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Charles Lassailly

LES ROUERIES DE TRIALPH



L'intrigue

Ce roman, l’auteur lui-même le dit «extravagant», «embrouillé» et «décousu». Et les rares critiques qui en ont parlé ne font en général que répéter cette appréciation péjorative. Pourtant ce roman est mené selon une intrigue relativement simple.

Le héros, Charles Trialph, est évidemment un double de Charles Lassailly. C’est Lassailly que l’on reconnaît, par exemple, dans ce passage du roman : «Mes parents ont été ruinés par des revers; j’ai été forcé de me procurer moi-même une position dans le monde. Ne connaissant rien en dehors du cercle de ma spécialité, je n’ai pu choisir aucune profession. Je devins donc penseur par métier, homme de lettres de nom.»

Trialph est un garçon qui a eu beaucoup d’illusions dans sa jeunesse: comme Lassailly, il croyait dans son génie et dans sa supériorité intellectuelle; comme Lassailly, il s’attendait à connaître une vie de passions et d’aventures. Puis de multiples échecs l’ont fait revenir de ses exaltations. Trialph nous apparaît bien comme un «enfant du siècle», puisqu’il a connu l’ennui, comme René, la fatalité du malheur, comme Hernani et, comme le Louis Lambert de Balzac, l’incapacité à maîtriser tout ce qui bouillonnait en lui.

Finalement, Trialph a dû accepter l’idée qu’il n’était pas fait pour vivre dans la société du XIXe siècle. Son roman est alors, pour Lassailly, l’occasion de porter un regard féroce et lucide sur la société de l’époque de Louis-Philippe, une société qu’il prétend «vermoulue» et dont le déclin, selon lui, s’expliquerait tout à la fois par «la chute de la foi catholique, le dédain des mœurs chevaleresques, l’abjuration du respect pour les rois, l’insignifiance des doctrines philosophiques de l’Encyclopédie, l’impuissance des billevesées de la tribune, la nullité des fanfaronnades du théâtre…».

Et le roman est parsemé de textes qui dénoncent certaines pratiques du temps, par exemple :
- la presse qui, pour des motifs sordides, s’acharne contre des œuvres d’art qui ont été créées avec conscience,
- ou bien le théâtre romantique avec ses oripeaux moyenâgeux et son public stipendié,
- ou bien les exécutions capitales auxquelles on va assister comme on va au spectacle,
- ou bien encore les réunions de vertueux républicains que l’on voit festoyer et sabler le champagne, et qui se donnent bonne conscience en votant une «souscription philanthropique» pour soutenir la cause des Polonais révoltés.

Donc Trialph se retrouve aigri, désabusé, «désamouré» de tout. Il a conscience qu’il ne vit plus que par lâcheté, par paresse. Aussi a-t-il décidé, dès les premières lignes du roman, d’en finir avec la vie; et tout ce qu’il va faire désormais sera le prélude à son propre suicide (d’où le titre complet du roman : Les roueries de Trialph notre contemporain avant son suicide).

D’abord Trialph absorbe un poison destiné à le faire mourir. Mais ce poison lui donne seulement des hallucinations (ce qui permet à Lassailly d’anticiper sur le thème baudelairien des paradis artificiels). Au cours de ces hallucinations, Trialph se voit évoluer dans un monde fantastique, un monde de ténèbres, où il rencontre d’abord l’ombre de son père, puis Satan, un Satan «de charmante humeur et excellent philosophe», qui lui révèle quelques vérités essentielles et qui lui donne mission, comme poète, d’attaquer toutes les fantasmagories de son siècle. Donc, se trouvant investi de la mission de faire le mal, Trialph va désormais jouer «le rôle d’un serpent venimeux qui darde la mort».

Or le hasard l’a mis en rapport avec cinq personnages : une jeune fille de dix-sept ans, Nanine, une femme de trente-cinq ans, Olympe, son époux le comte de Liadères, puis Ernest Vaslin, un ami d’enfance, et sa maîtresse Césarine. Va se tisser entre Trialph et ces personnages tout un réseau de sentiments et d’aventures, à l’issue desquelles il comprend que personne ne veut l’aimer, ni Ernest comme ami, ni Olympe comme maîtresse, ni Nanine comme épouse. Trialph va donc commencer à manipuler tous ces personnages, hypocrites et médiocres, pour les faire souffrir, puis pour les punir (ce seront là ses «roueries»).

Alors, dans le grand final de son oeuvre, Lassailly parodie les romans «frénétiques» de son époque. Trialph bâtit une machination complexe, qui aboutit à une scène horrible :
- Ernest Vaslin, qui escaladait le balcon de la comtesse, s’écrase sur le sol;
- la comtesse, la poitrine enduite d’une substance qui la fait brûler de désirs érotiques, se vautre, ensanglantée, sur le cadavre de son amant;
- le comte, lui, se fait brûler vif, dans la chambre qu’il a embrasée;
- quant à Nanine, qu’il est allé retrouver dans sa chambre, Trialph lui chatouille la plante des pieds jusqu’à ce que mort s’ensuive, procédé, dit-il, «plus ingénieux que les méthodes en cours».

Sa mission accomplie, il ne reste plus à Trialph qu’à mourir. Pour s’éviter, dit-il, le ridicule de la morgue, il décide qu’il va se jeter dans la mer. Et c’est au cours de ce voyage vers la mer et vers la mort qu’il est censé avoir écrit son récit.

Une oeuvre "frénétique"

Alfred de Vigny a beaucoup aimé ce roman, volontairement déconcertant (et c’est grâce à son appui que Lassailly a pu le publier, en 1833). Les contemporains, eux, n’y ont vu pour la plupart qu’un éloge du cynisme ou l’histoire d’un excentrique, d’un halluciné, d’un fou. La presse orléanaise, entre autres — malgré sa sympathie pour l’enfant du pays — a trouvé affligeant ce qu’un journaliste local a appelé «un dévergondage d’idées».

En réalité, on n’osait pas reconnaître que ce que Trialph mettait en évidence, c’était le malaise de la jeunesse dans la société des années 1830. Et on en voulait à Lassailly de présenter la France de Louis-Philippe comme un immense échec, un immense «gâchis» (en effet le nom propre Trialph rappellerait, selon Lassailly, le mot danois signifiant «gâchis»).

Il ne faut pas croire que ce roman étrange était une œuvre isolée. Il s’inscrivait dans tout un courant que l’on appelle la littérature «frénétique». Ce terme vient de Charles Nodier, qui l’applique aux œuvres qui se caractérisent, dit-il, par «des extravagances où toutes les règles sont violées, toutes les convenances outragées, jusqu’au délire». 1833, l’année de Trialph, c’est aussi l’année des Romans goguenards de Théophile Gautier; c’est l’année où Pétrus Borel publie ses Contes immoraux, des récits dans lesquels il accumule à plaisir des situations horribles, comme il le fera ensuite dans Madame Putiphar [la Pompadour] ou comme Jules Janin l’a déjà fait dans l’Ane mort et la femme guillotinée.

Bien sûr, il ne faut pas prendre ces œuvres tout à fait au sérieux, car il y a souvent chez les auteurs une intention parodique ou d’auto-dérision. Lassailly le dit clairement dans une lettre, et on le sent bien dans son roman, par exemple lorsque — après avoir accumulé toutes les atrocités et tous les supplices — il s’amuse à terminer par ce qu’il présente comme le supplice le plus horrible — le seul, effectivement, auquel les romanciers «frénétiques» n’avaient pas pensé — la mort par le chatouillement de la plante des pieds!

Ce roman, certes déconcertant, est important si l’on veut comprendre le romantisme des années 1830. Albert Camus ne s’y est pas trompé, puisque, dans son essai l’Homme révolté, il cite précisément Lassailly à propos de ce qu’il appelle «la révolte des dandys» : «Tout poète, pour être reçu, doit alors être maudit. Charles Lassailly ne se couche jamais sans proférer, pour se soutenir, quelques fervents blasphèmes». Et, dans le même chapitre, Camus propose une analyse qui apporte un éclairage tout à fait intéressant, non seulement sur le roman de Trialph, mais aussi sur l’homme Lassailly, sur son dandysme, sur ses excentricités.

Selon Camus, si un héros frénétique — comme Trialph — s'estime contraint de faire le mal, c'est parce qu'il a la nostalgie d'un bien impossible; c’est aussi parce qu’il sent que la violence de l'homme est la seule réponse à la violence qui est inhérente au monde. Et, si le héros fait de la frénésie sa valeur suprême, c'est pour se sentir véritablement vivre; car pour le héros frénétique «un beau crime épuise en une seconde tout le sens d'une vie». Quant aux excentricités du dandy romantique, toujours selon Camus, elles seraient une forme de révolte chez un homme qui se sent livré au hasard, qui se sent peu à peu détruit par on ne sait quelle puissance, et qui refuse de se soumettre. Et Camus enchaîne alors des formules qui conviennent parfaitement à notre Lassailly, par exemple : «Le dandy joue sa vie faute de pouvoir la vivre; le dandy cherche une solution dans l'attitude; il veut resplendir avant de disparaître, cette splendeur faisant sa justification». Et le texte de Camus se termine ainsi : «Du Cleveland de l’abbé Prévost jusqu’aux dadaïstes — en passant par les frénétiques de 1830, Baudelaire et les décadents de 1880 — plus d’un siècle de révolte s’assouvit à bon compte dans les audaces de l’excentricité.»

Une oeuvre qui annonce certaines évolutions futures de la littérature

Ainsi Lassailly l’excentrique et son étonnant Trialph trouvent-ils exactement leur place dans une continuité littéraire. Et, tout particulièrement, Camus nous aide à comprendre combien ce roman anticipait sur des grandes œuvres qui allaient bientôt paraître.

On pense d’abord à Baudelaire, à sa théorisation du dandysme, à sa recherche de la beauté dans le mal, à son satanisme. Baudelaire ne cite jamais Lassailly, mais il prend la défense de quelqu’un qui lui ressemblait beaucoup, celle de Pétrus Borel, qu’il appelle «une des étoiles du sombre ciel romantique», Pétrus Borel dont les «bizarres élucubrations», dit-il, s’expliquent par «les haïssables circonstances où était enfermée une jeunesse ennuyée et turbulente». Baudelaire a bien compris que cette littérature «frénétique» était une réaction contre la société contemporaine ou, comme dit Camus, qu’elle était «un défi porté à la société du temps».

Quelques années plus tard, en 1869, Lautréamont reprendra cette veine «frénétique» dans ses Chants de Maldoror, en mêlant l’autodérision et la parodie à l’expression des fantasmes issus de son monde intérieur. Maldoror est vraiment le fils de Trialph. D’ailleurs Lautréamont, lui aussi, se croyait un génie étouffé par un monde qu’il abominait; et lui aussi ne trouva d’issue que dans une sorte de monologue littéraire, qu’on a pu effectivement appeler «frénétique». D’ailleurs la définition bien connue que Rémy de Gourmont a donnée de Lautréamont paraît convenir parfaitement à Lassailly: «Un homme engagé, par un mépris féroce pour les hommes, à feindre une folie dont l’incohérence est plus sage que la raison moyenne».

Au siècle suivant, ce sont les dadaïstes et les Surréalistes qui ont pu trouver dans Lassailly de quoi nourrir leurs entreprises poétiques. On retrouvera chez eux la volonté de destruction et d’autodestruction incarnée par Trialph, une volonté de destruction qui s’attaque à l’écriture elle-même.

Indiscutablement, par son roman, Lassailly a été une sorte de précurseur, une transition entre un romantisme qui s’épuisait et les futurs renouvellements de la littérature.


LE DRAME INTÉRIEUR DE LASSAILLY

La quête d'une gloire inaccessible

Pour comprendre quel fut le drame intérieur de Lassailly dans ses dernières années, il existe un texte capital de son ami Alfred de Vigny. Celui-ci écrit dans son Journal d’un poète, en 1840: «Lassailly est un désolant exemple des supplices d'un travail excessif dans une organisation faible. Le goût très fin des lettres, développé outre mesure dans ce jeune homme, la fréquentation des plus hautes intelligences lui ont donné le désir violent d'atteindre la plus grande supériorité intellectuelle. La surexcitation du cerveau est venue de ce désir, joint à la nécessité de gagner sa vie; et ce n'était, dit sa soeur, que lorsqu'il était malade que venait le talent d'exécution pour lui; encore venait-il désordonné et obscur, ne scintillant que par de rares éclairs. […] Sa sœur a remarqué que, dans sa santé, il ne pouvait pas travailler. La maladie était la lampe qui illuminait sa tête.»

Il n’y a pas grand chose à ajouter à cette analyse très lucide et très complète. Effectivement, Lassailly s’est épuisé à essayer de concrétiser dans des œuvres les richesses qu’il avait en lui, ou qu’il croyait avoir en lui. Pourtant le succès n’est jamais venu. D’où la rancœur qui apparaît souvent sous sa plume, par exemple, en 1840, dans un poème de la Revue critique où il parle de son «inexorable impopularité», de ses meilleurs jours ternis «par la longue misère», et où il se présente comme «un grand ambitieux de la grande chimère», cette chimère étant la Gloire… Cela évoque le Chatterton de Vigny. Quand Vigny écrivit cette pièce — où il révèle la misère inévitable du poète dans la société — il pensa évidemment à son ami Lassailly, qui venait alors de publier son Trialph.

L'impossibilité de vivre selon son idéal

Pour être plus précis, il semble qu’on peut expliquer aussi la «folie» de Lassailly par l’impossibilité qu’il ressentait de mettre sa vie en accord avec ses idées.

D’abord, selon lui, le poète doit rester fidèle à sa mission messianique; il doit — surtout en ce siècle de révolutions — guider le peuple. Lassailly avait proclamé cela haut et fort lorsqu’il jouait au bousingot, mais il le répéta souvent par la suite. Lassailly proclamait que le moment était venu d’accomplir dans la société la grande idée chrétienne de l’égalité. Il disait adhérer sans réserves à la pensée du Christ; il admirait Robespierre, qu’il présentait comme le continuateur de Jésus.

Il est sûr que ces idées correspondaient, chez lui, à une conviction réelle. Pourtant il a dû reconnaître que son petit talent ne lui permettait pas de se hisser à la hauteur de cette ambition. Il a dû reconnaître aussi que ses contemporains en faisaient surtout un objet de dérision, par exemple Théophile Gautier qui, dans la préface de Mademoiselle de Maupin, ironise sur ceux qui «accouplent Robespierre et Jésus-Christ de la façon la plus joviale».

L’autre idée de Lassailly était que l’artiste doit rester fidèle son idéal, qu’il doit être à la recherche du Beau et ne pas prostituer son talent, en particulier ne pas s’abaisser dans la vie sociale, comme l’ont fait Philotée O’Neddy, qui a été commis au ministère des Finances, ou Petrus Borel (l’ancien Lycanthrope !) qui deviendra en 1846 inspecteur de la colonisation en Algérie. Sur ce point, Lassailly a su résister aux tentations et refuser les postes que lui a offerts le ministère, par exemple un poste de sous-préfet. Cependant, pour survivre, il s’est quand même compromis dans la société aristocratique, il a fréquenté les salons et les théâtres, il a écrit des vers frivoles pour des publications mondaines et luxueuses comme l’Ariel journal du monde élégant. Il a donc trahi, lui aussi, tout comme il a échoué dans le rôle éminent de prophète et de guide. C’est la conscience qu’il avait de ces échecs qui expliquerait la crise morale dont il a été victime. Il avait voulu être admirable et admiré; en fait on l’aimait bien, mais seulement pour ses paradoxes et ses extravagances…

Le désir d'éveiller les consciences de ses contemporains

Mais ces extravagances avaient peut-être aussi leur justification. Outre celle que propose Camus, on en trouve une autre dans une lettre de Lassailly de l’année 1841. Faisant le bilan de sa courte vie, il écrit: «Ce que vous avez tous pris pour des paradoxes n’était que des vérités, encore douteuse aurore ou aube blafarde; mais ce sera une lumière qui vous éblouira les yeux».

Ainsi les extravagances auraient été, pour lui, un moyen d’accomplir, dans la société, la mission qu’il s’était donnée. C’est volontairement — par une sorte de sacerdoce — qu’il aurait pris des positions excentriques, paradoxales, avec, comme intention, de susciter la réflexion et d’éveiller les consciences. C'est ce qu'il avait retenu de sa période "Jeune-France". Lassailly aurait donc été un autre Neveu de Rameau, c’est-à-dire un de ces originaux qui, selon Diderot, «rompent avec cette fastidieuse uniformité que notre éducation, nos conventions de société, nos bienséances d’usage ont introduite», un de ces hommes qui veulent amener les autres à se remettre en question, en usant du paradoxe et en se comportant délibérément d’une manière extra-vagante, d’une manière qui s’écarte de la voie commune, tout en ayant conscience des risques mortels d’une telle attitude déviante, le moindre de ces risques étant de passer pour un fou.  

Ainsi, pour tout le monde, Lassailly a sombré dans la folie… On a du mal à le croire lorsqu’on lit certaines lettres qu’il a écrites dans ses dernières années. Mais, en admettant que ce soit vrai, c’était peut-être une folie assumée, presque recherchée. Ne disait-il pas que «quiconque n’a pas traversé la folie n’arrive à aucun sommet»?

Alors, dans ce cas, sa seule «folie» aurait été de croire qu’il possédait la vérité en toutes choses et que l’humanité avait besoin de lui pour la découvrir. C’est sans doute ce que veut dire Balzac, lorsqu’il écrit à Mme Hanska en 1845 : «C’est la vanité qui a tué Lassailly».

*

Donc Lassailly est mort le 14 juillet 1843. Et cette mort, si l’on en croit la comtesse Dash, fut encore une scène de roman. En effet, quand on sentit que la fin approchait, un de ses amis serait allé trouver le comte de Magnencourt, pour lui parler des sentiments que sa femme avait inspirés au poète. Et le comte aurait accepté que son épouse se rende dans la clinique, pour adoucir les derniers moments du moribond. Lassailly, averti de la visite de la dame, avait fait remplir sa chambre de fleurs. Mme de Magnencourt s'approcha, lui parla doucement et lui donna sa main à baiser. La nuit suivante, Lassailly mourut. Il n’avait que 37 ans.

Vigny avait accompagné jusqu’au bout celui qu’il appelle alors un homme «laborieux, actif et courageux» (et un journal orléanais salua la mort d’un "homme d’honneur, un bon et brave camarade"). Curieusement, on ne parle plus alors d’extravagance et de dérangement mental. D’ailleurs Vigny resta persuadé que Lassailly aurait été un homme parfaitement équilibré si la société avait daigné lui rendre la vie plus facile. Il constata seulement que la mort de son ami confirmait ce qu’il avait exprimé, huit ans plus tôt, dans son Chatterton.


LA SURVIE LITTÉRAIRE DE LASSAILLY

Certes Lassailly a échoué dans son ambition de survivre comme écrivain. Même son Trialph a sombré dans l’oubli. Pourtant le personnage qu'il avait su se composer a fécondé l’imagination de bien des auteurs de son siècle et, de cette manière, il se prolonge jusqu’à nous, dans l’anonymat, sans même que nous en ayons conscience.

Lassailly inspirateur de Hugo, de Balzac, de Stendhal

D’abord, il est possible qu’il ait inspiré partiellement Hugo pour ses personnages de Ruy Blas et de don César de Bazan (c’est la thèse séduisante d’André Lebois, mais elle a été réfutée par Pierre Citron dans un article de 1960).

A coup sûr, Lassailly a inspiré Balzac, qui le connaissait très bien. Non seulement il en a fait le personnage de Michel Chrestien dans les Secrets de la princesse de Cadignan, mais le Lucien de Rubempré des Illusions perdues a bien des points communs avec Lassailly: Lucien, fils d’un pharmacien, se prend pour un grand poète; quittant sa mère et sa sœur, il va à Paris, parce que c’est là, pense-t-il, qu’est «la vie des gens supérieurs»;  il essaie de faire carrière dans la littérature et le journalisme, mais il se fait remarquer surtout comme critique de théâtre;  enfin il publie un recueil de poèmes, dont deux sonnets sont de Lassailly.

La même année 1839, on a pu reconnaître Lassailly dans le personnage de Ferrante Palla, que Stendhal fait apparaître au chapitre 21 de sa Chartreuse de Parme.  Ce Ferrante, que Stendhal dit «un peu fou», est fasciné par «l’angélique beauté» de la duchesse (comme Lassailly était fasciné par toutes les duchesses qu’il apercevait au théâtre). Mais surtout Ferrante Palla prétend que son emploi dans la société est «de réveiller les cœurs et de les empêcher de s’endormir dans ce faux bonheur tout matériel que donnent les monarchies». Cette formule de Stendhal définit exactement la «mission» que Lassailly s’était donnée à lui-même : réveiller la conscience de ses contemporains, anesthésiés en quelque sorte par la monarchie de Louis-Philippe.

Lassailly inspirateur de Vigny

Pour ceux qui le connaissaient, Lassailly était devenu le symbole de l’homme victime d’un guignon, de l’homme dont toutes les tentatives sont vouées à l’échec, par une sorte de malédiction, de fatalité. C’est cet aspect de son personnage qui a inspiré Alfred de Vigny, lorsqu’il a voulu composer l’image du «Pauvre», dans son poème La Flûte. Il est facile de voir que la vie du Pauvre de Vigny ressemble à celle de Lassailly: même «orgueil démesuré», même passage par le saint-simonisme, mêmes tentatives pour réussir par la littérature, par le journalisme, mêmes ambitions toujours déçues.

Il me fit un tableau de sa pénible vie.
Poussé par ce démon qui toujours nous convie,
Ayant tout essayé, rien ne lui réussit,
Et le chaos entier roulait dans son récit.
Ce n'était qu'élan brusque et qu'ambitions folles,
Qu'entreprise avortée et grandeur en paroles.

Vigny fait ici un portrait moral parfaitement exact de son ami, l’année même de sa mort.

Lasailly inspirateur de Baudelaire, de Raybaud, peut-être de Rostand

C’est en cette même année 1843 que le jeune Charles Baudelaire a mis en chantier une nouvelle, La Fanfarlo, dont le héros, Samuel Cramer, est un ancien Jeune-France qui doit se reconvertir dans la littérature alimentaire. Or, le portrait initial de Samuel Cramer est parsemé de formules qui conviennent si bien à Lassailly qu’on pourrait se demander s’il n’est pas une des sources du personnage: «Samuel Cramer était un ambitieux triste et un illustre malheureux, une créature maladive et fantastique dont la poésie brillait bien plus dans sa personne que dans ses œuvres. Chez lui le paradoxe prenait souvent les proportions de la naïveté. Il possédait la science de toutes les roueries et néanmoins il n'a jamais réussi à rien, parce qu'il croyait trop à l'impossible.» Si l’on voulait faire un portrait moral de Lassailly, il suffirait de reprendre toutes ces formules.

La Fanfarlo n’a été imprimée qu’en 1847, sous le pseudonyme de «Charles Defayis» (!). L’année suivante, Louis Reybaud publiait son roman Jérôme Paturot à la recherche d’une position sociale. Cette fois, les ressemblances avec la vie de Lassailly sont nombreuses: comme Lassailly, Jérôme Paturot, dans sa jeunesse, a été chef de claque à la première d’Hernani; comme Lassailly, il essaie de vivre en écrivant des poèmes; comme Lassailly, il adhère au saint-simonisme et se croit appelé à régénérer le monde; lui aussi fonde un journal littéraire, L’Aspic, qui n’a que trois numéros; lui aussi écrit des nouvelles pour s’assurer le pain de chaque jour; il assure également le feuilleton des théâtres; finalement, après quelques nouveaux échecs, il songe au suicide, comme Trialph…

Et puis, à la fin du siècle, nous trouvons le Cyrano de Rostand, qui ressemble à Lassailly non seulement par son nez, mais aussi par sa certitude d’avoir reçu une âme d’artiste, et également par son amour sans espoir…

*

Telle fut donc la curieuse destinée de Charles Lassailly. Certes il n’a pas réussi, par ses œuvres, à se faire, dans la littérature, la place éminente dont il rêvait; mais il s’y trouve présent, en quelque sorte, par personnages interposés. De même que Philibert Audebrand nous révèle que c’est son visage qui a servi de modèle pour certains tableaux ou dessins de deux jeunes peintres, Thomas Couture et Théodore Chasseriau: lorsqu’on regarde ces tableaux, c’est encore Lassailly qu’on voit, mais sans le reconnaître… Décidément — pour parodier Cyrano — il fut bien celui qui inspire, et qu’on oublie.

Mais, finalement, survivre dans des personnages de Hugo, de Balzac, de Stendhal, de Vigny, de Baudelaire, de Reybaud, peut-être de Rostand, c’est quand même une belle destinée pour le petit employé de la pharmacie Montagnier, place du Grand-Marché à Orléans, qui, la tête pleine d’illusions, a quitté sa ville natale un matin de juillet 1826…

Pourtant, Lassailly est aujourd’hui presque oublié. Et l'on ne peut que reprendre à son sujet la formule par laquelle Théophile Gautier termine son étude sur les Grotesques: "Que l’oubli lui soit léger".


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