'heure. Je préfère le passer moi-même à M. le baron… (Avec un sourire.) Monsieur le baron, à vos ordres !

D'Emblée, toujours assis, déboutonne sa culotte de flanelle que le tailleur à genoux lui retire prestement d'un seul coup, puis il introduit doucement jusqu'aux genoux le pantalon neuf. D'Emblée se lève ensuite, et tandis qu'il se culotte et se boutonne, les trois hommes observent.

D'EMBLÉE. - Du premier cçmp, je sens qu'il me serre trop. Oh ! il me serre trop !…

LE TAILLEUR, confiant. - Non.

D'EMBLÉE. - Je ne peux pas entrer dedans.

LE TAILLEUR. - Ne nous prononçons pas encore.

D'EMBLÉE. - Le fait est qu'il a l'air d'aller mieux que je ne…

LE TAILLEUR. - Vous voyez ! C'est un pantalon que vous avez besoin de connaître… Je ne vous donne pas deux jours pour que vous le possédiez tout à fait.

L'ESSAYEUR. - Il n'est pas brutal, il meurt bien au cou-de-pied… Il est joli.

LE COUPEUR. - Il va.

LE TAILLEUR, - Attendez !… (Il se penche et le manipule.) Pas trop d'insistance à la fourche ?

D'EMBLÉE. - Non.

LE TAILLEUR. - Tout ce bassin-là… et cette ceinture, pas de compression ?

D'EMBLÉE. - Non.

LE TAILLEUR. - Parfait. J'ai compté : monsieur le baron a mis quinze secondes pour se culotter. C'est toujours plus rapide quand on enlève, soit vingt secondes en tout. Pour mes clients, voyez-vous, monsieur le baron, il y a un point que je ne perds jamais de vue, c'est qu'il faut qu'un homme du monde puisse se déshabiller et se rhabiller complètement en deux minutes, au maximum, On ne sait jamais…

D'EMBLÉE. - Vraiment, vous pensez à ça ?

LE TAILLEUR. - Il le faut, monsieur le baron… et à bien d'autres choses… J'ai fait un vers, le seul de ma vie.

D'EMBLÉE. - Peut-on l'entendre ?

LE TAILLEUR : « Le vêtement c'est tout et le reste n'est rien. »

D'EMBLÉE. - Charmant.

LE TAILLEUR. - Un homme à femmes n'aura jamais de moi le pantalon que je fais à un homme réservé.

D'EMBLÉE. - En quoi diffère ?

LE TAILLEUR. - Ah ! en bien des petits détails. C'est le secret de notre art. Avec mon pantalon pour l'amour, un pantalon que j'ai tourné, retourné, que je porte là (Il se touche le front) depuis dix ans… on peut impunément se mettre à genoux, jouer… et agir… Mais, je crois m'apercevoir que monsieur le baron ne me prend pas au sérieux, et que monsieur le baron voudrait me faire dire des sottises ?

D'EMBLÉE. - Moi ? pas du tout. Seulement… non, allez ! la meilleure culotte ne donnera pas des… du cœur à un poltron.

LE TAILLEUR. - Monsieur la baron veut dire que le pantalon ne fait pas le moine ?

D'EMBLÉE. - C'est ça même. Nous n'essayons pas les autres ?

LE TAILLEUR. - Superflu. Quand un marche, tous marchent.

L'ESSAYEUR. - L'habit maintenant ?

LE TAILLEUR. - Oui, voyons-le. (D'Emblée l'endosse.) Léger, souple et vaporeux, tel doit être l'habit, monsieur le baron. Un rien, une batiste… Il faut qu'il passe dans une bague.

L'ESSAYEUR. - Aïe ! On dirait qu'il a une faiblesse ?

LE TAILLEUR. - Attendez !

L'ESSAYEUR. - Le col s'affiche beaucoup trop.

LE TAILLEUR. - À refaire. Cachez-moi ça !

D'EMBLÉE. - Raté ?

LE TAILLEUR. - Oui et non. Mais, pas de sentiment… Raté… raté ! Et puis (S'adressant au coupeur et à l'essayeur.) songez-y bien ! monsieur le baron est un homme qui se remue peu… qui ne danse plus… Lui faut quelque chose là… de… plan… plan…

LE COUPEUR. - Compris.

L'ESSAYEUR. - Compris.

LE TAILLEUR. - Tandis qu'au lieu de ça, vous lui avez fait… un habit polka ! (Se tournant vers d'Emblée.) Maintenant, monsieur le baron, il y a aussi un peu de votre faute… Nos mesures plus les mêmes… L'estomac qui pointe.

D'EMBLÉE. - Jamais de la vie.

LE TAILLEUR. - Demande pardon. Il pointe. Vous avez graissé depuis les vacances… Deux centimètres.

D'EMBLÉE. - C'est rassurant. Maigrirons.

LE TAILLEUR. - Ça ne s'en ira jamais, monsieur le baron. Je reviendrai jeudi avec cet habit… Je le vois tout autre… Mes respects, monsieur le baron.

LE COUPEUR. - … sieu le baron…

L'ESSAYEUR - … sieu le baron…

D'EMBLÉE, - Bonjour.

II

JÉROME. - Monsieur le baron, c'est Nicolas, le bottier.

D'EMBLÉE. - Il peut venir. Bonjour Nicolas.

LB BOTTIER. - Monsieur le baron va bien ?

D'EMBLÉE. - Pas mal.

LE BOTTIER. - Il ne fait pas très chaud ce matin. Voilà les escarpins… et les deux paires vernies. Monsieur le baron est content des dernières ?

D'EMBLÉE. - Oui.

LE BOTTIER. - On en a fait, je suis sûr, des grands compliments à monsieur le baron dans son monde ?

D'EMBLÉE. - Non.

LE BOTTIER, - C'est qu'on n'y aura pas pensé, parce que c'est impossible, chaussé comme il l'est, que les pieds de monsieur le baron passent inaperçus. Ainsi ça, c'est pas des escarpins, c'est des gants.

D'EMBLÉE. - Vous ne m'avez pas envoyé mes embauchoirs ?

LE BOITIER. - Comment les voulez-vous ? Nous avons dans ce moment un modèle très joli que nous venons de faire pour le prince de Cambrai : bois de rose avec le chiffre et la poignée en nickel. Je vous ferai les pareils.

D'EMBLÉE. - Bon. Ah ! tenez… prenez donc là, sur la cheminée, il y a deux billets pour les Folies-Bergère… Si ça peut vous être agréable…

LE BOTTIER. - Oh I mais vraiment… monsieur le baron ne se prive pas ?

D'EMBLÉE. - Non, Nicolas.

LE BOTTIER. - J'irai. J'irai demain, avec ma femme. On dit qu'il faut voir ça. Moi, vous savez,monsieur le baton, je suis très Parisien, mais dame aussi un peu arriéré, parce que je ne sors jamais… Pas le temps… Tout à mes affaires. Je suis un piocheur… C'est à force de travailler ma chaussure, de la modifier, de ne pas la quitter de l'œil… que je suis arrivé à obtenir la clientèle. Et c'est si intéressant, le pied, si vous saviez, c'est tout. Et comme ça vous prend ! La vie y passe. Enfin, je remercie bien, monsieur Je baron. Et… sans être indiscret, si je vais demain soir à… ce spectacle, est-ce que j'aurai l'avantage d'y voir monsieur le baron ?

D'EMBLÉE. - Non.

LE BOTTIER. - Monsieur le baron est pris ailleurs. Je le regrette. Oh ! j'ai du tact, je n'aurais pas abordé monsieur le baron en public, seulement j'aurais été bien aise de me dire que je me trouvais dans un même salon que monsieur le baron, et puis je n'aurais pas été fâché d'entendre, sans avoir l'air d'écouter, ce qu'on aurait dit autour de moi sur monsieur le baron.

D'EMBLÉE. - Sur moi ?

LE BOTTIER. - Oui, sur les chaussures de monsieur le baron.

D'EMBLÉE. - Que voulez-vous ? Ce sera pour une autre fois, Bonjour, Nicolas.

NICOLAS. - Adieu, monsieur le baron.

III

JÉROME. - Monsieur le baron, le chapelier…

D'EMBLÉE. - Vite. Qu'il arrive. Je commence à être fatigué. (Le chapelier entre.) Bonjour, monsieur, bonjour.

LE CHAPELIER. - Monsieur le baron, mes respects. Il fait ce matin une température étouffante.

D'EMBLÉE. - C'est possible. Vous m'apportez mon chapeau ?

LE CHAPELIER. -- Moi-même, oui, monsieur le baron. Le voici.

D'EMBLÉE. - Donnez.

LE CHAPELIER. - Monsieur le baron veut-il me permettre de le lui poser ?… Je l'ai fait comme à l'ordinaire, de la qualité de quarante francs, avec un cuir blanc verni… Il est d'un poil très beau, très amoureux. (Il le fixe sur la tête du baron.) Voilà monsieur le baron coiffé.

JÉROME. - Monsieur le baron…

D'EMBLÉE. - Quoi encore ?

JÉROME. - C'est le cravatier qui est là.

D'EMBLÉE. - Tout à l'heure.

JÉROME. - C'est qu'il est pressé. Il demande si monsieur le baron en a pour longtemps parce qu'alors il renverrait son phaéton.

D'EMBLÉE. - Je n'en ai que pour une minute.

LE CHAPELIER. - Si monsieur le baron souhaite que je me retire ?

D'EMBLÉE. - Non.

LE CHAPELIER. - Je remercie monsieur le baron. Uu cravatier peut attendre. Ça n'a pas l'importance du chapeau, la cravate. C'est gentil, je ne dis pas, mais le chapeau ! Qui dit chapeau dit tête. Et dame, la tête… c'est tout l'homme, n'est-il pas vrai, monsieur le baron ! Sans tête, qu'est-ce que nous serions ? Monsieur le baron, alors, est content…

D'EMBLÉE. - Oui, vous m'excusez si je vous renvoie…

LE CHAPELIER. - Un dernier mot. J'ai un grand service à demander à monsieur le baron, un acte d'obligeance…

D'EMBLÉE. - Allez !

LE CHAPELIER. - Mais je ne sais pas… si j'oserai.

D'EMBLÉE. - Allez donc !

LE CHAPELIER. - Voilà, je voulais demander à monsieur le baron, qui est si au courant, de vouloir bien m'indiquer, pour jeudi, le gagnant de la seconde. Je me rends bien compte que c'est indiscret, mais j'aime tant gagner aux courses.

D'EMBLÉE. - Moi aussi. Eh bien, prenez la belle Fatma, et sauvez-vous.

LE CHAPELIER. - Merci, monsieur le baron, mes respects…

D'EMBLÉE. - Ouf !

IV

JÉROME. - Monsieur le ba…

D'EMBLÉE. - Ah oui ! le cravatier…

JÉROME. - Peut-il ?

D'EMBLÉE. - Non. Si… Non… Renvoyez-le… Dites-lui que je n'ai pas le temps qu'il me cravate aujourd'hui… que je suis malade…

JÉROME. - Il va être bien contrarié.

D'EMBLÉE. - Tant pis, au petit bonheur. Pour une fois je ferai mon nœud moi-même… C'est.éreintant, ma parole, on n'a pas une minute à soi pour penser. (On sonne.) Allons !. bon !

JÉROME. - Monsieur le baron, c'est…

D'EMBLÉE. - Quoi !… encore un fournisseur ?

JÉROME. - Non, monsieur le baron, c'est cette dame des Bouffes…

D'EMBLÉE. - Qu'elle entre. (À part.) Elle doit savoir faire un nœud de cravate. (À Jérôme.) Et puis, n'est-ce pas ?… maintenant… personne… sous aucun prétexte !…


CETTE SANTÉ ?

Marquis D'AVAUX, cinquante-huit ans.
SAINT-HUBERTIN, cinquante ans.
D'ARGENTAYE, quarante-six ans.

Tous trois attablés à la terrasse des Ambassadeurs. Neuf heures et demie du soir. C'est l'instant du café, des lents cigares. – Sur la scène en glaces, les huit dames décolletées s'éventent de la même main. – Le public d'en bas exprime sa joie par des cris déchirants.

SAINT-HUBERTIN. - Sacrée idée que nous avons eue, tout de même, de venir dîner ici, sans femmes !

MARQUIS D'AVAUX. - Et mal dîner ! servis en courant comme dans une gare, par des hommes en tablier, qui suent dans les plats.

D'ARGENTAYE. - Que veux-tu ? C'est une habitude que nous reprenons tous, chaque été, de venir nous empiler sur ce balcon où on étouffe.

MARQUIS D'AVAUX. - Faudra inventer autre chose.

D'ARGENTAYE. - D'abord, moi, j'ai envie de m'amuser ce soir. Je suis très en train.

MARQUIS D'AVAUX. - Ça va être gai, en ce cas.

D'ARGENTAYE. - Il fait un temps… exquis…

SAINT-HUBERTlN. - Très bon pour les douleurs.

D'ARGBNTAYE. - Que pourrions-nous bien faire ?

SAINT-HUBERTIN. - Je ne vois pas.

D'ARGENTAYE. - Si… Nous allons choisir un joli fiacre et aller au Bois.

MARQUIS D'AVAUX. - Tous les trois ! Trois hommes la nuit dans un sapin ! Ah çà I tu deviens fou ? Pense aux mœurs !

SAINT-HUBERTIN. - Il a raison… Et puis, d'ailleurs, je n'ai pas pris de pardessus.

MARQUIS D'AVAUX. - Un pardessus… non ?

D'ARGENTAYE. - Un édredon alors !

SAINT-HUBERTIN. - Plaisantez tant que vous voudrez, mais les soirées sont fraîches… Et puis, on voit que vous n'avez pas de rhumatismes.

D'ARGENTAYE. - Mais j'en suis criblé, mon cher, criblé !

MARQUIS D'AVAUX. - Voilà bien la jeunesse ! Quand vous aurez tous les deux ce que j'ai, vous pourrez vous plaindre. Mais avant, taisez-vous !

D'ARGENTAYE et SAINT-HUBERTIN. - Qu'est-ce tu as ?

MARQUIS D'AVAUX. - Ce que j'ai ?… Ah !Ah !…

D'ARGENTAYE et SAINT-HUBERTIN. - Oui ?

MARQUIS D'AVAUX. - Différentes choses.

D'ARGENTAYE. - Soixante-cinq, d'abord tu as, mon bon !

MARQUIS D'AVAUX. - Pardon, cinquante-six.

SAINT-HUBERT. - Soit, je rectifie : cinquante-six… mais ils font l'effet de soixante-cinq.

MARQUIS D'AVAUX. - As-tu peu d'esprit par instants, mon pauvre vieux !

SAINT-HUBERTIN. - Qu'en sais-tu ?

D'ARGENTAYE. - Avec tout ça, il ne nous dit pas ce qu'il a dans le corps.

MARQUIS D'AVAUX, subitement grave. - Ne riez pas… Vous verrez quand vous arriverez, comme moi, au tournant si c'est gai de se sentir fané, défraîchi…

SAtNT-HUBERTIN et D'ARGENTAYE. - Ah ! non ! non ! tu vas trop loin, à présent ! tu exagères !

MARQUIS D'AVAUX. - Je suis claqué. Je le sais mieux que vous.

SAINT-HUBERTIN. - Nous te disons que tu es encore très honorable… Oui, quand tu es habillé, et que tu ne fais pas trop de mouvements, tu vas.

MARQUIS D'AVAUX. - Parbleu ! tu m'embêtes ; je sais bien que je ne bave pas sur ma rosette d'officier. Pour le côté frivole, ça va toujours, sans doute ! Mais pour les femmes, la noce, la table, tout ce qu'il y a de sérieux et de vrai dans la vie, eh bien, pour toutes ces affaires-là, je suis claqué… à tous les tendons. Aussi, y a des soirs d'été… comme aujourd'hui… où… les étoiles… les jupes des femmes sur le sable… j'éprouve une espèce de vague… Et j'aurais presque envie… crac l… d'en finir tout de suite.

D'ARGENTAYE. - Je te comprends… chacun a ses plaies, va !

SAINT-HUBERTIN. - Moi, c'est l'estomac. Certains jours.là (Il se touche le creux de la poitrine.) on dirait… une pince… non, plutôt un fer rouge… un gros fer rouge. C'est à crier.

D'ARGENTAYE. - La boule de feu, je connais ça. Prends donc un plein verre d'eau de Vichy… Parfait.

SAlNT-HUBERTIN. - Après je souffre autant.

D'ARGENTAYE. - Moi, c'est la dorsale, cette coquine de dorsale ! Quelquefois, je ressens tout d'un coup, là (Il se touche la nuque.) oh ! des élancements, comme si on m'entrait des aiguilles à tricoter. Alors je pense à la moelle épinière et je me sens des abandons dans les jarrets. Et puis, vous n'allez pas vous moquer ? mais il y a des mots qui ont une signification spécialement douloureuse… moelle épinière… Vous trouvez pas ça terrible et ridicule à la fois… moelle… la moelle ?

SAINT-HUBERTIN. - Oui, en effet, moelle n'est pas risible.

D'ARGENTAYE. - Une chose que j'éprouve encore… pas souvent, mais tout de même deux ou trois fois dans l'année, les matins de grande vanne, c'est une impression… comment dirais-je ? bizarre et cotonneuse… au sommet du crâne, comme si j'avais rêvé que je me suis cogné très fort contre un arbre. Et puis la cervelle bête, lourde, ainsi qu'une grosse éponge imbibée d'huile. Pas d'idées pour un louis.

SAINT-HUBERTIN. - C'est à ces quarts d'heure-là qu'on se voit nul. Et dame, ça vous humilie.

MARQUIS D'AVAUX. - Ne criez pas trop misère, allez ! Quelques petites pailles à droite et à gauche, oui… mais vous êtes encore bons pour le service, tandis que moi… ah ! mes pauvres enfants… mes pauvres enfants !

SAINT-HUBERTIN. - Parlons d'autre chose, si ça t'affecte.

MARQUIS D'AVAUX. - Moi ? m'affecter ! Cuir de dragonne ! comme nous disions dans le temps, ça ne serait pas la peine d'avoir été colonel de lanciers ; alors ! Non… m'affecte pas du tout. Seulement je perds un peu de mon entrain… Pensez donc qu'à trente ans j'étais cité comme le plus beau corps de mon régiment, doué avec ça d'une musculaire… enfin ! qu'on disait couramment : fort comme d'Avaux, et qu'entre intimes, à table, oui, au dessert, c'était la partie pour rire de me faire mettre le torse nu, tellement il paraît que c'était bien… Et que les petites en tombaient à la renverse, et qu'elles demandaient à toucher. Et plus tard, quand j'étais colonel, eh bien pas une mais peut-être cent fois, il y a des artistes, des sculpteurs, est-ce que je sais ? qui ont voulu se rendre compte et qui me le répétaient, toujours de la même façon ! « Mon colonel, c'est étonnant, c'est miraculeux, vous avez un torse d'antique ! » Et ils ajoutaient, ces messieurs : « Si vous consentiez à poser, vous feriez une fortune ! » Et voilà. Je vous raconte tout ça, pêle-mêle. Vous comprenez bien que ce n'est pas pour me vanter. D'ailleurs, c'est la vérité pure. Mais enfin pour vous dire qu'après tout ça, quand le matin, en sortant du tub, je vois dans la glace mon sacré torse, ah ! Dieu ! c'est une déroute, un sauve qui peut, depuis le haut.

D'ARGENTAYE. - Jusqu'en bas.

MARQUIS D'AVAUX. - Positivement.

SAINT-HUBERTIN. - Tout ça n'est pas gai.

MARQUIS D'AVAUX. - Ah ! fichtre, non ! Et les cinglements de goutte dans l'orteil, et le foie qui se met de la fête, les insomnies, cette crapule d'estomac qui se rebiffe quelquefois jusque devant une omelette… et les reins qui ne savent plus… tout enfin, tout… Sans compter la tête, dont je ne parle pas, qui déguerpit comme le reste… des toiles d'araignée sur le front, sur les joues, autour des yeux, et les paupières en pelure d'oignon.

SAlNT-HUBERTtN. - Toi, encore, tu as gardé tes cheveux, tu as du cheveu… c'est énorme !

MARQUIS D'AVAUX. - J'ai même le bon goût de les teindre. Il y a des jours où ils font exprès d'être lilas à la racine les sacripants ! Tous les amis se fichent de moi au cercle… Je m'en apercois, et je continue. J'ai beau rager par instants et décider : « Tant pis, demain j'arrive tout blanc pour les épater, et je prends la banque, une belle banque-rasoir ! » Je t'en moque, le lendemain je recommence à me salir et je reste noir, noir comme le jais… à mon âge… Quelle misère, vieux amis !.. .

D'ARGENTAYE. - J'ai un peu frais.

MARQUIS D'AVAUX. - Mais voilà ! on veut plaire. Sommes tous très chic, très rubis ! Seulement nous ne consentons pas à vieillir… Nous ne savons pas abattre, gentils, de bonne grâce… en montrant notre point.

SAINT-HUBERTIN. - Nous n'avons plus que des bûches.

D'ARGENTAYE. - À propos… On dit que Prévenchères ne va pas du tout ?

SAINT-HUBERTIN. - C'est la fin, le bi du bout.

(Un silence.)

D'ARGENTAYE. - … Et quel âge a-t-il, au juste, ce Ricord ? Il n'est plus tout jeune ?

MARQUIS D'AVAUX. - Oh ! il va dans les soixante-quinze.

SAlNT-HUBERTIN. - …. Pauvre Prevenchères… Enfin ! en voilà un au moins dont les amis n'auront pas cherché à chiper la maîtresse.

D'ARGENTAYE. - Ça me fait quelque chose de penser qu'un de ces jours nous irons lui jeter de l'eau bénite.

SAINT-HUBERTIN. - Madeleine, sa paroisse ?

D'ARGENTAYE. - Madeleine, oui.

SAINT-HUBERTIN. - C'est un beau joueur de bézigue chinois qui s'en va là.

MARQUIS D'AVAUX. - Qui ça ?

SAINT-HUBERTIN. - Prévenchères.

MARQUIS D'AVAUX. - Je n'y étais pas… Eh hien ! moi, mes enfants, je ne tarderai pas non plus… « à me retirer dans ma terre », comme disait un de mes oncles avant de mourir… Je sens que ça ne traînera pas.

SAINT-HUBERTIN. - Tais-toi donc.

D'ARGENTAYE. -Tu nous ennuies.

MARQUIS D'AVAUX. - Ce qui me contrariera, par exemple, ce sera de faire ça dans mon lit, comme un vieux monsieur que je suis…

D'ARGENTAYE. - Comment aurais-tu voulu mourir ?

MARQUIS D'AVAUX. - Pour moi, il n'y a que deux façons : au feu ou dans les bras d'une femme. Je ne peux plus aller au feu, par malheur, et quant à la seconde manière… c'est bon tant qu'on est gamin, jusqu'à quarante ans ! Après, grotesque…

SAINT-HUBERTIN. - Partir pour partir… moi, la façon m'est un peu égale… Du moment qu'il faut…

D'ARGENTAYE. - Ce qu'il y a de plus effrayant, c'est de songer aux regrets que nous laisserons, hein ? Une ou deux femmes qui se rappelleront par-ci par-là notre petit nom, notre valet de chambre qui pensera à nous le temps qu'il usera notre garde-robe, et je crois que c'est à peu près tout.

MARQUIS D'AVAUX. - Eh bien, malgré ça, quand on viendra me dire que c'est servi, je partirai sans tristesse, parce que je trouve que nous vivons tout de même à une trop sale époque… Une époque de muffles, faut dire le mot.

D'ARGENTAYE. - Je trouve qu'il ne fait vraiment pas chaud ! Si nous rentrions ?

SAlNT-HUBERTIN. - Oui, rentrons.

(Ils se lèvent - L'addition. - Le garçon leur apporte cannes et chapeaux.)

LE MAITRE D'HÔTEL, incliné. - Oserai-je demander à ces messieurs s'ils ont bien dîné… Ces messieurs sont contents ?

MARQUIS D'AVAUX. - Très contents.


EN VACANCES

DUC DE BERSAC, quatorze ans.
DUC DE SENLIS, douze ans.
MARQUIS DU GLAIVE, onze ans.
GAÉTANE FLEURILA, onze ans.

(Les trois jeunes hommes sont assis sur un banc rustique en plein parc, aux Pont-Levis, la terre des Bersac en Poitou.)

DUC DE SENLIS. - Nous avons fait ce matin une belle promenade à cheval.

MARQUIS DU GLAIVE. - Oh ! oui.

DUC DE SENLIS - C'est si joli les arbres quand on les voit pour la première fois de la journée !

DUC DE BERSAC. - Cela m'est indifférent. À cheval je ne pense qu'à moi.

MARQUIS DU GLAIVE. - Qui est-ce qui vous botte ?

DUC DE BERSAC. - Mantel.

MARQUIS DU GLAIVE. - Il fait bien.

DUC DE SENLIS. - Pourquoi montez-vous votre jument en bride ? Vous avez tort, pour sa bouche, de ne pas la monter plus souvent en pelham.

DUC DE BERSAC. - C'est une belle bête, n'est-ce pas ?

MARQUIS DU GLAIVE. - Elle a toujours l'air d'une danseuse qui va partir.

DUC DE BERSAC. - Oui, mon père voulait la donner. Je m'y suis opposé de toutes mes forces.

DUC DE SENLIS. - La donner à un ami ?

DUC DE BERSAC. - Non. Je crois plutôt que c'était à une femme.

MARQUIS DU GLAIVE. - La princesse Fleurila, peut-être ?

DUC DE BERSAC. - Oui. Comment devinez-vous qu'il s'agissait d'elle ?

MARQUIS DU GLAIVE. - Mon cher ami, parce qu'on dit tout haut que votre père a de l'amitié pour la princesse.

DUC DE BERSAC. - Ah ! on dit cela ?

MARQUIS DU GLAIVE. - Mon Dieu ! oui… Pardon si je vous ai fâché.

DUC DE BERSAC. - Non… Je vois bien des choses, en effet, depuis que ma mère est morte… des choses que je comprends… qui m'ont étonné… qui m'étonnent moins.

DUC DE SENLIS. - Dites-moi : est-ce que… ces choses… diminuent l'affection que vous aviez pour votre père ?

DUC DE BERSAC. - Non.

DUC DE SENLIS. - Vous êtes bien heureux, vous !

DUC DE BERSAC. - Un excellent homme que mon père ! Mais avec ses cinquante ans, il est très jeune. Il n'aime pas me voir réfléchir… Il comprend difficilement qu'on soit sérieux.

DUC DE SENLIS. - On ne peut pas toujours rire.

MARQUIS DU GLAIVE. - Est-ce vrai ? excusez-moi si je suis indiscret. Ce petit de La Roche-en-Grève disait l'autre jour dans un groupe : « Les Bersac ont un million de rentes. »

DUC DE BERSAC. - C'est possible… peut-être… Je ne pense jamais à l'argent.

MARQUIS DU GLAIVE. - Ah ! moi, j'aime bien en avoir… Sans cela il me semble que je serais un domestique.

DUC DE BERSAC. - Non, vous ne pouvez pas… Vous seriez marquis tout de même.

MARQUIS DU GLAIVE. - C'est juste, on ne peut pas me l'enlever ; c'est comme d'être prêtre, n'est-ce pas, Senlis ?

DUC DE SENLIS. - La même chose. On l'est. Voilà.

MARQUIS DU GLAIVE. - Vous parliez tout à l'heure de la princesse Fleurila ? Sa petite fille est bien jolie, pour son âge, et elle a la peau douce comme une cravate.

DUC DE BERSAC. - Gaétane ?

MARQUIS DU GLAIVE. - Oui.

DUC DE SENLIS. - Beaucoup de race. On prétend que sa mère descend des Stuarts.

MARQUIS DU GLAIVE. - Par l'escalier de service ?

DUC DE BERSAC. - Sans doute.

MARQUIS DU GLAIVE. - Moi, je n'aime pas les femmes, en général. Elles me font peur. Leurs bras et leurs épaules sans corsage m'intimident à table… Elles ont des cheveux trop longs, qui leur donnent l'air sauvage, l'air Robinson Suisse.

DUC DE SENLIS. - Ah ! cependant, je ne déteste pas leur baiser la main quand elles n'ont pas de bagues du tout, et qu'elles viennent de retirer leur gant à la minute.

MARQUIS DU GLAIVE. - Moi je préférerais leur embrasser la poitrine, là… dans le ruisseau qui est au milieu…

DUC DE SENLIS. - Se fâcheraient-elles, si on l'osait ?

DUC DE BERSAC. - Je crois bien que non.

MARQUIS DU GLAIVE. - Et penser que, plus tard, nous pourrons peut-être en voir se déshabiller… devant nous… en plein jour…

DUC DE SENLIS. - Oui… cela arrivera.

MARQUIS DU GLAIVE. - Je ne voudrais pas mourir avant.

DUC DE BERSAC. - Mourir… que dites-vous là ?

MARQUIS DU GLAIVE. - Rien.

DUC DE SENLIS. - Pourtant, c'est vrai, s'il y a une guerre ?

MARQUIS DU GLAIVE. - Avec l'Allemagne… à cause de Bismarck ?

DUC DE BERSAC. - Eh bien, nous partirons… tous les trois. Nous demanderons qu'on nous laisse ensemble.

MARQUIS DU GLAIVE. - Pas avec des fusils ?

DUC DE SENLIS. - Allons donc !… Officiers… en gants blancs, avec un sabre. Voilà comme on nous verra.

MARQUIS DU GLAIVE. - Et si les soldats de Prusse nous tuent ?

Duc DE SENLIS. - Nos parents le sauront… On nous enterrera dans la campagne avec nos habits, nos éperons. La maison prendra le deuil, on cachettera les enveloppes avec de la cire noire… on n'invitera plus personne à dîner pendant un an, et nos chevaux de selle seront vendus au Tattersall… Et puis, dame, alors… on parlera de nous dans la famille, plus tard les précepteurs… pour encourager… qu'on travaille bien…

DUC DE BERSAC. - Ça passe pour être une très belle mort, de périr ainsi, pendant une bataille. C'est de cette façon qu'est mort mon oncle Terrenoire, en 1870, à Patay.

DUC DE SENLIS. - Et moi, mon frère, à Coulmiers.

MARQUIS DU GLAIVE. - Et moi, papa au Bourget.

DUC DE SENLIS. - S'ils nous entendent parler en ce moment-ci. .. qu'est-ce qu'ils pensent ?

MARQUIS DU GLAIVE. - Ils pensent que nous serons aussi d'aplomb qu'eux. Ils pensent que la même chose pourrait bien nous arriver. Et cela doit leur faire de la peine, s'ils nous ont aimés.

DUC DE BERSAC. - Oui… (Un silence.) Est-ce que vous vous plaisez beaucoup à la campagne, franchement ?

DUC DE SENLIS. - Entre amis, chez vous… où l'hospitalité de votre père est parfaite… oui… Sans cela, je préfère Paris.

MARQUIS DU GLAIVE. - Et moi, donc !

DUC DE BERSAC. - Permettez-moi de n'être pas de votre sentiment.

MARQUIS DU GLAIVE. - Quoi ! vous seriez amateur de la campagne ?

DUC DE BERSAC. - Certes I À présent du moins… Plus tard je changerai d'avis sans doute. Songez donc quo nous sommes trop jeunes encore pour avoir à Paris un peu des agréments que sa vie mondaine offre à nos parents… tandis qu'ici nous comptons davantage, les distances se rapprochent…

DUC DE SENLIS. - C'est vrai… Nous jouons au tennis avec les jeunes filles.

DUC DE BERSAC. - Nous montons seuls à cheval.

MARQUIS DU GLAIVE. - Nous nous couchons plus tard.

DUC DE BERSAc. - Avez-vous remarqué comme tout le monde s'observe moins ? On dit ici, en notre présence, bien des petites choses auxquelles à Paris on n'oserait même pas faire allusion.

DUC DE SENLIS. - Positif.

MARQUIS DU GLAIVE. - Il a raison.

DUC DE SENLIS. - Et puis, à la campagne, les femmes ont l'air plus… je ne sais pas… moins corset. Elles portent de gentilles robes claires, beaucoup plus courtes que dans Jeurs appartements de Paris… Elles se mettent très peu de poudre.

DUC DE BERSAC. - Écoutez-moi : n'avez-vous rien remarqué tous deux quand la comtesse du Prasin se fait balancer par M. d'Argentaye ?

MARQUIS DE GLAIVE. - Oh ! si… Elle a des chaussettes.

DUC DE SENLIS. - Noires, à fleurs lilas.

DUC DE BERSAC. - Trouvez-vous que ce soit très convenable ? Voyons !

MARQUIS DU GLAIVE. - Non. Je serais ennuyé que ma sœur en eût ainsi…

DUC DE SENLIS. - Je ne dis pas. Mais c'est charmant.

DUC DE BERSAC. - Je comprends d'ailleurs qu'on éprouve du plaisir à balancer Mme du Prasin. Peu de femmes sont à la fois aussi gaies, aussi belles, et aussi insolentes.

MARQUIS DU GLAIVE. - Le fait est qu'elle a de drôles d'yeux… comme quand on s'aperçoit qu'on n'est pas boutonné.

DUC DE BERSAC. - Je la crois très corrompue.

MARQUIS DU GLAIVE. - Ah !

DUC DE SENLIS. - Vraiment ! Et pourquoi ?

DUC DE BERSAC. - Elle rit trop aux choses que nous ne pouvons pas encore comprendre.

MARQUIS DU GLAIVE. - Et il y en a beaucoup de ces choses-là !

DUC DE BERSAC. - Oh ! moi…

DUC DE SENLIS et MARQUIS DU GLAIVE. - Hein ? que voulez-vous dire ?

DUC DE BERSAC. - Rien.

DUC DE SENLIS. - Enfin, si je me marie un jour, ce ne sera certainement pas avec une femme comme Mme du Prasin… et je vous assure que la duchesse de Senlis n'aura pas de chaussettes.

DUC DE BERSAC. - Quant à moi, je ne me marierai jamais.

DUC DE SENLIS. - Vous aurez tort.

DUC DE BERSAC. - Ah ! bah ! Et la raison, je vous prie ?

MARQUIS DU GLAIVE. - Mais parce qu'il faut se marier… comme on dîne. J'épouserais bien Gaétane, plus tard, si elle voulait. Je lui demanderai demain.

DUC DE BERSAC. - Décidément, cette gamine vous plaît ?

MARQUIS DU GLAIVE. - Beaucoup.

DUC DE SENLIS. - Elle n'a rien.

MARQUIS DU GLAIVE. - Elle a de jolis mollets d'abord, et des cheveux comme une grande persomme.

DUC DE SENLIS. - Vous ne comprenez pas. Je veux dire qu'elle aura une très petite dot.

MARQUIS DU GLAIVE. - Ça m'est bien égal. Je suis riche pour quatre comme elle. Si papa veut, marquise elle sera.

DUC DE BERSAC. - C'est bon, mais ne parlez pas si haut, la voilà qui vient.

GAÉTANE. - Bonjour, messieurs.

DUC DE SENLIS. - Bonjour, mademoiselle. Nous étions en train d'exprimer beaucoup de choses très flatteuses sur vous.

MARQUIS DU GLAIVE. - Senlis dit la vérité.

GAÉTANE. - Vous me conterez cela plus tard, ce soir, dans l'allée des tilleuls. Mais je vous cherchais, de la part de Mme du Prasin qui a besoin de vous pour une partie de colin-maillard, et tout de suite.

DUC DE BERSAC. - Elle est folle.

DUC DE SENLIS. - Allons-y.

GAÉTANE. - Et, avez-vous bien joué ?


SEPTUAGÉNAIRES

LA DUCHESSE DOUAIRIÈRE DE BERSAC, soixante-quatorze ans.
LE VIEUX DUC DE SENLIS, soixante-seize ans.
Mlle DE LA ROCHE-EN-GRÈVE, chanoinesse et sourde, soixante-douze ans.

Au salon, dans le jour, aux Ponts-Levis, la terre des Bersac. La chanoinesse brode.

DUCHESSE DE BERSAC. - Nous voilà seuls jusqu'à six heures.

DUC DE SENLIS. - C'est la même chose tous les jours.

DUCHESSE DE BERSAC. - Vous vous en plaignez ?

DUC DE SENLIS. - Ne me faites pas dire de madrigaux. Je ne sais plus.

DUCHESSE DE BERSAC. - Vous vous calomniez. Vous êtes plus jeune que jamais.

DUC DE SENLIS. - Tant que ça ! C'est de l'enfance, alors ?

DUCHESSE DE BERSAC. - Plus tard.

DUC DE SENLIS. - Et où donc sont partis tous vos invités ?

DUCHESSE DE BERSAC. - Je crois qu'ils sont allés en excursion au Moulin-du-Criquet. Il y a deux de ces dames qui font la course en bicycle… On ne parlait que de cela ce matin.

DUC DE SENLIS. - En bicycle ? Allons donc !

LA CHANOINESSE. - Pas mal, merci. Beaucoup mieux que la nuit dernière.

DUCHESSE DE BERSAC. - Oui… Mme du Prasin et Mme d'Olivoux… Et si vous les aviez vues au départ, dans leurs costumes… Ah ! c'est très étonnant, leurs costumes !

DUC DE SENLIS. - Pas de jambes nues, je suppose !

DUCHESSE DE BERSAC. - Non, des bas de laine noire qui leur font des mollets de prêtre… Et puis de drôles de petites culottes…

LA CHANOINESSE. - Avez-vous lu le Monde d'hier soir ? Il y a un article…

DUC DE SENLIS. - Je regrette bien vivement de n'avoir pas vu ça, j'ignorais… Depuis quand ces dames s'adonnent-elles au bicycle ? C'est assez difficile… Il y a là une question de perpétuel équilibre… Et, elles y vont bien ?

DUCHESSE DE BERSAC. - Il m'a paru… autant que je peux m'y connaître… Faut demander ça à leurs professeurs. Ce bicycle a l'air de vous consterner ?

DUC DE SENLIS. - Un peu.

LA CHANOINESSE. - Du feu ? On sera forcé d'en faire ici, aux premiers jours d'octobre. N'ouvrez pas de grands yeux… vous verrez ce que je vous dis…

DUCHESSE DE BERSAC. - C'est vrai que de votre temps…

DUC DE SENLIS. - Le nôtre, chère amie, Quand il y en a pour un…

DUCHESSE DE BERSAC. - Insolent !… nous n'avions pas trouvé ce jeu-là !

DUC DE SENLIS. - Nous en avions d'autres.

DUCHESSE DE BERSAC. - Oui, quelques-uns. Mon Dieu ! Beaucoup de vieilles gens ont l'habitude chagrine de se plaindre du passé : « Ah ! si c'était à refaire, si je pouvais recommencer ma vie, comme je m'y prendrais autrement, etc., etc. » Moi, non. Je ne renie rien de ce qui m'est arrivé… Tous mes petits péchés capitaux d'il y a quarante ans… je les recommettrais, sans nul doute, avec les mêmes hésitations, les mêmes scrupules et un égal entrain. Je suis très franche en disant cela… je me trouverais si sotte, avec mes cheveux blancs, de me faire meilleure que je… n'ai été.

DUC DE SENLIS. - Charmante, vous avez été… charmante.

DUCHESSE DE BERSAC. - On me l'a tellement chuchoté que par instants je le crois… Est-ce que vous aussi vous ne me l'avez pas…

DUC DE SENLIS. - Pendant sept ans.

DUCHESSE DE BERSAC. - Sept ans ! comme la guerre, mon pauvre Soubise.

LA CHANOINESSE. - On en a beaucoup trop abusé… mais c'est un excellent plat.

DUCHESSE DE BERSAC. - À quoi pensez-vous ?

DUC DE SENLIS. - À ce passé !

DUCHESSE DE BERSAC. - Drôle d'idée ! Il est mort, laissez-le en repos… Et puis (montrant la chanoinesse) pas devant…

DUC DE SENLIS. - Elle ? la tante Jéricho ? Aucun danger.

DUCHESSE DE BERSAC. - Après tout, si vous y tenez, parlons du passé. Une façon comme une autre de tuer le présent…

DUC DE SENLIS. - Surtout pour ceux qui n'ont plus d'avenir.

DUCHESSE DE BERSAC. - Vous vous exprimez comme Marc-Aurèle ou Joubert… bon ami.

DUC DE SENLIS. - Je vous trouve dure pour eux.

DUCHESSE DE BERSAC. - Voulez-vous que nous causions franchement ?

DUC DE SENLIS. - J'essayerai.

DUCHESSE DE BERSAC. - Jurez d'abord de dire toute la vérité.

DUC DE SENLIS. - Je le jure.

DUCHESSE DE BERSAC. - Bien, baissez la main. Que faisiez-vous il y a quarante-quatre ans, le 19 avril ?… Voulez-vous trois semaines, un mois pour vous recueillir ?

DUC DE SENLIS. - Pas besoin. Je vais vous répondre tout de suite… J'écrivais une longue lettre, à vous adressée.

DUCHESSE DE BERSAC. - Peste !

DUC DE SENLIS. - Ma mémoire est restée très fraîche.

DUCHESSE DE BERSAC. - C'est toujours ça. Eh bien ! quand vous m'avez écrit cette première lettre où vous me disiez votre adoration infinie… m'aimiez-vous un peu ?

DUC DE SENLIS. - Pas un brin.

DUCHESSE DE BERSAC. - Vilain homme !

DUC DE SENLIS. - Vous me demandez de vous dire la vérité ! Voulez-vous que je déguise ?

DUCHESSE DE BERSAC. - Non. Poursuivons… Mais si vous ne m'aimiez pas, quel sentiment vous dictait ces lignes embrasées, dites-le ?

DUC DE SENLIS. - Le désir… qui est une des formes de l'amour.

DUCHESSE DE BERSAC. - Laissez-moi donc tranquille avec vos formes. Je vous allais, voilà le fond du sac.

DUC DE SENLIS. - Énormément.

DUCHESSE DE BERSAC. - Bien de l'honneur… Ah ! ce n'est pas l'aplomb qui vous manquait,

DUC DE SENLIS. - Ni le goût, chère amie.

DUCHESSE DE BERSAC. - Vous êtes incorrigible. On ne peut pas causer un peu gravement avec vous ! Écoutez-moi. Tout à l'heure vous m'avez avoué que le désœuvrement, le plaisir de passer avec moi quelques heures défendues et de m'appeler par mon petit nom vous avaient seuls poussé à me faire la cour, au temps où vous aviez des cheveux.

DUC DE SENLIS. - J'ai toujours un coiffeur… vous semblez l'ignorer ?

DUCHESSE DE BERSAC. - Oui, et en voilà un qui vous vole votre argent. Mais il ne s'agit pas de ça…

DUC DE SENLIS. - Permettez ! Dans le début, il est vrai, la curiosité jointe à la surexcitation étaient les seules à m'animer, mais plus tard, quand j'ai vu que vous me résistiez pour de bon, autrement que pour le décorum… Ah ! je vous déclare que je vous ai aimée, avec une estime…

DUCHESSE DE BERSAC. - Dont vous auriez bien voulu que je vous soulageasse en me donnant à vous ?

DUC DE SENLIS. - …

DUCHESSE DE BERSAC. - Vous ne dites rien ?… parce qu'il n'y a rien à dire, en effet.

DUC DE SENLIS. - Si, je pourrais tout de même… mais non… Il y a de certains airs, à nos âges, qu'on ne sait plus chanter.

DUCHESSE DE BERSAC. - C'est possible, aussi je ne vous accablerai pas, et j'imagine, comme si je venais de les entendre, toutes les bonnes mauvaises raisons que vous auriez su trouver à la minute, si nous avions tous les deux quelques années de moins sur la tête, dans le cœur, partout.

DUC DE SENLIS. - Vous êtes magnanime, gare la fin !

DUCHESSE DE BERSAC. - Vous avez été franc ; j'aurai, moi, la même franchise… brutale. Au moment où, il y a quarante ans… vous me faisiez l'honneur de vous préoccuper de moi, et sans grande sincérité… de mon côté je vous adorais, j'étais prise, entendez-vous, embobinée, mais prise à ce point que… non, je ne peux pas vous conter ça, vous n'êtes pas encore assez fini, vous en auriez trop d'orgueil.

DUC DE SENLIS. - Je vous en conjure !…

DUCHESSE DE BERSAC. - Soit. Je suis trop avancée pour reculer… À ce point que je ne pensais qu'à vous, et que je ne trouvais rien de si charmant que votre pauvre figure et vos pauvres yeux qui me semblaient un ciel… Hein ?… Qu'en dites-vous ?

DUC DE SENLIS. - Continuez.

DUCHESSE DE BERSAC. - Tellement qu'à plusieurs reprises… Cela vous amuse ?

DUC DE SENLIS. - Comme ci, comme ça.

DUCHESSE DE BERSAC. - Et surtout un soir, un soir d'été, ici, à ces mêmes Pont-Levis… il s'en est fallu… d'un cheveu, d'un fin comme les petits blonds qui frisaient alors sur ma nuque… Dire que j'ai eu une nuque !

DUC DE SENLIS. - Je me la rappelle !

DUCHESSE DE BERSAC. - Pour que je ne nous rende pas : vous, le plus heureux des hommes, et moi, la plus ridicule des femmes, pour ne pas ajouter la plus malheureuse !

DUC DE SENLIS. - Malheureuse… Est-ce que vous ne l'avez pas été avec votre mari autant qu'on peut l'être ?

DUCHESSE DE BERSAC. - Davantage. Le duc m'a fait souffrir, en effet. Mais il est l'époux, il en a le droit. C'est son affaire si j'ai pleuré par sa faute. Il n'y a que lui qui s'est oublié. Tandis que moi, pour une jolie sottise d'un jour, pensez donc que je perdais à l'avance le bénéfice et l'auréole que devaient me donner quarante ans de résignation conjugale !

DUC DE SENLIS. - C'est égal, les hommes sont bêtes.

DUCHESSE DE BERSAC. - Je ne dis pas non. Pourtant, croyez-moi, vieil ami, ne soyez pas pensif, et dites-vous que jamais vous n'avez été si sagace et si malin que le jour où vous avez cru comprendre « qu'il n'y avait rien à faire avec moi », comme vous dites entre vous, dans un jargon élégant et concis… Et voilà !

DUC DE SENLIS. - Voilà.

DUCHESSE DE BERSAC. - La vie…

DUC DE SENLIS. - Mon Dieu ! oui… l'amour… on croit…

DUCHESSE DE BERSAC. - Le temps passe…

DUC DE SENLIS. - Et puis… une canne…

DUCHESSE DE BERSAC. - Des cheveux blancs.

DUC DE SENLIS. - Trop tard !

DUCHESSE DE BERSAC. - Allons ! grand enfant d'ami, baisez-moi la main. (Le duc se penche et la lui baise en silence.) Vous voyez que je ne la retire pas, et que je vous permets de rester un peu, pour votre peine… Est-ce que je ne suis pas gentille ?

DUC DE SENLIS. - Si.

DUCHESSE DE BERSAC. - Eh bien alors ?

DUC DE SENLIS. - Ah ! pauvre chère, chère amie !

DUCHESSE DE BERSAC. - Quoi ! comment… qu'est-ce que !… une larme ! vous ? Ah I je vous y prends… cœur sensible…

DUC DE SENLIS. - Vous n'y êtes pas… c'est… c'est… de l'humiliation !

DUCHESSE DE BERSAC. - Sans doute, sans doute.

DUC DE SENLIS. - Et puis… sommes-nous assez vieux ! le sommes-nous ?

DUCHESSE DE BERSAC. - Oui. Nous n'avons pas été en bicycle, nous, mais nous avons fait tout de même un rude chemin. (Très haut à la chanoinesse qui s'est endormie.) N'est-ce pas, chère amie ?

LA CHANOINESSE, qui se réveille. - J'entends bien.


LIBRE-ÉCHANGE

BLANCHE D'AMBOISE, plutôt quarante ans, mais si bien organisée qu'elle a l'air comme neuve.
JEANNE DES ADRETS, de vingt-cinq à trente ans, fraîcheur et beauté dite de Satan.

(Chez Jeanne des Adrets, rue Prony, après le déjeuner.)

JEANNE DES ADRETS. - Tiens, c'est toi ?

BLANCHE D'AMBOISE. - En personne.

JEANNE DES ADRETS. - Assieds-toi donc ?

BLANCHE D'AMBOISE. - Et… tu vas toujours ?

JEANNE DES ADRETS. - Je me soutiens… Mais comment se fait-il qu'à cette heure-ci ?… Rien de cassé ?…

BLANCHE D'AMBOISE. - Rien du tout… J'ai à te parler de choses sérieuses.

JEANNE DES ADRETS. - Un peu à court ?

BLANCHE D'AMBOISE. - Moi ? Non, ma pauvre amie, j'ai encore acheté pour cinquante mille de Paris-Lyon pas plus tard qu'avant-hier… Je n'en suis pas encore à te taper… Et puis, ça me rapporterait trop peu.

JEANNE DES ADRETS. - Je vois que tu me connais. Alors, quoi ?

BLANCHE D'AMBOISE. - Tu sais que j'ai toujours eu pour toi beaucoup d'amitié, que pour rien au monde…

JEANNE DES ADRETS. - Aboutis, ton temps est précieux !

BLANCHE D'AMBOlSE. - Je viens te proposer un arrangement, une affaire…

JEANNE DES ADRETS. - Avantageuse ?

BLANCHE D'AMBOISE. - Pour nous deux.

JEANNE DES ADRETS. - Parle.

BLANCHE D'AMBOISE.  -Écoute-moi hien et laisse-moi aller jusqu'à la fin sans m'interrompre… Tu me le promets ?

JEANNE DES ADRETS. - Va donc, lambine !

BLANCHE D'AMBOISE. - Voilà ce que c'est ; changeons d'amant !

JEANNE DES ADRETS. - Répète ?

BLANCHE D'AMBOISE. - Changeons d'amant… Tu me passes Saint-Hubertin, et je te passe Coutras.

JEANNE DES ADRETS. - Tu n'es pas malade ?

BLANCHE D'AMBOlSE. - Si tu me laissais finir… Tu me regardes avec des yeux comme si j'avais lâché une chose énorme. Tu ne comprends pas ?… C'est pourtant assez clair !

JEANNE DES ADRETS. - On n'est pas une bûche ; on a compris, sois tranquille… Seulement…

BLANCHE D'AMBOISE. - Seulement… quoi ?

JEANNE DES ADRETS. - On ne voit pas bien… les raisons d'abord, et ensuite les avantages de cette manœuvre… j'entends les miens.

BLANCHE D'AMBOISE. - Je vais te les exposer, les avantages !… les tiens d'abord… les miens après.

JEANNE DES ADRETS. - Les tiens, ça m'est égal ! Vas-y ?

BLANCHE D'AMBOISE. - Nous traitons de choses graves, nous sommes entre camarades, les portes fermées, ça n'est pas d'hier qu'on s'aime, n'est-ce pas, Jeannot ? Je n'irai donc pas par quatre chemins… Eh bien, depuis quelque temps… je ne vieillis pas, mon Dieu, non ! mais je ne rajeunis pas non plus.

JEANNE DES ADRETS. - Tu stationnes.

BLANCHE D'AMBOISE. - Le duc devient beaucoup trop jeune pour moi… Vingt-neuf ans, avec ça il en paraît vingt-trois, il commence à me souligner… Tu m'avoueras que c'est désagréable d'avoir l'air d'être la grande sœur de l'homme que l'on distrait. Ça me contrariait, alors, tu sais… la pensée… on cherche autour de soi… j'ai songé à Saint-Hubertin… il est dans les quarante-cinq, peut-être pas si chic que Coutras, mais brave homme, marié, bref tout ce qu'il faut pour rendre une maîtresse heureuse.

JEANNE DES ADRETS. - Je t'admire. Et moi, dans tout ça ?

BLANCHE D'AMBOISE. - Attends donc ! Je me suis dit : voilà la vraie affaire. Je m'embourgeoise et Jeanne s'enducaille. Du côté des convenances, parfait, et toutes les deux nous y trouvons notre compte. Toi, laisse-moi te dire, en amie, que ça te fera beaucoup de bien d'être avec le duc. Il a tous les défauts possibles, comme un homme qu'il est, mais pour présenter une femme, et la faire admettre, il est de première ! Tu verras plus tard, quand vous vous quitterez, comme tu sortiras de là forte, avec le sentiment de ta valeur, plus la même enfin ! Sans compter que Saint-Hubertin, entre nous, ne doit pas être tous les jours… un éclat de rire ?

JEANNE DES ADRETS. - Fichtre non !

BLANCHE D'AMBOISE. - Ça ne m'inquiète pas, et puis… je m'en charge. J'en ai dressé de plus durs. Maintenant… comme tu es une amie, je ne te cacherai rien… Pour ce qui est du cœur et de l'affection, le duc m'a toujours donné trois mille par mois.

JEANNE DES ADRETS. - C'est honorable… Voilà deux ans que vous vous aimez ?

BLANCHE D'AMBOISE. - Deux ans et trois mois… À quoi penses-tu ?

JEANNE DES ADRETS. - Je calcule. (Silence religieux.)

BLANCHE D'AMBOISE. - Pour être franche, il ne te donnera peut-être pas ça du premier coup, mais en tout cas, il se conduira toujours aussi bien que Saint-Hubertin… Qu'est-ce qu'il te fait mensuellement, Saint-Hubertin ?… J'ai besoin de le savoir.

JEANNE DES ADRETS. - Cinquante louis !

BLANCHE D'AMBOISE. - Mes gants.

JEANNE DES ADRETS. - Oh ! il est serré, je te préviens.

BLANCHE D'AMBOISE. - Encore une chose qui ne m'inquiète pas. J'ai eu affaire à tant de constipés ! Alors ça te va ?

JEANNE DES ADRETS. - Quoi ?

BLANCHE D'AMBOISE. - Quoi ! quoi ! mais l'affaire, le troc…

JEANNE DES ADRETS. - À première vue, j'ai été un peu surprise, mais plus je réfléchis… plus je me dis qu'il y a peut-être là… en effet… de gros intérêts en jeu… Et puis, à d'autres instants, j'hésite.

BLANCHE D'AMBOISE. - Dans notre carrière, faut jamais hésiter, ma fille. L'audace nous sert toujours, elle ne nuit qu'aux femmes rangées. Pendant qu'on se tâte le pouls, l'occasion passe, et quand après on veut la ressaisir, trop tard, elle est levée. Pourquoi hésites-tu ?

JEANNE DES ADRETS. - Est-ce que je sais ? Sans doute, ce pauvre Saint-Hubertin n'est pas bien donnant, pas bien amusant, pas bien intelligent…

BLANCHE D'AMBOISE. - Es-tu encore assez jeune pour te plaindre de la bêtise d'un homme ?

JEANNE DES ADRETS. - Mais j'y suis faite, et dame ! c'est rudement délicat d'introduire chez soi une nouvelle figure.

BLANCHE D'AMBOISE. - Le duc n'est pas une nouvelle figure, tu le connais, tu lui parles.

JEANNE DES ADRETS. - Mais c'est tout…

BLANCHE D'AMBOISE. - Ah ! si tu fais de la vertu.

JEANNE DES ADRETS. - Je n'en fais pas, bête… Seulement, il y a un tas de petites choses que tu ne sens plus… Avec toi, il faut que tout se fasse dans les cinq minutes.

BLANCHE D'AMBOISE. - J'ai trente-neuf ans… je suis très pressée…

JEANNE DES ADRETS. - Possible, mais moi qui ne les aurai que dans quatorze ans, je n'aime pas manger vite.

BLANCHE D'AMBOISE. - Avec ces raisonnements-là, quand tu auras mon âge – et ça s'amènera plus tôt que tu ne crois – tu seras bien en peine d'acheter des Paris-Lyon, et il ne te restera plus qu'à entrer aux Repenties… ou à te faire lectrice…

JEANNE DES ADRETS. - Ne te préoccupe pas de mon avenir !… Oui… là !… sois contente… j'accepte ta petite proposition. De grand cœur… je te passe ma rhubarbe… Mais auparavant… je ne serais pas fâchée… que tu me fasses un petit topo du duc… Les grandes lignes… Après… je t'expliquerai Seint-Hubertin… Ah ! cristi, que c'est peu de chose !

BLANCHE D'AMBOISE. - Justement ce que je rêve. Eh bien ! le duc, voilà : Toujours de bonne humeur passé minuit. À tuer le matin. Chien de caractère, ne comprend pas la plaisanterie… Avoir toujours l'air d'être impressionnée de sa toilette, ça le touche. Lui laisser croire qu'il est le Farnèse et qu'il vous met sur le flanc, ça le touche aussi. Déteste qu'on se mette du rouge aux lèvres, horreur des parfums, horreur qu'on se teigne les cheveux… Rien d'excentrique… pas de fracas… tout le temps avoir l'air d'une honnête femme. Avec ça… des égards, un peu d'orthographe, lui parler de sa famille, du faubourg… Sainte-Clotilde. Quelquefois regretter cette vie irrégulière… alors qu'on aurait pu être considérée, respectée… au lieu d'être un passe-temps… une créature de plaisir, etc… Tu vois le thème… Tout ça bien cuisiné, servi à propos, on le mène les mains basses, et il est délicieux. Un dernier mot : affiche le mépris de l'argent, il t'en bourrera.

JEANNE DES ADRETS. - Et ?…

BLANCHE D'AMBOISE. - Peu, mais bien.

JEANNE DES ADRETS. - Merci. À mon tour. Saint-Hubertin : Pas fort, égoïste et inquiet. Terreur de vieillir.

BLANCHE D'AMBOISE. - Pauvre petit !

JEANNE DES ADRETS. - Très doux, poli. Jamais de gros mots. Mais ombrageux, aime les choses à leur place, le confortable… les cheminées qui ne fument pas. Des tristesses nerveuses en pensant à sa femme qu'il croit fidèle… Se bien garder de le détromper… au contraire : « Quelle épouse d'éIite… esprit rare… cœur d'or, etc. » Nature sensible… Donner à tous les pauvres dans la rue, ça l'attendrit. On sent qu'il pense : « Et voilà ces créatures qu'on accuse d'être sans cœur ! » Dort après ses repas, pleure quelquefois. Le consoler alors, lui essuyer les yeux, être très tendre. J'oubliais : adore le piano.

BLANCHE D'AMBOISE. - Aïe ! Enfin !

JEANNE DES ADRETS. - Un imbécile, mais bon comme de la mie de pain.

BLANCHE D'AMBOISE. - Et ?….

JEANNE DES ADRETS. - Dans le jour.

BLANCHE D'AMBOISE. - Soit. Une femme avertie… Tu n'as plus rien à me dire ?

JEANNE DES ADRETS. - Non.

BLANCHE D'AMBOISE. - Ni moi.

JEANNE DES ADRETS. - Alors, à présent… nous n'avons qu'à nous souhaiter bonne chance.

BLANCHE D'AMBOISE. - Mon Dieu oui.

JEANNE DES ADRETS. - Mais… mais, dis donc ? Tout ça… très joli… changer… Tu n'oublies qu'une chose… comment faire ?…

BLANCHE D'AMBOISE. - Pour opérer la substitution ?

JEANNE DES ADRETS. - Dame ! c'est le gros point.

BLANCHE D'AMBOISE. - Naïve. Quand vois-tu Saint-Hubertin ?

JEANNE DES ADRETS. - Je l'attends avant le dîner.

BLANCHE D'AMBOISE. - J'ai justement rendez-vous avec le duc vers la même heure.

JEANNE DES ADRETS. - Tu as un truc ?

BLANCHE D'AMBOISE. - Vieux comme Ève. Trouve-toi à la porte de chez moi, en voiture fermée, vers six heures. Dès que tu verras le duc, tu l'appelles, et, avec une figure bouleversée, tu lui dis que je suis une gueuse, que je me trouve à la minute même dans les bras de Saint-Hubertin que je t'ai volé, comme le prouve ce petit mot perdu chez toi. (Elle sort de son carnet un billet qui était tout préparé, et qu'elle lit avant de le lui remettre.) « Mon Hubert, je t'attends ce soir, tu sais où ? Ta chose. Blanche. » Il est atterré, tu fais le reste.

JEANNE DES ADRETS. - Et toi ?

BLANCHE D'AMBOISE. - Moi, je me trouve ici, en bas, à la porte de chez toi, en voiture fermée également, un peu avant six heures. Dès que j'aperçois Saint-Hubertin, je lui fais psst, et avec un visage contourné, je lui dis que tu es une gueuse, que tu te trouves à la minute même dans les bras de Coutras que tu m'as volé, ainsi que l'atteste d'ailleurs le petit billet perdu par le duc chez moi, billet que tu vas faire tout de suite, et me donner… Écris. (Jeanne se met à son secrétaire.) Tu y es ?

JEANNE DES ADRETS. - J'y suis.

BLANCHE D'AMBOISE. - « Mon petit duc. C'est aujourd'hui, n'est-ce pas, que nous mourons encore ensemble ? Votre Jeannette. » – Il est abruti, et je l'achève.

JEANNE DES ADRETS. - Tu es très forte.

BLANCHE D'AMBOISE. - Non. Je suis la plus forte… Bien différent ! Embrasse-moi.

JEANNE DES ADRETS. - Ma bonne Blanche !… (Elle éclate de rire.)

BLANCHE D'AMBOISE. - Qu'est-ce qui te prend ?

JEANNE DES ADRETS. - Je pense… oh ! c'est pas gentil… Je pense… que c'était hier… le deux, et que ce pauvre Hubert m'a versé mes cinquante louis…

BLANCHE D'AMBOISE. - Après ? Il devait bien penser qu'il serait lâché un trois… Adieu, ma belle, et ne songeons qu'à nous !



A LA SORTIE DE L'OPÉRA, PROPOS DE VALETAILLE

Après tout, ce n'est jamais que des cabots qui chantent.
*
Quel malheur qu'on ne puisse pas se commander soi-même !
*
Madame nous défend de prendre les femmes de chambre sur nos genoux.
*
A l'office on crève la faim.
*
Elle a beau en être couverte, ça ne les empêche pas d'être faux…
*
Des semaines entières, quelquefois, ils sont sans se parler.
*
C'est noble comme moi !
*
Pas encore ce soir qu'ils la marieront.
*
Monsieur se tue.
*
Quand je suis entré chez eux, moi, je les croyais légitimistes.
*
Gueulent-ils là-haut !
*
Plus d'une fois qu'on m'a emprunté dix louis.
*
Je te jure qu'elle a une façon de me regarder…
*
Les miens ont horreur de la musique.
*
Heureusement qu'ils ne voient pas le chef leur faire leur dîner ! 
*
Je me suis très bien trouvé de ma saison d'eaux.
*
Madame veut qu'on ait de forts mollets.
*
As-tu d'assez sales chevaux de ce moment-ci ?
*
D'un autre côté, s'ils vous parlent poliment, c'est qu'alors c'est des tout petits bourgeois…
*
Avec ça, qu'eux, s'ils pouvaient écouter à nos portes…
*
Mais j'ai sa clef.
*
Depuis le jour qu'elle s'est fait pincer au Bon Marché, elle ne va plus qu'au Louvre
*
Je lui ai dit la vraie raison, que je le quittais parce que le tabac m'incommode…
*
Et. mangent-ils assez salement ?
*
Nous ne savons pas notre force.
*
Pourvu qu'on aille à la messe, ils sont contents.
*
Elle le claquera.
 *
C'est des bons maîtres qui se f… d'être volés !
 *
Je le tiens de la blanchisseuse.
*
Il leur en fait de toutes les couleurs… Un de ces quatre matins ils vont l'engager.
*
Ça ne saurait même pas monter sur le siège.
*
Mais avec le précepteur ; donc !
*
S'il pouvait dételer, j'aurais ses effets…
*
Oui, mon vieux… jusque dans leur coupé…
*
Malheureusement, il n'en laisse pas souvent traîner.
*
Nous n'en faisons pas le quart.
*
Ah ! ce faubourg ! Faut-il tout de même qu'ils aient volé pendant la Révolution !
*
… Tu verrais comme je me fais servir.
*
Pas difficile. Tu n'as qu'à les tenir une minute au-dessus de l'eau bouillante. Après, tu recachettes. Ni vu ni connu.
*
Ils m'ont forcé de l'épouser, à cause de l'enfant.

Y en a tout de même de plus canailles que nous : c'est les concierges.
*
V'là nos gens ! (Tous se précipitent avec zèle au-devant des maîtres, la main au chapeau.)


PARTIE CARRÉE

PAUL DE…, vingt-cinq ans.
RAYMOND DE…, vingt-huit ans.
CLÉMENCE DEJOIE…, trente ans.
JULIE.

I

(Chez Paul, avant dîner, vers les six heures. La conversation a tourné à l'intime. Les deux amis en sont aux demi-confidences.)

RAYMOND. - Ah ! on a raison de dire que ça n'est pas aisé d'avoir une maîtresse un peu convenable et gentille.

PAUL. - Oui, une femme qui ne soit pas trop au-dessous de celles qui ne sont pas galantes…

RAYMOND. -Très difficile… Je J'ai éprouvé pendant bien longtemps… Je quittais, je reprenais, je requittais.

PAUL. - L'amour à tâtons… Je connais ça… J'en ai été malade.

RAYMOND. - Heureusement. J'ai fini par trouver.

PAUL. - Le loyer n'est pas trop cher ?

RAYMOND. - Raisonnable.

PAUL. - La créature est jolie ?

RAYMOND. - Très mignonne, mais on ne se retourne pas.

PAUL. - Intelligente ?

RAYMOND. - Je lui ai plu tout de suite.

PAUL. - Du premier coup ?

RAYMOND. - Ah ! c'est une drôle de fillette, je t'assure, et pas banale.

PAUL. - Je la vois d'ici.

RAYMOND. - D'abord, des yeux…

PAUL. - Ne me la détaille pas, je te dis que je la vois… Elles sont comme ça douze mille à Paris

RAYMOND. - Blague, mon bon, si tu la connaissais… mais tu ne la connaîtras pas de sitôt.

PAUL. - Au moins, son nom ?

RAYMOND. - Rien du tout.

PAUL. - Vraiment, tu ne veux pas. Je vais être obligé de faire un long voyage pour me consoler.

RAYMOND. - Commence tes malles… Je ne te retiens pas.

PAUL. - Tu m'amuses avec tes mystères… C'est inouï ce que tu m'amuses !

RAYMOND. - Tant mieux pour toi… mais, c'est un principe : quand j'ai une maîtresse pas ordinaire…

PAUL. - Celle qu'on a n'est jamais ordinaire.

RAYMOND. - Je ne la montre pas, même à mes… surtout à mes amis.

PAUL. - Tu n'es pas sûr de ton ange ?

RAYMOND. - Je n'ai pas à te dire mes raisons… Je m'abstiens d'exhiber, voilà tout.

PAUL. - Homme prudent, comme tu dois être trompé !

RAYMOND, grave. - Franchement, je ne le crois pas.

PAUL. -Tu attends qu'elle te le dise ?

RAYMOND. - Je ne le crois pas, et tu vas comprendre pourquoi : Je fais tout ce qu'elle veut.

PAUL. - Tout ?

RAYMOND. - Tout.

PAUL. - Continue.

RAYMOND. - Je lui passe tous ses caprices, toutes ses fantaisies, je ferme les yeux.

PAUL. - Et tu crois qu'elle n'ouvre pas trop les siens.

RAYMOND. - Elle ? allons donc ! Seulement, dame ! je suis très esclave. Oh ! je ne te cacherai pas que je suis loin d'être le maître. Elle me tient en laisse absolument. Qu'est-ce que cela me fait après tout ? Le jour où j'en aurai assez, je casserai la ficelle. L'important, c'est d'être tranquille.

PAUL. - Chacun son système. Moi, je suis bien aussi pour le muselage, mais pour celui de la lemme. Puisque tu me fais des confidences, je ne vois pas pourquoi je me priverais de t'en faire quelques-unes à mon tour. Je possède également, sache-le donc, un oiseau bleu.

RAYMOND. - Je la connais ? Qui est-ce !

PAUL. - Mon cher, c'est un principe. Quand j'ai une maîtresse pas ordinaire…

RAYMOND. - Va te promener, tu es ridicule. Moi, je t'ai dit que ça m'était désagréable, mais toi ? Tu t'en moques ? Tu peux bien au moins me dire son nom ?

PAUL. - Rien du tout. Je reprends… Je possède donc un oiseau bleu, mais mon oiseau est dressé, dressé par moi qui suis son maître ; mon oiseau vient me manger dans la main au commandement, il ne chante que quand je veux et le temps que je veux, je lui ai coupé les ailes et son vol n'en est que plus sage, en quelque sorte plus intime. Chaque fois que je veux jouir de la compagnie de mon oiseau, je le fais sortir de sa cage, mais moi, personnellement, je n'y entre jamais. Cela m'oblige bien à une petite surveillance, qui a ses ennuis, mais je suis tranquille et c'est l'important.

RAYMOND. - Tu peux avoir raison. Cela dépend des femmes. Tous les systèmes ? Bons et mauvais… Tels moyens qui réussissent avec l'une… paf !…

PAUL. - Échouent avec l'autre…

RAYMOND. - C'est positif…

PAUL. - Mais pour en revenir à ma petite amie, je t'assure que, si tu la connaissais, elle ne te déplairait pas. Et elle est souple, douce, prévenante, aux aguets de tout ce qui pourrait m'être agréable… Mes moindres désirs, la disposition d'esprit dans laquelle je me trouve, elle devine tout… elle est étonnante.

RAYMOND. - Moi je n'aime pas ce genre de femmes-là. Que veux-tu ? Dis que c'est un goût bizarre, mais je ne déteste pas que la femme ait de la tête, des caprices, des lubies, qu'elle me fasse un peu sentir sa domination, voire sa mauvaise humeur ; de temps en temps, un petit coup de caveçon… j'adore… il y a lutte… ou plutôt non, il n'y en a pas… je cède toujours… mais c'est amusant tout de même… Et puis au fond, ma soumission apparente n'est que de la diplomatie. En réalité, c'est moi le plus fort, et je ne cède que parce que je veux bien céder.

PAUL. - J'ai déjà vu ça quelque part… L'homme est un jonc… le plus faible de la nature.

RAYMOND. - Mais c'est un roseau pensant. Ce que c'est que d'être bachelier !

PAUL. - Et tu te trouves bien servi avec ta belle ? Elle est désagréable à point, comme tu les aimes ?

RAYMOND. - Oui.

PAUL. - Eh bien, tu peux la laisser traîner, je n'y toucherai pas. J'ai horreur des roquettes.

RAYMOND. - Moi des agneaux.

PAUL. - Et maintenant dis-moi son nom.

RAYMOND. - Donne-moi l'exemple.

PAUL. - Non, toi d'abord.

RAYMOND. - Et on dit que les femmes sont curieuses !

PAUL. - Écoute, tu es mon ami ?

RAYMOND. -  Parbleu… toi aussi, tu es le mien.

PAUL. - Nous le sommes.

RAYMOND. - Eh bien ? tu es solennel.

PAUL. - Voici ce que je te propose ? Dînons demain tous les quatre. J'amène mon séraphin, et toi ton démon. Elles ne se connaissent pas, ça sera très gai.

RAYMOND. - Entendu. Mais… n'est-ce pas ? Chasse gardée.

PAUL. - Oh ! sois en paix. J'ai assez de tirer sur mes terres.

RAYMOND. - Alors demain, sept et quart chez Voisin… J'écris ce soir à la petite… fais-en autant de ton côté. Il est tard, je me sauve…

PAUL. - Adieu, je voudrais être à demain.

RAYMOND. - Dis donc ? Si elles allaient se plaire et devenir une paire d'amies.

PAUL. - Eh bien ? où serait le mal ? Au revoir.

II

(Le lendemain matin,chez Clémence Dejoie, qui est encore au lit.)

JULIE. - Madame, voilà deux lettres.

CLÉMENCE, prenant la première. - Ça, c'est Paul. (Puis la seconde.) Ça, c'est Raymond. (Elle ouvre la première.) Voyons ce que dit Paul ! (Elle lit.)
« Ma chère enfant, Je ne sais pas si j'aurai le temps d'aller te voir d'ici demain. Je t'attendrai ce soir à sept heures devant chez Voisin où nous dînerons avec un ami qui ne sera pas seul. Sois gentille pour l'autre, n'est-ce pas ? Je t'embrasse, Paul. »
(Elle ouvre la seconde.) Voyons ce que dit Raymond ? (Elle lit.)
« Ma chère petite Clémence, À mon très grand regret, je ne pourrai peut-être pas aller te voir aujourd'hui ; j'aurais été si heureux pourtant de passer quelques bons instants près de toi. Peut-être vas-tu me gronder de nous être engagés tous deux pour dîner ce soir chez Voisin. Il s'agit d'un de mes meilleurs amis, dont tu m'as certainement entendu parler, Paul de Coucy. Il a le plus vif désir de te connaître, je crois qu'il sera accompagné, et à ce propos, je te demande en grâce d'être très aimable, mais très, pour l'amie de mon ami. Je sais que tu goûtes peu ces sortes de parties carrées, et que rien ne t'est si agréable que d'être seule avec moi ; je t'en remercie aussi fort que je t'aime, mais Paul est vraiment gentil et je suis sûr que nous ne nous ennuierons pas. Je t'attendrai à sept heures moins le quart devant le restaurant. À ce soir, ma chérie, tâche d'être jolie comme tu l'es aux bons moments. Ton Raymond. »

JULIE. - Madame a l'air ennuyée ?

CLÉMENCE. - Moi ? Pas du tout. Donnez-moi de quoi écrire ? (Julie lui apporte sur son lit un mignon pupitre en bois des îles.) Paul d'abord. (Elle écrit.)
« Mon cher amour, Ton affectueux petit mot m'a fait beaucoup de bien à un moment où je suis toute attristée. Je reçois à l'instant une lettred'Avignon qui me donne les plus mauvaises nouvelles d'une tante. Je n'ai que le temps de partir. Comme les chagrins sont toujours près de nous ! Soigne-toi bien, pense à moi qui t'aime tant, et sois sage. Ta petite.  P.S. - Si ma pauvre tante va mieux, je serai de retour dans une quinzaine, mais pas avant. J'aurais été très contente en d'autres circonstances de faire la connaissance de ton ami. »
À Raymond maintenant :
« Tu n'ignores pourtant pas, mon cher Raymond, que je déteste sortir et dîner avec des gens que je ne connais pas. Tu as déjà compris que je n'irai pas à ce dîner. D'ailleurs, j'ai la migraine depuis hier, et quand j'ai la migraine, tu sais si je suis crin ? Ne viens pas me voir, tu me fatiguerais. Toute à toi, Clémence. »
 (Elle met les adresses, cachette et tendant les lettres à Julie.) Tout de suite à la poste. Et puis je n'y suis pour personne jusqu'à nouvel ordre

JULIE. - Bien madame. (Elle sort.)

CLÉMENCE. - Pour un peu nous avions de l'orage ce soir. Mais le vent a sauté.

III

(Le soir, chez Voisin. Lambeaux de phrases entendues d'une table voisine.)

PAUL. - Voilà une tante dont je me serais bien passé.

RAYMOND. - C'est assommant !

PAUL. - Toutes les mêmes…

RAYMOND. - Pas moyen de s'amuser.

PAUL. - Ça aurait été si gentil de les avoir là, toutes les deux.

RAYMOND. - Chacun la sienne.

PAUL. - Consolons-nous, ça se retrouvera.


LES ENFANTS À CÔTÉ

LE MARQUIS DU GLAIVE, cinquante-cinq ans.
Mme DE RAINVILLE, quarante-huit ans, cheveux poudrés.
JEANNE, dix-huit ans.
UN VALET DE CHAMBRE.

(Chez Mme de Rainville, en son hôtel à Versailles.)

l

Le marquis, Mme de Rainville, Philippe.

LE MARQUIS. - Alors c'est sérieux ?… Vous croyez que cette fois c'est sérieux ?

Mme DE RAINVILLE. - Je suis très inquiète, mon ami.

LE MARQUIS. - Décidément cette enfant ne nous laissera pas une minute de repos.

Mme DE RAINVILLE. - Elle est terrible, elle tient de vous.

LE MARQUIS. - J'entends. Tout ça… c'est très joli, mais quoi ?

Mme de RAINVILLE - Il faut lui parler donc…. et un petit peu roide…

LE MARQUIS. - Bon, bon, appelez-la… (Mme de Rainville sonne.)

Mme DE RAINVILLE. - Véritablement, ça commence aussi à dépasser les bornes. (Le valet de chambre paraît.) Philippe, dites à Mlle Jeanne de descendre.

PHILIPPE. - Mademoiselle prend sa leçon d'armes.

Mme DE RAINVILLE. - Qu'elle descende tout de même… et comme elle est.

PHILIPPE. - Bien madame. (Il sort.)

Mme DE RAINVILLE. - Je vous laisse tous les deux.

LE MARQUIS. - C'est préférable.

Mme DE RAINVILLE. - Mais n'est-ce pas ?… secouez-la… faites-lui sentir…

LE MARQUIS. - Soyez tranquille. (Elle sort.)

II

Le marquis, Jeanne en tenue d'escrime, un fleuret cassé à la main.

JEANNE. - Tiens, c'est toi, papa ? (Montrant son fleuret). Le quatrième que je casse… Aujourd'hui j'ai la main d'un dur…

LE MARQUIS, froid. - Quitte ton gant… j'ai à te parler… et à te parler très sérieusement. D'abord, assieds-toi.

JEANNE. - Merci. Pas fatiguée.

LE MARQUIS. - On est loin d'être content de toi. Tu t'en doutes, n'est-ce pas ?

JEANNE. - C'est la première nouvelle.

LE MARQUIS. - Eh bien, je te l'apprends.

JEANNE. - Je ne serai jamais trop instruite.

LE MARQUIS. - Ni trop respectueuse.

JEANNE. - Mais, papa…

LE MARQUIS. - Tais-toi. Je sais tout. Ta mère ma raconté… Énormément de peine… (Elle sourit.) Ça te fait rire ?

JEANNE. - Ce n'est pas de ça que je ris… Une idée qui me traversait.

LE MARQUIS. - Alors, pendant que je te parle, tu penses à autre chose… tu ne m'écoutes pas ?

JEANNE. - Mais si, mais si. D'ailleurs, je sais par cœur ce que tu vas me dire.

LE MARQUIS. - Avant tout, Jeanne, je te prie de quitter ce ton et ces manières. Depuis quelque temps, tu as adopté un genre… ah ! qui ne me plaît pas, je t'en préviens, et à ta mère non plus.

JEANNE. - Bien, papa.

LE MARQUIS. - Mais parlons de cette… tu m'as compris ? Qu'est-ce que c'est ? Il paraît que tu as été remarquée pnr un monsieur Guérand… Paul Guérand, un petit sous-off. de hussards…

JEANNE. - Pardon, il va entrer à Saumur, et il sera officier dans deux ans.

LE MARQUIS. - Ne m'interromps pas. Alors il passe sous les fenêtres… à pied… à cheval. On ne voit plus que lui dans le quartier… Il y a des billets d'envoyés et de reçus .. Ah çà, tu perds la tête ?

JEANNE. - Je t'assure que non.

LE MARQUIS. - Tu es dans une mauvaise passe, prends garde.

JEANNE. - Aucun danger.

LE MARQUIS. - Maintenant, il y a une chose qui me confond… que je ne peux pas croire. Tu veux épouser ce monsieur ? Tu as osé dire à ta mère que tu voulais l'ép…

JEANNE. - Je l'aime, il m'aime.

LE MARQUIS. - Ne dis pas de sottises. Qu'est-ce qu'il y a de vrai dans cette histoire ?

JEANNE. - Tout.

LE MARQUIS. - Mes compliments. Vous vous conduisez comme… Enfin, vous l'avouez. Ma parole ! c'est à se demander de quelle manière il faut élever ses enfants ! On n'a pourtant pas négligé la plus petite… le plus petit… pour faire de vous une jeune fille honnête… et modeste… Autour de vous, qui vous à prêché le mauvais exemple ? Personne. Ce n'est pas au couvent qu'on vous a enseigné à… avec des hussards, hein ? Inexcusable vous êtes ! On vous a donné tous les professeurs possibles… Et tous les cadeaux, toutes les distractions ! tout ! tout ! Votre mère a toujours été bonne et excellente, jusqu'à la faiblesse. Moi-même, n'ai-je pas ?… enfin on vous a gâté, on a trop cédé à tous vos caprices, et voilà le remerciement… Eh bien, mon enfant, c'est fini. À dater de cette minute il faut changer, et laisser la cavalerie en paix.

JEANNE. - Tu parles comme s'il ne s'agissait que de moi, mais lui, lui, crois-tu qu'il va se conformer… ?

LE MARQUIS. - Qui ça, lui ?

JEANNE. - Paul.

LE MARQUIS. -Ah çà ! Jeanne.

JEANNE. - Je voulais dire M. Guérand.

LE MARQUIS. - Il faudra bien qu'il prenne son parti, M. Guérand ! Je te fais filer demain à Nice avec ta mère. Je suis tranquille, va, il ne t'aime pas encore au point de déserter.

JEANNE, fièrement. - Tu n'en sais rien.

LE MARQUIS, à part. - Candeur ! (Haut.) Nous verrons. Moi, dans le fond, je ne demande pas mieux, parce que dans ce cas-là on le pincerait.

JEANNE. - Oui, et tu espères qu'on l'enverrait à biribi ?

LE MARQUIS. - Comment ? Tu sais des mots pareils…

JEANNE. - C'est lui qui me les a appris…

LE MARQUIS. - Je m'en doutais. Avec tout ça, tu ne m'as encore pas mis au courant… Où vous êtes-vous connus ? Depuis quand ?… Allons, parle ! Si tu veux que je te pardonne un peu, tu n'as plus qu'à être franche…

JEANNE. - Oh ! je vais tout te dire. Pas bien compliqué. Ça date de trois mois. Oui, un matin que j'étais à la fenêtre, je venais de me lever, j'avais encore mes cheveux défaits de la nuit, il a passé… Gentil, un grand portefeuille sous le bras il m'a regardée… Pas effronté du tout, je l'ai regardé moi aussi, et je ne sais pas pourquoi… nous nous sommes mis à rire tous les deux. Depuis ce jour-là, tous les matins, quand il va au rapport…

LE MARQUIS. - Quel rapport ?

JEANNE. - Chez le colon. Il est brig-four, il ne manque jamais de passer sous la fenêtre et de m'envoyer un petit bonjour.

LE MARQUIS. - Tu le guettes donc ?

JEANNE. - Oui.

LE MARQUIS. - C'est tout de même fort !

JEANNE. - Tu me demandes d'être franche !

LE MARQUIS. - Continue.

JEANNE. - Et puis, un jour…

LE MARQUIS. - Un jour…

JEANNE. - Il m'a lancé un… un petit billet…

LE MARQUIS. -Tu l'as gardé et tu l'as lu ?

JEANNE. - Oui.

LE MARQUIS. - Et qu'est-ce qu'il te disait dans… ce petit…

JEANNE. - Billet. Oh ! des choses convenables… que j'étais gentille, et qu'il m'aimait.

LE MARQUIS. - Tu trouves ça convenable, toi ?

JEANNE. - Pour un soldat…

LE MARQUIS. - De mieux en mieux. Et ensuite ?

JEANNE. - Oh ! c'est presque fini. En dehors de ça, je l'ai peut-être vu… dix à douze fois…

LE MARQUIS. - Pas seule ?

JEANNE. - Si.

LE MARQUIS. - Dix à douze fois seule !… mais où ça ?

JEANNE. - Est-ce que je sais ? un peu partout… dans mes promenades à cheval, le dimanche…

LE MARQUIS. - Philippe ne t'accompagne donc pas quand tu sors ?

JEANNE. - Toujours, mais je le perds.

LE MARQUIS. - Ah ! bien. Et où encore ?

JEANNE. - Je te dis, un peu partout, dans le parc, près du Char embourbé.

LE  MARQUIS, qui se contient difficilement. - Parfaitement… embourbé…

JEANNE. - À Trianon… Un jour ici, un autre jour là… Quand on s'aime, tu comprends, on est inventif.

LE MARQUIS. - Je vois.

JEANNE. - Tu n'es pas trop fâché ?

LE MARQUIS. - Moi ? comment donc, je suis ravi ! Mais dans ces entretiens qu'est-ce qu'il te disait cette petite canaille ?

JEANNE. - Toujours la même chose…

LE MARQUIS. - Quoi encore ?

JEANNE. - Qu'il m'aimait, et qu'il voulait m'épouser.

LE MARQUIS. - Mais comment… dans quels termes ?…

JEANNE. - N'aie pas peur ! papa.

LE MARQUIS. - …

JEANNE. - Oui, je le répète, n'aie pas peur… Je suis un peu au vent… mais j'ai été bien élevée… Je ne fais jamais que ce que je veux, mais je sais toujours ce que je fais. Tout ça, c'est pour te dire que je suis une honnête fillette, sage comme une image, que je veux le rester et qu'il n'y a rien de… pas une miette… Tu m'entends ? Dis-moi que tu me crois ?

LE MARQUIS, froid. - Je ne demande pas mieux.

JEANNE. - Écoute un peu ta petite. J'ai très longuement causé avec ce jeune homme.

LE MARQUIS. - Oh ! je t'en conjure…

JEANNE. - Si, tu m'écouteras. Eh bien, il a été très convenable, très respectueux et très franc. Moi-même, je t'avoue, j'ai été étonnée de son tact et de sa réserve.

LE MARQUIS, à part. Le tact d'un brig-four.

JEANNE. - Je l'ai questionné sur un tas de points. Il n'est pas d'une mauvaise famille… Ses parents sont d'anciens commerçants retirés, après une assez jolie fortune faite ; ils habitent Amiens. Ils sont deux enfants, lui, et une sœur qui est mariée dans les assurances…

LE MARQUIS. - Pourquoi me racontes-tu tout ça, voyons ? Tu devines bien que ça ne m'intéresse pas… D'ailleurs, à supposer que ce monsieur soit un la Trémoille et que je consente, ça n'aurait encore pas le sens commun, puisqu'un sous-officier ne peut jamais se marier, à moins que ce ne soit pour tenir une cantine. Est-ce ça que tu veux ? Tiens-tu à être cantinière ? Non, alors en voilà assez et parlons d'autre chose.

JEANNE, calme. - C'est bon, je me tais. Il n'y a pas moyen de causer sérieusement avec toi. Mon avenir… ce que je serai plus tard dans la vie… tout cela devrait t'intéresser ? Non. Tu te fâches ou tu blagues. Pas de milieu. Tu n'es vraiment pas gentil. Voilà un mariage qui se présente pour moi…

LE MARQUIS. - Ah ! non, non, non, non, cette fois-ci… Non ! C'est trop bête à la fin !… M. Paul Guérand n'est pas ton avenir. D'abord, je te le répète, il ne peut pas se marier… Et puis, quand même… non, c'est de la folie pure.

JEANNE. - Pourquoi ?

LE MARQUIS. - Parce que, mon petit enfant.

JEANNE. - Pour ce qui est de se marier, il le peut très bien. Il touche à l'expiration de ses cinq ans, par conséquent il est libre… Dis un mot et il ne rengage pas.

LE MARQUIS. - Laisse-moi, tu ne sais plus ce que tu dis.

JEANNE. - Oui, enfin tu ne trouves rien à me répondre. Tu es collé.

LE MARQUIS. - Je n'ai plus besoin de toi… va reprendre ta leçon… va. En voilà assez pour aujourd'hui. (Elle ne bouge pas.) Eh bien ! tu m'as compris ?

JEANNE. - Veux-tu m'accorder cinq minutes ?… J'ai plusieurs choses à te dire.

LE MARQUIS.  - Inutile. Ça ne fera qu'envenimer…

JEAIXNE. - Non.

LE MARQUIS. - J'ai horreur de ces explications… Je m'aigris, tu es insolente… Non, plus tard.

JEANNE. - Je t'en prie.

LE MARQUIS. - Parle alors, mais sois brève.

JEANNE. - Tu es gentil. Je t'aime, moi, tu le sais bien. Je suis brusque et vive, je lâche tout haut ma pensée, mais ça n'empêche que je passerais dans le feu pour toi.

LE MARQUIS. - On ne te demandera jamais ça, on ne te demande que d'obéir. Ce n'est pourtant pas difficile. Faire ce qu'on vous dit.

JEANNE. - Tu crois ?

LE MARQUIS. - Enfin-où veux-tu en venir ?

JEANNE. - Promets-moi d'abord que tu ne m'interrompras pas !

LE MARQUIS. - Je te le promets.

JEANNE. - Et que tu me laisseras bien aller jusqu'au bout !

LE MARQUIS. - Oui ! oui !

JEANNE. - Il s'agit d'une chose… que je voulais te dire déjà depuis quelques temps… et au sujet de laquelle je tiens à m'expliqueravec toi, une fois pour toutes… C'est très délicat, aussi tu m'aideras un peu, tu penseras que je suis ta fille, une jeune fille, et… tu comprendras entre les lignes…

LE MARQUIS, mal à l'aise. - Prends garde, Jeanne. Je ne sais pas ce que tu te prépares à dire à ton père… Mais…

JEANNE. - Sois tranquille. Tu n'auras pas besoin de me rappeler au respect.

LE MARQUIS. - Je t'écoute.

JEANNE. - Tu ne me parais pas te faire une très juste idée de là situation où je me trouve, moi, Jeanne de Rainville. Elle est spéciale, cette situation, y as-tu jamais réfléchi ? Moi, j'y ai songé bien souvent et je vois très clair dans mon affaire. L'éducation que tu m'as fait donner a été aussi complète, aussi soignée qu'elle pouvait l'être… Au couvent, de toutes les grandes, j'étais une des mieux notées et des plus raisonnables, est-ce vrai ?

LE MARQUIS. - C'est vrai.

JEANNE. - On s'est toujours accordé, tout le monde, à reconnaître que sous mes airs un peu évaporés, j'étais excellente au fond, avec du cœur, un peu d'esprit et une bonne moyenne de qualités.

LE MARQUIS. - Y compris la modestie.

JEANNE. - Je suis ta fille.

LE MARQUIS. - Jeanne ?

JEANNE. - Tu me lances une pointe. Tout ce que je te dis là n'est pas pour me faire valoir, comme tu le crois. Me voilà donc à dix-neuf ans, bien élevée, parlant deux langues, mes diplômes en poche, sachant danser, patiner, monter à cheval, capable de tirer mon pigeon et de faire un assaut très proprement… pas vilaine à faire peur… une dot acceptable, un père qui porte haut un des plus vieux noms de France, une maman très bonne, trop bonne même, qui serait certainement la meilleure et la plus indulgente des belles-mères… Qu'est-ce que j'ai encore de gentil ? J'ai la santé… la jeunesse… j'ai tout… Ah ! Je vais donc être heureuse, très heureuse. Tout le monde voudra m'épouser… C'est-à-dire que je n'aurai qu'à me montrer pour voir affluer les prétendants, en un mot, je dois être essentiellement… mariable… C'est ton avis ?

LE MARQUIS, très gêné. - Sans doute… sans doute…

JEANNE. - Eh bien ! pas du tout. Voilà où nous ne sommes plus d'accord. Je suis, au contraire tout ce qu'il y a de moins facile à marier… même en voyage… Qui m'épousera ? Qui ? Veux-tu me le dire ? Sera-ce un jeune homme de cette noblesse à laquelle tu appartiens ?

LE MARQUIS (un geste vague). - …

JEANNE. - Tu ne réponds pas. Sera-ce un jeune homme de la bourgeoisie, plus orgueilleuse encore que l'aristocratie qu'elle jalouse et déteste ?

LE MARQUIS (même geste). - …

JEANNE. - Tu ne dis toujours rien. Un officier, alors ? tu sens bien que non ? Un magistrat ? pas davantage. Un ingénieur peut-être ? un homme de vaste ambition ? non plus… Non, j'ai tout pour moi, c'est vrai, mais ça ne me sert à rien, et je ne serai jamais de celles qu'on épouse les yeux fermés. Si je prends le parti de ne pas me marier, de rester, aussi longtemps que ça ne sera pas ridicule, la jeune fille à éclat de tous les bals,de tous les lawn-tennis, de tous les rallye-paper… en acceptant d'avance, quels qu'ils soient, les panaches du steeple que sera ma vie, soit, je ne serai peut-être pas heureuse, mais j'aurai quelques beaux moments… Je ne pense pas que ce soit là ton rêve pour moi. Si, au contraire, je veux la considération dans le mariage, et le bonheur – très relatif, je le reconnais – que vous apportent un mari, des enfants, avec les charges et les responsabilités… en ce cas, faut pas que je sois difficile et que je fasse la petite bouche… Et le jour où j'aurai trouvé un jeune homme, sachant ma situation, sachant… tout… qui pourra m'épouser sans avoir l'air de faire de l'héroïsme, et dont les parents ne s'indigneront pas à la pensée de m'appeler leur fille ; si ce jeune homme-là est un bon garçon, d'une honnête petite bourgeoisie, j'aurai peut-être tort de le refuser, parce qu'il ne repassera pas souvent… (Parlant plus bas.) Ce n'est pas gai tout ce que je te dis là, mais que veux-tu, c'est la vérité ! Que de fois, au couvent, depuis, partout, j'ai entendu chuchoter autour de moi… dire la chose… que je savais déjà, que j'ai sue dès que j'ai été petite fille…

LE MARQUIS, faiblement. - Quoi ? qu'est-ce que… tu sais ?

JEANNE. - Rien…

LE MARQUIS. - Mon enfant, tu as été trop loin pour ne pas… Je veux… qu'est-ce que tu sais ?

JEANNE. - Que toi et maman… vous n'avez jamais été mar… (Elle se jette à son cou.) Mais je t'aime bien, mon petit père, je t'aime beaucoup, beaucoup, et maman aussi, ça m'est bien égal ces choses-là, je vous aime tous les deux, et je suis votre Jeannot, et puis, tout ce que tu voudras, je le ferai, là, tout ce que tu voudras… Tu n'es pas fâché ?

LE MARQUIS. - Non.

JEANNE. - Tu ne diras pas à maman…

LE MARQUIS. -  Non. Retourne à ta leçon.

JEANNE. - Embrasse-moi ! (Il l'embrasse.) Je t'ai fait de la peine, je le vois.

LE MARQUIS. - Un peu. C'est passé. (Elle sort. À part.) Votre jeunesse vous suit tout de même trop dans la vie.

III

Mme de Rainville, le Marquis.

Mme DE RAINVILLE. - Eh bien, vous lui avez parlé ?

Ls MARQUIS. - Oui.

Mme DE RAINVILLE. - C'était de l'entantillage… il ne s'est rien passé entre eux ?

LE MARQUIS. - Rien du tout. Une pure amourette.

Mme DE RAINVILLE. - Je respire.

LE MARQUIS. - Pourtant, il faudra peut-être les marier.

Mme DE RAINVILLE. - C'est vous qui… ? vous ?

LE MARQUIS. - Oui, c'est moi… Nous en reparlerons longuement après-demain. Adieu, chère amie.

Mme DE RAINVILLE. - Vous me quittez ?

LE MARQUIS. - Oui.

Mme DE RAINVILLE. - Déjà ? Prenez le train de cinq heures.

LE MARQUIS. - Je ne peux pas, il faut absolument que je rentre, ma femme et mes enfants seraient inquiets.


RÉCIPROCITÉ

M. DE SAINT-HUBERTIN, cinquante ans.
VICOMTE D'ABRIÈS, trente-cinq ans.
Mme de SAINT-HUBERTIN, trente ans.
LUCIE CHLOÉ.
MARIETTE.

I

Midi et demi chez Saint-Hubertin. On sort de table.

Mme DE SAINT-HUBERTIN. - Mon ami, vous disiez ce matin que vous aviez un rendez-vous à une heure. Vous allez vous mettre en retard.

M. DE SAINT-HUBERTIN. - C'est juste, la demie vient de sonner. Je n'ai que le temps de m'apprêter.

MADAME. - Avec qui ce rendez-vous ? Avec votre ami d'Abriès ?

MONSIEUR. - Non, pas avec lui. Mais pourquoi ce ton ? D'Abriès vous déplaît ?

MADAME. - Je vous ai déjà dit que je ne pouvais pas le sentir. Il me répugne.

MONSIEUR. - Vous avez tort. Il m'aime beaucoup.

MADAME. - Tant mieux pour vous. Mais où allez-vous en somme ?

MONSIEUR. - Prendre Coutras au cercle… pour aller voir ensemble des tapisseries chez un marchand. Et vous ?

MADAME. - Moi, je reste.

MONSIEUR. - Vous ne bougez pas de la journée ?

MADAME. - Fait trop chaud.

MONSIEUR. - Alors, chère amie, je vais m'habiller. Je ne sais pas si je vous reverrai avant mon départ. À ce soir.

MADAME. - À ce soir. Bien exactement pour le dîner, n'est-ce pas ?

MONSIEUR. - Comme toujours.

II

Mme DE SAINT-HUBERTIN - MARIETTE.

MADAME. - Enfin ! (Elle sonne.)

MARIETTE. - Madame !

MADAME. - Je m'habille… vite… au galop.

MARIETTE. - Bien, madame. Quelle robe ? celle que madame a mise l'autre jour ?

MADAME. - Oui, ma toilette havane.

MARIETTE. - Madame s'habille complètement par en-dessous ?

MADAME. - Oui, Mariette.

MARIETTE. - Bien, madame.

MADAME. - Je ne mettrai pas de corset.

MARIETTE. - Quand on peut s'en passer comme madame. Et puis, il fait si chaud.

MADAME. - Tout à l'heure vous irez me chercher une voiture… fermée…

MARIETTE. - Sans doute… avec ce soleil-là !…

MADAME. - Faites-là arrêter…

MARIETTE. - Au coin de la rue… comme l'autre jour… oui, madame.

MADAME, distraitement. - Si monsieur rentrait, vous lui diriez que… j'ai été à l'école de natation…

MARIETTE. - Monsieur sait que madame a l'habitude d'y aller.

MADAME. - C'est bon.

MARIETTE. - Alors, pendant que madame achève de s'habiller, si j'allais chercher la voiture ?

MADAME. - Oui, allez… Un cheval qui roule ?… (Mariette sort.) Je suis un peu en retard ; ma foi, tant pis, il fera comme Louis XIV : il attendra.

M. de Saint-Hubertin dans sa voiture.

Ça a très bien pris la blague des tapisseries, je la resservirai… Pauvre femme ! Après tout, elle n'est pas trop ennuyeuse… et j'aurais tort de me plaindre… Je suis plus libre avec elle qu'avec Lucie… Il n'y a encore qu'une maîtresse pour être crampon comme une femme légitime !.. Je ne serai jamais arrivé pour une heure et demie… Peuh ! j'arrangerai ça… je dirai que c'est ma femme qui m'a mis en retard… Au fond, je ferais peut-être mieux de rentrer à la maison où Berthe est toute seule, qui ne s'amuse guère… mais je sais bien que je ne rentrerai pas. Donc, inutile de s'attendrir.

 

Mme de Salnt-Hubertin dans Ia sienne.

Voilà trois fois que ça réussit, le coup de rester à la maison… il me resservira. Pauvre homme ! Après tout il n'est pas trop ennuyeux… et j'aurais pu tomber plus mal. Je suis aussi libre qu'on peut l'être, quand on tient à sauver les apparences… Si j'étais la femme de Guy, ça ne se passerait pas si en douceur. Ah non ! Pas commode tous les jours, Guy ! Oh ! ces amants, comme ils vous traitent quand on leur a cédé… Ils oublient que la veille on était une femme honnête !… Et malgré tout, pas moyen de s'en passer… C'est comme de boire en été. Les femmes raisonnables, qui sont fidèles à leur mari, sont celles qui ne boivent qu'en mangeant. Moi je peux pas, faut que je boive entre mes repas.

 

Chez Lucie Chloé.

LUCIE. - Pas malheureux !
SAINT-HUBERTIN. - Si tu savais, c'est ma femme…
LUCIE. - Tu me dis ça chaque fois.
SAINT-HUBERTIN. - Pas de scènes ?
LUCIE. - Oh ! si tu n'étais pas un vieux camarade à moi, comme je te secouerais l
SAINT-HUBERTIN. - Avec ça que tu t'en prives.
LUCIE. - Alors, ta femme ne se doute toujours de rien ? Elle n'est donc pas intelligente ?
SAINt-HUBERTIN. - Oh ! que si !
LuUCE. - Cependant…
SAINT-HUBERTIN. - Elle a confiance en moi. Tout est là.
LUCIE - En voilà un meuble inutile dont elle pourrait se passer.
SAINT-HUBERTIN. - Veux-tu te taire ! Sans la confiance, où en serait-on dans la vie ? Il n'y aurait plus de bons ménages, plus de paix… plus rien !
LUCIE. - Et es-tu bien sûr que de son côté elle ne grignotte pas quelques petites… distractions ?
SAINT-HUBERTIN. - Ma femme ! grignoter ?… Ah cà, tu es folle ! Elle !… ma femme ! Tu oublies qu'elle a des principes… qu'elle a été élevée au couvent…
LUCIE. - Moi aussi. Tu vois ce que ça prouve. Même qu'à dix-neuf ans j'ai voulu prendre le voile. Ça ne s'est pas fait. J'avais une autre vocation.
SAINT-HUBERTIN. - Permets-moi de ne pas le regretter.
LUCIE. - Vous êtes quelques-uns, allez, qui pourriez me faire ce compliment-là.
SAINT·HUBERTIN. - Je sais que tu as beaucoup aimé.
LUCIE. - Il en est question.
SAINT-HUBERTIN. -Tout de même, Lucie, tu es une bonne fille. Ça me fait penser que je ne t'ai pas encore embrassée.
LUCIE. - Ça se retrouvera… Si nous allions dans ma chambre ?
SAINT-HUBERTIN. - Nous avons le temps, tu sais ?… Je ne suis pas à I'heure aujourd'hui.
LUCIE. - Mais viens donc, arrive donc… grand flemmard !

Deux heures se passent.

 

Chez Guy d'Abrlès.

GUY. - Ah ! enfin !
MADAME. - Pas ma faute, c'est mon mari…
GUY. - Toutes les semaines vous me dites la même chose.
MADAME. - Ah l cessez vos reproches, mon cher.
GUY. - Pardon ! Que je vous aime !
MADAME. - Pour combien de temps ? Pas pour toujours ?
GUY. - Oh non ! C'est trop ou pas assez.
MADAME. - Vous m'aviez fait peur, me voilà rassurée.
GUY. - Berthe ! ma chère Berthe !
MADAME. - Qu'est-ce que ça veut dire, ces soupirs-là ?
GUY. - Vous le savez bien.
MADAME. - Dites toujours.
GUY. - Ça veut dire : Vous seriez bien mignonne, mais mignonne tout à fait, d'ôter votre petit chapeau, d'ôter vos petits gants, votre petit…
MADAME. - Avec vous, il faut toujours tout ôter.
GUY. - C'est pour me donner ensuite le plaisir de tout remettre.
MADAME. - Vous n'êtes qu'un égoïste. Vous devriez ne penser qu'à moi, à mes pudeurs.
GUY. - Oh ! vos pudeurs et moi… nous sommes déjà une paire d'amis… elles viennent me manger dans la main.
MADAME. - Voilà que vous êtes indécent.
GUY. - Il faut bien commencer.
MADAME. - Vous avez raison… Et moi je suis pressée d'en finir.
GUY. - Qui va piano… Mais dites-moi, votre mari ?… alors il ne se doute toujours de rien ?… Il n'est pas très subtil, à ce que je vois.
MADAME. - Oh ! il est bien fin, allez, mon mari… plus fin que vous.
GUY. - Vous m'étonnez.
MADAME. - Il a confiance en moi. Voilà tout.
GUY. - Et la bonne idée qu'il a là, ce digne homme !
MADAME. - Vous savez, mon cher, que je n'aime pas vos plaisanteries sur Frédéric. S'il n'avait pas en moi cette confiance que vous persiflez…
GUY. - Moi ?…
MADAME. - … nous serions bien en peine de nous voir aussi souvent que vous me l'imposez.
GUY. - Voilà un mot que vous allez retirer…dans la chambre à côté.
MADAME. - Qu'est-ce que je vous disais à l'instant, qu'avec vous il faut toujours tout retirer !

Deux heures se passent.

Avant dîner, le soir, chez Mme de Saint-Hubertin.

MADAME, assise, en toilette de chambre, telle qu'au départ de son mari. - Maintenant qu'il vienne ! Je l'attends.

MONSIEUR, qui rentre. - Eh bien, ma chère ?

MADAME. - Eh bien, mon ami ?

MONSIEUR. - Je les ai vues… je les ai bien regardées.

MADAME. - Quoi ?

MONSIEUR. - Ces tapisseries que Coutras…

MADAME. - Ah oui ! Eh bien ?

MONSIEUR. - Affreuses… criardes… affreuses… C'est à recommencer. Et vous, qu'avez-vous fait ?

MADAME. - Rien.

MoNSIEUR. - Vous n'êtes pas sortie ?

MADAME. - Pas bougé d'ici… j'ai lu… j'ai pensé…

MONSlEUR. - À moi ?

MADAME. - Oui… à vous aussi.

MONSIEUR. - Mais il ne faut pas vous cloîtrer comme ça, ma chère amie. À votre âge on doit se secouer, prendre de l'exercice.

MADAME. - J'en prends bien assez.

MONSIEUR. - Non.

MADAME. - Ne dites pas non. Vous n'êtes jamais là quand ça m'arrive. (À part.) Pauvre homme !

MONSIEUR, à part. - Pauvre femme !

LE MAÎTRE D'HÔTEL. - Madame la baronne est servie.


À CHEVAL

VICOMTE DE CROCÉ, vingt-huit ans.
UNE JEUNE FILLE.

Un cob rouan, monté par le vicomte. Une jument bai de pur sang, montée par la jeune fille ; personnages presque muets.

Au petit pas, brides molles, jambe insouciante, Jacques de Crocé, dans une étroite allée solitaire du Bois, songeait : « Ravissante chose que d'aller ainsi… au hasard… fantaisie… beaux arbres… fraîcheur… Et cet air… pour les poumons. Dieu ! qu'on est donc bien ! Décidément vivre… précieux… », quand, tout à coup, il s'arrête, surpris, captivé. À vingt mètres de lui, une jeune fille, jolie et seule, s'efforçait de calmer sa bête, une magnifique bête qui pointait coupp sur coup, sans discontinuer. Bondir au secours de la mignonne cavalière et pacifier sa monture furent pour le vicomte l'affaire de quelques minutes à peine. Déjà il s'apprêtait à se retirer avec discrétion, quand Elle Ie retint du geste. Il obéit, et alors s'engagea l'entretien suivant. Deux points, à la ligne.

LA JEUNE FILLE, avec un léger accent étranger. - Et me permettez-vous, monsieur, après le service que vous venez de me rendre, de vous demander votre nom ?

CROCÉ. - Mademoiselle, je suis assez récompensé déjà par la gracieuse pensée qui vous a dicté cette demande… mais si vous insistez…

LA JEUNE FILLE. - J'insiste.

CROCÉ. - Soit. Vicomte de Crocé. (À part.) Bizarre, cette jeune fille seule 1

LA JEUNE FILLE. - Le petit nom ?

CROCÉ, à part. - Familière même… Sans doute une Américaine. (Haut.) Jacques, mademoiselle, et quelquefois Jacquot.

LA JEUNE FILLE. - Quand vous avez bien déjeuné ?

CROCÉ. - Oui, mademoiselle. (À part.) Cocasse, cette petite !

LA JEUNE FILLE. - Moi – voulez-vous, s'il vous plaît, appuyer un peu ? – moi, c'est miss Clarette qu'on m'appelle.

CROCÉ, à part. - Étrangère, j'en étais sûr. (Haut.) Voilà un nom charmant !

LA JEUNE FILLE. - Pourtant, n'allez point croire que je sois – allons, Cora ! – étrangère. Non, tout ce qu'il y a de plus Parisienne, pur sang comme ma bête.

CROCÉ. - Alors, miss Clarette est un petit nom déshabillé, un petit nom pour tout aller, que vos sœurs ou messieurs vos frères…

LA JEUNE FILLE. - Je n'ai pas de sœurs, je n'ai pas de frères.

CROCÉ. - Je voulais dire, vos parents, votre famille.

LA JEUNE FILLE. - Je n'ai pas de famille, je n'ai pas de parents.

CROCÉ. - Quoi ! orpheline ?

LA JEUNE FILLE. - Vous y êtes.

CROCÉ. - Qu'est-ce que vous m'apprenez là, mademoiselle ? Je vous demande pardon, mais il me semble que vous avez vos rênes de filet bien longues. Comment ! vous êtes toute seule au monde ?

LA JEUNE FILLE. - C'est que ma jument a la bouche – oui, monsieur, toute seule ! – un peu dure.

CROCÉ. - Voyons ? il vous reste au moins des amis, de ces vieux amis qui sont des guides, des soutiens dans la vie, presque des parents ?

LA JEUNE FILLE. - J'ai bien une marraine.

CROCÉ. - C'est quelque chose. À la bonne heure, vos rênes sont à l'ordonnance.

LA JEUNE FILLE. - Oui, mais je ne la conserverai pas toujours.

CROCÉ. - Ah ! dame !… Elle est âgée ?

LA JEUNE FILLE. - Soixante.

CROCÉ. - Elle peut vivre longtemps encore. Espérons…

LA JEUNE FILLE. - Oh ! je ne compte que sur moi.

CROCÉ, à part. - Ah çà ! (Haut.) Vous n'avez pas tort. Comme dit le proverbe : Aide-toi…

LA JEUNE FILLE. - Les hommes t'aideront.

CROCÉ, à part. - Bigre ! (Haut.) Puissamment vrai, mademoiselle. Et serait-il indiscret de vous demander si vous vous aidez beaucoup ?

LA JEUNE FILLE. - Je fais ce que je peux pour n'avoir rien à me reprocher.

CROCÉ. - C'est la sagesse. Quand on a sa conscience pour soi…

LA JEUNE FILLE. - On est bien forte, et je le serai.

CROCÉ. - Vous l'êtes déjà.

LA JEUNE FILLE. - Pas en équitation, toujours ?

CROCÉ. - Vous vous calomniez.

LA JEUNE FILLE. - Vous dites ça !

CROCÉ. - Ma parole, vous montez très gentiment.

LA JEUNE FILLE. - J'ai encore bien des progrès à faire, je le sens.

CROCÉ. - Pas tant que vous croyez.

LA JEUNE FILLE. - Vous me flattez.

CROCÉ. - Non… (Il rit.)

LA JEUNE FILLE. - Pourquoi riez-vous ?

CROCÉ. - Je ne sais pas… je ris parfois comme ça… sans raison, c'est un tic.

LA JEUNE FILLE. - Pas vrai, vous riez de moi.

CROCÉ. - Mademoiselle, je vous jure…

LA JEUNE FILLE. -  Vous riez de moi, je vous dis. Vous pensez que je suis une jeune fille à part ?

CROCÉ. - Mon Dieu, non…

LA JEUNE FILLE. - Oh ! ne vous défendez pas. Je suis rudement à part, en effet ! Des jeunes filles dans mon genre… n'y en pas des rames à Paris… allez !

CROCÉ, galant. - Vous n'en êtes que plus… avantageuse à connaître.

LA JEUNE FILLE. - Avantageuse… tant que ça ! Qu'en savez-vous ?

CROCÉ. - Moi ?… mais… rien… Je vous ai froissée ?

LA JEUNE FILLE. - Non… Seulement il vient tout d'un coup de me jaillir une idée.

CROCÉ. - Je n'ose pas vous demander de me la…

LA JEUNE FILLE. - C'est que vous me prenez pour une grue.

CROCÉ. - (Jeu de sourclls.)…

LA JEUNE FILLE. - Parfaitement.

CROCÉ. - Oh ! oh ! oh ! Mais que j'aie ces deux poings coupés, mademoiselle, si une pareille pensée…

LA JEUNE FILLE. - Enfin… pour une jeune fille .. pas convenable… pas comme il faut…

CROCÉ. - Mais encore une fois, je proteste et de toutes mes forces… Vous m'avez, bien au contraire, paru charmante et tout à fait… distinguée avec un je ne sais quoi de… bien à vous… piment… mais sans que jamais la tenue… ni la bonne éducation…

LA JEUNE FILLE. - Vous bafouillez.

CROCÉ. - Après tout, c'est bien possible. Si nous prenions à droite, voulez-vous ?

LA JEUNE FILLE. - Oui, mais ne nous perdons pas.

CROCÉ. - On se retrouve toujours trop tôt.

LA JEUNE FILLE. - Tenez ! voulez-vous mon impression sur vous ?

CROCÉ. - Je grille de la connaître.

LA JEUNE FILLE. - Vous êtes un bon garçon.

CROCÉ. - Le fait est qu'on n'est pas meilleur.

LA JEUNE FILLE. - Mais sceptique, mais léger, mais – et ceci est grave – ayant un profond mépris des femmes, en un mot, vous… n'êtes… pas… sérieux !

CROCÉ. - Qu'entendez-vous d'abord par cette expression : être sérieux ?

LA JEUNE FILLE. - Bien délicat ce que vous me demandez là ; pourtant je tâcherai de m'en tirer, sinon brillamment, du moins à mon honneur.

CROCÉ. - Laissons l'honneur, il nous gênerait.

LA JEUNE FILLE. - Vous parlez pour le vôtre ?

CROCÉ. - Naturellement. Miss Clarette, je vous écoute.

LA JEUNE FILLE. - Eh bien… si j'avais, en quelque traits à la mine de plomb… à jeter le croquis de cet être exceptionnel qu'une femme dans mon cas appelle un homme sérieux… le voici exactement, tel que je me le représente en pensée… Un homme… entre deux âges… Oh ! pas beau, mais d'une jolie laideur, ayant vécu… conservé… plus vieux au fond qu'il ne le paraît, assez jeune encore pour n'être jamais ridicule… susceptible d'attachement sans transports inutiles, de tendresse sans jalousie, d'amour, s'il le préfère, sans abandon… quelque chose de solide qui engendre la sécurité… comme du bien en terres… n'ayant de goûts et de caprices que ceux qu'on a l'art de lui suggérer, en paraissant les subir… ne s'étonnant de rien, prêt à tout, revenu de tout pour y avoir trop été… horriblement blasé de façon qu'on l'amuse avec un rien… aimant les voyages mais pas seul. .. soucieux d'une bonne tenue dans sa vie comme dans sa maison… sans grande religion mais pas hostile… sachant parfois être assez malade pour me procurer le plaisir de le soigner… être assez triste pour me donner les gants de le distraire. Enfin, je ne lui demande pas d'être riche, qu'il soit donnant. S'il remplit donc toutes ces conditions éminemment morales, qu'il condescende à vieillir avec grâce, égalité d'humeur, qu'il m'entoure de soins et m'épouse sur le tard, à moins qu'il n'ait eu le bon esprit de s'y prendre plus tôt, il aura complètement incarné le type du galant homme rare – mais qui existe, n'en doutez, pas– de l'homme sérieux !… Ai-je bien parlé ?

CROCÉ. - D'or.

LA JEUNE FILLE. - Avais-je raison quand je vous disais que vous n'aviez rien…

CROCÉ. - Je l'avoue. Je ne serai jamais ce merle-là.

LA JEUNE FILLE. - Tant pis pour vous.

CROCÉ. - Je vois bien tout ce que je perds… Alors… mademoiselle, tandis que madame votre marraine, chez laquelle vous demeurez sans doute…

LA JEUNE FILLE. - Oui, monsieur,

CROCÉ. - …vous attend à la maison, vous rêvez d'un homme sérieux… comme ça… à cheval ?

LA JEUNE FILLE. - Ça vous scandalise ?

CROCÉ. - Ca m'intéresse.

LA JEUNE FILLE. - Je vais être très franche avec vous.

CROCÉ. - Jusqu'à présent, mademoiselle, vous m'avez, il me semble, parlé… sans artifices.

LA JEUNE FILLE. - Oui, mais je veux tout vous dire… et vous reconnaîtrez que mon cynisme apparent ne manque pas d'une certaine honnêteté…

CROCÉ. - Mademoiselle, je suis tout à vous… Je fais, à vos côtés, une promenade exquise, inoubliable…

LA JEUNE FILLE. - Je vais bien vous étonner…

CROCÉ. - Plus maintenant.

LA JEUNE FILLE. - J'ai dix-neuf ans… Jusqu'à la minute où je vous parle, j'ai toujours été parfaitement –vous m'entendez ? – parfaitement sage. Vous n'avez pas l'air de me croire ?

CROCÉ. - Que si. C'est devenu tellement banal de supposer le mensonge et la mauvaise foi chez les autres que je me singularise en prenant toujours ce qu'on me dit pour argent comptant. Poursuivez !

LA JEUNE FILLE. - Je suis seule, je vous l'ai dit, et j'entends par là que je suis sans parents, car j'ai deux sœurs, deux sœurs aînées qui, elles, ont trouvé… des hommes sérieux… Elles sont très heureuses, l'une a été épousée, l'autre le sera.

CROCÉ. - Compliments.

LA JEUNE FILLE. - Cette marraine dont je vous parlais n'est pas ma marraine. C'est une dame âgée, très bonne, une amie de mes sœurs, qui les a beaucoup aidées… enfin elle peut m'être utile… C'est elle qui paye mes cachets de promenade.

CROCÉ. - Ah ! cette bête ?…

LA JEUNE FILLE. - …N'est pas à moi. .. Je la prends au manège Sellier… trois fois par semaine. Je viens au Bois tous les jours qu'il fait beau… et je cherche.

CROCÉ. - Quoi ?

LA JEUNE FILLE. - Une position. Je vois bien que je vous stupéfie ? Vous n'êtes pas le premier, allez… que je fais tomber de la lune… ni le dernier non plus. Mais voyons ! est-ce que vous croyez que le jour où j'aurai tenu à un homme, qui ne me déplaira pas, le langage que je vous tiens en ce moment, où je lui aurai dit nettement les choses, avec les points sur les i : « Eh bien, oui… j'ai un cheval dressé à pointer… je vais dans les petits chemin et, dès que j'entends du bruit… hop ! On accourt, on apaise Cora… et c'est ma façon à moi d'entrer en matière. Mais je ne suis pas une mauvaise fille, je ne vous prends pas en traître… Avec moi on sait où on va. Cesser d'être sage rien que pour le plaisir, ça ne me paraît pas suffisant, même à votre point de vue… je veux du confortable et de l'honorabilité… dans les limites restreintes où on peut y prétendre quand on est… ce que je suis forcée d'être… et qu'on ne veut pas rouler. En retour j'apporte de la santé, du chic sobre, de la gaieté, du sérieux, et un sixième sens qui vous garantit contre les écarts des cinq autres. C'est le sens pratique. J'ai été bien élevée, j'ai mes diplômes et je parle deux langues ; si on veut me montrer, on peut. » Est-ce que vous croyez, mon cher monsieur, que le jour où j'aurai adressé cette énergique et franche profession de foi à un homme qui me répondra en me tendant la main : « All' right… un temps de trot et rentrons ! » je ne me serai pas conduite plus honnêtement que si j'avais coqueté avant, pour crier après à la séduction et faire du chantage avec la perte d'un capital dilapidé grâce à mes complaisances ? Votre avis ?

CROCÉ. - Il y aurait beaucoup à dire, et je vous demande la permission de ne pas me prononcer. Si j'avais un conseil à vous donner, je vous dirais : Intelligente, jeune, ambitieuse et jolie comme vous l'êtes… vous avez mieux à faire.

LA JEUNE FILLE. - Je vous vois venir : Travaillez ?

CROCÉ. - C'est cela même.

LA JEUNE FILLE. - Non. D'abord je ne saurais pas… et puis je souffrirais… Quoi ? Institutrice ? À aucun prix ! Je prétends être heureuse, à ma façon… Je joue au bonheur comme on joue au baccarat… Et je gagnerai ! Mais voilà qu'il se fait tard, il faut que je rentre. Adieu, monsieur.

CROCÉ. - Adieu, mademoiselle.

LA JEUNE FILLE. - Quoique vous me méprisiez peut-être, voulez-vous me donner la main ?

CROCÉ. - Volontiers… Bonne chance !

LA JEUNE FILLE. - Merci. J'ai de l'espoir. Ce serait drôle tout de même si vous me retrouviez un jour… dans le monde, dans le vrai j'entends ? On m'annonce : « Mme la comtesse de… »

CROCÉ. - Tout arrive.

LA JEUNE FILLE. - Je me sauve. Allez, Cora !

CROCÉ, seul. - Il n'y a que Paris !


TROIS SOUTANES

L'ABBÉ D'ANGELLE, précepteur du duc de Senlis, trente ans.
L'ABBÉ PIÉDOUX, curé des Ponts-Levis, cinquante-neuf ans.
L'ABBÉ PAUL, vingt-trois ans.
ROSALIE, la servante, quarante-cinq ans.
UN PIQUEUR.

Au presbytère des Ponts-Levis. Petite salle à manger très modeste. On achève le Benedicite et l'on se met à table.

L'ABBÉ PIÉDOUX. - C'est bien aimable d'avoir accepté mon petit déjeuner. (Montrant l'abbé Paul qui se tient rougissant et coi.) Vous nous voyez heureux, M. l'abbé Paul et moi ; nous pensions hier, toute la sainte journée : « Pourvu que M. d'Angelle puisse venir ! » Ah ! on était très désireux de vous avoir… N'est-ce pas monsieur l'abbé Paul ?

L'ABBÉ PAUL, qui balbutie. - Oui… oh !…

L'ABBÉ D'ANGELLE. - Pour rien au monde, croyez-le, je n'aurais voulu vous manquer…

L'ABBÉ PIÉDOUX. - Mais vous devez être très pris, très occupé au château avec votre jeune élève…. Servez-vous donc ?

L'ABBÉ D'ANGELLE. - En temps ordinaire, non, j'ai encore beaucoup de loisirs… Seulement dans quinze jours, par exemple, je serai en plein coup de feu !

L'ABBÉ PIÉDOUX. - M. le duc, il me semble, n'est pourtant point encore en âge d'aftronter des examèns ?

L'ABBÉ D'ANGELLE. - Ce n'est pas lui… c'est la revue qui va me donner un mal de tous les diables.

L'ABBÉ PIÉDOUX. - Une revue ! quelle revue ?

L'ABBÉ D'ANGELLE. - La pièce qu'on va jouer dans trois semaines au chàteau.

L'ABBÉ PIÉDOUX. - Une pièce de comédie… Ah ! ah !

L'ABBÉ D'ANGELLE. - De très beaux costumes, monsieur lecuré.

L'ABBÉ PIÉDOUX. - Oui, oui…

L'ABBÉ D'ANGELLE. - Avec de la musique, des couplets… Vous y viendrez, vous serez invité.

L'ABBÉ PIÉDOUX. - Cependant…

L'ABBÉ D'ANGELLE. - Nedites pas non, je le sais… j'ai vu les listes… vous et M. l'abbé Paul vous y êtes… banquettes de l'orangerie, je me rappelle très bien.

L'ABBÉ PIÉDOUX. - La chose demande réflexion… Je vous avoue que… pour M. l'abbé Paul, un jeune tonsuré… pour moi-même aussi, enfin il y a là une sorte de… (S'adressant à l'abbé Paul.) N'est-ce pas votre avis, monsieur l'abbé ?

L'ABBÉ PAUL. - Oui… oh !.. je…

L'AIIBÉ D'ANGELLE. - Mais si, mais si… vous viendrez… Notre-Seigneur a été aux noces de Cana.

L'ABBÉ PIÉDOUX. - Notre-Seigneur pouvait tout se permettre… Enfin nous verrons, je ne me prononce pas… Mais, mon cher abbé, vous ne buvez pas Attendez ! j'y songe… j'ai là justement (Appelant.) Rosalie !… apportez donc une de ces bouteilles… vous savez ? avec des petits verres… Voilà ce que c'est :

Mme la duchesse, l'autre jour, a bien voulu s'apercevoir, pendant I'office divin, que j'avais toussé très fort au Credo… elle est excellente… elle m'a envoyé le soir même vingt-cinq bouteilles d'eau de Saint-Germain.

(Rosalie pose sur la table une bouteille de Saint-Galmier.)

L'ABBÉ D'ANGELLE. - C'est de l'eau de Saint-Galmier.

L'ABBÉ PIÉDOUX. - En effet, je me trompais. Vous connaissez ça ?

L'ABBÉ D'ANGELLE. - J'en bois à tous mes repas.

L'ABBÉ PIÉDOUX. - Votre estomac refuse le vin ?

L'ABBÉ D'ANGELLE. - Mais non… j'en bois avec mon vin.

L'ABBÉ PIÉDOUX. - Ah ! tiens ! je ne savais pas… M. l'abbé Paul et moi nous l'avons bue pure. N'est-ce pas, monsieur l'abbé ?

L'ABBÉ PAUL. - Oui…

L'ABBÉ PIÉDOUX. - Et ma foi, c'était pas mauvais, un petit piquant… Ah ! vous en prenez tous les jours… Et, vous vous en trouvez bien ?

L'ABBÉ D'ANGELLE. - Ni bien ni mal, c'est agréable. Voilà une omelette délicieuse…

L'ABBÉ PIÉDOUX. - Tant mieux donc si vous la trouvez bonne. Faite avec des œufs de mes poules… Laquelle qu'a pondu ce matin, Rosalie ?

RosALIE. - C'est la noire… Une tout à fait bonne poule, on peut le dire…

L'ABBÉ PIÉDOUX. - Mais, parlons de cette comédie qui, me dites-vous, va réclamer vos soins… Qu'y faites-vous ? Je présume que vous ne montez point sur les planches ?

L'ABBÉ D'ANGELLE. - J'ai plus et mieux à faire. Je m'occupe de la mise en scène, des costumes… des costumes des hommes seulement…

L'A.BBÉ PIÉDOUX. - Je ne pouvais pas croire, en effet, que ces dames…

L'ABBÉ D'ANGELLE. - Et puis tous les accessoires… Enfin, je souffle.

L'ABBÉ PIÉDOUX. - Je conçois que vous ne soyez pas fâché de respirer un peu.

L'ABBÉ D'ANGELLE. - Non, vous n'y êtes pas… Je souffle la pièce… dans le trou du souffleur…

L'ABBÉ PIÉDOUX. - Ah ! ah ! j'avais fait un calembourg sans le savoir… J'y suis. Et que s'apprête-t-on à représenter ?

L'ABBÉ D'ANGELLE. - Des choses que vous ne connaissez pas… D'abord une petite pièce : Toto chez Tata

L'ABBÉ PIÉDOUX. - Toto… je vois ce que c'est… une pièce enfantine ? Et quoi après ?

L'ABBÉ D'ANGELLE. - Les dernières armes de Chérubine.

L'ABBÉ PIÉDOUX. - … Chérubine

L'ABBÉ D'ANGELLE. - C'est une revue en trois tableaux faite par ces messieurs, sur tout ce qui s'est passé dans l'année, à Paris…

L'ABBÉ PIÉDOUX. - Et cette pièce est jolie ?

L'ABBÉ D'ANGELLE. - Elle aura du succès.

L'ABBÉ PIÉDOUX. - J'entends. Mais, entre nous, ces tableaux ne sont-ils point, comment dirais-je, un peu libres ?

L'ABBÉ D'ANGELLE. - Oui et non. Sans doute il y a bien par-ci par-là certaines petites… mais sans que jamais…

L'ABBÉ PIÉDOUX. - Ah ! sans que jamais ? voilà ce que je voulais savoir.

L'ABBÉ D'ANGELLE. - Je vous le garantis.

L'ABBÉ PIÉDOUX. - Deo gratias. Mais un mot, mon cher abbé. Je conçois que, dans votre situation, étant donné les liens d'amical intérêt qui vous unissent au jeune duc de Senlis, je conçois, dis-je – Rosalie, versez du vin à M. l'abbé – qu'il vous soit impossible de refuser votre concours dans ces fêtes… Cependant, je ne vois pas sans une secrète anxiété, je vous l'avoue, un jeune et brillant prêtre tel que vous, au milieu de tout ce… de cette… un peu… vous me comprenez ? Aussi je ne vous dirai qu'une chose : « Cave… Prenons bien garde ! »

L'ABBÉ D'ANGELLE. -  Soyez sans inquiétude, mon cher curé, le soldat est faible, mais il est armé.

L'ABBÉ PIÉDOUX. - À la bonne heure. Rappelez-vous les belles paroles du prophète Isaïe : « Il n'avait pas besoin de courage. Dieu était son casque ». N'en ayez jamais d'autre… Vous ne m'en voulez pas de ces conseils… ils me sont dictés par une sympathie très vive en Notre-Seigneur.

L'ABBÉ D'ANGELLE. - J'en suis touché… bien sincèrement…

L' ADDÉ PIÉDOUX. - Mon âge d'ailleurs m'autorise à vous faire un peu de morale, comme je me permets quelquefois d'en faire à M. l'abbé Paul… Demandez-lui si je ne le tance pas certains jours ?

L'ABBÉ PAUL. - Oui… il me…

L'ABBÉ PIÉDOUX. - C'est mon élève, presque mon enfant… Je l'ai façonné, et j'ai eu la consolation de voir lever le bon grain que j'avais semé.

L'ABBÉ D'ANGELLE. - Et voilà douze ans, m'a-t-on dit, que vous êtes curé aux Ponts-Levis ?

L'ABBÉ PIÉDOUX. - Duodecim, en eflet. C'est un bail.

L'ABBÉ D'ANGELLE. - La vie ne vous paraît pas un peu sévère, pendant la mauvaise saison ?… De novembre à mars, tout seul…

L'ABBÉ PIÉDOUX. - Non. J'ai de bons paroissiens, ce pays-ci n'est point infesté. On y songe encore à son salut. Avec le bréviaire, mon Bourdaloue, quelques volumes que me prête, quand j'en ai besoin, M. Badinier l'arpenteur, et mes neuf cents francs par an, ah ! je ne manque de rien et je suis très heureux.

L'ABBÉ D'ANGELLE. - Vous êtes un saint.

L'ABBÉ PIÉDOUX. - Taisez-vous. Je ne suis qu'un curé de campagne.

L'ABBÉ D'ANGELLE, qui regarde les murs. - Vous avez là une gentille petite Vierge.

L'ABBÉ PIÉDOUX. - Vous me gâtez. Ce n'est point un Murillo.

L'ABBÉ D'ANGELLE. - C'est égal, elle est jolie tout de même.

L'ABBÉ PIÉDOUX. - M. l'abbé Paul prétend – ne rougissez pas, mon cher enfant ! – qu'elle ressemble à une de ces dames du château.

L'ABBÉ PAUL. - Oh ! c'est-à-dire…

L'ABBÉ D'ANGELLE. - À la princesse Fleurila… c'est vrai.

L'ABHÉ PIÉDOUX. - Ne voulez-vous pas parler de cette jeune personne qui a des yeux… un peu trop grands à mon avis ?

L'ABBÉ D'ANGELLE. - Précisément.

L'ABBÉ PIÉDOUX. - Ah ! c'est une étrangère ?

L'ABBÉ D'ANGELLE. - Elle est Italienne… Vous dites cela comme si elle ne vous plaisait qu'à moitié.

L'ABBÉ PIÉDOUX. - Hé ! mon cher abbé, elle n'a ni à me plaire ni à me déplaire ! Je sais qu'il se raconte à son endroit bien des histoires… mais je n'y veux pas ajouter foi. Et puis, qui sait ! Cette pauvre petite dame aura été mal élevée… un catéchisme insuffisant… enfin il faut être pénétré d'indulgence pour ceux qui grandissent au milieu des tentations. Reprenez donc des pommes de terre frites.

L'ABBÉ D'ANGELLE. - Merci, je n'ai plus faim.

L'ABBÉ PIÉDOUX. - Dame ! Je ne vous offre pas un repas comme ceux du château. Ma table n'est point celle de Balthazar… Ni truffes, ni argenterie… Je n'ai qu'une humble et petite maison… parva domus.

L'ABBÉ D'ANGELLE. - Magna quies.

L'ABBÉ PIÉDOUX. - Ah ! pour ça oui, mon cher abbé, le repos y est grand, plus complet que partout ailleurs. Si je n'ai pas les distractions un peu profanes de votre vie, je n'en ai pas non plus les soucis, ni les tristesses. Et puis, bénie soit l'indépendance, le premier des trésors ! Être charbonnier chez soi, dans le presbytère dont la Providence vous a ouvert la porte… c'est quelque chose, allez !

L'ABBÉ D'ANGELLE. - Oui, le pain du préceptorat n'est pas toujours tendre. Mais on s'y fait.

L'ABBÉ PIÉDOUX. - Le jeune duc vous donnerait-il beaucoup de mal ? Quelle nature est-ce ?

L'ABBÉ D'ANGELLE. - Très généreuse et très hautaine. Du cœur, mais haut perché.

L'ABBÉ PIÉDOUX. - Comme son père. Et a-t-il de gros défauts ?

L'ABBÉ D'ANGELLE. - Je ne lui en connais pas. Plus tard je crains des vices.

L'ABBÉ PIÉDOUX. - Voilà des mots bien gros, mon cher abbé. Quels vices, hélas !

VABBÉ D'ANGELLE. - Ceux de sa race, des vices de duc ; ils font partie de l'étiquette de ce monde où il est né.

L'ABBÉ PIÉDOUX. - L'étiquette… l'étiquette !… Pourtant, il croit en notre sainte religion ?

L'ABBÉ D'ANGELLE. - Je n'en sais rien.

L'ABBÉ PIÉDOUX. - Que me dites-vous là ?

L'ABBÉ D'ANGELLE. - Peut-être la vérité.

L'ABBÉ PIÉDOUX. - Je n'en reviens pas ! Comment !… Ce jeune homme si inlelligent, si loyal… si… Mais je le vois à la grand'messe, avec tous ces messieurs, chaque dimanche… Ils se tiennent dans leur banc, un livre à la main, très recueillis… Ils sont l'édification de la commune. Non Je ne veux pas croire à tant d'hypocrisie !

L'ABBÉ D'ANGELLE. - Non pas de l'hypocrisie… mais une suprême tenue, une coquetterie d'exemple à donner, un des premiers devoirs du Noblesse oblige… Acceptée avec respect, courtoisie… affichée sans exagération, toujours défendue avec hauteur, la religion permet à l'aristocratie de revendiquer à notre époque la place qu'elle a perdue, et de se maintenir à celle qu'elle occupe encore… Elle n'a qu'à gagner à aller àla messe, rien à y perdre… C'est une formalité moins ennuyeuse et plus courte encore que bien d'autres… Mon petit élève l'a déjà compris, allez, qu'en religion, presque tout se résume pour le gentilhomme en ces trois mots : acte de présence. Et plus tard, partout où il y aura une grand'messe solennelle, un salut de Pâques, un sermon du père Monsabré… oh ! je suis sûr qu'il sera là, en redingote, les bras croisés… Il ne priera peut-être pas deux fois dans sa vie, mais comme les trois quarts des hommes de cette société, il fera tout de même un beau semblant de chrétien, tout en façade… C'est de beaux bénitiers, et rien dedans.

L'ABBÉ PIÉDOUX. - Tout cela est triste.

L'ABBÉ D'ANGELLE. - Et il en sera toujours ainsi.

L'ABBÉ PIÉDOUX. - Mais que lui apprenez-vous donc au jeune duc ?

L'ABBÉ D'ANGELLE. - Ce qu'il me permet de lui donner à oublier. Dans ce moment, c'est le règne de Louis XIV. Celui de Louis XV, il le sait déjà de la tête aux pieds.

L'ABBÉ PIÉDOUX. - Beaucoup de mémoire ?

L'ABBÉ D'ANGELLE. - Non. En fait de Mémoires, il n'a que ceux qui lui ont été laissés par un aïeul, une des créatures de cette Poisson…

L'ABBÉ PIÉDOUX. - Vous me bouleversez… Je suis très troublé, très peiné… (Rosalie apporte deux bouteilles, au bouchon entouré de papier d'or.) Que vois-je ? Rosalie… Comment ! du champagne ! que signifie ?…

L'ABBÉ D'ANGELLE. - Très peu de chose. Deux bouteilles d'Asti que le duc m'a rapportées d'Italie. Je tenais à ne boire ce vin qu'avec vous.

L'ABBÉ PIÉDOUX. - Pas toutes les deux. La moitié d'une seulement ! Certes, voilà une surprise. (Il prend la bouteille et lit l'étiquette.) Asti spumante. Ah ! ah ! Cela me rappelle les vers latins de mon enfance. J'y excellais. Franchement… pour la tête, ce n'est point trop rude ?

L'ABBÉ D'ANGELLE. - Du lait. Un vrai vin d'enfant.

L'ABBÉ PIÉDOUX. - Buvons aux pauvres… n'est-ce pas ? à ceux qui ne déjeunent point comme nous. (Une demie sonne à la pendule ; l'abbé Paul se lève en même temps.) Maintenant, je vous prierai d'excuser M. l'abbé Paul, il faut qu'il aille voir une femme malade, Marie Boquet, qui vient d'accoucher. (S'adressant à l'abbé Paul.) Vous avez pris de l'asti, cher enfant ?

L'ABBÉ PAUL. - Oui… j'en…

L'ABBÉ D'ANGELLE. - À bientôt, monsieur l'abbé ? J'y compte.

L'ABBÉ PIÉDOUX. - Annoncez-moi, dites que je porterai tantôt les brassières, et n'omettez pas non plus de passer chez nos Sœurs… (L'abbé Paul sort.) Un peu timide, mais un bon petit enfant. Et puis, s'il faut aussi tout dire, vous lui avez fait de l'impression.

L'ABBÉ D'ANGELLE. - Moi ! Suis-je donc si terrible ?

L' A8BÉ PIÉDOUX. - Pas terrible, non… mais, maintenant que nous sommes rien que tous les deux, causons un peu à cœur ouvert… voulez-vous ? Je serai très bref.

L'ABBÉ D'ANGELLE. - Je vous écoute, mon cher curé.

L'ABBÉ PIÉDOUX. - Monsieur l'abbé, je ne me fais aucune illusion sur ma propre et chétive personne, je sais le peu que je vaux, et de combien vous nous êtes supérieur à tous deux, à l'abbé Paul et à moi…

L'ABBÉ D'ANGELLE. - Par exemple…

L'ABBÉ PIÉDOUX. - Si. Ne m'interrompez pas. Je le lui disais pas plus tard qu'hier à l'abbé Paul, – je lui disais : « Vois-tu (dans l'intimité je le tutoie, je l'ai élevé, il était le fils de pauvres cultivateurs qui sont morts quand il avait six ans), comprends bien ceci, c'est que M. d'Angelle et toi ça fait deux. Chacun sa mission. Vous n'avez pas la même voie à suivre, et le bon Dieu attend de vous des vertus très différentes. M. d'Angelle possède une rare intelligence… »

L'ABBÉ D'ANGELLE. - Oh I Je ne peux pourtant pas…

L'ABBÉ PIÉDOUX. - « Rare. Il a de la jeunesse, de l'ambition – c'est permis – de la droiture, avec du sang-froid et de la persévérance. Beaucoup de qualités maîtresses, aussi les honneurs lui sont réservés. Il sera curé de Paris, il sera évêque, il sera peut-être Éminence. »

L'ABBÉ D'ANGELLE. - Quelle folie !

L'ABBÉ PIÉDOUX. - Je sais ce que je dis… « Toi, mon enfant, tu n'auras jamais de bas violets, tu ne feras qu'un petit curé de campagne à neuf cents francs, comme le vieux qui te parle et qui t'aime tendrement. Tu tâcheras de faire le plus de bien que tu pourras, à t'en fatiguer, et puis tu seras enterré derrière ton église, comme je le serai ici derrière la mienne, avant peu. Voilà ton lot. Il ne faut pas en avoir peur, et remercier au contraire le ciel de te l'avoir donné. Tu verras comme c'est encore pas commode de faire son bonhomme de devoir tout tracé, et de gagner sa place d'éternité. » Il a très bien accepté tout cela, avec son humilité ordinaire. À vous aujourd'hui, mon cher abbé, je dirai autre chose, si vous permettez à un vieillard, qui se sent pour vous de l'affection, de vous parler comme au tribunal de la pénitence.

L'ADBÉ D'ANGELLE. - Je vous en prie.

L'ABBÉ PIÉDOUX. - Si peu de connaissance que j'aie du grand monde dont vous êtes par votre nom, l'éducation que vous avez reçue, et où vous êtes appelé à vivre, (mais seulement de la vie du prêtre), j'ai cependant une pratique de l'âme que vous n'avez pas encore eu le temps d'acquérir. Rien n'est plus compliqué et plus simple à la fois que ce labyrinthe de la conscience. Il n'y a pas deux humanités, voyez-vous, une humanité de château et une humanité de village. Au fond, tous les hommes sont les mêmes, et rien ne ressemble plus à un péché mortel de marquis qu'un péché mortel de laboureur. Vous me parliez tout à l'heure sévèrement de ces jeunes hommes et de ces femmes que vous voyez de plus près que moi. Il y avait dans vos paroles du mépris, presque de la· colère ; à côté de ce que vous disiez on sentait tout ce que vous affectiez de ne pas dire ; des impies et des irréligieux n'auraient pas manqué de prétendre que le dépit, le regret et l'envie vous possédaient. Or je ne sais rien, je ne veux rien savoir, quoique je n'ose vous accuser d'exagération. Seulement, prenez garde de juger trop implacablement le prochain, de peur d'être jugé à votre tour… Méfions-nous des apparences, n'affirmons jamais… ne généralisons pas. Même quand tout nous pousse avec évidence à croire au mal, défendons-nous, n'y ajoutons pas foi, supposons toujours le bien, partout, quand même ! À force de nous entêter à ne voir que lui, nous le ferons germer quelquefois… La fausse bonne opinion qu'on a d'un pécheur lui donne souvent l'idée de la justifier. Et puis, ne nous trompons-nous jamais ? Si gangrené qu'il vous paraisse, il est fertile en dévouements inconnus, en sacrifices cachés, en pénitences sublimes, ce monde riche et brillant, trop calomnié. Il y a des ducs, des princes – j'en ai connu – qui, sous leur froide et sceptique enveloppe, portent un cœur torturé de doutes et d'angoisses, et vous savez la belle parole de Pascal : « Douter de Dieu, c'est y croire ». Pensez donc aux femmes plusieurs fois millionnaires qui gravissent incognito l'échelle des mansardes, aux jeunes filles qui prient avec ferveur en revenant du bal, à ces jeunes gens dont les aînés se sont fait tuer si chrétiennement sur nos champs de bataille, autour de la bannière de Charette, et qui feront la même chose demain, avec un aussi tranquille courage. Si l'on pèche plus dans cette société, on rachète aussi davantage. Vices ou vertus, quand on dépense, c'est à pleines mains et par les fenêtres, à la gentilhomme. Il sera beaucoup pardonné aux prodigues. Soyez donc indulgent. Quand l'occasion s'en présente, tâchez de faire comprendre à ces brillants jeunes hommes, à ces belles jeunes femmes que leurs titres, leurs richesses ne leur appartiennent point, qu'ils leur ont seulement été prêtés pour en mériter de meilleurs… Et puis, s'il vous semble malgré tout que les choses vont mal pour la religion, dites-vous qu'elle est impérissable, qu'elle a toujours son heure pour chacun, et que le bon Dieu ne peut pas faire banqueroute. Voilà tout ce que je voulais vous dire, et j'ai fini.

ROSALIE, entrant. - Monsieur le curé, c'est du château qu'on demande M. le percepteur… Y a là quelqu'un…

L'ABBÉ PIÉDOUX. - Qu'il entre ! (À haute voix.) Entrez, mon ami, entrez !

UN PIQUEUR, en livrée, paraît sur le seuil. Il s'adresse à l'abbé d'Angelle. - C'est M. le duc qui m'envoie dire à M. l'abbé qu'il lui a gardé une place sur le mail, à moins que M. l'abbé ne préfère aller dans le breack. On va partir dans dix minutes.

L'ABBÉ D'ANGELLE. - Dites que j'y vais à l'instant. (Le piqueur salue et sort.) Je suis contrarié, j'aurais préféré passer encore quelques bons moments près de vous. Merci de vos paroles…

L'ABBÉ PIÉDOUX. - Chut. Voyez-vous, mon cher abbé, il vaut mieux aller sur le… sur cette voiture qu'a dit le domestique. Votre présence peut empêcher des conversations légères. Peut-être que le diable n'y perdra rien, mais on n'est que des hommes, et la miséricorde divine est infinie. Vous me pardonnez mon sermon ?

L'ABBÉ D'ANGELLE. - Je reviendrai vous en demander d'autres.

L'ABBÉ PIÉDOUX. - À bientôt alors… Éminence. Moi je vais visiter mes malades. (Appelant.) Rosalie ! mon bâton ?

ROSALIE. - Vous allez encore rentrer à des heures qu'a pas le sens commun !


SOUS LES DRAPEAUX

Le jeune marquis du Glaive - vingt ans - est depuis trois semaines au 33e de dragons en garnison à Nantes. Il vient de s'engager. Pour l'instant il est assis sur son lit dans la chambre, en tenue de pansage, pantalon de grosse toile, blouse et callot. Et il songe. Voix nombreuse, et brutales dans la chambre.

UNE VOIX. - Ah ben ! mon vieux, tu ne voudrais pas ?

UNE VOIX. - J'suis d'la classe.

UNE VOIX. - Bon Dieu de bon Dieu de sacré bon Dieu de fourbi !…

UNE VOIX. - L'homme de chambre ?… Où c'est-il encore qu'il est ?

UNE VOIX. - À l'eau.

UNE VOIX. - Qui qu'a chahuté mon quart ?

UNE VOIX. - Touche… à toi ?

UNE VOIX. - Ah ça ! quand vous aurez, là, fini de faire le Jacques ?

UNE VOIX. - Mange, goulu… n'y a pas d'arêtes !

UNE VOIX. - C'est demain revue de détail.

UNE VOIX. - V'là ma charge en bas ! C'est-y toi, dis ?… c'est-y toi qu'as fait ça ?

UNE VOIX. - Es-tu fou ? Non, mais es-tu fou ?

UNE VOIX. - Ah ben ! mon Pierrot, tu peux t'en aller à la visite.

UNE VOIX. - Sale coup pour la fanfare !

UNE VOIX. - Qui est-ce encore qui n'a pas touché le prêt ?

UNE VOIX. - Tiens, te voilà ? tu r'viens de la musique, hé ! le gros ?

UNE VOIX. - Dame I On a poussé dans la trompette.

UNE VOIX. - Et à quand cette permission ?

UNE VOIX. - Ça se tire.

UNE VOIX. - Qui est-ce qui paie la goutte ?

UNE VOIX. - Pour sûr, ce matin, que le rat blanc pétait sec au terrain de manœuvre !

UNE VOIX. - En bordée donc !

UNE VOIX. - Qu'il a sauté le mur et qu'il n'est pas encore rentré.

UNE VOIX. - Il n'y coupe pas de ses trente jours.

UNE VOIX. - C'est-il qu'il aime la femme de l'adjudant ?

UNE VOIX. - Tu parles de rire.

UNI ! VOIX. - Il la connaît dans les coins.

UNE VOIX. - C'est ma musette que t'as là ?

UNE VOIX. - Tiens ? et mon plumet… Est-ce qu'il est d'ordonnance, dis ?

UNE VOIX, dominant soudain toutes les autres. - Fixe !

(Aussitôt un grand silence s'établit, chaque homme se précipite au pied de son lit devant lequel il se tient debout, découvert. Le capitaine et le lieutenant en premier passent par les chambres avant le pansage. Le capitaine, quarante à quarante-deux ans, un blond froid qui parle lentement, avec une extrême politesse. Le lieutenant, un petit brun, gentil.)

LE CAPITAINE, après avoir promené un regard circulaire, s'adressant au brigadier de chambre. - Voilà qui va bien. Maintes fois je vous ai déjà dit que je veux voir ces lits alignés… que pas un ne dépasse… et qu'ils soient tous, oui tous sans exception, per-pen-dicu-lai-res… – vous retiendrez ceci, brigadier ?… – à la muraille.

LE BRIGADIER. - Oui, mon capitaine.

LE CAPITAINE. - Bon. Voilà qui va bien. C'est comme les cuillers… Je prétends que toutes les cuillers soient fixées à la planche à pain, en dehors des repas… Du moment que vous ne mangez plus, vous n'avez plus besoin de vos cuillers. Que je n'aie plus à le redire.

LE BRIGADIER. - Oui, mon capitaine.

LE CAPITAINE. - Veillez aussi, brigadier de chambre, à la propreté de vos hommes. Chaque matin il est de toute urgence qu'ils se lavent, les simples cavaliers comme les cavaliers de première classe. Ayez l'œil aux pieds. Je préviens ceux qui ne se conformeraient pas à cette règle, qu'ils seront sévèrement punis. Bon. Voilà qui va bien. (Il aperçoit du Glaive.) Quel est cet homme-ci ?

LE BRIGADIER. - C'est le nouvel engagé, mon capitaine.

LE CAPITAINE. - Il est très mal tenu. Voilà qui va bien… Ses cheveux sont trop longs. (S'adressant à du Glaive.) Pourquoi sont-ils si longs, hé ? Serait-ce pour me braver ? Vous n'ignorez pourtant pas que l'ordonnance prescrit de les porter très courts, aussi ras que possible ? (Du Glaive, haussant les sourcils, avec un geste vague.) Vous ne le saviez pas ? De la salle de police pourrait vous l'apprendre, songez-y. Voilà qui va bien. Et puis pourquoi êtes-vous aussi gauchement habillé ? Sans doute I'habitude de porter la blouse.

MARQUIS DU GLAIVE, avec explosion. - Non, mon capitaine.

LE CAPITAINE. - Non ? Vos parents ne sont point cultivateurs ?

MARQUIS un GLAIVE. - Non, mon capitaine.

LE CAPiTAIN.E. - Que font-ils ?

MARQUIS DU GLAIVE. - Rien, mon capitaine.

LE CAPITAINE. - Ah ! De quel département êtes-vous natif ?

MARQUIS DU GLAlVE - De la Seine.

LE CAPITAINE, qui à eu une distraction. - Plaît-il ?

LE BRIGADIER, empressé. - Il dit qu'il est de la Seine, mon capitaine.

LE CAPITAINE. - Vous êtes parisien. Comment vous nommez-vous ?

MARQUIS DU GLAIVE. - Du Glaive.

LE CAPITAINE. - En deux mots ?

MARQUIS DU GLAIVE. - En deux mots, mon capitaine.

LE CAPITAINE. - Voilà qui va bien. Tâchez de marcher droit, n'est-ce pas, si vous voulez que nous ayons de bons rapports ensemble. (Il s'éloigne.)

LE LIEUTENANT. - Dites-moi. Est-ce que vous êtes parent du marquis du Glaive… Raoul ?

MARQUIS DU GLAIVE. - C'est mon oncle, mon lieutenant.

LE LIEUTENANT. - J'ai beaucoup chassé chez lui.

MARQUIS DU GLAIVE. - Aux Douves ?

LE LIEUTENANT. - Oui, venez-donc me voir après le pansage.

LE CAPITAINE, qui revient sur ses pas. - Un dernier mot. Brigadier de chambre, vous vous marquerez quatre jours de consigne avec le motif : mauvaise tenue des hommes. Voilà qui va bien. (Il sort suivi du lieutenant.)

LES VOIX. - M… M… M… M… M… M… et encore M… !

LE BRIGADIER DE SEMAlNE, entrant avec plusieurs lettres à la main. Il appelle successivement. - Olitreau ? Mallifaud ? Vase ?… Vase, où est-il ?

UNE VOIX. - Chez le mar-chi trompette.

LE BRIGADIER DE SEMAINE, continuant. - Perdrier ? marq… marquis du Glaive ? En v'Ià trois, ça vaut un verre ça, un sale verre ?

MARQUIS Du GLAIVE. - Avons-nous le temps avant le pansage ?

LE BRIGADIER DE SEMAINE. - Oui, ouste !

(Ils partent. En route, Du Glaive décachète ses trois lettres dont il ne lit que le commencement.)

MARQUIS DU GLAIVE. - L'ami Paul. (Il jette les yeux sur la première.) « Comment va, cher Hector ? Hier soir tu nous manquas bien… Très gentil souper chez Jane à laquelle, par parenthèse, André vient de lâcher la liasse, sans compter une paire de rouans à pousser des cris ! Comme tu dois t'embêter, l'ami, dans cette sale caserne… etc., etc., etc. » – Tiens ! papa ! (Il ouvre la seconde.) « Cent louis en trois semaines, vous commencez bien. Passe pour cette fois, etc., etc., etc. » ELLE ! ELLE ! (Il décachète la troisième avec fièvre.) « 15 décembre. Bonjour, soldat. Alors, amour, tu as un casque avec des cheveux comme nous après ? Je voudrais t'avoir en ce moment à moi. Mais, chut aux bêtises ! C'est la semaine prochaine que ma sœur débute aux Bouffes dans une très jolie machine où elle dit : « Monsieur désire une chambre ? » C'est un peu une panne que son rôle, mais tu sais comme elle est bien faite, Hortense ? J'attends pour elle un grand succès de corps. Chéri, mais tu dois t'assommer ?… D'un autre côté j'ose pas aller te voir, comme tu me le demandes… Tes chefs voudront faire la noce avec moi… ça se saura… tu aurais des ennuis… vaut mieux pas. Quoi encore ? tu sais… la poitrine de Louise de Westphalie ?… un vrai découragement ! L'autre soir elle a donné un petit raout. Tout le buste aux regards, comme de juste… Eh bien, ça ruisselait à ce point que ton cousin Salenteuil lui a dit en entrant : « Eh quoi, Louise ? Nous ne sommes que le 12 décembre… Et déjà le boudin de Noël ? » Elle n'a pas ri. Tu vas venir au premier de l'an, n'est-ce pas ? que je te donne… tes étrennes. D'ici là, pense à moi quand tu es à cheval. Rosette. – P.-S. Merci pour les cinquante louis. Ton père a dû bramer…

(À ce moment, ils se jettent tous deux, au bas de l'escalier, dans le capitaine.]

LE CAPITAINE. - Où allez-vous de ce pas, tous les deux ?

LE BRIGADIER. - Mais… mon capitaine…

LE CAPITAINE. - Vous alliez à la cantine ?… Je ne veux pas qu'on ait soif au moment du pansage : je l'ai dit maintes fois… Vous aurez chacun huit jours pour désobéissance. Allez ! (Il s'éloigne.)

LE BRIGADIER. - Ça, c'est le métier, le néant de métier !

MARQUIS DU GLAIVE. - Voilà qui va bien.


GRAND-PÈRE ET PETIT-FILS

LE VIEUX DUC D'ABRIÈS, soixante-quatorze ans.
SON PETIT-FILS JEAN, trente ans, un peu froid.

(Place Vendôme. Dans un salon dont les trois fenêtres donnent sur des jardins dépouillés. Ciel d'hiver. Quatre heures du noir. Presque nuit dans la pièce où brûle un grand feu.)

LE DUC, assis dans un vaste fauteuil de cuir, s'adressant à Jean qui entre. - Je parie que tu viens me faire tes adieux ?

JEAN. - Nous partons demain… Orient-express.

LE DUC. - Je sais. Ta femme sort d'ici avec sa mère… D'abord quitte ton air de nouveau marié, et assieds-toi.

JEAN. - Ah ! elles sont déjà venues ?…

LE DUC. - Oui. Vous me détaillez les derniers baisers pour que cela m'en fasse davantage… C'est gentil de m'embrasser ainsi… en plusieurs fois… je l'ai dit à Madeleine. Réponds : tu es heureux ?

JEAN. - Est-ce que je ne le parais pas ?

LE DUC. - Ça ne m'avait pas sauté aux yeux… Tu sais que tu as là une femme charmante ?…

JEAN. - Elle me plaît beaucoup.

LE DUC. - Tâche que ça soit réciproque et que ça dure dix ans… Quoi ? tu trouves que c'est trop ?… pas assez ?…

JEAN. - Je n'ai rien dit.

LE DUC. - Si, tu as parlé.

JEAN. - J'ai souri.

LE DUC. - C'est la même chose.

JEAN. - Pourquoi seulement dix ans ?

LE DUC. - Parce qu'après, il n'y a plus de danger… Quand on s'est aimé une petite période de dix ans… mais j'entends pour de bon, sans distraction… tout peut arriver… le cœur est plein de souvenirs… la maison pleine d'enfants… rien à craindre je te dis… le plus fort est fait.

JEAN. - Vous êtes drôle, grand-père.

LE DUC. - Pas encore assez, va… pour me distraire quand je suis tout seul… Et comment ça marche-t-il vous deux ? Je ne te demande pas si vous vous sentez déjà les coudes ? Après quarante-huit heures de mariage encore trop tôt !

JEAN. - Nous sommes un peu ahuris.

LE DUC. - Parfaitement… mais ne t'inquiète pas ? Tu verras, cela vient tout seul, au moment où l'on s'y attend le moins. À une certaine minute, un soir, un matin… est-ce que je sais ?… en faisant tel ou tel geste, en disant tout haut : Madeleine… crac ! tout d'un coup tu te sentiras marié : « J'ai une femme… ma femme… » Un éblouissement ! Tu comprendras que c'est fait… Une violente et rapide impression d'irrévocable, à la fois vaniteuse et presque triste…

JEAN. - Vous n'êtes pas bien gai.

LE DUC. - C'est seulement à dater de cette minute que vous commencerez à vous aimer, et à vous faire de temps en temps du chagrin.

JEAN. - Non ? Vous ne croyez pas que je serai malheureux ?

LE DUC. - Rassure-toi. Elle aussi.

JEAN. - Oh !

LE DUC. - La moindre petite peine qu'elle te causera, la pauvre enfant, tu la lui rendras au centuple… je te connais !

JEAN. - Je suis méchant, moi ?

LE DUC. - Je ne sais pas, tu es mon petit-fils, je t'aime comme ton père t'a fait… Il m'a bien donné du mal ton père… il ne t'a jamais parlé de ça ?

JEAN. - Non.

LE DUC. - Il a peut-être eu raison. Mais, pour en revenir à ce que je te dis, je plains Madeleine, si vous ne vous entendez pas.

JEAN. - Nous nous entendrons très bien, j'en suis sûr.

LE DUC. - Je le souhaite pour elle… D'abord, s'il arrivait jamais le plus léger accroc… de ton côté, du sien… n'importe quoi enfin… toujours je te donnerai tort.

JEAN. - Quoi qu'il arrive ?

LE DUC. - Oui, mon petit Jean. Ainsi, te voilà prévenu. Nous avons toujours tort, d'ailleurs, même quand nous avons le plus l'air d'avoir raison. Nos femmes sont à plaindre, je t'assure. Je ne parle ici que pour nous, nous titre… nous fortune… Nous sommes si assommants « les gens du grand monde ! », comme on nous appelle dans les autres.

JEAN. - À ce compte-là, nos femmes le sont autant que nous.

LE DUC. - Moins. Et puis…, aussi nous les lâchons.

JEAN. - Vous oubliez tout de même que vous parlez à un homme qui vient de se marier avant-hier.

LE DUC. - Je ne t'apprends rien.

JEAN. - Vous me désenchantez.

LE DUC. - C'est de mon âge. Non, je fais le vœu, bon petit vieillard, que tu aies seulement, dans ta soixante-quinzième année, une humeur aussi optimiste que la mienne.

JEAN. - Dieu me préserve d'aller jusque-là !

LE DUC. - Tu vois, tu n'es qu'au tiers à peine de ta vie, et sa longueur… – ah ! très relative pourtant – t'effraye déjà ? Crois-en ton grand-père… tu ne sais pas ce que c'est que vivre et comme ça vous prend ! Le jeu n'est rien à côté… Tout, mais vivre… Dès qu'on a commencé, on ne peut plus s'en passer.

JEAN. - Je m'en rends bien compte.

LE DUC. - Alors, tu pars demain ?

JEAN. - Dix vingt-cinq du matin.

LE DUC. - Et tu voudrais déjà être dans le sleeping, seul avec ta femme ?

JEAN. - Sans doute.

LE DUC. - Es-tu très épris de Madeleine ? Vas-tu lui dire de jolies choses à l'oreille dans le wagon ?

JEAN. - Pas tout le temps.

LE DUC. - Je vois. Tu regarderas le paysage.

JEAN. - …Paysage…paysage… Il est le même partout. Des arbres, des bœufs, des prairies… Des bœufs… des prairies… des arbres…

LE DUC. - Qu'est-ce que tu voudrais à la place ? Des boutiques ?

JEAN. - …Les prairies changent quelquefois de couleur et les arbres de forme… les bœufs n'ont pas les cornes pareilles… mais au fond, la nature est très uniforme… très banale.

LE DUC. - Ce n'est encore rien à côté de l'homme… Ah ! les voyages te profiteront !

JEAN. - … Et puis… nous dormirons bien pendant les trois quarts du trajet.

LE DUC. - …

JEAN. - Dame, nous avons là plusieurs couples d'heures à tuer avant d'arriver à Vienne. Nous serons éreintés. Il y a ensuite une chose très ennuyeuse dans ces sleeping… Si on veut faire sa toilette, c'est le diable pour avoir de l'eau chaude.

LE DUC. - Je n'y peux rien. Tu resteras longtemps à Vienne ?

JEAN. - Je ne sais pas… ça dépendra.

LE DUC. - Une jolie capitale où tout le monde a l'air heureux de respirer… Des fiacres étonnants, traînés par des chevaux qui filent, vite et doux comme des gazelles… des uniformes bleus et blancs, des femmes blondes… des violons… et des carrosses d'archiducs qui vont à la Burg… J'y ai vécu deux ans de ma vie… je n'y retournerai plus jamais.

JEAN. - On s'y amuse ?

LE DUC. - Trop.

JEAN. - Nous irons ensuite à Pesth… de là à Constantinople… et puis nous reviendrons tout bêtement par la Grèce.

LE DUC. - Vous serez absents six mois ?

JEAN. - Environ.

LE DUC. - Que je voudrais être à ta place ! Tous tant que vous êtes, les jeunes gens, vous ne savez pas le prix de votre jeunesse qui vous coule dans les doigts !… Vous verrez, plus tard.

JEAN. - Alors, si on vous offrait de revenir à mon âge, vous accepteriez ?

LE DUC. - À la minute.

JEAN. - Ça ne vous ennuierait pas de revivre une seconde fois ?

LE DUC. - Non, parce que je vivrais autrement.

JEAN. - Mieux ?

LE DUC. - Forcément. Il me serait difficile de vivre plus mal que je ne l'ai fait. J'ai rendu tous les miens très malheureux, il n'y a pas à dire…

JEAN. - Vous exagérez beaucoup.

LE DUC. - Tais-toi donc ! Ta grand'mère a été très malheureuse… Elle a passé la moitié de sa vie à pleurer, jusqu'au jour où elle est morte, la pauvre femme, et elle n'avait qu'à y gagner… Ton père ne s'est pas amusé non plus avec moi… je l'ai élevé rudement… tu peux lui demander. Mes sœurs, mon frère, tous les miens… la même chose. Insupportable ! Il n'y a que toi pour qui j'ai toujours été faible comme une bête… Il paraît que c'est un cas fréquent chez les grands-pères.

JEAN. - Laissez donc. Vous avez toujours été très affectueux pour tout le monde.

LE DUC. - Je sais ce que je dis. Tiens… tu n'es plus un enfant. .. il n'y a pas à te cacher… Même les femmes que j'ai aimées… – et j'en ai aimé beaucoup, je t'assure, et des belles ! – celles-là aussi, je les ai rendues très malheureuses… toutes, les femmes de quelque chose comme les femmes de rien… Je ne vaux pas deux sous… Ah ! oui, si je revivais, je m'y prendrais d'une autre façon…

JEAN. - Ne pensez plus à ça.

LE DUC. - D'abord, je ne voudrais plus être duc. C'est stupide d'être ce que nous sommes et de venir au monde avec un blason… à une époque où ça ne sert plus à rien. Les exigences sociales du milieu artificiel où nous poussons comme dans une serre nous interdisent à jamais tout bonheur familial et conjugal… À partir et au-dessus de cinquante mille livres de rente, à Paris, quand on a un titre, une couronne sur les harnais et qu'ontient à tenir sa place… fini ! plus de lune de miel, plus d'intimité, plus de paternité ni de maternité… plus de vieillesse digne… La vie se passe à représenter… On est perpétuellement ailleurs… Jamais chez soi. Notre vie à nous ? Une grande visite… Pas autre chose. Nous sommes les esclaves d'un luxe qui nous fait haïr, surtout de ceux qui en profitent. Cette sale époque de démocratie nous prend beaucoup et ne nous donne rien. Nous nous faisons tuer quand il y a la guerre… La Commune arrive, et le Roi ne vient pas.

JEAN. - Il ne viendra jamais, c'est Boul…

LE DUC. - Ah ! oui,dans des moments pareils, je voudrais être à ta place, avoir quarante-cinq ans de moins sur le dos… partir comme toi avec une petite Madeleine pour un voyage de noces qui peut très bien être un voyage d'amour quand on sait s'y prendre ! Sauras-tu t'y prendre, toi ? dis ? Sauras-tu être heureux, pauvre petit homme ?… Tu te rappelles quand tu étais à Sainte-Barbe et que je te faisais sortir ?

JEAN. - Oui. Les camarades se cachaient derrière la porte du parloir pour voir le duc d'Abriès.

LE DUC. - C'est vieux, ces bêtises-là. Allons, embrasse-moi, je t'ennuie depuis assez longtemps… Adieu, petit Jean, adieu, mon grand.

JEAN. - Adieu, bon-papa. Je vous rapporterai de belles choses de là-bas.

LE DUC. - Tu es gentil.

JEAN. - Descendez donc avec moi prendre un peu l'air avant le dîner… Ça vous ferait du bien.

LE DUC. - Non… Je reste ici.

JEAN. - Vous avez tort.

LE DUC. - Embrasse ta femme dès que tu vas la voir, et dis-lui seulement après que c'est de ma part. Ça lui sera moins désagréable.

JEAN. - La commission sera faite.

LE DUC. - Va, mon bonhomme, va !


PHOTOGRAPHIE

BARON D'EMBLÉE, vingt-neuf ans.
M. ROMÉO, quarante-cinq ans, blond, très homme du monde, pas du tout l'air photographe.
UN COMMIS.
Mlle OLGA.

(Chez le photographe Roméo, boulevard Malesherbes. Hall très mouvementé, très artistique. Beaucoup de choses de tous les pays. Goût parfait dans la décoration.)

I

BARON D'EMBLÉE, qui vient d'entrer, s'adressant au commis. - M. Roméo ?

LE COMMIS. - Il est en conférence, monsieur.

BARON D'EMBLÉE. - Est-ce que je ne pourrais pas le voir ?

LE COMMIS. - Monsieur est-il convoqué ?

BARON D'EMBLÉE. - Non, mais je désirerais…

LE COMMIS. - Si monsieur n'est pas convoqué, je ne crois pas que M. Roméo… Monsieur veut-il me dire son nom ?

BARON D'EMBLÉE (tendant sa carte.). - …

LE COMMIS, lit, puis sourit avec courtoisie. - Ah ! parfaitement… Le nom de monsieur m'est bien connu… Veuillez attendre, je vais prévenir M. Roméo.

BARON D'EMBLÉE, à part. - Très bien ce petit jeune homme.

II

M. ROMÉO. - Excusez- moi, monsieur… mais, d'abord, veuillez vous asseoir.

BARON D'EMBLÉE. - Je vous remercie. Voilà… J'ai vu de vous dernièrement des photographies de mon cousin d'Anglevieux, qui m'ont plu infiniment. Cela m'a décidé…

M. ROMÉO. - Oh ! ne m'en parlez pas, au contraire. J'en suis très mécontent, M. d'Anglevieux est un réfractaire… Sa laideur n'est pas de celles qui soient susceptibles… Non… Et puis… Enfin, il est de ces personnes que je ne consens à fixer qu'à cause de leur naissance et de leur milieu social… Pardonnez-moi cette franchise… mais, dès qu'il s'agit d'art, je ne sais plus mentir.

BARON D'EMBLÉE. - Cette particularité vous honore ; maintenant, mon cousin n'est pas beau, c'est vrai.

M. ROMÉO. - Ce n'est pas qu'il soit doué d'un physique spécialement ingrat, mais ce qui le rend impropre à… la reproduction, c'est qu'il n'a pas de personnalité dans les attitudes ! Vous sentez, n'est-ce pas ?

BARON D'EMBLÉE. - Je crois sentir en efiet…

M. ROMÉO. - Tout est là. Le visage n'est rien dans un portrait. À la rigueur on pourrait s'en passer. Coupez la tête d'une carte, il faut qu'on s'écrie en voyant le tronc décapité : « Tiens ? mais c'est monsieur un tel ! » Si je vous disais que j'ai fait des dos de femmes… je vous les montrerai… ils parlent, ils crient, vous mettrez vous-même les noms dessus dès que vous y aurez jeté les yeux.

BARON D'EMBLÉE. - Je voudrais…

M. ROMÉO. - Sous prétexte de photographie, tenez, eh bien ! ils sont à Paris une demi-douzaine d'assassins qui font des insanités – ressemblantes, je ne dis pas ! – Mais qu'est-ce que cela prouve ? Le vrai photographe, le photographe artiste, tel que je l'entends, ne doit jamais faire ressemblant. Jamais ! C'est bon pour la peinture qui est la mort de l'art avec sa sécheresse, sa dureté, son exactitude impeccable. Mais moi, je ne reproduis pas, j'interprète…

BARON D'EMBLÉE. - J'aurais besoin…

M. ROMÉO. - Je ne cesse de le dire et de le répéter. Hier encore…

BARON D'EMBLÉE. - Que penseriez-vous… ?

M. ROMÉO. - Pardon, je crois que vous désirez me parler ?

BARON D'EMBLÉE. - Oui. Que pourriez-vous bien me faire ?… Comment me voyez-vous ?

M. ROMÉO. - Quel est votre âge ?

BARON D'EMBLÉE. - Vingt-neuf ans.

M. ROMÉO. -Vous avez encore vos parents ?

BARON D'EMBLÉE. - Sans doute… mais…

M. ROMÉO. - Attendez, et répondez-moi, je vous prie, sans détour. Ces cartes que vous désirez, est-ce pour vous ? pour vos amis ? pour votre famille ? pour une maîtresse ? pour Paris ou pour la province ? Ces renseignements sont indispensables… Si je ne les ai pas, je suis dans la nuit, je travaille à tâtons.

BARON D'EMBLÉE. - C'est pour une maîtresse.

M. ROMÉO, avec un sourire de satisfaction. - Je l'avais deviné.

BARON D'EMBLÉE. - À quoi ?

M. ROMÉO. - À votre cravate et à vos yeux.

BARON D'EMBLÉE. - Vous êtes sorcier.

M. ROMÉO, qui veut être spirituel. - Je tire les cartes, voilà tout.

BARON D'EMBLÉE. - Charmant !

M. ROMÉO. - Une dernière question. Ce portrait que vous destinez à… votre amie… est-il pour être offert au début d'une liaison… ou pour en signifier la fin ? A-t-il pour but d'accélérer ou de clore ? Veut-il renforcer une sympathie naissante, ou n'est-il destiné qu'à conserver le souvenir après une rupture ? Tout cela est très grave.

BARON D'EMBLÉE. - Vous m'ahurissez un peu, monsieur. Il y a si longtemps que je n'ai été à confesse…

M. ROMÉO. - Remettez-vous et répondez-moi ?

BARON D'EMBLÉE. - C'est pour le début d'une liaison qui va se consommer… d'ici très peu.

M. ROMÉO. - Je vous remercie… Je n'ai pas besoin d'ailleurs de vous dire que la discrétion est pour moi…

BARON D'EMBLÉE. - Vous devez en savoir beaucoup…

M. ROMÉO. - Tout, monsieur, je sais tout.

BARON D'EMBLÉE. - Mais ce qu'on ne vous dit pas…

M. ROMÉO. - Je I'apprends.

BARON D'EMBLÉE. - Revenons à notre affaire.

M. ROMÉO. - Trouvez-vous que j'aie eu tort, tout à l'heure, de vous adresser tant de questions ?

BARON D'EMBLÉE. - Non pas, je…

M. ROMÉO. - Il y a tant de nuances que, si l'on n'est pas averti à temps, on commet de grossières erreurs, on donne une carte à côté. Voilà par exemple le cas du mariage. Un jeune homme se présente à moi et me dit : « Monsieur, je désirerais une douzaine de visites ou de promenades, peu importe ; c'est pour un mariage. » Aussitôt je l'arrête et je lui demande : « Pardon ? 1° Est-ce pour un mariage que vous désirez ardemment ? 2° pour être envoyé à qui ? Est-ce au contraire – vous pouvez me le dire – un mariage que vous seriez heureux de voir manquer ? En un mot, voulez-vous plaire ou dégoûter ? » Une fois qu'il m'a confié la chose, je sais où je vais. S'il tient à produire une impression très vive sur la fiancée aussi bien que sur les parents, je le mets en valeur au point nécessaire, et toujours d'après les indications qu'il m'a fournies lui-même sur la famille (pour du gros commerce ou des étrangers, la pose, l'expression, le ton, ne peuvent pas être les mêmes). Si, comme je le disais plus haut, c'est une union qu'il n'accepte qu'à contre-cœur, forcé par un père despote… etc., etc., alors je le fais terrible (non pas affreux, la mesure serait dépassée), mais l'œil vicieux, l'air fatigué, vanné, un je ne sais quoi dans l'attitude qui crie la noce à outrance et qui décourage en cinq minutes les futurs beaux-parents. Oui, je puis dire que j'ai fait et défait bien des mariages. Ni les uns ni les autres, d'ailleurs, n'en ont été pour cela plus heureux.

BARON D'EMBLÉE. - Me verriez-vous debout ou assis ?

M. ROMÉO. - Il faut beaucoup y réfléchir. – Ce que je vous disais du mariage à l'instant, je l'applique aussi à la mort. Il m'arrive chaque jour de recevoir des clients qui, sachant que je conserve tous mes clichés, me redemandent des portraits d'amis ou de parents qu'ils ont perdus. Toujours je leur dis : Quel genre voulez-vous ? Le portrait pour faire regretter profondément, ou bien celui pour faire oublier et prendre gaiement son parti ?

BARON D'EMBLÉE. - Pouvez-vous tout de suite ?… Je suis un peu pressé… monsieur.

M. ROMÉO. - À l'instant. (Il sonne, continue de parler, personne ne vient.) Une des aberrations de notre époque, c'est de se faire photographier une fois tous les dix ans, comme l'on se fait vacciner. C'est toute une affaire, je ne sais quel acte solennel… Quelle pitié ! Ce portrait ainsi obtenu n'est pas vous, quand vous le donnez six ans, sept ans après, à un ami. Comment voulez-vous qu'on vous reconnaisse ? Vous avez eu le temps de changer. Pensez-donc qu'en cinq minutes nous vieillissons ? On devrait – et on y viendra, je l'espère – se faire photographier à toute heure, et plusieurs fois par jour, dans chaque circonstance heureuse, malheureuse, étrange, grave, triste, comique, sentimentale, dans toutes les fonctions, tous les actes, toutes les occupations de la vie, debout, couché, au lit, à table…

BARON D'EMBLÉE. - Nu ?

M. ROMÉO. - Aussi. Et puis écrivant, lisant (et lisant certains auteurs, la tête est différente si c'est Maupassant, Bourget… ou Delpit), en écoutant de la musique (et certaine musique), en respirant des parfums (et certains parfums), en mangeant, en buvant, en marchant, quand il fait beau, quand il pleut. Et puis, pour un vêtement qui vous va bien, pour le plaisir, sans raison, tac, une épreuve, comme on fume une cigarette !

BARON D'EMBLÉE. - Resonnez donc, on ne vient pas.

M. ROMÉO. - On arrive. (Il resonne.) Et alors, tout comme on tient un livre d'impressions personnelles, un journal de ses pensés quotidiennes, on ferait relier toutes ces épreuves que je nomme des états, dans le sens d'états d'âme, car ce n'est pas autre chose, on les ferait relier avec la date, et une ligne correspondante à l'émotion, au sentiment spécial et fugitif que chacun d'eux rappelle, et l'on aurait ainsi, plus tard, tout l'homme au grand complet qu'on a été dans la vie, sous ses mille aspects divers, avec mille nuances, délicates et insaisissables pour le vulgaire, mais qu'on percevrait soi-même du premier coup par l'habitude acquise. Trois états bien différents que ceux d'un homme la veille de son mariage, le jour même, et le lendemain ! Ah oui ! quelle attachante collection ce serait ! On l'aurait toujours avec soi autant que possible ; on revivrait vraiment son passé. Et je voudrais aussi qu'on fixât le mobilier qui plaît, les sièges qui nous comprennent, les fleurs qu'on m'apporte et qui se trouvent joliment groupées dans un vase, les animaux qui nous aiment… Comment personne n'a-t-il encore senti cela ? J'en suis confondu.

BARON D'EMBLÉE. - Confondu… moi aussi. Mais votre sonnette ne doit pas marcher ?

M. ROMÉO. Peut-être bien ! (Il sonne à un autre bouton.) Voilà le bal ! Comment au bal, à la place d'une danse ne s'accorde-t-on pas un état ? Oui, comment la photographie n'at-elle pas ses grandes entrées dans les salons et n'est-elle pas la reine du cotillon ? Au lieu d'emporter, accrochées à votre habit, un tas de bêtises en carton doré, un tas de pompons et de bouffettes à grelots qui ne servent qu'à vous donner l'air d'une mule espagnole, est-ce que le jeune homme et la jeune fille, qui ont flirté pendant plusieurs heures avec une si pudique douceur, ne seraient pas plus heureux, dites-moi, d'échanger leur image ?

Mlle OLGA, qui paraît. - Vous avez sonné ?

BARON D'EMBLÉE. - Oui.

M. ROMÉO. - Tout à l'heure. Je suis occupé.

BARON D'EMBLÉE. - Je vous demande bien pardon, mais…

M. ROMÉO. - J'ai fini. Un mot des amants et j'ai fini. Avec mes états…

BARON D'EMBLÉE, qui piétine à part. - L'état, c'est lui !

M. ROMÉO. - Avec mes états, les amants n'ont plus besoin de s'écrire. Que n'ont-ils déjà compris le charme qu'il y aurait pour eux à s'envoyer simplement un état, chaque jour, quand ils sont loin l'un de l'autre ! un état qui voudrait dire tout bonnement : « Voilà ma dernière, ma plus récente image… C'est ainsi que j'étais pendant que je pensais à toi. » Cela ne vaudrait-il pas la meilleure et la plus tendre des épîtres ? Et ficelés au fond des tiroirs, quel étonnant courrier feraient ces portraits dans l'avenir ! Quand on se fâcherait, on en serait quitte pour s'écrire : « Monsieur, renvoyez-moi mes états… » Une autre pensée me vient.

BARON D'EMBLÉE. - Ah non ! Ah non ! (Il sonne lui-même, et garde le doigt appuyé sur le bouton. Mlle Olga paraît.)

M. ROMÉO. - Je vois que vous êtes pressé, je n'insiste pas.

BARON D'EMBLÉE. - Je vous prierai de remarquer que vous parlez depuis une heure, et que vous auriez eu le temps de faire au moins cinquante états de moi.

M. ROMÉO. - Quel jour désirez-vous prendre rendez-vous ?

BARON D'EMBLÉE. - Mercredi matin.

M. ROMÉO. - Soit.

Mlle OLGA. - Vous ne pouvez pas mercredi. Vous avez la famille de Lesseps de sept heures du matin à cinq heures du soir.

BARON D'EMBLÉE. - Jeudi dans la journée ?

M. ROMÉO. - À deux heures alors, parce qu'à trois heures c'est le prince de Raglan.

BARON D'EMBLÉE. - Entendu. Jeudi deux heures. Bonsoir, monsieur…

Mlle OLGA, - Monsieur…

M. ROMÉO. - Monsieur… (Porte. Timbre.)

BARON D'EMBLÉE (Il descend l'escalier). - Ah ! saperlotte ! Pourvu qu'il ne mette pas aussi longtemps à faire ses portraits qu'à les causer !


L'AVENIR

MGR DE… EVÊQUE DU HAVRE, soixante ans.
LE MARQUIS DE…, quarante-cinq ans.
LA MARQUISE, sa femme, trente-six ans.
LE COMTE DE…, cinquante ans.
M. LE GRAND VICAIRE, cinquante ans.
UN CAPITAINE DE DRAGONS, trente-huit ans.
FRANCOIS DE… FILS DU MARQUIS, dix-neuf ans.

Dans la bibliothèque, rue de Varenne, après le déjeuner. - Conversation générale en prenant le café.

LE COMTE, s'adressant au jeune François. - Eh bien, et ce volontariat ? Il approche à grands pas.

LA MARQUISE. - Dans cinq mois.

M. LE GRAND VICAIRE. - Arma virumque cano…

LE COMTE, toujours au jeune François. - Voyez vous venir ce moment avec appréhension ?

LE MARQUIS. - Peu importe comme il le voit venir ! Ça ne l'amuse pas, je le sais. Dans le fond, moi, j'en suis ravi. La chambrée lui rabattra un peu de son orgueil, à ce petit monsieur… Simple soldat, comme les fils de nos fermiers… c'est excellent !

LA MARQUISE, à son mari. - Allons, mon ami, ne le taquinez pas.

MONSEIGNEUR, à François. - Mais vous, mon cher enfant,vous ne dites rien. À quoi pensez-vous ?

FRANÇOIS. - Monseigneur, je pense qu'il y a cent ans, à l'âge que j'ai, je serais colonel…

LE MARQUIS. - Voyez-vous ça ! Non, mais… vous l'entendez ?

LE CAPITAINE. - Et à ce compte-là, moi qui m'appelle Berton, je serais encore un vieux simple soldat de fortune !

MONSEIGNEUR. - Pas plus que moi, je ne serais évêque ! Pourtant, ne le grondez point ! Sa réflexion dénote de la fierté sans doute, mais une fierté de race qui est presque une vertu.

LE MARQUIS. - C'est-à-dire, Monseigneur, que Votre Grandeur est l'indulgence même. (S'adressant à son fils.) Allez travailler dans votre chambre, monsieur François, allez ! (François s'avance et baise en silence l'anneau de Monseigneur.)

MONSEIGNEUR. - Cher enfant, vous serez maréchal comme votre grand-père, c'est moi qui vous le dis.
(Le jeune homme sort.)

LE COMTE, au marquis. - Vous l'élevez durement.

M. LE GRAND VICAIRE, - Il paraît cependant bien aimable, bien docile…

LE MARQUIS. - Oh ! il a ses heures…

MONSEIGNEUR. - Qui n'a les siennes !

LE MARQUIS. - Mon Dieu, non ! je ne suis pas dur. Mais je ne manque aucune occasion de lui rappeler qu'il ne doit compter en rien sur son nom dans la vie.

LE COMTE. - Là, vous n'avez pas tort !

MONSEIGNEUR. - Prenez garde pourtant de dépasser la limite, et qu'il ne fasse plus ensuite aucun cas de ce beau nom qui pourrait lui servir de palladium… et le retenir sur bien des pentes…

LA MARQUISE. - Monseigneur, c'est ce que je répète parfois à mon mari.

LE MARQUIS. - Laissez-moi croire qu'il n'y a pas de danger de ce côté ! Non, il restera toujours à François assez d'orgueil pour tout aller. Je le connais, il en a une provision.

LE COMTE. - Pense-t-il rester au régiment, son année finie ?

LEMARQUIS. - Certes. Et j'y compte.

LE CAPITAINE. - Vous avez bien raison.

LE MARQUIS. - Que voulez-vous ? C'est aujourd'hui la seule carrière possible pour lui.

LE CAPITAINE. - Parbleu !

LE GRAND VICAIRE. - Cependant… permettez ?… la diplomat…

MONSEIGNEUR. - Avec le gouvernement que nous avons !… Vous n'y pensez pas, monsieur le grand vicaire ?

LE GRAND VICAIRE. - Pardon, c'est vrai… je suis confus… J'oubliais. Ah I dans quels temps vivons-nous !

MONSEIGNEUR. - D'assez vilains.

LA MARQUISE. - Abominables, Monseigneur, abominables… Et je ne m'en console pas.

LE MARQUIS - Peuh !… Ça n'est rien.

LE GRAND VICAIRE. - Tempora nubila, monsieur le marquis ! Partout, c'est la persécution… Les hospices où nos pauvres Sœurs…

LE COMTE. - Le paysan n'est pas satisfait, et il le dit carrément. Les derniers votes sont significatifs.

LE GRAND VICAIRE. - Et l'armée ? Notre belle armée… Que pense-t-elle, capitaine ?

LE CAPITAINE. - L'armée ? Elle est calme, et triste.

LE MARQUIS. - Oui. Soumise et dégoûtée ?

LE CAPITAINE. - C'est un peu ça.

LA MARQUISE. - Et est-on boulangiste chez vous ? Oh ! vous pouvez parler, le marquis l'est, mais moi pas… Jamais, moi ! Il faudra m'embrigader de force.

LE MARQUIS. - Ne dites donc pas… Avant la fin de l'année…

LE CAPITAINE. - Mon Dieu, madame… en bas peut-être ; le sous-officier, et même le petit officier… j'entends le petit officier nouvelles couches… alerte et ambitieux, qui joue à l'armée comme on joue à la Bourse, oui, ceux-là sont boulangistes… mais en haut, à partir d'un certain niveau, non. Au contraire, un grand mépris. Je ne vous parle pas du troupier, qui l'est nécessairement, sans savoir… Mais c'est tout platonique chez lui. Le premier peloton venu, si on le lui commandait, empoignerait le général en chantant les Pioupious d'Auvergne.

MoNsEIGNEUR. - Croyez-vous à la guerre ?

LE CAPITAINE. - C'est notre devoir d'y croire toujours. Il y a même des heures où nous la souhaitons presque.

MoNSEIGNEUR. - Pour vous consoler du présent ?

LE CAPiTAINE. - Eh oui, monseigneur.

LA MARQUISE. - Voyez-vous : tant que nous n'aurons pas la monarchie…

LE GRAND VICAIRE. - Voilà ! Voilà le remède, madame la marquise. Vous venez de l'indiquer. Un roi, un bon roi…

LE MARQUIS. - À Yvetôt peut-être, mon cher abbé, mais pas ici ! Et puis non, c'est fini, ce pays ne veut plus entendre parler de monarchie, et ceux qui auraient qualité pour la faire le sentent si bien qu'ils évitent de prononcer ce vieux mot… aujourd'hui on a horreur de tout ce qui ressemble à un principe… La monarchie ! Ça sonnait encore du temps du comte de Chambord… à présent, il y a belle heure qu'elle est passée, avec les timbaliers !

MONSEIGNEUR. - Vraiment, vous ne croyez pas à une restauration possible avec M. le comte de Paris ?

LE MARQUIS. - J'ai de la peine. À moins cependant qu'il n'ait conçu le projet d'arriver par l'impopularité.

LA MARQUISE. - Voilà que vous allez encore dire du mal du Prince !

LE MARQUIS. - Qu'il change la vérité. Si elle est triste, c'est lui qui l'a faite ainsi.

LA MARQUISE. - Pas du tout. Plus elle est désespérante (à supposer qu'elle le soit), moins il faut le dire. Je veux espérer malgré tout, contre tout.

LE MARQUIS. - Même contre le Prince ?

LA MARQUISE. - Même contre le prince, oui…

LE GRAND VICAIRE. - Bravo, madame la marquise !

LE MARQUIS. - Espérer… espérer… mais ça n'avance à rien ?

MONSEIGNEUR. - La vie ne se passe pourtant pas à autre chose, et le salut récompensera ceux qui auront beaucoup espéré.

LE MARQUIS. - Mais la politique et notre salut, Monseigneur, n'ont rien de commun…

TOUS. - Oh I non !…

LE MARQUIS. - Et ce n'est pas avec de l'espoir qu'on fait le Dix-huit Brumaire ni le Deux Décembre.

LE GRAND VICAIRE. - Vous parlez de crimes !

LE MARQUIS. - En politique il n'y a que des moyens. Je n'approuve pas ceux-ci, mais ils étaient bons.

MONSEIGNEUR. - Oh ! oh !

LA MARQUISE. - Vous l'entendez ?

LE COMTE. - Il s'exprime comme un radical.

LE MARQUIS. - Mais je ne m'en défends pas. Conservateur radical, voilà ce que je suis !

MONSEIGNEUR. - Les deux mots jurent un peu.

LE MARQUIS. - Au premier abord, Monseigneur. On en a marié bien d'autres, qui ont fait très bon ménage dans la suite !

LA MARQUISE. - Excusez-le, Monseigneur, il est tellement en avance qu'il se laisse aller à dire des choses…

LE MARQUIS. - J'aime mieux être en avance qu'en retard, songer à demain plutôt que de regretter hier.

LE CAPITAINE. - Ah ! moi, j'avoue que je suis un peu aussi pour l'assaut ; en avant ! toujours en avant !

LA MARQUISE. - Mais le passé ? vous le supprimez donc alors ? Vous n'en avez pas le respect ?

LE MARQUIS. - Je le respecte infiniment, comme je vénère les vieillards. Seulement mon respect ne va pas jusqu'au radotage… Ces vieilles belles choses vermoulues ont fait leur temps, ça n'est pas en s'y cramponnant qu'on avancera. Moi, je ne m'occupe que de l'avenir.

MONSEIGNEUR. - Pourtant, même à votre point de vue, ce passé, dont vous faites si bon marché, vaut encore la peine qu'on ne l'oublie pas, et bien souvent prévoir n'est qu'une façon de se souvenir.

LE MARQUIS. - Se souvenir n'est pas s'attarder, Monseigneur.

LA MARQUISE. - Enfin, voulez-vous me permettre de vous poser, devant ces messieurs, plusieurs questions ?

LE MARQUIS. - Posez, ma chère amie.

LA. MARQUISE. - Êtes-vous monarchiste ?

LE MARQUIS. - Non.

LA MARQUISE. - Bonapartiste ?

LE MARQUIS. - Non.

LE COMTE. - C'est moi, madame.

LA MARQUISE. - Je le sais. Ne vous en vantez pas. (À son mari.) Républicain, alors ?

LE MARQUIS. - Vous l'avez dit : ou plutôt je ne le suis pas, mais je veux l'être : Républicain conservateur, honnête, avec la liberté des cultes, la liberté de l'enseignement, etc., etc. Sans cela, je ne suis pas conservateur… Qu'est-ce que vous voulez que je conserve dans ce moment-ci ?

LA MARQUISE. - Vous êtes scandaleux !

LE MARQUIS. - Pas du tout. Et remarquez que mon républicanisme est beaucoup plus efficace, au point de vue monarchique même, que votre royalisme intransigeant ? Qu'est-ce que je veux, moi ? voir l'application et la réussite de mes idées qui, dans le fond, sont encore celles d'un ancien légitimiste. Eh bien, j'aime mieux la République avec des royalistes que le Roi avec des républicains !…

MONSEIGNEUR. - Vraiment, vous croyez ?…

LE MARQUIS. - …Ce qui nous arriverait fatalement avec M. le comte de Paris, qui s'entourerait de gauchards, si jamais il régnait.

LE COMTE. - Ah ! le fait est que nous sommes dans une drôle de situation : Nous ne pouvons pas avoir la République avec les républicains, ni la monarchie sans le Roi !

LA MARQUISE. - Tenez ! je voudrais être morte il y a cinquante ans, je ne verrais pas ce gâchis.

LE MARQUIS. - Et moi je voudrais bien être né quarante-cinq plus tard, j'aurais la chance de voir le commencement de tout ce qui se prépare.

LA MARQUISE. - Du joli-joli !

LE COMTE. - Ah ! je pense là-dessus comme lui, je crois qu'il boût de très grandes choses ! Je crois à la fin de l'aristocratie. Dans cent ans, vous m'en direz des nouvelles… Submergé ! Ça n'existera plus que par lambeaux épars.

LA MARQUISE. - Et qu'est-ce qu'on aura à la place ?

LE MARQUIS. - Une démocratie organisée. La noblesse sera conférée par le mérite personnel, et les seuls aristocrates seront ceux qui travailleront.

MoNSEIGNEUR. - C'est mon avis, madame. Et l'avenir religieux nous ménage aussi de non moins belles surprises. Les catholiques du prochain siècle auront une géographie nouvelle à apprendre, si ce nouveau monde de l'Afrique, à peine encore exploré, ouvre enfin ses portes toutes grandes à la civilisation et à la foi… Nos petits-fils verront à Rome devenue cité papale des cardinaux de couleur, et peut-être même, un jour, après tant de papes blancs, un pape noir s'assoira-t-il sur le siège de Pierre ? Je sens cela très profondément.

LE GRAND VICAIRE. - Que Dieu entende Votre Grandeur !

LE MARQUIS. - Tout est possible, il n'y a rien d'invraisemblable. Ceux qui s'étonnent aujourd'hui à propos de futilités et crient au scandale ne connaissent même pas l'histoire. Boulanger n'est pas tout neuf. Pas neuf, l'enthousiasme de certains monarchistes à le soutenir et à marcher sous son drapeau… La duchesse d'Uzès aussi a déjà fait parler d'elle, en 1815… seulement elle s'appelait alors la duchesse de Duras et, au grand scandale des vieux royalistes, elle n'avait pas assez de chaleur et de voix pour réclamer et acclamer Fouché. À supposer que la politique boulangiste du Prince soit une faute, elle est bien vénielle si l'on songe que le Général n'a même pas voté la mort du duc d'Aumale. Et puis, tout s'arrange… tard, quelquefois, mais tout s'arrange. Nous sommes à une époque transitoire de fièvre et de combustion.

LE COMTE. - Sans savoir pour qui le four chauffe.

LE MARQUIS. - Et je crains bien que ça ne soit pas pour la monarchie. Peut-être eût-elle été possible sous une forme nouvelle avec un prince d'initiative et de décision, ayant moins de qualités étrangères et un peu plus de défauts français. Sans doute il eût couru le risque d'être battu, mais l'eût-il été, la victoire finale n'en aurait eu que plus d'éclat, car on revient des défaites, mais jamais des abdications.

LE CAPITAINE. - Ah I que c'est vrai !

MONSEIGNEUR. - Voilà un mot bien gros.

LE COMTE. - Pas absolument injuste, Monseigneur.

LE MARQUIS. - Et pour en finir, écoutez ce que disait déjà, il y a près d'un demi-siècle, un royaliste assez connu : Chateaubriand. (Il va prendre dans la bibliothèque un volume qu'il ouvre à une certaine page, puis il lit.) Mémoires d'outre-tombe, tome huit, page vingt-trois : « Le temps a réduit la monarchie à ce qu'elle a de réel. L'âge des fictions est passé en politique ; on ne peut plus avoir un gouvernement d'adoration, de culte et de mystère, chacun connaît ses droits, rien n'est possible hors des limites de la raison, et jusqu'à la faveur, dernière illusion des monarchies absolues, tout est pesé, tout est apprécié aujourd'hui. Ne vous y trompez pas ; une nouvelle ère commence pour les nations… Sera-t-elle plus heureuse ? la Providence le sait. »

MONSEIGNEUR. - Laissons-la faire.

LE MARQUIS. - Non, monseigneur, aidons-la.


<== Retour