LE PRINCE D'AUREC
RÉSUMÉ
Virginie Piédoux, la fille d'un riche marchand de beurre, a épousé un duc et est devenue duchesse de Talais. Depuis, cette bourgeoise a la religion de la noblesse et le culte des ancêtres.
Son fils, le prince d'Aurec, est un bon représentant de ces aristocrates inutiles qui ne savent que paraître et dépenser. Dans son adolescence, il a coûté à sa mère onze cent mille francs; puis il a dilapidé l'héritage de deux tantes, d'une grand-mère et la dot de sa femme, tout cela pour rien, pour paraître, pour perdre au jeu (déjà criblé de dettes, il doit rembourser quatre cent mille francs qu'il vient de perdre). Aristocrate, il sait bien que, dans cette fin du XIXe siècle, la noblesse a cessé de jouer un rôle; mais il se moque de ses valeurs et a parfaitement conscience de sa propre inutilité. Sa mère, exaspérée par la froideur gouailleuse de son fils et bien désanchantée de la noblesse, est décidée à ne plus payer ses dettes.
Son épouse la princesse d'Aurec, est, elle, affolée de toilettes et de divertissements mondains, qui lui coûtent également fort cher.
Dans leur entourage vivent le vicomte de Montrejeau, dit Jojo, un cousin, et le vieux marquis de Chambersac qui, sans le sou, s'est fait agent d'affaires pour gens du monde.
Le prince d'Aurec et sa femme tirent en grande partie leurs ressources d'un Juif immensément riche, le baron de Horn, qui, grâce à cette relation, espère entrer un jour dans le monde très fermé du Jockey Club, qui regroupe alors tous les principaux noms de la noblesse française; accessoirement, il espère aussi faire de la princesse sa maîtresse, et il y croit d'autant plus qu'elle accepte de lui des chèques pour payer ses dépenses.
Mais la situation est devenue sans issue pour le prince d'Aurec: pourvu par sa mère d'un conseil judiciaire, il a été contraint de venir habiter avec sa femme dans une terre de province. Le baron de Horn, qui les a suivis, croit alors qu'il tient la duchesse ; mais, à sa surprise, elle le repousse avec mépris et informe aussitôt son mari. Tous deux veulent le chasser, mais, à ce moment, de Horn rappelle qu'à eux deux ils lui doivent sept cent mille francs, qu'il n'a prêtés que pour avoir le Jockey et la princesse. Comme il n'a rien obtenu, il menace.
Heureusement, la bonne duchesse, avertie par sa bru, vient dire qu'elle paiera. Pourtant de Horn triomphera : en effet c'est lui qui a acheté "l'épée du connétable", un trésor familial que d'Aurec, au grand dam de sa mère, avait été contraint de vendre…
Cette pièce, jouée au Théâtre du Vaideville, a suscité immédiatement bien des réactions, en particulier lorsqu'elle a été, six mois plus tard, présentée au Comité du Théâtre-Français : seul le doyen de la Comédie-Française, M. Got, a voté pour sa réception.
Dès le lendemain de la Première, le Journal des Débats en fait un bref compte rendu qui se termine aainsi : "On craignait, avant la représentation, que certains mots et certaines situations du Prince d'Aurec éveillassent les susceptibilités d'une partie du public. Il n'y a pas eu, toute la soirée durant, une seule protestation et le nom de l'auteur a été salué par les applaudissements les plus chaleureux."
Quatre jour plus tard, dans le même Journal des Débats (daté du 6 juin), Jules Lemaître publiait un article très élogieux.
Très élogieux aussi, avec seulement quelques réserves, le compte rendu de Francisque Sarcey qui paraîtra au tome VIII de ses Impressions de théâtre.
Et Henri Lavedan écrira rapidement La Critique du prince d'Aurec, où une dizaine de personnes discutent de cette pièce "détestable", un "Ami de l'auteur" présentant les arguments justifiant les choix de Lavedan.
LA CRITIQUE DU PRINCE D'AUREC
LA MARQUISE MADME DURAND UNE JEUNE VEUVE DE LA BOURGEOISIE LE MARQUIS LE VICOMTE |
UN ISRAÉLISTE UN JOURNALISTE DU MONDE UN SECRÉTAIRE D'AMBASSADE UN FIN LETTRÉ L'AMI DE L'AUTEUR |
Chez la marquise, à la campagne, un jour de pluie. Tout le monde est au petit salon.
LA JEUNE VEUVE. - Il pleut, les feuilles tombent, voilà le moment de rentrer à Paris.
LE VICOMTE. - Tous les théâtres ont rouvert.
LA MARQUISE. - Mais rien de nouveau encore. Les anciennes pièces de la saison précédente.
LA JEUNE VEUVE. - Il y en a une que je suis curieuse de voir.
LE SECRÉTAIRE D'AMBASSADE. - Laquelle, sans indiscrétion ?
LA JEUNE VEUVE. - Cette pièce qui a tant fait parler d'elle, le Prince d'Aurec.
LA MARQUISE. - Détestable !
MADAME DURAND. - Ah ! l'infamie !
LE MARQUIS. - Jamais nous ne remercierons assez M. Claretie de nous avoir épargné le mardi cette dynamite.
LE VICOMTE. - Si l'auteur en valait la peine, je lui aurais dit son fait ! Mais on ne peut pas se compromettre avec le premier venu.
L'ISRAÉLITE. - C'est une œuvre de haine.
LE JOURNALISTE DU MONDE. - Ou tout au moins de parti pris.
LE VICOMTE. - D'un bout à l'autre.
LE JOURNALISTE DU MONDE. - Oui. Je le connais beaucoup, l'auteur ; cependant je lui ai décoché un article où je crois avoir absolument traité la question.
LE MARQUIS. - Je l'ai lu, votre article. Il était très joli, pétillant d'humour…
LE JOURNALISTE DU MONDE. - Oh ! monsieur le marquis !
LE MARQUIS. - Si, si, très joli. Et puis très bien écrit. Avec des aperçus.
LE JOURNALISTE DU MONDE. - Je le sentais cet article-là. Je suis comme mon directeur, moi. Je ne peux pas voir de sang-froid insulter l'aristocratie. J'ai beau ne pas en être…
LA MARQUISE. - Vous en êtes par le cœur et les sentiments, monsieur.
LE JOURNALISTE DU MONDE. - Oh ! madame la Marquise !
LE MARQUIS. - Je n'ai jamais lu une ligne de M. Lavedan, et je n'ai même pas vu sa pièce…
LA JEUNE VEUVE, au marquis. - Ah I vous ne l'avez pas vue ? Je croyais, à la façon dont vous m'en parliez…
LE MARQUIS. - Non, on me l'a racontée au Club. C'est la même chose.
L'AMI DE L'AUTEUR. - Êtes-vous sûr ?
LE MARQUIS. - Mais on m'a dit que ce jeune homme n'était pas sans quelque intelligence : aussi je regrette doublement qu'il en fasse un si déplorable emploi.
LE FIN LETTRÉ. - Il suit sa vocation.
LE MARQUIS. - La vocation de l'insulte et du dénigrement. J'en sais de plus belles.
LA JEUNE VEUVE, à l'ami de l'auteur. - Mais vous, monsieur, qui êtes un de ses amis, dites-moi votre avis : vous ne dites rien ?
L'AMI DE L'AUTEUR. - Mon avis, madame, c'est qu'en présence de tant de récriminations, vous alliez d'abord voir le Prince d'Aurec pour vous constituer une opinion personnelle.
LA JEUNE VEUVE. - C'est très juste, j'irai.
MADAME DURAND. - Voilà de l'argent perdu et qu'on ferait mieux de donner aux pauvres.
L'AMI DE L'AUTEUR. - Mon ami n'a pas de fortune, madame.
LE VICOMTE. - Alors c'est pour vivre qu'il écrit ses machines ? Tout s'explique.
L'AMI DE L'AUTEUR. - Oui, c'est pour vivre qu'il travaille. Uniquement pour cela.
LE VICOMTE. - Pauvre diable !
MADAME DURAND. - Mon Dieu ! il faut peut-être l'excuser en ce cas.
LE MARQUIS. - Le plaindre. L'excuser non. Nous ne nous occupons pas de lui ; à propos de quoi s'occupe-t-il de nous ?
LE JOURNALISTE DU MONDE. - C'est ce que je disais dans mon article.
LE VICOMTE. - Quel besoin a-t-il de faire son procès à l'aristocratie ?
L'AMI DE L'AUTEUR. - À ses oisifs et à ses inutiles seulement.
LE VICOMTE. - Vous reconnaissez donc qu'il y a une autre aristocratie ?
L'AMI DE L'AUTEUR. - Non, il n'y en a qu'une, et qui est en train de s'en aller, parce qu'elle n'a plus de raison d'être.
LE MARQUIS. - Vous êtes dur pour nous.
L'AMI DE L'AUTEUR. - Je constate. Voyons ! ayez la bonne grâce de le reconnaître. Vous avez été longtemps les premiers, par les situations, le courage et l'honneur. Aujourd'hui que ces supériorités ne sont plus votre apanage et qu'elles appartiennent à tous, vous rentrez dans le rang. Vous n'aviez plus, depuis la Révolution, qu'une façon de tenir toujours la tête : c'était d'être les premiers dans le travail, la science, l'industrie, les arts, les premiers dans tout, les conducteurs de la société nouvelle. Eh bien, vous en êtes loin. Vous mourez donc, et vous êtes une classe qui finit. Maintenant dites-moi qu'il y a parmi vous des exceptions, autant d'exceptions que vous voudrez, je n'y contredis pas. M. le prince d'Arenberg par exemple, pour n'en citer qu'un seul, ne s'est pas senti visé ni atteint dans la pièce de mon ami, où il ne s'agit guère que de ces petits marquis, ducs et princes fêtards qui sont l'opérette de l'Histoir …
LE MARQUIS. - À merveille ! Pourquoi ne l'avoir pas dit alors, qu'il ne s'agissait que de ceux-là ? Pourquoi n'avoir pas mis en regard un vrai gentilhomme dans toute l'acception du mot ?
LE VICOMTE. - C'était si simple. Il n'en manque pourtant pas. Et les zouaves de Charette qui sont tombés glorieusement !
LE MARQUIS. - C'eût été de bonne justice. On aurait vu le parallèle, le vice et la vertu, les deux aristocraties en présence, celle de l'honneur et celle du désordre, car il y en a deux, quoi que vous disiez, et on aurait pu choisir. Il se serait dégagé de la pièce de monsieur votre ami une haute leçon de morale, tandis qu'il n'a fait au Vaudeville qu'un piètre article de la Vie Parisienne.
MADAME DURAND. - Un pamphlet !
L'AMI DE L'AUTEUR. - Mais en matière de satire on n'est pas tenu de travailler dans le pendant, de mettre en regard du vice ou du travers que l'on veut flageller une vertu ou une qualité correspondantes. Ce petit système de compensation et de bascule doit être impitoyablement rejeté. Quel métier que celui du moraliste de théâtre s'il lui fallait, dès qu'un vice entraîne un plateau de la balance, jeter à la minute dans l'autre plateau un décigramme de vertu pour faire contre-poids ! C'est plus en s'attaquant directement au mensonge qu'en célébrant la loyauté qu'on atteindra les menteurs. Le théâtre ne vit point d'apologies mais de blâmes. Sa devise est le Castigat, non le Laudat.
LE FIN LETTRÉ. - Parbleu ! Corneille n'a pas placé en face du menteur un personnage qui fût la franchise même, qui se trouvât forcé, en un cas majeur, de dire une vérité très pénible, capable de lui en coûter beaucoup, d'où peuvent résulter pour lui des catastrophes, et qu'il dirait pourtant ! Non. Molière n'a pas mis non plus le vrai dévôt à côté du Tartufe. Et quand je repasse dans ma tête les œuvres de théâtre restées fameuses à divers degrés, je vois qu'elles portent toujours le nom d'un vice ou d'un travers, jamais celui d'une vertu ou d'une qualité : le Tartufe, le Menteur, les Précieuses ridicules, le Joueur, les Effrontés, les Faux Bonshommes, etc.
L'AMI DE L'AUTEUR. - Si vous voulez toute ma pensée, je trouve même qu'il y aurait une roublardise mesquine, une déloyauté artistique et littéraire dans cette contre-partie que vous réclamez. Rien n'eût été plus facile, pour mon ami, que de placer vis-à-vis du prince d'Aurec un de ces vieux légitimistes comme il en a connu, cœur d'or et cheveux blancs, pénétrés d'Henri V, tout d'une pièce, incarnant l'honneur, la fidélité, la grandeur et la droiture d'âme, un saint titré. Chaque fois que le prince d'Aurec eût dit une sottise, l'aïeul l'eût relevée par un noble et beau propos ; il eût été là pour pallier, ouater, tamponner, pour donner dans les situations chaudes comme la vieille garde, pour excuser et faire passer toutes les vivacités et impudences du jeune vibrion ; vivacités et impudences qui, chose curieuse, n'eussent plus porté du tout, rachetées et absoutes à chaque minute par la noblesse d'âme de ce digne et fossile gentilhomme. Franchement, je vous le demande, estimez-vous que ce procédé eût été bien honnête ? N'en sentez-vous pas la puérile hypocrisie ? Mon ami s'est refusé à l'employer. Et puis, à quoi bon ? « Tous les nobles, vous écriez-vous, monsieur le marquis, ne sont pas comme le prince d'Aurec ! » Mais on le sait bien ; seulement résignez-vous une fois pour toutes à comprendre que les aristocrates qui restent l'honneur de leur classe seraient très embêtants si on les mettait sur la scène.
LE FIN LETTRÉ. - C'est le noble dégénéré, c'est l'abus, le mal et le vice qui sont intéressants au théâtre. Pas autre chose.
LA MARQUISE. - Alors la vertu n'existe pas ? Il ne faut jamais en parler dans une pièce ?
LE FIN LETTRÉ. - Si. Mais à condition qu'elle soit aux prises avec le vice, ou bien pour lutter et succomber…
LE MARQUIS. - Naturellement. Toujours des dénouements immoraux !
LE FIN LETTRÉ. - Ou bien pour lutter et triompher.
MADAME DURAND. - À la bonne heure !
LE FIN LETTRÉ. - C'est seulement avec cette éternelle guerre, qui n'arrête pas depuis les temps les plus reculés, que se feront les pièces de théâtre, et toutes les œuvres littéraires passionnantes et humaines.
LE MARQUIS. - Certes, je suis loin d'approuver les princes d' Aurec ; mais, en attendant, quand on tape sur eux, nous recevons aussi les horions. Notre caste a peut-être des défauts, je ne le nie pas, mais elle sait les racheter. Elle a une longue habitude de la bravoure et, si elle tombe quelquefois, elle tombe plus souvent encore sur les champs de bataille.
LE JOURNALISTE DU MONDE. - C'est ce que je disais dans mon article.
LA MARQUISE. - Qui oserait soutenir le contraire ?
L'AMI DE L'AUTEUR. - Personne. La noblesse a trempé, de son sang la terre de France pendant des siècles…
LE SECRÉTAIRE D'AMBASSADE. - En échange de quoi elle avait tous les privilèges.
L'AMI DE L'AUTEUR. - Elle a payé là, et très largement, le plus onéreux des impôts. Nul ne songe à le contester. Mais…
LE VICOMTE. - C'est heureux qu'on nous rende au moins cette justice !
L'AMI DE L'AUTEUR. - Mais je voudrais, oh ! je voudrais bien qu'il fût établi d'abord que certaines vertus sont du domaine commun, qu'elles ne sont pas réservées ainsi que les « chasses » des riches, et ne prennent pas une importance supérieure quand elles sont pratiquées par les nobles.
LE MARQUIS. - On vous l'accorde.
L'AMI DE L'AUTEUR. - Merci, monsieur.
LE MARQUIS. - Après ?
L'AMI DE L'AUTEUR. - Et puis, qu'il y a des vertus qui vont de soi, des vertus générales, naturelles et hors concours, des vertus humaines, presque sauvages, qui font qu'on est à peu près un monstre si on ne les a pas, mais qui ne font pas de vous un dieu sur terre si on les a. Ces vertus, telles que l'amour de la patrie et l'affection filiale, ne doivent pas servir de circonstances atténuantes en cas de faillite morale. Il est injuste de les appeler à la rescousse, dans les moments critiques, pour excuser une scélératesse ou une pleutrerie, et je n'admets pas qu'on les décroche au beau milieu de la discussion pour les mettre dans son jeu, parce que, d'une part, ce sont des atouts auxquels il est malaisé de résister, et puis que, de l'autre, ils ne prouvent pas du tout que celui qui les a en main ait raison et soit en droit de gagner la partie. Laissons donc en dehors et au-dessus de nos luttes ces belles vertus primordiales dont on est mal fondé à se tant prévaloir, au point de s'imaginer qu'elles permettent tout et répondent à tout. Le courage de l'aristocratie rentre dans ce cas. Si un noble authentique est pincé trichant au jeu – cela n'arrive jamais, je le sais, mais cela peut arriver, il ne faut qu'une fois ! – je demande qu'on ne s'écrie pas : « Sans doute c'est très laid, mais comme il s'est bien battu en 1870 ! » tout comme je me refuse à trouver bons les tableaux d'un tel, sous prétexte qu'il a une vieille mère qu'il adore. Excellent fils et mauvais peintre.
LE MARQUIS. - Oui. Cependant… On pourrait vous répondre que… Mais non, c'est inutile. Et puis, je ne saurais pas parler aussi bien que vous, surtout aussi longtemps.
LA MARQUISE. - Le fait est que l'auteur en question a en vous un précieux avocat.
L'AMI DE L'AUTEUR. - N'est-ce pas ? Je le défends comme si je n'étais pas son ami.
LE VICOMTE. - Moi, j'en reviens à mon grief de tout à l'heure : il ne devait pas englober toute l'aristocratie dans sa pièce.
L'AMI DE L'AUTEUR. - Mais il ne l'a pas englobée.
LE VICOMTE. - Si, par le soin qu'il a pris luimême de souligner seulement deux exceptions : « un duc brillant homme d'État et un vicomte somptueux penseur. »
LE JOURNALISTE DU MONDE. - C'est ce que je disais dans mon article !
L'AMI DE L'AUTEUR. - Permettez. Ces deux exceptions ne sont pas nominatives ; et, si bête qu'on prétend que soit le public, il ne le sera jamais au point de les avoir prises au pied de la lettre. Elles sont mises là comme argument comparatif : « Pour un duc brillant homme d'État ou un vicomte somptueux penseur, passez-moi en revue tous les imbéciles titrés ! » Et puis, de quoi se plaint-on ? Cette phrase est une petite porte entrebâillée par où il peut encore se faufiler beaucoup de monde, même en dehors des ducs de la politique et des vicomtes de la pensée, qui sont déjà plus de deux.
LE SECRÉTAIRE D'AMBASSADE. - Si nombreux qu'ils soient, leur nombre ne tend pas à grandir.
LA MARQUISE. - Oh ! vous, taisez-vous : on sait que vous êtes un horrible républicain.
LE SECRÉTAIRE D'AMBASSADE. - Je suis un aristocrate du régime que je sers.
LE MARQUIS. - Il y a autre chose encore : Pourquoi cette pièce s'appelle-t-elle le Prince d'Aurec ? Pourquoi pas… Monsieur Tartempion ? Il n'est pas nécessaire d'être prince pour faire comme eux, monter sur les mails…
LA MARQUISE. - Entretenir des demoiselles.
LE VICOMTE. - Empoigner des culottes.
LE MARQUIS. - Bref, mener une vie de sottise. La plupart des jeunes bourgeois le font.
LE JOURNALISTE DU MONDE. - Bravo ! C'est ce que je disais dans mon ar…
LE MARQUIS. - Avec nos tristes mœurs actuelles, les vices et les plaisirs sont les mêmes pour les jeunes gens de ces deux classes. Le fils du gros marchand de drap n'est pas plus un modèle que le fils des Croisés. Alors pourquoi catégoriser ? Et pourquoi s'en prendre uniquement à l'aristocratie ?
LE JOURNALISTE DU MONDE. - C'est irréfutable. C'est ce que je disais dans m…
L'AMI DE L'AUTEUR. - Pourquoi catégoriser ? Mais je vais vous l'apprendre. C'est que je ne suis pas choqué quand je vois le fils du marchand de drap qui fait l'aristocrate à sa façon, et qui veut ou qui croit monter, tandis que je le suis quand je vois le petit-fils des Croisés qui se conduit comme le rejeton du marchand de drap, et qui descend. Cela m'est bien égal que le jeune Tartempion mène une vie de polichinelle. À quel propos lui demander d'être un exemple ? Il vient de rien, d'un fond de boutique. Mais le prince d'Aurec part de très loin et de très haut : j'ai vu son nom au collège dans mes précis d'histoire ; ses aïeux ont été maréchaux. Halte-là ! j'ai le droit d'être exigeant. Passé oblige.
LE MARQUIS. - Tant que vous voudrez. Mais, à supposer qu'une certaine aristocratie frivole mérite d'être frappée, du moins – pour me servir d'un mot de l'auteur – y a-t-il encore « la manière ? »
LA FIN LETTRÉ. - Vous auriez voulu que ce fût avec une fleur ?
LA .MARQUISE. - Nous eussions souhaité que l'auteur se souvînt à temps qu'il avait affaire à des vaincus, et qu'il n'est pas généreux de piétiner un ennemi à terre.
L'AMI DE L'AUTEUR. - Il ne pouvait pourtant pas attendre, pour faire sa pièce, que le Roi fût sur le trône !
LA MARQUISE. - On ne touche pas à des vaincus, je ne sors pas de là.
LE SECRÉTAIRE D'AMBASSADE. - Je ne voudrais pas être cruel, madame la Marquise, mais c'est justement ce qu'on reproche à votre parti : c'est d'être vaincu par sa faute, par ses fautes impardonnables et successives.
LA MARQUISE. - Pas un mot de plus, mon cher monsieur. Vous savez bien que nous ne pouvons pas causer politique ensemble.
LE MARQUIS. - Et puis, étant donné l'état d'esprit de notre époque, c'est si facile d'avoir du succès en bafouant les travers de l'aristocratie que jamais un homme sérieux ne devrait le rechercher à ce prix-là.
LE FIN LETTRÉ. - Dusse-je vous déplaire, j'avoue que je ne vois pas pourquoi l'aristocratie serait une contrée interdite aux auteurs dramatiques. Voilà des années et des années que le théâtre railleur vit le plus méchamment des ridicules et des misères de la bourgeoisie, de ses grotesques adultères, de ses maris crétins et trompés, de ses femmes communes et niaises. Bourgeois, va ! Sale bourgeois ! cela est passé dans la langue, devenu synonyme de sottise, avarice, lâcheté, mesquinerie du cœur, étroitesse d'idées, mépris de l'art et de tout ce qui est grand et beau. Bien entendu vous avez tous applaudi, et la pauvre bourgeoisie ne s'est jamais rebiffée ; elle donne ses neuf francs le dimanche au bureau du théâtre, et elle rit dans son fauteuil d'orchestre – quelquefois un peu jaune – mais elle rit. Pourquoi donc en somme la noblesse ne serait-elle pas à son tour sur la sellette quand elle y prête ? pourquoi n'aurait-elle pas le même bon esprit de prendre la chose en riant, tout comme M. Perrichon ?
LE VICOMTE. - Mais c'est ce qu'elle fait, monsieur. Et elle prouve sa tolérance en n'allant pas chaque soir briser les banquettes du Vaudeville, comme la pièce le mériterait. Certainement ! car, au bout du compte, il y a là-dedans des choses qu'il est tout de même dur d'avaler !
LE SECRÉTAIRE D'AMBASSADE. - De tous les gens que j'ai vus qui connaissaient le Prince d' Aurec, aucun, même parmi les plus mécontents, ne m'a paru aussi révolté que vous.
LE VICOMTE. - Tant pis.
LA MARQUISE, au Vicomte. - Vous avez absolument raison dans le fond ; mais calmez-vous pourtant, et ne vous faites pas de bile pour cette vilaine pièce.
LE FIN LETTRÉ, bas au Secrétaire d'ambassade : Le Vicomte, indigné, sortait au second acte.
L'AMI DE L'AUTEUR, à la Marquise. - La fureur du vicomte est touchante et sincère : aussi je la respecte, en songeant qu'après tout monsieur porte un des plus vieux noms de France. Mais ce qui est risible, c'est l'exaltation des vicomtes de hasard…
LE FIN LETTRÉ. - De ceux dont Émile Augier disait déjà : « C'est vicomte on ne sait pourquoi ni comment, et ça se porte à tout propos champion de la noblesse pour avoir l'air de la représenter. Si on fait une égratignure à un Montmorency, ça crie comme si on l'écorchait lui-rnême ! »
L'AMI DE L'AUTEUR. - À moins qu'ils ne soient encore comme un que je connais, vieux noceur à la voix éraillée, qui se pocharde en croyant faire preuve de fidélité monarchique, sous prétexte qu'on dit : « Le Roi boit. » Pas sérieux.
LE SECRÉTAIRE D'AMBASSADE. - On pourra penser de cette comédie tout ce qu'on voudra. La presse entière a été unanime à constater son succès.
LA MARQUISE. - Pas tant que ça.
MADAME DURAND. - M. Sarcey a fait ses réserves.
LE SECRÉTAIRE D'AMBASSADE. - Mais M. Lemaître, et bien d'autres, l'ont louée chaleureusement.
LE MARQUIS. - Parlons-en de M. Lemaître ! S'il y a une chose qui m'a été encore plus pénible que la pièce, c'est le compte-rendu qu'il en a fait !
LE SECRÉTAIRE D'AMBASSADE. - Un de ses plus beaux feuilletons ! (Bas, à l'ami de l'auteur.) Je l'ai découpé dans les Débats et je l'ai mis dans mon Larousse au mot : Noblesse.
LE VICOMTE. - À propos des critiques, tenez, M. Pessard a exprimé une chose très juste, dans le Gaulois, quand il a dit : « Ce n'est pas la marque d'un esprit bien délicat que de prendre la mort de Louis XVI comme texte à gaudrioles ».
L'AMI DE L'AUTEUR. - Ce reproche n'est pas fondé. En voici la preuve : je cite mot à mot la seule phrase qui fasse allusion à la mort du roi. C'est le prince qui parle : « Sans doute, je déplore que, dans le temps, on ait guillotiné Louis XVI ! » A quoi, sa mère, scandalisée du mot, s'écrie : « Déplore ! » Et puis c'est tout. Quelle gaudriole y a-t-il dans ces termes ? À supposer d'ailleurs qu'il y en eût, M. Pessard a oublié que ce n'est pas M. Lavedan qui parle, c'est un personnage de comédie qui s'appelle le prince d' Aurec, mauvais fils et mauvais gentilhomme, qui se moque de tout, et qui a tort, qui ne respecte rien de ce qui est respectable ; en quoi il mérite d'être montré tout cru, tel qu'il est. Et justement pour cela ses plaisanteries doivent être irrévérencieuses. S'il parle de la mort de Louis XVI, il faut que ce soit avec une légèreté choquante, puisque c'est un des traits qui concourent à la peinture de son caractère. Supposez qu'il n'étalât, dans sa tenue et ses paroles, qu'une continuelle hauteur d'âme, il donnerait l'aspect d'un jeune gentilhomme excellent, il ne serait plus le prince d'Aurec. Du reste, c'est une des erreurs assez fréquentes de la critique, même la plus consciencieuse et la plus indépendante, comme l'est toujours celle de M. Pessard, que de retourner contre l'auteur les propos qu'il a mis, en les réprouvant lui-même, dans la bouche de ses personnages.
LA MARQUISE. - S'il était ici, l'auteur, je lui dirais ce que j'ai sur le cœur. Il avait pourtant un moyen si facile de nous contenter tous !
L'AMI DE L'AUTEUR. - Quel moyen ?
LA MARQUJSE. - C'était de faire de la mère, si bonne et si loyale…
Mme DURAND. - Bien bête, avouez-le.
LA MARQUISE. - Oui, mais si bonne ! C'était d'en faire une vraie duchesse, née Ceci ou Cela au lieu d'être Piédoux. Nous lui aurions tout pardonné.
LEVICOMTE. - Pas moi.
Mme DURAND. - Si, si, vicomte, vous lui auriez aussi pardonné.
LE JOURNALISTE DU MONDE. - C'est ce que je disais dans m…
L'AMI DE L'AUTEUR. - Il y a bien songé.
LA MARQUISE. - Vraiment ?
L'AMI DE L'AUTEUR. - Mais il ne l'a pas voulu.
LA MARQUISE. - Et pourquoi, grands dieux ?
L'AMI DE L'AUTEUR. - Parce que si la duchesse était née La Tour-Branlante, au lieu d'être tout bêtement une Piédoux, la leçon de la comédie eût été moins forte, et le prince eût paru en quelque sorte moins coupable aux côtés d'une mère qui rachetait trop sa vilenie.
LE MARQUIS. - Une leçon ! une leçon ! Voilà un mot que je ne permets pas !
LA MARQUISE. - De quel droit va-t-on nous donner des leçons ? Quelle qualité a-t-il pour cela, ce jeune redresseur de torts ?
L'AMI DE L'AUTEUR. - Madame, la modestie et même l'indignité d'un instrument n'enlèvent rien à la portée de l'œuvre qu'il accomplit quand cette œuvre est entreprise de bonne foi, et mon ami a conscience d'avoir été le plus possible équitable. Et quant à son droit, il l'a bel et bien.
LE MARQUIS. - Vous voulez rire ?
L'AMI DE L'AUTEUR. - C'est celui de l'auteur dramatique, de l'homme de théâtre. Précisément sur ce sujet, Beaumarchais, dans sa préface du Mariage, a dit des choses criantes de vérité, que malheureusement je ne me rappelle plus…
LE MARQUIS. - C'est regrettable. Nous aurions pu apprécier.
LE FIN LETTRÉ. - Je les sais par cœur, moi. Consolez-vous donc. Il dit à un endroit : « Mais, parce que les personnages d'une pièce s'y montrent sous des mœurs vicieuses, faut-il les bannir de la scène ? Que poursuivrait-on au théâtre ? Les travers et les ridicules ? cela vaut bien la peine d'écrire ! »
L'AMI DE L'AUTEUR. - Vous voyez ? Pour Beaumarchais les travers et les ridicules ne suffisent pas, il veut qu'on aille plus loin.
LE FiN LETTRÉ, continuant : « Ils sont chez nous comme les modes : on ne s'en corrige point, on en change. Les vices, les abus, voilà ce qui ne change point, mais se déguise en mille formes sous le masque des mœurs dominantes : leur arracher ce masque et les montrer à découvert, telle est la noble tâche de l'homme qui se voue au théâtre ! »
LE VICOMTE. - Eh bien ! il ne manque pas d'aplomb, votre Beaumarchais !
LE FIN LETTRÉ. - Laissez-moi finir pendant que je suis lancé. (Continuant.) « Soit qu'il moralise en riant, soit qu'il pleure en moralisant, Héraclite ou Démocrite, il n'a pas un autre devoir. Malheur à lui s'il s'en écarte ! On ne peut corriger les hommes qu'en les faisant voir tels qu'ils sont. La comédie utile et véridique n'est point un éloge menteur, un vain discours d'académie ».
L'AMI DE L'AUTEUR. - Voilà ! (Au marquis.) Qu'est-ce que vous en dites ?
LE MARQUIS. - Que Monsieur a une mémoire prodigieuse.
LE FIN LETTRÉ. - Cest vrai. Et vous voyez comme elle m'est utile !
L'AMI DE L'AUTEUR. - Après ce que vous venez d'entendre, serez-vous plus calmes ? Sentez-vous à présent combien mon ami s'est montré modéré en dépit de son apparente cruauté ? Convenez qu'il eût pu faire de ses personnages des scélérats accentués. Je connais des gens de votre monde qui l'approuvent, et de toutes leurs forces, en regrettant qu'il n'ait pas été impitoyablement jusqu'au bout de sa satire.
LE VICOMTE. - Le bagne, pendant que nous y sommes ? ·
L'AMI DE L'AUTEUR. - Non. Mais presque. Pour eux, pour ces Caton, le prince d' Aurec, dans la réalité, eût péri dans quelque honteuse histoire de jeu, ou fait le plongeon après un vilain scandale, et la princesse eût donné au baron de Horn le droit de dire qu'on ne l'avait pas volé, qu'il en avait bien eu pour son argent !
LA MARQUISE. - Quelle horreur ! Une femme dé son rang ! C'eût été contre nature.
LE MARQUIS. - Si l'auteur avait-fait cela, il y aurait eu dans toute Ja France un tolle !
LE VICOMTE. - Nous nous serions levés ! (Il se lève.)
LE FIN LETTRÉ, le contenant. - Restez assis.
LE JOURNALISTE DU MONDE. - Je vous déclare qu'en ce cas-là j'aurais fait un de ces articles… mais un de ces articles ! !
L'AMI DE L'AUTEUR. - Oui, c'est probablement la crainte de votre article qui aura retenu mon ami. Quoi qu'il en soit, on s'indigne outre mesure, selon moi, des vivacités qu'il a eues. Au point de vue de la morale courante, le prince de sa comédie ne fait en somme rien de déshonnête : il vend une épée, qui lui appartient après tout, et c'est pour payer ses dettes ! Reconnaissez que c'est son droit, sinon son devoir. Et la princesse, tout en étant coupable de désordre, de coquetterie et de légèreté, demeure cependant une épouse fidèle. Non, ils ne font, à proprement parler, rien de vil ; seulement… ils ne sont pas nobles : ce ne sont que des hommes, de pauvres créatures comme tout le monde, et c'est là que le bât a blessé quelques-uns ! À qui la faute ?
L'ISRAÉLITE. - Eh bien, et nous dans tout çà ?
L'AMI DE L'AUTEUR. - C'est juste : vous aussi, vous allez vous mettre de la partie !
LE MARQUIS. - Il a vraiment lieu de se plaindre, avouez-le.
L'ISRAÉLITE. - J'ai l'esprit très large, et vous avez remarqué que je me suis tu jusqu'à présent. Maintenant c'est mon tour.
LE FIN LETTRÉ. - Allez.
L'ISRAÉLITE. - Je suis choqué ; je trouve peu chevaleresque, peu… chic, que l'auteur ait introduit un juif dans sa pièce.
L'AMI DE L'AUTEUR. - Le juif n'est qu'une formule, une étiquette. Il représente l'argent.
L'ISRAÉLITE. - C'est bientôt dit : Il représente l'argent ! Mais il n'y a pas que des hommes d'argent juifs : il y en a de catholiques, et beaucoup, et de très âpres, très véreux, qui finissent souvent mal.
LE SECRÉTAIRE D1AMBASSADE. - Parce qu'ils sont moins forts.
L'ISRAÉLITE. - Pourquoi prendre un juif ? Cela n'était pas nécessaire. Ah ! pourquoi ? Je le devine bien, parbleu ! C'est pour flatter les pires passions d'une certaine coterie, pour encourager la fureur des sectaires qui veulent, comme ils s'en vantent, nous ramener la guerre civile. Franchement, il n'est ni noble ni artistique de recourir à de pareils moyens. À supposer que, de cette manière, on force le succès, il sera toujours de mauvais aloi ; et pour ma part, si j'étais auteur, je me ferais scrupule de désigner tous les soirs à la haine publique une classe qui compte des hommes honnêtes, bons, innocents et irresponsables de leur naissance, de leur race, et aussi des torts que peuvent avoir certains de leurs coreligionnaires. Il y a des braves gens partout.
LE VICOMTE. - Comme il y a partout des canailles : il a absolument raison.
L'AMI DE L'AUTEUR. - Je proteste. Vous avez l'air de dire que mon ami a spéculé sur les événements ? Rien n'est moins vrai : ce sont eux qui ont marché plus vite que lui, qui ont réalisé plus tôt ce que son flair et son observation lui avaient fait pressentir. Quand il a eu l'idée première de sa pièce – et ce n'est pas d'hier ! – sans doute, M. Drumont avait déjà publié ses premiers livres, et avec un grand retentissement, mais il n'était pas alors question de journalisme antisémitique, la Libre Parole n'était pas fondée, le marquis de Morès tuait le tigre aux Indes ; cette terrible question des Juifs n'avait pas, il y a encore un an, atteint l'acuité d'à présent. La pièce de mon ami s'est donc trouvée arriver à point, je n'irai pas jusqu'à dire : malgré elle, mais sans qu'il y eût de sa faute à elle toute seule, avec la complicité bruyante et forcée des événements ; et si, comme le prétendent les gens mal intentionnés, M. Lavedan, par suite des circonstances, a bénéficié du scandale, on est du moins obligé de convenir qu'il ne l'avait ni créé ni recherché, et que ce n'est pas sa faute si sa comédie s'est montrée en rapport exact et actuel avec la situation sociale qu'elle prétendait porter au théâtre. Et quant au second reproche, il ne tient pas debout. Comment ! voilà un auteur qui veut faire à la scène une œuvre où il montrera l'aristocratie dégénérée ne remplissant même plus le rôle honoraire que le passé lui impose : il la prendra donc, il l'étudiera, la montrera dans toutes les postures où elle est répréhensible et sujette à caution. Il n'aura garde d'omettre les reproches qui lui sont adressés, les griefs qui lui sont faits, surtout si ces critiques lui paraissent justifiées. Remarquez que c'est justement là son terrain à lui auteur dramatique ; c'est Ià que ses bonshommes sont en faute et qu'il doit les y prendre. Or, en première ligne des griefs qui, chaque jour, sont faits à l'aristocratie, non seulement par leurs ennemis ou leurs jaloux, mais surtout par leurs pairs, par les intransigeants d'honneur, est celui-ci : de frayer avec les israélites, avec les israélites financiers, d'aller chez eux, de les recevoir, de les rechercher, de partager leurs plaisirs et souvent plus.
L'ISRAÉLITE. - Ils peuvent être fort honorables, ces israélites !
L'AMI DE L'AUTEUR. - Quand même. – « Ce n'est pas votre place chez eux, disent ces honorables, et ce n'est pas la leur chez vous. Vous êtes deux mondes différents ; au fond, vous ne vous estimez pas mutuellement : vous n'obéissez qu'à l'intérêt en vous rapprochant ; vous ne cherchez qu'à profiter le plus les uns des autres, en donnant chacun le minimum. À quoi bon ? Chacun chez soi. » Cependant, les relations continuent entre ces deux mondes ; elles ne sont même pas sans se tendre jusqu'à craquer souvent et amener ces catastrophes que nous voyons. Il en résulte aussi des divisions dans l'aristocratie : les aristocrates qui sont pour les juifs et ceux qui sont contre. Est-ce vrai ? En voulez-vous un exemple ? Il y a à Paris un très grand club dont fait partie un très grand israélite, et son père était aussi membre de ce même club. Eh bien, il ne peut pas arriver à faire recevoir son propre fils dans le cercle en question, et après plusieurs blackboulages il a été dissuadé de le représenter de nouveau.
L'ISRAÉLITE. - Qu'est-ce qu'on lui reproche à ce candidat ?
L'AMI DE L'AUTEUR. - Pas autre chose que d'être le fils de son père. Vous voyez donc qu'il y a là une situation chronique tout à fait à part, une crise permanente, fertile en conflits entre l'arlstocratie et les israélites, une espèce de fréquentation armée jusqu'aux dents, où l'argent est la source forcée de ruses, de fausses amitiés, de terribles haines, d'ambitions satisfaites, de rêves déçus, bref, de choses toujours plus vilaines que belles. Est-ce l'auteur qui I'a imaginée, cette situation ? Non, elle existe. Alors pourquoi voulez-vous qu'il soit plus légitimiste que la vie ne l'est, qu'il se montre plus susceptible et rigoureux pour ses personnages de comédie, son aristocratie et ses juifs de planches, que ne le sont ses vrais modèles qu'il coudoie, qu'il a sous les yeux ? Pourquoi vous indignez-vous que le baron de Horn soit reçu chez le prince d'Aurec, un écervelé qui ne vaut pas cher, quand nous le voyons avoir ses grandes entrées chez de bien plus hauts princes, dans les salons d'anciens membres du conseil de l'Union générale, jusque chez des altesses et des prétendants dont il encourage au besoin la caisse, et qu'il a le grand plaisir, en retour, de voir défiler à la synagogue le jour où il marie ses enfants ? Pourquoi voulez-vous que mon ami repousse un phénomène social aussi dramatique et passionnant, qui lui est apporté par la réalité, constaté à toute heure par le journal, par les événements financiers, politiques, mondains, par tout ? Non. L'homme d'argent de la pièce devait être juif ; il fallait qu'il le fût, sans quoi la comédie n'avait plus de sens, puisque c'est précisément par là qu'elle expose un cas social, et rend palpable le principal grief fait à l'aristocratie, à savoir sa compromission avec l'Argent, puissance personnifiée sinon toujours par des israélites, du moins, avouez-le, en bien plus grande majorité par eux que par des catholiques.
(Il se fait un assez long silence.)
LE MARQUIS, un peu gêné. - Oui… Oh ! il est certain que…
LA JEUNE VEUVE. - La pluie a cessé. Nous pouvons aller au jardin.
LA MARQUISE, soupirant. - L'aristocratie, les israélites…
Mme DURAND. - Le nom !
LE VICOMTE - L'argent !
LE FIN LETTRÉ. - Comment tout ça finira-t-il ?
L'AMI DE L'AUTEUR. - Par des mariages…