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LE DUEL


 

L'ABBÉ DANIEL, vicaire de Sainte-Marie-des-Marteaux, à Grenelle
Mgr BOLÈNE, évêque de Pi-Tchi-King en Chine
LE DOCTEUR HENRI MOREY, médecin aliéniste, quarante ans
DUCHESSE DE CHAILLES, trente ans

 


ACTE I

Dans la maison de santé du docteur Menri Morey, à Auteuil

 

I, 1 – LE DOCTEUR, L'INFIRMIER

Au lever du rideau, le docteur Morey est en train de lire, à son bureau, quand un infirmier entre portant une carte sur un plateau.

LE DOCTEUR – Qu'est-ce que c'est ?
L'INFIRMIER, tendant la carte. – Un journaliste étranger.
LE DOCTEUR – Qui me demande ?
L'INFIRMIER – Oui, docteur !
LE DOCTEUR, qui lit la carte, geste signifiant : « Connais pas ! » – Que veut-il ?
L'INFIRMIER  – Visiter. Il a fait exprès le voyage d'Auteuil pour connaître l'établissement.
LE DOCTEUR, rendant la carte.  – Qu'on lui fasse faire le tour des bâtiments, le long des jardins.
L'INFIRMIER – Il voudrait visiter l'intérieur.
LE DOCTEUR – Impossible !
L'INFIRMIER – C'est ce que je lui ai répondu.
LE DOCTEUR – Dites que je regrette, mais qu'on ne visite pas ; que c'est ici une maison de santé particulière, une fondation privée, payante, où les pensionnaires sont chez eux, les seuls maîtres, chacun dans son appartement. Mes fonctions de médecin de service ne me permettent pas d'enfreindre la règle. Aucun étranger ne doit être admis, à moins de connaître un malade et que celui-ci consente à le recevoir.
L'INFIRMIER – Justement, il a demandé à être conduit auprès du quatorze, Mgr Bolène.
LE DOCTEUR – A-t-il un mot de lui ?
L'INFIRMIER – Non, docteur. Et l'évêque, à qui j'ai montré sa carte, ne le connaît pas.
LE DOCTEUR – C'est pour l'interwiever. Dites à ce monsieur que, s'il veut avoir des renseignements sur la maison, il prenne la peine de revenir à Auteuil un autre jour ou bien qu'il ait la bonté de me les demander chez moi, à mon domicile : Docteur Henri Morey, villa Montmorency. Tous les matins et seulement de six à sept. Après, il ne me trouverait plus. (Rappelant l'infirmier qui s'en allait.J Tout est préparé pour la sortie définitive de M. le duc de Chailles ?
L'INFIRMIER – Oui, docteur !
LE DOCTEUR – C'est à quatre heures qu'il s'en va, n'oubliez pas ?
L'INFIRMIER, tirant sa montre. – Il n'en est pas encore trois. L'automobile sera là à moins le quart.
LE DOCTEUR – La duchesse est-elle auprès de son mari ?
L'INFIRMIER – Je vais m'informer…. (L'apercevant comme elle vient du fond, par la galerie.) La voici !…

La duchesse apparaît et s'avance par la galerie avec une infirmière qui l'accompagne. L'infirmier sort par une autre porte.

I, 2 – LE DOCTEUR, LA DUCHESSE

LA DUCHESSE, à la personne qui lui a ouvert et lui tient la porte, avant de s'en aller. – Merci !

L'infirmière s'éloigne.

LE DOCTEUR, allant à elle. Poignée de main respectueuse et amicale. – Comment va-t-il ?
LA DUCHESSE – Bien.
LE DOCTEUR – Il n'est pas seul ?
LA DUCHESSE – Non.
LE DOCTEUR – Que fait-il ?
LA DUCHESSE – Il dort ! Je le regardais à l'instant, maigre et blême, la face creusée, plus vieux de dix ans que son âge, n'ayant rien conservé sans doute de l'homme séduisant et beau que j'ai épousé, mais si différent malgré tout du cadavre en habit noir, du squelette empoisonné de morphine que nous avons apporté ivre et ricanant, il y a trois mois, à la fin de janvier !… vous vous souvenez ?… (Le docteur, de la tête, répond affimativement.) Et je ne pouvais pas croire que ce fût le même.
LE DOCTEUR – C'est le même.
LA DUCHESSE – Hélas ! Et pourtant, vous l'avez sauvé !
LE DOCTEUR – Je voudrais l'avoir guéri.
LA DUCHESSE – Alors, il ne l'est pas ? (Geste négatif du docteur.) Le sera-t-il jamais ? (Même geste du docteur.) Dois-je l'espérer ?… ou le craindre ?
LE DOCTEUR – Son état est très grave. Je puis tout vous dire sur lui, n'est-ce pas ?… n'ayant rien à vous apprendre !
LA DUCHESSE – Rien !
LE DOCTEUR – Le duc de Chailles, votre mari, est un dégénéré héréditaire qui n'a jamais eu d'autre idéal que les jouissances viles et précipitées.
LA DUCHESSE – Oui, de si loin et de si haut, tomber si bas !
LE DOCTEUR – C'est la rançon presque fatale des passés glorieux. Il a pu, jusqu'à vingt-cinq ans, donner aux autres et à vous-même la comédie de la jeunesse, de la force et de la santé.
LA DUCHESSE – De l'honneur, du courage, de l'amour. L'illusion de tout.
LE DOCTEUR – Physiquement et moralement, déjà il était atteint.
LA DUCHESSE – Ravagé.
LE DOCTEUR – Il a tenté de vous faire partager ses vices. Vous vous êtes révoltée ! Alors, il a demandé à l'alcoolisme, ensuite à la morphine, l'oubli, les voluptés du rêve, la torpeur du sommeil. Il se tuait, il a fallu l'interner ici. Comme il était sans défense et qu'il s'est laissé, peut-être par calcul, assez docilement soigner, on l'a quelque peu ranimé et je suis arrivé, en trois mois, à lui faire perdre, momentanément, l'habitude invétérée de son poison. Tant qu'il est dans mes mains, j'en réponds.
LA DUCHESSE – Il faudrait qu'il pût y rester encore !
LE DOCTEUR – Et c'est impossible ! Il a reconquis, à cette heure, assez de raison, de jugement et même de volonté pour qu'il ne soit pas très dangereux de le tenir enfermé dans cet asile qu'il a pris en haine et dont il est impatient de sortir. On doit donc lui rendre la liberté… et ne la lui laisser qu'en apparence, le surveiller sans cesse et puis attendre… voir !…
LA. DUCHESSE, grave et songeuse, répétant machinalement. – Oui ! Eh bien, nous verrons !

Silence. Une cloche sonne dans les jardins.

LE DOCTEUR – À quoi pensez-vous ?
LA DUCHESSE – À ma vie.
LE DOCTEUR – Oubliez ce qu'elle a été.
LA DUCHESSE – Je songe à ce qu'elle est. Et je réfléchis à ce qu'elle sera.
LE DOCTEUR – Si le duc guérit ?
LA DUCHESSE – N'envisageons pas le pire !… Non, je suis courageuse et dédaigne de me plaindre. J'exprime simplement une évidence. Je suis vouée au malheur.
LE DOCTEUR – Vous n'êtes pas juge. On n'est jamais si heureux ni si malheureux qu'on a l'air d'y tenir. Le malade exagère.
LA DUCHESSE, secouant froidement la tête. – Moi qui me porte bien, je reste en deçà de la vérité. Mon père, le marquis de Givres, a été tué d'une chute de cheval deux jours avant ma naissance qui a coûté la vie à ma mère à laquelle on n'avait pu cacher la mort de son mari qu'elle adorait. Mon berceau s'est balancé entre deux cercueils. Mes parents et moi, nous ne nous sommes jamais vus, et je n'ai donné mon baiser filial qu'à des portraits !
LE DOCTEUR – Ce sont des regrets en moins, allez !
LA DUCHESSE – Ou en plus. J'ai perdu également de bonne heure une sœur, un oncle, tous les miens, j'ai grandi dans des robes de deuil. J'ai joué en pleurant. Mes poupées même n'étaient pas gaies et semblaient orphelines, et j'ai passé ainsi, avec des gouvernantes, sous nos sombres ifs de province, une jeunesse abritée, mélancolique et solitaire.
LE DOCTEUR – Vous avez bien eu quelques joies ?
LA DUCHESSE – Rares et petites, rapides comme une eau courante et toujours escortées de douleurs ou suivies de déceptions. Enfin, à l'âge d'être mariée, j'ai dû vivre à Paris, chez ma cousine de Lézignan, dans la tapageuse et monotone aventure des dîners, des soirées et des fêtes. Là, j'ai dansé, j'ai ri, j'ai porté du rose. On a vu mes bras. Les journaux m'ont souvent citée. Toutes ces morts successives et providentielles avaient arrondi ma dot. J'étais un grand nom sur un gros sac. On me trouva la plus belle et tout le monde me le dit. Le duc de Chailles, étincelant à mes yeux éblouis du factice éclat de l'inconnu, effleura de sa lèvre, un soir, ma tremblante épaule, et mon cœur innocent battit si fort qu'il me fit croire que je l'aimais. Voilà ma vie d'hier. Celle d'aujourd'hui, docteur, après toutes les confidences que j'ai été amenée à vous faire, vous la connaissez. Elle est plus affreuse encore. Après avoir aimé…
LE DOCTEUR – Non ! non ! Vous avez cru aimer. Ce n'est pas cela, l'amour !
LA DUCHESSE – Non ! Allons ! Tant pis pour moi ! Tant mieux pour l'amour ! En attendant, j'appartiens à mon maître, à ce malade, à ce corrompu, ce méchant qui n'aurait pas le courage de se tuer et qui m'en veut de l'avoir empêché de mourir, qui me hait surtout de ne pouvoir même plus me désirer, qui, dans huit jours, demain, va retomber dans son vice auquel aucune puissance humaine n'est capable de l'arracher, que je vous ramènerai peut-être une seconde fois, furieux, se débattant sous la camisole de force, ou bien inerte, hébété de cocaïne et roulé dans une couverture. Et j'ai trente ans, et je n'ai pas d'enfant… je suis seule…
LE DOCTEUR – Quoi ? Parmi vos relations…
LA DUCHESSE – Oh ! elles sont très étendues ! Je vois beaucoup de monde, une foule d'étrangers intimes ! Mais je n'ai personne, comprenez-vous ?
LE DOCTEUR – Pas une amie ?
LA DUCHESSE – À quoi bon ? Elle mourrait ou nous nous fâcherions. Et puis, intimité d'homme ou de femme, aucune ne m'inspire confiance. Les hommes ne pensent qu'à vous consoler et les femmes qu'à vous trahir.
LE DOCTEUR – Avez-vous de la religion ?
LA DUCHESSE – Pourquoi me demandez-vous cela ?
LE DOCTEUR – Pour le savoir. Répondez !… Êtes-vous croyante ?
LA DUCHESSE – Non.
LE DOCTEUR – Et… pratiquez-vous ?
LA DUCHESSE – Non plus.
LE DOCTEUR – Vous faites bien.
LA DUCHESSE – Vraiment ? Vous trouvez ?…
LE DOCTEUR – Moi ? Je suis libre penseur !
LA DUCHESSE – Je le sais. Mais ce n'est pas une raison… Un aveu d'incrédulité religieuse, dans la bouche d'une femme…
LE DOCTEUR – …Et surtout d'une femme telle que vous, choque souvent l'athée lui-même, en effet. Vous n'en êtes pas diminuée à mes yeux. Au contraire. Rappelez-vous ceci, madame. Il ne faut pas se mettre dans la main du prêtre !
LA DUCHESSE – Et… dans celle du médecin ?
LE DOCTEUR – Non plus !… Dans aucune main. Il faut rester soi, indépendant, maître de son esprit et de son cœur.
LA DUCHESSE – Pourquoi faire ?
LE DOCTEUR – Pour pouvoir un jour, s'il y a lieu, fixer son choix et se donner librement.
LA DUCHESSE – Et si, ce jour-là, on ne s'appartient plus ?… Si l'on ne peut plus se donner ?… Si l'on n'a plus le droit ?… S'il y a des lois ?
LE DOCTEUR – Quelles lois ?… Divines ?…
LA DUCHESSE – Non, humaines et un peu au-dessus : des lois d'honneur, de devoir, de sauvegarde et d'orgueil.
LE DOCTEUR – Je n'entends pas ce que vous voulez dire. Quand le bonheur se présente à deux êtres en même temps, qu'ils sont tous deux certains que c'est lui qui est là, qui frappe à la porte, ils ont toujours le droit et le devoir de se précipiter et de la lui ouvrir, en mêlant leurs mains, quand même ils sauraient que le passant ne va faire qu'entrer, rester cinq minutes et repartir.
LA DUCHESSE – Mais qu'est-ce que le bonheur ?… Vous en avez une idée ?
LE DOCTEUR – Parfaitement ! C'est l'amour.
LA DUCHESSE – Êtes-vous sûr ?
LE DOCTEUR – Comme de vous voir.
LA DUCHESSE – Et vous y croyez à l'amour ? Vous y pensez ?
LE DOCTEUR – Je ne pense qu'à lui. Pas vous ?
LA DUCHESSE – Moi, je n'y pense plus.
LE DOCTEUR – Cela revient au même. Pourquoi désespérer ? Vous vous méconnaissez vous-même, vous êtes jeune, arrosée d'un sang rare et pur, pleine de nobles impatiences, d'ardeur, de force et d'altières pensées. Vous pouvez tout espérer de l'avenir !…
LA DUCHESSE – Je ne lui demande rien.
LE DOCTEUR – Il vous doit. Vous êtes sa créancière. La vie vous doit de la vie, c'est-à-dire de l'amour. Elle vous le payera.
LA DUCHESSE – Je le refuserai. L'amour est le fléau du monde. Tous nos maux viennent de lui.
LE DOCTEUR – C'est le seul qui les guérisse.
LA DUCHESSE – Je ne veux pas être sauvée.
LE DOCTEUR – Est-ce qu'il vous consultera ? La mort et lui s'avancent à pas de loup, sans crier gare. Il vous surprendra.
LA DUCHESSE – Comme un voleur.
LE DOCTEUR – Un ravisseur. Au moment où vous vous y attendrez le moins.
LA DUCHESSE – Je m'y attends toujours.
LE DOCTEUR – Vous voyez bien ? Et si cela vous arrivait, cependant, malgré vous ?
LA DUCHESSE – D'aimer ?
LE DOCTEUR – Oui.
LA DUCHESSE – J'étoufferais ce sentiment en moi, je le jetterais dans le cachot de mon cœur, je l'y laisserais crier, demander grâce, périr de faim, de soif, et rien, rien, vous entendez ?… ne révélerait au dehors qu'il se tord et meurt dans l'in pace. Celui que j'aimerais, fût-il là, devant moi, ne s'en apercevrait pas.
LE DOCTEUR – Vous croyez ?… Même, si lui aussi vous aimait ?… et vous l'avait caché ?…
LA DUCHESSE – Surtout si cela était !
LE DOCTEUR – En voilà un qui souffrirait !
LA DUCHESSE – Tant pis pour lui ! Vous intéresse-t-il ?
LE DOCTEUR – Assez pour en être un peu jaloux.
LA DUCHESSE – Oh ! Vous ! l'admirable ami que vous êtes ! Vous auriez bien tort ! Vous avez mieux !
LE DOCTEUR – Vraiment ? vous êtes persuadée, madame, que je suis votre ami dévoué ?
LA DUCHESSE – Loyal et désintéressé ! Oui. C'est votre faute. Il ne fallait pas tant me le prouver. Avec vous, je me sens en confiance et… n'en soyez pas trop vain ? vous êtes le seul, d'abord, dont je puisse le dire et à qui je n'aie pas peur de le dire. Mais je vous ai assez parlé de moi… Parlez-moi de vous !… Votre passé ?
LE DOCTEUR – Il est un peu cousin du vôtre. Moi, mes parents m'ont élevé, mais sans savoir quel j'étais. Les murs du collège ont été le seul horizon de ma studieuse jeunesse. J'ai eu beaucoup de prix. J'étais très pieux alors, oui, et même mystique. Et puis cela a été balayé, tout d'un coup.
LA DUCHESSE – Quand ?
LE DOCTEUR – La première fois que j'ai aimé.
LA DUCHESSE – Encore !
LE DOCTEUR – Déjà. Je ne vous ennuie pas ?
LA DUCHESSE – Continuez !
LE DOCTEUR – Mon père était un banquier très fort. Le cher homme nous a presque ruinés.
LA DUCHESSE – Vous l'aimiez ?
LE DOCTEUR – Beaucoup. Plus que ma mère qui avait demandé au ciel des filles et à qui la terre n'avait livré que deux garçons. Et lui, mon père, ne m'aimait pas. Ses préférences allaient à mon jeune et unique frère qui ne le payait pas de retour et n'aimait que ma mère qui n'aimait que Dieu et les bêtes. (Geste de pitié de la duchesse.) Et tout ce pauvre chassé-croisé de malentendus affectueux faisait ce qu'on appelle une famille unie.
LA DUCHESSE – Qu'est devenu votre frère ?
LE DOCTEUR – Mon père l'a maudit avant de mourir, en lui défendant de porter notre nom.
LA DUCHESSE – Ce fils préféré ? Pourquoi ?
LE DOCTEUR – Je vous dirai cela un jour.
LA DUCHESSE – Et que fait-il ?
LE DOCTEUR – Je ne m'occupe pas de lui. Il a été de son côté. Nous ne nous sommes pas vus depuis des années. Et puis voilà… Je m'efforce en tout d'être juste, tolérant, secourable et bon. Mes confrères disent de moi que je suis un aliéniste distingué. En attendant, j'ai beaucoup travaillé, j'ai quarante ans, et je suis seul, comme vous.
LA DUCHESSE – Pourquoi ne vous êtes-vous pas marié ?
LE DOCTEUR – Parce que je pensais qu'un soldat, un marin, tous ceux qui sont appelés à combattre, et, à plus forte raison, le médecin, qui combat chaque jour, doivent appartenir à tous et n'être à personne. Une femme rend paresseux pour se lever la nuit et quand on a des enfants, on ne sait même pas les soigner.
LA DUCHESSE – J'ai infiniment d'estime pour vous.
LE DOCTEUR – Je vous remercie. Je crois que je le mérite.
LA DUCHESSE – Alors, vous n'êtes pas trop heureux, non plus ?
LE DOCTEUR – Sans excès. Cela vous console-t-il ?
LA DUCHESSE – Cela nous rapproche.
LE DOCTEUR – Et il y a tant de distances !… (On frappe. Il est agacé de ce contretemps à un pareil moment.) Entrez ! (C'est l'infirmier qui entr'ouvre la porte.) Qu'y a-t-il ?
L'INFIRMIER – Mgr Bolène demande si le docteur peut le recevoir dans un instant.
LA DUCHESSE – Je m'en vais.
LE DOCTEUR, tirant sa montre. – Vous avez encore plus de dix minutes. Restez !… (A l'infirmier.) Vous pouvez l'introduire ici.

L'infirmier sort.

LA DUCHESSE – C'est cet évêque de Chine dont on a tant parlé, qui a été martyrisé, il y a cinq ans ?
LE DOCTEUR – Oui.
LA DUCHESSE – Je serai curieuse de le voir. Qu'est-ce qu'il a ?
LE DOCTEUR – Il est depuis longtemps guéri de ses plaies ; mais, à la suite de ses fatigues, il a éprouvé certains troubles nerveux qui demandaient des soins, du repos et qui ont nécessité, il y a trois mois, son retour en France. Il est aujourd'hui à peu près rétabli. C'est une nature originale et généreuse. Clairvoyant et brusque, il dit volontiers ce qu'il pense.

I, 3 – LE DOCTEUR, LA DUCHESSE, L'ÉVÊQUE

La porte du fond est ouverte par l'infirmier. Entre Mgr Bolène, un robuste vieillard à belle barbe, qui marche appuyé sur une canne. Il est en costume blanc et violet : sur sa robe blanche, la croix d'officier de la Légion d'honneur. Il est accompagné d'un Chinois, sans âge, jaune et rabougri, en costume de son pays, auquel il donne le bras et qui paraît empressé auprès de lui avec beaucoup de dévouement.

L'ÉVÊQUE, entrant. – Excusez-moi, docteur ! (Il aperçoit la duchesse.) Ah ! pardon, madame !  (Il s'incline avec une noble élégance.)
LE DOCTEUR, les présentant. – Madame la duchesse de Chailles, monseigneur Bolène, évêque de Pi-Tchi-King.  (II s'incline de nouveau.) Mme la duchesse de Chailles désirait beaucoup connaître Votre Grandeur.
L'ÉVÊQUE – Ma Grandeur, madame, est en ce moment bien rabaissée… J'ai bu quelquefois la goutte en 1870 avec un de Chailles qui avait mené folle vie et qui servait pendant la guerre aux zouaves pontificaux, où il s'est fait tuer avec beaucoup de verve.
LA DUCHESSE – Mon mari est son neveu.
L'ÉVÊQUE – Vous lui ferez mes compliments de son oncle. C'était un friand de baïonnette.
LE DOCTEUR – Madame était en train de me dire qu'à cette heure, dans tous les dîners, depuis votre retour, Paris ne s'entretient que de vous.
L'ÉVÊQUE – Est-ce possible ?… Vous m'étonnez !
LE DOCTEUR – Et que l'on se raconte vos anciennes tortures en sucrant des fraises.
L'ÉVÊQUE – Quelles tortures ? Je ne puis arriver à ruiner cette vieille légende. Il n'y a rien de vrai, madame ! J'ai été blessé… volontairement. C'est ma faute. Un simple accident, résultat de mon étourderie. J'étais en voyage. En ce temps-là – je vous parle de 1900 – la Chine n'était pas un pays de promenade d'une absolue sécurité. Un petit mandarin sans importance et qui voulait s'en donner, un excellent homme mais mal renseigné sur mon compte, me recherchait et avait donné ordre de m'arrêter. Je le savais. Je suis assez maladroit pour me laisser prendre. On m'amène dans la cour de son palais. Je suis fouillé. Mon bagage est ouvert. On y découvre différents objets sans valeur, je veux dire qui n'en avaient que pour moi : un crucifix, un drapeau français et un portrait de paysanne en bonnet lorrain, ma mère. Le tout ne valait pas dix francs. Sur le sol, on les met en tas et le mandarin, par indulgence, prétend me faire marcher dessus pour avoir ma liberté… Je n'avais qu'à obéir. Seulement, voilà… j'ai mauvaise tête… je n'ai pas voulu. Alors, on m'a un peu taquiné. Mais, deux heures après, j'avais la chance d'être délivré par une poignée d'Européens résolus mis au courant de mon embarras. Vous voyez à quoi se réduit l'incident ? (Touchant sa croix.) Quand je pense qu'ils m'ont décoré pour ça !
LA DUCHESSE – Qu'est-ce qu'ils vous avaient fait, quand ils vous ont torturé ?
L'ÉVÊQUE – Je serais bien en peine de le dire. Madame, j'ai des troubles de mémoire. C'est la raison pour laquelle j'ai dû venir ici.
LE DOCTEUR, à la duchesse. – Moi, je vais vous le dire. Avec des aiguilles, on a commencé…
L'ÉVÊQUE, à la duchesse. – Ne l'écoutez pas, madame, il va vous raconter des histoires d'opérations…
LE DOCTEUR – …par lui détacher tous les ongles d'un pied…
L'ÉVÊQUE, protestant. – C'est faux ! Pas tous.
LE DOCTEUR – …et puis d'une main.
L'ÉVÊQUE – Ne continuez pas, cher monsieur !
LA DUCHESSE – Quelle horreur !
L'ÉVÊQUE, au docteur. – Vous voyez ? Vous impressionnez madame et me rendez ridicule. On ne m'a fait aucun mal, aucun. Je n'ai rien senti.
LE DOCTEUR – Ils avaient pris la précaution de vous endormir ?
L'ÉVÊQUE – À quoi bon ? Cela n'a rien été. Moi-même, je n'en revenais pas. On se fait des mondes… et puis, une fois qu'on y est… Je vous assure ! Tout ce que je me rappelle quand je m'applique… et encore comme en un rêve d'opium… c'est qu'ils étaient cinq, le mandarin et deux assesseurs, avec de bien belles robes de soie, madame, et deux bourreaux…
LA DUCHESSE – Et qu'enduriez-vous, pendant… qu'ils vous tourmentaient ?
L'ÉVÊQUE – Moi, madame ! Oh ! j'étais bien tranquille. Je récitais le Nunc dimittis.
LE DOCTEUR – Vous deviez vous débattre ?
L'ÉVÊQUE – Pas si bête ! Et puis, je ne pouvais pas. J'en avais un à genoux sur ma poitrine pour m'empêcher de bouger… parce qu'en remuant, vous comprenez ? j'aurais pu me faire blesser. (Le Chinois, qui s'était rapproché en écoutant, vient s'agenouiller près de l'évêque, les yeux pleins de larmes, il entoure ses jambes de ses bras, la face cachée dans les plis de sa robe. L'évêque s'adressant à lui en chinois :)  Tchi lai. Le Chinois se relève.
LE DOCTEUR – Que lui dites-vous ?
L'ÉVÊQUE – De se lever, de se tenir dans le monde.
LA DUCHESSE – Il a l'air de bien vous aimer !
L'ÉVÊQUE – C'est un chien chinois. Une espèce très rare. Il se ferait tuer pour moi.
LE DOCTEUR – S'il avait été là pendant qu'on vous mutilait ?
L'ÉVÊQUE – Mais il était là ! C'était un des cinq. C'est ainsi que nous nous sommes connus. Et, depuis, vous voyez ? Pauvre enfant ! Est-ce qu'il savait !
L'INFIRMIER, passant sa tête par la porte ouverte. M. le duc est prêt, et l'automobile est là.

La duchesse se lève.

LA DUCHESSE, au docteur . – Adieu. Merci encore. Monseigneur ! (Révérence.)
L'ÉVÊQUE, s'inclinant. – Madame !

Il fait signe au Chinois qui sort et va l'attendre dans la galerie.

LE DOCTEUR, à la duchesse. – Je vous aurais bien accompagnée, mais il ne m'aime pas, ma présence lui est pénible.
LA DUCHESSE – Oui, restez.
LE DOCTEUR – Je voudrais, pourtant, savoir comment se sera effectuée votre rentrée.
LA DUCHESSE – Je reviendrai vous le dire.
LE DOCTEUR – C'est cela. Je ne bouge pas de la maison jusqu'à six heures.

La duchesse adresse un dernier regard avec une inclinalson de tête vers l'évêque, puis, avec une franchise très simple, comme quelqu'un qui prend une décision, elle va à lui, elle lui prend la main droite et avec une demi-révérence charmante, sans mot dire, la porte à ses lèvres, et sort. L'évêque, souriant et touché, retirant sa main trop tard : « Madame ! » Le docteur ne peut s'empêcher de laisser voir sur son visage que cette marque de respect lui a été désagréable.

I, 4 – LE DOCTEUR, L'ÉVÊQUE

L'ÉVÊQUE – Je vais vous gronder. Pourquoi m'avoir présenté à cette belle dame et vous divertir à me faire raconter mes campagnes ?
LE DOCTEUR – Elle a voulu vous voir.
L'ÉVÊQUE – Ève est toujours curieuse.
LE DOCTEUR – Oh ! la duchesse de Chailles n'a rien d'une femme ordinaire. C'est l'être de courage, de douleur, d'intelligence et de sensibilité le plus noble que je connaisse.
L'ÉVÊQUE – Ah ! oui ?
LE DOCTEUR – J'ai la plus grande admiration pour elle.
L'ÉVÊQUE, parfaitement naturel. – Est-ce qu'elle a un amant ?
LE DOCTEUR – Elle ! Que dites-vous-là ? C'est la plus irréprochable des femmes.
L'ÉVÊQUE – Tout de bon ? Vous pensez que je lui fais injure en lui prêtant…
LE DOCTEUR – Un amant ? Certes !
L'ÉVÊQUE – En ce cas, pourquoi cherchez-vous à devenir le sien ?
LE DOCTEUR – Moi ?
L'ÉVÊQUE – Sans doute. Voyons ? Nous sommes des hommes à qui les mots propres ou non ne font pas peur. Mais à quoi bon ? Vous allez me dire que je me mêle de ce qui ne me regarde pas. (Changeant de ton.) J'étais venu, docteur, pour…
LE DOCTEUR – Non. Parlez ? Qu'est-ce qui vous fait supposer pareille folie ?
L'ÉVÊQUE – Tout, cher ami. Votre attitude. Vous avez la convoitise de cette femme. Devant elle, vous n'êtes plus gardien de vos pensées, qui, du fond de vous-même, se ruent à la surface de ce visage et s'y impriment couramment. On les lit comme une affiche. Le regard pétille, la voix frémit. Si l'on appliquait le sphygmomètre sur votre artère radiale, quand la duchesse est là, il marquerait au moins quinze pulsations de plus…  Voulez-vous en faire l'expérience ? Lorsque, tout à l'heure, elle a, dans un mouvement de grâce et de bonté charmante, porté ma main à ses lèvres, cela vous a choqué. (Faible geste de dénégation.) Je l'ai vu de coin, et un peu de jalousie et de dégoût se sont combinés-là… (Il désigne sa lèvre.) en un amer sourire. À peine l'idole avait-elle franchi la porte, vous l'exaltiez !
LE DOCTEUR – Est-ce tout ?
L'ÉVÊQUE – Comme le sujet vous intéresse !
LE DOCTEUR – Énormément. Vous permettrez à mon respect, monseigneur, de ne point entrer en discussion, même courtoise, avec une expérience et une perspicacité si sûres d'elles. Mais puis-je savoir le jugement que cinq minutes d'entretien vous ont rendu capable de porter sur Mme de Chailles ?
L'ÉVÊQUE – Que voulez-vous me faire dire ?
LE DOCTEUR – La vérité !
L'ÉVÊQUE – Oui ! Eh bien, elle est croyante. Et c'est une âme d'Eglise.
LE DOCTEUR, réprimant à peine un sourire. – Vraiment ? À quoi cela vous est-il apparu ?
L'ÉVÊQUE – Il vous suffit de jeter un regard sur quelqu'un qui semble à tous bien portant pour affirmer, sans vous tromper : « Voilà une personne dont le rein est pierreux ou qui me commence une tumeur à tel endroit, qui mourra de telle maladie… » Eh bien, nous autres, nous voyons aussi, comme vous, à certains signes, ce qui échappe au commun des hommes. Mme la duchesse de Chailles a des yeux, une façon de les porter haut, de les lever par-dessus nous qui indique la direction du ciel ; elle a une bouche par où passe, fréquemment, la prière et des mains qui ont pour habitude de se joindre. (Souriant.) Voilà !… (Un temps.) Vous souriez ? Vous pensez que je fais erreur ? Vous en savez plus long ?
LE DOCTEUR – Peut-être !
L'ÉVÊQUE, lui tendant la main. – Et vous m'en voulez, surtout ?
LE DOCTEUR – Nullement !
L'ÉVÊQUE – Ah ! tant mieux ! Je ne peux pas me retenir. Excusez-moi !
LE DOCTEUR – Je vois que vous êtes un peu touché de cette démence commune à ceux de votre habit : la persécution de l'amour. Vous le voyez partout comme un mal dont chacun vous semble frappé. C'est le péché immortel.
L'ÉVÊQUE – Oui, mais puisque je me trompe… Laissons cela !…
LE DOCTEUR – Qu'aviez-vous à me dire ?
L'ÉVÊQUE – Que je me sens bien coupable de prolonger ici ma mollesse et qu'il faut que vous me donniez mon exeat… Mes nerfs sont apaisés, je dois repasser l'eau.
LE DOCTEUR – Retourner en Chine ?
L'ÉVÊQUE – Oui !… où me réclament des intérêts matériels, spirituels.
LE DOCTEUR – Eh bien, dans huit jours, demain, quand vous voudrez.

La porte s'ouvre et l'infirmier paraît avec une carte à la main.

L'ÉVÊQUE – Je vous remercie.
L'INFIRMIER, tendant la carte à l'évêque qui la prend. – Cette personne qui demande monseigneur est en bas.
L'ÉVÊQUE, qui a mis son lorgnon d'écaille et jeté les yeux sur le carton, avec empressement. – J'y vais ! (Il se soulève assez péniblement.)
LE DOCTEUR – Mais non, recevez-la ici ! (À l'infirmier.) Faites monter !… (L'infirmier sort.) J'ai à m'occuper dans la maison. Vous êtes chez vous.
L'ÉVÊQUE, agitant la carte dans sa main. – C'est un jeune prêtre, que j'aime de tout mon cœur, dont j'ai guidé les premiers…
LE DOCTEUR – Je vous laisse !
L'ÉVÊQUE – Sans rancune ?
LE DOCTEUR, évasif et léger. – Oh !

Le fait de se retourner en sortant, on le voit soucieux.

I, 5 – L'ÉVÊQUE, L'ABBÉ

L'ÉVÊQUE, regardant la porte où est sorti le docteur. – Je l'ai troublé ! (Court silence.) Cette dame est-elle vraiment chrétienne ? Je n'en sais rien. Mais… c'est toujours bon à dire !

En prononçant ces mots, il s'est levé sur sa canne et est allé à la porte du fond qui s'ouvre. L'infirmier introduit l'abbé Daniel, puis referme la porte.

L'ABBÉ – Monseigneur !
L'ÉVÊQUE, qui lui a ouvert les bras où il s'est précipité. – Cher enfant ! (Il lui tient la tête pressée, la tempe contre sa joue, il lui caresse les cheveux.) Qui n'a pas oublié son vieux maître !…
L'ABBÉ – Je savais votre retour par les journaux.
L'ÉVÊQUE – Et que j'étais ici ?
L'ABBÉ – Cela, je l'ai appris seulement à l'instant.
L'ÉVÊQUE – Vous n'étiez pas venu pour moi ?
L'ABBÉ – Non. Je vous dirai. Ah ! je suis heureux de vous revoir. Vous m'avez témoigné tant de bonté, au séminaire et au moment de mon ordination ! Comme ils vous ont martyrisé !
L'ÉVÊQUE – Chut !… Que faites-vous, à présent ?
L'ABBÉ – Je suis vicaire à Paris.
L'ÉVÊQUE – Où celà ?
L'ABBÉ – Oh ! à Sainte-Marie-des-Marteaux, une petite paroisse du quartier Grenelle. C'est du peuple bien pauvre et qui peine.
L'ÉVÊQUE – Vous aimez votre ministère ?
L'ABBÉ – Je l'aime.
L'ÉVÊQUE – Votre foi est intacte ?
L'ABBÉ – Oui.
L'ÉVÊQUE – Et le cœur ? Toujours pur ? Cette coquine de chair ?…
L'ABBÉ – Matée.
L'ÉVÊQUE – Allons ! Va bene. Mais… nous n'avons pas l'esprit de renoncement et d'obscurité… Ces yeux hardis percent l'avenir, voient violet… rouge. Ambitions humaines… rêves de jeunesse… je les comprends et les absous. Je les ai nourris moi-même. Je vous attends cependant – vous ne m'aurez plus alors ? – quand vous serez… cardinal.
L'ABBÉ – Moi ? Oh ! monseigneur se moque de moi !
L'ÉVÊQUE – Non… Et que vous descendrez de carrosse au Vatican, dans vos falbalas de pourpre, à la porte de bronze !…
L'ABBÉ – Jamais, hélas !
L'ÉVÊQUE – Ou simplement alors un modeste archevêque, dans quelque vieux palais de pierre d'une province de France… Vous regretterez ce temps-ci. Dès que l'on possède l'objet de ses convoitises, on est châtié du désir par le dégoût !… Que ne suis-je resté pauvre père blanc dans le désert d'Afrique !…
L'ABBÉ – Vous étiez plus heureux ?
L'ÉVÊQUE – Non, mais meilleur. Et qui étiez-vous venu voir ? Serait-ce le docteur Morey ?
L'ABBÉ – Précisément.
L'ÉVÊQUE – Il était là à la minute. Vous êtes-vous fait annoncer ?
L'ABBÉ – Non. Exprès !
L'ÉVÊQUE – Pourquoi ?
L'ABBÉ – J'ai craint que, sur ma carte, il ne voulût pas me recevoir ?
L'ÉVÊQUE – Vous ne vous connaissez pas ?
L'ABBÉ – Si, beaucoup !
L'ÉVÊQUE – Alors ?
L'ABBÉ – C'est mon frère !
L'ÉVÊQUE, étonné. – Le docteur ?… c'est votre frère ?
L'ABBÉ – Oui.
L'ÉVÊQUE – Ah ! Et vous êtes fâchés ?
L'ABBÉ – Voilà dix ans que, volontairement, nous ne nous sommes pas vus !
L'ÉVÊQUE – Vous ne m'aviez jamais dit cela !
L'ABBÉ – J'ai peut-être eu tort. Ce n'est pas manque de confiance en vous. Je m'exagérais alors l'importance, aujourd'hui très atténuée, d'un secret de famille. À présent que mes parents sont morts…
L'ÉVÊQUE – Qu'est-ce qu'il y a eu ?… Pourquoi êtes-vous fâchés ?
L'ABBÉ – C'est assez long et assez difficile à dire. Rien, vous le savez, ne faisait pressentir autrefois que je serais prêtre ! J'étais un enfant pervers. Mon père, homme d'argent, athée, excusait mes défauts et me choyait pour mon irréligion, tandis qu'il se montrait d'une froideur hostile envers mon frère Henri.
L'ÉVÊQUE – Le docteur ?
L'ABBÉ – Oui, qui était alors – c'est étrange ! – d'une excessive dévotion. De là naquit entre nous une espèce de rivalité jalouse qui ne fit que grandir. L'esprit de guerre est entre nous.
LÉVÊQUE – Oui, c'est le mot d'Euripide : Καλεποὶ πόλεμοι γὰρ ἀδελφῶν. Les guerres de frères sont terribles !
L'ABBÉ – J'ai souvent essayé d'aller à lui, toujours il s'est écarté de moi. Et chaque fois, je l'avoue aussi, qu'il m'a fait une avance, irrésistiblement je l'ai mal accueillie ou repoussée. Enfin, quand je suis revenu à Dieu… il s'en est détaché ! Il y a des moments où je me suis sérieusement demandé si ce n'était pas ma conversion qui l'avait rendu impie ou le désastre de sa foi qui avait suscité la mienne.
L'ÉVÊQUE – Peu importe !
L'ABBÉ – Mon père irrité, rendu fou de chagrin par ma vocation, me ferma sa porte, en me défendant de déshonorer son nom dans le clergé !… C'est alors que j'ai pris ce nom d'abbé Daniel sous lequel tout le monde, et vous-même, monseigneur, m'avez connu jusqu'ici. Mon frère suivit sa voie, moi la mienne, et, sauf à l'enterrement de ma mère, nous ne nous sommes pas revus.
L'ÉVÊQUE – Qu'est-ce qui a pu déterminer plus particulièrement chez lui l'abandon de ses sentiments religieux ? En avez-vous idée ?
L'ABBÉ – Je ne sais pas !… des lectures, l'influence des philosophes… l'esprit de ce siècle…
L'ÉVÊQUE – Et, chez vous, cet élan vers la Vérité !
L'ABBÉ – La fatigue du plaisir, la nausée de la débauche, des raisons tout à fait d'en bas !…
L'ÉVÊQUE – Ce sont les meilleures pour aller en haut. Et, dites-moi, franchement, quelle opinion avez-vous de votre frère ?
L'ABBÉ – De mon frère ?
L'ÉVÊQUE – Oui.
L'ABBÉ – La meilleure. Presque toutes les vertus chrétiennes, il trouve moyen de les pratiquer. Il est homme de bien, laborieux, bon, dévoué jusqu'au sacrifice. Mais, positif et violent, il a la haine de la religion et surtout du prêtre. Peut-être suis-je au-dessus de lui ?… Je n'en sais rien ! À coup sûr, il vaut mieux que moi !
L'ÉVÊQUE, qui secoue négativement la tête. – Non. Je vous connais bien.
L'ABBÉ – Moi seul me juge. Enflé d'orgueil, altéré d'honneurs, le devoir obscur et sans éclat me répugne. Aristocrate d'émotions religieuses, rêveur de cathédrale et poète de chapelle, j'ai le culte enraciné de la beauté, des formes d'art.
L'ÉVÊQUE – Comment cela ?
L'ABBÉ – Pour que je daigne bien prier Dieu, il faut qu'il soit crucifié dans un heureux mouvement au fond de quelque tragique retable du quinzième ; les vols d'hirondelle font partie de mon goût des clochers, et, en admirant la splendeur du vitrail, j'oublie la décollation du martyr. La voix des orgues m'amollit, les chants liturgiques me distraient de leurs sévères paroles latines, l'encens m'est un parfum profane, enfin les exaltations de mon âme sont toujours fiévreuses, exemptes de gratitude et de sérénité. J'aime Dieu païennement !
L'ÉVÊQUE – On l'aime comme on peut ! Mais qui est-ce qui vous a décidé à venir aujourd'hui chez ce frère avec lequel vous n'êtes plus en rapport depuis si longtemps ?
L'ABBÉ – J'ai deux services à lui demander que lui seul peut me rendre. Une force m'a poussé. Je suis venu sans le prévenir, au hasard de la rencontre. Qui sait ! Peut-être est-ce aujourd'hui, tout à l'heure, que nos cœurs vont s'aborder, trouver les mots… s'ouvrir ?
L'ÉVÊQUE – Oui, oui, je l'espère !… Je m'en vais vite, vous viendrez me voir ?…
L'ABBÉ – Où cela, monseigneur ?
L'ÉVÊQUE – À la maison des franciscains, rue de Varenne. J'y serai à partir de demain. C'est un vieil hôtel du siècle passé. Il y a des arbres qui ont verdi sous la Révolution… l'endroit est plein de silence et de souvenirs. C'est là que viennent faire retraite, avant de s'exiler, ceux d'entre nous qui doivent partir en mission. Vous viendrez ?
L'ABBÉ – Certainement. Je vous le promets !
L'ÉVÊQUE, s'acheminant avec I'abbé vers le fond et bas. – Où l'attendez-vous, votre frère ?… Ici ?…
L'ABBÉ, ouvrant la porte. – Non, dans la galerie. Je me promènerai jusqu'à ce qu'il soit là !

Ils sortent sans refermer la porte dont un battant reste entr'ouvert. Le prêtre accompagne l'évêque. On les voit passer derrière la fenêtre donnant sur la galerie. Le docteur rentre par la porte intérieure de son cabinet, par laquelle il était sorti, va naturellement s'asseoir à. son bureau, le dos tourné à la porte du fond et se met à écrire. On aperçoit l'abbé Daniel, ayant quitté l'évêque, qui a disparu, longer la galerie. Il arrive à la porte du fond, passe sa tête, voit son frère en train d'écrire, seul. Il cogne doucement à la vitre de la porte.

I, 6 – L'ABBÉ, LE DOCTEUR

LE DOCTEUR, continuant d'écrire. – Entrez ! (L'Abbé entre, ferme la porte, fait deux pas et reste debout. Le docteur se retourne, le reconnait, se lève.) C'est toi ?
L'ABBÉ – Oui.
LE DOCTEUR – Comment es-tu ici ? (Se rappelant.) C'est toi qui étais à l'instant avec l'évêque ?
L'ABBÉ – Oui.
LE DOCTEUR – Parfaitement. Et tu as à me parler ?
L'ABBÉ – Oui. C'est toi seul, d'ailleurs, que je venais voir. Je ne savais même pas que Mgr Bolène fût traité dans cette maison. Son nom a été prononcé devant moi, je lui ai fait alors porter ma carte, il m'a reçu cinq minutes et je t'attendais. Comment vas-tu ?
LE DOCTEUR – Bien. Toi aussi ?
L'ABBÉ – Moi aussi.
LE DOCTEUR – De quoi s'agit-il ?
L'ABBÉ – Donne-moi la main d'abord !

Il la lui tend.

LE DOCTEUR, mettant sa main dans la sienne simplement. – Asseois- toi.

Ils s'asseoient tous deux.

L'ABBÉ – Ma visite ne t'étonne pas après dix ans de séparation ?
LE DOCTEUR – Je ne peux pas te dire que je l'espérais !
L'ABBÉ – Qu'en penses-tu ?
LE DOCTEUR – Qu'apparemment tu as besoin de moi.
L'ABBÉ – Tu ne te trompes pas.
LE DOCTEUR – Je t'écoute.
L'ABBÉ – J'ai deux choses à te demander, deux services. Je suis vicaire à Sainte-Marie-des-Marteaux !… Le savais-tu ?
LE DOCTEUR – Non.
L'ABBÉ – Je te l'apprends. La population y est très misérable, dans d'affreuses conditions d'hygiène. Je m'occupe, avec l'appui de quelques hautes personnalités du monde catholique, de créer un établissement – oh ! très modeste ! – mi-dispensaire, mi-patronage, où les enfants pauvres et malades pourraient, selon nos ressources, recevoir gratuitement des soins, du lait, des médicaments. Je t'expose tout cela très mal, d'autant qu'il y a là des questions d'organisation pratique et d'administration qui m'échappent et ne sont pas de ma compétence mais auxquelles on a sérieusement songé… tu te rends cependant compte de l'idée ?
LE DOCTEUR, froid. – Elle est excellente.
L'ABBÉ – Tu trouves ? J'en suis bien aise et cela m'enhardit. Avant de devenir le célèbre aliéniste dont le nom…
LE DOCTEUR – Pas d'eau bénite !
L'ABBÉ – Tu te méprends. Je sais que tu n'es pas de ceux que l'on flagorne et telle n'était pas ma pensée. Je voulais dire qu'au début de ta carrière tu t'étais fait, pendant trois à quatre ans, une spécialité des maladies de l'enfance. Tu as abandonné bientôt ce genre de travaux, mais sans les oublier. Tu vas encore dire que je te flatte ? Tu passes pour être secourable aux misères humaines…
LE DOCTEUR – Aboutis !
L'ABBÉ – Pourrais-tu, si l'affaire prend corps, nous donner, ne serait-ce que deux fois ou une seule fois par semaine, une heure de ta présence et de tes soins ?
LE DOCTEUR – Cela m'est impossible.
L'ABBÉ – Pourquoi ?
LE DOCTEUR – Pour beaucoup de raisons. D'abord, je n'ai pas le temps. Je suis retenu ici du matin au soir…
L'ABBÉ – Pardon, si tu le voulais… (II appuie énergiquement sur ces mots.) le pourrais-tu ?
LE DOCTEUR – Ah ! sans doute ! Si tu le prends ainsi ! On peut toujours ce qu'on veut, surtout si c'est impossible.
L'ABBÉ – Alors, c'est que tu ne le veux pas ?… Pourquoi ?
LE DOCTEUR – Tu me contrains à te le dire ! Parce qu'il me déplaît de m'associer à une œuvre – même intéressante – d'esprit catholique, fondée par un prêtre, avec l'appui de hautes personnalités du monde clérical.
L'ABBÉ – Je n'aurais jamais attendu de toi pareille réponse ! Ainsi, quand un malade vient te consulter, avant toute chose, tu lui demandes s'il est libre penseur ?
LE DOCTEUR – Non. J'accueille les yeux fermés tous ceux qui se présentent chez moi, mais je ne vais pas, de préférence, porter mes soins chez ceux qui se font soigner par un autre, à qui ils attribuent leur guérison, quand c'est moi qui la leur ai procurée.
L'ABBÉ – De qui veux-tu parler ? De quel médecin ?
LE DOCTEUR, nuance ironique. – Du tien ! Du docteur Dieu !
L'ABBÉ – Ah ! Évidemment, c'est un confrère dont tu peux être jaloux !… N'en parlons plus !
LE DOCTEUR – Il y avait une seconde chose. Dis-la vite. Si elle est faisable, je te dédommagerai.
L'ABBÉ – Je voulais ta recommandation auprès de quelqu'un que tu connais, qui est très riche et qui pourrait m'aider, je crois, pour mon œuvre !
LE DOCTEUR – Oh ! cela, très volontiers. Qui est-ce ?
L'ABBÉ – La duchesse de Chailles.
LE DOCTEUR, visiblement très contrarié. – Ah ! c'est d'elle qu'il s'agit ?… Cela m'ennuie… parce que je la connais fort peu…
L'ABBÉ – Tu as soigné son mari !
LE DOCTEUR – Comment le sais-tu ?
L'ABBÉ – Tous les journaux l'ont raconté…
LE DOCTEUR – Sans doute… mais…
L'ABBÉ – Quoi ?
LE DOCTEUR – Avec les idées que je lui connais !…
L'ABBÉ – Ses idées sont pareilles aux tiennes ?
LE DOCTEUR – Oui. Je crois que le fait seul de lui parler d'un prêtre !…
L'ABBÉ – Encore !… Décidément !… Et si tu lui dis que ce prêtre est ton frère ?
LE DOCTEUR – C'est une mauvaise raison.
L'ABBÉ – C'est une bonne excuse. Elle doit t'avoir quelque reconnaissance d'avoir sauvé son mari ?
LE DOCTEUR – Je ne l'ai pas sauvé !
L'ABBÉ – Tu l'as amélioré !
LE DOCTEUR – Retardé !
L'ABBÉ – Peu importe ! Elle est ton obligée.
LE DOCTEUR – C'est là-dessus que tu comptais ?
L'ABBÉ – Mais bien entendu. Avant même de rien savoir d'elle, je me disais qu'elle ferait, très probablement, pour toi, ce qu'elle ne ferait pas pour moi tout seul.
LE DOCTEUR – En effet ! À la réflexion, je crois qu'elle le ferait !
L'ABBÉ – Et avec cette certitude, tu me refuses ?
LE DOCTEUR – Précisément à cause de cette certitude ! La duchesse, même si dans le fond ma demande la contrarie, se croira dans la nécessité, pour s'acquitter envers moi, d'y accéder.
L'ABBÉ – S'acquitter !… Permets !… C'est nous dont les consultations sont gratuites ! Mais toi, tu ne soignes pas le duc pour rien ! Tu te fais payer ?
LE DOCTEUR – Très cher. C'est une raison de plus pour laquelle je me trouverais peu délicat de demander encore, indirectement, de l'argent à la duchesse ! N'insiste donc pas !
L'ABBÉ – C'est bon. J'agirai seul ! Vois-tu un inconvénient à ce que j'écrive à Mme de Chailles, ou que je me présente chez elle ?
LE DOCTEUR – Aucun. Ah ! à une condition, cependant…
L'ABBÉ – Laquelle ?
LE DOCTEUR – Qu'elle ignore que tu es mon frère !
L'ABBÉ – Elle l'ignorera.
LE DOCTEUR – C'est ton intérêt, d'ailleurs !
L'ABBÉ – Et aussi le tien !
LE DOCTEUR, un geste qui signifie : tu t'exagères. – Oh !
L'ABBÉ – Si. Je te gêne. Tu as honte de moi.
LE DOCTEUR – Pas plus que toi de moi. Nous n'avons ni à rougir, ni à nous parer l'un de l'autre. Tu as dirigé ta vie comme il t'a plu, moi aussi. Nous avons cessé de nous voir…
L'ABBÉ – Avons-nous donc cessé de nous aimer ?
LE DOCTEUR – Mais nous ne nous sommes jamais aimés, voyons, tu le sais bien !…
L'ABBÉ – Un peu, autrefois…
LE DOCTEUR – Tout petits, oui, sans le faire exprès. Mais depuis ?… À présent ?… Il m'est impossible de séparer les personnes des idées ! Or, que veux-tu, je hais tes idées comme toi les miennes. Maintenant… nos personnes… évidemment que tu es un peu plus pour moi qu'un étranger…
L'ABBÉ – Ou un peu moins.
LE DOCTEUR – Tu crois que je te déteste ? Pas du tout ! C'est un autre sentiment que ta présence me fait éprouver. Une colère mêlée de pitié…, oui… quand je songe à la médiocrité et au néant de ton existence. Tu ne vis pas. Tu ne sers à rien !…
L'ABBÉ – Je n'aurai pas l'injustice de penser la même chose de toi !
LE DOCTEUR – Tu y es bien forcé par l'évidence. Je bataille, moi, je lutte avec la maladie et la douleur, et quelquefois je les fais prisonnières et je les désarme. Il n'y a que cela de passionnant et qui vaille la peine d'être homme : ce duel de toute minute avec la souffrance et la mort. Aussi, je pleurerais de voir une jeune et belle force comme la tienne qui se gâche à confesser des cuisinières.
L'ABBÉ – Essuie tes yeux ! Pour un savant, tu m'étonnes ! Tu viens de prononcer le mot de confession. Tu n'as donc jamais réfléchi qu'un simple petit abbé, au bout d'un an de confessionnal, en sait plus long sur l'humanité que tous les philosophes. Tu parles de duels ! Mais, mon ami, les tiens ne sont que jeux d'enfants et assauts pour rire à côté des miens. Mes duels, à moi, sont autrement acharnés, terribles et affolants que tes attaques et parades d'une heure. Et, dans ma pauvre petite église déserte, je vis mille fois plus que toi dans tes hôpitaux et tes salons pleins.
LE DOCTEUR – Je ne vois pas !…
L'ABBÉ – Regarde mieux ! (Se rapprochant.) Écoute, j'ai parmi mes pénitentes une femme dont je peux parler sans le moindre scrupule de conscience. Je ne la connais pas. Je n'ai jamais vu son visage qui est toujours couvert et sa voix de conversation pourrait demain frapper mon oreille que cette voix ne me dirait rien. En effet, tous ces chuchotements de la pénitence, brisés et confidentiels, sont sans personnalité pour le prêtre qui les entend dans l'ombre. Ils ont beau défiler par centaines, c'est toujours le même homme et la même femme que nous écoutons gémir !…
LE DOCTEUR – Alors, tu dis que ta pénitente ?…
L'ABBÉ – Elle est mariée, malheureuse et elle aime un autre homme que son mari. Jamais, à cet homme – avec lequel elle est tenue d'avoir, dans le monde, des relations fréquentes – elle n'a laissé soupçonner son amour, bien qu'elle se sache aimée de lui. Dix fois, sa passion, comprimée, a été près d'éclater, au point qu'elle est sortie pour courir chez celui qu'elle nommait déjà tout bas son amant et, chaque fois, c'est à mon confessionnal qu'elle est venue s'abîmer, en pleurs, et d'où. elle est repartie victorieuse et rassérénée.
LE DOCTEUR – Pour combien de temps ?
L'ABBÉ – Cette lutte dure depuis deux mois. Je tiens cette âme, je la dispute aux déchéances de l'amour. C'est mon duel ! Voilà ce que je fais !
LE DOCTEUR – Eh bien, c'est monstrueux !
L'ABBÉ – J'empêche cette femme de tomber. Voilà à quoi je sers.
LE DOCTEUR – Tu n'empêches rien. Heureusement ! Tu retardes, tout au plus, de quelques minutes l'inévitable conjonction de ces deux êtres. Tu ne seras pas toujours là à l'heure où souffle le désir ! Demain, ce soir peut-être, ta victorieuse se précipitera chez son ami et s'y confessera en versant d'autres pleurs. Elle lui dira tout ce qu'elle ne t'a pas dit. Ils s'aimeront deux fois plus fort d'avoir dû si longtemps s'attendre et tu n'auras travaillé au bout du compte qu'à la perfection et au raffinement de leur félicité.
L'ABBÉ – Elle reviendra à moi !
LE DOCTEUR – Trop tard. Elle n'en sera pas moins tombée.
L'ABBÉ – Je la relèverai !
LE DOCTEUR – Elle retombera !
L'ABBÉ – Le Christ est tombé trois fois. J'aurai le dernier mot.
LE DOCTEUR – Oui. Quand elle sera vieille. Et, à supposer que tu l'arraches définitivement des bras de l'amour, tu ne l'auras pas empêchée d'aimer. C'est tout ce que j'ai voulu soutenir. Tous les hommes, toutes les femmes sont au moins une fois la proie de cette flamme dévorante et nécessaire. Tu te persuades avec candeur que ton histoire de pêche est miraculeuse ! Tiens ! (Il se rapproche.) Pardonne-moi cette confidence en retour de la tienne, j'aime, moi aussi…
L'ABBÉ – Toi ?
LE DOCTEUR – Sans doute ? Je suis libre et n'ai pas prononcé de vœux ! Une femme… mariée aussi… une créature d'orgueil et de volonté, qui résiste et se raidit contre l'ineffable douleur. Nous avons beau ne nous être jamais dit le secret, nos yeux l'ont lâché, nous nous sommes déjà toisés et menacés et fatalement, merveilleusement, nous avançons, nous marchons l'un sur l'autre. Mille obstacles sont entre nous, pires que ceux qui séparent ta scrupuleuse dévote de son soupirant timoré… Malgré tout, comme eux, avant eux, nous en viendrons aux mains et nous nous posséderons ! Ce n'est plus qu'une question d'heures.
L'ABBÉ – L'heure n'est à personne.
LE DOCTEUR – Oui… je sais… un poète : « Et chaque fois que l'heure sonne… »
L'ABBÉ – Tout ici bas nous dit adieu !
LE DOCTEUR – Raison de plus pour se presser !
L'ABBÉ – Je te quitte !… J'ai eu tort de venir. Pardonne-moi !
LE DOCTEUR – C'est oublié. Nous reverrons-nous ?
L'ABBÉ – Au moins une fois, car je te préviens qu'en danger de mort c'est toi que j'appellerai à mon chevet pour me soigner ! (Il lui tend la main.)
LE DOCTEUR, la lui prenant. – J'irai ! Mais je t'avertis qu'à pareille heure, moi, je ne te réclamerai pas pour m'administrer. Adieu, Daniel !
L'ABBÉ – Adieu, Henri ! (Il s'en va droit.)
LE DOCTEUR, le rappelant et lui tendant un billet de banque. – Ces mille francs, pour ton affaire.
L'ABBÉ, les prenant. – Merci. (Il sort.)

I, 7 :  LE DOCTEUR seul, puis LA DUCHESSE

LE DOCTEUR, seul. Il prend et lit la carte de son frère que l'évêque a laissée sur un coin de sa table. – Fanatisme étroit et cruel ! Aveuglement ! Sottise ! (La duchesse entre. Il va à elle.) Ah ! Eh bien ! ce retour ?
LA DUCHESSE, très abattue et troublée. – Il n'a pas dit un mot pendant le trajet !
LE DOCTEUR – Et une fois arrivé ?
LA DUCHESSE – Il s'est enfermé dans sa chambre.
LE DOCTEUR – Qu'avez-vous, madame, vous êtes toute pâle ?
LA DUCHESSE – Mon courage me quitte.
LE DOCTEUR – Vous ?… si vaillante !
LA DUCHESSE – Je ne le suis plus. Pendant ces trois mois passés presque continuellement ici, près de vous… (Il se rapproche d'elle.) dont l'infatigable amitié me ranimait sans cesse, j'avais accepté mes misères. Penchés au chevet de mon mari, nous soutenions contre son mal une lutte qui me soutenait. Aujourd'hui, c'est fini, tout me manque… Jamais je n'ai eu l'impression de ma solitude comme en montant tout à l'heure l'escalier de notre grand hôtel noir et glacé.
LE DOCTEUR – Je vous comprends mieux que personne. Cette affreuse mélancolie que vous subissez, je l'éprouve moi-même.
LA DUCHESSE – Vous ?… Depuis quand ?
LE DOCTEUR – Depuis votre départ !… Et je m'en réjouis.
LA DUCHESSE – Pourquoi ?
LE DOCTEUR – Parce que cela signifie que vous n'êtes pas seule, du moment que je me sens seul. Nos deux tristesses se tiennent et nos cœurs correspondent. Vous m'avez dit tantôt, madame, que je vous inspirais pleine confiance ?
LA DUCHESSE – Jusqu'à présent !
LE DOCTEUR – Prouvez-le-moi ?…
LA DUCHESSE – Comment ?
LE DOCTEUR – En disposant de moi, pour tout !
LA DUCHESSE – C'est trop.
LE DOCTEUR – Pas encore assez !… En me considérant comme divinement heureux de vous obéir, de vous servir, de vous appartenir, en me permettant d'employer toutes mes forces qui, sans vous, sont petites et avec vous seront surhumaines, à vous assister, à vous consoler, à vous rendre le courage, l'espérance, la joie… Je ne suis rien, mais je me donne à vous.
LA DUCHESSE – Mais alors, vous n'êtes pas mon ami ?
LE DOCTEUR – Si. Mais je vous ai trompée !
LA DUCHESSE – Vous m'aimez ?
LE DOCTEUR – Oui !… (Elle va vers la porte.) Vous partez ?
LA DUCHESSE – Laissez-moi !
LE DOCTEUR – Je vous en supplie !… Vous m'écouterez jusqu'au bout !. .. Il faut que vous m'écoutiez ! Oh ! je lis ce que vous pensez !… Quelles distances nous séparent ! Que je suis insolent, orgueilleux et fou ! Mais pourtant tout me crie, et à vous aussi, que ma folie a raison et qu'elle a bien fait de parler. La vérité ! Arrive après ce qui pourra ! J'ai tiré le rideau qui nous cachait l'un à l'autre et derrière lequel nous mentions tous deux.
LA DUCHESSE – Vous seul !
LE DOCTEUR – Je n'en sais rien !
LA DUCHESSE – Quoi ?… Vous avez l'audace de supposer ?…
LE DOCTEUR – Que vous pourriez m'aimer ?… Pourquoi pas I Où serait pour vous la honte ? Où serait pour moi le mérite ? Est-ce la dignité de l'objet qui fait le sentiment ? Et puis, ne m'avez-vous pas avoué, ici, tantôt, que, si cette catastrophe vous frappait, vous la cacheriez à tous, même à celui qui aurait le droit de ne pas l'ignorer ?
LA DUCHESSE – Surtout à celui-là !
LE DOCTEUR – Qui me dit qu'à l'instant vous ne commettez pas ce mensonge ?
LA DUCHESSE – Eh bien, croyez-le, je mens et je meurs d'amour pour vous !
LE DOCTEUR – Hélas ! non, je ne le crois pas. Et d'ailleurs, je ne vous demande pas de m'aimer.
LA DUCHESSE – Que me demandez-vous donc ?
LE DOCTEUR – De vous laisser aimer…
LA DUCHESSE – Pour commencer ?
LE DOCTEUR – Avec tout le dévouement, l'admiration et le respect qui me jettent à vos pieds.
LA DUCHESSE – Il n'est plus temps. Vous m'avez causé trop de peine et de mal.
LE DOCTEUR – En quoi ?
LA DUCHESSE – En me faisant perdre mon seul ami. Je ne vous le pardonnerai jamais.
LE DOCTEUR – Mais il n'est pas perdu… Rien n'est changé !…
LA DUCHESSE – Tout est changé. Vous et moi ne sommes plus les mêmes. Et voilà donc le secret de vos sollicitudes ! Nos longs entretiens… nos confidences, toute cette belle intimité morale et philosophique… c'était pour en arriver… pour en descendre là !… Vous faisiez semblant, exprès, de ne courtiser que mon intelligence… vous visiez à la tête… et c'était pour toucher le cœur.
LE DOCTEUR – Quand même !… Où est l'offense ?…
LA DUCHESSE – Vous m'avez jouée ! Vous avez profité de mon isolement et de ma détresse pour essayer de me capter. Vous m'avez donné de vous, sciemment, une fausse image, une apparence loyale et désintéressée qui n'était que calcul, fourberie… J'ai cessé de vous estimer et nous ne pouvons même plus nous tendre la main. Voilà le résultat !
LE DOCTEUR – Fallait-il donc, pour garder votre estime, persévérer à mentir ? Vous ne le pensez pas. Si je n'étais pas honnête et loyal, savez-vous ce que j'aurais fait ? J'aurais continué de me taire pour bien vous engourdir dans la sécurité, et alors, usant de mon droit de chasseur patient et rusé, j'aurais guetté, comme font tous les hommes de désir et de proie, qu'une occasion propice et presque sûre s'offrît à moi de courir la chance de votre amour… Je ne l'ai pas voulu…
LA DUCHESSE – Dois-je vous en remercier ?
LE DOCTEUR – M'en savoir gré. Au lieu de cela, je vous dis tout… je me trahis, je dévoile ma faiblesse et révèle ma peine. Vous voilà prévenue…
LA DUCHESSE – Sur mes gardes ? J'y serai !…
LE DOCTEUR – Eh ! non, n'y soyez plus ! A présent que vous savez que je vous aime, doutez-vous donc que votre honneur me soit sacré ?…
LA DUCHESSE – Cet honneur-là, on sait le cas qu'en font les hommes !
LE DOCTEUR – Non, madame. Vous êtes aussi certaine de mon respect que de votre vertu. La noblesse de votre cœur vous garantit celle du mien. La femme fait elle-même la qualité de l'amour qu'elle inspire, et l'homme ne lui renvoie, comme un miroir, que les rayons qu'elle a projetés sur lui.
LA DUCHESSE – Eh bien, je vous défends de m'aimer. Vous voilà forcé d'obéir !
LE DOCTEUR – Vous pouvez le défendre non l'empêcher.
LA DUCHESSE – Je vous ai dit que je ne veux pas de l'amour, qu'il m'épouvante, que je le déteste.
LE DOCTEUR – Pourquoi ?
LA DUCHESSE – Parce qu'il fait trop souffrir.
LE DOCTEUR – Vous souffrirez plus à lui résister qu'à lui céder. D'ailleurs, évite-t-on la souffrance ?… Je ne veux pas souffrir ! C'est comme si l'on disait : « Je ne veux pas respirer ! » Alors, on étouffe. La souffrance est la respiration des sentiments. Plus ils sont agités, fouettés et déchaînés, plus ils palpitent et halètent… plus ils sont beaux… et plus on souffre !
LA DUCHESSE – Je souffrirai. C'est entendu. J'ai déjà appris… Mais pas des souffrances de l'amour !
LE DOCTEUR – Ce sont les seules qui comptent !
LA DUCHESSE – Double !
LE DOCTEliR – Et puis, si vous bannissez l'amour, du moment que vous n'avez pas la foi, comment vivez-vous ? Qu'est-ce qui vous soutient ?
LA DUCHESSE – Le désir, ardent, infini, supérieur à toutes les réalisations douloureuses et basses. Je repousse et combats l'amour, mais…
LE DOCTEUR – Vous en avez le désir ?
LA DUCHESSE – Certainement.
LE DOCTEUR – Vous êtes perdue !
LA DUCHESSE – Sauvée ! Par le désir auquel je me tiens, que je veux garder parce qu'il me garde.
LE DOCTEUR – Mais le désir exclusif, éternel, devient la pire des souffrances. Avoir soif et ne pas boire !
LA DUCHESSE – Et n'avoir plus soif après qu'on a bu sans joie ! Être désaltéré dès qu'on trempe sa lèvre, mourir de sécheresse et de désillusion près de la fontaine où l'on brûlait de s'abreuver, d'aspirer le bonheur, et dont l'onde amère ne vous laisse qu'un goût de larmes ! Non ! non ! Tout, excepté cela ! Jamais l'amour ne m'asservira ! Le désir est parfois cruel, mais l'amour a un joug. Je ne veux pas de joug !
LE DOCTEUR – Trop tard, madame !… Vous le portez, ce joug ! Vous pliez sous son poids. Ces derniers cris sont de vains appels… Tenez !… Vous tremblez !… Vous chancelez !. .. vous aimez ! Vous m'aimez !
LA DUCHESSE, toute troublée, à voix basse, – Monsieur !…
LE DOCTEUR – Vous m'aimez ! Ne dites rien, ne dites pas non. Nous sommes emportés par quelque chose de plus fort que nous, qui va plus vite que nos regards et nos paroles… Ne le sentez-vous pas ? Depuis un quart d'heure c'est un torrent d'années !… de l'irréparable !… En cinq minutes nous avons éprouvé au centuple…
LA DUCHESSE – De nouvelles douleurs !. ..
LE DOCTEUR – Des joies inconnues !… Le destin s'accomplit. Ne me repoussez pas, ou vous allez me désespérer.
LA DUCHESSE – Laissez-moi, je vous en prie, laissez-moi….
LE DOCTEUR – Dites-moi seulement un mot de douceur, de bonté !…
LA DUCHESSE – Je vous ai trop écouté !… Si j'ai été dure avec vous, pardonnez-le-moi !… Laissez-moi partir.
LE DOCTEUR – Quand vous reverrai-je ?
LA DUCHESSE – Je ne sais pas.
LE DOCTEUR – Il faut nous revoir, au plus tôt !…
LA DUCHESSE – Eh bien, dans quelques jours.
LE DOCTEUR – C'est trop loin !…
LA DUCHESSE – Après-demain, là…
LE DOCTEUR – Non, demain ? demain ?
LA DUCHESSE – Soit ! demain… Et maintenant…
LE DOCTEUR – Merci, merci. Mais alors, pas ici, voulez-vous ?…
LA DUCHESSE – Où donc ?
LE DOCTEUR – Chez moi !
LA DUCHESSE – Chez vous ?… Je n'irai pas chez vous ! Je n'irai pas !… Je n'irai pas !…
LE DOCTEUR – Vous avez peur ?
LA DUCHESSE – Peur ?… Moi !
LE DOCTEUR – Alors, venez ?
LA DUCHESSE, dure. – Non.
LE DOCTEUR – Je vous attends !… demain, à cinq heures !
LA DUCHESSE, répétant comme sans savoir. – Cinq heures !
LE DOCTEUR – Vous viendrez ?
LA DUCHESSE, bas, vaincue. – Oui.
LE DOCTEUR – Ah !


 

ACTE II

Dans le cabinet de travail de l'abbé Daniel

Un cabinet de travail dans un vieux logis du siècle dernier, haut et un peu mansarde. Fenêtres à petits carreaux. Aux fenêtres, morceaux de vitraux anciens. Meubles anciens. Un petit bahut à deux corps. Une crédence. Sur ces meubles, quelques objets d'art religieux anciens, choisis avec un goût très pur. Statuettes… ciboires… monstrances… Sur la cheminée, ornée d'un vieux bandeau en tapisserie à inscription gothique, une descente de croix polychrome. Dans des cornets de pharmacie du seizième, faïence italienne , des feuilles de houx. Table Louis XII à cinq pieds, colonnes lisses, recouverte d'un tapis de vieux velours. Aux murs, quelques morceaux de vieilles étoffes passées. Au jardin, second plan, un prie-Dieu, carré, bas, avec coussin. Devant, à mi-hauteur, au mur, une jolie vierge, art flamand, quinzième, bois. Sur la table, vieux livres de prières, bibles, reliures du temps. Tout cela simple, sobre, harmonieux. Deux sièges en X, escabeaux de bois. Fauteuil Henri II. – Six heures du soir. – Par la fenêtre ouverte, paysage de vieux toits et de cheminées. Un clocher d'église.

 

II, 1  L'ABBÉ DANIEL, YVONNE

L'abbé est en train de se promener dans la pièce, il lit son bréviaire. Yvonne entr'ouvre la porte, le voit, va se retirer pour ne pas le déranger. Elle a un vase de fleurs à la main.

YVONNE – Oh ! pardon !
L'ABBÉ – Qu'y a-t-il, Yvonne ?
YVONNE – Rien. C'était pour ça, et prévenir monsieur l'abbé que je suis rentrée.
L'ABBÉ – Mettez cela là. Vous avez pris des nouvelles de Moreau, le boulanger ?
YVONNE – Oui.
L'ABBÉ – Eh bien ?
YVONNE – Il est très mal. J'ai vu sa femme et la petite qui n'arrêtent pas de pleurer dans la boutique en servant le monde, parce que le docteur a dit qu'il était perdu, qu'il ne ferait plus jamais de pain.
L'ABBÉ – Pauvres gens !
YVONNE – Alors, elle voudrait bien que vous y passiez ce tantôt, une minute, si vous pouvez, pour engager un peu son homme, qu'il meure au moins de bonne amitié…
L'ABBÉ – Certainement…  j'irai. D'ici une heure au plus tard.

Bruit de sonnette.

YVONNE, se précipitant. – On a sonné.
L'ABBÉ – Je n'y suis pas.

Il s'installe à sa table comme s'il allait écrire.

YVONNE, reparaissant et fermant la porte derriere elle. – C'est une dame.
L'ABBÉ – Elle est encore là ?
YVONNE, embarrassée. – Oui.
L'ABBÉ – Puisque je vous avais dit…
YVONNE – Ça n'a servi de rien. Elle dit qu'elle attendra.
L'ABBÉ – Son nom ?
YVONNE – Elle n'a point voulu le donner. Je n'ai pas vu sa figure. Elle a un voile. C'est une vraie dame.
L'ABBÉ, résigné et contrarié. Faites-la entrer. (Il se lève.)

Yvonne sort laissant la porte ouverte.

II, 2 – L'ABBÉ, LA DUCHESSE

Yvonne introduit la duchesse et sort. L'abbé, debout, lui indique un siège. Elle s'assoit et relève son voile.

LA DUCHESSE – Excusez-moi, monsieur l'abbé, d'avoir insisté.
L'ABBÉ – À qui ai-je l'honneur de parler ?
LA DUCHESSE – Je suis une de vos pénitentes.
L'ABBÉ – Depuis longtemps ?
LA DUCHESSE – Deux mois. Vous ne me reconnaissez pas ?
L'ABBÉ – Non, madame.
LA DUCHESSE, à mi-voix, comme pour elle-même. – C'est étrange !
L'ABBÉ – Rien n'est moins étonnant. Hors du confessionnal, sauf de rares exceptions, nous ignorons nos pénitentes.
LA DUCHESSE – C'est que je suis devenue la vôtre en de singulières circonstances. Mariée et tristement mariée, j'étais un jour sur le point de me donner à un homme que je savais m'aimer, quoiqu'il ne m'en eût rien dit, et que j'aimais… que j'aime toujours… Une visite de charité m'avait auparavant conduite chez de pauvres gens dans votre lointain quartier. C'était aux approches du soir, vers cette heure-ci à peu près… J'avais bien pesé ma faute et l'avais acceptée, je courais la commettre… quand je passai devant votre église… La porte en était grande ouverte à deux battants, et au fond de la nef, toute noire, scintillait – comme un regard – une lampe ! Je m'étais arrêtée… l'étoile brillait… Elle me faisait signe… je franchis le seuil. Et voilà qu'aussitôt, des extrémités de ma vie, mille choses oubliées, qui n'étaient pas mortes, accoururent et ressuscitèrent en moi… virginales adorations, candeurs printanières, paille des crèches, larmes sur les pieds de Marie, cantiques et rondes de mai… odeur du buis vert des Rameaux et toutes les roses blanches de ma jeunesse ! Mon cœur battait des ailes… Dans l'église déserte et sombre, j'avançais, au seul bruit de mes pas qui n'étaient plus coupables. Je ne pensais pas marcher de mon plein gré, mais suivre quelqu'un qui savait le chemin… et il me sembla que c'était l'ange, gardien de mes purs et premiers sommeils, dont les pieds nus me guidaient sur les dalles. Un murmure étouffé, dans un coin plus ténébreux, où deux femmes étaient prosternées sur le sol, me fit tressaillir. Je devinai un confessionnal. Je voulais fuir, les forces me manquaient et je restais debout, la tempe appuyée au plâtre froid d'une colonne… quand soudain vous avez écarté un rideau, vous m'avez aperçue, et croyant sans doute que j'attendais mon tour, vous m'avez dit : « C'est à vous ! » Et je suis entrée.
L'ABBÉ – Je me rappelle.
LA DUCHESSE – Je n'avais pas fait chose pareille depuis dix ans.
L'ABBÉ – Et vous êtes revenue.
LA DUCHESSE – Oui. Et je reviens encore.
L'ABBÉ – Pourquoi ?
LA DUCHESSE – L'homme qui m'aime a parlé.
L'ABBÉ – Quand ?
LA DUCHESSE – Hier. Il s'est déclaré, m'a presque arraché un aveu. Il m'attend tout à l'heure chez lui. J'avais promis d'y aller. Je partais. Le sort, cette fois, en était jeté ! Dieu n'existait plus… quand, au moment où je sortais, on m'a remis une lettre qu'il m'a suffi de lire pour être reprise et relancée à Dieu.
L'ABBÉ – Une lettre ? de qui ?
LA DUCHESSE – De vous.
L'ABBÉ – De moi ?
LA DUCHESSE – Où vous me demandez mon appui pour une œuvre ! Vous me connaissiez ? (Lui tendant la Iettre.) La voici.
L'ABBÉ – Vous êtes la duchesse de Chailles !
LA DUCHESSE – Vous ne le saviez pas ?
L'ABBÉ – Je l'ignorais avant cette minute. Je vous ai écrit sans avoir l'honneur de vous connaître, autrement que de nom, sur votre simple réputation de charité.
LA DUCHESSE – Peu importe ! Cette lettre, sans doute, ce n'était rien… mais de vous… en un tel moment ..
L'ABBE, à mi-voix. – La lampe !
LA DUCHESSE – … J'y vis un signe. Je me rendis à l'église, vous n'y étiez pas. Je me rappelai que vous m'aviez dit qu'en pareil cas je pouvais me présenter chez vous. D'ailleurs vous m'écriviez… ma visite s'expliquait. Me voici.
L'ABBÉ – Je comprends.
LA DUCHESSE – Et maintenant, il faut que vous approfondissiez, jusque dans ses détails, toute l'étendue de ma détresse, l'horreur du drame passionnel où je me débats, entre un mari détesté, perdu de vice, à demi-fou, et l'homme qui me guette, que j'aime et dont je ne puis pas m'éloigner parce que des nécessités fatales et professionnelles me condamnent à le voir sans cesse…
L'ABBÉ – N'ajoutez pas un mot, madame ! J'en sais assez, j'en sais trop. Je regrette même, tout en reconnaissant dans ces événements la marque divine, que vous ne soyez pas restée pour moi la pécheresse anonyme que j'ai pu jusqu'ici soutenir et protéger. A quoi bon des noms ? Vous êtes tentée ? Cela suffit. Nous combattrons le tentateur.

Bruit de sonnette. Court silence. Ils écoutent. Yvonne entre.

YVONNE – Monsieur l'abbé ?
L'ABBÉ –  Quoi ?
YVONNE – C'est la petite Moreau qui vient vous chercher pour les sacrements. Son père est en train de mourir.
L'ABBÉ – Dites-lui que j'y vais. (Yvonne sort.) Vous étiez venue me demander, madame, des paroles d'encouragement et de paix ?
LA DUCHESSE – Oui, j'en ai tant besoin !
L'ABBÉ – Excusez-moi, il faut que je vous quitte à l'instant pour remplir un impérieux devoir qui ne souffre pas de retard. D'ailleurs, je n'aurais pas pu vous entendre ici.
LA DUCHESSE – Pourquoi ?
L'ABBÉ – Cela nous est interdit.
LA DUCHESSE – Est-il trop tard pour que j'aille vous attendre à l'église, après que vous aurez donné l'extrême-onction à ce malade ?
L'ABBÉ – Oui. Mais demain matin, si vous voulez vous y trouver à dix heures…
LA DUCHESSE – J'y serai, quoique demain soit bien éloigné ! C'est tout de suite que mon repentir était impatient d'absolution.
L'ABBÉ – Eh bien, pendant que je vais m'absenter, calmez-vous, restez encore ici quelques instants, agenouillez-vous là (Il lui indique le prie-Dieu.) et dans le recueillement de vos pensées, demandez au maître des âmes qu'il vous donne la force et la sérénité. Il vous les donnera. À demain, madame… Attendez ?

On entend comme une discussion. Ils écoutent.

LA DUCHESSE – Quel est ce bruit ?
UNE VOIX D'HOMME – Je sais qu'il est là.
VOIX D'YVONNE – Mais, monsieur…
LA VOIX D'HOMME – Je veux entrer… Laissez-moi !

II, 3 – L'ABBÉ, LA DUCHESSE, LE DOCTEUR

L'ABBÉ – Que viens-tu faire ici ?
LA DUCHESSE – Vous vous connaissez ?
LE DOCTEUR – C'est mon frère.
LA DUCHESSE – Vous êtes le…
L'ABBÉ – Oui, madame.
LA DUCHESSE – C'est lui.
L'ABBÉ – Écoute, je ne te demande pas de quel droit tu t'es permis d'entrer chez moi de force pour y surprendre un entretien sacré ?
LE DOCTEUR – Je voulais voir. J'ai vu.
L'ABBÉ – Soit. Mais je dois sortir, appelé auprès d'un mourant. Je te prie de te retirer.
LE DOCTEUR – Pas avant d'avoir eu avec Mme de Chailles, si elle le permet…
L'ABBÉ – Elle le défend…
LE DOCTEUR – … une explication de quelques minutes, la dernière.
L'ABBÉ – Tu l'auras plus tard et ailleurs.
LA DUCHESSE – Non, monsieur a raison. Je la crois indispensable et, puisqu'il en est ainsi, moi je préfère l'avoir tout de suite, et chez vous.
L'ABBÉ – Madame…
LA DUCHESSE – Allez, vous pouvez sans crainte me laisser seule avec votre frère.
L'ABBÉ –  Reste donc. (Il sort.]

II, 4 – LA DUCHESSE, LE DOCTEUR

LE DOCTEUR – Eh bien, madame !
LA DUCHESSE – Parlez ! J'attends tous vos reproches.
LE DOCTEUR – Parce que vous savez que vous les méritez ?
LA DUCHESSE – Je les brave.
LE DOCTEUR – Depuis hier, des soupçons m'étaient venus.
LA DUCHESSE – Lesquels ?
LE DOCTEUR – Je n'aurais pas su le dire. Si heureux que je fusse, je sentais près de vous, autour de vous, comme une résistance en travers de mes espoirs, de mes désirs… La joie où m'avait laissé notre dernier entretien restait, malgré tout, empoisonnée d'inquiétude. Je songeais : « Viendra-t-elle ? – Oui, elle m'a donné sa parole ! »
LA DUCHESSE – Je ne vous l'avais pas donnée, vous l'aviez prise !
LE DOCTEUR – Et à la même minute, un instinct m'avertissait : Non ! Elle ne viendra pas. Elle viendrait bien ! Mais quelqu'un l'empêchera. Qui. Je cherchais… J'étais jaloux.
LA DUCHESSE – Déjà.
LE DOCTEUR – Avant l'heure de votre départ, j'allai me poster aux environs de chez vous. Je vous vis sortir, voilée, prendre un chemin opposé à celui de mon domicile… Ce fut une première angoisse… Où pouviez-vous aller ainsi ? Je vous suivis, je vous vis aller à l'église, puis en sortir. Et, quand votre voiture vous eut conduite et déposée à la porte de chez mon frère, je compris tout : C'est lui qui la dirige, elle croit en Dieu, elle m'a joué ! J'éprouvai alors une douleur et une révolte telles… que je ne pus résister à I'envie de voir, de mes yeux, la terrible chose !
LA DUCHESSE – Eh bien ? Vous l'avez vue ?
LE DOCTEUR – Oui… La duchesse de Chailles !… en posture d'oraison ! là, sur ce prie-Dieu ! Quel spectacle ! Il me fit pour vous tant de peine que je ne sais pas si je n'aurais pas préféré vous surprendre ailleurs, dans les bras d'un amant !
LA DUCHESSE – Vous m'outragez !
LE DOCTEUR – C'eût été plus vrai ! plus humain ! Moins déloyal, surtout ! Vous m'accusiez hier de vous avoir trompée ? Qui donc a manqué de franchise ? Vous me faisiez gratuitement des déclarations d'athéisme et ce faux étalage d'indépendance ne servait qu'à masquer de pauvres petites pratiques religieuses expédiées dans l'ombre, en tremblant, comme une mauvaise action ! Vous vous seriez moins cachée pour aller chez moi… et c'est la visite à l'église qui devient le rendez-vous ! En me quittant, l'esprit troublé, la bouche sans paroles, le cœur à moitié investi par l'amour que je m'efforce d'y faire entrer… vous vous précipitez, toute chaude encore de ces émois et de ces luttes, chez l'homme du paradis, le marchand d'éternité, pour lui raconter l'histoire ! En sa présence, vous retrouvez vos mots et nos secrets, nos abandons, nos tendresses, nos résistances… vous jetez sans regrets toute cette moisson dans le pli de sa soutane !… Ah ! non ! Jamais je n'aurais cru cela de vous ! Sans doute, j'aurais dû me méfier, quand vous avez, hier, baisé la main de cet évêque. Il avait vu clair, lui ! Moi, j'ai les yeux crevés, je vous aime !… Enfin, en jouant ce double jeu, vous avez commis une profanation, madame ! et qui reste inexcusable !… Si vous m'estimiez, vous me deviez la vérité ! Il fallait me dire : « Taisez-vous ! J'ai une religion qui me défend de vous aimer. Je ne la quitterai pas pour vous. Quittez-moi ! »
LA DUCHESSE – M'eussiez-vous quittée ?
LE DOCTEUR, geste de colère impuissante.
LA DUCHESSE – Vous voyez bien ? Allons ! je pensais que vous me connaissiez mieux ! Vous n'avez rien compris à la femme que je suis et c'est une nouvelle preuve que vous n'en êtes pas digne. Vous me reprochez d'avoir joué une comédie misérable ?… sans songer que ma conduite, qui vous échappe, a peut-être son mystère, ses raisons, ses excuses sacrées. Vous réclamez la vérité, je vais vous la dire. Pourquoi je ne vous ai pas parlé de mes croyances ? Hélas ! Et d'abord, c'est que je ne crois pas.
LE DOCTEUR – Vous ne croyez pas !
LA DUCHESSE – Si j'avais la foi, vous eussé-je écouté ? Je ne l'ai pas. Je l'attends, je la veux, j'y aspire. Et c'est tout ! Je vous ai dissimulé les élans de mon âme, dont je ne dois compte à personne, à vous moins qu'à tout autre… Je vous ai menti, oui, j'en conviens, parce qu'il ne me plaisait pas de vous faire savoir d'où j'espérais toujours, jusqu'à la suprême minute, un secours… qui ne m'a jamais manqué ! Et puis, j'avais deviné que, si je la commettais la faute de vous découvrir ma piété fragile et toute sentimentale, vous en ririez.
LE DOCTEUR – Jamais !
LA DUCHESSE – … Enfin que votre science essayerait de m'entamer par là.
LE DOCTEUR – Qu'elle y réussirait ?
LA DUCHESSE – Peut-être.
LE DOCTEUR – Et voilà donc pourquoi vous faisiez l'esprit fort ?
LA DUCHESSE – Je croyais que cela me donnait de la force ! Insensée ! Cela m'en retirait ! Et maintenant, plus de mensonge ! Plutôt que de passer à vos yeux pour une Célimène dévote, je préfère me montrer telle que je suis. Tant pis si je me fais du tort ! Eh bien, oui, sous ma fierté, je suis faible, tendre, incertaine, ballottée par l'orage de l'amour terrestre à l'amour divin. Ils me prennent, me reprennent… Aucun ne me garde. Mon cœur est l'éternel champ de bataille où, saccagée par eux deux, je suis toujours vaincue… et je ne cesse pas de souffrir.
LE DOCTEUR – Et c'est pour éviter la souffrance que vous souffrez dix fois plus !
LA DUCHESSE – Je vous parais indéchiffrable, odieuse ? Oh ! plaignez-moi ! Je ne m'explique pas moi-même ! Quand je suis avec vous, que je ne veux pas aimer, que je n'aime pas…
LE DOCTEUR – Eh bien ?
LA DUCHESSE – Par quelle magie de vos regards… quel sortilège de vos paroles ? voilà qu'aussitôt, j'oublie tout ! et je goûte un alanguissement profond… pareil à ces félicités meurtrières qu'éprouve mon mari dans l'ivresse de la morphine. Et alors, je glisse, je promets, je consens…
LE DOCTEUR – Comme hier !
LA DUCHESSE – Mais vous n'avez pas plutôt disparu de mes sens que ma vertu s'émeut, mon honneur se réveille ! Je cours chez le prêtre. Il le faut ! J'y suis projetée par ces forces mêmes qui, devant vous, me paralysent !
LE DOCTEUR – Et une fois là ?
LA DUCHESSE – C'est la lumière. Elle m'inonde. Je ne suis plus femme. Les désirs qui m'étreignaient se relâchent et tombent comme des serpents morts. La vérité luit, éclate… Elle est partout ! C'est l'air que je respire. Je vois le néant des spasmes d'un jour… et mon cœur se rompt de joie de se retrouver pur !
LE DOCTEUR – Vous ne dites pas la suite ? Le lendemain, vous me recherchez ! Je vous reprends ! Et c'est le dernier qui parle qui a raison.
LA DUCHESSE – Oui… Mais je ne sais pas comment cela se fait, c'est toujours Dieu le dernier !
LE DOCTEUR – Eh non ! Puisqu'en cette minute, vous êtes avec moi !
LA DUCHESSE – Je suis chez le prêtre.
LE DOCTEUR – Mais il n'est pas là ! Il est à la chasse !… à l'affût d'un mourant ! Tandis que nous, nous vivons, nous sommes jeunes, impatients de sentir, de cueillir la joie !
LA DUCHESSE – Parlez pour vous ! Moi je veux croire.
LE DOCTEUR – Vous croirez plus tard ! Et bien mieux !
LA DUCHESSE – En attendant, je ne me laisserai jamais tourmenter par l'amour !
LE DOCTEUR – Mais vous ne faites que cela !
LA DUCHESSE – Justement ! Voyez donc ? Vous n'avez rien obtenu de moi, je ne vous ai rien donné, nous ne sommes même plus amis ! et parce qu'il a été question, tout à coup, de ce terrible sentiment, voilà que nous sommes comme deux bêtes féroces, que nous nous déchirons ?… Et ce n'est qu'avant ! Que serait-ce pendant ? Que serait-ce après ?
LE DOCTEUR – Oh ! ne parlez pas d'après ? Répondez ? Pensez-vous à la mort ?
LA DUCHESSE – Souvent.
LE DOCTEUR – La mort en général… oui !… Il est aisé de dire que nous mourrons tous ! Mais à la vôtre, à celle de Marie-Thérèse-Antoinette, duchesse de Chailles, de cette personne qui est là… qui est unique et ne vivra qu'une fois – et puis c'est tout ! – Y songez-vous la nuit, quand vous ne dormez pas ? C'est cela, madame, qui s'appelle : Après ! C'est quand vous serez vieille et puis flétrie, et puis dans le tombeau !
LA DUCHESSE – Oh ! taisez-vous !
LE DOCTEUR – Pouvez-vous dire alors et m'affirmer que si, dans ce temps-là, on repasse vous interroger aux derniers soirs de la vie, vous ne trouverez pas au fond de vos yeux desséchés des larmes de bile et de sang pour déplorer d'avoir laissé couler et se gaspiller, sans en jouir, l'amour et la jeunesse ? Où seront alors votre orgueil ? la vertu ? cette volonté ? ces scrupules ? Vous les maudirez ? Trop tard ! Gardez-les pour vos cheveux blancs. Et vivez d'abord… Vivez ! Aimez !… Rien ne vaut cela ! Rien !…
LA DUCHESSE – Vous perdez votre temps. Je ne vous crains plus.
LE DOCTEUR – Ainsi rien ne vous émeut ? ne vous ébranle ? Vous n'avez pas pitié de moi ? de l'amour immense que vous m'avez inspiré ?
LA DUCHESSE – Je vous en prie, vous me torturez.
LE DOCTEUR – Eh bien, madame, non seulement vous n'avez pas la foi, mais vous n'en avez même pas le désir et l'élan ! Votre âme n'obéit qu'à des curiosités de femme et c'est une sorte de perversité mystique et impie qui vous jette à genoux contre la grille derrière laquelle quelqu'un – qui n'est pas Dieu ! – vous écoute et vous plaint !
LA DUCHESSE – … Me traite plus durement que vous !
LE DOCTEUR – Oui, pour vous faire revenir ! Et vous, c'est votre enchantement de vous accuser de la faute avant même de l'avoir commise ! Innocente ou coupable, il vous est si doux de parler du péché ! Quand vous dites : « Je l'ai fait… je ne le ferai plus »… vous le faites encore ! Vous le faites toujours ! Les mots : « C'est ma faute »… ne réprouvent pas, ils revendiquent ! Et tous les mea culpa dont vous vous frappez la poitrine, au lieu d'en arracher l'amour, l'y enfoncent, à coups de marteau l Ainsi, laissez cela… ne vous obstinez plus…
LA DUCHESSE – Si. C'est à vous de renoncer…
LE DOCTEUR – Ou alors… prenez garde ?… Je croirai… (Il la fixe avec intensité.)
LA DUCHESSE – Quoi ?
LE DOCTEUR – Vous m'avez deviné ? Je croirai que la femme est dupe de la pénitente…
LA DUCHESSE, suffoquée. – Oh !
LE DOCTEUR – Je croirai qu'à travers le prêtre…
LA DUCHESSE – Taisez-vous ! Vous êtes fou !…
LE DOCTEUR – Mais non… je sais que vous m'aimez…
LA DUCHESSE – Plus maintenant !…
LE DOCTEUR – Vous m'aimiez donc ? Je n'ai plus à vous tourmenter. C'est vous-même, à présent…
LA DUCHESSE – Moi ?
LE DOCTEUR – Oui, vous-même, vous toute seule, qui viendrez à moi… j'en suis sûr. (L'attirant à lui.) Partons ! sortons d'ici. (L'entraînant vers la porte.) Évadons-nous de ce cachot !
LA DUCHESSE, qui se défend mal. – Non.
Elle jette autour d'elle des regards suppliants sur les statuettes de saints et de saintes.
LE DOCTEUR – N'implorez pas ces statues de bois ? Véronique… Thérèse… Madeleine !… Toutes parlent d'amour ! (Il se rapproche avec elle de Ia porte.) Allons ! Venez…
LA DUCHESSE, à moitié prise. – Je vous en prie… Ayez pitié… Tout nous sépare…
LE DOCTEUR – Quoi ? Qu'y a-t-il entre nous ? Rien ni personne !…

La porte s'ouvre et l'abbé paraît. Ils se trouvent soudain tous deux devant lui debout dans l'encadrement de la porte.

II, 5 – LA DUCHESSE, LE DOCTEUR, L'ABBÉ

LA DUCHESSE – Ah !
LE DOCTEUR, à l'abbé. – Tu reviens ?
L'ABBÉ – Plus tôt que tu ne pensais. (À la duchesse.) – Mon frère vous a dit, sans doute, madame, ce qu'il avait à vous dire ?
LA DUCHESSE – Oui.
L'ABBÉ – Tu n'as donc plus rien à faire ici.
LE DOCTEUR – Je m'en vais.

L'abbé s'incline silencieusement devant la duchesse. Comme elle va pour sortir, le docteur s'apprête à la suivre.

LA DUCHESSE, à l'abbé. – Non, c'est moi qui vous demanderai maintenant la permission de partir… Mais je vous reverrai comme il est entendu.
LE DOCTEUR, s'arrêtant. – Un dernier mot. Vous m'aviez demandé d'aller demain près de M. de Chailles, dont le persistant silence depuis hier et la sombre attitude vous inquiétaient ?
LA DUCHESSE – Oui. Eh bien ?
LE DOCTEUR – Dois-je m'y rendre et lui continuer mes soins ?
LA DUCHESSE, froide et hautaine. – Mais naturellement. Vous êtes le médecin. Cela n'a rien à voir avec le reste.

Elle sort.

II, 6 – LE DOCTEUR, L'ABBÉ

L'ABBÉ – Ainsi la femme dont tu m'avais parlé ? C'était elle ?
LE DOCTEUR – La tienne, oui.
L'ABBÉ – Que vas-tu faire ?
LE DOCTEUR – Et toi ?
L'ABBÉ – T'adjurer d'y renoncer.
LE DOCTEUR – Es-tu fou ?
L'ABBÉ – C'est toi qui l'es. Je t'en supplie ! Au nom…
LE DOCTEUR – Au nom de quoi ? Je marche à un but… tu viens sur ma route…
L'ABBÉ – Je ne suis pas sur ta route. C'est toi qui barres la mienne.
LE DOCTEUR – Vraiment ? Alors, tout de bon, tu t'imagines que tu as des droits sur Mme de Chailles ?
L'ABBÉ – Certes. Et plus que toi.
LE DOCTEUR – Lesquels ?
L'ABBÉ – Ceux qu'elle m'a donnés.
LE DOCTEUR – Que tu t'es arrogés !
L'ABBÉ – Nullement. Je ne la connaissais pas. Tu le sais bien ! Je n'ai pas été la chercher. C'est elle qui est venue à moi, librement. Devais-je la repousser ? Quand un malade va te trouver, tu le soignes ?
LE DOCTEUR – C'est possible , il ne s'agit pas de cela ! ni de devoir, de morale et de messe ! Il s'agit d'une chose devant laquelle tout se prosterne et tout plie…
L'ABBÉ – De quoi donc ?
LE DOCTEUR – D'amour. Tu ne peux comprendre…
L'ABBÉ – Mais si ! L'amour n'est pas un mot profane…
LE DOCTEUR Ah ? Pardon ?… Je croyais…
L'ABBÉ – … C'est un mot profané.
LE DOCTEUR – Comprends donc, alors ? Ce n'est pas, comme tu te l'imagines, un caprice de séducteur, la passion charnelle d'un jour que j'ai pour Mme de Chailles, c'est l'amour le plus noble et le plus profond, l'amour de toute ma vie.
L'ABBÉ – Peu m'importe la qualité de ton amour. Quel qu'il soit, il est coupable. Il ne compte pas pour moi. Est-ce que je te donne les raisons qui m'interdisent de t'écouter ? Je ne te dis pas que je suis prêtre, que cette femme est mariée, qu'il y va de son salut éternel, toutes choses qui te feraient rire ou hausser les épaules. Puisque je ne t'inflige pas mes sermons, épargne-moi donc tes soupirs.
LE DOCTEUR – C'est bon, tu n'as plus rien d'humain, je m'en tiendrai au fait. J'aime une femme qui m'aime, que j'aurais obtenue déjà, que j'obtiendrais tout de suite… tu m'entends ?… s'il n'y avait pas près d'elle quelqu'un qui l'empêche de se donner à moi, quelqu'un qui s'oppose à son bonheur, au mien, à nos deux fins…
L'ABBÉ – Et ce quelqu'un…
LE DOCTEUR – C'est toi.
L'ABBÉ – Oui.
LE DOCTEUR – Tu es donc de trop !
L'ABBÉ – Tue-moi.
LE DOCTEUR – Oh ! Je t'en supplie, ne raille pas. Si, au lieu d'être prêtre et fils de ma mère, tu étais, comme tout le monde, un homme à l'honneur susceptible auquel on puisse poser, sur un certain ton, de ces questions qui ne restent pas sans réponse, je t'aurais déjà parlé un autre langage… Mais tu as endossé un habit qui te met à couvert des injures…
L'ABBÉ – Tu veux dire : qui m'aide à les pardonner ?
LE DOCTEUR – … Tu n'as donc rien à craindre de moi !
L'ABBÉ – Ce n'est pas pour moi que je crains.
LE DOCTEUR – C'est pour ta cliente ? Tu as raison. Une dernière fois… es-tu toujours résolu à t'interposer entre moi et Mme de Chailles ?
L'ABBÉ – Mais plus que jamais !
LE DOCTEUR – Prends garde !
L'ABBÉ – Mais oui ! N'écume pas ! Sérieusement… tu as pu penser que, lorsqu'une femme vient se jeter à mes pieds, me dire : « Sauvez-mol ! je suis en butte aux persécutions d'un homme qui va me faire commettre une faute irréparable… » tu as pu croire que je n'allais pas d'abord mettre tout mon génie à la protéger ?… et qu'ensuite, si cet homme apprenait la chose, il suffirait qu'il accourût me menacer pour qu'aussitôt je m'avilisse à lui obéir ? Ah ! ça ? quelle idée te fais-tu donc de la conscience d'un prêtre et de son caractère ?  Tant que cette âme se réfugiera en moi, je la défendrai.
LE DOCTEUR – Eh bien !… de cet instant, je ne te connais plus. Tu deviens mon ennemi mortel ! Je te hais !
L'ABBÉ – Je te plains.
LE DOCTEUR – Tu veux lutter ? Nous lutterons !
L'ABBÉ – Tu te briseras.
LE DOCTEUR – J'apprendrai d'abord à Mme de Chailles ce que tu vaux, d'où tu viens… ton passé de libertinage et de vice… tout ce que tu as apporté en cadeau à ton Dieu, que tu n'aimes pas !… que tu crains !…
L'ABBÉ – Tu commettras là une vilaine action et dont la honte ne rejaillira que sur toi ! La partie n'est pas égale, va !… tu ferais mieux de l'abandonner !…
LE DOCTEUR – Oui, l'abbé.
L'ABBÉ – C'est à la hauteur du but qu'on juge une cause. Moi je n'ai en vue que le salut d'une âme et toi la capture d'un corps.
LE DOCTEliR –  Non, j'aime tout en elle.
L'ABBÉ – Et à supposer même que, par force ou ruse, tu l'obtiennes, ce périssable corps… cette pauvre poussière de demain ? qu'en feras-tu ? Réponds ? Lui seras-tu fidèle ? Combien de jours ?… de nuits ?
LE DOCTEUR – Ne t'en mets pas en peine.
L'ABBÉ – Tu rempliras ton égoïste devoir d'amant ! et puis tu t'en iras recommencer ailleurs…
LE DOCTEUR – Jamais !
L'ABBÉ – … Laissant dans le dégoût, l'amertume et l'oubli la malheureuse à laquelle tu garantissais la veille l'éternité de ta tendresse.
LE DOCTEUR – Tu confonds. Ce n'est pas moi qui joue de l'éternité… C'est toi qui la promets !
L'ABBÉ – … Et Dieu qui la tient. Et tu t'imagines que ce crime je vais te laisser le réaliser ? que je te permettrai de ressaisir cette âme qui vient de si loin, que longuement, au prix de lents efforts, j'ai pu tirer et sortir à moitié des mailles rompues de ton filet ?
LE DOCTEUR – Je ne l'ai pas prise au piège. Elle m'aime !
L'ABBÉ – Tu t'illusionnes ! Non, ce qui, au fond, t'irrite et t'humilie et te fait délirer, je vais te le dire, c'est que je sois ton frère ! Voilà le drame !
LE DOCTEUR – Cela ne te fait donc rien que je sois le tien ?
L'ABBÉ – Nullement. Dans un pareil conflit, veux-tu me dire ce que ça pèse ? Mais je marcherais sur mon père !…
LE DOCTEUR – C'est beau, la religion !
L'ABBÉ – … Nous sommes frères ? Après ? Tant pis !… ou tant mieux ! C'est bien fait ! Ah ! tu es athée ? tu es savant ? Tu ne crois pas aux miracles ? et sans doute tu as quelquefois ricané : « J'en demande un ? » Tu es exaucé. Il y a ici, à Paris, des centaines de prêtres… Le seul que n'aurait pas dû découvrir Mme de Chailles, c'est celui-là même que, sans le vouloir, sans le savoir, elle discerne et choisit !… celui qui, précisément, se trouve, entre tous, le mieux placé pour l'arracher à l'homme qui la convoite… Son propre frère… moi ! Nous nous étions perdus de vue depuis dix ans ! Elle, toi et moi, tout nous tenait éloignés, à d'infranchissables distances : condition, fortune, milieux sociaux… nous devions mourir sans jamais nous rencontrer !… Mais Dieu dirige, et alors tout nous rapproche, tout se précipite ! et nous voilà serrés ensemble dans cet étau !… Eh bien, penses-en ce que tu voudras. Moi je dis que cela est lumineux… que cela parle !… et j'en reste frappé de joie !…
LE DOCTEUR – Tu te frappes de peu ! Mais tu prêches très bien et tu es mûr pour Notre-Dame ! Seulement ce n'est pas moi, mon pauvre petit, qui m'illusionne… c'est toi !
L'ABBÉ–  En quoi ?
LE DOCTEUR – Tu planes dans les hauteurs du spirituel et tu n'as que l'âme à la bouche !… Tu te fatigues à me donner de ta conduite de belles raisons détachées et divines ?… Tu ne dis pas les vraies !
L'ABBÉ – Lesquelles ?
LE DOCTEUR – À l'ardeur avec laquelle tu défends trop bien ta pénitente, à l'espèce d'âpreté jalouse qui saigne à travers ta plainte… à ta colère, à ton geste, à ta voix… il est aisé de sentir le tressaillement d'une passion !
L'ABBÉ – Qu'est-ce que tu veux dire ?
LE DOCTEUR – Que la cause de la créature t'est aussi chère que celle du Créateur !
L'ABBÉ – Les deux n'en font qu'une.
LE DOCTEUR – D'accord, pour commencer. Mais voici que peu à peu l'amour du Rédempteur passe au second plan et l'intérêt de la pécheresse au premier… tu te complais à cette noble lutte… Avant même de ne rien savoir de la personnalité de ta précieuse fidèle, tu as cependant déjà conscience d'être en commerce intime et privilégié avec une créature exceptionnelle, d'une intelligence et d'une sensibilité supérieures, et quand, enfin, tu la connais, qu'elle vient ici, lève son voile et que vos deux pâleurs se trouvent face à face !… Alors… Ah !…
L'ABBÉ – Eh bien, quoi ?
LE DOCTEUR – Tu ne comprends pas ?
L'ABBÉ – Nullement.
LE DOCTEUR – … Alors, si affranchi que tu sois des réalités, tu ne peux pas ne pas remarquer que cette femme est impressionnante… et douloureuse et belle !… car tu as le sentiment de l'art et de la beauté… C'est une justice à te rendre.
L'ABBÉ – Poursuis ? Achève ?
LE DOCTEUR – … Et brusquement, tu retombes sur terre !… L'âme ? Où est l'âme ?… Elle a pris corps !… Au vent d'une robe de femme un frisson te passe et tu t'épouvantes d'être homme !
L'ABBÉ – Non, ce n'est pas cela qui m'épouvante, mon ami… c'est la monstruosité des moyens déloyaux que tu ne crains pas de ramasser pour arriver, coûte que coûte, à l'assouvissement de ton désir ! Voilà ce que l'amour contrarié peut faire commettre à un honnête homme ! Car c'est là ce qu'il y a d'affreux. Tu ne penses pas ce que tu dis !
LE DOCTEUR – Je le pense.
L'ABBÉ – Alors, tu es fou ! Plus fou que le plus fou de tes malades ! Mais non !… J'ai percé ton jeu… Tu veux me suggestionner ? Sois franc ! Tu prétends par tes insinuations gêner mon esprit, dérouter mon cœur ?…
LE DOCTEUR – Dans quel but ?
L'ABBÉ – Comment ? dans quel but ?… Ne fais pas l'innocent ?… Pour que je perde conscience de ma foi, de mes devoirs… que dans ma détresse je n'aie plus qu'une idée : fuir cette pénitente maudite qui menace mon honneur, mon repos… pour que je l'abandonne, et qu'alors, le lendemain, une fois qu'elle sera seule et à ta merci… tu la prennes tout à ton aise ? Voilà le plan ! Et je parierais que tu as dû déjà l'essayer auprès de la duchesse ?
LE DOCTEUR – Je n'ai point de si vils calculs. Je dis ce qui est.
L'ABBÉ – Non !
LE DOCTEUR – Alors ce qui sera.
L'ABBÉ – Non plus. Mille fois non ! Il est possible que tes insinuations impures causent quelque effarement à Mme de Chailles ?… Une femme s'émeut !… Mais, sur moi, elles glissent et ne peuvent rien ! Ainsi ne compte pas que je tombe dans le piège : il est éventé.
LE DOCTEUR – Trop tard !
L'ABBÉ – Parle pour toi. Je vais te donner des regrets. Il y a huit jours… Hier encore, tiens ? tu pouvais espérer de la conquérir. Oui, elle ignorait mon nom. Je n'étais pour elle qu'un prêtre quelconque, le premier venu. Je ne la tenais que par moments et de trop loin. Mais depuis une heure, depuis qu'elle nous a vus engagés dans ce duel à mort dont elle est la cause et le prix, j'ai grandi, je brille à ses yeux d'un éclat divin, je suis élu, providentiel, maître absolu de sa destinée. Ainsi n'y rêve plus, c'est fini, tu ne l'auras jamais.
LE DOCTEUR – Je l'aurai ! contre toi, contre elle, contre Dieu !
L'ABBÉ – Il n'existe pas ! Tu le nies !
LE DOCTEUR – Je l'admets !… pour en triompher !.. Mme de Chailles m'appartiendra, je te le jure… sur quoi… voyons… Tiens, sur…

Il étend la main vers le prie-Dieu et les saintes images qui le surmontent.

L'ABBÉ, lui rabaissant le bras. – Oh ! ne blasphème pas !… Et quittons-nous ! Sors d'ici !
LE DOCTEUR – Tu me chasses ? Je m'en vais. (Revenant sur lui et lui posant la main sur l'épaule.) Mais rappelle-toi ce que je te dis : Tu es perdu ! Tu te crois sûr de toi ? Eh bien, je te défie de rester prêtre.
L'ABBÉ – Va-t'en !
LE DOCTEUR – …Et cette robe noire ! tu la jetteras aux orties !
L'ABBÉ – Va-t'en !
LE DOCTEUR, qui a gagné la porte. Aux orties !!!
L'ABBÉ – Mais va-t'en donc !
LE DOCTEUR – Tu défroqueras !

Il sort. L'abbé demeuré seul, effrayé, tout pâle, va, en chancelant, jusqu'au prie-Dieu où il tombe agenouillé, la tête dans ses mains.

 


ACTE III

A la maison des missionnaires franciscains.

Dans le faubourg Saint-Germain. Le salon d'un ancien hôtel du dix-huitième siècle devenu cabinet de travail d'une maison religieuse. C'est là que demeure l'évêque. Sa chambre attient à cette pièce, avec laquelle elle communique à la cour. Deuxième plan. Autre porte à la cour premier plan menant par un corridor à une tribune de la chapelle. Porte au fond à deux battants. Dans cette pièce, certains détails de mise en scène et quelque désordre rendent visibles les préparatif s d'un prochain départ. Un manteau et un chapeau de l'évêque sont posés au premier plan sur un fauteuil. Une sorte de frère lai s'occupe à ranger des livres et des papiers dans une armoire-bibliothèque. On frappe à la porte du fond. Il va ouvrir. Celui qui frappait est un domestique à cheveux blancs, en livrée.

III, 1 – LE PORTIER DE L'HOTEL DE CHAILLES, LE DOMESTIQUE DE L'ÉVÊQUE

LE PORTIER – Mgr Bolène est-il ici ?
LE DOMESTIQUE – Oui. Mais il ne reçoit pas. Il est dans ses préparatifs de départ pour l'Extrême-Orient.
LE PORTIER – Quand part-il ?
LE DOMESTIQUE – Dans trois jours, à la fin de la retraite.
LE PORTIER – J'ai absolument besoin de le voir.
LE DOMESTIQUE – Tout de suite ?
LE PORTIER – Oui. Pour une chose grave.
LE DOMESTIQUE – De quel part venez-vous ?
LE PORTIER – De la part du docteur Morey.
LE DOMESTIQUE, répétant le mot. – Morey ? (Le portier fait signe que c'est cela.) Bien. Attendez là.

(Il sort par la porte qui conduit à la chambre de l'évêque. Le portier reste seul, fait deux ou trois pas, regarde soucieux, attend. L'évêque entre seul.)

III, 2 – LE PORTIER, L'ÉVÊQUE

L'ÉVÊQUE – C'est vous qui venez de la part du docteur Morey ?
LE PORTIER – Oui, monseigneur.
L'ÉVÊQUE – Qui êtes-vous ?
LE PORTIER – Je suis le portier de l'hôtel de Chailles. Monseigneur a-t-il vu Mme la duchesse ?
L'ÉvÊQUE – Non. Doit-elle donc venir ?
LE PORTIER – Oui. Elle est sortie à pied, en disant qu'elle se rendait ici. Heureusement, j'arrive avant elle ! Elle ne sait rien.
L'ÉVÊQUE – Qu'y a-t-il ?
LE PORTIER – Un grand malheur. M. le duc est mourant.
L'ÉVÊQUE – Comment cela ?
LE PORTIER – Dans une crise de folie, cinq minutes après le départ de Mme la duchesse, il a ouvert la fenêtre de sa chambre qui donne au premier, sur la cour d'honneur, et il s'est jeté. Le docteur, dont c'était le jour et l'heure de visite, est arrivé juste pour le voir tomber. Lui et moi nous l'avons relevé sur le pavé, une jambe et un bras brisés, un trou à la tête, sans connaissance.
L'ÉVÊQUE – Que dit le docteur ?
LE PORTIER – Il a envoyé chercher deux de ses confrères. Il espère encore qu'on pourra le sauver. Et alors, il demande à monseigneur, dès que Mme la duchesse sera ici, de la retenir, au moins une heure, le temps que l'on donne à M. le duc les premiers soins, qu'on lave la cour, enfin qu'on remette un peu d'ordre. Et puis, si vous en trouvez le moyen, de la préparer doucement à la nouvelle. Voilà. Bien le respect, monseigneur.
L'ÉVÊQUE – C'est entendu. (Le même domestique apporte une carte à l'évêque. Il y jette les yeux.) Mme de Chailles. Sortez par là. (Il lui indique une autre porte, second plan côté jardin. Le portier la prend.)

III, 3 –  L'ÉVÊQUE, LA DUCHESSE

L'ÉVÊQUE – Quelle confusion pour moi, madame la duchesse, que vous ayez pris la peine de venir jusqu'ici !
LA DUCHESSE, avec un geste qui signifie que cela importe peu. – Monseigneur, je vous ai vu pour la première fois il y a quinze jours, cela m'a suffi pour garder de notre rapide entrevue un souvenir ineffaçable.
L'ÉVÊQUE – Moi aussi, madame.
LA DUCHESSE – Vous connaissez ma situation conjugale ?
L'ÉVÊQUE – Je la connais.
LA DUCHESSE – De brusques événements la compliquent. Je traverse une crise terrible. Il faut que je dise à quelqu'un mon trouble et ma persécution.
L'ÉVÊQUE – Parlez.
LA DUCHESSE – Le docteur Morey m'aime.
L'ÉVÊQUE – Je le sais.
LA DUCHESSE – Il m'a pressée d'être à lui. J'ai résisté, bien qu'il m'en coûtât. Je l'ai pu, grâce au prêtre qui me dirigeait. Ce prêtre, qu'un hasard m'avait fait rencontrer…
L'ÉVÊQUE – Il n'y a pas de hasard.
LA DUCHESSE – Vous avez raison. Vous le connaissez. C'est l'abbé Daniel.
L'ÉVÊQUE – Le frère du docteur !
LA DUCHESSE – Lui-même. J'ignorais sa parenté jusqu'à ces derniers jours. Ainsi, j'étais à la fois entraînée et retenue, convoitée et protégée par deux hommes qui se trouvaient être deux frères…
L'ÉVÊQUE – Ennemis…
LA DUCHESSE – Ils ne soupçonnaient rien ! Et puis tout s'est découvert ! Au nom de l'amour humain et divin, ces deux hommes de devoir et de foi contradictoires, ces deux passionnés implacables, ces deux fils d'une même mère se disputaient en une sorte d'inceste, mon corps, mon âme, mon bonheur… Ils m'écartelaient ! Et c'était moi-même qui m'étais mise dans leurs mains ! J'aimais l'un, je respectais l'autre. Je les estimais différemment, j'en avais un égal effroi, je ne pouvais pas plus me passer de celui qui m'étourdissait par les artifices de l'amour que de celui qui m'initiait aux voluptés du renoncement… Je trouvais qu'ils avaient tous les deux raison, tous les deux tort, et je me sentais à jamais leur prisonnière, leur victime, leur obligée. Je fus terrifiée.
L'ÉVÊQUE, avec une nuance de calme incrédulité. – À ce point ?
LA DUCHESSE – Vous allez l'être aussi. Car vous ne savez rien. Le plus beau n'est pas dit.
L'ÉVÊQUE – Dites-le vite.
LA DUCHESSE – Eh bien… inconsolable et furieux de voir que j'échappais à sa conquête, M. Morey n'a pas craint, dans la démence de ses reproches, de mettre en doute l'honorabilité de ma foi, de m'accuser de coquetterie sacrilège, d'aller jusqu'à croire que le désir de Dieu n'était pas seul à me précipiter aux pieds de son représentant.
L'ÉVÊQUE – Alors ?
LA DUCHESSE – Je faillis tomber, mourir devant lui de révolte et de honte ! Et puis, dans mon âme, l'ivraie des insinuations scélérates a sourdement levé ! Bien que je sache, à en être certaine, que le docteur a menti, je frissonne à la seule idée qu'il aurait pu dire vrai. Et s'il avait, par hasard, prévu, devancé l'avenir ? Si j'étais sur le point de rouler dans ce gouffre ? Ah ! alors, ma raison chancelle et me quitte, j'ai peur de tout, des hommes et du ciel, et ma pensée n'arrive pas à se détacher de ce prêtre, noble et pur, que je n'ai pas osé revoir.
L'ÉVÊQUE – Vous n'aimez donc plus M. Morey ?
LA DUCHESSE – Si. Mais il n'est plus seul, comprenez-vous ? Il a un frère. Dissemblables en tout, ils se ressemblent. Leurs deux voix se mêlent, exprès pour m'égarer. La nuit, elles retentissent et, dans les ténèbres, je les confonds !… C'est celui qui m'aime, l'athée, qui me relève, m'absout… et c'est l'autre qui m'implore avec des mots d'ivresse…
L'ÉVÊQUE – N'écoutez pas.
LA DUCHESSE – J'entends.
L'ÉVÊQUE – Cherchez un refuge.
LA DUCHESSE – Dans la chambre de mon mari, peut-être… cette chambre où, sous l'œil interrogateur des portraits de chanceliers, de légats et de maréchaux, leur dernier descendant, une seringue de morphine à la main, parmi des draps tachés de sang, délire à la lueur d'une lampe ? Ignominie ! Je rentre chez moi, je sanglote, je mords ces mains déchues qui ne savent plus se joindre et j'appelle à mon secours un Dieu lointain qui ne bouge pas. Voilà où j'en suis.
L'ÉVÊQUE – C'est tout cela ? Pauvre femme ! Ce n'est rien. (Sur un geste d'elle.) Eh ! oui ! Vous vous étonnez ! Vous vous admirez souffrir ! Vous pensez que vous êtes en butte à la grande tentation ? Que Satan vous a prise à part ? Orgueilleuse ! Pas si vite ! Le docteur Morey vous a dit de mauvaises paroles ! En quoi doivent-elles vous troubler ? Ce n'est qu'un jaloux. Presque à plaisir vous vous targuez d'une faute chimérique ! Il n'y a entre l'abbé Daniel et vous qu'un fantôme… et c'est vous, c'est votre imagination d'Ève inquiète et jamais en repos qui l'avez créé, tiré du néant.
LA DUCHESSE – Pourquoi l'aurais-je fait ?
L'ÉVÊQUE – Pour vous attribuer le mérite et le privilège d'en être harcelée ! Vous jouez à cache-cache avec le péché !
LA DUCHESSE – Enfin… je ne puis rester ainsi entre ces deux hommes qui occupent et ravagent ma vie ! Il faut, sinon pour mon salut, du moins pour ma tranquillité, que je m'en débarrasse ! Et je crois a voir trouvé le moyen.
L'ÉVÊQUE – Ah ! Lequel ?
LA DUCHESSE – Je n'espère plus que M. de Chailles ait encore un bien long temps à faire semblant de vivre.
L'ÉVÊQUE – Qui sait ?
LA DUCHESSE – Peu importe ! J'ai donc fait vœu, le jour où je deviendrai libre, de me consacrer à Dieu.
L'ÉVÊQUE – La vie religieuse ?
LA DUCHESSE – Monastique. Cloîtrée.
L'ÉVÊQUE – Vous ? Une duchesse ! millionnaire ? Que ferez-vous de vos biens ? Vous les donnerez en dot au Seigneur ?
LA DUCHESSE – Non. Il est assez riche… Aux pauvres.
L'ÉVÊQUE – C'est la même chose.
LA DUCHESSE – En mieux. Je ne conserverai rien de mon immense fortune, je couperai mes cheveux et j'entrerai, loin des villes, pauvre moi-même, consumée d'humilité, avec l'effacement d'un ver de terre, dans l'ordre le plus dur et le plus rigoureux, le Carmel ou un autre.
L'ÉVÊQUE – Je vous l'indiquerai. Vous serez rapidement abbesse.
LA DUCHESSE – Jamais ! Non, simple sœur converse, infime domestique. Je veux, dans toute l'auréole du mot, n'être que « servante », laver le plancher, et, s'il y en a, garder les pourceaux. – Direz-vous encore que je suis une orgueilleuse ?
L'ÉVÊQUE – Magnifiquement.
LA DUCHESSE – Alors, quoi ? Que faut-il faire ?
L'ÉVÊQUE – Moins de zèle.
LA DUCHESSE – Je devine ? Vous ne me croyez pas sincère ?
L'ÉVÊQUE – Si. Du moins maintenant. Je suis persuadé qu'en effet si M. le duc de Chailles venait à mourir… aujourd'hui, vous tiendriez votre promesse.
LA DUCHESSE – Toujours je la tiendrai.
L'ÉVÊQUE – Mais je pense aussi qu'il suffit peut-être que vous ayez cette convoitise ardente et immédiate du cloître pour que votre mari vive longtemps… Et alors ?
LA DUCHESSE – Alors, cela voudra dire que Dieu n'aura pas voulu de moi.
L'ÉVÊQUE – Et que vous ne voudrez plus de lui ! Et que vous finirez par tomber dans les bras de M. Morey ! Car vous avez beau vous en défendre, vous l'aimez ! Vous l'aimez toujours, je ne m'y trompe pas. (À ce moment on frappe à la porte du fond. Il l'arrête du geste, comme elle allait parler. Il va à la porte qu'il entr'ouvre. Un domestique lui tend une carte. Il la prend, la lit. Au domestique.) Vous n'avez pas dit que j'étais avec quelqu'un ?
LE DOMESTIQUE – Non, monseigneur.
L'ÉVÊQUE, au domestique. Bien. Dans un instant. (Le domestique sort et referme la porte. A la duchesse.) C'est l'abbé Daniel.
LA DUCHESSE, très troublée, se levant. – Il va venir ? Ici ?
L'ÉVÊQUE – Sans doute. (Elle fait un mouvement.) Mais ne vous hâtez pas !…
LA DUCHESSE – Permettez-moi de me retirer. Je ne veux même pas m'exposer à le voir.
L'ÉVÊQUE – Vous craignez à ce point de vous trouver en face de lui ? Même après ce que je vous ai dit ?
LA DUCHESSE – Surtout après.
L'ÉVÊQUE, ouvrant la porte, à la cour, 1er plan. – En ce cas, passez par ici. Cette porte, au bout de la galerie, donne accès dans une tribune de la chapelle. J'aurais encore à vous parler, madame, quand j'aurai terminé avec l'abbé Daniel. Je ne pense pas que ce soit long. Si vous m'y autorisez, j'irai vous chercher.
LA DUC HESSE, faisant signe qu'elle consent, fait un pas. – Je vous attends. (Se ravisant.) Mais, que vais-je faire dans cette chapelle ?
L'ÉVÊQUE – Vous prierez.
LA DLlCHESSE – C'est que je prie bien mal ! Je ne sais pas.
L'ÉVÊQUE – Mais personne ne sait. Moi non plus.
LA DUCHESSE – Et puis, pour quoi ? pour qui prier ?
L'ÉVÊQUE – Les sujets ne manquent pas. Vous… votre mari.
LA DUCHESSE – Les vivants ne m'intéressent plus.
L'ÉVÊQUE – Alors, priez pour les morts.

Elle sort. Il sonne. Le domestique paraît par la porte entr'ouverte. Il lui fait signe, en lui montrant la carte qu'il a gardée à la main, qu'il peut introduire l'abbé Daniel. L'abbé est introduit.

III, 4 – L'ÉVÊQUE, L'ABBÉ DANIEL

L'ABBÉ – Vous ne pensiez pas me voir si tôt, monseigneur ?
L'ÉVÊQUE – Je vous attendais.
L'ABBÉ —Ah ! mais du moins, ce qui m'amène, Votre Grandeur ne peut pas le supposer !
L'ÉVÊQUE – Je le sais.
L'ABBÉ – Vous le savez ?
L'ÉVÊQUE – J'ai vu Mme de Chailles.
L'ABBÉ –  Quand ?
L'ÉVÊQUE – Aujourd'hui.
L'ABBÉ – Que vous a-t-elle dit, monseigneur ?
L'ÉVÊQUE – Ce qui s'est passé.
L'ABBÉ – Mais ce qu'elle ignore ? les choses dont mon frère a osé m'accuser ?
L'ÉVÊQUE – Il lui en a fait aussi le reproche.
L'ABBÉ – Comme à moi ! Et, vous a-t-elle dit… vous m'excusez, monseigneur, de vous interroger ainsi ?… Vous a-t-elle dit qu'elle était inquiète ?
L'ÉVÊQUE – Très émue, oui.
L'ABBÉ – Troublée, même ?
L'ÉVÊQUE – Persécutée.
L'ABBÉ – … Depuis ce jour, n'est-ce pas, où elle avait découvert notre effrayante fraternité.
L'ÉVÊQUE – Justement.
L'ABBÉ – … Et qu'elle avait peur d'éprouver alors pour quelqu'un qui aurait dû lui rester sacré…
L'ÉVÊQUE – N'achevez pas ! Elle m'a dit tout cela.
L'ABBÉ – Oh ! Et vous a-t-elle dit aussi, à la fin, que celui qui avait été si chastement heureux de la guider, de la soutenir, partageait aujourd'hui sa terreur ?
L'ÉVÊQUE – Non, cela, elle ne me l'a pas dit.
L'ABBÉ – Je viens vous l'apprendre. Je suis perdu. Je ne veux pas rester prêtre.
L'ÉVÊQUE – Pourquoi ?
L'ABBÉ – Parce que je n'en suis plus digne.
L'ÉVÊQUE – Qu'est-ce qui vous le fait croire ?
L'ABBÉ – Tout, le passé, le présent, l'ensemble de mes vices. Mon frère ne s'est pas privé de remuer exprès, de sa main savante, cette boue endormie de ma jeunesse. Il m'a rendu service. En voulant me faire du mal, il m'a fait grand bien ! Grâce à lui, je me suis vu tel que j'étais, toujours corrompu, même après des années de limpidité. Quand ils évoquent le début de leur vie, presque tous les hommes se retrouvent meilleurs… Moi, c'est le contraire. Si je me retourne vers mes vingt ans, ils ne m'inspirent que répulsion et je n'ai pas un souvenir capable de mouiller mes yeux. Voilà mon passé !
L'ÉVÊQUE – J'ai pourtant présentes et vivantes comme au premier jour vos ardeurs idéales quand vous avez revêtu cet habit que vous parlez de rejeter !
L'ABBÉ, avec un geste évasif et froid. – Quelles ardeurs ?
L'ÉVÊQUE – Vous avez pu les oublier ?
L'ABBÉ – Je ne peux plus les ressentir.
L'ÉVÊQUE – Réveillez-les.
L'ABBÉ – Elles sont mortes.
L'ÉVÊQUE – Ce passé-là ne meurt pas. C'est le seul qui compte.
L'ABBÉ – Mais non ! j'étais bien plus coupable, je me forçais, je n'avais pas la foi.
L'ÉVÊQUE – Ce n'est pas vrai ! Vous l'aviez ! Souvenez-vous ? Quand je vous apprenais à lire les Évangiles ?
L'ABBÉ – Sous les grands arbres du séminaire.
L'ÉVÊQUE – … Et que, le livre fermé, nous rêvions ensemble de Palestine, aux lueurs du couchant ?… Il me semble que j'y suis !
L'ABBÉ – … Dans le miracle du soir !…
L'ÉVÊQUE – … Et que nous croyions entendre au fond du jardin, où poussaitun triste olivier, traîner sur le sable un pan du manteau de Jésus ? Vous aviez la foi !
L'ABBÉ – Peut-être ! En ce temps-là…
L'ÉVÊQUE – Et quand, à Rome, vous eûtes la joie de dire à mes côtés votre première messe dans les catacombes ?
L'ABBÉ – Un matin sublime d'automne !
L'ÉVÊQUE – Vos larmes coulaient sur l'hostie !
L'ABBÉ – L'autel était le sarcophage d'une vierge de quinze ans, tombée au cirque sous Tibère… je me souviens.
L'ÉVÊQUE – Vous aviez la foi !
L'ABBÉ, ayant peine à retenir ses pleurs. – Oui. .. je l'avais ! je l'avais !
L'ÉVÊQUE – Ah ! vous l'avez encore !
L'ABBÉ – Je ne l'ai plus. Laissons là le passé. En ce moment, je suis le plus misérable des hommes. Mon frère a jeté sur moi le soupçon, il a suscité dans mon esprit…
L'ÉVÊQUE – Dans votre esprit seulement ?
L'ABBÉ – Non… Aussi dans mon cœur, des pensées odieuses qui sont en train de me devenir presque chères ! J'ai beau les chasser, vouloir les balayer, leur crier en dedans de moi-même et des entrailles de ma colère : « Allez-vous-en ! Partez ! Mais partez donc ! » toujours elles reviennent bourdonner dans ma tête, comme les mouches sur le fumier !
L'ÉVÊQUE – Ou sur les blancheurs ! Elles se plaisent aux deux.
L'ABBÉ – Je sens que cette âme de femme, à laquelle je m'étais dévoué avec une piété de combat, m'échappe, va m'être prise et que celui qui est sur le point de nous la dérober à Dieu et à moi, c'est mon frère ! Si encore c'était un autre ! J'en aurais autant de douleur, mais moins d'amertume. Car voilà ce qui est abject à dire et qu'il faut pourtant que j'avoue : l'idée que Mme de Chailles puisse appartenir à mon frère, non seulement dans la faute, mais même dans le mariage, si tout à coup elle devenait libre ?… Ah ! cette idée-là, cette idée me transperce et me tue… elle m'est intolérable !
L'ÉVÊQUE – Pourquoi ? Il faudrait s'en réjouir. Votre frère est-il honnête homme ?
L'ABBÉ – Sans doute ! Comme tout le monde.
L'ÉVÊQUE – Aime-t-il Mme de Chailles ?
L'ABBÉ, avec effort. – Oui.
L'ÉVÊQUE – En est-il aimé ?
L'ABBÉ, avec colère. – Oui. C'est possible. Cela m'est égal ! Qu'ils ne soient pas unis !
L'ÉVÊQUE – Ainsi, vous êtes jaloux ?
L'ABBÉ – Je le suis.
L'ÉVÊQUE – Pauvre enfant !
L'ABBÉ – Mais pas comme vous pourriez le penser. Dans mon attachement à cette créature d'élite, il n'entre, je vous le jure, aucun désir coupable.
L'ÉVÊQUE – Jusqu'à présent ?
L'ABBÉ – Non. Malgré les basses tentations que je réprouve, si j'aime trop quelque chose en elle, c'est son âme, fière et troublée, qui grandit et monte dans l'abattement. C'est elle seule, je vous le jure, que je réclame, que je voudrais au moins garder parce qu'elle est un peu mon œuvre, l'enfant de ma sévérité, de mon absolution, le trésor de sacrifice et de repentir que j'enrichissais ! Moi seul, ici-bas, je sais ce qu'elle vaut, j'en connais les secrets, les chutes, les relèvements, les beautés splendides et cachées, et je dis que personne ne la mérite ! Donc, il ne la mérite pas.
L'ÉVÊQUE – Pourquoi ?
L'ABBÉ – Parce qu'il la perdra !
L'ÉVÊQUE – À moins qu'elle ne le convertisse !
L'ABBÉ – Il sera le plus fort.
L'ÉVÊQUE – Elle, la plus patiente. En attendant, vous, il faut rester prêtre.
L'ABBÉ – Je n'ai plus l'esprit. Alors, à quoi bon la soutane ?
L'ÉVÊQUE – Elle est votre seule sauvegarde. Si vous avez le malheur de la quitter, vous en serez inconsolable ! Et puis, vous ne voyez pas clair en vous-même. Vous et votre pénitente, vous êtes les prisonniers, les forçats du scrupule ! Il vous affole au point de vous avoir persuadés que vous êtes coupables d'une faute impossible et que vous ne commettrez jamais. Je connais cela, j'y ai passé. Vous vous accusez des pires hontes et vous n'avez pas la plus légère faiblesse à vous reprocher.
L'ABBÉ – Si. Moi, plus d'une !
L'ÉVÊQUE – Allons donc ! Vos deux consciences n'ont jamais été si belles qu'à la minute où vous m'étalez leur prétendue indignité. Et à cette même place où vous me parlez de déserter l'Église, Mme de Chailles, tantôt, se désolait de ne pouvoir entrer en religion.
L'ABBÉ, joyeux. – Vraiment ? Elle vous l'a dit ? Et vous l'avez encouragée dans cette pensée future ?
L'ÉVÊQUE – Moi ? De quel droit ?
L'ABBÉ – Quoi ? Ne trouvez-vous pas que, pour une âme tourmentée d'infini et lasse du siècle, la vie du cloître est la plus enviable ?
L'ÉVÊQUE – Oui. Mais le cloître n'est pas où sont les cellules et les grilles.
L'ABBÉ –  Où donc alors ?
L'ÉVÊQUE – Dans les prisons du sacrifice et sous les verrous du devoir. Le devoir de Mme de Chailles est de vivre la vie de la femme, de toute la femme, et le vôtre la vie du prêtre, et rien de plus.
L'ABBÉ – Soit. J'obéirai. Je resterai l'enfant soumis. Mais autrement ! Ce facile habit ne me satisfait plus. Je veux porter alors l'âpre robe du moine, fuir le tumulte des cités, m'ensevelir dans la vallée funéraire d'une trappe, et là, pleurer, lire l'Imitation, m'enivrer de néant, l'œil fixé sur le sablier, m'exténuer de prières en étreignant les tempes d'une tête de mort et, la bêche à la main, creuser ma tombe, à la sueur de mon front.
L'ÉVÊQUE – Égoïste ! Voluptueux !
L'ABBÉ – Vous ne le voulez pas ?
L'ÉVÊQUE – Non.
L'ABBÉ – Vous ne m'en jugez pas digne ?
L'ÉVÊQUE – Ce n'est pas votre devoir.
L'ABB2 – Alors… vous partez dans quelques jours pour l'Asie… Emmenez-moi ?
L'ÉVÊQUE – Vous ?
L'ABBÉ – Ne me laissez pas seul ! Arrachez-moi de mes tourments. Vous avez fondé là-bas une léproserie ? Vous m'y attacherez ! Je soignerai les lépreux ! J'aimerai leurs ulcères !
L'ÉVÊQUE – Sybarite ! Épicurien !
L'ABBÉ – Emmenez-moi ! Ayez pitié ? J'aurai tous les courages. Comme vous, je me sens capable d'endurer le martyre, le supplice du confesseur !
L'ÉVÊQUE – Mais on ne martyrise plus, mon pauvre petit ! C'était bon dans le temps !
L'ABBÉ – Ce temps peut revenir ! Oh ! par un jour de triomphant soleil, voir jaillir de partout mon sang sous le fil des couteaux !
L'ÉVÊQUE – Artiste !
L'ABBÉ – … En chantant le Magnificat !
L'ÉVÊQUE – Musicien ! Poète !
L'ABBÉ, fléchissant le genoux. – Emmenez-moi !
L'ÉVÊQUE, avec décision. – Eh bien, oui !… Je vous prends.
L'ABBÉ – Ah ! Merci ! Ah !
L'ÉVÊQUE – Mais à une condition ?
L'ABBÉ – Elle est acceptée ! Tout !
L'ÉVÊQUE – C'est qu'avant de partir, vous reverrez Mme de Chailles.
L'ABBÉ – C'est là ce que vous me demandez ?
L'ÉVÊQUE – Je l'exige.
L'ABBÉ – Mais nous ne saurons plus nous parler… nous regarder.
L'ÉVÊQUE – Quoi que vous puissiez vous dire, ne prononceriez-vous que d'insignifiantes paroles, resteriez-vous muets l'un en face de l'autre… cette dernière entrevue est indispensable, nécessaire, pour dissiper à jamais l'équivoque où tous deux vous vous enfoncez. Vous venez me raconter qu'une vipère s'est glissée et lovée dans vos cœurs, eh bien, il faut l'en faire sortir ou lui broyer la tête. Je ne veux pas, pour le repos de vos consciences, que vous emportiez chacun demain un souvenir trouble et douteux.
L'ABBÉ – Moins néfaste qu'un bon !
L'ÉVÊQUE – Cent fois pire ! Vous savez bien que les plaies où on laisse le fer qui a causé la blessure ne guérissent jamais : il faut l'arracher, sinon elles se gangrènent ! Vous allez revoir Mme de Chailles et il suffira – c'est moi qui vous le dis ! – que vous vous retrouviez face à face pour qu'aussitôt le charme mauvais soit pour toujours rompu.
L'ABBÉ – Et si c'est le contraire qui se produit ?
L'ÉVÊQUE – Nous verrons bien.
L'ABBÉ – Épargnez-moi cette épreuve ! Je ne suis pas sûr de moi.
L'ÉVÊQUE – Moi, je suis sûr de vous deux. Je vais la chercher. (Il fait un pas.)
L'ABBÉ – Elle est là ?
L'ÉVÊQUE, désignant la porte par laquelle elle est sortie. – À la chapelle.
L'ABBÉ – Sait-elle que je suis avec vous ?
L'ÉVÊQUE – Oui. (Il fait un nouveau pas.)
L'ABBÉ – Attendez ? Pas encore ? Au moins restez ? Ne me quittez pas ? Assistez à cet entretien ?
L'ÉVÊQUE – À quoi bon alors ?
L'ABBÉ – Vous serez à côté ? Dans la pièce voisine ?
L'ÉVÈQUE – Non plus. Je sors. Je vais chez le duc de Chailles.
L'ABBÉ – Chez le duc ?
L'ÉVÊQUE – Chez le duc. Il se meurt. Et elle n'en sait rien.

Il ouvre la porte qui conduit à la tribune de la chapelle et sort en la laissant ouverte.

III, 5 – L' ABBÉ, seul une seconde, puis L' ÉVÊQUE, LA DUCHESSE

L'abbé reste seul, se tient, immobile, la tête dans sa main, les yeux fermés. L'évêque reparaît presque aussitôt, précédant la duchesse. Dès que celle-ci aperçoit l'abbé, elle a un tressaillement vite réprimé et elle adresse à l'évêque impassible un regard de reproche.

L' ÉVÈQUE, à la duchesse. – Madame, M. l'abbé Daniel, qui va faire une longue absence… (La duchesse laisse échapper un imperceptible : Ah !) n'a pas voulu partir, sachant que vous étiez là, sans vous voir quelques instants.

Il la salue et sort.

III, 6 – L'ABBÉ, LA DUCHESSE

Ils restent d'abord une minute, gênés, immobiles, silencieux. La duchesse fait un pas et rompt, la première, le silence.

LA DUCHESSE – Alors ce qu'a dit monseigneur… est vrai ? Vous partez ?
L'ABBÉ – Oui, madame.
LA DUCHESSE – Quand ?
L'ABBÉ – Le plus tôt possible.
LA DUCHESSE – Vous avez donc grande hâte ?
L'ABBÉ – Très grande !
LA DUCHESSE – Où allez-vous ?
L'ABBÉ – En Asie, soigner les lépreux.
LA DUCHESSE – C'est beau.
L'ABBÉ – Très simple.
LA DUCHESSE – Je vous envie. Vous resterez longtemps là-bas ?
L'ABBÉ – Longtemps. (Un silence.]
LA DUCHESSE – Me voilà, s'il est possible ! encore plus désemparée ! J'avais l'habitude de votre vigilance. Elle va bien me manquer.
L'ABBÉ – Pas plus qu'à moi votre faiblesse.
LA DUCHESSE – À quoi pouvait-elle vous servir ?
L'ABBÉ – À me donner de la force. Notre plus sûre protection, c'est souvent la fragilité de ce que nous protégeons.
LA DUCHESSE – Vos conseils étaient toujours pour moi une efficace et suprême ressource. Et, quand je vais en avoir le plus besoin, vous me les retirez !
L'ABBÉ – Ils ne pouvaient plus vous être utiles et vous auriez cessé vous-même d'y recourir.
LA DUCHESSE – Pourquoi ? Qu'en savez-vous ?
L'ABBÉ – Parce que les évènements de ces derniers jours vous ont fait perdre votre confiance.
LA DUCHESSE – En qui ? En moi ? En vous ?
L'ABBÉ – En tous les deux. Ne me regrettez pas, madame ! Je ne puis plus vous guider.
LA DUCHESSE – Alors, qui me guidera ?
L'ABBÉ – Un autre.
LA DUCHESSE – Un inconnu ? J'aime mieux personne.
L'ABBÉ – Mais, hier, c'était moi l'inconnu ?
LA.DUCHESSE – Oui. Aussi c'est un malheur que vous ayez cessé de l'être.
L'ABBÉ – Ou un bonheur. Écoutez-moi, madame ! Écoutez-moi avec une attention virginale, immatériellement, du meilleur et du plus angélique de vous-même, d'aussi loin de moi que vous en êtes près, de toute l'énergie de votre être détaché du mal, tendu et braqué vers le bien. Oubliez que cette voix est ma voix méprisable et terrestre, celle de mon corps, appliquez-vous loyalement à vouloir que ce soit ma voix spirituelle, celle qui ne peut mentir, celle qu'anime, en ce moment, un souffle inespéré.
LA DUCHESSE – Je vous écoute ainsi.
L'ABBÉ – Dans notre vie étrange, il y a parfois des minutes inattendues et décisives, souveraines sans que l'on puisse dire pourquoi !… On le sent, voilà tout ! des minutes fulgurantes qui jettent sur nos destinées une lueur d'éclair, comme ces météores qui éclatent de loin en loin dans le ciel et dont nul ne sait ce que signifie leur pourpre, si c'est un cataclysme ou une apothéose. Eh bien, j'ai dans l'idée que, nous deux, nous nous trouvons à une de ces minutes-là !
LA DUCHESSE – Je le crois comme vous.
L'ABBÉ – Il faut que ce soit une apothéose ! C'est pourquoi je voudrais… Mon Dieu !… madame… comment vous dire cela ? Où vais-je bien aller trouver… les mots choisis, les mots d'or pur, de diamant, les mots immaculés qui soient dignes de nous ? Tout ce que vous êtes, tout ce que vous valez, je le sais et moi seul le sais. Vous avez ouvert, pour que j'y lise, le livre d'heures de vos pensées… Je ne suis pas inquiet de vous ni de votre avenir, mais je voudrais cependant, pour être pleinement rassuré, qu'avant que nous nous séparions vous me disiez, vous m'affirmiez que vous êtes à cet instant même en absolu repos, calme comme un lac. Au fur et à mesure que je suis là, que je vous parle, que je m'entraîne à vous entraîner vers la lumière, je me sens de plus en plus dans cet état glorieux de grâce voulue et enfin conquise où l'on se domine, où l'on franchit les choses humaines, où l'on touche haletant aux sublimes glaciers que l'on croyait inaccessibles, car nous ignorons toujours la portée de nos élans et ne soupçonnons pas les sommets que nous pouvons atteindre ! Eh bien, dites-moi que vous aussi, au fur et à mesure que vous m'entendez, vous me comprenez, vous vous apaisez, dites-moi que nos deux âmes sont actuellement maîtresses totales de nous-mêmes, qu'elles ont chassé le troupeau des sens, qu'elles nous inondent, nous transfigurent, qu'il n'y a plus qu'elles de vivantes et que c'est la mienne qui vous verse à boire et la vôtre qui se désaltère : dites-le moi.
LA DUCHESSE – Je vous le dis.
L'ABBÉ – Je suis heureux. Je voudrais tant votre bonheur !
LA DUCHESSE – Merci. Mais vous allez partir et j'ai un conseil, le dernier, à vous demander.
L'ABBÉ – Parlez.
LA DUCHESSE – Il vous paraîtra peut-être implacable, inhumain, que, du vivant de ce demi-mort qu'est mon mari, j'envisage avec une aussi froide lucidité sa disparition, mais je dois tout prévoir. Le jour où je serai seule, que devrais-je faire ! Où pensez-vous qu'est pour moi le bonheur ?
L'ABBÉ – C'est la vérité que vous exigez de moi ?
LA DUCHESSE – Tout entière.
L'ABBÉ – Votre bonheur… est dans l'amour.
LA DUCHESSE, avec explosion. – L'amour divin ! le cloître ! C'est bien cela ! Je l'avais choisi !
L'ABBÉ – Non, pas le cloître ! pas le cloître !
LA DUCHESSE – Alors quoi ? L'amour humain ?
L'ABBÉ – L'amour humain, qui n'est pas sans divinité.
LA DUCHESSE – Vous me conseillez de me remarier ?
L'ABBÉ – Oui, madame, pour être mère. Les dix petits doigts d'un enfant, voilà la dizaine, les grains du rosaire que je recommande à vos lèvres.
LA DUCHESSE – Comment ?… Hier, vous me défendiez d'aimer ? Aujourd'hui vous me l'ordonnez presque ?
L'ABBÉ – Hier, ce n'était pas la même chose.
LA DUCHESSE – Que s'est-il donc passé depuis ? Pourquoi avez-vous changé ?
L'ABBÉ – Il n'y a rien de changé, madame ! Seulement, je voyais mal en moi, et en vous. Maintenant j'ai compris que vous étiez un être de flamme et de tendresse, qu'il ne fallait pas à vos genoux le pavé d'une cellule ni de voile noir à votre front. J'ai compris que vous n'aviez jamais vécu, jamais aimé, que vous aviez droit à la vie, à son bouquet de joies.
LA DUCHESSE – Dites à ses douleurs. Mais il faut donc à tout prix que je souffre ?
L'ABBÉ – Certainement. Nous souffrons tous. Il n'y a pas de joies sans souffrances… mais il y a des souffrances sans joies. Dieu vous préserve de ces dernières ! Moi, ce sont uniquement les premières que je veux pour vous.
LA DUCHESSE – Les souffrances de l'amour ?
L'ABBÉ – Oui ! Et les autres aussi, toutes les souffrances !… à condition qu'elles fassent partie intégrale de la vie, qu'elles soient les épines de cette rose sacrée. Vous gémirez le lendemain ! mais vous aurez au moins possédé les félicités de la veille. Vous aurez passé dans le feu ! Vous pourrez dire : « Il m'a brûlée ». Vous ne serez pas une morte animée, un automate de vertu, sans larmes et sans passions. Voilà pourquoi je veux que vous soyez un jour, le plus tôt possible, la femme du seul homme qui a troublé votre esprit et touché votre cœur, de mon frère qui vous adore et auquel, fatalement, vous étiez destinée.
LA DUCHESSE – Oui. Mais quelle insistance vous y mettez ! Avec quelle étrange ardeur vous me parlez de lui !
L'ABBÉ – Cela vous étonne ?
LA DUCHESSE – Il n'est donc plus l'ennemi, le tentateur, l'athée ?
L'ABBÉ – Il respectera vos croyances.
LA DUCHESSE – Et vous n'avez pour lui ni haine, ni envie ?
L'ABBÉ – Ni jalousie.
LA DUCHESSE – Vous l'aimez ?
L'ABBÉ – Oui, je l'aime ! Son bonheur futur, auquel il me plaît de vous associer, me remplirait de joie et il me serait plus tard ineffablement doux (Il s'émeut en prononçant ces mots.) de penser que c'est à moi qu'il vous doit… Voilà mon conseil. Le suivrez-vous ?
LA DUCHESSE – Je le suivrai. Oui… Vous m'avez troublée, ranimée, ressuscitée ! J'en suis stupéfaite, ravie ! Et je vous admire, car vous avez eu tous les courages.
L'ABBÉ – Aucun.
LA DUCHESSE – Toutes les pitiés ! Vous n'avez pas craint, dans le désir de le réhabiliter à mes yeux, de vous risquer à parler de l'amour, et en homme ! comme si vous n'étiez pas prêtre !… Vous avez su trouver, avec quels purs accents ! la force et le moyen de me le faire encore mieux comprendre, sentir, aimer !… Oui, vous, l'éternel isolé, le captif du célibat, du renoncement, des chastes vœux, c'est vous qui m'avez poussé la porte des paradis terrestres… qui vous sont défendus !
L'ABBÉ – Qui vous sont grands ouverts !
LA DUCHESSE – Et cela, vous l'avez fait avec une sublime simplicité. Je vous en remercie.
L'ABBÉ – Je ne le mérite pas.
LA DUCHESSE – Si. Je suis affranchie ! Par vous ! J'étais une folle… Je m'acharnais à me duper. Depuis que vous me parlez, une inconnue, une femme nouvelle, altérée de joie, de lumière, d'espoir, m'envahit, me soulève toute… Quelle révélation ! Eh bien, à présent, je le crie et il faut que vous le sachiez ! Jamais je n'ai cessé d'aimer votre frère.
L'ABBÉ – Ah !
LA DUCHESSE – Jamais ! quand je croyais le détester, je l'aimais ! Quand je me repentais… jusque sous votre absolution ! je ! l'aimais ! D'ailleurs, vous aviez raison. Noir ou blanc, le voile n'est pas pour moi ! Je n'en suis pas digne. Non ! Je ne suis décidément pas une détachée des choses de ce monde. Je ne suis qu'une femme ! rien que cela ! tout cela !… une femme attachée à ses sens et à son cœur, et glorieuse de l'être ! Mais… non !… ah !… qu'avez-vous fait ?
L'ABBÉ – Que voulez-vous dire ?
LA DUCHESSE – Qu'à l'instant où je vous suis à jamais reconnaissante de m'avoir restituée à moi-même, j'ai presque envie de vous le reprocher éternellement ! Car vous m'avez lancée en plein espoir sans réfléchir qu'il ne pouvait se réaliser. Pendant que vous organisiez l'avenir, j'oubliais le présent… Le réveil ! l'amour ! Allons donc ! (Depuis un instant la porte du fond s'est ouverte. Mgr Belène et le docteur paraissent.) Je ne sais même plus si votre frère m'aime encore !… et je sais que le duc de Chailles vit toujours.

L'abbé, qu'elle regardait, lui fait signe de la main tendue de se retourner et de regarder vers la porte. Elle suit l'indication de son geste, voit l'évêque et le docteur, silencieux. graves. Elle a peur de deviner, devine… Au moment où elle va ouvrir la bouche, l'évêque prend la parole.

III, 7 – L'ABBÉ, LA DUCHESSE, L'ÉVÊQUE, LE DOCTEUR

L'ÉVÊQUE – Non, madame. Il ne vit plus.
LA DUCHESSE, après une exclamation étouffée et une minute de stupeur. – Il est mort ? (Signe affirmatif du docteur.) Seul ? Sans moi ?
L'ÉVÊQUE, montrant le docteur. – Nous avons reçu son dernier soupir.
LA DUCHESSE – Comment est-ce arrivé ? Si brusquement ?
LE DOCTEUR – On vous dira.
LA DUCHESSE – A-t-il souffert ?
LE DOCTEUR – Non.
L'ÉVÊQUE – Vous allez pouvoir maintenant, madame, mettre à exécution votre projet.
LE DOCTEUR – Quel projet ?
L'ÉVÊQUE – Entrer au couvent.
LE DOCTEUR – Vous ! Non ! Je vous supplie… réfléchissez encore.
LA DUCHESSE – J'ai réfléchi. Je voulais hier, en effet, mourir au monde un jour et me réfugier en Dieu… Mais Dieu m'a fait comprendre aussitôt que mon seul avenir était de vivre ici-bas ma vie de femme. Je la vivrai donc.
LE DOCTEUR – Ah ! (Il va vers elle.)
LA DUCHESSE, lui imposant silence du geste. – Ne me dites rien. Je vous quitte. Je vais auprès du mort.
L'ÉVÊQUE – Je vous accompagne.
LA DUCHESSE, au docteur. – Et maintenant, dites adieu à votre frère.

Mouvement du docteur.

LE DOCTEUR – Adieu ?
LA DUCHESSE a un moment d'hésitation comme si elle allait dire ce qu'a fait l'abbé. Ce dernier d'un regard, l'adjure de se taire. – Il part.
L 'ÉVÊQUE, approuvant. – Avec moi.
L'ABBÉ, ouvrant les bras à son frère. – Pour toujours.
LA DUCHESSE, au docteur. – Embrassez-le. Vous le devez.
LE DOCTEUR, devinant le sacrifice de son frère. – Oh !

Ils s'embrassent.


La duchesse de Chailles (Mme Bartet) Le docteur Morey (Raphaël Duflos)
L'abbé Daniel (Le Bargy) Mgr Bolène (Paul Mounet)
Les acteurs de la pièce en 1905 à la Comédie Française

RÉSUMÉ DE LA PIÈCE

La pièce a été représentée pour la première fois à la Comédie-Française le 17 avril 1905.

Le docteur Henri Morey, médecin aliéniste, dirige une maison de santé à Auteuil. C'est un honnête homme qui est hostile à l'Eglise et se dit athée comme son père. Il a un frère, qui, après une jeunesse de libertinage et de vices, a rompu avec sa famille pour entrer dans les ordres; il est devenu l'abbé Denis dans une modeste paroisse à Grenelle. Il n'a pas revu son frère médecin depuis plus de dix ans.
Dans sa maison de santé le docteur Morey héberge un évêque, Mgr Bolène, qui a été martyrisé en Chine et qui, guéri de ses troubles nerveux, s'apprête à y retourner. Il y a soigné également le duc de Chailles, un morphinomane à demi fou, qui est, lui aussi, sur le point de quitter la clinique, sans qu'il y ait eu la moindre améliorationde son état.
Lors de leurs rencontres, le docteur Morey et la duchesse de Chailles (orpheline et mariée sans enfants) sont tombés secrètement amoureux l'un de l'autre. Le docteur ne tarde pas à avouer son amour à la dame, dont il rêve de faire sa maîtresse. Mais la duchesse, après avoir failli céder, a voulu lutter de toutes ses forces contre ses sentiments, ayant même recours à l'aide de la religion, elle qui pourtant disait ne pas avoir la foi.
C'est pourquoi, tout à fait par hasard, elle a pris pour directeur de conscience l'abbé Denis. Quand celui-ci découvre que l'homme aimé en secret par sa pénitente est son propre frère, il va engager avec lui un « duel », l'un voulant sauver l'âme croyante et passionnée de la duchesse, l'autre lui offrant de connaître enfin les plaisirs du corps. Mais le jeune prêtre va s'apercevoir qu'il aime à son tour sa pénitente et que, s'il la dispute avec une telle âpreté, c'est aussi par jalousie.
Finalement l'évêque, un homme sage et raisonnable, va calmer les élans mystiques de la duchesse, qui voulait se faire carmélite, et le mysticisme assez trouble de l'abbé qui voulait soit renoncer à la prêtrise, soit se faire moine.
Opportunément, lors d'une nouvelle crise de folie, le duc se suicide en se jetant par une fenêtre. Ainsi la duchesse et le docteur pourront-ils bientôt convoler en justes noces. Quant à l'abbé Denis, il va partir en Chine avec son évêque, après s'être réconcilié avec son frère.

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La pièce de Lavedan a été adaptée pour le cinéma en 1941 par Pierre Fresnay et Henri-Georges Clouzot.
La duchesse est devenue une simple roturière, Thérèse Jaillon, dont le mari, pilote de grands raids, se tue dans un accident d'avion; elle est interprétée par Yvonne Printemps. Le Père Daniel Maurey est interprété par Pierre Fresnay et le docteur Henri Maurey par Raymond Rouleau (qui déclare son amour à Thérèse sur une plate-forme de la tour Eiffel).
C'est Raimu qui interprète le Père Blanc débonnaire qui va remettre tout le monde sur le droit chemin : alors le prêtre pourra bénir le mariage de son frère Henri et de Thérèse.


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