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IL EST L'HEURE


 

Ce soir d'avril, vers minuit, comme je rentrais chez moi, un peu las, les yeux déjà impatients de sommeil, je croisai trois de mes amis, place de l'Opéra. Craignant d'être entraîné par eux dans quelque restaurant de nuit, je me détournais pour les éviter, mais ils m'avaient aperçu. Ils m'entourèrent, et me prenant par le bras, parlant sec et vite : « Arrive, ouste ! ... nous allons voir guillotiner Campi… »

Campi ? C'était donc pour cette nuit ?… Voir guillotiner… oh ! cette tentation ! je demeurai saisi, ne trouvant rien à répondre, gonflé d'une joie sourde et délicieuse, prêt à courir, mais résolu néanmoins à me faire un peu prier, et tirer l'oreille. Et mollement, avec une bouche dégoûtée, je me défendis tout bas : « Vous m'écœurez… jamais de ma vie… vous irez seuls… » Et en même temps que je feignais de résister, déjà je sentais sourdre au fond de moi cette curiosité souple et vile – manifestation de la bête que nous sommes –qui nous pousse et nous fait galoper aux spectacles de sang. Aussi, sur I'insistance de mes amis affirmant « qu'il fallait voir ça » au moins une fois, devant cette occasion qui s'offrait soudaine, brutale, j'allais dire : providentielle ! – j'acceptai.

Chaleureusement, tous me félicitèrent.

–  À la bonne heure !

– On dit que c'est assez curieux.

– Tu ne le regretteras pas.

Nous partîmes.

Sur le conseil très sage de Jacques de B…, notre aîné à tous, qui semblait rompu aux émotions de ces sortes de parties, npus entrâmes au Café Américain. On devait se rafraîchir avant d'affronter les fatigues d'une pareille nuit blanche. Ils prirent des bocks, moi je préférai une fine champagne. Jacques ne nous permit même pas de nous asseoir ; nous restâmes donc debout devant nos tables, tirant nos montres, fébriles, buvant sans soif aucune. Puis, le verre à peine posé, la monnaie tintant sur le marbre, nous sautions tous quatre dans un coupé de cercle, lançant au cocher – assez haut pour nous faire entendre de quelques personnes arrêtées sur le trottoir – ces simples mots : « À la Roquette. »

Une gaîté folle nous animait. Le cheval était vite, et notre voiture dépassait toutes les autres, filant comme un traîneau. Nous fumions d'excellentes cigarettes à la main, parlant tous à la fois : « As-tu déjà vu des exécutions, toi ? – Non. – Et toi ? – Non plus. »

Je déclarai : « Voulez-vous que je vous parle franchement ? Je crois que cela ne me fera aucun effet. »

– Oui, on dit toujours ça avant. »

Un de mes camarades, le plus jeune, demande d'une voix mal assurée :

– On n'est pas forcé de se tenir au bord… au premier rang ?

Mais Jacques aussitôt l'interrompait, et gravement : « Entendons-nous ! Dès que nous allons arriver, vous me suivez tous deux ; j'ai des cartes de la préfecture pour vous ; toi, tu me tiens par un pan, et je te fais passer comme journaliste. Aujourd'hui les journalistes passent partout. Ça va, n'est-ce pas ? fit-il en m'envoyant à la volée une forte claque sur la cuisse, comme pour me donner du courage. Je répondis d'une voix ferme : « Ça va ! » et je me penchai par la portière.

Nous approchions ; nous étions même déjà dans le quartier.

Les maisons ne  nous regardaient plus, avec leur bonne figure comme celles des boulevards et du centre de Paris. Inhospitalières, elles dormaient ou faisaient semblant. Et je ne sais quoi de mystérieux émanait de leurs petites persiennes prudentes, de leurs façades blanches sous la lune, des trottoirs uniformes et longs déroulés devant leurs portes sournoises. Vaguement, nous distinguions dans l'ombre des groupes silencieux, marchant à pas rapides. – « Ils y vont, nous dit Jacques, haussant les épaules… des idiots ! ils ne verront rien. »

Nous les dépassions, et au bout d'une montée pendant laquelle le cheval avait un peu ralenti son allure, le coupé s'arrêtait. – « On ne va pas plus loin », nous cria le cocher.

Nous descendîmes, étonnés d'être si tôt rendus. Sir le trottoir, à droite et à gauche, des groupes sombres et, barrant la chaussée, un cordon de gardes de Paris, l'arme au pied. Jacques à l'instant nous agrippait et nous poussait : « Ces messieurs sont avec moi… service de la préfecture… monsieur est de là presse… pour l'Amérique… » Un brigadier s'approcha, vérifia – « Passez. » La haie s'ouvrit… Enfin, ça y était. Ça y était bien…

Devant nous s'étendait une esplanade déserte, une sorte de mail de petite ville. À pas lents, nous avançions, jetant autour de nous des regards inquiets. Décor lugubre. D'un côté la petite Roquette, de l'autre la grande, sa sœur aînée. Partout des murs gris, lépreux, qui très haut montaien et semblaient toucher le ciel, un ciel superbe et compatissant, semé d'étoiles à profusion. Tout en fer, large, immense, pareille à une trappe sinistre, la porte de la prison se dressait impénétrable, ses deux battants cadenassés. Dans quelques heures, par cette porte, il devait sortir, et tout à coup, se trouver nez à nez… N'y pensons pas.

Soigneusement alignés, de pauvres arbres chétifs pourrissaient avec résignation, et la courte lueur des becs de gaz vacillait sous le vent frais de la nuit.

Ma première pensée fut de chercher la guillotine. Un monsieur complaisant qui m'avait deviné me renseigna : « Elle n'est pus encore arrivée, mais on l'attend d'un moment à l'autre. D'ailleurs, ajouta-t-il, en consultant son chronomètre, il n'y a pas de mal. Une heure moins dix… elle n'est jamais là avant une heure et demie… au bas mot. » Je le remerciai, et j'errai sur la place à la recherche de mes amis que j'avais perdus. Nous étions là une centaine de personnes, dispersées en petits groupes de trois ou quatre. Quelques-uns se promenaient, tapant sur les cailloux avec leurs cannes. D'autres, à l'écart, causaient femmes, ou bien fumaient, assis sur les bancs verdâtres. Et tout ce monde parlait à voix basse ainsi qu'aux enterrements. Je coudoyais les individus : reporters, gens de police, plusieurs soldats en bourgeois, quelques acteurs en quête de fameuses grimaces, des boulevardiers, un prince serbe, sans compter la petite bande des abonnés friands « qui n'en manquent pas une », ferrés sur les dates, échangeant entre eux des anecdotes et des souvenirs. Et des lambeaux de phrases s'échappaient, des mots s'éparpillaient, tombant au milieu d'un grand silence, comme des pierres dans un étang. – « Vous rappelez-vous Moreau l'herboriste ? » – « Superbe Lebiez ! une sortie à l'anglaise… » – « Personne ne mourra comme Avinain. » – « Enfin, on ne sait toujours pas son nom, à ce Campi ? » à quoi un sergent de ville répondit : « Pour moi, monsieur, on ne m'ôtera jamais de l'idée que celui-là qu'il a tué c'était son père, de la main gauche s'entend ! »

Aux deux extrémités de la place, la foule, qu'on ne voyait pas, s'amassait et grognait. Jacques à cet instant m'aborda, l'air joyeux.

– « Tu en as une veine… Je viens de blaguer avec des gens de la boîte…, on croit qu'il parlera. Au revoir ! » Et il disparut.

Je m'assis sur un banc, pris de faiblesse passagère, les tempes et le dos moites ; j'avais presque envie de pleurer. Obstinérnent je pensais à cet homme que je ne connaissais pas, dont tout à l'heure on allait couper la tête, devant tous ces invités. Était-ce possible ? Mais c'était un crime ! Effaré je regardais. j'écoutais; et les arbres. les murs, la porte de fer, la populace, tout me rappelait : « Il va mourir, il mourra, c'est la mort, la peine de mort. »

Alors chassant ma stupide compassion, tourmenté de justice, je me dis que « ça n'était vraiment pas volé. »

– « Ah ! il a tué, le scélérat ! Tout de suite qu'on l'amène, et terminons vire cette affaire ! »

Puis, comme personne autour de moi ne semblait tenir compte de mes réclamations, une excessive irritabilité m'envahit, éclata en reproches : « Décidément est-ce pour aujourd'hui ! Rien n'est prêt. Qu'est-ce qu'ils font l Sacrés lambins ! »

Et sans transition, une phrase d'indifférence et de détachement triste : « Après tout, maintenant, dans trois heures, ou dans huit jours, ça m'est égal. Seulement, en ce cas-là, on ne fait pas venir le monde à minuit et demie ! »

Je vaguai sur la place, levant les yeux au ciel par désœuvrement. Comme il avait des étoiles cette nuit ! Elles étaient toutes là, au grand complet. Ici-bas les ténèbres. Devant le portail de la prison allait et venait le factionnaire en caban, et l'ombre effilée de sa baïonnette passait sur la muraille.

À quelques pas, des officiers de paix, reconnaissables aux phosphorescences de leurs broderies et au cliquetis du sabre qui leur soufflettait les mollets, se contaient une amusante histoire ; tout près de moi un grand garçon assis par terre, qui venait de retirer sa bottine, chipotait ses orteils. Quelque part, à une horloge, une heure sonna, les dernières vibrations s'éteignirent et la nuit morne continua de cheminer, en silence.

Je songeais. – « Pourquoi suis-je ici ? j'ai honte. » Et j'avais beau faire, malgré moi je revenais à cet être qui dormait en ce moment, dans un lit qui n'était pas le sien, et qu'on allait indubitablement tuer, sur cette place, un peu avant le lever du soleil. Je me disais que toutes les choses avaient été bien convenues , réglées en dehors de lui, sans le consulter, et que l'heure exacte de sa mort était déjà marquée au petit réveille-matin du bourreau, posé dans une assiette creuse.

Tout à coup, à une des extrémités de la place, une lumière scintilla, puis unee autre, en même temps que se dispersaient les groupes, tout le monde se portant de quelques pas dans la même direction. Je sentis qu'on me touchait l'épaule ; c'était le monsieur qui déjà m'avait adressé la parole. Affirmativement il baissa la tête en déclarant : « Les bois. »

Au milieu de la chaussée, lentement, s'avançait une longue voiture ayant un aspect de fourgon, close de toutes parts, traînée par un vieux cheval blanc qui avait l'air d'être de la police. De chaque côté de la bête marchait un sergent de ville, sa pélerine pliée et jetée sur l'épaule gauche. On ne distinguait point de cocher à ce véhicule quoiqu'il dût y en avoir un ; et ce qui causait une impression d'étrange terreur c'était une ouverture – oh ! pas bien grande ! -- pratiquée dans une des parois de la mystérieuse tapissière éclairée en dedans, oui , une ouverture vitrée qui, ainsi lumineuse, faisait songer à ces roulottes des bohémiens cahotant la nuit par les campagnes où l'on ne voit goutte. Derrière le carreau des ombres s'agitaient, rapides, et je devinai qu'il y avait là des personnes très occupées.

Une seconde voiture pareille, mais celle-là tout à fait sombre, suivait, également attelée d'un seul cheval, et enfin, en dernier lieu venait, au pas, en grinçant, un simple fiacre, un fiacre noir aux stores baissés d'avance.

Des chuchotements me renseignèrent : « Le sapin de l'aumônier… »

Aussitôt les agents nous firent ranger sur les trottoirs et, après avoir tourné, les trois véhicules vinrent s'arrêter, toujours l'un derrière l'autre, à quelques mètres de la grande Roquette, faisant face à la prison. Le fiacre alla sur la gauche, stationner un peu à l'écart.

Puis, émergeant tics ténèbres, une troupe d'hommes qu'on n'avait pus encore vus, parut brusquement, sortant comme d'une embuscade. Lourdemcnt chaussés, la tête nue ou coiffés de casquettes, ils avaient tournure de bons charpentiers ; ils étaient vêtus de tricots, de blouses, quelques-uns sanglés, à la façon des spahis, de larges ceintures rouges. Ils étaient grognons et parlaient peu. S'étant réunis près d'une des voitures, qui avec une clef s'ouvrait toute grande par derrière à deux battants – comme s'ouvrent les voitures de la Maison Pleyel – et plusieurs étant grimpés dedans, ils en retirèrent des traverses de Toute dimennsion, poutrelles, des montants… qu'ensuite avec beaucoup cle méthode et des précautions infinies ils alignèrent à plat sur le sol, dans un certain ordre.

Tandis qu'ils opéraient ainsi leur petit rangement, des aides, courbés en deux, les éclairaient, balancant de falottes lanternes à verres blancs et rouges, échangeant dans les ténèbres de brèves et rares paroles qu'on distinguait mal ; et l'on eût dit, à la suite d'un accident, des hommes d'équipe sur une voie réparant un rail en hâte, la nuit, pendant que le train stoppe en rase campagne, arrêté, avec un retard énorme,

Tandis qu'ils allaient et venaient, murmurantes silhouettes , les assistants observaient, très intrigués. Des beuglements de populace arrivaient par instants, mêlés à des bruits nocturnes, plaintifs et lointains.

À présent, c'était, au milieu de la chaussée , un échafaudement calculé avec sagesse, en s'y reprenant à plusieurs fois, des coups de marteau sûrement frappés, des clavettes, des écrous, des pièces de bois s'articulant à Ia façon d'un jeu de patience, toute une lente, ingénieuse et déterminée besogne accomplie dans l'ombre, non à la légère. Et cette rudimentaire architecture, cette louche menuiserie peu à peu montait, se précisait, arrachant aux spectateurs des exclamations de surprise. Bientôt les deux montants se dressèrent, parallèles, oscillant une seconde, puis soudain se fixèrenr, immobiles, ainsi que deux gigantesques bras de fakir tendus vers le ciel.

Vite une échelle qui ployait fut appliquée. Des hommes y montèrent. On hissa une lourde chose qui semblait lourde comme un sac d'écus, Quelques tâtonnements… des glissements de poids dans des rainures huilées… une corde tirée… un ressort claqua… Et quand les hommes furent descendus, les deux grands bras rouges entre leurs poings de chêne tenaient haut et ferme une large lame, épaisse, en forme d'équerre. De toutes les poitrines jaillit un même cri : « L'couteau ! L'couteau ! » Et chacun le regardait béant, muet, sans salive. Il était deux heures et demie.

Alors un monsieur qui jusque-là s'était tenu à l'écart et que personne n'avait remarqué, fit quelques pas en avant. Il paraissait avoir de quarante à quarante-cinq ans. Vêtu d'un paletot de gros drap dont le col était relevé par-dessus un foulard de soie blanche, son chapeau à haute forme enfoncé très en arrière et jusqu'aux oreilles, la barbe épaisse et d'un roux foncé, il tenait, accrochées derrière son large dos, ses deux mains non gantées qui secouaient un trousseau de petites clefs. On distinguait ses poignets de laine rouge qui dépassalent la manche.

Il avait le buste fort, les épaules carrées, de courtes jambes. C'était le bourreau. Il avait l'air arrangeant, et rond en affaires.

S'étant avancé jusqu'au pied de sa guillotine, il la toisa du haut en bas, la déshabilla du regard, la posséda, s'absorba en elle durant une minutes ou deux. Puis il la toucha, la palpa, la caressa, promena sur elle ses mains satisfaites, puis, comme pour éprouver son inébranlabilité, lui flanqua plusieurs coups d'épaules, quelques taloches et de familières bourrades… Il la regarda par devant, par derrière, à droite, à gauche, de face et de profil ; il la flaira, la renifla, l'embrassa ; sur le pavé il se mit à genoux, comme s'il I'adorait, inspectant ses dessous, presque allongé sur le sol l tandis qu'il s'éclairait d'un bijou de petite lanterne sourde, une vra!e lanterne à tenir dans la poche de gilet d'un bourreau. Après, ayant appuyé l'échelle contre les bois, rapidement il en atteignit le faîte, leste comme un mousse, fit jouer les ressorts, vérifia la pose du couperet, et redescendit rassuré, un peu las. En sautant du milieu de l'échelle à terre, il dit à mi-voix : « Ça ira. »

Pendant ce temps les employés de la justice funèbre avaient sorti du fourgon deux paniers, un grand et un petit, le premier long et presque carré, le second étroit et tout en hauteur, le grand pour le corps, le petit pour la tête. Celui-ci fut placé contre la machine au niveau de la lunette, l'autre à droite de la bascule.

Le grand – celui du corps – avait un couvercle que l'on souleva (et j'ai encore dans l'oreille le cri aigu de ses charnières d'osier) puis, quand il fut tout à fait rabattu , on le soutint par en-dessous à l'aide d'une pioche toute droite sur le manche de laquelle il pesait. Successivement, dans chacun de ces deux paniers tapissés à l'intérieur d'un raboteux cuir noir à la longue rongé, corrodé par le sang, un jeune homme d'environ vingt ans vida deux gros sacs ruisselants qui l'enveloppèrent aussitôt d'une poussière âcre et épaisse. Il éternua, puis quand le nuage se fut dissipé, retroussant jusqu'au-delà des coudes ses manches de chemise, il plongea tout entiers ses bras nus dans le son et la sciure de bois , tâchant, les reins courbés, comme le boulanger qui triture le pain. Et je suivais le rythme de son dos robuste tandis qu'il brassait, ainsi penché, cette farine avec tant de zèle.

Enfin il se releva, souffla une minute, puis, d'un preste tour de main, il exécuta dans la sciure du plus petit panier un creux parfait en forme d'entonnoir, sans doute afin que la tête tranchée s'embourbât au fond en y tombant et ne fît pas « grelot » contre les parois. Ayant rabaissé ensuite ses manches, il s'éloigna pesamment.

Seule, sans personne avec elle, la machine maintenant se dressait, sur les cinq pierres usées qui lui servent de base. Je la regardais, mes voisins la regardaient, tout le monde la regardait, fixement, comme une chose inouïe, qu'on ne reverra jamais.

Dans cette contemplation j'éprouvais pour ma part un double sentiment très étrange. D'abord un désenchantement profond… Quoi ! l'Échafaud , le formidable et sublime Échafaud, c'était cela ? rien que cela ?

Jusqu'à présent je me l'étais complaisamment figuré monumental, presque grandiose, avec un escalier raide et haut, un tragique bourreau sordidement vêtu, un vieil abbé Edgeworth , une vaste plate-forme que l'on peut arpenter à l'aise, d'où l'on domine – et non sans défi ! – les cent mille têtes d'un peuple, si solides, celles-là, qu'elles soient sur leurs épaules ! Je m'imaginais que la Justice , qui n'est point ennemie du décor, accordait au moins au condamné une belle estrade pour payer théâtralement sa dette… et qu'avais-je sous les yeux ? cette mécanique mesquine et bête. Et cependant (c'était là ma seconde et plus forte impression), ce piètre et terre-à-terre échafaud par sa simplicité même me causait une incroyable épouvante. Plus solennel, il m'eût paru moins terrible, presque d'un abord aisé. Aussi ne pouvais-je détacher mes regards des échancrures de la lunette, des deux paniers, de la bascule de bois, du couteau bleu miroitant au clair de la lune comme un poisson. Les heures passaient et sonnaient avec une lenteur exaspérante.

Il semblait que cette nuit fût une nuit de cauchemar et de limbes, et qu'elle ne dût jamais finir, mais durer toujours, durer dans une attente qui centuplait l'angoisse, Chacun de temps en temps quittait sa place, marchait d'une allure incertaine, puis après avoir fait quelques pas, revenait s'établir devant la guillotine, hypnotisé par le couperet. Au Iond des visages livides les yeux brillaient hagards et féroces, les gorges étaient resserrées, les doigts crispés comme sur des manches de coutelas. Une odeur de crime flottait.

Alors une espèce d'avachissement qui n'était pas sans douceur peu à peu m'engourdit tout entier, des pieds à la tête, ne laissant éveillée en moi que la seule pensée du grand moment bien éloigné encore, mais dont me rapprochait chaque seconde écoulée.

Tous ceux qui m'entouraient sans doute éprouvaient une sensation pareille, car ils avaient cessé de parler, demeurant debout, alignés sur le trottoir, dans un recueillement abattu. La colère déchaînée au début contre l'assassin s'était évanouie ; chacun à présent se sentait gagné par une immense pitié. On oubliait la faute, on pardonnait le meurtre d'autrui. Pas de mort ! Plus d'échafaud ! Soyons indulgents ! Qu'il vive ! qu'il vive !… et dès maintenant ! Je vous jure pour ma part que je lui eusse rendu la liberté si j'avais eu la clef.

Mais I'impénétrable machine, sévère et muette au milieu de la place, ramenait aussitôt les pensées à l'évidence, et tous sentaient qu'on ne décommande pas la Mort, qu'elle était déjà en route, et qu'elle serait exacte, heure militaire.

Aussi, à la terrifiante perspective de ce spectacle inconnu auquel je ne pouvais plus échapper, mes impatiences redoublèrent, et de toutes mes forces je réclamais comme une délivrance l'instant de la tuerie ; j'aurais voulu hâter l'arrivée de cette minute que je redoutais autant que je la convoitais.

Moins endurante encore, la populace hurlait, demandant sa proie avec de grands cris, rauques, terribles :

– Ohé Campi !… cré Campi !

– Campi ! Aïe donc !

– Ça va-t-i, mon fi ?

– Oh ! Campo ! chaud, mon Coco !

– Qué tabac ! papa !

Des cascades d'éclats de rire entrecoupaient ces dégoûtantes clameurs.

– Hu ! Campu ! Hu ! Hu !

Un monsieur se retourna, l'indignation sur le visage, et cria vers la foule : « Taisez-vous donc ! il va vous entendre !  – Pas de danger, fit un sergent de ville, il dort sur les deux oreilles, et puis il est trop loin… » Le monsieur tremblait de colère, brandissant un parapluie énorme, répétant : « Des sales canailles ! Des sales canailles ! Pas autre chose ! »

Déjà les flammes des réverbères commençaient à jaunir ; vaguement, on voyait au loin ployer les arbres balançant des grappes noires de voyous. Une fenêtre s'ouvrit brusquement au dernier étage d'un débit de vins, et une voix – une voix de femme – chanta :

« Qui qui t'mouchera la chandelle ?
Campi pour elle…

La fenêtre fut refermée aussitôt, et pourtant on entendit la fin du couplet, comme une lointaine ritournelle :

C'est l'bourreau de Mossieu Grévy
Campi pour lui !

Soudain un mouvement se produisit, des têtes se penchèrent, c'était une fournée de nouveaux amateurs munis de cartes qui arrivaient, surexcités, avec l'oppressante inquiétude d'être en retard. Parmi eux et les humiliant tous de sa haute taille, se dressait le chanteur Lassalle, le col entouré de cache-nez par crainte d'abîmer ses notes ; il serra la main de M. Caubet et de plusieurs officiers de paix, puis on le présenta à M. Deibler, qui , après un discret salut, voulut bien la faire manœuvrer spécialement pour lui, et daigna lui fournir en outre quelques explications accompagnées de gestes sombres mais expressifs. L'excellent baryton approuva, se renseigna pleinement, tira lui-même la bobinette et se retira, déclarant à M. l'Exécuteur : « Enchanté d'avoir fait votre connaissance… » Je demandai l'heure. Trois heures et demie seulement !… C'était bien long !

Le froid, peu à peu, nous avait gagnés ; sur la terre dure nous battions de la semelle, transis. La plupart fumaient, sans interruption, pour se réchauffer d'abord, mais surtout pour se distraire, car un accablant ennui causé par l'exaspération du désir nous terrassait, brisés de fatigue, le corps et l'esprit en suspens, l'oreille aux aguets, bondissant au plus petit bruit, malades à la moindre alerte, le cœur à l'envers pour un aboiement, un coup de sifflet, Ia chute d'une feuille.

Cette situation devenait intolérable. Par instants, pris de folie, je m'imaginais être le principal intéressé, attendre pour mon propre compte… et je m'avouais tout bas : « Je ne me tiendrai jamais jusqu'au bout, je mourrai dégoûtamment ; il faudra me traîner. » A la pensée du crucifix de cuivre que je devrais baiser à la minute suprême, je me sentais défaillir.

Soudain, un grand tumulte s'éleva, dissipant le cauchemar qui m'assaillait, des sabots de chevaux retentirent sur le pavé; c'était le peloton des gendarmes.

Ils s'avançaient au pas, écartant leurs fortes jambes bottées, doux colosses à bonne figure, et leurs chapeaux à cornes se détachaient sur le ciel vert-d'eau. Ils se placèrent sur deux rangs, face à l'échafaud, l'officier à deux mètres en tête. Je ne sais pourquoi leur vue me réconforta, me fit du bien ; je les aurais embrassés pour la sévère émotion qui crispait leurs traits rudes, pour leurs bouches hermétiquement contractées sous la grosse moustache. Leurs percherons bougeaient à peine, très sages comme s'ils eussent compris que ce n'était guère l'instantt de piaffer.

Rapidement le jour naissait. À ses premières lueurs blafardes nous nous regardions les uns les autres, hébétés, l'œil creux et le teint plombé comme après neuf heures de bal. Nous avions les mains sales, de cette saleté particulière qui ne se ramasse que la nuit, même quand on est en cravate blanche et qu'on ne touche à rien. Trois fois plus nombreux qu'à notre arrivée, nous voyions se dresser au premier rang, tout près de la guillotine, beaucoup de curieux à face patibulaire apparus comme par magie. A quinze mètres derrière moi, sur le toit plat d'une basse construction se tenaient debout en plein firmament clair, trois personnes : une grosse femme, les doigts joints sur un ventre à tablier bleu, une autre plus jeune en peignoir de percale avec des bas écarlates, et un marmiton coiffé de sa tourte. Ce dernier, maigre, perché sur un tabouret, semblait ainsi, parmi les tuyaux de cheminées, quelque long Pierrot de gouttière, très anormal. Les deux femmes se passaient tour à tour une lorgnette de spectacle.

Tout à coup M. Deibler, ayant consulté sa montre, marcha droit vers M. Gaubet qui parlait au milieu d'un groupe, et lui dit quelques mots qu'on n'entendit pas; ce dernier aussitôt, se dirigea vers la prison, escorté de cinq ou six individus qui le suivaient sans entrain, la tête basse. La petite porte de la Roquette se referma sur eux sans bruit.

Ils allaient réveiller I'homme.

Une large rumeur monta, une rumeur qui se prolongea pendant plusieurs minutes avant de s'apaiser. Les mêmes pensées tumultueusement se pressaient… se pressaient dans tous les cerveaux : On va donc le réveiller à la minute… On le réveille… Il ne les a pas entendus entrer… il ronfle. On lui touche l'épaule du doigt. Il grogne, ouvre les yeux… , et le voilà debout, pieds nus, hagard.

– Hein ? quoi ?… ma grâce ?

Alors une voix lente et paternelle le détrompe.

– « Non, mon ami, pourvoi rejeté… courage… bien mourir. »

Et puis la toilette… des soins, des attentions… « Un doigt de vin, voulez-vous ? » Le prêtre est là qui ne le quitte pas, le bon Dieu à la main… Et rapidement on le ligotte, on le prépare… Et puis ceci… Et puis cela… Déjà il doit descendre, s'avancer par les longs corridors… Ça ne peut plus tarder maintenant… Une question de minutes ! Patience! Patience !»

Il faisait clair à présent, et dans le ciel limpide fondaient les dernières étoiles. Tout le monde se serrait, se tassait contre les sergents de ville échelonnés sur le bord du trottoir.

Devant la guillotine, M. Deibler, fébrile, allait et venait, tapant des pieds. À tout instant des cris s'élevaient : « C'est lui !… Le voilà !… Mais la haute porte de la prison demeurait close et l'on retombait, après chaque alerte, à une angoisse plus torturante, plus aiguë.

Les gendarmes, raides en selle, la mâchoire crispée sous la jugulaire, se mordaient les lèvres, à fond. Dans les arbres, les petits moineaux, par centaines…

…Mais un silence terrible, instantanément se fit. Un immense frisson nous glaça tous, debout, dressés sur la pointe des pieds, cou tendu, les yeux tirés hors des paupières, et fixes…

La porte s'ouvrait.

À partir de cette minute, je me rappelle tout, absolument tout. Mon voisin m'avait empoigné le bras.

– « Si je m'en vais, monsieur, retenez-moi ! »

Derrière moi quelqu'un dit : « Le curé a le trac… c'est son premier. »

Je regardais affamé. Immédiatement ce fut lui qui m'apparut : blanc, sans bras, les jambes collées, la tête rasée de partout, ronde comme une boule; puis, à ses côtés, le prêtre tout noir, encore jeune, répétant ces seuls mots qui s'entendaient très distincts: « Mon ami, mon cher ami… »

Les aides-bourreaux, pleins de prévenance, poussaient par derrière : « là… allons !… là… » sans brusquerie aucune.

Vingt pas de la porte à l'échafaud.

Campi d'abord en fit sept à huit, par petits sauts. Je revois ses espadrilles et la mince courroie qui sanglait son pantalon. – Il avait le cou démesurément allongé, les yeux fous, la bouche grimaçante.

À moitié chemin, il s'arrêta et contempla la foule… avec quel dédaigneux sourire, nul ne saurait se I'irnaginer !

Plus pâle que lui, le prêtre bégayait des mots sans suite, agitant son menu crucifix.

Ils s'avancèrent encore de quelques pas ; maintenant ils n'étaient plus éloignés de la… du… que de deux mètres. À bras-le-corps l'aumônier avait saisi le misérable et le gardait serré sur sa poitrine,

– « Voulez-vous… m'embrasser », lui demanda-t-il en sanglotant.

– « Je veux bien, m'sieur », fut-il répondu, mais très bas. Et tout de suite un double baiser claqua dans l'air froid de l'aube.

Le prêtre, défaillant, s'écarta. Debout, l'homme vivait, respirait…

Et en une seconde, comme s'il bondissait d'un tremplin,  il fut tête première, lancé et aplati avec un bruit de paquet de cordes, sur la planche qui chavira. Le bourreau gesticula… Une… deux !… Le couteau partit.

Je pensai : « Cette fois… »

Boum !

– « Atout ! » jeta un gavroche du haut d'un marronnier.


** NOTE – Le 10 août 1883, à Paris, rue du Regard, M. Ducros de Sixt et sa sœur, respectivement âgés de 65 et 63 ans, ont été sauvagement assommés, à l'aide d'une massette de tailleur de pierre, par un inconnu. M. Ducros de Sixt ne survécut pas; sa sœur en réchappa, mais perdit la raison. Le criminel fut vite arrêté. Au commissariat de Saint-Sulpice, il dit  s'appeler Michel Campi et être né à Marseille en 1850. C'était une fausse identité, mais il refusa toujours de dire qui il était et quel avait été son mobile. A son procès, il aurait dit « Messieurs les juges veulent prendre ma tête. Ils la prendront sans étiquette ! » Condamné à mort, il fut exécuté le 31 avril 1884, toujours sans nom, puisque «Campi» n'était pas le sien. (d'après Léon Treich, Treize dévoyés criminels)


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