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CHARLES LASSAILLY

QUELQUES NOUVELLES


 

Une Éducation de jeune homme au XVIIIe siècle
La Trahison d'une fleur
Gregorio Banchi
Le Griffon de la vicomtesse de Solanges
Louisette
Les Gouttes de digitale
Albano
Le Dernier des Pétrarque
Le Masque de Werther
La Fortune de Jean Robin
L'Amour est un cigare



UNE ÉDUCATION DE JEUNE HOMME AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE

[publié dans Le Siècle, le 8 avril 1837]

Madame de la Rhue voulait clore sa vie, qui avait été passablement galante, par un dernier amour. Il n'y avait jamais eu autrefois, en France, de prunelle plus sentimentale que la sienne. Tout Paris en avait raffolé. Versailles en avait entendu parler autant que de Voltaire, des jésuites, des encyclopédistes et des parlements. Le roi Louis XV lui-même en avait été préoccupé durant un jour entier ; et il ne fallut pas moins que les intrigues de tous ses ministres d'État pour déjouer les combinaisons de cette nouvelle influence sur les destinées de la nation.

Sur ces entrefaites, s'était présenté un riche fermier-général, M. de la Rhue. C'était un homme extrêmement fastueux. Des prodigalités excessives ne pouvaient le ruiner. Il portait toujours à ses doigts des diamants de belle eau qu'il souffrait qu'on lui prît à l'Opéra, comme souvenirs de son amitié, et il donnait des petits-soupers aux gens de lettres. Avec une telle réputation, l'on doit certainement réussir dans le cœur d'une jeune fille qui n'a de fortune que sa beauté.

Gervaise, avant de devenir fermière-générale, n'était que Gervaise, et simple lingère. Elle sentit qu'il lui manquait une position dans le monde, car après tout ses yeux étaient de beaux yeux, mais des yeux de fille de magasin.

Elle se décida donc. Sur le contrat, M. de la Rhue lui reconnaissait, entre autres avantages, une terre à quelques lieues de Paris, où il avait fait des dépenses énormes, et dont on vantait beaucoup les statues et les potagers.

Quelque temps d'abord, Gervaise ne songea qu'au côté brillant de son rôle de fermière-générale. Elle eut vraiment des vanités de parvenue fort scandaleuses. Par exemple, elle avait donné l'ordre au suisse de l'hôtel de ne laisser entrer chez elle aucun visiteur qui n'eût des manchettes à dentelles. Vous avouerez que cela sentait maladroitement l'ancienne lingère, et méritait une leçon qui ne fut pas épargnée à la fermière-générale. Un plaisant mit un jour une manchette à dentelles et une manchette brodée. En arriva, il étala triomphalement la première et cacha l'autre sous sa veste, en sorte qu'il passa sans difficulté. Quand il se présenta devant la maîtresse de la maison, il s'empressa de changer sa contenance et, dérobant, au contraire, la vue de la manchette à dentelles, il affecta de ne montrer que la seconde. Mme de la Rhue, furieuse, ne put y tenir ; elle fit appeler le suisse et le gronda secrètement. Or, le héros de l'aventure se douta de la discussion. Il provoqua une explication et, se retournant, ajouta d'un air d'ironie pour ceux qui étaient là : « Ma foi, madame, je croyais vous faire honneur en n'accordant aucune préférence décisive à l'une des deux toiles que vous m'avez vendues vous-même. » L'assemblée garda le silence, mais on se mordit les lèvres dans tous les coins du salon. Notre railleur prit une pincée de tabac dans sa boîte d'or, la porta tranquillement à son nez, secoua son jabot, pirouetta sur son talon rouge, se mira dans un trumeau et sortit.

Une pareille anecdote pouvait ridiculiser à jamais la fermière-générale ; ses amis le comprirent. Quelques-uns alors, ceux qui étaient les plus philosophes, lui conseillèrent d'étouffer ce petit scandale sous de plus grands. Son mari fut chansonné, mais il ne l'apprit que par des lettres anonymes, et le brave homme les méprisa toute sa vie.

Le poète Marmontel fut l'un des heureux adorateurs de la belle fermière-générale. L'auteur des Contes moraux, jusqu'à son mariage avec la nièce de l'abbé Morellet, conserva une place distinguée dans son cœur ; elle le regretta bien vivement quand elle dut renoncer à sa société intime, habituelle. Déjà vieille, elle n'espérait pas plus s'en consoler d'abord que Calypso, sur son rocher, du départ d'Ulysse. Toutefois, quand elle vit Dorange, elle cessa de soupirer et devint rêveuse.

Dorange était un Télémaque qui avait de singuliers Mentor. Il était à cet âge d'impatientes illusions qui font faire aux jeunes gens tant de grandes choses ou tant de folies. Naturellement aimable, Mme de la Rhue attirait l'hommage des hommes les plus distingués par les charmes de sa conversation. Dorange se laissa prendre à ce miel doré d'une douce éloquence. La fermière-générale était trop fière du dernier amour qui lui tombait en partage pour ne pas s'efforcer de river les fers dont elle voulait enchaîner à jamais son aimable esclave, le jeune maître des requêtes ; mais le moyen de réussir, hélas ! dans cette capitale, dans ce tourbillon de plaisirs où l'état de Dorange, sa fortune et son âge l'invitaient de toutes parts à de fatales et séduisantes distractions !

Dorange avait pris goût à la Comédie-Italienne, car je ne sais quelle vague tristesse le tourmentait auprès de la personne qu'il s'imaginait idolâtrer. Il s'en faisait des reproches, et se croyait un monstre d'ingratitude. Cela lui était insupportable de ne pouvoir s'estimer, et de se juger incapable d'un amour héroïque et digne des livres qu'il avait lus.

Un soir le rideau se lève, et les acteurs représentent l'opéra de La Coupe des foins [*a]. Alain est l'amant d'Hélène. Alain donne à cette bergère un oiseau qu'il voit bientôt entre les mains de Blaise, son rival. Il se croit trahi, le pauvre pâtre, et va briser sa houlette à rubans roses ; une explication le rassure sur la fidélité de celle qui n'a qu'un cœur, qu'un chien et qu'un troupeau. Réconciliés, les deux amants ne songent plus qu'à se divertir aux dépens de Blaise. On joue donc à la cligne-musette, aux quatre-coins. Voilà Blaise qui se laisse prendre imbécilement. Au contraire, Alain, qui a le génie de l'amour, fait un signe muet et, sans être aperçu, se tapit adroitement dans une charrette de foins. Puis, Hélène l'y suit sans rien craindre pour ses paniers à falbalas. Ô puissance du sentiment ! Cependant, Blaise, quand il a fait entrer la voiture dans sa grange, espère y trouver Hélène seule ; mais, ô douleur ! à peine a-t-il enlevé quelques bottes qu'il surprend les deux amants. Blaise arrache les cheveux de sa perruque. Enfin cette idylle de la Coupe des foins se termine aux accords des musettes. Une noce se prépare et le triomphe de la mariée commence.

À ce moment de l'ouvrage, Dorange est hors de lui. Il frémit comme s'il était saisi d'une fièvre subite. Ses voisins se récrient sur le charmant intérêt de cette vive pastorale ; ils s'extasient sur la variété de ces petits tableaux ; ils en vantent les couplets ; mais Dorange n'entend pas leurs discours et ne répond à personne. C'est que le jeune magistrat n'a vu, n'a entendu que les attraits et la voix d'Hélène.

C'était la demoiselle Lefèvre qui se trouvait cette Hélène si vite et si parfaitement adorée. Elle avait, en effet, de la jeunesse, de la grâce et du talent. Le seul son de sa voix prêtait aux moindres mots un agrément inexprimable. Elle remuait toutes les cordes de la sensibilité dans quelques-uns de ses bons rôles, et, depuis la naïveté la plus enfantine jusqu'au sublime de la passion, on dit qu'elle savait exprimer les nuances les plus exquises de l'art dramatique.

À quelques jours de là, Dorange apprit que mademoiselle Lefèvre était mariée depuis peu au sieur Dugazon [*b], acteur de la Comédie-Française, homme d'esprit, et qui était jaloux pourtant à l'excès. Cette circonstance ne permettait pas de parvenir facilement auprès d'elle. Mais l'amour est un grand maître, et notre robin se sentit tout à coup illuminé d'une audace et d'une intelligence singulières.

La fureur de jouer la comédie bourgeoise était alors à son plus haut degré, et cette sorte de talent paraissait déjà le complément de l'éducation des petits-maîtres. Quand on ne pouvait pas avoir un théâtre en règle, on y suppléait par des spectacles faciles, par des proverbes et des parades qu'on représentait dans les salons, entre deux ou trois paravents. Or, Dugazon était l'homme par excellence de ces sortes de représentations, où l'on se piquait fort peu d'ordinaire des délicatesses du goût et des principes de la raison. Les relations les plus intimes s'établirent donc entre quelques seigneurs et Dugazon, qui d'ailleurs était gentilhomme de naissance. Cette vogue ne fit qu'augmenter lorsque, vers la même époque, il eut représenté sur le théâtre particulier de la Guimard [*c] une parodie qui était bourrée de saillies très drôles, et que le comédien fit valoir avec sa verve incomparable ; il ne fut bruit partout que de cette parodie où l'on avait eu le génie de faire exécuter tous les rôles de femmes par des hommes et tous ceux d'hommes par des femmes. L'art en était déjà là dès cette époque. Dugazon était l'auteur de cette idée ; les meilleures sociétés se l'arrachèrent. Les tabatières d'or et les diamants l'empêchaient de résister ; il se prodiguait, en un soir, dans quatre ou cinq soirées. Il fit des élèves parmi la noblesse et la finance, les jeunes femmes et les jeunes gens. Notre adroit magistrat imberbe devint l'un de ses plus assidus admirateurs.

Dorange, en effet, avait trouvé de l'esprit au fond de son amour. Il connaissait le goût de ses parents pour l'amusement à la mode, et il imagina d'affecter un désir extrême d'exercer ses facultés comiques sur une scène privée, en famille. On eut donc recours à l'acteur en renom. On le pria de vouloir bien donner des leçons qu'on paya très cher, et le fils engagea peu à peu son professeur à jouer de petites farces avec lui dans ses appartements. Après les premières tentatives, il se plaignit du manque d'une actrice pour varier les scènes et les rendre plus intéressantes. Il prétexta que sa mère serait fort difficile sur les femmes qu'on pourrait admettre, et que Mme Dugazon seule était digne d'être exceptée de cette proscription générale. Tout cela fut amené par des détours insensibles, et le maître fut la dupe de son élève.

Les maris se trompent ; mais les femmes qui en sont à leur dernier amour jamais. La fermière-générale ne tarda pas à soupçonner l'intrigue. Toutefois elle n'avait pas encore les preuves qu'il lui fallait, lorsque Dorange arrive un jour, par désœuvrement ou pour mieux cacher sa défection.

« Il n'est pas surprenant, lui dit-elle, que mes faibles mérites perdent leur empire sur vous ; que dans la jeunesse brillante où vous êtes vous soyez léger et volage ; mais qu'à une inconstance excusable vous joigniez une dissimulation profonde, une trahison réfléchie, c'est l'affaire d'une hypocrisie où vous ne pouvez pas encore être arrivé si tôt. Qu'avez-vous fait de votre candeur et de votre innocence, Dorange ? Ne m'en imposez pas : je sais tout. Vous êtes épris de la demoiselle Lefèvre. Ce que j'exige à présent, non de votre amour, mais de votre probité, c'est que vous me fassiez un aveu qui ne m'apprendra rien du reste, mais d'où dépend votre grâce auprès de moi. Si je dois renoncer à un titre plus doux, je veux au moins rester votre amie dévouée, afin de vous aider de mes conseils au besoin et de vous épargner peut-être bien des fautes et bien des malheurs. Allons, Dorange, parlez avec franchise. »

Mme de la Rhue avait fait un effort sur son émotion, et elle avait mis à ses paroles une onctueuse douceur qui fit repentir Dorange d'avoir abandonné une amie si parfaite. Stupéfait d'admiration, étourdi de remords, il avoua tout, se jeta à ses genoux, se répandit en grands sentiments de reconnaissance, jura qu'aux termes de l'amitié il aurait désormais pour elle un attachement inviolable. De telles excuses furent des coups de poignard dans l'âme de cette femme délaissée. Elle montra néanmoins le plus flegmatique sang-froid, afin de mieux apprendre les mille détails de cette intrigue. Elle était seulement surprise de l'habileté du novice à ruser le vieux et jaloux comédien. Enfin elle le congédia.

Pendant qu'il courait près de sa nouvelle conquête, la vieille fermière-générale écrivit à Dugazon lui-même une lettre pleine de circonstances irréfutables. Dorange était accusé. Rien n'était plus explicite. Pourtant point de signature.

À cette lecture, Dugazon ne se possède plus. Il court au lit de sa femme endormie, il la réveille en sursaut, il l'accable de reproches et d'injures. Mais elle, comme la plus innocente vestale, se récrie d'être ainsi jugée, calomniée. Elle nie tout. Le mari se précipite sur les poches d'une robe qui se trouve là. Il les fouille. Il en tire un billet qui contient de tendres remerciements pour un portrait. Il le porte alors sous les regards de la perfide, qui lui répond froidement : « Si M. Dorange m'a dérobé mon portrait, allez le lui reprendre, et ne m'en tourmentez plus. »

Dugazon, outré, mais confondu de tant d'audace, doute alors des accusations qui regardent sa femme. Il sort enfin de ces perplexités par une résolution violente. Il se rend à l'hôtel du magistrat. Quoiqu'il soit nuit, il monte dans la chambre du jeune homme, le trouve au lit, lui fait renvoyer son laquais sous prétexte d'une commission éloignée, va fermer la porte ; et, le pistolet à la main : « Cruel, s'écrie-t-il, tu me rends le plus malheureux des hommes ; tu me ravis le cœur d'une femme qui faisait toute ma félicité ; je ne veux pas du moins que tu conserves aucun monument de ma honte ; il faut me remettre à l'instant son portrait et ses lettres, ou je te brûle la cervelle ! »

La crise était forte pour le robin, accoutumé aux parades et non aux tragédies. Il se lève et, toujours docile au pistolet, se rend à son secrétaire ; il en tire les lettres et le portrait, et va leur adresser un dernier regard d'adieu ; mais déjà Dugazon s'en est emparé. Et alors, dans un transport de gaieté frénétique, le comédien oblige son rival à s'agenouiller et lui applique sur le dos quelques coups de la houssine qu'il tient à la main. « Voilà, ajoute-t-il, le châtiment qui convient à un écolier ; mais pour que vous ne puissiez pas en disconvenir, j'exige que vous m'en donniez un certificat. » Il lui fait alors écrire ces mots : « Je me repens d'avoir cherché à déshonorer M. Dugazon ; je me suis soumis à la pénitence que je méritais et, pour témoignage de ma résipiscence, j'ai signé le présent de ma main. »

Après cette vengeance, le mari reconduit de nouveau son poltron, le force à se recoucher, gagne le seuil à reculons, ferme la porte à double tour et s'enfuit.

Le lendemain de cette scène nocturne, Dorange ne trouva rien de mieux que d'aller gémir auprès de Mme de la Rhue. La bonne dame lui fit raconter dix fois sa déplorable histoire, sous l'air d'une pitié feinte, puis, lui riant au nez : « Au reste, à quelque chose malheur est bon. Voilà une leçon qui vous vaudra toutes les miennes et une expérience de quarante ans. Vous êtes lancé maintenant, et les femmes se disputeront la gloire de votre cœur. Mais adieu, me revenez plus chez moi. C'est chez M. Dugazon que je vous prie d'aller désormais prendre toutes vos séances d'éducation. Je ne fais pas d'écoliers qui reçoivent de telles corrections sans en demander raison. Certes, M. Dugazon n'eût pas refusé, car il est bon gentilhomme. »

La fable courut toute la ville. On en fit une comédie à ariettes, car, en ce temps-là, tout finissait par des chansons.

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[*a] L'oiseau perdu et retrouvé, ou La coupe des foins , opéra-comique en un acte et en vaudevilles, par MM. de Piis et Barré, 1782.

[*b] Jean-Henri Gourgaud, dit Dugazon (1746-1809) avait débuté au Théâtre-Français dans le rôle des valets de comédie comme Sganarelle. En 1776, il avait épousé la cantatrice Louis-Rosalie Lefebvre (1755-1821), sociétaire de la Comédie-Italienne, qui lui donna un fils. Mais Madame Dugazon est volage, d'abord avec des relations discrètes, puis de façon plus ostentatoire. Sa relation avec Anne-Nicolas-Robert de Caze, seigneur de Torcy, est si tapageuse que le couple se sépare. Rose Lefebvre poursuit une carrière musicale dans l'opéra-comique ; on appelait « dugazon » les rôles d'amoureuses et de soubrettes. Dugazon succède à Préville, dont il devint presque l'égal, et quitte le théâtre en 1807. Il est mort fou dans une propriété qu'il avait à Sandillon, près d'Orléans ; le 10 octobre 1809.

[*c] Marie-Madeleine Guimard (1743-1816), danseuse et actrice, eut son propre théâtre d'abord à Pantin, puis, après 1772, dans le quartier de la Chaussée-d'Antin.


Résumé :

Mme de la Rhue était une ancienne lingère qui avait épousé un fermier-général, ce qui la rendait ridiculement vaniteuse. Ayant mené une vie de galanterie, ayant été aimée du poète Marmontel, elle voulut connaître un dernier amour et s'attacha à un jeune magistrat maître des requêtes, Dorange. Mais celui-ci ne tarda pas à tomber amoureux d'une actrice, Mlle Lefèvre, épouse de l'acteur Dugazon, qui obtenait alors les plus grands succès, mais qui, jaloux, surveillait de très près sa femme. Dorange eut alors l'idée de demander à Dugazon de venir donner de petites représentations privées chez ses parents et d'y amener sa femme. Mais Mme de la Rhue ne tarda pas à avoir des soupçons et elle amena habilement Dorange à lui avouer son infidélité. Alors, pour se venger, elle informa Dugazon de son infortune par une lettre anonyme. Le vieil acteur alla trouver Dorange chez lui, lui fit restituer des lettres et un portrait de sa femme ; puis il l'obligea à se mettre à genoux et à s'humilier. Le lendemain, Mme de la Rhue lui reprocha sa lâcheté et rompit définitivement avec lui.



LA TRAHISON D'UNE FLEUR

[publié dans Le Siècle le 18 août 1837]

Orient ! Orient ! terre des fleurs, jardin de poésie, quel est le nom de celui de tes sylphes qui inventa le langage mystérieux du sélam [*a] ! Et depuis tant de siècles que les belles filles d'Asie, enfermées au harem, n'ont pour être admirées que l'œil glacé de leurs gardiens, quelle est celle qui, la première, laissa tomber aux pieds d'un jeune homme, rêveur et tendre, un bouquet savant, discret interprète de ses ennuis ! Car c'est ainsi que toujours l'esclavage se venge par le génie de la ruse, et que les deux plus saintes aspirations de l'âme humaine, l'amour et la liberté, reprennent partout l'usage sacré de leurs droits !…

Mme d'Aulnayes était une jeune femme de la plus parfaire innocence de coeur ; elle n'avait que des grâces en tout son être : seulement à la première vue, elle charmait sans qu'on la trouvât jolie, car l'espèce de beauté qu'elle avait ne se laissait découvrir que peu à peu et par je ne sais quel prestige invisible pour les regards indifférents. Il resplendissait en effet, dans les agréments de son air, une certain réflexion harmonieuse de ses perfections intérieures, et Camoëns a dit : « La lune reçoit sa clarté du soleil comme le visage reçoit la sienne de l'âme. » [*b]

Malgré la sérénité habituelle de ses regards, Mme d'Aulnayes avait un sourire de mélancolie qui trahissait en elle de douloureuses et fatales pensées. On la surprenait aussi quelquefois en des accès de langueur pareils à ceux d'une personne qui souffre sans se plaindre. Cependant on la croyait heureuse, et bien des gens lui portaient envie. Elle était jeune, belle et riche. Son mari, M. d'Aulnayes, était un homme distingué dans ses manières et d'une assez noble figure, quoique l'ensemble de sa physionomie ne fût pas agréable. Il semblait d'ailleurs tenir avec elle une conduite pleine d'égards. En apparence, rien ne pouvait lui être reproché depuis son étrange mariage avec Mlle Fanny de La Rivière.

Ce mariage, d'ailleurs, n'avait paru étrange que parce qu'il s'était fait à l'imprévu, au grand scandale des parents les plus proches. Dans une petite ville de garnison, plusieurs officiers étaient reçus chez M. le baron de La Rivière, ancien préfet de l'empire. Hector d'Aulnayes étaient du nombre de ces privilégiés. Il n'avait jamais affiché de prétentions à la main de Mlle de La Rivière et, si l'on avait pu lui supposer quelque passion, l'on eût dû croire que la baronne en était l'objet. C'est dans ce sens du moins que s'exerçait la malignité publique lorsque le mariage eut lieu. L'étonnement fut général, et l'on parla vaguement du dévouement de la jeune mariée, qui s'était sacrifiée, prétendait-on, pour assurer le repos de son père.

M. d'Aulnayes n'avait jamais eu de rivaux, mais il était jaloux de caractère. Aussi, dès son arrivée à Paris, il prit toutes sortes de précautions inimaginables pour ne pas voir le monde et pour séquestrer sa femme. Il ne recevait personne chez lui ; il ne fréquentait que des maisons où l'on ne dansait pas, où il ne venait point de jeunes gens surtout. De cette façon, il se persuadait, non pas gagner ou garder le coeur de celle qui portait son nom, mais en défendre l'entrée contre toute séduction.

Mme d'Aulnayes n'était ni coquette ni légère ; elle était sincèrement vertueuse. Les alarmes injustes de son mari avaient donc réveillé en elle l'aversion qu'elle semblait avoir toujours eue pour lui ; elle était mal à l'aise, d'ailleurs, d'une vigilance si soupçonneuse. Au milieu de ces chagrins, Dieu l'affligea de deux pertes bien regrettables. Sa mère et son père lui furent enlevés, à quelques semaines de distance, sans qu'elle eût pu trouver le temps, je ne dirai pas de se déshabituer de pleurer, mais de sécher ses premières larmes.

M. et Mme d'Aulnayes abandonnèrent la capitale pour retourner en province, afin d'y régler des affaires d'intérêt. Mais Fanny, tout absorbée par une douleur excessive, ne pouvait se consoler et ne voulait pas se distraire. Orpheline et se disant seule au monde, une apathie morne et sombre lui fit prendre la vie en dégoût. Elle allait sans cesse s'agenouiller devant deux croix du cimetière qui avoisinait le château : elle restait ainsi, pendant des heures entières, semblable à une statue.

Un soir qu'elle était ainsi, un jeune homme des villes, en costume de voyageur, la rencontra dans le cimetière. Sans doute il ne songeait d'abord qu'à observer, car il était peintre, cette éternelle curiosité d'un site pittoresque et du jour mourant, si douce à la rêverie du poète qui pense et de l'homme qui souffre. Et l'heure était venue où les vieux murs noircis de l'église avaient étendu plus d'ombre sur les tombes silencieuses. Cependant les soupirs seuls d'un être humain se faisaient entendre comme une petite brise, et les acacias en étaient presque émus. Le jeune peintre s'arrêta. Il éprouvait déjà ces frissons si connus de ceux qui ont aimé beaucoup, mais qui ont aimé en vain, et dont les moindres spectacles de la nature irritent aisément la sensibilité langoureuse. Lorsque Mme d'Aulnayes se leva, lorsqu'elle rasa les herbes du gazon, comme une ombre, avec sa robe blanche, et qu'elle marcha lentement, l'ayant presque touché, lui, de son voile, le jeune peintre, immobile, éperdu, trouva que cette femme était belle.

Le lendemain, dès le matin, il était au cimetière, et il se mit à cueillir de tous côtés des violettes qu'il sema sur les deux tombes avec un ordre et un goût particulier, comme s'il eût voulu prouver qu'une main humaine y avait déposé le tribut d'une douleur intelligente.

Louis d'Assoucy n'était pas un très jeune homme. Il avait atteint à peu près la trentaine, cet âge où l'amour ne fait plus commettre au vulgaire les charmantes extravagances de la passion ; mais il avait conservé, lui peintre et poète, cette éternelle jeunesse du cœur à laquelle le culte de toutes les grandes choses et des nobles enthousiasmes sert de foyer. D'ailleurs, ce n'est pas à 20 ans, mais à 30 qu'on aime bien et beaucoup. À 20 ans, le coeur de l'homme est comme le nid d'où s'envolent nombre de désirs impatients, oiseaux qui veulent jouir à la fois de toutes les merveilles de la lumière, de tous les parfums des plaines et des collines, de toutes les étendues de l'espace. À 20 ans, l'on aime pour faire usage de la liberté qu'on a d'aimer ; on donne son coeur trop vite et trop facilement, par curiosité surtout ; l'on se hâte d'abuser afin d'user. Mais, à 30, l'imagination n'a plus de caprices, quoiqu'elle ait encore de la fougue. L'amour devient la grande et sérieuse affaire de la vie, et c'est alors que l'homme se prépare, avec calme et sans égoïsme, aux joies les plus pures de l'infini besoin d'aimer et d'être aimé !

Cependant, la voyant si triste et le jugeant sincère, jamais Louis d'Assoucy n'osa même en silence aborder Mme d'Aulnayes. Le plus souvent, il se contentait d'épier son passage à l'écart. Alors, il essayait d'esquisser un portrait fidèle, mais il était toujours mécontent de son travail, et il ne put réussir à le terminer. Elle, de son côté, s'engourdissait dans son chagrin. Déjà elle se complaisait presque à cet état de torpeur qui n'était pas sans un charme particulier pour ses ennuis, lorsqu'elle prit garde aux fleurs nouvelles dont les tombes de son père et de sa mère étaient parées chaque matin. Elle ne put douter de la main ni de l'intention qui les répandait.

Sitôt qu'il se vit découvert derrière les arbres où il se cachait, le jeune peintre s'approcha de Mme d'Aulnayes avec un air de respect qui suffit pour la retenir :

« Madame, lui dit-il, je vous aime ! »

Il n'ajouta rien, mais comme elle ne répondait point à cause de l'émotion où elle se trouvait, il lui adressa des regards de suppliant. Alors elle lui dit d'une voix ferme, mais sans dédain :

« Je suis mariée, monsieur ! »

Puis, comme une reine, elle s'en alla le front levé vers le château. Les jours suivants elle ne reparut pas au cimetière.

Le jeune peintre était désolé. D'où venait donc cette absence ? Il prit des informations sur M. et Mme d'Aulnayes. Les ménagements qu'il mit à le faire ne peuvent être exprimés. Aussi n'obtenait-il que des renseignements vagues et souvent infidèles à la vérité. Mais sa raison, son expérience, sa divination amoureuse rectifièrent le sens des propos invraisemblables qu'on lui tenait. À la fin il sut tout.

Alors Louis d'Assoucy s'éprit d'une pitié désintéressée pour le sort de la belle et jeune victime du château. Sa tendresse s'augmenta de tout ce qu'elle perdit en vues personnelles. Mais il commença de souffrir davantage à ne plus rencontrer Fanny, à ne plus la voir. Il éprouvait le besoin généreux de la consoler. Il avait la fièvre des maux qu'il ne pouvait soulager. Mille terreurs l'obsédèrent ensuite, à mesure que l'absence se prolongea de jour en jour. Il tremblait qu'elle succombât d'une manière quelconque sous le fardeau des misères de son existence. Tantôt il s'imaginait qu'elle était malade, tantôt il soupçonnait que son mari l'enfermait comme une esclave.

Vraiment il n'eût pu résister à toutes ces angoisses de l'inquiétude, lorsqu'aux alentours du château un petit marchand de figues vint à lui offrit de ses fruits, en lui disant qu'il portait un panier des meilleurs qu'il eût chez Mme d'Aulnayes, dont c'était le goût favori. Louis amusa quelque temps le petit marchand, et se mit à écrire sur un bout de papier déchiré dans son portefeuille quelques mots d'amour et de respect : puis il les cacha sous les fruits du panier réservé. Mais, en y réfléchissant, il eut peur de compromettre le repos de cette pauvre femme. Il se hâta donc de rappeler son innocent commissionnaire, comme pour lui redemander absolument ces mêmes figues dont il avait envie, et il trouva le moyen de reprendre son billet. Pourtant l'occasion ne pouvait se laisser échapper. Comme il luttait contre lui-même, éclairé d'une inspiration subite, il courut vers un oranger d'un jardin voisin ; il en cueillit une branche toute courte et ornée de quelques fleurs en bouton. Il la glissa ensuite à la place de son billet. Cependant le petit garçon ne se doutait d'aucune des ces manœuvres et promit de ne vendre son panier de figues qu'à cette bonne Mme d'Aulnayes, sans quoi il le rapporterait au jeune peintre…

Louis d'Assoucy attendit son retour :

« Tu m'as donc préféré décidément cette dame ? Je t'aurais payé aussi cher qu'elle l'a fait.

– J'ai bien manqué de vous vendre les figues à vous. Imaginez que voilà Mme d'Aulnayes elle-même qui les regarde dans mon panier, et qui me dit : "Celles de dessous sont moins belles que celles de dessus." Moi, je m'approche pour lui prouver que je ne suis pas un trompeur. Pendant ce temps elle se met à jouer avec un bout de branche d'oranger qui se trouvait là, je ne sais comment. Elle avait l'air de rêver. Moi, je lui fis : "Ah ! ma bonne dame, il y avait tout à l'heure un beau jeune homme qui aurait bien voulu les avoir, mes figues de ce panier, et il ne me les a laissées que parce qu'elles étaient pour vous ! – Vraiment ! reprit-elle avec une voix tout agréable, vraiment !" Qu'avait-elle donc ? Je ne comprenais pas grand'chose à ses mines d'amitié pour moi. Puis la voici qui regarde la branche d'oranger et qui me dit encore, comme si elle voulait n'être entendue que de moi seul : "Mais, mon petit ami, est-ce vous qui avez égaré cela parmi vos figues ? – Non, madame. – C'est singulier !" fait-elle, et je la vois pâlir. Enfin elle ordonne qu'on me paie, et je m'en vais après l'avoir saluée.

D'Assoucy était hors de lui, tant les espérances enivrantes débordaient en son âme. Ô malheureux jeune homme !

À cette heure même, M. d'Aulnayes venait d'entrer dans la chambre de sa femme et, contre sa coutume, annonça qu'il voulait y passer la soirée. Fanny était en train de découper avec un joli couteau d'acier doré les pages d'un volume de vers qu'elle allait lire. D'abord indifférente, puis étonnée, elle devint craintive quand elle entendit son mari s'exprimer sur un ton d'ironie : « Madame, le monde nous croit heureux ensemble, mais vous savez bien qu'il n'y a entre nous qu'un contrat où vous m'avez seulement accepté pour le protecteur de votre personne et de votre fortune. Votre cœur ne m'a jamais appartenu, madame, et je vous avoue que je suis las de votre froideur, de votre aversion. »

Fanny écoutait.

« Je vais droit aux conclusions de cet entretien. Je ne puis plus vivre dans de pareils termes avec vous, madame. Vous me faites passer, même à mes propres yeux, pour un tyran, et je vous aime trop sincèrement pour vous rendre malheureuse. Si donc ma vue vous est insupportable, il faut nous séparer ; mais ne portons point devant les tribunaux la supplique scandaleuse d'une séparation. Comme je gagnerais infailliblement mon procès, transigeons plutôt en silence, à l'amiable. Écoutez-moi, je vais vous parler franchement : le voulez-vous ? »

Fanny le regardait, la bouche muette et les paupières fixes.

« Vous avez tort, le plus grand tort de me haïr, Fanny ; je vous chéris après tout. Il m'est dur de ne pouvoir guérir vos ressentiments, apaiser votre haine contre moi, et jamais je ne vous vis si séduisante qu'ici, par exemple. Vous êtes, Mme d'Aulnayes, une magicienne bien dangereuse avec votre beauté et votre indifférence. Allons ! ne restez pas mon ennemie, je vous en conjure ; laissez-moi, en signe de réconciliation, baiser vos mains de marbre au toucher si froid.

– Mais, monsieur, quel est le but de cette scène ?

– Ah ! Fanny, croyez-vous que je ne souffrirais pas d'une rupture ? me connaissez-vous si mal ? n'avez-vous pas compris le motif vrai de ma jalousie ? Hélas ! je vous aime, et je vous suis odieux. Cet amour s'augmente chaque jour, votre haine aussi.

– Je ne vous hais pas, monsieur, et je vous pardonnerais volontiers le passé si…

– Ne dites pas cela. Je vois bien que vous désirez séparer votre existence de la mienne, et peut-être un sentiment secret…

– N'ajoutez pas un mot. Ce que vous craignez, monsieur, est une insulte pour moi, et je ne mérite pas vos offenses. Mon seul vœu est d'entrer dans un asile religieux où je finirai les quelques jours qui me restent à vivre. Pourquoi parlez-vous de jalousie ? Je m'aimerai jamais personne, monsieur. Cela me serait impossible à présent. Je suis morte au monde.

– Je vous suis trop attaché pour me refuser, Fanny, à contenter ce que je considère comme une fantaisie passagère ; mais cette fantaisie que vous auriez là me rendrait publiquement ridicule si vous ne me donniez une preuve ostensible de votre affection, et je n'en vois pas d'autre, je vous l'avoue, que de me passer la propriété de votre fortune, dont vous ne me cédez jusqu'à présent que l'usufruit. J'entends bien que vous garderez pour vous une rente honnête ; mais, comme j'ai de l'ambition, je chercherais à me consoler, par une position dont vous deviendriez fière vous-même, du malheur que j'aurais eu de perdre votre amour. Il me semble que je suis très raisonnable.

– Vous êtes indigne de moi, et l'avez toujours été, monsieur. Ma fortune ! voilà tout ce que vous avez jamais aimé. Eh bien ! je pourrais vous l'abandonner entière, et Dieu m'est témoin que je me résignerais aisément à ce sacrifice, moins pénible que tant d'autres ; mais je ne sais quel dégoût souverain j'éprouve à satisfaire votre sordide ambition. Ah ! c'est votre ambition sordide qui m'a rendue malheureuse. Aussi un sentiment étrange de plaisir m'excite à contrarier vos plans les plus chers, à détruire le but de toute votre conduite jusqu'ici. Par là, je crois venger les malheurs de ma pauvre mère. Il ne suffirait pas, en effet, qu'une infranchissable barrière fût élevée entre vous et moi. Vous vous plaigniez tout à l'heure de mon indifférence ! eh ! que vous importe, monsieur.

– Madame, quelqu'un vous donne de mauvais conseils. Tremblez si mes soupçons se confirment. »

Et en même temps il jouait avec le couteau d'acier qui était sur une table près de lui.

« Je ne vous aime pas, monsieur, mais j'aime mes devoirs et leur serai toujours fidèle. Allez, je ne crains rien de vos menaces, et d'ailleurs je désire la mort… Quant à présent, je vous en prie, il est tard, retirez-vous. »

Elle avait tant de dignité dans le geste que M. d'Aulnayes essaya d'abord de la calmer par des protestations hypocrites. Puis, voyant l'inutilité de ses efforts :

« Si je n'ai plus de ménagements à garder, je saurai dompter à tout prix votre volonté altière… »

Alors, menaçant et furieux, il lui présenta un papier :

« Signez… signez-moi cet écrit, ou j'emploie la violence…

– Je me tuerai avant, s'écria-t-elle. »

Elle saisit alors le couteau d'acier et voulut s'en frapper le coeur. Ce fut un éclair. Il poussa un cri, retint son bras et, heureusement, le fer avait glissé sur une petite clé qui était suspendue au cou de Mme d'Aulnayes par un ruban rose.  Quoique légèrement blessée, Fanny tomba sur les tapis du parquet comme une victime au pied d'un sacrificateur. Au cri qu'il avait jeté, les domestiques de la maison accoururent. M. d'Aulnayes les congédia. Il déposa sa femme sur un sofa, lui prodigua les soins les plus minutieux et se promit de la veiller toute la nuit. Il espérait sans doute qu'il lui serait tenu compte de ce dévouement intéressé !

Et comme il réfléchissait, comme il s'imaginait vraiment que quelque personne inconnue était dans la confidence de sa femme et l'aigrissait contre lui, voilà qu'une odeur, suave d'abord, puis importune, arriva jusqu'à lui. Il se mit à en suivre la trace, afin de s'en débarrasser, car l'arôme s'épanouissait dangereusement à la faveur de la nuit dans l'atmosphère d'une chambre close. C'était l'odeur d'une fleur d'oranger. Il la sentait près de lui, il ne voyait la fleur nulle part. Cependant il approcha par instinct de son odorat une petite cassette en bois de cèdre où madame d'Aulnayes mettait ses trésors les plus précieux, et il reconnut que la plante était cachée là. Mais la clé ! où était la clé ? Tout à coup il aperçut la ruban rose que Fanny portait à son cou. Il se souvint de la clé mignonne qui s'y trouvait suspendue. La cassette fut ouverte. Il s'y rencontra bien une fleur d'oranger ; mais rien, rien autre chose. Pourquoi donc Fanny avait-elle pris tant de soin d'une si misérable branche d'arbuste ? Il lui vint mille idées bizarres à l'esprit. L'une d'elles le frappa de surprise. Alors, allant vers le sofa, et secouant le bras de cette pauvre femme :

« Voici des fleurs d'oranger qui me font mal à la tête ; je vais les jeter dehors : le voulez-vous ?

– Non, non, fit-elle, un peu égarée encore, ne le faites pas ?

– Quelle raison avez-vous donc de tenir à ces fleurs, madame ?

– Aucune.

– Vous mentez, car votre voix faiblit.

– Hélas ! tuez-moi plutôt que de m'interroger.

– Que dites-vous ? Je veux savoir ce que signifie cette fleur et le sens que vous y attachez.

– Je vous assure que je n'y attache pas moi-même de sens.

– Pourquoi la conserviez-vous donc si précieusement ?

– C'est un vieux souvenir !

– Un vieux souvenir ! Vous avez menti. Vous me trompez, madame. Un vieux souvenir, une fleur fraîche encore, coupée d'hier à la branche. Ah ! mais qui donc l'a coupée ? Si c'était un cadeau ! si c'était un hommage ! Vous avez un confident, madame ! Ces sortes de fleurs sont le bouquet que reçoit une jeune fille. Vous vous êtes jouée de moi ! Quelqu'un a mon secret ; je suis ridicule pour quelqu'un ; je ne le serai pas longtemps. Allons, nommez-moi cet homme !

– J'ignore ce que vous voulez dire et ne suis coupable en rien, je vous le jure devant Dieu qui m'écoute !

– Je le saurai bientôt, madame. Malheur à vous ! »

Il sortit.

Cependant le jeune peintre restait en proie à des inquiétudes indéfinissables. Il envoya son petit marchand de figues au château, avec un billet dans un panier ; mais Mme d'Aulnayes n'était plus visible. Le panier revint, avec le billet non décacheté. Comment s'y prendre ? chaque jour Louis faisait un pas de plus aux alentours de la prison de Fanny. En premier lieu, il avait l'air de passer par hasard ; mais bientôt ses regards inquiets, son visage troublé le firent soupçonner du mari. M. d'Aulnayes dissimula sa jalousie. Louis devint plus hardi. Déjà il ne redoutait plus de s'arrêter, le soir, sous la croisée, pour une ombre qu'il entrevoyait derrière la gaze des rideaux. Une nuit, à la fin, pendant que, revêtu d'une blouse de paysan et déguisé sous un chapeau de paille aux larges bords, il s'était assis en face du château, M. d'Aulnayes vint à sa rencontre et fit mine de le prendre pour un homme qui avait dessein de s'introduire chez lui. Louis se leva fièrement, mais comprima sa colère au fond du coeur, tant il avait d'abnégation dans son amour. À peine ont-ils fait quelques pas que M. d'Aulnayes lui dit :

« J'ai des regrets à vous adresser, monsieur. Vous n'êtes pas ce que je supposais dans l'ombre. Votre tournure annonce un homme comme il faut. Toutefois je ne conviens jamais que j'ai eu tort en quoi que ce soit. Je vous offre la seule réparation qui me semble permise envers un égal. Je suis à vos ordres. »

Louis comprit le sens caché de ces paroles. Il répondit :

« Demain matin, près du cimetière.

– Soit », dit M. d'Aulnayes, et il rentra au château.

Le lendemain matin, par un de ces pressentiments que l'on ne saurait expliquer, Mme d'Aulnayes, tout émue, sollicita de son mari la permission de se rendre au cimetière pour aller pleurer, ce qu'elle n'avait pas fait depuis longtemps, sur la tombe de sa mère. Il y consentit en souriant ironiquement.

Louis d'Assoucy attendait au rendez-vous indiqué. M. d'Aulnayes arriva bientôt de son côté.

« Monsieur, c'est à mort.

– À mort, reprit le peintre. »

Les adversaires avaient à marcher l'un sur l'autre. L'ancien officier fit quelques pas. Louis restait immobile. Il ne voulait pas tirer le premier. M. d'Aulnayes, voyant cela, lui dit :

« Je ne manque jamais mon coup, monsieur… »

Et il lâcha la détente de son pistolet. Le jeune homme tomba par terre : il était atteint mortellement.

Au bruit de la détonation, Mme d'Aulnayes, qui était à prier près de là, se précipita vers l'endroit fatal. Elle eut horreur de ce qu'il vit : elle reconnut le mourant, elle se jeta à genoux.

« O mon Dieu !… »

Hélas ! elle ne put en dire davantage. Son mari s'approcha d'elle et, la relevant brusquement :

« Je l'avais deviné. C'est le galant aux bouquets d'oranger ! Vous l'aimiez, madame.

– Je ne le sais qu'à présent », dit-elle.

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[*a] Selam : vient du mot arabe qui signifie salut. Il désigne un bouquet de fleurs dont l'arrangement comporte une signification et un message, comme dans Le Lys dans la vallée les bouquets de Félix de Vandenesse.

[*b] Camoëns : « Il est bien pénible de se composer un visage gai quand le cœur est triste : c'est une étoffe qui ne prend jamais bien cette teinture ; car la lune reçoit sa clarté du soleil et le visage reçoit la sienne du cœur. »


Résumé :

M. d'Aulnayes avait surpris tout le monde lorsqu'il avait épousé Mlle Fanny de La Rivière. Jaloux de caractère, il surveillait de près sa femme et la tenait à l'écart du monde. N'éprouvant que de l'aversion pour son mari, Mme d'Aulnayes passait ses journées à pleurer sur la tombe de ses parents. Lorsqu'il la découvrit ainsi, Louis d'Assoucy, un peintre d'une trentaine d'années, en fut aussitôt amoureux et, après quelques jours, il osa l'aborder et lui dire qu'il l'aimait. La jeune femme le repoussa et, pendant quelque temps, elle ne reparut plus. Alors, apprenant qu'un jeune marchand de figues devait en apporter un panier au château, Louis cacha sous les fruits un bout de branche d'oranger. En le découvrant Mme d'Aulnayes en fut émue et cacha la fleur dans un coffret. A l'issue d'une scène très violente, M. d'Aulnaye perçut dans la chambre de sa femme l'odeur d'une fleur d'oranger; alors, ayant ouvert le coffret, il tenta de faire avouer sa femme qu'elle avait un amant, ce qu'elle nia avec force. Dans les jours qui suivirent, Louis ne cessait de rôder autour du château. L'ayant remarqué, M. d'Aulnayes le provoqua en duel et le tua. Devant le cadavre, il tenta de faire dire à sa femme qu'elle aimait ce garçon. "Je ne le sais qu'à présent", répondit-elle.


GRÉGORIO BANCHI

[publié dans Le Siècle, le 9 octobre 1837]

La ville du Mans possédait depuis une ou deux semaines un jeune étranger qui vivait d'une façon brillante et dont personne ne connaissait ni la profession ni la famille. Dès les premiers jours de son arrivée, l'inconnu avait loué un appartement complet sur la belle place des Halles, espèce de cour carrée qui sert de centre aux quelques rues de la cité. Chaque matin, ô scandale ! à l'heure même où d'honnêtes citadins, commerçants, notaires, avoués, huissiers, négociants, s'occupaient activement de leurs affaires, on le voyait, lui seul, se prélasser paresseusement sur son balcon, un cigare à la bouche et en robe de chambre à ramages avec des glands d'or. Comme on soupçonna d'abord, à ses moustaches fort noires et fort épaisses, que c'était quelque militaire, on lui pardonnait assez volontiers d'employer toutes ses journées à comparer les nuages de ses bouffées de tabac avec les nuages du ciel. Mais cependant on avait fini peu à peu par être généralement d'avis que le jeune inconnu devait horriblement s'ennuyer d'une si monotone occupation. Comment se faisait-il qu'il ne daignât presque jamais regarder les passants, même les femmes ! Si décidément ce n'était pas un militaire, qu'était-ce donc, bon Dieu !

Toute la ville ressemblait à la belette de La Fontaine : on se tenait aux aguets ; on trottait de chez l'un chez l'autre, pour surprendre quelque indice, un rien ; on s'éclaboussait réciproquement de questions inquiètes ; cela devenait un grand deuil pour la ville du Mans.

Sur ces entrefaites, soit caprice, soit raison, l'étranger ferma tout à coup ses fenêtres maudites. On ne le vit plus reparaître au dehors de sa chambre, et c'était à peine si, pour témoigner qu'il existait encore, son ombre avait la complaisance de se dessiner en silhouette mobile, derrière la gaze des rideaux.

Était-il malade ? Son hôtesse, interrogée par le perruquier-coiffeur le plus à la mode dans les maisons de l'aristocratie de l'endroit, affirmait que non. Elle avait ajouté qu'il passait d'étranges journées et d'étranges nuits : les journées à dormir dans son lit jusqu'à sept heures du soir, sans qu'il fût permis de le déranger de ses assoupissements avant cet invariable moment de son dîner ; les nuits à se promener à grands pas dans son appartement, à descendre quelquefois, par un beau temps, sur la place déserte, vers minuit ; et plus tard, jusqu'à l'aube, à boire du thé au rhum et du vin d'Alicante, en s'enveloppant toujours d'une épaisse atmosphère de tabagie.

Cela, Dieu merci ! ne sentait pas le conspirateur. Comme il allait être donné un grand bal par souscription au profit de je ne sais quelles victimes, on crut ne pouvoir se dispenser de lui adresser un billet, dont le prix était de dix francs. Messieurs les commissaires se présentèrent à l'hôtel de la Boule-d'Or. L'hôtesse les conduisit jusqu'à l'appartement de M. Grégorio Banchi. Grégorio voulut bien les recevoir. Il fut aimable, il prit 6 billets, qu'il paya négligemment en or, et messieurs les commissaires se retirèrent pour aller faire son éloge de maison en maison.

Le jour du bal, dès que Grégorio Banchi parut dans la salle, tous les regards se tournèrent vers lui. Les cavaliers se rangeaient sur son passage, les jeunes filles oubliaient les figures des contredanses, les mères agitaient coquettement leur éventail. On le trouva fort intéressant ; on espéra qu'il danserait, mais il ne dansa pas ; il refusa même de s'asseoir à aucune table de cartes, et, pour comble de bizarrerie, il s'évada avant le souper, dont il avait payé sa part.

Comme il avait porté une toilette très élégante, et comme il avait témoigné par la distinction de ses manières qu'il était homme de bonne compagnie, les femmes, sensibles aussi à un certain magnétisme de ses regards, ne souffrirent pas, le lendemain, qu'on maltraitât l'inconnu. Quelques-unes, les plus vieilles, le prirent sous leur protection. Déjà les moins futiles dans l'étiquette ne voyaient plus d'obstacle à l'admettre dans l'intimité de cette vie de famille qui fait le bonheur des gens de province. Quel progrès ! On aurait pu le voir prétendre à la main d'une demoiselle de naissance et de fortune, que la haute société du Mans n'y eût plus trouvé à redire, tant les sentiments étaient changés à son égard.

Madame veuve de Fermont, l'une des dames les plus importantes de la ville, en raison des soirées charmantes qu'elle donnait, s'éprit plus qu'une autre de sympathie mystérieuse pour l'étranger Grégorio. N'allez pas croire qu'elle éprouvât le moindre amour. C'était une femme presque vieille, qui avait pu être coquette autrefois, mais qui ne songeait plus à rien de pareil. Sa conduite n'avait jamais été légère, seulement elle avait toujours donné le ton des plaisirs : on aimait ses fêtes, on en recherchait les invitations. Ce qui dédommageait d'ailleurs Mme de Fermont de passer les nuits à présider ces réunions, au lieu de lire les romans nouveaux qu'elle goûtait tant, c'était de voir que sa fille, Mlle Sarah, était presque toujours, par sa grâce et sa beauté seules, la reine de ces aimables solennités.

Sarah de Fermont était une personne de la plus touchante ingénuité. Toutes les candeurs semblaient l'embellir. Ses prunelles noires avaient un rayon pénétrant, mais de longs cils de soie servaient à les envelopper. Quand elle marchait dans les rues, elle tenait ses yeux baissés de la façon la plus modeste, et ses mains, allongées sur ses deux bras, lui donnaient cet air de calme et de dignité que la faisait, disait-on, ressembler à la statue de la Pudeur.

Le dimanche matin, d'ordinaire, elle traversait la place des Halles, pour se rendre à la messe, avec une servante qui l'accompagnait. Grégorio l'avait remarquée plusieurs fois. Souvent il guettait son retour, et jamais on ne l'eût surpris alors sur son balcon avec un de ses maudits cigares à la bouche. Quelques grands observateurs en avaient tiré déjà des inductions insignifiantes. Mais, le lendemain du bal de souscription, l'inconnu fit plus. Ô miracle ! il sortit enfin de jour, et ce fut sans doute Mlle de Fermont qu'il suivit à l'église, car à peine y fut-elle entrée qu'il y entra lui-même, avec la réserve cependant d'aller se placer fort loin d'elle, quoique dans une direction favorable pour ses regards distraits. L'innocente Sarah, au contraire, priait avec une ferveur toute angélique.

Un jour, vint le tour de Mlle de Fermont d'être l'ange de charité pour les pauvres de la paroisse. C'était la fête de Pâques. Le printemps faisait épanouir sur tous les visages le sentiment d'une nouvelle vie. Le front de Sarah s'était éclairé de je ne sais quelle flamme de pourpre, comme une cime de neige se colore au soleil naissant ; toute sa physionomie avait une expression émue ; ses paupières étaient pleines de regards séraphiques ; ses lèvres, si chastes, étaient tendres ; elle était vêtue de blanc, et sa jeunesse, qui était un printemps aussi, en paraissait plus jeune. Grégorio la vit avec ravissement. Quand elle lui tendit la bourse de velours aux glands d'or, il y laissa galamment tomber son offrande. Elle s'inclina. Grégorio ne put détacher sa vue de cette angélique personne ; on en fit la remarque, et les dévotes chuchotèrent, au sortir de l'église, que décidément l'étranger était amoureux d'une des plus riches héritières du Mans.

Grégorio pouvait nouer avec les jeunes gens de la ville des liaisons qui, sans doute, eussent fini par le faire introduire chez les de Fermont. Il y pensa. On le rencontra d'abord dans les promenades publiques et au spectacle ; l'hôtel de la préfecture l'admit ensuite à ses réunions intimes. Mais il existe un démon malin qui se rit des amoureux. Ce pauvre Grégorio, d'ordinaire si sûr de lui-même, ne commettait que des gaucheries auprès de Mme de Fermont. À force de vouloir cacher ses intentions secrètes, il les dissimula si bien qu'il fit moins la cour à Sarah qu'à toute autre femme. On revint donc des suppositions qu'on avait accueillies sur son compte. Mme de Fermont se piqua de cette indifférence, qu'elle prit pour du dédain. Quant à Sarah, personne ne lisait ce qui était écrit dans son  âme.

Sur ces entrefaites, la mère et la fille partirent pour une charmante maison de campagne qu'elles possédaient aux environs de la ville, et où elles avaient coutume de passer l'été.

Grégorio Banchi fit de ce lieu le but de ses excursions champêtres ; mais, pour détourner encore les soupçons, il afficha tout à coup un zèle excessif pour la botanique, et, grâce à lui, les plaisirs bucoliques devinrent à la mode parmi la jeunesse du Mans. Grégorio, lui, eût donné toutes ses mélites et toutes ses ornithogales pour dire un seul mot d'amour à l'innocente Sarah ; mais il n'avait jamais rencontré d'occasion favorable. Sarah semblait le fuir ; elle restait enfermée à son tour dans la solitude de sa villa ; il avait beau passer et repasser sans cesse sur la route qui longeait une terrasse de tilleuls où il l'avait aperçue une première fois : vaine tentative ! elle ne reparaissait plus : il était désespéré.

Pour comble de contrariété, il apprit que la fortune de Mlle de Fermont avait touché vivement le cœur d'un jeune homme du pays. Déjà le marché était en train, et l'adorateur prétendait à épouser le plus tôt possible la dot, objet de sa convoitise. Ce monsieur, si tendre aux écus, était une espèce de brute qui avait une famille fort considérée dans l'endroit. Avec cela, ses propres vertus l'avaient mis encore en honneur à dix lieues à la ronde. Jamais il n'avait quitté le toit domestique ; on ne lui connaissait point de passion de jeunesse ; il fréquentait scrupuleusement ses oncles et ses tantes, dont il pouvait hériter ; il disait du mal des libéraux ; il buvait à la santé du roi Carlos ; il se levait tôt et se couchait avec le soleil ; il n'allait jamais au café ; il portait un habit pendant deux ans, et le faisait retourner ; il affirmait que les livres ne sont bons que pour les paresseux ; il employait sa vie à visiter ses propriétés, à espionner ses fermiers ; il était, en un  mot, l'intendant de ses biens, et il avait juré qu'il ne voulait rien devenir autre chose, pas même député. Il se nommait Arthur Grandvillain.

Vous savez ces fêtes de la campagne qu'on appelle des assemblées. Saint Louis était le patron du village où demeurait Mme de Fermont, et chez elle, de temps immémorial, on fêtait le 24 août par un gala de cérémonie. Déjà les invitations couraient Le Mans sans que Grégorio Banchi en eût reçu une, malgré les promesses que lui avaient faites quelques-uns de ses amis. Mais ils avaient échoué dans leur entreprise, pour avoir attaché à cette demande trop ou trop peu d'importance. La mère, qui s'était offensée d'abord des faux dédains de ce jeune homme, commençait enfin à comprendre quelles prétentions il pouvait élever sur le cœur de sa fille, et malheureusement ce rival, qu'on eût préféré peut-être, s'était déclaré trop tard. Le mariage de Sarah avec M. Grandvillain paraissait arrangement tout à fait décidé. Cependant Grégorio résolut en lui-même de ne pas renoncer à l'amour enivrant qui était renfermé dans ce beau vase d'élection. Il était patient quoique impétueux. J'ai oublié de vous signaler son origine corse.

Les diverses réjouissances de la fête attirèrent la foule des environs. Les danses commencèrent.

Elle apparut enfin, celle qui était pour Grégorio la rose de son choix dans ces guirlandes éparses de valses et de quadrilles. Il fut émerveillé ; jamais elle ne lui avait plu davantage. Une mise négligée la rendait adorable. Une robe de gaze, voilà tout. Sa tête était découverte et ses cheveux, luisants comme le plumage des corbeaux, se séparaient sur son front en deux bandeaux, qui lui donnaient un air de souveraine. Mais cette dignité, sa seconde nature, n'empêchait pas qu'elle fût aussi légère, aussi souple qu'une jeune biche. On l'eût prise pour Diane chasseresse. Par malheur, elle se mit à danser avec M. Arthur Grandvillain ; toutefois elle riait du coin de la bouche. Grégorio supposa qu'elle détestait cordialement son fiancé.

Grégorio Banchi s'approcha de Mme de Fermont et trouva le moyen de la complimenter, plutôt sur la jeunesse que sur la beauté de sa fille. Il vit ses flatteries agréées par un sourire bienveillant. Toute la société s'empressa même d'être aimable, et ce fut un succès complet pour lui. Néanmoins on lui reprocha bientôt d'affecter une philosophie qui méprisait les plaisirs vulgaires et les bals des champs. Rien ne convenait mieux à son but secret. Mais l'adresse consistait de sa part à se défendre assez sérieusement pour qu'on insistât. Il se défendit avec les ruses exquises de la galanterie, jusqu'à la réussite parfaite de ce petit manège. Aussitôt qu'il le put, sa réponse fut de se tourner vers Mlle Sarah, et de lui demander sa main. Elle le suivit en rougissant. Sans trop y réfléchir, la mère épia de loin les moindres mouvements de leurs lèvres.

Ce n'est pas un crime que de causer avec sa danseuse. Grégorio voulut profiter du courant qui le portait sur des flots faciles ; mais il savait trop savamment les choses du cœur féminin pour accoutumer, par des propos indifférents, les oreilles de cette jeune fille adorée au son de sa voix, au langage de son amour. Sa conversation ne se jeta pas, comme une abeille étourdie, sur tous les sujets possibles. Elle ne s'arrêta qu'aux fleurs qui avaient le plus de sucs et de parfum. Grégorio disait d'ailleurs ce qu'il avait à dire sans y mettre de mystère et avec infiniment d'aisance ; ses yeux se gardaient bien de montrer trop d'expression. Il faut qu'un homme protège toujours de son sang-froid la femme qu'il étourdit de ses plus vifs hommages. Aussi Sarah se livrait-elle avec confiance à cette séduction inaperçue. Elle était heureuse au fond de son âme d'un sentiment qu'elle ne comprenait pas encore. Elle se prenait au miel de ces doux propos qui étaient parlés si naturellement. Quand la contredanse cessa, elle eut un serrement de cœur. Le corse Grégorio le devina à sa pâleur subite.

Le beau monde jugea qu'il était temps de se retirer. Mme de Fermont donna le signal en acceptant involontairement le bras empressé de son gendre. Sarah, de son côté, n'eût pu refuser celui de Grégorio. Elle fut aise, au contraire, d'un hasard qui les rapprochait encore. Nulle inquiétude, d'ailleurs, ne s'éveillait en elle. Tous les deux, ils marchaient en tête de la société. Grégorio surtout prenait soin de ralentir le pas quand ils avaient trop d'avance. Leur causerie se faisait à haute voix ; et cependant peu à peu elle devenait tendre à propos des moindres observations sur les clartés mélancoliques de la lune, sur les senteurs de l'herbe, sur le silence profond de la campagne, et enfin sur le prochain mariage de Sarah avec l'heureux Arthur Grandvillain. Grégorio soupirait en vantant la liberté de cette vie de garçon qu'il n'eût sacrifiée qu'à une femme tout à fait aimée ; et la jeune fille se disait intérieurement qu'elle était cette femme, et que Grégorio n'hésiterait pas à lui sacrifier tout ce qu'il avait plus cher, sa liberté. Puis elle se laissait entraîner elle-même à des réflexions, à des craintes, à des regrets sur l'acte si important pour lequel elle avait à rendre réponse le lendemain matin. Elle eut de vagues pressentiments d'une destinée fatale. Elle se prit à pleurer.

Le Corse frissonna. Il arrêta sur cette belle et naïve enfant un regard indéfinissable : la pitié l'emporta ; il ne voulait pas être le vautour de cette colombe. Grégorio allait lui dire : « Je vous aime ! » mais sans doute d'étranges pensées se rendirent maîtresses de son âme. Il se frappa la poitrine : « Je vous en supplie, ne m'aimez pas ! » s'écria-t-il douloureusement. Mme de Fermont fut interdite.

« Que voulez-vous dire ? fit-elle à voix basse.

– Oubliez-le, mademoiselle, oubliez-moi. »

Et il gardèrent longtemps un silence de tristesse et d'effroi. Grégorio le rompit enfin :

« Comment se fait-il que j'aie osé jeter en dehors de mon coeur ce cri involontaire qui vous défendait de m'aimer ? n'étais-je pas fou ? vous défendre, à vous, belle, noble et riche, de m'aimer, moi l'étranger, moi l'inconnu, moi le…

 – Ah ! continuez ! dit-elle tout inquiète.

– Non, non. Hélas ! pourquoi vous révéler l'énigme de ma destinée ! Ange d'innocence, vous ne connaissez rien des misères de la société, des épreuves de la vie ; et je vous tiendrais un langage que vous n'avez jamais entendu, et dont quelquefois vous chercheriez en vain le sens ! laissez-moi me taire.

– Je suis curieuse, reprit-elle avec une certaine coquetterie de tendresse.

– Oh ! Sarah ! il veille une fatalité sombre autour de tous les hommes, surtout s'ils sont sérieux et passionnés. N'entrez pas dans leur cercle, enfant que vous êtes ! défiez-vous de mon amour, et pardonnez-moi ce que j'avais cru, ce que j'ai dit. »

Nouveau silence. Sarah, muette et tremblante, se serrait timidement contre son compagnon de marche. Il fut touché de tant d'abandon, et il la contemplait avec délice. Bientôt elle trouva le courage de lui dire :

« Vous êtes donc malheureux ?

– Oui. Et d'abord je suis sans fortune. »

Mlle de Fermont leva ses yeux d'un air incrédule et comme si cette nouvelle l'intéressait fort peu d'ailleurs :

« Parlez-moi de vos malheurs.

– Je vous ai avoué que j'étais sans fortune, n'est-ce pas là vous parler de mes malheurs ? Comment voulez-vous que nous nous aimions ! Vous ne serez jamais ma femme et vous ne voudrez pas devenir ma… »

La parole expira sur ses lèvres, car Sarah se dressait pour le regarder en face.

« … Ma victime, poursuivit-il. Dussiez-vous me mépriser, et vous n'en avez pas le droit, vous allez tout apprendre. Un mot suffira, car ce mot vous épouvantera. Grâce, grâce pour ce que je vais vous dire…

– Je ne veux pas le savoir, fit Sarah en l'interrompant… O mon Dieu ! cette fortune que l'on vous voit…

– Rassurez-vous, il m'appartient de la dépenser à mon gré, mademoiselle.

– Eh bien ! qui êtes-vous, monsieur ? Pourquoi donc ai-je aimé un homme que l'on ne connaissait pas dans ma famille !… Je suis bien repentante. Mais vous êtes un honnête homme, n'est-ce pas ? répondez-moi seulement, monsieur, et je sens que je serai soulagée d'un grand poids, que je serai heureuse.

– Oui, oui, je suis un honnête homme ; je vous remercie même d'avoir été plus loin dans vos soupçons injustes que je n'irai dans mes aveux. N'importe ! vous allez me repousser de votre amour, car, pour en finir par le mot fatal, je suis un joueur ! »

Elle tressaillit et quitta son bras. La nuit était noire. Le Corse continua brusquement :

« Vous me haïssez bien vite !… Oui, je suis un joueur. Mais puisque vous avez voulu savoir le fait, il faut maintenant, je vous conjure, en subir d'explication. Je l'implore de votre équité, mademoiselle, et de votre pitié pour moi. Ne me plaindrez-vous pas ? Hélas ! les femmes, créatures irréfléchies, s'imaginent sans doute qu'un homme n'a que les vices qu'il veut avoir ; et vous ignorez, vous, jeune fille élevée à l'ombre, que certaines passions sont aussi nécessaires à la vie de quelques êtres, heureusement exceptionnels, que l'air qu'ils respirent. Comment donc comprendriez-vous le jeu, cette passion suprême ? Ah ! mademoiselle, je vous le jure, le jeu n'est pas d'ailleurs qu'un ignoble désir du gain : c'est une maladie de l'âme. Cette maladie quelquefois est originelle ; on ne peut s'en guérir. Voulez-vous que nous sondions ici le fond de la vérité ? eh bien ! cette horrible maladie est la contagion qui règne à cette époque. Car être joueur, ce n'est pas seulement faire le métier honteux de végéter autour d'un tapis vert et de ramper entre des pièces d'or ou d'argent, comme un vil insecte parmi les belles fleurs de la prairie, sans goûter aux baumes divins et au miel intérieur qu'elles renferment. Être joueur, c'est avoir l'instinct de tenter le sort ; c'est avoir l'habitude de croire au hasard ; c'est être simplement athée, voilà le dernier sens du mot.

« Hélas, tous les hommes d'aujourd'hui à peu près ne sont-ils pas des athées ? Malheur à la génération présente ! Nous avons été enfantés au milieu des doutes et des paradoxes. Nous n'aimons rien d'un amour vrai, d'un amour profond. Nous croyons aux surfaces et aux accidents. La logique nous épouvante, le caprice nous attire. Ce qui est monstrueux nous séduit, ce qui est nature nous répugne. Nous n'avons plus de foi en aucune tradition ; et, quand nous aimons l'avenir, c'est parce qu'il est inconnu. Je vous le jure, nous ne sommes que des joueurs, habitués au culte du hasard, que nous touchions à la pratique des faits ou aux théories des idées ; et les uns et les autres des héros de ce temps, ne les ai-je pas vus jouer à la liberté comme Fiesque ; à la gloire, comme le cardinal de Retz ; à la vertu, comme Diderot, quand il écrivait un sophisme éloquent ?… Hélas ! me pardonnerez-vous de ne pas valoir mieux que tous ceux qui m'entourent ? Voici mon histoire. Je suis né sous le soleil du midi, dans la Corse sauvage, et la mer était au bas de mon berceau. Mon père, dont le sang était tourmenté de fièvres brûlantes, avait mis son enthousiasme et les chances de sa fortune au service du conquérant qui a joué le sort de l'Europe sur mille champs de bataille. Après vingt blessures et quelques récompenses stériles, mon père mourut en me laissant exposé à toutes les adversités de la misère. Je bénis sa mémoire, car je lui dois la vie, et je ne regretterai jamais d'être sorti du néant, puisque j'ai senti, puisque j'ai pensé.

« Cependant, quand je lutte chaque jour avec les désavantages d'une éducation trop inégale à ma position ; quand je me montre avec les impatiences de mon organisation contre les nécessités singulières de cette société qui n'était pas faite pour moi d'abord, ah ! je vois bien que deux éléments contraires se disputent mon existence ; je porte en moi la flamme et l'eau, la lumière et l'ombre, la volonté et l'impuissance, le ciel et l'enfer ! et voilà pourquoi il m'est entré tant de défiances contre le juste et contre le vrai !… Si vous saviez, Sarah, ce que j'étais avant de souffrir : il a été pour moi un âge d'inexpérience et d'illusions. Faut-il vous le dire ? j'ai aimé. Aimer, c'est croire. J'ai cru à tout. Mon amour était une religion qui m'enseignait Dieu et me le prouvait sans cesse. Hélas ! j'ai été joué, voilà encore le mot, l'horrible mot ! Les femmes, voyez-vous, je ne dis pas cela pour vous, pauvre fille, les femmes du monde prennent un amour et le brisent comme un vain hochet quand la fantaisie expire. Cela m'est arrivé après deux années de dévouement et d'abnégation.

« J'appelai les distractions ordinaires à mon secours ; mais j'ai une chaleur de cœur trop dévorante pour que les choses puissent me plaire seulement : il faut toujours que je les aime, et je ne le pouvais pas ! La folie, cette mort de l'âme, me menaçait déjà ! Je n'eus plus qu'un parti à prendre, qu'une épreuve à tenter, celle de la passion du jeu, pour me faire oublier un amour désespéré ! J'ai joué, je vous l'avoue, d'abord avec ennui ; mais, peu à peu, j'ai connu l'ivresse de cette liqueur. C'est là que mon âme, avec tous ses besoins d'infini, a bondi sur d'élastiques émotions. Le jeu est un cheval indompté, indomptable, qui n'a pas de frein, et dont les narines fument, et qui court du haut en bas des montagnes et des plaines, et qui foule tout sous le sabot de ses pieds vainqueurs, et qui saute de bonds en bonds à travers les escarpements, et qui hennit de loin à l'odeur du danger, et qui déchaîne de belles colères en hérissant tous ses crins ! Laissez passer son cavalier ! Le jeu est une mer en fureur qui a des gouffres insatiables, et qui sourit, et qui caresse, et qui gronde, et qui broie tout !… Le jeu est un incendie qui tourbillonne en fumée et en flammes, qui promène des torrents de lave sur des ruines arides !… Vous n'arrêterez pas la mer ni l'incendie !… Le jeu est encore amour fort et haine forte ! Et voilà comment le suis joueur !… Hélas ! permettez-moi de reprendre un peu de calme, et je vous entretiendrai tout à l'heure du hasard qui nous force ici tous les deux, vous à écouter, moi à vous apprendre ces mystères terribles du livre des passions. »

Mlle de Fermont restait anéantie, comme si elle eût été frappée de la foudre. Ses larmes s'étaient taries dans ses yeux ; ses lèvres étaient sèches et glacées. Elle eut cependant la générosité de lui parler :

« Vous m'avez jetée dans un trouble inexprimable, monsieur ; je ne vous ai pas toujours compris ; surtout je ne vous avais pas deviné, mais je me crois coupable de vous avoir arraché de pareilles confidences. À présent, j'ai un grand projet, et pourtant, si Dieu n'est pas avec moi, un projet d'enfant peut-être. Hélas ! il n'est plus temps de vous le taire. Non, il ne faut pas, ni pour vous ni pour d'autres, que ce livre de vos passions, je veux dire de vos souffrances, se ferme à la page où vous l'avez laissé entrouvert. Comment m'inspirez-vous le désir de vous entendre encore ? Vous le saurez bientôt, je l'espère ; mais, au nom du ciel si pur et si bleu qui est sur nos têtes, ne permettez pas que le souvenir de vos paroles retentisse en moi comme un cri de malédictions et de blasphèmes ! N'est-ce pas que vous n'êtes point méchant ? et moi, pauvre fille, candide et ignorée, que vous aurais-je fait pour mériter d'être malheureuse ! Ah ! je veux vous estimer au contraire, monsieur, plus que personne au monde, et si je l'osais, je ne regarderais pas comme un crime mais comme une vertu de vous aimer.

– Que vous êtes pleine de bonté. Pourquoi, hélas! ne vous ai-je pas connue plus tôt ! Je sens que je vous admire si profondément !

 – Silence ! fit Sarah en l'interrompant, nous sommes arrivés à la maison de ma mère, et l'on nous attend sur la porte. Mais je veux pourtant savoir aujourd'hui même le reste de vos secrets. Demain il sera trop tard !

 – Ne pouvez-vous me recevoir à la croisée du rez-de-chaussée qui donne sur le jardin ? soupira le Corse en pâlissant.

– Vous avez raison, reprit la jeune fille avec une inspiration d'innocence qui confondit cet homme.

– Je compte sur votre promesse, Sarah. »

Et ils se séparèrent après les froids saluts d'usage.

Au bout de quelques minutes; Grégorio revint sur ses pas. Il se glissa dans l'ombre sous l'allée des tilleuls, et s'introduisit dans les jardins intérieurs. Il reconnut la croisée chérie. Bientôt Sarah se montra et lui fit signe : elle lui donnait la permission d'entrer dans la chambre. Elle était debout comme une statue de marbre.

« Parlez-moi encore de vous, dit-elle.

 – Je vous ai dépeint il y a quelques instants la passion du jeu, mademoiselle. Eh bien ! je ne suis pas un vrai joueur, et ce qu'on appelle le jeu m'a ennuyé à son tour, comme toute autre chose. En effet, quand le jeu ne va pas jusqu'à l'extrême chance du suicide, par exemple, les péripéties dramatiques d'un gain médiocre et d'une perte indifférente dégénèrent peu à peu en une manie qui n'est guère possible que pour les gens sans cœur ou les vieillards. Je suis jeune, et mon cœur s'était exalté à de nobles ambitions ; un jour que j'avais réfléchi sur les devoirs de la vie, j'eus honte de moi-même. Je résolus donc d'en finir avec mon vice favori ; mais n'ayant pas de fortune et ne pouvant plus renoncer aux agréments accoutumés du luxe, je jouai une dernière fois, avec tout mon or dans une main, avec un pistolet dans l'autre. »

Sarah trembla de tous ses membres.

« Je crois que Dieu lui-même eut compassion de moi, et je sortis enfin du lieu où j'étais, comme un plongeur des mers qui reparaît sur l'abîme en tenant son trésor. Vil et précieux trésor ! Je quittai subitement Paris, et je tombai par hasard en cette ville que vous habitez. Maintenant, je vous l'avouerai, cette paix de l'esprit à laquelle j'aspirais, je ne l'ai pas trouvée ici. Le calme de la province est une chape de plomb sur mes épaules. À mille reprises j'ai été sur le point de retourner vers le pôle de feu qui m'attire, et sans doute j'aurais cédé si je ne vous avais vue. Écoutez-moi sans horreur dans ce que je vais ajouter.

– Je ne veux plus avoir peur de vous : votre franchise est un droit à mon affection.

– Oh ! je vous vis si belle que je vous aimai d'entraînement. Mais j'ai tant désespéré du bonheur pour moi que je suis jaloux de celui des autres. Mon imagination perverse s'agita. Du fond de mon appartement retiré, je calculais, comme un joueur d'échecs, celles de mes actions qui faisaient avancer ou reculer à mon gré la curiosité publique dont j'étais l'objet. Je m'intéressai à cet amusement. Quand je m'efforçai ensuite de vous plaire, je combinais déjà les chances de votre séduction. Ne m'en demandez pas davantage, et plaignez-moi plutôt que de me haïr, car j'ai fini par vous aimer passionnément, et je vous aurais dévoué ma vie si elle était digne de vous.

– Et dans ce moment, dit Sarah, refuseriez-vous de m'épouser ?

– Je vous rendrais malheureuse !

– Cependant si je consentais à vous dévouer moi-même une vie de pureté, d'innocence et d'amour.

– J'ai désespéré de tout amour sincère, reprit-il. »

Elle s'avança vers lui, le conduisit vers la fenêtre et lui montrant le ciel : « Levons ensemble nos yeux vers cette blanche étoile qui nous éclaire de son regard magique. Je vous assure que c'est l'étoile de l'espérance. La voyez-vous qui brille au-dessus de vous ? Elle est comme une perle que je pourrais mettre à mon front. Eh bien ! il me semble que Dieu me la donne, cette étoile, pour qu'elle soit le plus beau bijou de ma corbeille d'épousée ! Voulez-vous qu'elle vous appartienne ainsi que mon amour ? »

Grégorio Banchi se précipita aux genoux de cette jeune fille, qui se retourna vers la cheminée, prit le cordon d'une sonnette et se mit à ébranler toute la maison du bruit qu'elle fit. Le Corse était dans la stupeur. On accourut. Mme de Fermont poussa un cri en voyant un homme encore aux genoux de sa fille. Sarah courut l'embrasser, et lui dit : « Je vous présente mon mari, ma mère. » Et relevant Grégorio : « Vous ne pouvez plus repousser mon dévouement. Ne doutez plus et soyez heureux. »


Résumé :

Le corse Gregorio Banchi – fils d'un père mort dans les guerres napoléoniennes, laissé à lui-même puis trahi par une femme qu'il aimait – s'est laissé prendre par la passion du jeu. Pour échapper à son vice, il s'est réfugié en province, au Mans. Là il est tombé amoureux de la jeune et belle Sarah de Fermont, laquelle devait épouser un rustre qui ne la convoitait que pour sa fortune. Gregorio suivit d'abord la jeune fille à l'glise, lorsqu'elle allait à la messe, mais sans révéler ses sentiments. Il la suivit ensuite à la campagne, mais sans pouvoir lui parler. C'est au cours d'un bal qu'il put enfin lui tenir de doux propos et oser lui demander d'être sa femme. Mais il se reprit aussitôt : « Ne m'aimez pas, oubliez-moi », lui dit-il, avouant qu'il était atteint de cette maladie de l'âme qu'est le jeu. Alors c'est Sarah de Fermont qui, séduite, lui proposa le mariage et le présenta à sa mère.


UN SECRÉTAIRE AU XVIIIe SIÈCLE ou LE GRIFFON DE LA VICOMTESSE DE SOLANGES

[publié dans Le Siècle, les 6-7 novembre 1837]

La petite vicomtesse Phœbé de Solanges, toute charmante, toute gentille, toute mignonne, était une des merveilles de Paris vers 1755. Sa jeunesse était la plus fraîche, la plus rose, la plus jeune, en un mot, qu'il y eût. Son visage avait l'éclat et le duvet d'un fruit naissant ; ses beaux sourcils bruns se dessinaient sur un front d'ivoire ; les frimas de la poudre sur ses cheveux noirs, ainsi que les rosettes ou les diamants de sa coiffure, lui allaient toujours à ravir. Sa physionomie ne s'animait jamais de rien de tendre, mais n'avait-elle pas, en vérité, toutes les grâces possibles à son service ? Sa bouche, par exemple, était comme emperlée de sourires. On disait des pieds de Phœbé qu'ils étaient des bijoux de pieds, et de sa main que c'était un chef-d'oeuvre adorable. Ses yeux aussi jouissaient d'une réputation infinie. Ô mon Dieu ! les beaux yeux ! s'écriait-on dès qu'on venait à parler d'elle.

Et pourtant elle n'était pas mariée, la jolie vicomtesse ; jamais elle n'avait voulu l'être. Toute la cour s'était jetée en vain à ses genoux : son coeur était sans flamme. Aussi la croyait-on coquette, quoiqu'elle s'en défendît. Quelques méchants la comparaient à l'opale, où l'on voit briller une lumière agréable, mais sans feu.

Le duc de Fleuries, qui avait été des amis de sa mère, son tuteur et son parent d'ailleurs, se montrait un des plus fidèles soupirants de Mlle de Solanges. Le duc était d'un âge tout à fait passable, et les avantages de la plus rare distinction excellaient en sa personne. Il n'avait nullement à craindre qu'on fît attention à sa figure, et encore moins à sa tournure. Point de rides marquées, des traits nobles, le regard vif, des dents blanches, des mains transparentes, une taille fine et souple : tel il était. Du reste, du crédit à Versailles, une livrée fort riche, une somptueuse écurie et beaucoup de maîtresses en titre. Cependant il ne pouvait réussir à plaire à sa pupille, et il en était parfaitement humilié.

Orpheline de bonne heure, la petite belle avait passé beaucoup trop d'années dans un couvent. Elle avait même failli entrer en religion. L'effroi seul de s'engager pour toujours l'avait empêchée de prononcer ses premiers vœux, et peut-être aussi eût-elle regretté trop douloureusement le sacrifice de sa chevelure. Mais, dans la vie du monde, elle paraissait quelquefois se repentir de ne pas s'être vouée à Dieu. Le train de la société d'alors lui causait, à tout moment, des alarmes, des espèces de frissons. Elle s'épouvantait, par les yeux et par les oreilles, des scandales dont elle était sans cesse témoin. Elle n'était pourtant ni dévote ni pieuse, mais d'un caractère réservé. Le bruit l'importunait, et le vice lui semblait avoir mauvais ton à force de prendre la parole haute. Ainsi se sauvait-elle de la contagion du mal par simple délicatesse de nerfs. Son innocence était de la pudeur effarée. Son cœur se refusait la moindre passion, pour vivre à son aise dans le calme et le repos.

Je me trompe : la vicomtesse de Solanges aimait passionnément quelque chose, quelqu'un, un être vivant : c'était son griffon. Un divin griffon, je vous l'assure ; un animal gracieux, coquet, bien frisé, de la grosseur de deux poings tout au plus, qui prenait des airs étourdis, se prêtait à des singeries délicieuses, et avait une tête spirituelle comme celle d'un enfant. La vicomtesse était éprise de son Dangereux ; elle l'avait ainsi surnommé en raison de son humeur hargneuse envers les étrangers. Elle le dorlotait, et le bourrait de sucreries. Il fallait donc, tant elle en était folle, que pour faire agréer heureusement ses galanteries à la maîtresse, on ne négligeât jamais de se mettre en faveur auprès du griffon. Le duc de Fleuries, qui passait cependant pour un diplomate fort roué, l'oubliait quelquefois ; de là sans doute tous ses malheurs.

Monseigneur, d'autre part, était sur le point d'avoir un rival dont il ne se défiait guère. Le moyen d'imaginer, quand on est duc de Fleuries, qu'une espèce de domestique à soi, un secrétaire, un homme de rien, se permettra de regarder une femme de condition que vous aimez ! et encore quel était ce M. Lambert dont la chronique n'a conservé que ce que nous allons vous en raconter. Grimm ne dit qu'un mot sur lui, et Fréron l'a presque oublié. C'était un pauvre diable, un cuistre bourré de latin, un poète maigre, efflanqué, voûté, cassé en deux, avec des yeux ternes, avec des joues creuses, avec un habit râpé. M. Lambert était aux gages de monseigneur, parce qu'on l'avait trouvé, un jour, mourant de faim, aux portes de l'hôtel de Solanges, tandis que le carrosse, aux riches armoiries ducales, allait lui monter sur le corps. C'était le soir. Un laquais lui avait demandé ce qu'il faisait là, et il n'avait rien répondu. Toutefois on avait eu la pitié de ne pas l'écraser, et monseigneur, sensible comme un philosophe, mettant la tête à la portière, avait ordonné qu'on l'envoyât dîner à la cuisine. Mais le Lambert avait refusé. Monseigeur, surpris, avait désiré savoir ce qu'il était d'origine pour qu'il fît tant de façons avec son estomac en pareille occurrence. L'homme à jeun avait d'abord gardé un silence de dignité dédaigneuse. Sur de nouvelles insistances plus délicates, il avoua ensuite qu'il était un grand génie en espérance, qui n'avait pas d'autre prétention que de détrôner M. Arouet de Voltaire. Le duc avait haussé les épaules, s'était mis à ricaner, et les chevaux n'avaient attendu aucune autre réponse.

Quelques jours après, le suisse de l'hôtel Fleuries n'osa point repousser de sa hallebarde un grand garçon crotté des pieds à la tête, mais vêtu de noir, qui sollicitait une audience de monseigneur. Un des laquais, ayant reconnu le quidam, s'empressa de le recommander à son maître, et finit par lui ouvrir un des deux battants de la porte d'un cabinet. Le duc y était occupé à la toilette de ses ongles, tout en cherchant quelques rimes dont il voulait faire un madrigal en l'honneur de la belle Phœbé. Il se rejeta en arrière dans son fauteuil et, d'un air de froide bienveillance, il encouragea le petit homme à lui parler, à lui exposer même ses besoins avec confiance. Cependant, le Lambert, qui était un encyclopédiste en herbe, et qui avait écrit de bonne heure des satires contre les personnages les plus marquants de l'État, trouva mauvais qu'un protecteur ne le traitât pas en égal, et s'approcha du fauteuil avec une certaine superbe qui ennoblissait vraiment sa démarche. On ne sait ce qu'il eût dit, ce qu'il eût fait. Du moins il imposa au duc, qui ne fut pas sans inquiétude, et qui se hâta d'apaiser la colère secrète de ce cuistre si fier par d'aimables et consolantes paroles.

« Je vous offre cent louis pour écrire ma correspondance et travailler avec moi. Voulez-vous entrer en fonction dès aujourd'hui ? »

Lambert resta immobile et comme absorbé en de pénibles réflexions. Peut-être était-il encore plus à jeun que la veille ; peut-être avait-il quelque dessein caché dans l'âme. Il prit enfin le parti, quoique avec une répugance visible, d'accepter les offres de monseigneur, et l'en remercia, sous condition qu'il ne porterait jamais de livrée. Le duc de Fleuries vit qu'il avait décidément affaire au péché capital de l'orgueil en personne, mais il consentit, avec un sourire, à ne pas dépouiller M. de secrétaire de la souquenille honorable qui lui était collée sur le dos. Après quoi, il lui dit :

« Si vous faites de temps en temps des vers, il m'en faudrait quelques-uns, Lambert, d'assez joliment tournés pour que je puisse les avouer et les présenter moi-même en hommage à l'honorable vicomtesse de Solanges, ma pupille. Apprenez qu'elle est assurément de toutes les femmes que j'aime celle que j'aime le mieux. Je lui fais la cour, et sans doute un badinage rimé lui plaira. Ainsi j'aurais presque la fantaisie que nous brodassions ensemble quelques fleurs de style sur sa main d'albâtre, ses cheveux d'ébène, et sur une comparaison de sa jeunesse avec celle de l'Aurore. Voyons, aidez-moi à être inspiré. N'avez-vous rien qui soit encore une idée ?

– Non, monseigneur.

– Occupez d'abord votre imagination du côté d'un sujet. Avec un sujet on doit sentir plus facilement ses pensées et ses rimes. Dernièrement, M. le duc de Richelieu envoya un huitain charmant à Mme la comtesse d'Egmont, sa fille, en lui faisant cadeau d'un autel de l'Amour et d'un réchaud pour brûler des pastilles de bergamote. Jamais sujet ne fut plus favorable à la poésie que l'à-propos de ce réchaud et de cet autel : les vers expliquaient que l'encens est fait pour la divinité. Ah ! quel sujet ! Aussi la délicieuse originalité d'expression ! Car enfin je ne veux pas de commun. Fi donc ! le commun est bon pour vous autres gens de métier, et même, à vous le dire en passant, je trouve que toute la poésie de ce siècle, jusqu'à celle de M. de Voltaire, votre ennemi, ressemble à l'épée de Charlemagne, qui a la réputation d'être fort plate, comme vous savez. Moi, si j'avais le temps de songer à ces enfantillages, comme M. de Saint-Aulaire et le marquis de Ximenès, je voudrais créer, à l'usage des gens qui sont nés, de la poésie de gentilhomme dans le genre de ce que j'ai lu de M. de Marivaux, en prose. Vos alexandrins ont le défaut de se tenir immobiles, raides et froids, ainsi que les statues qui gèlent dans nos jardins, et je préfèrerais qu'on fît de la rocaille en poésie, comme les magots de nos boudoirs. C'est une idée que je vous abandonne. Profitez-en. »

Lambert s'inclina sans répondre :

« Ah ! morbleu ! reprit le duc, je tiens l'affaire de notre madrigal. Écrivez le titre : Madrigal à la vicomtesse Phœbé de Solanges sur son griffon Dangereux. Avez-vous écrit ?

– Oui, monseigneur.

– Eh bien ! faites le reste maintenant. Continuez mon inspiration. Avec de l'esprit, une galanterie et des rimes, cela suffira. Ayez plus de grâce que de science ; je ne vous en demande pas davantage. Je vous congédie ; mais finissez vite : je vous attends déjà. »

Quand Lambert fut seul, il se prit à s'arracher les cheveux de désespoir. Une semblable complaisance lui semblait honteuse. Et d'ailleurs, en vain se frappait-il le front : aucun hémistiche armé de pied en cap de sa demi-douzaine de syllabes ne sortait de sa cervelle, comme Minerve du crâne de Jupiter. Était-ce donc impuissance ? Il pensait mieux de lui-même ; mais le duc, qui n'avait pas vu ses satires, pouvait se le figurer. « Ah ! le maudit chien que le griffon de la vicomtesse ! » s'était-il écrié déjà plusieurs fois pendant que monseigneur était derrière lui, souriant, les narines gonflées, et orgueilleux comme un triomphateur : « J'ai terminé votre besogne, monsieur le disciple d'Apollon. Ne vous impatientez donc plus contre le chien Dangereux. Pardonnez-lui comme je vous pardonne… Lambert, je ne sais du reste comment cela s'est rencontré. Tout nous est facile à nous autres, en vérité. J'ai pris par hasard une plume et je me suis mis en votre absence à laisser courir mes doigts sur le papier. Au bout de quelques barbouillages, j'avais mes vers. Six ! mes premiers vers ! j'en ai composé six tout de suite ! Écoutez-les. Je crois qu'il n'y manque rien. Écoutez-les sérieusement :

Il n'est rien d'aussi doux qu'un regard de Solanges.

Ses yeux sont des démons bien plutôt que des anges…

« Ah ! ah ! ah ! voici la poésie dont je vous parlais. Cela ne vous charme-t-il point ?… À propos, il n'est plus question du griffon : je le réserve pour un en-cas. Mais je reprends mes vers ; ou plutôt lisez-les vous-même, je les jugerai mieux. »

Le secrétaire reçut le papier qu'on lui tendait, et en affectant des airs de satisfaction, il lut d'une voix claire :

Il n'est rien d'aussi doux qu'un regard de Solanges.
Ses yeux sont des démons bien plutôt que des anges ;
Mais sous leurs cils soyeux, comme en un champ d'épis,
Les amours, vrais oiseaux, se tiennent tous tapis,
Et voltigent parfois, comme un essaim farouche,
Des lys de la prunelle aux roses de la bouche.

« Vous n'ajoutez rien pour moi, Lambert, sur cette poésie ? Par hasard, ne serait-elle point de votre goût ?

– Ah ! monseigneur ! je suis au contraire dans l'admiration !

– Mais qu'avez-vous donc à pâlir ainsi ?

– Je suis malade, monseigneur.

– Eh bien, Lambert, il convient de vous enfermer dans votre chambre et d'y rester en repos. Je vous dégage de tous soins à mon égard pour le reste de la journée. Et d'ailleurs, je vais passer à l'hôtel Solanges, où peut-être j'avancerai la conclusion d'un contrat dont vous serez heureux aussi, mon garçon ; car, si je réussis, je veux vous établir quelques avantages à mon mariage avec la vicomtesse. Faites des vœux pour votre prospérité, Lambert. »

Le malheureux secrétaire se crut tranquille jusqu'au soir. Mais il était vraiment souffrant. La honte d'avoir été vaincu par le duc dans cette légère improvisation ne laissait aucun calme à son esprit. Que n'eût-il pas donné, au contraire, pour faire lui-même et pour bien faire ces vers qui devaient être lus par les beaux yeux noirs de la vicomtesse ! Il faut tout dire, le pauvre diable était tombé amoureux de cette déesse au cœur de marbre. Où l'avait-il connue ? Dans une petite loge de la Comédie-Française.

Depuis lors ses satires avaient été interrompues. Je ne sais quelle fatale mélancolie engourdissait son génie poétique. Déjà il n'était plus propre à haïr, quand il n'était pas encore propre aux douces inspirations du cœur. Ses journées se consumaient donc en oisives et mélancoliques promenades aux alentours de l'hôtel de Solanges. Mais la faim l'avait surpris souvent au milieu de cette insouciance. Qu'importe ! il espérait plaire à la fin. Pour cela, il se tourmentait de toute façon. Rien ne lui paraissait impossible pour arriver à son but. Voilà pourquoi il était entré chez M. le duc de Fleuries. Aussi ne pouvait-il d'avance pardonner au protecteur, qui était son rival, la fortune dont il était jaloux. À peine au sein de l'abondance, le serpent réchauffé levait la tête. Ce dont il s'était trouvé mal tout à l'heure, c'était du fiel qu'il avait dans l'âme, c'était de sa double envie, celle de l'amant humilié, celle du poète crotté.

Or, il venait de finir son premier repas, il allait rêver à sa position nouvelle, à ses intrigues, à ses espérances, à ses ressentiments contre la société, à son amour enfin, lorsqu'un ordre lui fut apporté de la part du duc de se rendre aussitôt à l'hôtel de la vicomtesse. Il ne devina pas ce qu'on pouvait attendre de sa présence. Quoi qu'il en fût, il s'empressa d'obéir.

Dès qu'il le vit sur le seuil du salon, M. de Fleuries fit un geste engageant pour s'approcher du sofa où était assise, caressant son griffon, la jolie poupée qui était l'idole des deux hommes. Lambert s'avança de quelques pas, mais n'osa compromettre sa gravité de poète à regarder fixement celle dont il était épris. Le duc lui dit familièrement :

« Mon pauvre Lambert, rendez-moi un service sur-le-champ. J'ai besoin de votre parole d'honneur. Imaginez que mademoiselle le vicontesse ne veut pas croire que vous soyez l'auteur des vers que je viens de lui lire, et qu'elle a trouvés détestables. D'ordinaire, un grand seigneur se fait fabriquer de la poésie par quelqu'un qu'il paie pour cela, et bien des réputations dans le monde se sont élevées ainsi aux dépens de quelques meurt-de-faim. Mais un homme de mon éducation n'accepte pas ces ridicules de la mode de notre temps. Vous m'avez rimé quelque chose sur quoi je me suis mépris, je l'avoue, et je demande pardon à la belle vicomtesse d'avoir pensé autrement qu'elle de ce madrigal avant qu'elle le condamnât. Quoi qu'il en soit, je vous restitue votre bien. Vous n'en mourrez pas pour confesser à mademoiselle ce qui est la vérité n'est-ce pas ?

– Il ne m'est pas permis, monseigneur, de vous démentir et…

– C'est bien ! Lambert. Allez m'attendre dans l'antichambre ; je vous donnerai quelques ordres à l'instant. »

Et quand le malheureux secrétaire se fut retiré tout couvert de honte, le duc se tourna vers Phœbé d'un air plus galant :

« Vous n'avez rien dit, vicomtesse, et votre griffon vous occupe tellement que vous êtes tout entière à lui, pendant que je meurs d'envie de tomber à vos genoux.

– N'en faites rien, duc, si vous m'en croyez.

– Je vous en conjure, parlez-moi.

– Que voulez-vous que je commence à vous dire ? Je vous répondrai si vous me provoquez.

– Ces vers ne vous ont donc pas plu décidément ?

– Non.

– Je le regrette pour ce pauvre Lambert, que je voulais pousser dans vos bonnes grâces.

– Mais, à propos, mon cher duc, j'ai vu ce petit personnage-là quelque part. Je pense sincèrement que c'est à la Comédie-Française. Du fond du parterre il dardait des regards de basilic sur une loge où se trouvait à mes côtés la marquise de Cirey, vous savez ? celle qui a des yeux si bleus et tout le visage d'une carnation si blanche qu'on dirait des turquoises sur un tapis de neige. Le chevalier de Ste-Croix, qui est à Mme de Cirey, en fut tellement mortifié qu'il jurait de faire battre ce garçon-là par ses gens au sortir de la comédie.

– Ne vous méprenez pas, vicomtesse, il faudrait qu'il y prît garde à deux fois avant de se décider à cela. Mon secrétaire ne l'aurait pas souffert, et le souffrirait à présent moins que jamais.

– Est-ce donc qu'il aurait du cœur dans sa condition ?

– J'en suis garant.

– Oh ! je vous en supplie, duc, rappelez-le.

– Qu'en désirez-vous faire ?

– Mon Dieu ! je ne sais pas ce que j'attends de lui, mais est-ce qu'il serait impossible qu'il nous amusât ?

– Belle Solanges, tout mon monde est à vous. Si je possédais les étoiles, je vous donnerais les plus brillantes pour remplacer les diamants ordinaires de votre collier, et je serais jaloux d'être à leur place.

– Ce que vous dites, cher duc, est une folie de votre imagination. Mais n'oublions donc pas ce garçon pour qui j'ai un caprice. Comment nommez-vous cela ?

– Lambert.

– Ah ! Lambert ! un nom commun ! un vrai nom de poète ! Ses vers ne l'immortaliseront pas, si j'en juge par les premiers que je connaisse.

– Holà ! Lambert ! »

Le secrétaire rentra. Le duc de Fleuries se mit à sourire en le frappant doucement sur l'épaule :

« Ah ça ! mon cher Lambert, vous êtes un fortuné drôle qui ne tarderez pas à faire votre chemin ! La vicomtesse vous veut déjà du bien.

– Oui, monsieur Lambert, je vous veux beaucoup de bien et plus que vous ne vous en doutez.

– Il paraît, Lambert, que vous êtes passablement épris de la marquise de Cirey. Racontez-nous donc cette passion, mon ami.

– Je n'aime pas la marquise de Cirey, que je n'ai jamais vue, monsieur le duc.

– Vous vous trompez, Lambert. Vous l'avez vue à la Comédie-Française, dans ma loge ; et non seulement vous l'avez vue, mais vous l'avez regardée.

– Ce n'était pas elle que j'admirais, mademoiselle.

– Et qui donc, ô mon Dieu ! Il n'y avait que cette adorable marquise, son chevalier et moi.

– Je voudrais bien que ce fût vous qu'il eût ainsi regardée ! dit le duc. Ah ! ah ! ah ! ah !

– Cela fait rougir M. Lambert, reprit la vicomtesse. Ménagez-le et ménagez-moi aussi. »

Le timide jeune homme, en qui se révoltaient l'amour et l'orgueil, ne pouvait cependant élever la voix pour se venger. Sa dignité, cependant, était compromise par un silence qu'il se reprochait comme une lâcheté. Mais les mots propres à résumer tout ce qu'il pensait et sentait ne se rencontraient point. Il avait une flèche à lancer et l'arc manquait. Il continua de se taire. Heureusement pour lui, le griffon Dangereux fit diversion à ces propos plaisants. Le griffon, durant l'entretien, batifolait à son aise. Des manchettes du duc, des dentelles de la vicomtesse, il ne prenait nul souci, et les avait lacérées de ses dents et de ses pattes. Tout à coup le secrétaire l'aperçut qui dévorait le papier rose sur lequel était écrit le madrigal :

« Hélas ! monsieur le duc, vos vers que le griffon met en pièces !

– Le vilain animal ! s'écria M. de Fleuries, qui ne put contenir sa mauvaise humeur.

– Laissez-moi mon Dangereux, a dit la vicomtesse de Solanges, en s'emparant de son petit chien pour le caresser avec émotion, comme elle eût fait d'un enfant son frère.

Le duc se leva :

« Votre griffon est insupportable, vicomtesse ; je ne saurais vivre avec lui, auprès de vous ! Il faut que vous me le sacrifiiez si vous tenez à me conserver.

– Mon cher duc, vous avez été l'ami de ma mère et vous êtes le mien ; vous êtes aussi mon noble protecteur et parent, mais ne me demandez pas cela. Me sacrifieriez-vous, par exempe, M. Lambert, si je vous le demandais ?

– Eh ! vicomtesse, que feriez-vous de mon pauvre Lambert ?

– Lambert, est-ce que vous voudriez entrer à mon service ? Cela ne vous serait-il point désagréable ? Vous verriez plus souvent Mme de Cirey, dont vous êtes éperdu, Lambert.

– Vous êtes un peu folle, ma chère pupille, de tenir de pareils propos. Y aurait-il la moindre bienséance à ce que M. Lambert, qui serait de vos gens, mais qui est un homme, après tout, vécût journellement dans cette maison ?

– Je veux apprendre la botanique comme autrefois Mme d'Épinay l'a apprise de M. Rousseau, et pour faire ma cour à la reine actuelle, dit la vicomtesse toute boudeuse.

– Je ne vous ai jamais vu des idées si étranges, reprit le duc étonné. Je vous assure que vous avez besoin de vous marier, de vous fixer à quelque attachement sincère et solide, au lieu de prendre à tout moment des caprices de botanique et de griffon.

– Eh bien ! oui, je tiens à mon griffon. Si je perdais mon bijou le plus cher, que deviendrais-je ? Ah ! n'est-ce pas là un rare malheur qu'il ait, l'étourdi, déchiré, rongé les vers de M. votre secrétaire ? M. Lambert les récrira, ou plutôt c'est une occasion pour lui d'en faire d'autres qui soient meilleurs. Je suis persuadée à présent que M. Lambert a plus de talent que ces vers, que j'ai mal jugés, ne le laissaient augurer.

– Ah ! mademoiselle, » s'écria Lambert.

Elle l'interrompit en rougissant légèrement :

« Duc, je vous assure que, pour vous récompenser de votre patience, je trouverai divinement beau le premier madrigal dont vous m'apporterez l'hommage. Mais, de grâce, ne vous mettez pas en guerre avec mon petit Dangereux. Passez-moi le griffon, je vous passerai les madrigaux. N'est-ce pas un caprice innocent ? Je suis piquée contre le monde, et, je le sens, mon Dangereux possède seul toute mon affection.

– Ce que vous dites là, Phœbé, est monstrueux d'ingratitude à mon égard. En vérité, je voudrais aussi vous reprocher d'être la plus barbare des femmes à me l'avouer en face. En honneur, je m'étonne que voux ayez pris, cher ange, de la passion pour un griffon : je crois qu'il vous siérait mieux de vivre avec les tigres et les panthères. Mais, n'importe. Je suis d'une faiblesse si excessive envers vous, belle vicomtesse, que je vous pardonne encore vos cruautés, si vous daignez enfin me rendre une réponse décisive sur notre mariage. Songez-y, mon enfant, il est temps de conclure. Je serais perdu de ridicule si l'on me voyait plus longtemps continuer mon roman de berger.

– Il me faut un délai, mon cher tuteur, pour réfléchir.

– Jusqu'à demain, vicomtesse.

– Eh bien ! jusqu'à demain, mais vous me tyrannisez !… »

Là-dessus elle se leva et fut s'enfermer chez elle.

Après la scène de bouderie qui avait eu lieu pour les vers déchirés par le griffon, le duc de Fleuries, sitôt que la vicomtesse fût sortie, s'aperçut que Lambert était là et que le griffon y était aussi :

« Pardieu ! mon cher Lambert, je suis satisfait de vous rencontrer sous ma main. Il m'entre une idée dans l'imagination, pour laquelle vous me serez utile. Vous avez vu ce qui s'est passé. Ma pupille est inexorable, rien ne la touche. Son griffon l'emporte sur tous mes efforts pour lui monter la tête en ma faveur. Or, imaginons que ce vilain petit animal soit mort : je triomphe ! je règne en maître souverain dans le cœur de l'insensible Phœbé. Il serait donc à propos de tuer ce Dangereux avec quelque adresse et sans que je fusse compromis. Ne pourriez-vous avoir cette obligeance ?

– Non, monseigneur.

– Est-ce que vous m'avez répondu non, monsieur ?

 – Je ne me déciderai jamais à causer l'affliction de mademoiselle la vicomtesse de Solanges, qui vous haïrait d'ailleurs, monseigneur, et vous auriez perdu votre cause auprès d'elle.

– Eh ! mon Dieu ! saura-t-elle qui aura fait le coup et qui l'aura commandé ? Mon cher Lambert, j'ai bien l'intention de ne paraître en rien là-dedans : vous prendrez encore cette misérable affaire sur votre compte. Que vous importe ? Si elle l'exige, je ne pourrai vous garder avec moi ; mais assurément je vous en dédommagerai. Que craindriez-vous donc ?

– Ah ! monseigneur, ne me donnez pas, je vous en conjure, de tels commandements. Je serais forcé de vous désobéir.

– Et pourquoi cela, monsieur ?

– Monseigneur, je ne pourrais vous le faire comprendre. Ne m'interrogez pas davantage. Je sens seulement qu'il me serait impossible de commettre une action qui sera si odieuse à celle que vous aimez, vous, monsieur le duc.

– Lambert, écoutez-moi. Je ne répète jamais les choses à mes gens, et mes désirs doivent être plutôt devinés que combattus. Ne vous mêlez pas des suites de ceci. En tout, je vais au fond des difficultés d'abord, et je les comble à la manière politique de Machiavel. Faites donc ce que je vous ai dit, monsieur mon secrétaire, si vous tenez à l'être encore demain. »

Lambert, à ces paroles, se redressa de toute sa hauteur :

« Monseigneur, je puis mourir avant que vous ayez le droit de déshonorer la philosophie et les lettres en ma personne. »

Le duc de Fleuries fut sensible à cette délicatesse d'âme orgueilleuse. Le pauvre jeune homme ne s'y attendait pas cependant.

« Vous êtes un enfant, Lambert. Allons, je vous excuse. Mais puisque vous me refusez un service qui ne peut pas être retardé, je n'ai guère le loisir d'appeler ici le premier venu de mes laquais, et, par Dieu ! je vais me tirer d'embarras moi-même. »

En même temps il dégaina son épée avec une impétuosité cavalière, et il allait percer d'un coup mortel le petit Dangereux, qui sautillait par le boudoir, lorsqu'il se ravisa tout à coup de ce premier mouvement. « Je n'aime pas à voir couler le sang, dit-il, et je ne veux pas me donner les airs d'Orosmane poignardant Zaïre. »

Il se contenta donc de saisir le malheureux griffon, qui jappait, et il se prépara simplement à l'étouffer entre les coussins du sofa. Le souvenir des mépris de la vicomtesse et de ses vers déchirés le rendait implacable. Cette vengeance, d'ailleurs, lui paraissait le meilleur et même l'unique moyen de terminer ses ennuis. Il passa ses deux mains autour du cou de l'animal et l'étrangla du plus grand sang-froid du monde.

« La tragédie est finie, » dit-il.

Après quoi, ne se souciant guère d'essuyer le premiers choc des douleurs de sa pupille, il s'esquiva dans un cabinet voisin.

La belle vicomtesse revenait toute rêveuse. Ce qui la frappa d'abord ce fut de se trouver seule avec Lambert. Il était encore plus ému qu'elle. C'est pour cela qu'elle put parler la première.

« Eh bien ! monsieur Lambert, à vous rencontrer ici sans le duc, serait-ce que vous m'appartenez, décidément ? J'ai eu tort d'insister : vous regretterez sans doute M. de Fleuries, surtout en le quittant pour moi. » En disant cela elle minaudait avec cet instinct des femmes qui en fait si naturellement d'adorables et de parfaites coquettes. Elle avait des grâces tout-à-fait inspirées. Lambert, de son côté, frémissait d'une émotion qu'il cachait à peine. Peut-être même ne voulait-il pas la cacher, espérant que ce trouble serait le plus délicat et le plus facile de tous les aveux. Toutefois il ne savait comment débuter, et il fit semblant de n'avoir pas entendu les paroles de l'enchanteresse. Mais combien ce silence était périlleux pour Phœbé ! Il n'y avait pas moyen qu'elle méprisât cette timidité excessive, car son cœur naïf prenait parti pour un respect qui était encore une flatterie. À la fin, quand elle se souvint de l'avoir persiflé devant le duc, elle se repentit d'être une trop grande dame pour ce pauvre poète :

« Monsieur Lambert, vous ne me répondez pas : suis-je décidément votre écolière ? En vérité, j'ai un caprice de botanique ; mais vous dédaignerez probablement de m'instruire, à cause de mon âge, qui vous paraît celui d'un enfant, n'est-ce pas ?

– Ah ! mademoiselle, je serais bien heureux !… »

L'amant se trahissait déjà. Cette jeune fille, élevée au couvent, comprenait cependant par l'expression des yeux de Lambert toute l'imminence de la déclaration qui allait suivre. Elle crut prudent d'interrompre un tel discours. Elle fit un geste comme si elle eût eu mal à la tête, et s'assit sur le sofa. Lambert restait debout devant elle, craignant à tout instant que le griffon ne vînt à sa pensée ; mais elle avait bien d'autres préoccupations.

« Croyez-vous que M. de Fleuries m'aime, Lambert ? Eh bien ! vous lui direz de ma part que je souffre de la conclusion qu'il exige pour demain. N'est-ce pas de la tyrannie, et seriez-vous aussi tyran que cela, si vous étiez à sa place ?

– Moi, mademoiselle, moi !…

– Oui, vous, Lambert, pour madame de Cirey, qui est veuve, si vous étiez, par exemple, le chevalier ? ­

– Je vous jure, mademoiselle, je vous jure que je suis indifférent pour madame de Cirey de tout l'amour que j'ai pour l'autre femme, une déesse, qui était auprès d'elle !

– Mais n'était-ce donc pas moi, vraiment. »

Lambert osa s'approcher avec des mains suppliantes et se précipiter à ses genoux.

« Hélas ! oui, c'est vous que j'aime, vous seule ! Oui, oui, d'amour, jusqu'à la passion, jusqu'au culte, jusqu'à l'idolâtrie !

– Vous m'aimez ? dit-elle

– Ah ! doutez de tout, doutez de Dieu, mais ne doutez pas de mon amour !

– Hélas ! votre amour, mais cela n'est pas sérieux ! Pourquoi m'aimez-vous, quand je ne vous aime pas ? Vous n'espérez pas, monsieur, que je puisse vous aimer ! Moi, vous aimer d'amour, oh ! mon Dieu ! ce serait un crime. Écoutez, je vous estimerai ; je recommanderai au duc de vous faire du bien, beaucoup de bien, car, après tout, il faudra que j'épouse le duc, qui est mon tuteur et l'unique personne qui m'approche. Mais, monsieur Lambert, je m'intéresse à votre talent. Pour que le duc vous fît quelque bien, je sacrifierais tout, même mon pauvre griffon, le seul être que j'aie chéri jusqu'à présent. »

Et comme elle parlait, réfléchissant tout à coup que le petit chien ne s'était pas encore jeté de lui-même au-devant de ses caresses accoutumées, elle égara ses yeux dans tous les coins de l'appartement, et finit par soulever les coussins du sofa. Ô surprise et douleur ! Dangereux, son Dangereux était mort ! on l'avait tué ! Cependant elle l'apostrophait des noms les plus tendres. Elle le roulait dans ses douces mains pour le rappeler, mais vainement, à la vie. Des larmes folles venaient au bord de ses paupières ; elle ne fut plus maîtresse de retenir mille imprécations qui étaient bien surprises de descendre d'une si jolie bouche :

« Est-ce vous qui l'avez tué ? Si c'est vous, je ne vous ferai pas grâce, et je demanderai au duc qu'il vous chasse ! Le duc est un honnête homme, il aura horreur de vous. Le duc m'aime comme sa pupille, il vous chassera, monsieur ! Mais répondez donc ! Est-ce vous qui avez fait ce vilain meurtre ? Vous étiez seul ici ; vous le saviez quand je suis entrée ; vous ne dites rien, vous avez peur de la vérité ! Ah ! c'est vous ! vous ! mais quelle raison aviez-vous donc ? »

Ses cris avaient attiré M. de Fleuries. Il se décida à rentrer de crainte d'être trahi par son secrétaire. Il était temps. « Eh ! ne voyez-vous pas, vicomtesse, que monsieur se donnait le ton d'être jaloux de votre griffon. »

À ces mots, Phœbé, s'apercevant que Lambert était resté à ses genoux comme pétrifié :

« Vous êtes un faquin, M. le valet, relevez-vous.

 – O ciel ! ne me croyez pas coupable ! Je redoute plus votre colère et votre haine que la misère et que la mort. Mon existence entière est à vous, prenez-la plutôt que de m'accuser !

– Que voulez-vous que l'on en fasse ? » dit le duc.

Et sans plus de façon, pour obéir à toute explication, il le prit pas le bras, le conduisit jusqu'à la porte du boudoir, et la lui ferma sur le nez, pendant que, furieux et désespéré, Lambert attendait en vain que la jeune femme lui ordonnât d'entreprendre sa défense. La porte close, le duc revint vers la belle éplorée. Il crut s'apercevoir qu'elle était incertaine et touchée :

« Comment pouvez-vous vous intéresser à l'assassin de votre cher griffon ?

– C'est donc bien lui ! soupira-t-elle.

– Il était jaloux, vous dis-je. »

On garda le silence. Après quelques minutes, Phœbé fit un effet sur elle-même : « J'ai à implorer de vous, monsieur le duc, que vous assuriez du moins une existence à ce jeune homme. Car enfin, quoique la jalousie en ait fait un monstre, il faut bien qu'il vive. »

Le duc prit une prise dans sa tabatière d'or, l'aspira, secoua les grains qui étaient tombés sur son jabot : « Qu'il vive ! répliqua-t-il ; mais je n'en vois pas la nécessité. »

Tant d'émotions firent peu à peu s'évanouir la charmante Phœbé. M. de Fleuries s'empressa de lui prodiguer ses secours ; il l'inonda d'eau de la reine de Hongrie, et profita de cette crise de nerfs pour faire enlever feu Dangereux. Trois femmes de chambre et deux médecins veillèrent la malade. Elle n'en mourut pas, Dieu merci ! On éleva un magnifique mausolée au griffon dans les jardins de l'hôtel de Solanges, et le duc, pour épouser l'intéressante vicomtesse, consentit à en rimer l'épitaphe.

Cependant Lambert rôdait de nouveau aux alentours de l'hôtel. Ce fut toujours inutilement. Un jour, il perdit patience. Après avoir passé quelques nuits douloureuses à coucher son front sur l'oreiller en pierre de la statue du Pont-Neuf, il finit par s'élancer, tête baissée, dans la Seine aux flots noirs. Son dernier soupir fut une malédiction.

Gilbert faisait alors la satire du 18e siècle, où se trouvent certains vers, que vous savez, contre la fausse sensibilité des femmes et l'égoïsme des grands. C'est de l'histoire.


Résumé :

Lambert est poète famélique qui se croit du génie. A la Comédie-Fraçaise il voit la jeune et mignonne vicomtesse Phoebé de Solanges et en tombe amoureux. Surmontant ses préjugés, il se fait engager comme secrétaire par le riche duc de Fleuries. Celui-ci est le tuteur  de la vicomtesse, à laquelle il fait la cour avant de l'épouser, malgré un insupportable griffon dont la demoiselle s'est entichée. La première tâche de Lambert est de composer des vers en hommage à la beauté de la jeune Phoebé; comme sa jalousie l'en rend incapable, c'est le duc lui-même qui produit six vers. La vicomtesse les ayant trouvés détestables, le duc les attribue à son secrétaire. Ensuite, ne supportant plus le griffon, il demande à Lambert de le tuer. Devant le refus de son secrétaire, il étouffe lui-même l'animal. Phoebé, sensible aux malheurs de Lambert, reste pleine de bonnes intentions pour lui, bien qu'il lui ait avoué son amour. Mais c'est alors qu'elle découvre le cadavre de son griffon, le duc lui faisant croire que Lambert est le meurtrier. Celui-ci, chassé par Phoebé et le duc, rôde en vain plusieurs nuits autour de l'hôtel de Slonages, puis il se jette dans la Seine, maudissant le fausse sensibilité des femmes et l'égoïsme des grands.


LOUISETTE

[publié dans Le Siècle, les 8-9 janvier 1838]

Saint-Porcian n'avait qu'une ambition, celle de passer pour un grand roué. Il avait toujours mis beaucoup de sérieux à être fou. C'était sa passion que de faire semblant d'avoir des bizarreries d'imagination. À vrai dire, il était peut-être, au fond de son caractère, l'homme de l'esprit le plus positif et de l'intelligence la moins déréglée ; mais il aimait excessivement à produire de l'effet, et toute sa conduite tenait de cette manie d'être étrange. Il portait des éperons pour aller au spectacle ; il faisait quelquefois venir son coiffeur avant de s'enterrer dans les profondeurs de son lit ; il fumait des cigares dans l'eau de la Seine, en nageant ; il restait des journées entières sur le perron de Tortoni, à se donner des airs de crânerie adorable, afin que le crût un effroyable viveur ; enfin, il compromettait volontiers les femmes qu'il estimait, qu'il aimait le plus au monde, pour qu'on chuchottât partout, sur son passage : « Saint-Porcian est un infâme, un affreux roué ! » Que voulez-vous ? c'était sa maladie.

Un jour qu'il s'ennuyait, plus que de coutume, de cette existence extravagante, et qu'il entendait, je ne sais à quel propos, le rossignol de la jeunesse chanter, au milieu de son cœur, quelques douces mélodies d'amour, il prit la ferme résolution d'être plus vrai qu'il n'avait été jusque-là, et il s'avoua que son rôle de poser sans cesse pour les autres était le métier d'un histrion, non d'un fils de famille, et encore moins d'un homme d'honneur.

Malgré ces bonnes dispositions, il entra dans un théâtre, et la première chose qu'il y fit, ce fut de jouer, comme il disait, de la prunelle et d'incendier le plus de cœurs possible. Beaucoup de jeunes gens de cette époque sont aussi coquets que des femmes. Toute chatouilleuse aux moindres agaceries, leur coquetterie est une tendresse sans but et qui serait bien fâchée d'en avoir un ; c'est une galanterie qui se dépense par égoïsme. On veut plaire et l'on aurait peur d'aimer. Une passion dérange toujours quelque chose, ne fût-ce que le pli d'une cravate. Saint-Porcian était monstrueusement coquet.

Comme il était au balcon, il vit apparaître sur la scène une jeune actrice d'un talent médiocre et qui s'était déjà fait une espèce de réputation, non pas encore dans le public, mais parmi les sultans de l'orchestre et les Alcibiade d'avant-scène. Saint-Porcian raffola du costume qu'elle portait ; et, dès qu'elle vint à prononcer deux ou trois mots, les dents de cette fille, qui étaient très blanches, firent merveille sur lui. Aussi pensa-t-il tout de suite à prendre un caprice pour le costume et les dents de Louisette. Elle se nommait ainsi.

Saint-Porcian n'était pas un cavalier timide qui eût le génie de la temporisation, comme Fabius. Il fit donc un signe à la bouquetière du théâtre pour qu'elle vînt lui fournir quelques renseignements. Saint-Porcian était informé d'avance de la liaison de Louisette et de Jules de Céreuse, un des cent mille amis qu'il comptait dans Paris. Jules avait enlevé la Louisette de la boutique de ses parents, aux environs du Palais-Royal.

La bouquetière usa de toute son éloquence pour prouver à son interlocuteur que M. de Céreuse, en vérité, s'abandonnait à des torts impardonnables dont on ne s'était pas encore vengé, quoi qu'on en eût envie. Là-dessus, Saint-Porcian se pinça les lèvres avec une grâce exquise et le sourire d'un prince qui hérite d'une couronne. Pour toute décision, il recommanda à la duègne de porter, le lendemain, à l'adresse voulue, le plus magnifique, le plus scandaleux bouquet. Il comptait infiniment sur ces fleurs, un rien somptueux.

Le coquet Saint-Porcian était en effet de ceux qui enregistrent leurs pensées quand ils sentent ; de ceux qui mesurent l'ombre qu'ils font quand ils marchent. Je vous ai appris qu'il possédait une théorie en tout. Sa règle, pour les déclarations d'amour, était de débuter par un bouquet auprès des belles qu'il espérait avoir impressionnées, et qu'il disait avoir la curiosité de courtiser. Voici quel était son raisonnement. Un sélam est toujours la galanterie la plus galante et en même temps, il ne faut pas le nier, la plus économique dont on puisse faire hommage à toutes les femmes. Saint-Porcian, qui affectait l'humeur d'un étourdi effréné, admettait raisonnablement qu'on le prendrait pour un grand seigneur d'avoir consacré un louis entier à l'achat d'un peu d'herbage qui se fane le soir. Or, déjà, quelle est la Clarisse qui, s'imaginant avoir affaire à une tête folle, soit contrariée qu'un tel amour tombe heureusement entre ses mains ? D'ailleurs elle examine qu'elle n'a jamais rien vu d'aussi complètement innocent et d'aussi bien choisi pour elle que ce message de fleurs ! Et observez ici en passant toute la profondeur de l'égoïsme de Saint-Porcian. Il est impossible que, désormais, le plus beau bouquet ne fasse pas ressouvenir du sien. Saint-Porcian n'a-t-il pas d'avance à jamais le mérite de cette première folie ? et comment dépasser sa générosité dans un cadeau d'un pareil genre ?… Ensuite, ce bouquet de parade ne peut rester là, sur une toilette, dans une chambre où personne ne l'envie. On regrette alors d'être seule. Quel effet ces fleurs si rares et magnifiques produiraient dans un bal, dans un lieu public ? mais il faut un bras. Quand Saint-Porcian se présente, il est donc nécessaire.

Son histoire avec Louisette fut ainsi. Il parut aimable à force d'être réservé. Louisette y mit du sérieux et trouva moyen de se déclarer la plus irréprochable des femmes. À cette excellente bouffonnerie, Saint-Porcian se mit à rire tellement aux éclats qu'il en eut le hoquet. Puis, s'étant miré dans le trumeau de Venise d'un boudoir moyen-âge, il sortit en se promettant la conquête de l'intéressante comédienne.

À la seconde entrevue, en effet, la Louisette, si piquée qu'elle fût, lui pardonna son rire. Ce qu'elle lui fit de bouderie ne fut que pour ne pas montrer trop vite ses dents. Ce qu'elle lui fit de reproches ensuite ne fut que pour les montrer tout-à-fait.

À partir de ce moment, ce furent des fêtes et des parties de plaisir renouvelées sans cesse. Saint-Porcian trouvait que sa vanité devait être satisfaite de cette bonne fortune, sans qu'il fût contraint de s'asservir à des cérémonies insipides, comme on en jette éternellement à la tête des femmes de la société. Saint-Porcian était effrayé d'attendre qu'on l'aimât, aussitôt qu'il était sur le point d'aimer.

Leur genre de vie, qui ressemblait à un ménage, dura trois mois. C'était honteux vers la fin ; on les aurait crus mariés, fi donc ! Dès qu'il voulut rompre, Saint-Porcian redoubla de soin pour plaire et pour se distraire à la fois. Ils mangèrent ensemble tout un héritage de famille. Mais l'ennui les incommodait sans relâche. Saint-Porcian se mit à jouer un jeu d'enfer ; il épuisa ses dernières ressources contre la fatalité des chances de la fortune.

Un jour, il lui dit sans plus de façon :

« Mon ange, nous sommes parfaitement ruinés : qu'allons-nous devenir ?

– Je ne dors plus, tant cette crainte me préoccupe nuit et jour, répondit Louisette.

– Vous avez tort de ne pas vous endormir, cela vous enlaidira probablement et vous ne me ferez pas le moindre honneur dans le monde. Je ne pourrai pas vous avouer désormais.

– Saint-Porcian, ne dites donc pas de ces folles plaisanteries. Vous m'effrayez quand je vous vois rire avec ce sérieux que vous y mettez.

– Au fait, voyons, avez-vous cru jamais que je vous aimasse ?

– Si je l'ai cru !

– Oui, oui, l'avez-vous cru ?

– Mon Dieu ! ne faut-il plus le croire ?

– Mais non. J'ai bien réellement quelque affection pour vous. Mais…

– Oh ! Saint-Porcian, Saint-Porcian, ne parlez pas ainsi. Laissez-moi l'erreur de croire que vous m'avez aimée. Ne dites pas que c'était un rêve ! eh bien ! cependant vous vous êtes ruiné pour moi. Quel but alors aviez-vous donc ?

– Celui de me désennuyer, chère ange. Ne te fâche pas, enfant que tu es ! je ne veux pas te laisser dans le cœur la moindre reconnaissance que je ne mérite pas…

– Taisez-vous, taisez-vous !

– Je ne vous ai jamais aimée, ma divine. Et maintenant, que voulez-vous, nous allons presque divorcer. C'est l'heure. Après tout, j'espère t'avoir mis un peu à la mode. Tu deviendras sans doute quelque chose avec un plan et de l'ambition. Quant à moi, j'avais juré de mener mon portefeuille jusqu'au bout et de me tuer après. En ce moment, je ne sais pas encore si je me déciderai à un suicide, mais je t'avertirai d'avance. C'est mon devoir. Et puis, on trouvera dans mes papiers une déclaration de ma mort volontaire, qui t'évitera tous les cas possibles de désagrément. Mais nous verrons cet arrangement-là ce soir. Heureusement, je suis athée. Adieu, je reviendrai tout à l'heure. Je suis forcé d'aller ce matin me battre en duel avec un de mes amis qui t'a regardée hier.

– J'ignore absolument… De grâce, n'allez pas à ce duel… Si vous y étiez blessé !

– Rassure-toi. Peut-être on ne se battra point. Mais cela me dessine un caractère d'être jaloux, au moment de te quitter et mourir. Observe bien mes précautions. Avant le duel, j'apprendrai que je te quitte. Je te ferai là un scandale qui te tirera d'affaire après ma perte.

– Quoi ! vous partez ! et vous me m'embrassez donc pas au moins !

– Vous êtes un enfant, ma friponne, de tenir à des niaiseries de sentiment. »

Et il sortit précipitamment.

Quand Louisette fut seule, elle se mit à réfléchir.

« Ah ! disait-elle, je n'ai jamais aimé Saint-Porcian. Cet homme a un cœur de marbre. Maintenant qu'il me rend malheureuse, je le déteste… je mérite d'être malheureuse, ajoutait-elle, mais je n'y consentirai jamais. J'ai eu tort d'abandonner mon père, et je ne puis retourner vers lui. Je tenterai tout plutôt que de penser à cela… Hélas ! si je pouvais pleurer, je me sentirais ensuite le front moins brûlant et l'esprit plus libre. Cependant je ne sais plus pleurer quand je souffre. Je suis desséchée. Je n'ai plus d'âme… J'étais sensible avant que Jules de Céreuse me trompât. Il m'a dépouillée de toute ma naïveté en m'arrachant à mes devoirs de jeune fille ; il est bien coupable… Aujourd'hui je me repens d'avoir fait le bonheur de sa jeunesse au prix du malheur de ma vie entière. Je prévoyais l'avenir. Mais je n'avais pas prévu que j'aurais le sang glacé, que je deviendrais coquette. Hélas ! ce qui me désespère, c'est que je suis pour ainsi dire inanimée. Oui, oui, je me sens coquette, coquette, une infâme coquette… Que Saint-Porcian me craigne donc ! je suis capable de bien des crimes à présent que je n'ai aucune espérance de bonheur à trouver dans l'amour. »

Elle était encore en train de prononcer ces dernières paroles lorsque Saint-Porcian rentra tout en joie.

« Vous êtes déjà de retour ? fit-elle avec surprise.

– Oui, petite ; mais, selon mes habitudes, je ne reviens pas d'un duel ; j'ai été mieux inspiré. Je sors de l'agréable tripot de Frascati ; j'y étais entré en passant. Ma foi, c'était ma bonne étoile ! Oh ! quelle étoile d'or ! Si je me mettais à jeter en l'air mes rouleaux de louis, j'aurais de quoi en étoiler le ciel… Vive dieu ! je suis un heureux drôle !… Élance-toi donc à mon cou, Louisette.

– Je vous prie de respecter la nouvelle position où vous m'avez mise vous-même vis-à-vis de vous, Saint-Porcian, par vos inqualifiables accès de franchise.

– J'étais en train de te débrouiller l'énigme de mon cœur. D'ordinaire, je ressemble à Lovelace, dont la puissance d'attraction dépendait de ce singulier mérite que lui reprochait sa victime quand elle s'écriait : Cet homme est ténébreux ! Mais, bast ! je me moque de toutes les formes reçues. Je suis roué seulement par inspiration. Je n'ai jamais étudié la manière de trahir une femme dans les traités classiques ; prends-moi comme je suis. Quant à toi, tu es encore ma Louisette, puisque j'ai de l'argent, mais pourvu que je ne sois pas tué tout à l'heure.

– Il est donc encore question de vous battre ?

– Certainement. »

Elle cherchait à le retenir.

« Mais…

– L'instant même approche ; je cours à mon rendez-vous. L'exactitude est la politesse des gens qui vont se couper la gorge.

– Quelle idée vous vint soudainement d'entrer au jeu ?

– Qu'avais-je à craindre ? L'habitude de me ruiner m'y conduisit, avec l'espoir, le dirai-je, avec la certitude de gagner. Je suis superstitieux comme tous les sceptiques. Je fis donc un essai contre le sort : je risquait cent francs, mon seul bien, sur une chance ; je pirouettai sur mes talons pendant cinq minutes ; alors je regardai sur le tapis vert si ma somme restait intacte : je fus ébahi de la voir se doubler, se tripler, se décupler, se centupler. En un clin d'œil je possédai dix mille francs. Je suis charmant ! je suis charmant !

– Qu'allez-vous faire à présent ? dit Louisette en interrompant ses exclamations.

– Je retournerai jouer après mon affaire d'honneur.

– Vous partez donc ?

– Sans doute, et tout de suite.

– Décidément, ne redoutez-vous rien ?

– Je suis sûr d'embrocher mon homme à la première passe. Quand j'ai joué, je me suis dit : "Tuerai-je, ou serai-je tué ?"… Eh bien ! j'ai gagné ; l'oracle est clair. Mais adieu… Tra la la !… Asile héréditaire !… Suivez-moi !… Vive le jeu ! vive Louisette ! »

Déjà Saint-Porcian était disparu. Louisette ne put s'empêcher de le suivre des yeux par la fenêtre de la rue, car elle voyait bien qu'elle formait des vœux pour son retour. Elle ne se défaisait qu'à peine de je ne sais quel penchant pour ce monstre d'étourderie. Elle avait la faiblesse de ne le haïr qu'à moitié. Mais, pendant qu'elle était sur son balcon, il y avait en face d'elle un jeune homme qui l'importunait du plaisir qu'il semblait prendre à la contempler avec des airs d'amant désespéré.

« O Saint-Porcian ! disait Louisette, tu es jeune et si brillant ! pourquoi ne t'ai-je pas connu plus tôt ! Je t'aurais aimé lorsque j'étais un enfant. Mais n'es-tu pas ridicule aujourd'hui devant moi ! Qu'est-ce que cela signifie ! Tu te joues d'une femme comme d'un être insensible, comme d'une poupée ! Cependant, la femme qui a rompu avec les lois si nécessaires de la société n'est pas dangereuse seulement quand elle hait : elle est trois fois dangereuse quand elle est méprisée, quand elle méprise ! »

Et tout en parlant, elle restait sur le balcon à examiner son jeune voisin, à qui elle trouvait des traits nobles et un air grave. Déjà elle se flattait d'être son premier amour, et alors elle le plaignait sincèrement de l'aimer, elle qui n'était qu'une coquette. Puis elle désirait savoir le nom de ce tendre et discret soupirant. Ne voilà-t-il pas qu'il s'enhardissait peu à peu à faire le martyr ! Ô les jolis soupirs et les divines pâmoisons de regards qu'il lui adressait ! En vérité, elle commençait à souhaiter qu'il la compromît moins par ces petites élévations d'âme qui étaient si ridicules de si loin. N'en finirait-il donc jamais avec toutes ces mignardises d'émotions ? Car enfin n'y avait-il pas de la niaiserie dans ce cœur-là ? Louisette n'en voulut plus de ce cœur. Le singulier héros de roman que ce jeune homme !

Amoureux de vingt ans ! il se mit bientôt, soupçonnant la colère de son idole, à jouer une autre comédie, celle de croisements de bras sur la poitrine, et des supplications de mains. Mais quel pardon avait-il à implorer d'elle ? Louisette heureusement espérait saisir une occasion prochaine de désabuser ce don Juan manqué de l'attention qu'il s'imaginait peut-être lui avoir surprise. Elle ambitionnait que quelqu'un de ses amis passât sous son balcon afin qu'elle se vengeât, par un peu de jalousie, de son Werther, car c'était en effet un Werther. Elle le voyait qui se mettait à écrire. Qu'avait-elle affaire de ses lettres, qu'elle ne voulait même pas recevoir ?

Pendant qu'elle était préoccupée ainsi, un charmant tilbury s'arrêta sous ses fenêtres, et le plus élégant des dandys lui envoya un salut familier. Elle le reconnut : c'était Jules de Céreuse lui-même. Pourquoi Jules, qui l'avait délaissée, semblait-il à présent ne pouvoir l'oublier ? Ah ! c'est que les hommes regrettent le trésor qu'ils dédaignaient avant qu'un autre s'en emparât. Jules paraissait décidément désirer qu'elle lui ordonnât de monter. Or, l'inexplicable Louisette lui rendit son salut.

« Du moins, se dit-elle, celui-ci devine tout dès le premier regard et sur un léger signe. Peut-être même espère-t-il me trouver plus aimante pour lui que je ne suis en réalité. Qu'importe ! ce n'est pas à moi de ménager la fatuité de l'un quand j'ai besoin de tourmenter l'indolence de l'autre. »

Mais cet autre, à la vue des signes de M. de Céreuse et de Louisette, s'était avancé vers le balcon, avec un geste de mépris farouche qu'elle ne comprit que trop, la coquette ! Eh bien ! elle en tressaillit d'aise.

« Ah ! s'écria-t-elle, quelle raison aurait-il de me juger si sévèrement s'il ne m'aimait pas ? mais il m'aime ! il m'aime ! oui, oui, il m'aime ! »

Et elle se mit à sauter comme une folle au milieu de son salon. En cet instant même, Jules y entra sans façon. Cette femme fut ébahie de sa visite, car elle ne se souvenait plus déjà qu'elle l'avait sollicitée elle-même. Bientôt elle se le rappela. Elle en eut quelque remords, mais elle se contraignit. Jules d'ailleurs, qui la voyait troublée, affecta les plus grands respects. Elle le fit donc s'asseoir, non sans mettre quelque cérémonie à cette invitation. Il s'assit. Tous deux ils restèrent muets durant quelques minutes. Leur gêne était extrême. À la fin, M. de Céreuse s'approcha d'elle :

« Sommes-nous parfaitement seuls, madame ?

– Oui, monsieur. »

Jules fut soulagé du malaise qui semblait l'oppresser. Il reprit d'une voix plus libre :

« Je le confesse, il est impossible de sentir mieux que moi un bonheur inespéré tout-à-l'heure encore, mais auquel j'aspirais depuis longtemps. En conscience, Louise, vous me paraissez toujours, des femmes que je connais, et la plus belle et l'unique qu'on puisse éternellement regretter.

– Je vous remercie de vos galanteries pour ce qu'elles sont, fit Louisette : je ne leur donne pas plus de sens que vous n'en attachez vous-même à des choses que vous croyez peut-être me causer un infini plaisir, n'est-ce pas, M. de Céreuse ? »

En même temps, elle se leva pour aller respirer un flacon d'odeurs spiritueuses. Jules se leva aussi.

« Je vous idolâtre passionnément, Louisette.

– Vous m'idolâtrez passionnément ?

– Passionnément ! oui.

– Non, oh ! non.

– Vous me faites l'horreur d'en douter ?

– J'en doute, monsieur.

– De votre part, c'est un crime de cœur.

– Crime, soit.

– Vous trouvez donc, ma belle, que mes lèvres sont trop moqueuses pour soupirer convenablement cette sentimentalité-là ? Je vous idolâtre passionnément.

– Assez de persiflages, monsieur, ne vous souvenez-vous plus de votre conduite passée envers moi ? Elle a été barbare votre conduite, Jules !

– Le Jules tout court vous est échappé enfin. Merci à votre colère !… Mais si vous êtes assez petite fille pour me reprocher toujours ma conduite passée ; si vous ne me pardonnez pas encore d'avoir souri légèrement autrefois, quand je vous entendais parler, en ce temps-là, de mourir à propos de mon insensibilité pour la constance de votre amour ; si même vous restez assez ingrate, assez injuste, veux-je dire, à mon égard, pour me réduire à ce rôle d'un fat qui se défend d'être indifférent, je vous avoue que la position de vous aimer n'est pas tenable ainsi avec vous, et je vous demanderai la permission de me retirer.

– Je suis votre servante, monsieur. »

Et Louisette s'inclinait pour le congédier. M. de Céreuse, humilié, se redressa en la toisant de ses regards :

« Sommes-nous ennemis, madame ?

– Nous sommes bien différemment d'excellents amis, monsieur.

– Vous me poussez à bout, Louisette, et vos plaisanteries sont exécrables.

– Moi, monsieur, je n'ai jamais eu le loisir de penser à vous exécrer, peut-être à vous mépriser.

– Que suis-je donc venu faire ici, madame ?

– Je l'ignore, monsieur.

– Vous m'avez appelé d'un signe, madame.

– Vous vous êtes grossièrement mépris, monsieur.

– J'exige une autre explication de tout ceci. Je ne veux pas être la dupe de vos fantaisies, de vos fantaisies, je le répète. Quand je comprendrai vos raisons particulières d'agir envers moi, je pourrai vous faire la grâce de sortir de cet appartement. Mais jusque-là, je ne vous laisse que la ressource d'un scandale, en me faisant jeter à la porte par quelqu'un qui sera plus robuste que moi. »

Il se rassit dans un fauteuil.

« Oui, continua-t-il, je jure de ne céder qu'à la force brutale !

– Homme infâme que vous êtes ! oui, j'en viendrai là s'il le faut, car je ne veux pas que vous demeuriez ici, chez moi, en ma présence, sous mes yeux : entendez-vous ?

– Je vous réitère froidement que de tels ordres ne peuvent me suffire.

– Encore une fois, sortez ! sortez !… Jules de Céreuse, ne sais-tu pas que ton regard louche m'est insupportable à voir, et que ta voix aigre me décèle trop bien l'égoïsme de ton âme, pour que je te permette de me parler, à moi, ta victime !… Ah ! n'en doute pas, n'en doute pas, quand je serai délivrée de toi, de force ou non, par ton absence, je brûlerai tout ce que tu auras touché dans ce lieu, car tu as la lèpre du vice, et l'air même où tu passes est corrompu. Je te hais ! je te méprise ! je te hais !

– Parbleu ! haïssez qui vous déplaît, madame, et brûlez ce que vous trouverez bon à brûler. Cependant je vous soumettrai volontiers une petite question. Quel sort réservez-vous à vous-même ? Ah ! vous feriez bien de régénérer par le feu ces lèvres qui m'ont parlé de tendresse !

– Va ! cette malédiction de mes parents auxquels tu m'as enlevée, faible et crédule, retombera sur toi, Jules de Céreuse, homme sans foi, sans cœur et sans pitié ! va, je ne crains plus, dès cet instant-ci, de tomber dans l'abîme de toutes les fautes et de tous les malheurs, et je suis contente de l'avenir qui me menace, car la responsabilité de mes malheurs et de mes fautes plane sur ta tête, et tu seras puni selon ce que j'aurai souffert et selon ce que j'aurai commis de toutes sortes de crimes ! Aussi je n'ai plus de remords. Je m'engouffrerai dans ma destinée, afin de t'entraîner, toi mon complice. Tu te le rappelles, j'étais pleine de candeur : eh bien ! je suis perfide, je suis coquette, et ma coquetterie sera le venin d'un serpent qui donne la mort. Or, tout cela, Jules de Céreuse, je ne le ferai que pour qu'il ne soit pas possible à Dieu de te pardonner jamais : je ne le ferai, te dis-je, que par haine de toi !

– Et moi, je ne prétends plus te répondre, femme éhontée que tu es, et qui oublies qu'en pareil cas un galant homme se respecte assez lui-même pour se taire, jusqu'à ce que la générosité lui échappe, et qu'il finisse des conversations de ce genre par des coups de cravache.

– Pour la dernière fois, sortez, monsieur.

– Je suis déterminé à un esclandre.

– Vous allez sortir, ou j'invoque le secours de quelqu'un.

– C'est mon vœu le plus cher. »

Aussitôt Louisette se précipita vers la fenêtre de son balcon. Elle regarda, avec une inquiétude excessive, si son voisin était encore à guetter sa présence. Pauvre jeune homme ! elle le vit. Elle lui tendit des mains suppliantes. Elle tâcha de se faire comprendre ; elle lui cria : « Venez, venez, je vous en conjure !… Oui, ne tardez pas… venez. » Elle suivit des yeux les réponses qu'il lui rendait… elle attendit qu'il descendît dans la rue, qu'il entrât dans sa maison… elle prêta l'oreille à ses pas :

« Le voilà ! le voilà !… Jules de Céreuse, qui êtes lâche envers les femmes, vous allez avoir affaire à un homme. »

La porte s'ouvrit. Le jeune protecteur se présenta, éperdu, effaré. Dès qu'il crut reconnaître un rival, il recula de stupeur ; mais Louisette alla droit à lui :

« Vous êtes ma vengeance, monsieur, et vous prie de chasser de chez moi cet homme qui s'y trouve et qui ne doit pas s'y trouver, et qui me menace de ne céder qu'à la force. Monsieur, voulez-vous servir un être faible, une femme ?

– Que faut-il penser de ceci, madame ? » répondit-il.

Puis il reprit : « Et vous , monsieur ?

– Êtes-vous le parent de cette femme ? dit Jules.

– Non, monsieur.

– Bah ! je vous accorde le droit de m'interroger. Je vais vous répondre. Avez-vous assez de sang-froid pour m'écouter ?

– Ceux qui ne comprennent pas, fit le jeune homme, que ceci devient sérieux ont tort… Je vous parle aussi à vous, madame. »

Louisette vint lui glisser ces mots à l'oreille :

« Si vous m'aimez, je vous aime.

– Et moi, dois-je vous aimer ? » ajouta-t-il en baissant la voix.

Louisette, émue de ce reproche garda le silence, puis lui répondit :

« Si je ne la méritais pas, implorerais-je votre défense ?

Sans plus de retard, le jeune homme prit M. de Céreuse par le bras et, l'entraînant à part, lui dit :

« Je me nomme Henri Duhamel, monsieur, et quel est votre nom, à vous ?

– Jules de Céreuse. Il est bon que vous sachiez encore que si je me trouve ici, la Louisette…

– Cela n'est pas ! Vous avez menti !

– Est-ce que vous croyez avoir besoin d'un soufflet pour me provoquer, jeune fou ?

– Je vous préviendrais.

– Il me faut raison de votre insolence, à l'épée ou au pistolet.

– Aux armes et à l'instant que vous choisirez, mais cœur contre cœur. »

Cette femme, qui était le témoin et la cause de leur dispute, ne put s'empêcher de s'élancer au cou d'Henri Duhamel :

« Ah ! nous sommes l'un à l'autre pour la vie ! »

Il fit électrisé de ce mouvement d'inspiration. Sa violence s'accrut de l'impétuosité de sa passion.

« Sortirez-vous enfin ?

– Insensé, dit Jules. J'aurai ton sang. Je vais chercher des armes, et tous les deux vous me reverrez bientôt. Vous ne vous aimerez pas longtemps. »

Dès que Jules de Céreuse fut parti, Duhamel tomba dans un hébétement morne et douloureux. En vain elle le regardait avec tendresse.

« Je ne vous aime plus, madame, dit-il.

– Dites plutôt, soupira-t-elle, que vous ne m'avez jamais aimée.

– Oh ! je vous ai aimée ! n'en doutez pas. Vous êtes si belle ! mais puis-je me fier à vous à présent ? Je lui ai crié qu'il avait menti quand il voulait vous accuser, madame. Hélas ! je sens bien qu'il ne mentait pas, et du moins je n'ai réussi qu'à vous empêcher de rougir davantage. »

Louisette baissa les yeux et se laissa glisser sur sa causeuse :

« De grâce, cessez de me parler ainsi… et abandonnez-moi seule, hélas ! à mon désespoir.

– Souffrez-vous ? lui dit-il avec intérêt.

– Je souffre beaucoup, répondit-elle d'une voix épuisée.

– Ah ! cette scène vous a fait mal… N'est-ce pas que vous avez une âme noble ?

– Au nom du ciel, ne me méprisez pas ! » reprit-elle en succombant tout-à-fait à une crise de nerfs qui était feinte peut-être.

Duhamel se rapprocha de cette femme et, lui soulevant la tête entre ses mains, il lui distilla quelques gouttelettes spiritueuses au bord des lèvres. Alors les paupières de cette enchanteresse s'entr'ouvrirent, et la plus langoureuse prunelle remercia le jeune bienfaiteur. Elle lui parut alors plus irrésistible que jamais.

« Oh ! disait-il, qu'elle est belle ! qu'elle est belle ainsi ! Oui, je l'aime ! oui, je l'aime ! et cet amour, qui déjà me brûle le front, ira jusqu'au délire !… »

Il cachait sa tête dans ses mains :

« Ô ma jeunesse ! ils m'ont perdu les livres que j'ai dévorés, car je n'avais rien deviné d'aussi puissant que cette magie de tant de séductions sur moi, qui n'ai que l'expérience des livres ! Et je me souviens, ce qui m'a souvent fait battre le cœur, c'est, entre tous les autres, je ne sais quel souvenir de la reine Cléopâtre, aux sourires enivrants. Je la voyais, en rêve, s'appuyant sur ses esclaves, à la rencontre de César, le roi de la terre. Ses longs cheveux se déroulaient en fleuve, comme ceux-ci dont je touche les tresses semblables à des flots. Elle avait la douce mollesse de cette femme ! Pourtant, non, Cléopâtre n'était pas aussi belle ! Pourtant ce n'était qu'un rêve, et je suis devant une réalité merveilleuse qui dépasse toutes mes illusions !… Ô mon cœur, ô mon cœur, maîtrise-toi ! Si cette femme était rusée comme Cléopâtre !… Mais, hélas ! que m'importe ! je l'adore depuis que je l'ai vue, et maintenant il faut qu'elle m'aime ! Réveillez-vous, réveillez vous, madame ! »

Il lui criait cela, pendant qu'il était à genoux.

« Et quoi ! vous êtes à mes pieds, vous qui me méprisez tant, monsieur !

– Ah ! je blasphémez pas contre mon amour, car je vous aime d'admiration et d'ivresse.

– Ne me l'avouez pas… Je vous prie, parlons de choses moins folles. Comme vous êtes pâle !  Vous éprouvez quelque peine que vous me cachez, vous qui allez riquer votre vie pour moi !

– Hélas ! pour votre amour.

– Mon Dieu ! je crains de vous tromper… de me tromper moi-même… Si vous saviez que je ne suis pas libre, que penseriez-vous ? Quand celui que vous avez vu là m'eût séduite et abandonnée, Henri, pardonnez-le moi, j'échouais sur un autre écueil… Mais je me hâte de vous le déclarer, je dédaigne Saint-Porcian autant que je hais l'homme de tout à l'heure… N'est-il pas vrai que je suis malheureuse ?… Ah ! ne me jugez pas avec l'indignation de votre jalousie… Je n'ose espérer votre amitié… Je n'en suis pas digne… Pourtant, soyez mon conseil. J'ai besoin de l'appui de votre vertu… Quel sacrifice exigez-vous de moi ?… J'entrerai dans un couvent… Vous vous nommez Henri… je me vouerai à Dieu sous le nom de sœur Henriette… Ah ! Henri ! Henri ! je vous aime !

– Et moi, je vous aime aussi ! soyez bénie pour le bonheur que vous me faites ! Ô femme si belle ! ô femme si repentante ! que je t'aime !… »

Il se détourna tout à coup :

« Mais quels sont ces pas que j'entends ?

– Cachez-vous… ce sont les pas de Saint-Porcian… cachez-vous dans ce cabinet… »

À peine l'eut-elle poussé dans un coin obscur que Saint-Porcian entra, toujours gai, mais souffrant.

« Je suis blessé, Louisette.

– Où êtes-vous blessé ?

– Au bras droit. Cela n'est rien. Seulement je ne puis retourner au jeu. J'en suis contrarié. Mais que veux-tu, mon ange, tu me soigneras. Il y a des compensations partout. J'aurai une jolie garde-malade et j'oublierai mes douleurs.

– Que faut-il donc faire pour vous ?

– Me tenir compagnie. Le docteur, que nous avions eu soin d'amener, m'a parfaitement pansé ma légère blessure… Comme tu es émue !… je t'assure, Louisette, que je me porte mieux que le cadavre qui est là-bas.

– Horreur ! un homicide ! tuer un homme sans raison !… Ah ! quelle terrible étourderie est la vôtre, Saint-Porcian !

– Le jeu ne peut pas mentir… Je prévoyais le résultat de ce duel… Cependant cette mort, que j'ai causée, me poursuit d'idées sombres… En vérité, je ne suis guère tenté de me tuer, maintenant… à moins que je ne perde mes dix mille francs demain sur le malheureux tapis vert ! On ne peut jamais certifier que l'on gagnera le lendemain… alors je me tuerai.

– Vous, Saint-Porcian ! vous, homicide !

– Tu y penses plus que moi.

– Quoi ! cela ne vous a pas touché !

– Peut-être.

– Un jeune homme qui cesse d'exister à cause d'un de vos caprices ! Vous ne sentez rien là, dans votre conscience ?

– Ma foi, non.

– Vous n'avez pas pitié de son sort ?

– Il est moins à plaindre que le mien.

– Vous ne redoutez pas la vengeance divine un jour ?

– Ah ça ! laisse-moi dormir au lieu de me sermonner. Seriez-vous converti comme une Madeleine, que vous réfléchissez ainsi, mignonne, à propos des têtes de mort ?

– Ô Saint-Porcian ! Saint-Porcian ! quelle morale est la vôtre !

– Celle du plaisir et de la fantaisie. Il n'existe point de devoir dans le monde. La vie de cet homme me gênait à mes côtés, comme le bourdonnement d'un papillon autour d'une fleur que l'on respire. J'ai pris le papillon et je lui ai cloué ses ailes avec la pointe de mon épée. S'il a rendu l'âme, c'est qu'il ne l'avait pas bien chevillée au corps… D'ailleurs cela était écrit… Je veux dormir… Laisse-moi reposer ma tête sur cette causeuse.

– Non : le lit de la chambre voisine vous procurera un sommeil plus bienfaisant.

– Ma Louison, tu ne connais donc pas la félicité suprême que j'éprouve à voir tes beaux yeux mélancoliques qui veillent sur moi ? Veux-tu que je te le dise ? ta prunelle bleue me tiendrait lieu du ciel si j'étais condamné à l'enfer, où tu me suivrais, j'espère.

– Silence ! dormez.

– Donne-moi la teinture noire dont j'avais cacheté si soigneusement la flacon. C'est de l'opium que je réservais à m'envoyer dans l'Élysée du néant ; mais il me suffira ici d'en prendre quelques gouttes afin d'assoupir mes souffrances. »

Louisette s'empressa de se rendre aux vœux du malade. Il prit la liqueur d'une main fièvreuse et en avala une petite gorgée. « Ah ! Louisette, l'opium enfante des extases d'ivresse ! Si j'allais rêver que mes dix mille francs se multipliront en cent mille ! Ce serait déjà le bonheur d'avance, et puis un pareil augure est toujours favorable !… Eh bien ! je veux me coucher sur mon or. J'aurai mes louis de gain de tantôt sous mon oreiller. Ô mon or !… ô mes louis ! C'est un enfantillage, mais ils ne me quitteront pas… J'aurais peur qu'on me volât cet or si beau, si luisant que j'ai là !… »

Et il brassait les piles mouvantes de métal qui jetait un cliquetis infernal. Ses yeux à lui étaient comme des brasiers. Louisette frissonnait étrangement.

« Allons ! hâtez-vous de dormir, je vous en conjure.

– Qu'as-tu donc ? Je ne me fie nullement à la pâleur que je te vois… J'emporte mon or… »

Et il se retira en chancelant.

« Ah ! dit-elle, c'est lui-même qui précipite mon imagination au-devant de cette fatale idée !… »

Elle ouvrit le cabinet à Duhamel et, le conduisant à pas lourds vers la chambre où Saint-Porcian se ressentait déjà des effets de l'opium, elle lui fit un signe significatif, dont ce jeune homme fut anéanti.

« J'ai tout compris, dit-il.

– Tout ?

– Tout.

– Ce que j'ai plutôt encore pensé qu'exprimé ? Vous avez compris cela même aussi ?

– Cela… vous m'épouvantez… quele femme êtes-vous donc ? Il faut vous fuir.

– Pourquoi ?

– Parce que vous portez tous les crimes possibles dans votre cœur.

– Écoutez-moi, dit-elle avec sécheresse… point de phrases. Voici ma vie : Jules de Céreuse m'a parlé d'amour à seize ans. Je l'ai aimé. Je n'ai pas voulu vivre sans lui, je me suis échappée du foyer paternel. Il n'avait pas consenti à mépouser ; il m'a lâchement abandonnée ensuite à toutes les conséquences de la misère… Je n'avais plus à inspirer que des goûts passagers… Saint-Porcian, celui qui dort, ce matin même me menaçait de m'abandonner, lui aussi, aux conséquences d'une misère plus affreuse encore… Eh bien ! écoutez-moi enfin, je hais Jules de Céreuse, je méprise Saint-Porcian. J'ai le droit des deux côtés… Que voulez-vous que je devienne maintenant ?

– Est-ce à moi que vous le demandez ?

 – Oui.

– Je ne puis que vous plaindre.

– Je savais bien que vous n'aviez pas d'âme ! Après cette réponse, il ne me reste plus de doute… Adieu, monsieur.

– Si vous me repoussez à mon tour, n'oubliez pas du moins que je puis être tué tout-à-l'heure par l'homme que je vous ai aidée à chasser de votre salon… mais adieu… adieu… je crains moins la mort que votre amour… »

Il fit quelques pas, puis il revint à elle :

« Me pleurerez-vous ?

– Je ne sais pas pleurer, homme-femme que vous êtes !

– Qu'importe !… Adieu donc pour toujours. »

Louisette le vit sortir sans sourciller :

« Je n'ai pu, je n'ai pas voulu le retenir… Ah ! c'est que je n'ai plus moi-même la force de rien vouloir… Je ferais mieux peut-être de mourir aussi… la mort me débarrasserait du présent, des souvenirs du passé et des terreurs de l'avenir… »

Aussitôt elle reprit le flacon d'opium et but, d'un seul coup, le reste de la liqueur.

Duhamel se représenta devant elle, sombre et égaré.

« Oui, faites de ma destinée ce que vous voudrez en faire. Je suis prêt à tout pour votre amour.

– Vous m'aimez donc bien ?

– Si je vous aime ! Mais grâce pour cet homme qui dort !

– Il est trop tard…

– Comment !

– Il est trop tard pour moi : je suis empoisonnée. J'avais cru que vous ne m'aimiez pas !

– Ô ciel ! s'écria Duhamel, je vous perds et j'ai perdu l'innocence de ma pensée ! Je suis malheureux pour jamais, sans consolation ! »

Louisette le regarda étrangement :

« Vous étiez un enfant de jouer votre honneur et votre bonheur sur les chances de l'amour d'une femme ! Ah ! que je vous plains ! n'aimez plus jamais ! »

Quelques minutes après, elle se tordit dans des convulsions horribles. Duhamel appela au secours. À ces cris, Saint-Porcian se leva. Il ne comprenait rien à ce mystère, et d'ailleurs il vit Louisette se débattre avec la mort de l'air le plus froid du monde, car il pensait déjà qu'il était délivré d'elle.

Sur ces entrefaites, Jules de Céreuse entra, une boîte de pistolets à la main. Louisette, qui était sans connaissance, eut pour ainsi dire l'instinct de sa présence : elle fit un effort et s'écria :

« Jules de Céreuse, c'est toi qui m'a tuée ! je vais t'attendre aux pieds de Dieu pour t'accuser. »

Là-dessus, elle expira.

Duhamel prit la main de Jules :

« Sortons ! »

Ils s'en allèrent, et Saint-Porcian fut se recoucher à côté de son or.


Résumé :

Louisette, amoureuse à seize ans d'un homme sans scrupules, Jules de Céreuse, avait été par lui séduite puis abandonnée. Désabusée, elle était devenue une actrice au talent médiocre, jouant les coquettes avec les hommes. C'est ainsi qu'elle eut une liaison avec Saint-Porcian, un roué incapable d'aimer, mais qui luttait contre l'ennui en séduisant des femmes. Cette liaison dura trois mois, pendant lesquels Saint-Porcian se ruina en fêtes et parties de plaisir, envisageant de se suicider lorsqu'il n'aurait plus d'argent. 

Pourtant, ayant gagné dix mille francs au jeu, Saint-Porcian renoue vers elle. Puis elle a la surprise de voir revenir Jules de Céreuse jouant la comédie de l'amour. Elle le repouse, elle l'insulte même, mais il s'incruste. Pour se débarrasser de lui, elle fait appel à un voisin de 20 ans, Henri Duhamel, qu'elle sait amoureux d'elle. Pour se le concilier, elle fait semblant de l'aimer. Alors Henri Duhamel provoque Jules de Céreuse en duel. Il a certes conscience que Louisette le manipule, qu'elle joue la comédie avec lui, qu'elle est surtout poussée par son désir de se venger des hommes ; mais son amour pour elle est le plus fort. Saint-Porcian revient alors d'un duel, à l'issue duquel il a tué son adversaire, ce qui le laisse d'ailleurs indifférent. Comme il a été légèrement blessé, il prend un peu d'opium pour se soulager. Alors Louisette, lasse de cette vie dans laquelle elle a été entraînée par son premier séducteur, absorbe le reste de l'opium et meurt. Saint-Porcain, heureux d'être débarrassé d'elle, s'endort avec ses dix mille louis. Henri Duhamel et Jules de Céreuse, eux, sortent pour aller se battre en duel.

 



LES GOUTTES DE DIGITALE

[publié dans Le Siècle, le 7 mai 1838]

Il y a cinq ans, à une soirée des Bouffes, pendant une représentation d'Othello, le prince et la princesse Thurieff étaient assis sur le devant de leur loge. Un dandy, personnage sans importance, en occupait le fond. Le prince restait impassible comme un homme du nord et comme un diplomate qu'il était. La princesse, au contraire, malgré ses éducations de femme du monde, semblait affectée de quelque crise intérieure. Une conversation s'engagea bientôt entre elle et le dandy, qui s'y prêta de la meilleure grâce, au lieu d'écouter la sublime musique de Rossini, pour laquelle il n'était pas venu là sans doute.

« M. de Neigeon, dit la princesse, faites-moi le plaisir de m'apprendre quel est cet étrange original qui, chaque samedi, se pose debout à l'entrée de l'orchestre, et regarde toutes les femmes, du moins celles de ce côté-ci, avec des mines si singulières de passion. Il a des tisons rouges dans les yeux, ce pauvre garçon de dix-huit ans !

– Je suis cruellement désespéré de ne pas le connaître, madame la princesse ; mais je tiens à honneur de partager votre goût, en trouvant le personnage parfait de ridicule.

– Oh ! mon Dieu ! reprit-elle, je n'assure pas qu'il soit ridicule, ce bon jeune homme, d'avoir peut-être une fantaisie d'amour au fond du coeur. Je voulais seulement savoir de vous si par hasard ce n'est pas un artiste, peintre ou poète. Ma curiosité de femme ne s'y intéresse d'ailleurs que parce qu'il a du génie en apparence, dans l'ensemble de sa personne, pour l'abandon de sa toilette et pour ses airs inspirés.

– Princesse, vous ne pouvez jamais vous tromper, et ce monsieur est un poète en vérité, sans doute même un de ces grands hommes, ignorés encore, qui, par la grâce du ciel, succèderont à Lamartine, que vous aimez tant. Mais il se peut aussi, et je le suppose à ses cheveux, que ce soit un de ces mille journalistes maudits que vous m'aimez guère. »

Le prince, à ces derniers mots, se prit à sourire, et M. de Neigeon fut sensible au succès de son ironie. Il se rengorgea pendant deux ou trois minutes d'un silence que la princesse interrompit, comme si elle poursuivait une réponse à la première moitié de ce qui avait été dit :

« Je m'amuse à examiner votre grand poète inconnu, comme une tête d'étude, et je lui surprends des traits de ressemblance fort caractérisés avec le Tasse pour l'exaltation, avec Schiller pour l'honnêteté de la physionomie. Prince, dites-moi que je suis une folle de me distraire à ces remarques sans conséquence ; mais Othello m'ennuie ce soir, et je ne veux réserver toute mon âme que pour la romance du Saule.

– Catherine, fit le prince, je vais vous conduire, si vous le désirez, au bal de l'ambassade.

– Mais, non, restons jusqu'à la fin. »

Vers le dénouement de la tragédie lyrique, elle était visiblement émue. L'homme du nord, qui méprisait les émotions, comme diplomate et comme mari, lui dit alors avec humeur, sur des lèvres de miel :

« Vous êtes, ma chère Catherine, du romanesque le plus incroyable, que vous ayez les nerfs agacés par des voix de chanteuse et par des sons de harpe aux cordes de cuivre ! la musique n'est pas faite, cependant, pour de tels résultats. La musique est un art excellent qui a pour but civilisateur, à mon sens, d'attiédir les passions individuelles, comme d'efféminer à la longue le caractère d'un peuple. Je vous avoue que, si les Français étaient meilleurs musiciens, ils n'auraient pas plus fait de conquêtes avec la logique de leurs écrits qu'avec le bronze de leurs canons. La littérature, entre nous, princesse, vaudra des parcs d'artillerie tant qu'ils chanteront faux la Marseillaise. Il en est ainsi des femmes. La morale inflexible du devoir ne peut compter que sur celles dont les bals, les spectacles, et enfin tous les plaisirs permis, fatiguent de plus en plus l'imagination. C'est une théorie, et vous m'avez rendu jusqu'ici orgueilleux de sa justesse ! »

La princesse ne répondit rien, elle était dans une agitation nouvelle que, cependant, elle avait l'instinct de cacher. Heureusement, M. de Naigeon s'empressa de citer l'exemple de l'Allemagne et de l'Italie, à l'appui du système politique de l'ingénieux diplomate. Celui-ci continua :

« Vous avez tort, après tout, de vous affliger, Catherine, à propos de cette Desdémona qui soupire sa romance mélancolique. Je sais bien qu'elle n'a pas encore trompé celui qu'elle appelle elle-même son seigneur ; mais soyez sûre qu'elle l'eût trompé tôt ou tard. Je ne fais aucun cas, quant à moi, de toutes ces femmes langoureuses qui rêvent incessamment. Un rêve est toujours un désir. Les femmes et les peuples se ressemblent. Défiez-vous des peuples sérieux et des femmes rêveuses.

– Prince, vous avez des principes en affaires de cabinet dont mon mari ne devrait pas se souvenir ici. Mais, selon vos dispositions, nous pouvons nous rendre maintenant à l'hôtel. Je souffre d'une migraine subite, et je n'ai point le cœur d'aller à la soirée de l'ambassade. »

Dès qu'ils se levèrent, le jeune homme de l'orchestre se hâta de prendre les devants. Il les attendait au bas du grand escalier ; il s'approcha de leur voiture pour la reconnaître au besoin, ainsi que leur livrée. Sur leur passage, à un moment qu'il crut sans doute favorable, il glissa étourdiment ces mots à l'oreille de la princesse : « À samedi, belle Desdémona ! » Le prince, la princesse et M. de Neigeon l'entendirent ; mais personne ne se trahit, et chacun d'eux put croire qu'il était le seul à connaître cet audacieux rendez-vous. M. de Neigeon seulement observa la physionomie du prince, qui était indifférente ; quant à la princesse, elle affecta de se plaindre de la rigueur du froid, parce qu'elle frissonnait d'émotion.

Le samedi suivent, la loge du prince Thurieff resta libre aux Italiens. M. de Neigeon vint à l'orchestre pour y voir l'inconnu ; mais il eut, à la fin de la soirée, la douleur d'avoir perdu son temps à cette démarche inutile. Ce n'était pas une simple curiosité désintéressée qui l'avait guidé : M. de Neigeon était pour ainsi dire l'Iago de cet Othello du Nord. Le prince l'avait recueilli en Allemagne, à la suite de cette émigration incomplète qui suivit 1830, et il se l'était attaché comme médecin ordinaire de sa maison, mais en réalité comme espion conjugal.

Le prince Thurieff, militaire comme tous les étrangers de qualité, possédait un petit poignard, à manche incrusté de perles, qui pendait au-dessus de son lit. Souvent il disait à la princesse : « Catherine, je vous jure que si vous me trompiez, je vous tuerais aussitôt avec cette jolie lame que vous voyez là. »

Une circonstance devait décider de la destinée de la princesse. Un jour que de graves débats avaient lieu à la Chambre des députés, et que l'envoyé secret de l'une des cours du Nord avait jugé devoir y assister, Catherine sortit à pied, contre son ordinaire, et se mit à faire une promenade de fantaisie sur le boulevard. Elle entrait chez ses marchands de musique et de bijoux ; elle sortait de leurs magasins après quelques emplettes capricieuses ; elle avait l'air d'une Parisienne, et rien ne lui était plus agréable que cette liberté de quelques heures. Tout à coup, près le passage de l'Opéra, elle s'entendit suivre par quelqu'un dont elle s'imaginait reconnaître le pas, quoiqu'elle n'osât détourner la tête pour s'assurer si c'était son inconnu. C'était lui en effet.

Depuis plusieurs semaines, ce jeune homme avait fait son possible, et toujours en vain, pour retrouver sa Desdémona de la loge des Italiens. La demeure du prince ne lui était pas restée longtemps ignorée ; mais, comme la princesse ne passait jamais sur son chemin qu'en équipage, c'était tout au plus s'il avait pu réussir à se faire distinguer d'elle dans les foules, afin que du moins elle n'oubliât pas son amour. Eh bien ! ce jour-là, je ne sais quels pressentiments le conduisirent aux environs de l'hôtel.

Il portait dans le creux de sa main gauche, à l'endroit où se boutonne le gant, un billet où il avait sans doute résumé toute sa science de Lovelace, et il s'était promis, à lui-même, pour le compte de sa dignité personnelle, que la journée ne s'écoulerait pas sans que ce billet, dépositaire de son amour, fût remis à son adresse. Au même moment, il vit la belle étrangère se hasarder seule à une excursion aventureuse. Le jeune amoureux l'atteignit : « Madame, lui dit-il sans trop trembler, lui si timide d'ordinaire, je vous aime, et vous le savez ; mais cet amour que vous m'inspirez, avec autant de respect pour votre vertu que d'admiration pour votre beauté, apprenez-moi si vous le méprisez. »

Toute effarée, la pauvre princesse se garda bien de répliquer. Elle trouvait que cette phrase était bien faite, et l'éloquence lui en était allée à l'âme. Néanmoins, elle se mit à regarder son soupirant avec un de ces airs d'ébahissement et de fierté que les belles dames du monde emploient dans l'occasion. Le petit Don Juan fut confondu. Il prit cela pour du dédain, et la colère lui rendit du courage pour une nouvelle épreuve. Pendant qu'il s'approchait encore de la princesse, il la vit avec plaisir s'engager dans les obscurités du tunnel de l'Opéra. Elle s'arrêta alors et dit au jeune homme :

« Que me voulez-vous, monsieur ? Je ne vous connais pas, et vous semblez me poursuivre pour me parler.

– N'avez-vous point compris que je vous aime ? s'écria-t-il.

– Et qui êtes-vous pour m'aimer ? fit-elle avec embarras.

– Je suis jeune et, dès que je vous ai vue, je vous ai donné mon cœur, parce que vous êtes la plus belle des femmes !

– Eh ! monsieur, gardez votre coeur, que ma beauté ne mérite pas. Je ne puis donner le mien, et je vous prie, si vous êtes un galant homme, de ne pas me compromettre davantage par votre présence. »

Il s'inclina et peut-être il allait s'enfuir ; heureusement, le désespoir lui rendit le souvenir de son billet. Avançant une main suppliante, il mit toutes les tendresses possibles dans son regard, afin qu'on ne lui refusât pas cette unique consolation. Sa main était tendue encore que le papier n'y était plus ; mais Catherine avait déjà disparu comme une ombre. Seulement il resta dans l'oreille du jeune homme le murmure de certaines paroles ; il crut qu'elle lui avait dit en partant : « Soyez certain, monsieur, que je ne vous répondrai pas, quand bien même je vous lirais par nécessité de savoir ce que vous êtes. » N'importe ! son cœur était soulagé d'un grand poids.

Ce fut en vain que, pendant plusieurs jours, il espéra une réponse. La princesse ne reparut plus aux Italiens. Le Lovelace imberbe était désespéré.

C'était un caractère disposé à l'amour, s'il en a jamais existé. Toutes les langueurs de la mélancolie inondaient son âme. Ses études habituelles de poésie ajoutaient encore à l'irritation de cette idéalité infinie qui tourmentait sa jeunesse. Que de fois l'auteur de Phèdre l'avait brûlé intérieurement des flammes de son génie ! Shakespeare était aussi sa lecture favorite.

L'idée lui vint de faire des vers sur Othello. Il y trouva quelque ressource ingénieuse de rappeler sa mémoire à celle qu'il aimait toujours, et qui l'avait oublié sans doute. Les vers terminés furent imprimés dans un journal de modes : il les fit parvenir sous cette forme à l'hôtel du prince Thurieff.

Le prince savait trop bien l'emploi des petits moyens en diplomatie pour ne pas prendre toutes les précautions imaginables autour de la vertu de sa femme. Il s'était aperçu que Catherine préférait depuis peu la solitude à la société, et qu'elle avait souvent des crises de nerfs sans le moindre prétexte. Il jugea qu'un amour mystérieux ravageait son coeur. Ses soupçons se portèrent sur l'inconnu des Italiens ; et, du reste, il ne négligea aucun soin pour s'assurer de la vérité. Catherine, victime de sa défiance, fut emprisonnée pour ainsi dire. Son papier à lettre était compté feuille par feuille, comme celui de Rosine chez le docteur Bartholo. Les femmes de chambre étaient gagnées d'avance, et M. de Naigeon, le factotum de la maison, était de moitié dans toute cette vigilance que, jusqu'ici, aucun accident ne paraissait justifier.

Mais, sur ces entrefaites, arriva le journal, fatal avant-coureur d'une catastrophe tragique. M. de Naigeon, fidèle outre mesure à la consigne, s'empressa de présenter cette feuille au prince, en faisant tout haut la remarque perfide qu'une gazette de modes à laquelle la princesse n'avait jamais été abonnée ne pouvait lui être adressée que dans des intentions étranges.

« Eh ! que se trouve-t-il dans cette brochure ? dit froidement le prince en humant le tabac de sa tchibouke et en buvant, à petites gorgées, une tasse de thé au citron.

– Une poésie sur Othello ; plus quelques articles insignifiants, sans signature.

– M. de Neigeon, je vous en supplie, faites-moi lecture de ces vers sur Othello. Singulier choix !

– Je suis tout à vos ordres, mon prince.

– Silence ! Catherine entre chez moi. Attendez qu'elle puisse être de tiers dans cette lecture. »

La princesse apparaissait, en effet, sur le seuil du cabinet de son mari. Celui-ci alla au devant d'elle, la pria de s'asseoir et de vouloir bien prêter son attention. M. de Neigeon commença :

Après une représentation d'Othello aux Italiens.

N'est-ce pas qu'il est doux d'entendre Rossini
Sur la lèvre, aux sons d'or, du divin Rubini,
Et que de la Grisi la voix italienne
Vibre comme un écho de harpe éolienne ?
Écoutez Othello, l'Africain, le lion !
Mon âme est tout en proie à la rébellion
De contraires pensers, qui, comme vents d'orage,
Lui soufflent à la fois amour, vengeance et rage.
Mais sa vengeance enfin s'accomplit sans remord,
Car il aimait assez pour avoir droit de mort !…

Ici, le prince interrompit le lecteur :

« Ce dernier vers est concis et renferme une pensée juste. Il me plaît beaucoup. Poursuivez, mon ami. »

La princesse pâlissait. Son mari continua de fumer avec indifférence, et M. de Naigeon reprit :

Voici Desdemona, vierge qui s'abandonne
À tout l'amour qu'il rend pour celui qu'elle donne ;
Fauvette gazouillante auprès de l'oiseleur,
Enfant qui se balance aux branches du bonheur ;
Au dedans de son coeur elle se sent à l'aise,
Et ne sait pas quel air comme un manteau lui pèse
Impur et meurtrier, tandis que le serpent,
Iago se déroule et s'approche en rampant.
Cependant elle a peur… Cheveux noirs, blanche épaule,
Ce soir-là, n'oubliant la romance du Saule,
Tout d'abord elle chante et se laisse endormir ;
Mais on la voit se tordre et pleurer de mourir… »

« Est-ce fini ? dit le prince. Je ne vois là, jusqu'à présent, qu'une versification détestable, mais fort innocente.

– Il reste une espèce de post-scriptum qui contient sans doute l'idée de la pièce, ajouta M. de Naigeon.

– Catherine, ne vous retirez pas, de grâce ; nous voulons savoir votre jugement sur des vers qui ont été inspirés par cette musique italienne d'Othello, qui vous préférez entre toutes. »

La princesse gardait le silence. M. de Naigeon baissa traîtreusement la voix en reprenant sa lecture :

Mais, parmi cette fête, ô mon enchanteresse,
De quel ravissement et de combien d'ivresse
J'étais ému ; j'étais goutte à goutte inondé,
Et quel doux sentiment en moi fut fécondé,
Dès que vos beaux regards sur moi seul se fixèrent,
Et que de nos deux cœurs les hymnes commencèrent !
Zacharias Muller

« Un nom allemand ! dit le prince. Cet exécrable poète doit avoir les cheveux blonds et de soie fine. N'est-ce pas, madame ?

– Comment voulez-vous que je le sache ?

– Vous le savez !

– Moi !

– Vous !

– Moi ! Que m'importe cela ! Que prétendez-vous ? parlez, prince, parlez. Je suis dans une confusion qui me rend toute honteuse de vos soupçons, de vos outrages.

– Je ne m'expliquerai pas davantage, madame, et vous pouvez vous retirer dans votre appartement. »

La princesse rentra chez elle et se trouva mal. Elle eut une violente attaque de nerfs. Quand elle reprit connaissance, son mari, qui était près d'elle, lui dit :

« M. de Neigeon, votre médecin, vous a reconnu des palpitations de cœur qui pourraient devenir dangereuses. Un anévrisme est à craindre : c'est pourquoi il m'a recommandé, connaissant mon excessive tendresse pour vous, Catherine, de veiller à la complète obéissance de ses prescriptions. Tous les matins, à midi et le soir, je me chargerai de vous administrer moi-même une cuillerée de cette potion, où il entre des gouttes de digitale. »

Après une courte pause il continua :

« La digitale a pour effet de refroidir le sang trop impétueux ; c'est un calmant infaillible dont il ne faudrait pas abuser. Une gouttelette de plus par jour suffirait pour donner une mort lente, mais assurée, et d'ailleurs impunissable. Aussi, princesse, je ne me fie qu'à mon zèle pour conserver votre chère santé. M'en saurez-vous gré ?

– Je ne tiens pas à l'existence », répondit Catherine.

Elle prit un premier verre de la liqueur avec résignation, en concentrant toute la puissance de ses regards sur le prince, qui parut un peu décontenancé. Cependant, il se remit bientôt de ce trouble intérieur ; mais la victime avait compris le bourreau. Alors elle se plongea dans son lit et pria qu'on la laissât reposer. À peine le jaloux fut-il parti que la douleur de la princesse échappa en sanglots et en larmes.

« Je vois, s'écria-t-elle, le sort qui m'attend : je mourrai, car la jalousie de cet homme m'a condamnée. Il me fera périr lentement et sans preuves de sa vengeance, afin que sa vanité ne soit pas humiliée en public des soupçons qu'il a lui-même conçus contre l'honneur de sa femme. Et pourquoi ces soupçons infâmes ? Étais-je maîtresse de ne pas inspirer une passion d'amour à ce pauvre jeune fou d'Allemand ? Quelle imprudence que l'envoi de ces vers ! Hélas ! peut-être celui-ci ne me pardonne-t-il pas, de son côté, d'avoir respecté mes devoirs d'épouse ! Ah ! que les femmes sont malheureuses ! Mais comment le prince a-t-il deviné que j'étais sensible à l'amour d'un inconnu ? Tout à l'heure encore, je l'ignorais moi-même. Ô mon Dieu ! je résistais, vous l'avez vu, vous qui voyez tout, à ce sentiment qui me dominait malgré moi ; je n'avais pas voulu lire cette lettre qui est là sur mon coeur et qui est restée cachetée jusqu'ici. Eh bien ! aujourd'hui, ma curiosité l'emporte ! Il faut d'ailleurs que j'éclaire ce jeune homme sur les dangers qui, peut-être, le menacent à son tour ; il faut que je lui défende de penser à moi. Qui sait si le prince alors ne me fera pas grâce ! Oh ! je ne mérite pas la mort, et je ne veux pas mourir. »

Elle allait briser le cachet de la lettre, lorsque le prince, qui l'épiait, rentra, fit un bond vers le lit et s'empara du papier accusateur.

« J'avais besoin de preuves, dit-il : en voilà qui suffisent. »

Au même instant l'hôtel Thurieff retentit de cris qui venaient de la rue. C'était une émeute qui passait par là, comme cela se rencontrait souvent en ces dernières années. Le peuple jetait des pierres dans les fenêtres de l'anonyme représentant du Nord, et l'on criait : À bas la Sainte-Alliance ! Un jeune homme aux cheveux blonds se distinguait à la tête de ce rassemblement. Il eût forcé l'entrée de la maison, sans la troupe qui survint. L'ordre de faire feu fut donné. Au premier mouvement des soldats, la multitude s'enfuit. Un seul homme était resté à ébranler les gonds de la porte extérieure. Il tomba sous une grêle de balles. Quand la place fut libre, on l'emporta pour le déposer à la morgue. Le prince, se penchant alors du haut de son balcon vers ce cadavre de jeune homme, le montra du doigt à M. de Naigeon, qui se trouvait, comme toujours, à côté de lui. Le prince avait un sourire triomphant. La fatalité venait en effet de lui épargner la moitié de sa vengeance. Quant à la princesse, elle survécut peu de temps aux terribles émotions de cette journée. On ne sut jamais quelle fut la cause de sa mort. Fut-ce maladie ? fut-ce chagrin ? fut-ce telle autre circonstance ? Dieu seul le peut savoir.


Résumé :

La princesse Catherine Thurieff, épouse d'un diplomate allemand, est régulièrement importunée par un jeune poète allemand amoureux d'elle. Il lui suit au théâtre lors d'une repésentation d'Othello, il l'aborde dans la rue et réussit même à lui glisser un billet « dépositaire » de son amour », qu'elle conserve sans le lire. Tout cela finit par alerter le prince qui, jaloux, fait espionner sa femme par un dandy familier de sa maison,  M. Naigeon.

L'amoureux de la princesse  fait alors imprimer, sous le nom de Zacharias Muller, des vers sur Othello dans un journal de modes qu'il fait parvenir à l'hôtel. Le prince, alerté, oblige son épouse à écouter la lecture par Naigeon de ces vers, une déclaration enflammée à une dame après une représentation d'Othello aux Italiens

L'émotion de la princesse est telle qu'elle en tombe malade. Le prince décide alors que, pour la calmer, il lui fera prendre trois fois par jour des gouttes de digitale, en la prévenant « qu'une gouttelette de plus par jour suffirait pour donner une mort lente, mais assurée et d'ailleurs impunissable ». La princesse comprend qu'il veut la tuer. Révoltée, car elle n'est en rien coupable, mais résignée, elle veut lire le billet qu'elle a conservé : son mari s'en empare, comme preuve.

À ce moment l'hôtel est attaqué par des manifestants protestant contre la Sainte-Alliance et le jeune Allemand est abattu par la troupe alors qu'il tente de forcer l'entrée.

La princesse, dont la santé a été ébranlée par les émotions de cette journée, ne tarde pas à mourir : « de maladie ? de chagrin ? ou de telle autre circonstance ? »



ALBANO

[publié dans L'Artiste, 1838]

Albano avait toujours cherché le bonheur dans un attachement sérieux, dans un amour profond. Dès son adolescence, éprouvé par l'expérience réfléchie du malheur, il s'était gardé soigneusement de s'abandonner à ces passions capricieuses qui semblent naturelles et complaisantes d'abord, mais qui laissent à jamais, au fond du cœur, un immense besoin de distractions dont il faut ensuite satisfaire les exigences à tout prix. La vie lui paraissait avoir un but meilleur que le plaisir.

Il était sculpteur, et il jugeait que le calme du travail, que la sérénité de l'intelligence sont incompatibles avec cette corruption de l'âme, dont il s'exhale sans cesse des vapeurs impures. Aussi voulait-il, pour devenir un grand artiste dans sa tâche si laborieuse et si grave de la statuaire, être un honnête homme complet, au-dedans comme au-dehors, dans ses moindres pensées comme dans ses actions.

À ving-cinq ans, il n'avait encore rencontré qu'une seule femme à qui il eût pu vouer son existance entière. C'était une jeune fille. Elle se trouvait la sœur d'un de ses amis, et il l'avait vue souvent au foyer de famille, ce sanctuaire des sociétés modernes. Elle était si pleine de candeur, cette jeune fille, que toutes les roses de son printemps en paraissaient plus fraîches et plus belles. Albano s'était laissé toucher vivement, mais à la longue, de la délicieuse espérance d'être aimé, il s'estimait heureux qu'il lui fût non seulement permis d'apprécier un pareil trésor, mais d'en désirer,pour l'avenir, la possession légitime.

Mademoiselle Letourneur, dont la naissance était glorieuse et la fortune médiocre, sortait d'un sang généreux. Son père, le général Michel Letourneur, avait été envoyé par Napoléon à la mort, pour la défense du pays, dans les champs de Waterloo. Or, après s'être affermie contre cette fatalité douloureuse, la mère avait concentré tous ses efforts, ainsi que ton son bonheur sur l'éducation de ses deux enfants. L'intéressante famille vivait, d'ailleurs, avec des apparences tout à fait honorables : de bonnes lectures, le soir ; parfois des concerts en ville ; quelques soirées choisies, mais fort rares ; puis les visites du dimanche au Musée du Louvre en hiver et à Versailles en été ; ou bien une loge, dans les occasions solennelles, aux Italiens, à l'Opéra, et même à la Comédie-Française.

En 1832, le frère de mademoiselle Letourneur vint à succomber au fléau du choléra. Pendant sa maladie, Albano, bravant toute espèce de danger, le veilla avec un zèle infatigable. Aussi, de son lit de souffrance, le mourant pria-t-il son ami de la remplacer, sur la terre, aupr !s de sa mère qui était veuve et de sa sœur, une seconde fois à peu près orpheline. Albani prit Dieu à témoin qu'il remplirait les devoirs de l'amitié la plus scrupuleuse et la plus dévouée. Il voulait parler aussi de son amour et des vœux, secrest pour tous, qui s'y attachaient ; mais il sentit quelque pitié d'iiriter peut-être d'infernaes tortures dans l'âme de celui qui s'en allait de la vie sans en avoir connu les plus doux mystères. Cependant la mère et la sœur pleuraient et se lamentaient à côté d'Albano, tandis qu'il consolait ainsi de ses saintes promesses le malade, dont il ferma, quelques minutes après, la paupière.

Mademoiselle Michelle Letourneur avait été attendrie par le dévouement d'Albano. Elle s'était exalté l'imagination, en présence de tant de bonté, d'affection et de courage. De tout temps, elle s'était avoué l'attachement sincère et la haute estime qu'Albano lui avait inspirés. Mais, après la mort de son frère, elle commença à le regarder comme un protecteur naturel, comme un ami, comme un mari même. Elle lui montrait ses broderies, elle chantait pour lui ses meilleurs airs, elle lui disait des malices enchanteresses. Parfois, elle le regardait langoureusement, sans y mal penser ; souvent elle le boudait, le grondait, et toujours il finissait par lui demander pardon, avec l'ingénuité d'une sœur qui se laisse embrasser sur le front. Un moment, elle s'imagina en elle-même qu'elle l'aimait de tout son cœur, et pour toute la vie. Hélas ! il nen était rien pourtant.

Ce qui avait intéressé peu à peu le sérieux artiste et s'éprendre avec abandon de cette jeune fille, c'est qu'elle était belle, d'une beauté qu'il sentait intimement. Elle avait des yeux noirs, dont la flamme s'insinuait de plus en plus au fond de son âme. Albano eût sacrifié le sort qu'il ambitionnait dans les arts, pour acquérir la certitude d'être le premier à la faire rêver d'amour.

Il ne négligeait aucun moyen pour paraître à ses yeux l'homme le plus aimable, l'ami le plus dévoué, l'amant le plus respectueux, et à la fois le plus tendre. Toutefois, c'était par son extrême probité qu'il s'attendait à la séduire d'une façon particulière et inusitée. Il souhaitait qu'elle ne pût estimer personne autant que lui. De cette estime sans restriction, il ne désespérait pas de l'amener à une secrète admiration qui fût moins indifférente sans doute que l'amitié ordinaire. De là, il n'y avait qu'un pas à une affection tout à fait impérieuse et expansive.

Mais ne croyez pas, d'abord, qu'Albano calculât les entraînements de sa sensibilité. Dès le matin, par les bonnes ou mauvaises saisons, qu'il plût, qu'il neigeât ou qu'il gelât, l'artiste amoureux s'en allait passer des heures entières à guetter de loin, comme par hasard, le passage de la jeune fille, lorsque sa mère l'accopagnait à la leçon de son professeur de chant. La nuit, c'était pis. Il revenait souvent sur ses traves, pour revoir, du bas de la rue, les fenêtres de la chambre pudique, et pour deviner l'instant où la vierge s'endormait, après que sa lumière était éteinte. Souvent, comme Michelle adorait les fleurs, il lui apportait, au mois de janvier, des bouquets de violettes de Parme qui lui avaient coûté son dernier écu.

J'ai oublié de dire qu'il vivait dans une pauvreté qui était à peu près de la misère. Une incompréhensible injustice du ciel avait pesé sur la destinée de ses malheureux parents, qu'il avait perdus dès longtemps déjà, et dont il ne regrettait pas la fortune première, mais uniquement la tendresse. Toute son existence dépendait, au reste, de son travail et de son talent. Néanmoins, au lieu de se livrer à l'exploitation mercenaire de quelques produits indignes de son art, il avait un noble but, celui de glorifier le nom qu'il tenait de son père. Albano, en cela, n'était pas sensible aux mouvements d'une satisfaction personnelle, toujours excusable d'ailleurs ; mais il comprenanit qu'il ne pouvait mieux agir pour réparer vertueusement la fausse obscurité d'une mémoire sacrée et chérie. Il ne s'épargbait aucune peine pour se préparer un avenir solide et une réputation méritée, car, en tout, il ne prétendait pas aux semblants extérieurs, mais au fond essentiel des choses : en amour surtut, il pensait ainsi.

Cependant Mademoiselle Letourneur avait bientôt ressenti un étrange malaise au^rès de ce jeune jomme qui était trop sérieux pour elle. Cette profondeur de la passion et de l'âme entière d'Albano lui causait des épouvantes inexplicables, comme la vue d'un abîme.

Les familiarités fraternelles cessèrent tout à coup ; la jeune fille se détourna de la route où elle s'était engagée d'abord si volontiers, quelquefois elle regardait encore en arrière ; mais en réfléchissant, elle s'excusait, dans sa petite conscience, par cette crainte instinctive dont il lui était impossible de ne pas éprouver les frissons ; à la vue d'Albano, elle se disait que les tristesses sombres et mystérieuses du sculpteur étaient trop lourdes pour elle qu entrait dans la vie comme un oiseau libre, sur des ailes joyeuses et légères ; mais elle se trompait elle-même avec cette confiance naturelle que les femmes possèdent, pour ne jamais débrouiller avant l'heure l'énigme de leurs plus chères préoccupations. Quoique candide, elle était presque coquette ; et l'amour d'Albano, dont elle ne pouvait se défier d'ailleurs, agaçait moins sa curiosité que les attentions plus adroites d'un jeune médecin qui lui rendait aussi des soins depuis la maladie de son frère.

Néanmoins, M. Peckray était un assez misérable personnage ; sans avoir des traits difformes, on lui trouvait, en l'examinant, ue laideur odieuse, toujours un air rogue ; des yeux verts, comme un chat ; dfe grosses lèvres qui débordaient ; point de menton, et le front bas ; sa toilette seule, à force d'élégance et même de goût, le rendait passable là-dessus ; il jouait l'homme de distinction et se carrait impudemment dans sa superbe importance de médiocrité ; il dansait du reste et valsait avec quelque prétention, et il le laissait savoir, tout médecin qu'il était. Quan dil se rencontrait dans un quadrille, le cavalier de mademoiselle Letourneur, M. Peckray, lui adressait à bout portant les éloges les moins exquis : presque toujours cependant ces trivialités étaient mieux comprises que les hommages choisis d'Albano.

Le docteur, aux prétentions fashionables, passait pour avoir de la fortune, seulement, il affectait de dite qu'étant d'origine étrangère, il ne se dissimulait pas les désavantages, pour une profession comme la sienne, de son isolement de clibataire, au milieu de Paris ; il ;disait aussi, dans l'occasion, ne rien désirer autant que d'entrer dans une famille qui pût le lancer dans le monde, comme il en était digne, par un mariage à sa convenance.

M. Peckray était sordide, mais il était surtout envieux ; la question la plus vraie de son mariage était son envie contre Albano. Elle avait commencé pendant qu'ils soignaient ensemble la maladie du jeune Letourneur, l'un en qualité de fils de la maison, et l'autre comme un médecin qu'on paie et qu'on peut remercier le lendemain. Cette envie le rongeait surtout, quand Michelle n'osait faire exécuter ses ordonnances avant de les avoir montrées à son demi-frère Albano. Aussi M. Peckray s'engagea-t-il à troubler cette bonne harmonie par un pressentiment de haine et de vengeance ; il y mit, pour réussir, le double génie, deux fois puissant, des hommes inférieurs : l'adresse et l'entêtement.

Le sculpteur, au contraire, par ses intempérances d'abnégation personnelle, avait accoutumé Michelle à ne plus connaître le prix des épreuves qu'il voulat s'imposer avant de la mériter. Elle finissait aussi pour lui devoir trop de reconnaissance pour queelle ne se crût pas ingrate en ne l'aimant que d'un amour naïf et spontané. Bientôt elle ne l'aima donc plus que par obligation, afin de s'acquitter d'une dette. C'est pourquoi elle s'y adonna de toute la consience scrupuleuse qu'elle put se faire. Elle s'efforça d'être généreuse, et sans doute elle aspirait à y parvenir. Mais les sollicitudes de l'artiste devenaient importunes. Albano, qui se défiait déjà de son étoile, parut soupçonneux. Il se fit craindre d'une autre crainte, moins excusable que celle de son amour trop sérieux. Il ne lui resta plus qu'à se faire haïr de toute la sympathie involontaire qu'elle avait pour son rival.

Ce rival, après tout, hésita un moment s'il continuerait son triomphe. Il commençait à se repentir d'avoir engagé une mauvaise affaire. Il voulut donc ruser, afin de se retirer de la maison, si c'était possible, sans se nuire dans le monde par des formes d'indélicatesse. Il se mit à jouer un étonnement perfide sur l'absence d'Albano qui avait cessé tout à coup ses visites. M. Peckray osa glisser quelques suppositions sur la manière dont i interprétait cette humeur, cette rancune ; enfin il fit si bien que Michelle et sa mère ne purebt plus se dissimuler les doutes qu'elle n'avait jamais eu l'intention d'envisager come une certitude. Alors, M. Peckray se posa comme un stoïcien. Il déclara renoncer à la main d'une femme qu'il idolâtrait, si elle devait lui sacrifier un amour supérieur au sien, non pas certes en énergis, mais en droits plus anciens de tendresse.

La mère et la fille aurent des regrets, je veux dire des remords, trop tardifs. Elles se ressouvenaient, en effet, de ces mille qualités inappréciables de l'artiste, qu'elles avaient dédaignées, ou du moins oubliées. Mais il n'était plus temps.

Et d'ailleurs, madame Letourneur qu'avaient affligée deux pertes si déplorables, celles de son mari et de son fils, avait eu à examiner que, si la mort l'enlevait à son tour, sa fille serait bien à plaindre de rester seule au monde. À ses inquiétudes maternelles, si vastes, il ne s'était trouvé qu'un terme : le mariage. D'abord, elle avait songé qu'Albano était si bon de cœur et si élevé d'esprit que sa femme n'aurait jamais à lui reprocher de vices ou de ridicules essentiels. Mais c'était un artiste sans fortune, sans position faite, sans avenir certain, sans ressources satisfaisantes, sans espérances justifiables. Comment s'occuper de lui raisonnablement ? Quelle affection, quelle reconnaissance devaient l'emporter sur l'intérêt exclusif d'une enfant chérie ? Madame Letourneur n'était pas aveugle, d'autre part : elle avait vu les progrès du jeune médecin dans la pensée de sa fille. Faut-il l'avouer encore ? elle n'admettait pas que ce sacrifice serait douloureux au-delà de toute mesure pour Albano. Les femmes, même les meilleures, suppsent aisément que les deuils de l'amour d'un homme sont toujours hypocrites.

Albano , vraiment, était un janséniste en amour. Il se faisait des cas de conscience à tout propos, tant il redoutait d'être égoïste dans s apassion, et il ne l'était pas assez. Aussitôt qu'il s'était aperçu des préférences, encore équivoques pourtant, de Michelle en faveur de son rival, il avait cru devoir s'abstenir d'une lutte où il lui semblait que c'était déjà le condamner que de l'exposer à disputer la victoire. Il avait donc renoncé, par une absence de quelques jours, à cette influence toujours souveraine, et qu'il pensanit déloyale, des souvenirs de toute une jeunesse. Peut-être espérait-il que cette absence aurait un langage plus clair que tout autre ; peut-être s'attendait-il à être regretté, désiré, sollicité ! mais il ne reçut enfin qu'un mot très cérémonieux de madame Letourneur.

Le sculpteur lut le billet avec empressement et en comprit la signification entière. Il s'agissait d'une soirée en famille. On voulait lui confier une nouvelle de quelque importance et profiter de ses réflexions toujours utiles, si désintéressées. Dans un post-sriptum fort court, la sœur se plaignait d'être délaissée par son frère, en une des phases solennelles de sa vie. Mais tout cela était discret, mystérieux et froid. Albano ne s'abusa point sur les ménagements d'une affection décroissante. Néanmoins, il résolut de se rendre à l'invitation qui lui était adressée.

À son arrivée dans l'antichambre du salon où se tenaient madame Letourneur et sa fille, il rencontra le médecin, qui entrait en chatant et sans se faire annoncer. Jamais Albano m'avait osé jouir lui-même de tant d'intimité.

« Passez le prmeier, lui dit M. Peckray ; c'est à moi de vous faire les honneurs. Ne suis-je pas de la maison ? »

Cette pharse oppressa le cœur d'Albano. Il alla saluer, avec plus de dépit que d'embarras, ces deux femmes auxquelles il se croyait le droit d'infliger des reproches. Ce furent elles, au contraire, qui lui en firet sur son absence ; mais, tout en voulant être tendres, elle n'étaient qu'empressées à le paraître. M ; Peckray, à son tour, affecta de débiter des politesses. Albano, d'un seul regard, l'obligea de se taire ; mais il s'expliqua en lui-mêe que tout était décidé. En effet, la mère de Michelle fit un signe à sa fille, afin qu'elle allât se placer au piano, et M. Peckray, debout auprès de sa jolie fiancée, se vengea su silence qu'Zlbano lui avait imposé par toutes sortes de minauderies et de langueur qui devaient impatienter davantage un rival malheureux. Eh bien ! Michelle, cependant, était si contente en elle-même qu'elle ne paraissait pas soupçonner qu'on pût souffrir autour d'elle.

Madame Letourneur, quand elle eut entraîné le sculpteur dans un coin de l'appartement, se mit à lui dire :

« C'est à vous le premier que j'ai le plaisir d'apprendre le mariage de ma chère Michelle avec M. Armand Peckray que vous voyez. »

Albano s'inclina pour toute réponse. Madame Letourneur, éclairée sur la signification de ce silence, se hâta de reprendre, avec un accent singulier :

« Quoi ! mon ami, vous ne me complimentez pas sur le bonheur de votre sœur ? Oui, sur son bonheur ! car enfin, vous savez qu'elle n'avait d'appui que sa mère, du moins aux yeux du monde, et je vais lui assurer la protection d'un homme excellent, d'un homme d'honneur. La fortune de M. Peckray, vous l'ignorez peut-être, est le double de la nôtre. Toutefois, mon gendre a exigé lui-même cette clause au contrat qu'en cas de mort du mari ou de la femme les biens entiers du défunt passeraient au survivant.

– Hélas ! soupira l'artiste, comment un homme qui aime peut-il prévoir de pareilles choses ?

– M. Peckray, continua la mère, n'épouse ma fille que par un de ces sentiments honnêtes et raisonnables qui valent mieux, pour la sécurité du mariage et pour le repos de la vie, que les passions si inquiètes et d'ailleurs souvet inconstantes de l'amour. »

Ici elle regarda l'impassible sculpteur avec une bienveillance presque maternelle :

« Albano, vous n'avez pas oublié que mon pauvre fils, en mourant, vous légua la reconnaissance de sa famille ; pourquoi nous avez-vous négligées dernièrement ? Je ne suis allée si vite en cette affaire qu'afin de ne pas la manquer ; aujourd'hui elle est trop avancée pour que vos conseils, si par hasard ils différaient de mes décisions, en puissent chager le cours. La félicité de mon enfant a seule déterminé mon consentement. Comprenez bien, mon ami, toute la grandeur de mon sacrifice en me séparant de ma fille, en soumettant sa destinée à une volonté étrangère. Hélas ! vous étiez mon second fils… ; peut-être, j'aurais dû… ; mais non, cela ne se pouvait pas… ; dites-le-moi vous même…, et que le ciel bénisse les souffrances de deux qui se taisent, comme il bénira sans doute l'union de cuex dont nous désirons également, n'est-ce pas, le bonheur ? »

Il n'est point d'éloquance qui surpasse celle des femmes. Les paroles de la mère de Michelle calmèrebt, dans l'âme de l'artiste, les tempêtes qu'elle avait été forcée d'y soulever par une ingénieuse prévoyance. Albano se contenta d'ajouter :

« Si vous ne doutez pas qu'ils soit heureux, vous avez agi, Madame, selon vos devoirs de mère, et il faut que chacun remplisse les siens sur la terre. »

Madame Letourneur, à ces mots, joignit convulsivement dans les siennes les mains de ce jeune homme triste et discret, puis elle ne tarda pas de le présenter aux deux futurs époux, en annonçant que leur mariage était déjà su et approuvé par le meilleur de leurs amis. Michelle laissa flotter sa prunelle comme si quelque vague distraction se fût emparée de son esprit, et M. Peckray y prit garde. Quabr à lui, il accablait Albano de mille affabilités grimacières et de protestatins amicales ; celui-ci n'y put tenir et fut heureux de s'échapper sous un prétexte assez vrai d'indisposition, car il étouffait, et il avait beasoin de mouvemet ainsi que d'air.

Quand il rentra dans son atelier, le premier objet qui frappa ses regards fut ube statue, qui était le portrait en pied de la femme qu'il avait aimée. Elle-même s'était prêtée autrefois, avec le consentement de sa mère, à cette flatteuse reproduction de sa beauté parfaite dans une œuvre d'art. Aussi le sculpteur amoureux avait-il étudié, avait-il copié, de la main la plus fidèle, cette ressemblance si chère ! que de soins, que de génie, que d'inspiration divine il y avait employés ! Mais après les mépris qu'on lui avait témoignés, après le désespoir auquel on l'avait condamné, il jura aussitôt de briser ce marbre, qui représentait de cruels souvenirs. Dans un égarement de colère, il s'arma d'un marteau de fer, et il en frappa au cœur de cette idole insensible. Toutefois, à la vue des éclats qui jaillirent, et de cette profanation irréparable, amant et artiste, il s'arrêta tout d'abord. Le bras ne put plus obéir, et le marteau vengeur tomba de ses doigts. Puis il alla s'asseoir en face de cette statue mutilée, et il se prit à la contempler avec des yeux ardents de rage, et les deux poings sous son menton, comme un damné du Dante. Il passa quelques journées ainsi ; ensuite, il s'accoutuma, par langueur d'esprit, à ce spectacle ; bientôt il voila le fatal portrait, auquel cependant il revenait sans cesse.

Le jour de la noce arriva.

L'apercevez-vous se glisser dans l'église ? La jeune épouse, elle du moins, a reconnu sans doute Albano dans la foule, et le prêtre a pensé qu'elle hésitait au moment de prononcer le oui sacramentel. Cependant l'union conjugale est consommée devant les hommes. Voilà les mariés qui s'en vont au milieu d'une rangée de parents en triomphe, et de mendiants qui les bénissent !

Après qu'Albano fut sorti plus tard et seul de l'église, on le rencontra marchant par les rues publiques, au hasard, et comme un fou. Le désordre affreux de son esprit durait encore, quoique moins apparent, lorsqu'il se rendit à la soirée du bal, où il avait été d'avance invité avec des recommandations et des supplications trop expresses pour que son absence ne fût pas remarquée.

Couvert de noir des pieds à la tête, il se présenta, le front haut, à la fête, et des premiers regards cherchèrent la mariée : elle étaiy d'une pâleur effrayante. Tandis que M. Peckray ouvrait avec elle les danses joyeuses, Albano, appuyé contre une colonne, ressembalit à Roméo chez les Capulet ; des flammes terribles sortaient de ses yeux. Enfin il se décida à éprouver Michelle de l'offre de sa main pour une contredanse prochaine. Elle accepta.

Quand leurs deux mains se touchèrent en tremblant, Michelle aussi, comme Juliette, leva sur e Roméo menaçant un de ses plus doux regards, et la divine magie de cette seule séduction métamorphosa tout à coup un si farouche ennemi. Ne venait-elle pas de comprendre tout à fait ces douleurs silencieuses d'un amour méprisé jusqu'ici ? Maintenant elle voyait combien il fallait l'aimer après tout, pour l'avoir tant détestée de devenir l'épouse d'un autre. À cette révélation soudaine qui se fit en elle, le voile de sa conscience se déchira ; le passé eut un sens plus clair ; l'avenir surtout en eut un qu'elle se cachait en vain. Mais le présent fut tout pour elle. Cette jeue fille ne résista plus à la compassion qui l'inspirait. Elle eut la vertu d'avoir plus de sensibilité que de réserve pour ses devoirs ; elle se pencha vers l'ami de son enfance, et elle lui dit tendrement :

« Albano, pardonnez-moi. »

Le reste, elle le pensa. C'est pourquoi elle était déjà pardonnée. Bien avant qu'elle eût entr'ouvert ses lèvres célestes, Albano avait deviné ce secret charmant.

Mais la contredanse avait fini ; qu'elles s'étaient envolées avec vitesse ces minutes fugitives de bonheur et de douce extase ! Albano quittait à peine la main de Michelle, M. Peckray vint la reprendre en toute hâte ; et déjà, dans les tourbillons d'une valse confuse, le trop heureux mari pressait contre sa poitrine haletante cette jeune fille encore vierge, dont le cœur était à un autre. Le sculpteur attristé songeait que c'était là le premier acte d'une tyrannie qui devait durer jusqu'à la mort de la victime, pauvre colombe, entre les serres d'un vautour. Ce généreux jeune homme, il était honteux, il était mécontent de lui-même, de sentir qu'il ne pourrait plus jamais protéger, dans ses moindres délicatesses d'âme, dans ses plus intimes répugnances de pudeur, celle qui avait été sa sœur, et qu'il aimait encore !

En cdes préoccupations poignantes, Albano se vit tout à coup abordé par un vieux domestique de la maison, qui lui fit signe, avec mystère, de le suivre au-dehors de la salle du bal. Ils montèrent ensemble jusqu'à la même chambre, trop bien connue, où avait expiré le jeune Letourneur. Près de la porte, à travers de laquelle en entendait de sourds gémissements, le vieux domestique s'arrêta, et rompit le silence qu'il s'éait imposé :

« Madame Letourneur est là, dit-il, qui souffre d'un mal subit, semblable aux attaques du choléra. Mais elle ne veut pas que sa fille ni son gendre en soient informés, et c'est vous seul qu'elle appelle à grands cris, dans son délire qui commence déjà. Vous me donnerez vos ordres, mon cher Monsieur, s'il faut troubler la fête ; car enfin il s'agit, avant tout, de sauver notre excellente maîtresse, la mère de Mademoiselle. »

– Restez ici, dit Albno, surpris et pensif.

Et il entra.

La mère de Michelle, toute parée encore, était renversée sur un canapé, où elle se tordait, en luttant contre d'atroces douleurs. Elle s'était mis son mouchoir dans la bouche, afin de femer le passage aux cris involontaires qui lui échappaient dans son agonie. Cependant elle se déchirait la poitrine avec se smains et ses ongles, comme si un feu interne l'eût dévorée, et comme si elle n'eût espéré éteindre qu'avec son sang cet invisible incendie. Sa pupille, dilatée à l'excès, jetait çà et là des regards hébétés, qui néanmoins reconnurent Albano. Elle se leva aussitôt sur son séant et, faisant un effort de volonté surhumaine, elle lui soupira à voix basse :

« Avancez, avancez, mon ami, mon second fils. »

Albano s'approcha, et il s'agenouilla près du canapé ; ses pressentiments étaient sombres. Cette femme mourante continua :

« Sommes-nous seuls ? – Oui, nous sommes seuls. – Eh bien ! ô mon ami, ô 'ami de mon pauvre fils, pardonnez-moi ! pardonnez-moi, car je meurs, et ma fille sera malheureuse ! Michelle a épousé un montre ! je l'ai sacrifiée à un homme capable de tout. Cet homme est capable de tout, vous dis-je. »

– Ô ciel ! s'écria Albano.

– Ne parlez pas ! fit-elle. Si vous m'avez comprise, Albano, taisez-vous ; aujourd'hui et toujours, taisez-vous. C'est une première grâce que je vous demande ; et je compte sur votre discrétion, comme sur celle de la mort qui va me sceller les lèvres pour l'éternité. Ô mon fils, nous ne sommes que deux pour posséder cet épouvantable secret. Une fois que je serai dans les entrailles de la terre, n'allez pas, pour me venger, déshonorer le nom que porte à présent ma fille. Albano, vous êtes religieux pour vos sements ; me le promettez-vous ?

– Je le jure ! puissiez-vous du moins reposer tranquille ! mais il n'est pas temps encore de désespérer, et les secours de l'art…

– N'appelez personne. Oh ! ne cherchez pas à me sauver ! Je ne veux plus vivre. Je serais rop misérable avec les remords que j'ai. Hélas ! c'est moi qui ai fait votre infortune à vous, Albano, et j'ai préparé aussi pour ma fille une terrible et lugubre destinée ! Dieu me fera-t-il grâce pour tant d'aveuglement ? Peckray m'a empoisonnée avec l'eau de ma toilette ! Albano… Mais quel est son dessein ? Ah ! veillez sur Michelle, que vous aimez si sincèrement ! Il n'y a que vous qui l'avez aimée, après son frère et moi ! Répondez à une mère ! que pensez-vous qu'il veuille faire de mon enfant ? Oh ! non, il ne la tuera pas à son tour, elle si jeune, elle qui peut le rendre heureux ! Moi, je lui nuisais, à cet homme ; il convoitait ma fortune : il s'est délivré aussi de ma présence. Mais enfin, il épargnera ma fille, qui ne saura rien de ce crime. C'est pour cela qu'il ne faut pas qu'elle le sache. Ne tachons pas de ce souvenir ineffaçable l'innocence de ses pensées. J'ai une envie coupable de me venger de ce meurtrier satanique avant de mourir : eh bien ! je me dévouerai pour le repos, pour le bonheur de ma fille ! Cepndant si cette ignorance devait, au contraire, la conduite au bord de l'abîme ! Cruelle perplexité ! Albano, je veux révéler le parricide de mon gendre à la justice. Ouvrez les portes de ma chambre. Laissez arriver les danseurs jusqu'au pied du lit où j'expire : annoncez l'affreuse nouvelle à ma fille ! qu'elle vienne m'embrasser pour la dernière fois !… Hélas ! Albano, ne tetenez pas mes mains qui meurtrissent ma poitrine et qui me soulagent de cette ceinture de flammes qui m'étreint… Albano, retirez-vous… , je veux voir ma fille… Hélas ! ma fillesera-t-elle malheureuse ?… Ô Michelle, ma chère enfant ! je la protégerai mieux du haut des cieux que sur la terre !… Ô Michelle, tu danses en ce moment, tu valses avec l'assassin, et ta mère se meurt !… Quelle fatalité ! j'expire dans cette chambre où j'ai encouragé les soins de mon empoisonneur, pendant qu'Albano était ton second frère et mon second fils !

Elle voulait en dire davantage ; mais il lui prit une suffocation excessive et elle ne pouvait plus que râler. Le sculpteur n'osait l'abandonner. Enfin il ordonna au vieux domestique d'entrer et de le remplacer dans cette douloureuse et trop inutile surveillance. Pour lui, il courut au salon et, dès qu'on le vit se précipiter, en désordre, au milieu des quadrilles, chacun comprit d'avance l'annonce d'un grand malheur. Musique et joie, tout cessa.

L'artiste alla droit vers M. Peckray.

« La mère de votre femme est en danger de la vie, lui dit-il sévèrement. Vous me répondez d'elle, où j'aurai votre existence. Pensez-y bien et venez la sauver. »

M. Peckray, quoique troublé, répondit sans se compromettre :

« Je ne vous obéis pas chez moi, mais je vais remplir mon devoir de gendre et de médecin. »

Michelle était hors d'elle-même. Elle saisit son mari par le bras, elle l'entraîna vers la chambre où gisait sa mère, qu'elle ne supposait que malade. Mais, quand ils voulurent enter tous les trois, le vieux domestique parut en pleurant sur la porte :

« N'approchez pas, mademoiselle. Il est trop tard !

– Trop tard ! comment est-il trop tard ?

– Votre mère a été foudroyée par le choléra, dit tranquillement M. Peckray. Voici les symptômes. Je les constate : il le faut pour la justice.

– Il faut constater une mort violente, s'écria Albano.

– Morte ! ma mère est morte ! ô mon Dieu ! je suis seule sur la terre.

– Vous avez un second frère, Michelle.

– Vous avez votre mari, Madame. »

Mais Michelle n'écoutait rien. Elle mettait en lambeaux les fleurs qui couronnaient sa tête, et elle en couvrait le cadavre chéri. À la fin, on fut obligé de l'emporter, presque inanimée, dans un appartement voisin qui était sa chambre de jeune fille. On la déposa sur le lit nuptial. Ô triste nuit de noces !

Albano ne savait s'il devait la suivre. C'était sa volonté, son instinct. Pourtant il pensa qu'il serait plus convenable de rester près du cercueil. Il se contenta de recommander Michelle au vieux domestique. Il esseya de s'assurer par le regard si cet homme était sous le poids d'un secret qui aurait échappé à la mourante ; mais celui-ci n'était qu'affligé sans effroi, et sans apparence de mystère.

Le lendemain, le sculpteur partit pour l'Italie, emportant sa statue mutilée, son unique consolation.

Quelques mois après, rongé par le secret terrible de la mort de madame Letourneur et les craintes inexplicables qu'il avait sur le sort de Michelle, il revint à Paris. Quand il se présenta chez M. Peckray, le vieux domestique lui dit qu'il était absent depuis plusieurs semaines, et qu'on le croyait voyageant en Angleterre pour passer ensuite en Amérique.

« Et sa femme ! fit Albano en interrompant l'explication de ces détails.

– Sa femme est morte, répondit le vieillard.

– Morte aussi ! comment ?

– Au retour d'un bal, où elle avait trop dansé, un frisson l'a saisie et elle n'a pas revu le jour… M. Peckray s'est montré inconsolable, quoiqu'il soit bien riche, à présent, pour un homme seul, de toute la fortune de sa femme et de sa belle-mère.

– Il faut qu'il y ait une autre vie, s'écria le sculpteur ! Je ne courrai pas sur les traces de cet assassin pour le traduire devant l'aveugle justice humaine ; je l'attendrai aux pieds du Dieu vengeur, dans le ciel. Mais moi, comment paraîtrai-je devant lui, alors ? Quelles seront mes œuvres ? Allons ! du courage ! travaillons pour une idée simple et impérissable.



LE DERNIER DES PÉTRARQUE

[publié dans Le Siècle du 5 février 1839]

Le grand génie inconnu Capricioso Farinelli disait descendre de Pétrarque, du moins en ligne indirecte, par les femmes, et il se glorifiait fort dans son cœur d'être le digne héritier du poète amant de Laure, puisqu'il ne restait plus, hélas ! sur notre globe, égoïste et industriel, que lui, magnifique jeune homme, qui vécût pour deux passions d'autrefois, désintéressées, nobles et saintes : l'amour de la poésie et l'idolâtrie de la beauté.

Ainsi que Pétrarque, gibelin proscrit, il avait souffert de bonne heure les épreuves de l'exil, grâce aux persécutions paternelles de la police autrichienne. Mais il était rongé intérieurement d'une plaie d'ennuis plus incurable encore. Il adorait volontiers la nature universelle, et il avait la candeur d'un enfant pour s'intéresser à la moindre fantaisie ; mais il lui semblait que la femme était le résumé de toutes ses illusions, comme elle était le chef-d'œuvre des perfections répandues dans l'univers. Aussi, ce qu'il rêvait dans ses songes les plus dorés, c'était de pouvoir échauffer du feu de son âme quelque Galathée vivante, idole sensible, merveille humaine ! il ne croyait pas exister tant qu'il lui manquait un amour dans le cœur. La fatalité pourtant paraissait prendre plaisir à l'humilier dans ces douces ambitions, dans ces chères espérances.

Le Farinelli avait laissé éclore au souffle printanier de sa verve de jeunesse une prodigeuse quantité de sonnets, égale, du moins par le nombre, à ceux de son immortel maître. Mais de quelle impatience il était tourmenté pour n'avoir pu rencontrer jusqu'alors, à son tour, quelque rivale de l'héroïne de Vaucluse, dont le nom couronnât son écrin de perles de poésie ! Paris, cette capitale de la civilisation, n'avait pu lui fournir encore le plus brillant diamant d'un sonnet amoureux, le mot qui charme le plus, celui qu'on voudrait écrire en lettres d'or dans le livre des anges. Au contraire Capricioso, qui, du reste, avait des préjugés enracinés dans les os sur les traditions de naissance et de haute qualité, ne rencontrait guère qu'à se mésallier en faveur de créatures de rien ; mais il aurait eu honte de dégénérer ainsi de son aïeul. Il lui fallait au moins une comtesse, comme Laure de Noves ; et vraiment ses poésies en valaient bien la peine, à son avis du moins.

Comme il cherchait donc une Laure à tout prix, une fois au bout de ses épreuves, Capricioso manqua enfin d'adresser son recueil de vers, cette grande affaire, à une jolie marchande de gâteaux pour laquelle, malgré l'obscurité de la condition, il se sentait d'assez irrésistibles sympathies. Gabrielle, entourée de ses pâtisseries et de ses crèmes, ne perdait pas en effet à être vue de près. Elle avait de petites dents blanches qui ressemblaient aux amandes taillées en lancettes de ses tartes aux confitures. Ses yeux étaient tendres comme des bleuets des blés, sous les touffes de ses cheveux blonds comme des épis. Puis, quelles lèvres de rose à chanter pour un poète ! Le Capricioso allait mainte fois chez elle remplir son cœur d'enivrements peu dispendieux ; et comme, par son dégoût habituel des choses positives et aussi par anglomanie, il avait horreur de la chair des animaux, son estomac se plaisait à fêter la pastefrolle et les meringues de Gabrielle, qui devinrent presque sa nourriture ordinaire.

La jolie pâtissière le distinguait parmi ses meilleures pratiques, et peut-être ne résistait-elle pas trop à l'air de souffrance répandu sur la physionomie du Florentin ; mais il conservait dans la tenue de sa personne les apparences, sinon de l'élégance, du moins d'une distinction si évidente qu'elle n'osait espérer de le rendre attentif à ses émotions secrètes, quand elle rougissait et pâlissait tour à tour en sa présence. Elle le trouvait,  vrai dire, un peu fier au milieu de sa misère d'artiste, et pourtant elle l'en aimait mieux encore de toute son âme. Aussi que de soins prenait-elle pour lui faire tomber sous la main les gâteaux qu'elle savait de fleur de farine et qui sortaient du four ! Mais Capricioso ne soupçonnait rien d'abord et, plus tard, son indifférence naturelle s'augmenta selon la mesure de tous ces égards, qu'il attribuait au vil désir du gain.

À la fin, néanmoins, quelques remarques particulières le touchèrent. Il est si doux de se laisser gazouiller, sous les buissons de la conscience, un mystérieux rossignol d'amour-propre qu'il ne fut pas fâché de s'avouer combien la Gabrielle était câline de regards avec lui, avec lui seul. Capricioso pensait déjà quelquefois à cette ravissante création de Ketty Bell par Alfred de Vigny, qu'il avait tant applaudie à la Comédie-Française sous les traits de Mme Dorval. Il se regardait à peu près comme un Chatterton pour son compte, et cette réflexion allait le décider sur le choix de l'héroïne de ses poèmes quand, en sondant le fond de son âme, il s'aperçut qu'il se laissait plutôt aimer par complaisance qu'il n'aimait lui-même par entraînement de passion.

Là-dessus, pour rompre en visière à ses remords, il alla faire queue durant deux heures à la porte du théâtre Italien, où l'on donnait ce soir-là Don Giovanni, qui lui paraissait d'un heureux augure. Ne croyez pas que la mélodie du divin Mozart, quoiqu'il fût du royaume au ciel bleu et poète, intéressât surtout notre Capricioso. Le chant si parfait des acteurs d'élite n'était pas non plus sa principale affaire. Ô crime ! il s'occupait plus de la composition de la salle que de l'exécution de la scène, et l'on aurait imaginé qu'il avait aussi un rôle à remplir dans cette enceinte, celui de coqueter de la prunelle avec les jeunes ladies et les baronnes allemandes des loges découvertes. Pour les Parisiennes, au contraire, il s'en défiait, car il leur supposait à toutes une ironie qui ne convenait pas à ses projets. Toutefois il commençait à être honteux de l'inutilité de sa pantomime et il se trouvait affligé d'un douloureux torticolis lorsqu'à la longue et par hasard il rencontra un point de mire aux dards de ses œillades les mieux aiguisées.

Il venait souvent, cet hiver-là, dans l'avant-scène du Théâtre-Favart, une femme de la plus resplendissante beauté. Son apparition seule émerveillait l'assemblée des spectateurs distraits, dont les lorgnons se dirigeaient tout d'un coup vers cet unique point de la salle. Elle, au contraire, dédaigneuse ou candide, paraissait ignorer qu'elle fût la cause de si soudaines et puissantes préoccupations.  Pendant les entr'actes elle recevait dans sa loge un cour innombrable de vieux généraux et de jeunes secrétaires d'ambassade ; mais l'œil inquiet de Capricioso avait observé qu'elle restait toujours bienveillante et toujours insensible, heureusement, à leurs hommages. Comment pouvait-il donc, de son côté, du fond de sa stalle obscure, s'attirer une attention qui serait déjà une préférence ! Il lui était devenu d'ailleurs impossible de se dissimuler que le négligé de son costume ne nuisît à ses manières naturelles et ne lui défendît pas surtout, dans sa position équivoque, de prendre les airs d'un conquérant.

Cependant il était loin de se décourager. À la sortie du spectacle, le Farinelli se mit à côtoyer la ligne des coupés et des calèches aristocratiques qui suivaient la file au petit trot. Grâce aux lenteurs voulues, il espérait surprendre la belle inconnue au moment où elle monterait dans la voiture dont il s'apprêtait à déchiffrer déjà le blason. Comme alors il se félicitait de la science qu'il avait étudiée dans le père Ménétrier ! Par là, en effet, il allait donc savoir enfin ce nom prédestiné.

Ô bonheur ! Non, Capricioso ne se trompe pas ! La voici qui met le pied, quel pied ! sur les marches d'un équipage où elle s'élance. Elle est seule et paraît ennuyée de la fête qui vient de finir. Mais que porte-t-elle à son cou ? Ah ! c'est un large ruban bleu, auquel pend une petite croix d'argent. Cette singularité n'est-elle pas étrange ? Et puis, d'où vient qu'elle est seule, une femme de ce rang, de cette fortune ? N'importe ! Quelle adorable majesté du front ! quels traits purs ! quels tons chers à un artiste dans les phénomènes de sa carnation ! quelle céleste expression de l'âme dans ses regards !… Hélas ! au même instant que le poète florentin se livrait ainsi à ses extases, les chevaux de l'inconnue, à force d'approcher, donnèrent de la tête dans sa poitrine et il tomba sur le pavé, où la voiture pouvait lui broyer les membres.

Capricioso Farinelli était un héros hardi, aux aventures passionnées ; il était d'ailleurs intrépide et prudent à la fois : peut-être avait-il donc calculé les chances d'une pareille étourderie, et s'était-il rassuré d'avance, en examinant que les chevaux, dans l'embarras du cortège, n'auraient pas le temps de l'écraser pour le punir d'une chute préméditée. Quoi qu'il en fût, il s'était laissé glisser à terre avec une certaine grâce ; et le cocher, maître de ses guides, lui permit, pour ainsi dire, de se relever presque à son aise. Mais déjà l'inconnue, aussitôt qu'elle avait vu un jeune homme renversé par imprudence, s'était jetée instinctivement, de tout le buste, en dehors de l'équipage. Au cri involontaire qu'elle poussa, Farinelli, bien ému, répondit, avec un sourire, qu'il n'était pas à plaindre et qu'il ne sentait le prix de la vie que pour la dévouer désormais tout entière à ce souvenir du précieux intérêt qu'il inspirait en ce moment. Puis, se faisant hisser comme avec peine dans un cabriolet de place, il eut le soin d'indiquer au cocher son adresse à voix haute, afin qu'on le ramenât, si souffrant qu'il était, le plus vite possible chez lui. Cependant la belle dame s'était renfoncée dans ses tapis moelleux ; elle réfléchit, durant son retour à son hôtel, sur l'accident dont elle avait manqué de rendre victime un pauvre jeune homme, ébloui sans doute à sa vue. Elle crut se rappeler même quelques antécédents de cette rencontre. Alors elle se mit à rougir, mais elle pensa encore davantage. Le Farinelli, du moins sur son lit de repos, n'en douta guère, en se consolant ainsi de quelques contusions, ses uniques blessures.

Dès le lendemain matin, un valet en livrée se présenta chez le Florentin pour s'informer des suites de sa chute. Farinelli, en le recevant dans sa mansarde, regretta plus que jamais à cette heure de ne pas occuper une chambre et un lit plus somptueux. Cependant une pièce d'or, la seule qu'il possédât, rayonnait de tout son éclat sur la table de nuit. Quand le valet eut fait, de la part de sa maîtresse, le plus simple mais le plus honnête des compliments de condoléance, le sang bouillonna dans le cœur de Capricioso. Il prit son or, cette dernière ressource de sa misère, et il le glissa dans les mains du laquais avec des airs si parfaits de gentilhomme que celui-ci n'eut aucun scrupule de prendre le cadeau de ce pauvre poète. Mais, cependant, comme il allait se retirer tout en saluant respectueusement, Farinelli le pria de vouloir bien lui apprendre le nom de la personne qui avait daigné ne pas l'oublier :

« Je suis au service de Mme la comtesse Humberte d'Arbois », répondit froidement le valet.

Dieu merci, c'était une personne de qualité ! mais quel nom insonore ! Capricioso, triomphant toutefois, résolut de se débarrasser encore de quelques autres indécisions. Seulement la chose ne fut pas facile : l'homme à la livrée était la discrétion même.

« Elle est donc mariée ? disait Capricioso. Je ne le croyais pas ; je la vois toujours seule. Peut-être, d'ailleurs, est-elle veuve ? »

Le valet, à ces mots, se prit à sourire avec quelque défiance.

« Madame le comtesse, répliqua-t-il, n'est ni mariée ni veuve.

– Eh quoi ! dit Capricioso, vous l'appelez madame et même comtesse, quand elle ne peut avoir de titre si elle n'est encore que demoiselle !

– Voilà son affaire ! c'est une espèce de mystère ; mais je n'ai qu'une confidence à y ajouter : madame la comtesse n'est pas non plus à marier. Je ne conseillerai donc à personne de se consumer pour elle, car elle n'est pas libre…

– Ô ciel ! »

Ici le domestique rusé, feignant d'être interdit de l'importance que Farinelli avait eu la maladresse d'attacher à ses aveux, mais plutôt par malice de fausse bonhomie, s'empressa d'ouvrir la porte de la chambrette et de s'esquiver, lèvres closes, tandis que le malade, accablé d'inquiétudes nouvelles, plongeait la tête sous ses draps pour mieux rêver à son amour. Cepndant la fièvre ne tarda pas à s'emparer de lui, au milieu de ses insomnies et des privations que lui imposait sa misère. Comment allait-il vivre ? à quels expédients recourir ? il ne pouvait se lever et sortir ; néanmoins il n'avait pas d'amis qui vinssent le visiter, pauvre exilé sans famille.

Mais si Capricioso avait perdu la mémoire de Gabrielle, celle-ci, derrière son comptoir, souffrait de ne plus voir passer dans la rue le jeune Italien, son ami, et de ne plus l'entendre, comme autrefois, quand il venait au tomber du jour causer avec elle. Que lui était-il donc arrivé ? quelque malheur sans doute. Gabrielle ne pouvait plus dormir. Les regards, si doux et si graves, du poète méridional l'avaient profondément bouleversée ; elle aimait Capricioso sans réserve. Or l'amour lui révéla qu'il était en danger. Aussi, malgré les défenses et les soupçons de son père, elle n'hésita pas longtemps à commettre une imprudence qui pouvait cependant la déshonorer. Mais cela n'entra pas dans sa pensée si pure et si chaste. Elle accourut un matin le surprendre au moment où il désespérait de sa destinée. À son aspect imprévu, Capricioso ne sut que se rappeler le souvenir de l'ingrate comtesse, qui l'abandonnait tout à fait, pendant que cette jeune fille avait de si merveilleux pressentiments.

Le premier soin de Gabrielle fut de dire à Capricioso qu'elle se présentait devant lui, sans qu'elle l'eût deviné malade, pour qu'il lui fît son portrait, car elle l'avait cru peintre jusqu'ici ; et c'était le prétexte qu'elle s'était fourni, pour excuse de sa démarche, à elle-même. Le jeune homme ne fut pas la dupe de cette erreur, qu'il soupçonna volontaire, et déjà, le cruel par amour, il éprouvait quelque envie de renvoyer cette pauvre fille. Mais elle, se jetant au pied du lit, de pria de vouloir bien permettre qu'elle fût sa ménagère et qu'elle lui sauvât la vie. Capricioso se laissa fléchir. Elle s'aperçut bientôt qu'il avait le cou nu et qu'il pourrait souffrir du froid dans cette mansarde sans feu. Aussitôt elle ôta le fichu de soie qu'elle portait sur ses propres épaules et le noua sous le menton de Capricioso, qui consentit enfin à lui sourire pour récompenser cette charmante enfant. Mais, hélas ! elle était loin alors de prévoir ce qu'elle ferait bientôt à cause de ce même fichu de soie !

Pendant une semaine entière, ses bons services se continuèrent. Elle alla chercher du bois chez son père ; elle apprêta les bouillons de Caprocioso ; elle les lui fit boire ; elle mit tant de délicatesse à l'obliger qu'il ne devint pas trop honteux de lui devoir l'existence. Elle le veilla convalescent ; enfin, quand il put être libre de ses membres, elle lui demanda pardon de ne plus revenir chez lui ; mais elle ne lui cacha pas que cela seulement pourrait la rendre heureuse qu'elle le revît, à son tour, chez elle. Capricioso répliqua qu'il avait une dette dont il s'acquitterait avec trop d'empressement pour qu'elle doutât de sa visite dans la journée même. Gabrielle s'en retourna, consternée de n'être que la créancière de son jeune voisin, qu'elle aimait tant !

Capricioso, préoccupé déjà de la poursuite de ses autres projets, sortait, lorsqu'il vit, à quelques pas de la maison, une voiture qui était arrêtée et dont il crut reconnaître le blason. Un laquais en descendit et s'avança vers la porte où Farinelli s'était hâté de se renfoncer. Le laquais le rejoignit avant qu'il fût remonté tout à fait dans sa mansarde et lui rendit sa pièce d'or par ordre de sa maîtresse. Aussitôt le poète s'arracha les cheveux, s'écria qu'on le méprisait, courut à sa chambre, ouvrit la fenêtre qui donnait sur la rue et lança la monnaie dans le ruisseau, avec des airs de douleur tels que la pauvre comtesse, en mettant la tête à sa portière, s'imagina l'avoir offensé et qu'elle renvoya son laquais faire des excuses ; et, comme celui-ci ne redescendait pas vite, n'ayant rien à craindre puisqu'il devait être avec Capricioso, elle se mit à franchir d'un pied leste et étourdi les quatre-vingts marches de bois et entra chez le Farinelli. À cette surprise, il fut comme anéanti.

Elle aussi se trouvait bien émue ; mais elle avait tant de dignité que l'Italien ne put trop en prendre d'orgueil. Elle commença d'ailleurs par plaindre Capricioso d'avoir manqué d'être écrasé par son cocher ; elle lui apprit qu'elle avait été instruite de sa maladie et n'osa pas avouer qu'ayant fait prendre des informations à ce sujet elle avait su en même temps la misère de l'artiste. Le laquais était encore là ; elle lui fit un signe de se mettre à la porte de la chambrette, qui resta ouverte. Aussitôt que cet homme ne fut plus à portée d'entendre ce qu'elle avait à dire encore, elle s'empressa d'avertir son pauvre martyr qu'en vérité ce n'était pas elle qui serait jamais coquette, et qu'elle ne pouvait tromper Capricioso. En effet elle avait fait vœu de chasteté, puisqu'elle était religieuse de Remiremont, chanoinesse séculière il est vrai ; mais enfin quelle espérance pouvait avoir ce jeune homme, puisque seize quartiers, après tout, sont encore un obstacle plus grand que tout autre pour qu'on puisse épouser le premier venu. Farinelli ne répondait rien, il ouvrait des yeux hébétés, et il souffrait d'ailleurs horriblement. À la fin, elle en eut pitié, une pitié de sainte femme, toute candide, qui n'est pas accoutumée à se rencontrer en face de passions vraies ; et elle sentait bien que celle de l'Italien, du poète, était vraie. Aussi son trouble augmentait au fond de son cœur, et quelque malaise, invisible jusqu'ici, paraissait dans son attitude. Elle résolut donc de se retirer. Mais elle était si bonne, elle craignait tant d'avoir l'air d'une orgueilleuse qui avait voulu humilier cet artiste qu'elle lui tendit sa main en forme d'adieu muet. Capricioso tomba vite à ses genoux et, d'en bas, il levait vers elle des regards qui étaient pleins de la religion de son amour. Alors cette naïve comtesse perdit la tête ; elle enleva de son cou son ruban bleu à la petite croix d'argent et le passa, sans trop réfléchir au sens que cette action avait, au cou du timide et discret Capricioso. Mais cela ne fut pas plus tôt fait qu'elle avait déjà disparu.

Farinelli fut longtemps à se remettre des bouleversements d'idées que cette scène avait occasionnés en lui. Il ignorait s'il avait rêvé. Comme il en était là, un rustre à manières grossières se présenta devant lui et ne se fit pas faute de le ramener au sentiment de la réalité par des invectives et des injures. C'était le père de Gabrielle.

Il avait surpris le secret de sa fille. Il la croyait coupable et il voulait lui rendre le seul honneur qu'elle pût recouvrer, car c'était un honnête père de famille, quoiqu'il se souciât peu de prendre pour gendre un rêveur de bagatelles, un paresseux, un poète. Aussi, comme il se sacrifiait en cette occasion, ne prit-il aucun biais pour faire sa proposition à Capricioso, qui recula d'épouvante. Le père s'en aperçut et fut loin d'être content d'une pareille stupéfaction. À son tour il se trouva blessé, leva la voix et parla d'exiger une réparation. Il avait jadis été soldat et me manquait pas de courage.

« Eh bien ! suivez-moi, monsieur le séducteur, dit-il, et je vous donnerai une bonne leçon. »

Capricioso ne se fit pas prier par impatience, et ils descendirent. On prit des pistolets chez l'ancien soldat ; on monta dans un fiacre avec deux voisins qui servirent de témoins et qui ne mirent pas de balles dans les armes. Mais ils le firent sérieusement, et nul des deux adversaires ne le sut.

Le père tira le premier, et le coup manqua. On ne vit qu'un peu de fumée. Ce fut le tour de Capricioso. Comme il était généreux, il déchargea son arme en l'air, et les témoins forcèrent les combattants de s'embrasser. Le père pensait bien que ce jeune homme finirait par épouser Gabrielle, quoique Capricioso évitât tout engagement à ce sujet.

Hélas ! quand ils revinrent à la maison, Gabrielle n'était pas au comptoir. On la chercha de tous côtés sans la rencontrer. Farinelli était infatigable. Il eut tout à coup l'idée que l'amoureuse pâtissière pourrait être retournée chez lui. Mais non. Seulement elle y avait fait une apparition pendant l'absence de son père, et le fichu de soie qu'elle avait donné à Capricioso avait été repris. Cependant Capricioso, en défaisant le rideau de la croisée, éprouva un frisson d'effroi. Hélas ! un corps était suspendu à son espagnolette : c'était celui de Gabrielle, déjà inanimée ; et le ruban de la chanoinesse, trouvé dans la chambre de Farinelli, avait servi de lacet fatal pour cet épouvantable suicide. Capricioso remplit la maison entière de ses cris.

À quelques jours de là, il n'eut plus qu'une idée pourtant, celle de son amour. Il écrivit à l'hôtel de la chanoinesse des lettres qui restèrent sans réponse. Il se déguisa enfin pour aller se présenter dans la maison sous un prétexte quelconque. Mais la solitude régnait chez la comtesse : elle était partie pour une de ses terres, peut-être pour son abbaye. Six mois après environ, les journaux, qui savent tout, annoncèrent qu'une jeune femme riche, la comtesse Humberte d'Arbois, avait contracté les vœux les plus rigoureux à l'abbaye de Remiremont.

Capricioso, désespéré à jamais, fit imprimer son recueil de vers sans dédicace, et mourut ensuite d'une indigestion de gâteaux, dans lesquels on soupçonna que le père de Gabrielle avait mis du poison. Mais il n'en était rien.

Quant aux vers du dernier des Pétrarque, ils n'eurent aucun succès. Les mélodrames du temps les surpassèrent en réputation. Il n'y eut pas d'ami qui lui fît seulement une épitaphe.



LE MASQUE DE WERTHER

[publié dans la Revue critique, n°1, janvier 1840]

Le jeune Carle Lyber, qui était un bon petit comte de la Courlande, tout bleu de ses prunelles, tout blond de ses cheveux et de ses moustaches naissantes, et dont la peau était fine et délicate jusque sur les mains, avait surtout les airs d'un lys pour les virginités de son âme. Enfant des universités allemandes, il n'avait jamais rêvé jusqu'alors que de madame la Lune et de mesdemoiselles les Étoiles, quand une faveur de la cour de Berlin l'attacha au secrétariat diplomatique de la légation prussienne à Paris, et l'envoya, presque malgré lui, tout candide qu'il était, au milieu des dangers de la capitale des mœurs civilisées. Il se trouva d'ailleurs, dès son entrée dans le monde, bien reçu dans les plus inabordables sociétés du faubourg Saint-Germain, à cause de sa qualité officielle, de ses agréments extérieurs, de la distinction de sa race et aussi de la charmante jeunesse qui ennoblissait encore toute sa personne. Les femmes du plus haut rang consentirent donc à ne pas se montrer dédaigneuses pour ce nouveau-venu ; mais c'était un cœur si novice qu'il ne comprenait rien aux avances les moins masquées. Seulement, il avait déjà rencontré aux bals de l'ambassade d'Angleterre une belle Russe, la princesse Catherine Gorloff, qui l'avait soumis, tout d'abord, par un premier regard, à la magie de ses naïfs enchantemens, bien naïfs, en vérité.

La belle princesse Catherine n'avait pas conscience en elle-même que ce jeune homme pût l'aimer jamais, et surtout qu'il l'aimât déjà. Elle l'avait regardé sans le voir; elle ne lui avait parlé que pour répondre à son salut de présentation ; elle ne s'était nullement aperçue d'ailleurs qu'il eût l'air tendre ; et peut-être s'avisait-elle de le confondre, dans ses préventions ordinaires, avec tous les zéros, chiffres sans valeur d'une grande assemblée. Du reste, elle était si peu éveillée, pour son compte, sur les choses d'amour que cet instinct magnétique qui frissonne toujours sur le corps des femmes les plus chastes ne lui avait jusqu'ici raconté aucun des secrets mystérieux de la coquetterie. Elle se laissait être aimable pour tous les curieux les plus indifférents, sans être aimante et sans vouloir le paraître. Elle ne cherchait pas, non plus, à irriter le goût de ses plus assidus attentifs, par l'affectation d'une froideur apparente : oh! comme elle était loin de tous ces manèges, loin de leur science et même de leur inspiration pratique ! C'était la statue de la Dignité quand elle restait immobile à se tenir assise sur la chaise longue de son salon. Les plus étourdis n'osaient l'approcher, et les plus empressés respectaient son silence. On ne l'avait jamais calomniée pourtant du nom de prude ; et sa position dans le monde était de passer pour adorer sincèrement son mari, quoiqu'il fût absent, dans le lointain, pour les guerres du Caucase. On ajoutait, au besoin, avec la même complaisance d'intérêt bienveillant, qu'elle concentrait sur l'unique petite fille qu'elle eût, vrai bouton de rose encore vert, tous les rayons chaleureux de son foyer de tendresse. Aussi les seules galanteries qu'elle consentît à ne pas repousser ne portaient-elles  discrètement que sur son bonheur d'épouse ou de mère. Elle y mettait innocemment sa gloire.  En toute crise où l'on aurait tenté, en effet, de l'éprouver, on lui eut surpris je ne sais quelle ignorance des ruses de la vie, celle qui est possible; mais elle avait, avec cette candeur, une certaine force de lionne dans le cœur pour ne rien admettre qui la gênât dans l'accomplissement parfait de tous ses devoirs. Des hommes à la mode, comme il y en a tant, vous savez, de ceux qui ont un ver de corruption dans la fleur de leurs meilleurs sentiments, ont avoué qu'en devant quelquefois au hasard la faveur d'un tête à tête ils n'avaient jamais pensé qu'à tomber à ses genoux, avec la vénération qu'on a pour une Madone : mais, en enthousiasme même, personne n'avait jamais dépassé, en sa présence, les marques de la plus respectueuse discrétion. Cette jeune femme était ainsi honorée, en toute occasion, d'hommages d'un choix si précieux qu'on semblait lui faire, pour ainsi dire, des tapis de roses sur tous ses chemins ; or, elle y marchait en déesse, ne devinant pas qu'on s'occupât en tout de lui plaire, et ses yeux étant levés sans cesse vers d'invisibles mirages dans le ciel. 

Carle Lyber, pour sa part, n'eut pas cette prudence des hommes pervertis qui refusent le don absolu de leur amour à celles qu'ils supposent incapables d'en acquitter en entier le prix. Loin de marchander sa défaite sur des concessions qui lui servissent de gages, il se hâta, au contraire, de se dévouer de toute son âme aux moindres caprices, si elle pouvait en avoir, de la belle princesse. Dès la première vue, nous l'avons dit, il l'idolâtrait déjà ; dès la première parole, il eût voulu lui faire comprendre, par son trouble et sa rougeur involontaires, combien il avait de sympathie irrésistible à l'aimer : mais elle ne s'en douta que des semaines et des mois après, en une circonstance singulière et imprévue. 

La Pâque de l'église russe était arrivée. Ce fut par une nuit des plus mélancoliques que le jeune comte allemand traversa les Champs-Elysées pour se rendre à la cérémonie nocturne de la chapelle de l'ambassade moscovite. Il avait appris d'avance que l'habitude religieuse d'embrasser fraternellement ses voisins et ses voisines dans le temple était consacrée, en cette fête solennelle, par la tradition du culte d'Orient; et, s'il pouvait assister, quoique fidèle protestant, à cette étrange communion de charité universelle, que de vives et douces sensations lui promettait un baiser dévot sur le front de la pieuse étrangère ! 

Carle Lyber s'avança donc avec les illusions les plus chères vers une maison assez simple.  On le fit entrer dans un salon où se tenaient debout tous les sujets de l'empereur Nicolas, hommes, femmes et enfants, résidant alors à Paris.  Seulement il ne put parvenir d'abord à franchir la haie de domestiques qui, sans doute à cause de l'étroitesse de la salle, restait au dehors, comme dans l'antichambre d'un parvis sacré. L'arrivée de plusieurs dignitaires lui permit seule de se glisser, sur leur passage, au milieu du chœur public; et bientôt on lui offrit, selon l'usage symbolique, un cierge allumé qu'il eut à garder durant tout le service. 

Cependant le Papa grec, vêtu d'or, avec un luxe inimaginable, continuait à murmurer des pâtenôtres qu'accompagnaient les grognements de deux desservants, habillés d'un costume tout à fait bourgeois. Ceux-ci lui donnaient machinalement la réplique. Mais, malgré le commencement de l'office, les hommes causaient au moins autant entre eux que le font de mauvais chrétiens dans les basiliques du catholicisme. La dévotion n'était pas non plus très exemplaire du côté des deux groupes de femmes qui s'étaient divisés sur le devant de la foule. Tous ces assistants d'ailleurs avaient des  toilettes aussi éclatantes que pour un bal, et l'intérieur du lieu ressemblait plutôt à un boudoir profane qu'à une modeste chapelle. Cependant, de son côté, Carle Lyber, indifférent à des prières qu'il ne comprenait pas et qui se psalmodiaient sur les notes d'une espèce de complainte de corps-de-garde, cherchait en vain à distinguer, à travers les rangs les plus épais de tous ces habits noirs et de toutes ces robes blanches, la princesse Gorloff, dont il eût tant regretté l'absence ! Elle seule restait agenouillée à l'écart, dans un coin dont on ne pouvait s'approcher qu'avec une trop apparente préméditation. Elle semblait d'ailleurs abîmée dans les extases de l'amour divin, ce dont le jeune protestant, à cette vue, se sentit ému à son tour, par les plus douces onctions de la Grâce. 

À la fin, après avoir fait à plusieurs reprises le tour de l'autel, un encensoir à la main, le Papa s'avança, en grande cérémonie, vers le bord du sanctuaire, en présentant un crucifix d'or à l'assemblée. A cette vue, les assistants s'empressèrent d'aller baiser, un par un, la relique qui contenait du bois de la vraie croix, avec les dehors de la piété la mieux recueillie. Lyber ne manqua pas de remarquer d'avance qu'on embrassait le prêtre lui-même sur sa longue barbe et qu'ensuite, en revenant à sa place dans la salle, chacun, sur son passage, se jetait très décemment au cou de tous ses parents, de tous  ses amis, de ses sœurs, et quelques-uns de leur femme. On le prévoit bien, Carle Lyber trouva le moyen, pour son compte, de s'insinuer dans la file, au rang qui suivait justement celui de la belle princesse Catherine. De sorte qu'après avoir rempli exactement toutes les conditions officielles du culte et en se retournant, il se rencontra tout auprès de la princesse, qui ne pouvait lui refuser son front ingénu, pour un baiser si pur de charité fraternelle. Mais Lyber n'osa que s'emparer d'une de ses mains qu'il effleura du toucher le plus timide, et il mit tant de distinction dans cette réserve  que l'on n'y fit attention parmi la société qui les entourait. 

À quelques jours de là, le jeune comte, monté sur son cheval, prit l'habitude de caracoler à la portière du coupé de la princesse, quand elle allait au bois de Boulogne, et elle le souffrait.  Quelquefois aussi, il avait le droit d'entrer dans sa loge à l'Opéra. On le surprit même à mettre sous son gilet, à l'endroit du cœur, les bouquets que Catherine, par mégarde, avait laissés sur son siège de velours, en sortant du spectacle à la hâte. Toutefois, malgré ces apparences, personne n'admettait que Lyber eût osé confesser son amour à une aussi sainte femme que l'irréprochable princesse. On lui supposait à elle une vertu si farouche et une immobilité d'âme si habituelle qu'on ne la soupçonnait même pas de comprendre les envies d'aimer dont le petit Allemand se montrait prodigue pour elle. Et d'ailleurs tous ces empressements n'avaient point de signification suffisante de la part d'un tel personnage ! On avait répandu le bruit partout qu'il était plus amoureux du plaisir en lui-même d'aimer que de l'idole qui était le prétexte de ces hallucinations abusées. On disait que la lecture fréquente de Werther lui avait seule monté la tête, et qu'il se plaisait à poser en héros de sentiment, comme copie réelle de son roman favori.  Cette conduite ne le menait donc qu'à être ridicule, sans le rendre dangereux pour la réputation toujours intacte de l'adorable Gorloff qu'après tout le monde entier ne pouvait s'empêcher d'aimer, plus ou moins. 

Mais, sur ces entrefaites, était arrivé à l'improviste le prince Gorloff, qui avait obtenu de l'autocrate une permission de congé pour passer quelques jours en France, auprès de sa femme chérie. Quand cette nouvelle frappa les oreilles du petit comte, de grandes mélancolies et des langueurs d'âme infinies bouleversèrent son esprit, déjà préoccupé de toutes les chances fatales à son amour, dans la situation nouvelle où se trouverait désormais la princesse. Après de longues réflexions, il ne put plus tenir à sa douleur sans mesure, et voici à quoi il se décida. Il prit une feuille de papier glacé, saisit une plume d'argent et, s'étant ouvert une veine au bras, il se mit à écrire avec son sang, cette lettre qui contenait ses dernières paroles :

À la princesse Catherine Gorloff, née Tolstycoï,

Madame,

Ma vie répond de l'imprudence où je m'expose, si cette lettre doit tomber entre les mains de votre mari. Croyez-le bien, je crains moins la mort d'ailleurs que cette fatalité de compromettre votre repos. Mais me serait-il possible d'éloigner mon ombre de la lumière que vous faisiez sur la route de ma vie, sans vous adresser un adieu de désespoir.

Vous ne m'aimez pas, Madame, et il n'y a plus rien de vrai pour moi dans le monde !

Vous êtes une sainte femme, vous êtes pleine de candeur et de pureté ; les madones de Raphaël sont vos sœurs : je vous chéris d'autant d'estime que d'admiration ; je vous adore pour vos vertus, comme pour la magie involontaire de vos charmes; je suis à vous de toutes les puissances de mon être ; je ne vous oublierai jamais, je vous aimerai toujours jusqu'au dernier battement de mon cœur ; mais, hélas ! vous ne m'aimez pas et même vous ne m'avez jamais aimé ! 

Oh ! non, non, je n'ai pas cru en votre amour pendant ces derniers mois d'un martyre douloureux, où j'ai gardé, à votre idéalité sans cesse présente au milieu de moi, le plus inviolable culte de chasteté, jusque dans mes désirs. Non, je n'ai jamais espéré que vous vous laisseriez à la fin attendrir par mes soupirs, mes sanglots, mes gémissements et mes ennuis de l'âme impénétrables. Vous êtes bonne ; et aucune créature de Dieu n'est meilleure que vous : je sais les tendresse infinies que vous avez comme fille, épouse et mère ; je connais les élans de votre sensibilité pour tout ce qui est beau, noble et grand : vous êtes incomparable sur la terre en douceur  angélique, en sincérité rare, en bienveillance exquise, en trésors de pitié ; votre amitié est ferme comme le tronc des chênes sous la foudre, et votre confiance, semblable au vol des aigles, peut dépasser les horizons illimités. Vous êtes digne du dévouement le plus passionné, de la foi la plus intense et de l'idolâtrie la plus aveugle : nul doute n'est permis à votre égard,  et les moindres soupçons s'abaissent devant la majesté de l'innocence qui est votre mystérieux vêtement devant les hommes les plus impies ; vous avez le sourire qu'on rêve aux vierges du ciel ; et vos yeux, dans l'infini de leur source, sont comme deux puits profonds de grâce et d'amour : oh ! voilà seulement pourquoi je vous aime autant que je vous aime.

Mais je sens que vous ne m'aimerez jamais.  Je n'ai pas besoin de vous en donner d'autre preuve que ce qui s'est passé hier.

Vous avez été en partie de campagne, aux environs de Paris, et j'ai appris que vous n'en étiez revenue qu'à trois heures de la nuit. Vous  étiez avec votre mari, avec votre sœur, avec quelques amis sans doute, et peut-être s'y trouvait-il des jeunes gens ! Vous avez couru dans les champs, vous avez dansé probablement sur l'herbe, vous avez monté un cheval, vous avez été entourée de cavaliers ; vous avez ri, folâtré, comme c'est le droit de votre jeunesse ; vous avez montré toutes vos grâces à l'air libre des plaines, aux arbres de votre route, au soleil qui vous regardait de son œil le plus vif, aux ruisseaux sur le bord desquels vous vous êtes assise et mirée ; vous avez été heureuse d'une joie naturelle, d'un plaisir irréprochable ; votre âme, semblable aux fleurs qui s'ouvrent dans les prés, s'est épanouie avec toutes ses plus belles couleurs et ses plus doux parfums; et je n'étais pas là, près de vous, pour vous voir, pour vous admirer, pour vous donner le sens intime de toute cette félicité, pour dominer toutes ces sensations rivales dont je suis si jaloux ! O mon Dieu ! que je suis malbeureux du bonheur que vous avez goûté sans moi, sans ma présence, et peut-être même sans mon souvenir pour témoin fidèle !

Cela suffit à mon désespoir; ainsi vous pouvez être heureuse en dehors de moi. Vous l'avez été. Vous l'êtes encore; car ce bonheur d'hier reflète sa magie sur les ressentiments charmants de votre pensée, et c'est encore une nouvelle inconstance que vous me faites, sans le savoir. Je vous disais bien qu'il n'y a rien de vrai dans le monde, hélas !

Il n'y a rien de vrai, ni l'amour, ni Dieu.  Comment pouvez-vous aimer la nature, sans l'aimer d'une adoration absolue, où Dieu soit l'astre sublime qui rayonne splendidement sur elle ? Et cet astre invisible, n'est-il pas, ou du moins ne devrait-il pas vous apparaître, sous quelque forme humaine, afin de compléter en vous l'idée trop infinie qui se dessine vaguement en tout cœur sensible? Ah ! du moment où je ne vous ai pas fait faute, par mon absence, dans ce concert sans nom ; du moment où toutes ces harmonies, instruments matériels sans rapports intimes et mystérieux, ne vous ont pas laissé regretter une mélodie qui les reliât en une inspiration primitive, générale, spontanée et humaine ; ah ! de l'heure où je sais que vous avez jeté vos regards à l'espace muet, vos paroles au vent sans écho, vos sens à la nature immatérielle, comme en un caprice, sans portée, sans secousse en vous, sans émotion intérieure, sans malaise indéfini, sans regret, le dirai-je, sans remords ; oui, oui, vous ne m'aimez pas, vous ne m'aimez plus, vous ne m'avez jamais aimé !

Je suis épouvanté de l'étendue des douleurs où je suis plongé. Ce n'est pas vous qui êtes coupable. Vous n'êtes ni légère, ni fantasque, ni frivole, ni indifférente, ni oublieuse, ni dédaigneuse, ni insensible, ni coquette, ni méchante, ni cruelle, ni perfide : vous n'êtes que femme, et c'est tout !

La femme ne peut aimer. La femme végète à l'amour, comme une plante au soleil. C'est bien l'amour qui la fait éclore et s'épandre malgré elle; mais elle n'en a pas conscience. Les zéphyrs qui traversent l'atmosphère prennent tous ses encens. Les passants la voient à l'envi, et ce sont toujours ceux qui mettent le plus d'intérêt à l'examiner qui ont hâte de la trouver belle et de l'aimer de préférence. Alors le plus hardi, le moins désintéressé, la cueille pour s'en parer, pour la respirer, pour la faire chose sienne, quelquefois pour la déchirer feuille à feuille, pour l'anéantir en son humeur de fantaisie. Ceux qui, au contraire, l'ont respectée intacte sur son buisson, ceux qui n'ont pas voulu la séparer de la sève de sa tige, de la convenance de son gazon, hélas! s'en sont allés sans parfums pour être consolés ; et puis ils ont la peine de la voir se décolorer, se faner et se flétrir dès qu'ils se sont retournés.

Il faut que je vous explique le fond de toutes ces misérables pensées qui me sont entrées dans l'âme, non par le raisonnement et par aucun art d'argumentation, mais par toutes sortes de préscience qui me font pénétrer en tout, sous les dehors de l'enveloppe des choses. Eh bien !  je crois intimement que la femme n'a pas d'âme.  Elle est un composé plus délicat que l'homme de toutes les finesses de la sensation : c'est une harpe éolienne, où le hasard souffle selon de certains arrangements des ramures d'éducation; mais ce qui donne l'unité aux substances, ce qui fait un ensemble quelconque manque toujours à la femme, car elle n'a point d'imagination ni de logique pour penser ; et tout au plus sent-elle, comme un arbre, agité par sa base, frémit dans les moindres branches de son feuillage.

Je ne suis pas assurément d'un caractère jaloux et envieux. Je vous aime trop sincèrement, et je vous connais trop ennuyée d'ordinaire des plaisirs du monde, pour ne pas applaudir à toutes ces fêtes de famille qui rompent la monotonie de votre intérieur et qui vous ouvrent l'air pur et libre des champs, pour le donner à respirer à vos avides poumons et à votre foie actif; je serais plus charmé encore que vous des distractions qui se présentent dans votre vie, si je ne craignais qu'elles ne dénaturent peu à peu la sensibilité naturelle de votre âme : il y a plus de danger que vous ne le supposez à s'accoutumer aux sensations coquettes qui caressent l'extérieur du moi humain. Mais d'ailleurs, d'où viennent les frissons involontaires qui m'ont agité, toute cette journée-là!

Tenez, j'ai un terrible aveu à vous faire: c'est que j'ai senti, alors, plus que jamais, combien j'étais peu de chose dans votre destinée et qu'aucune sympathie profonde de votre part ne me rattachait à la nécessité du bonheur tel que vous le voulez. Aussi les plus cruelles inquiétudes d'esprit, les plus violentes fièvres dans tout le corps, les plus épouvantables imaginations dans mes rêves m'ont-elles assiégé et m'assiègent-elles encore! Il faut que quelqu'un vous ait fait sa cour, mal recue si vous voulez, dans cette fatale journée d'hier ; il faut qu'à une certaine heure du crépuscule du soir, tandis que les foins embaumaient l'atmosphère de leurs senteurs de verdure, vous ayez entendu je ne sais quelle voix humaine ou mystérieuse qui m'aura ôté de la place où j'allais être, depuis quelques mois, dans votre cœur ! Ah ! je n'en ai aucune preuve, comme vous le savez bien ; mais j'en appelle à votre conscience. Si ce n'était pas un de ces élégants cavaliers dont vous étiez entourée qui m'aura fait oublier ainsi, du moins ce doit être la rapidité de la course de votre cheval, le plaisir de l'air, la beauté des sites, l'originalité de votre costume d'amazone, et tout ce tapage de sensations extérieures qui est si  puissant à étourdir l'organisation des femmes !  Je suis jaloux, il est vrai, même de cela! Mais avez-vous pensé une seule fois à moi? M'avez-vous regretté quelque peu? N'avez-vous pas dévoré toutes ces jouissances sans m'en faire une part secrète dans un coin de votre mémoire, comme il m'arrive toujours à moi-même de le faire si, par hasard, je touche à quelque gâteau de miel, en vous offrant en idée, les prémices de mes rares félicités ! Oui, oui, j'en suis jaloux, jaloux. Pardonnez-le moi pourtant, car ceci est de l'amour, et je voudrais que vous pussiez, à votre tour, comprendre les choses ainsi. Ah !  que Dieu le tout-puissant me foudroie aussitôt que je deviendrais capable de vous aimer, médiocrement, avec partage pour quoi que ce soit, sans dévouement infini, sans espérances éternelles, sans amour insondable dans ses profondeurs comme les abîmes de l'Océan !

CARLE LYBER

Cette lettre était à peine écrite, que le petit comte se trouva mal, par l'abondance de sang qui était sorti de sa veine. Il n'eut que le temps de faire porter son billet à l'hôtel de la princesse, sans faire de plus amples explications à son commissionnaire mal avisé, qui remit le papier au prince Gorloff lui-même. 

Celui-ci profita de cette méprise. Il lut en entier l'écrit qui était adressé à sa femme, et le jeta vite au feu. La flamme en consumait encore les restes quand la belle Catherine se présenta dans le cabinet de son mari. Il s'avança vers elle, le sourire à la bouche :

– Mon ange, je vous ramène à Saint-Pétersbourg, notre pays de neige ; mais la grande duchesse de Russie vous attend pour vous donner son amitié, et je vous félicite d'avoir ainsi conquis la plus importante affection du monde.  Nous partirons ce soir. 

La passive princesse obéissait toujours, sans murmurer. 

Sur les confins de la France, le prince Gorloff se trouvant seul avec sa femme dans sa chaise de poste, était en train de parcourir quelques journaux de Paris. II se tourna tout-à-coup vers la princesse :

– Ah! ça, Gœthe est vraiment un monstre!  Il vient de causer encore un nouveau meurtre.  Un petit jeune homme de la légation prussienne vient de se laisser mourir.

– Par amour? s'écria Catherine. 

– Non, par imitation de Werther !


RÉSUMÉ

Le jeune comte Carle Lyber, attaché au secrétariat de la légation prussienne à Paris, tomba amoureux de la princesse russe Catherine Gorloff. Celle-ci se comportait en épouse et mère irréprochable, même en l'absence de son mari, pris par les guerres du Caucase ; et elle n'avait nulle conscience des sentiments qu'elle inspirait à ce jeune homme. Celui-ci profita d'une coutume de la Pâque russe : lors de la cérémonie, chacun, après avoir baisé la relique de la vraie Croix, se jetait au cou de ses parents, de ses amis. Carle se glissa parmi les fidèles, mais, au moment où il aurait pu baiser son idole au front, il n'osa qu'effleurer l'une de ses mains.
Dès lors il fit en sorte d'approcher la princesse en toutes occasions, quand elle sortait au bois de Boulogne ou quand elle allait à l'Opéra. Les familiers de Catherine remarquèrent vite ses empressements auprès d'elle; mais, confiants dans la vertu de la dame, ils se disaient qu'ils avaient sans doute affaire à un jeune homme qu'avait troublé le lecture de Werther. Quant à la princesse, c'est à peine si elle faisait attention à lui.
C'est alors que Carle apprit que le prince, revenu pour un congé à Paris, avait emmené son épouse dans une partie de campagne où elle s'était beaucoup amusée. Incapable de concevoir qu'elle puisse être heureuse en dehors de lui, au comble du désespoir, il prit la décision de lui écrire une longue lettre délirante avec son sang coulant d'une veine du bras qu'il s'était ouverte.
Affaibli par le sang qu'il avait perdu, presque mourant, il fit porter la lettre à l'hôtel de la princesse. Mal avisé, le commissionnaire remit la lettre au prince Gorloff lui-même. L'ayant lu, le prince la jeta au feu et, sans en parler à sa femme, il lui annonça calmement qu'ils allaient partir pour Saint-Pétersbourg.
Près de la frontière, seul avec son épouse dans la chaise de poste, le prince parcourut les journaux qui donnaient des nouvelles de Paris. On y annonçait la mort d'un petit jeune homme de la légation prussienne. « Est-il mort par amour ?, demanda Catherine. – Non, par imitation de Werther », répondit le mari.



LA FORTUNE DE JEAN ROBIN

publié dans Revue critique n°4

Autrefois, selon le proverbe, les forts, les loups dévoraient les moutons, les faibles; mais à présent les moutons savent mettre tant d'embûches sous les pas des loups, les faibles, en nombre considérable, se jettent si bien sur le dos et par les jambes des forts que les loups et les forts deviennent leurs victimes. L'histoire entière de Robin en est une preuve ; permettez-moi de la raconter dans une intention toute philosophique.

Sur les entrefaites où la révolution de juillet ouvrit tant d'avenir à des ambitions nouvelles, Jean Robin languissait enfermé à Sainte Pélagie, non pas pour ses opinions politiques, mais pour ses dettes civiles. Heureusement pour lui, ses créanciers, préoccupés des pensées plus générales et en même temps plus généreuses, oublièrent de renouveler les aliments mensuels de leur captif chez le geôlier de la prison. Dès lors Robin, remis en possession de sa liberté physique et personnelle, put rentrer à son domicile, s'il en avait un ; et il s'y cacha en effet très prudemment derrière une fenêtre, pour mieux s'intéresser, le faisant sans péril, à la victoire des combattants qui mouraient pour la grande liberté, celle des idées. Mais ensuite il profita volontiers du succès populaire, aussitôt qu'il fut complet et définitif, pour aller flâner à l'air pur d'un beau ciel d'été, par des rues jonchées, il est vrai, de cadavres déjà en putréfaction. Si, sur son passage, il les heurtait d'un pied indifférent sans doute, ah! du moins, ne put-il s'empêcher d'applaudir à ce qui s'était passé, malgré son absence ; et, tandis que ses frères politiques en étaient à panser leurs blessures, les récompensa-t-il tout à son aise de sa reconnaissance et de son estime.

Une fois les dangers de la lutte finis, Robin sentit qu'il n'y avait plus d'imprudence à se montrer en héros, comme tout le monde. Il s'empressa donc de courir à une mairie, d'y pénétrer par des portes qui n'étaient pas fermées et de s'y installer sur des sièges vides, afin de rédiger, après coup, des proclamations en faveur du triompbe de la Sainte Canaille. Or, c'est de cet excessif dévouement qu'il n'obtint plus tard qu'un prix bien médiocre, on le pense, la croix de juillet ; il ne l'accepta, disait-il, que pour continuer ses sacrifices. En effet, Jean Robin consentit à se glorifier du ruban bleu en l'honneur des principes dont cette croix était le symbole ; mais jusqu'alors il avait méprisé toutes décorations quelconque, fi donc!

Jean Robin était de la race féline. Ses yeux gris, à force d'être bleus et verts, châtoyaient comme ceux des tigres domestiques de nos salons, il faisait volontiers dos de velours, mais il avait des griffes, et sa fausse bonhommie n'était que de l'hypocrisie et de la lâcheté. Rien d'étincelant ne transpirait de sa figure de cire qui était d'ailleurs couverte de filasse blonde, toute frisée comme celle qu'on voit aux étalages des perruquiers-coiffeurs. Les contours pâteux de sa chair molle, son nez qui avait envie d'être fin, mais qui n'était qu'effilé, ses lèvres plates, son teint blafard, son cou dans les épaules qui annonçait sa médiocrité, ses airs de colimaçon renfoncé dans sa coque, tout cela formait un ensemble déplaisant à la première vue; mais il le savait et il n'est pas de grimaces qu'il ne fît pour modifier cette impression funeste à ses desseins. Car, quoique le fonds de son naturel fût d'être plat et banal, à cause de l'aplatissement de son coeur et de son manque d'âme, il n'était point tout à fait un sot.

Aussi, des premiers, se mit-il à réfléchir sur un certain petit système prôné par des gens de son aloi, de l'avènement des intelligences et des capacités à la possession de la chose publique ! Il pressentait si profondément que l'activité à tout propos, cette faculté de toutes les natures sans virtualité et de tous les tempéraments équivoques, pourrait suppléer aux différences de spécialités originelles et d'éducations. Ne devinait-il pas surtout que la popularité jouerait de plus en plus un rôle mystérieux et pourtant absolu dans les faveurs des majorités de la foule ! Il crut donc se décider à un coup de tête magnifique en se précipitant, tête baissée, dans le parti des réactionnaires contre l'ancien régime de la tradition, et, pour mettre en relief son dévouement tout neuf, il profita vite de la première circonstance venue qui pût le faire connaître du peuple, comme un homme capable d'esgorgiller un de ses amis d'un gentil coutelas de sa façon.

C'était à l'égard d'un sculpteur nommé Annibal Vittori, et qui était un descendant d'anciens Gibelins, émigrés en France. Le caractère florentin du seizième siècle s'était conservé vivace en cette race d'artiste. Entre lui et Robin, ils se donnaient quelquefois le nom de camarade, quoique Annibal n'avançât jamais la main pour serrer celle de l'autre. Mais enfin,  ils avaient, dans le même collège, étudié les belles-lettres grecques et latines. Bien avant sa rhétorique, tourmenté des rayonnements d'un instinct vers l'infini, Annibal avait toujours dépensé trop d'imagination dans ses copies classiques où le goût servile des professeurs ne trouvait plus son compte, quand l'artiste naissant avait débordé volontiers, par un peu de génie d'invention, le texte litéral qu'on lui accordait seulement de traduire. Robin, au contraire, plus humble et moins sujet par conséquent à tomber de haut, ne s'élevait tout au plus qu'à la perfection facile d'une routine commune. Mais il arrivait de cela que ses maîtres l'embrassaient, toute l'année, en fondant em larmes; et qu'à la distribution des couronnes de laurier-sauce, celles-ci pleuvaient toutes sur le front de Robin, illuminé de suffisance, tandis que Annibal débouchait dans le monde avec le souvenir déjà d'un mécompte et la mauvaise herbe en germe d'une précoce impopularité.

Cet Annibal, après s'être battu sérieusement en vrai Gibelin d'ailleurs, sous le soleil et en face de Paris entier, n'avait-il pas eu l'audace de croire qu'il pourrait être chargé, comme statuaire, par le parti vainqueur, qui était le sien, d'une colonne monumentale qu'on destinait aux honneurs de la place publique! mais Jean Robin y mit bon ordre. Lui, l'ancien confident intime, il se rappela, par hasard et comme sans le vouloir, que l'artiste inconséquent avait eu la fatalité, sous la restauration, de livrer, pour une église, ô crime ! une statue de Bourdaloue, le jésuite. Encore si ce n'avait pas été celle d'un jésuite, Robin l'eût pardonné sans doute à son vieil ami d'enfance; car, hélas ! il avoua de lui même que la délicatesse de sa conscience patriotique ne l'avait emporté qu'après bien des regrets sur tout scrupule de camaraderie et même de reconnaissance, mais elle l'emporta. Jean Robin, tout en se frappant la poitrine et en s'arrachant les cheveux de douleur, fit savoir le secret de la statue de Bourdaloue à tout l'univers politique, par la machination d'une petite ligne anonyme, à écriture déguisée, qui fut jetée dans la boîte discrète des journaux et qui obtint tout aussitôt, sans contrôle, les faveurs de la publicité. Quant à lui, Robin, ce bon janséniste en patriotisme, il ne se fit pas faute de déclarer en cette occasion que la liste civile, en ce qui le concernait, n'avait jamais souscrit pour aucun exemptaire aux oeuvres qu'il n'avait eu, il est vrai, que l'intentionde publier. Aussi, une telle série de sacrifices, celui de ses poésies inédites et celui de son ami, bien plus important encore, le fit-elle monter, après certaines conversations d'épanchement avec qui de droit, en hausse dans l'admiration particulière du gérant de la feuille, où l'on n'exprimait précédemment ses articles que gratis, c'est-à-dire, pro amore patriae. Il parvint donc, dès qu'il eut fait ainsi ses preuves en génie de diffamation, à être engagé dans le bataillon ordinaire des petits tueurs de toute grande chose vivante. Toutefois il faut reconnaître que même sans cette ambition qui lui était venue si naturellement de gagner au moins cinquante francs tous les mois, peut-être eut-il également trahi son ami, sous le prétexte honnête des envieux de tous les temps et de toutes les conditions, que les artistes deviennent trop fiers quand on les honore et que d'ailleurs la misère seule est propre à faire croître leur talent.

 Jean Robin, à vingt-trois ans, ne possédait pas la moindre ressource d'existence tranquille et suffisante, au milieu d'une société qui prêche le culte de la matière. Il était entré dans la pratique des nécessités de la vie sans but moral, et très indifférent, après tout, sur les moyens de nourrir son corps, il s'était mis à lutter, au jour le jour, avec la misère, par un travail des moins lucratifs, celui d'écrire. Car il est difficile, en réalité, pour ceux qui n'ont pas encore acquis une réputation du moins douteuse, de vendre passablement leur prose dans les boutiques de librairie. Quoique Robin ne fût pas un de ces rêveurs mélancoliques qui amusent leur pensée passive à l'oisiveté de l'art des vers, cela, toutefois, ne le rendait que romancier plus médiocre. En effet, ceux qui ne se sont pas exercés longtemps, et dès leur jeunesse, aux épreuves profitables, à la gymnastique fortifiante de la Césure et de la Rime, deviennent rarement de bons prosateurs. Aussi, notre apprenti écrivain ne produisait-il pas impunément, en barbouillage de lignes noires sur du papier désormais sans valeur, une consommation effrénée de fautes de langues et de solécismes éhontés. Ces erreurs de plume le menaient à un triste résultat. Souvent, pour récompense des plus longs labeurs, il ne recevait de ses exploitations industrielles que de mauvais billets qui n'étaient jamais payés à leur écbéance ; ou bien, quelquefois, il avait été forcé de se laisser régler en flambeaux de bronze, en chapeaux gris, en parapluies, en pavés et même en cendres de foyer. Or, il perdait nécessairement beaucoup aux tripotages mercantile, où il s'agissait ensuite de se défaire, lors d'une crise imminente, de marchandises qui lui étaient encore plus odieuses qu'inutiles. Voilà pourquoi il ne concevait aucun scrupule sur les imperfections de son style, et néanmoins il avait tort : car il faut bien faire tout ce qu'on fait, pour l'honneur de sa conscience, et même dans le plan de ses intérêts les plus éloignés. La société, toujours logique, apprécie infailliblement, quoique à son heure, tout homme qui l'a sans cesse respectée elle-même, en croyant ne soutenir que sa propre dignité personnelle.

Robin, à faire acte d'historien impartial, ménageait ses réserves pour l'avenir ; et, vers certaines influences de lune, les démangeaisons d'ambition littéraire étaient fort tracassières pour son génie mal né. Cette condition de manoeuvre, pire que celle des artistes les plus malheureux, lui inspirait un désespoir amer. Il y réfléchissait quelquefois en s'abandonnant à ces idéalités inséparables de toute âme humaine, même la plus vulgaire, et si chères surtout à ceux dont le sort est mauvais. Que de matinées où il se surprenait à ne rêver que de gloire, tout en restant dans son lit, par économie de feu, en hiver ! aux yeux d'une philosophie tolérante, il n'était point coupable, après tout, ce jeune homme, de faire de détestables romans, pour se procurer une pâture que Dieu, qui la donne aux oiseaux, ne lui avait jamais envoyée sur les branches de son nid. Il ne pouvait d'ailleurs employer ses bons vouloirs d'activité individuelle à des métiers mécaniques, que d'ailleurs il ignorait encore davantage. Se serait-il mis à raboter des meubles ? à fourbir des armes, à pétrir du pain ? Il ne faut pas être si injuste envers lui que de le déshériter même des compensations de cette demi-supériorité sociale où l'avait placé la civilisation, notre seconde nature. Son existence avait été engrenée logiquement, par son origine et par son éducation, dans une autre chaîne de faits et de voeux presque légitimes. Malheureusement, l'instruction qu'il avait subie au collège n'avait servi qu'à le rendre propre à l'industrie de tourner des phrases, il est vrai, sans forme et sans pensée. Mais cela n'est-il pas une destinée trop commune? Il est bien entendu qu'ici nous ne nions pas les avantages d'une instruction particulière des belles-lettres , pour ceux à qui seuls elle doit profiter. Pourtant que d'échecs fréquents, par la suite, à cette science bavarde qui n'aboutit à aucune spécialité de fonctions ! Quoi qu'on en pensât parmi ses connaissances, c'était plutôt à une nécessité à peu près fatale

qu'à une inspiration bien volontaire que Robin obéissait, en se condamnant aux travaux forcés de l'imagination. Né sans fortune, et coudoyant dans les lieux publics des camarades de classes  dont il avait partagé l'égalité libérale et les jouissances intellectuelles, il n'avait pas eu le loisir, comme la plupart d'entre eux, de suivre une carrière où l'on peut attendre des accidens propices; et il s'était élancé des bras de madame la rhétorique, cette superbe hâbleuse, dans l'entreprise des petits articles pour les petits journaux. Cette industrie dura six mois et lui coûta douze paires de chaussures usées à courir les spectacles, les cabinets de lecture et tous les endroits ouverts à la multitude. Mais il n'en rapporta guère que l'honneur de dire de temps en temps aux lecteurs du bien de soi-même; et, comme il était inconnu, ce procédé ne lui gagna que des ennemis. Il était en passe aussi de dire du mal, par envie ou par humeur d'indépendance, des hommes qui se sont signalés à la considération générale par une importance quelconque de services rendus. Cependant, comme dans la jeunesse on a toujours un peu plus de cœur que d'esprit, il s'en lassa bientôt, par crainte aussi, il ne faut pas le taire, de certains duels qui pouvaient lui donner une rude leçon. Cela quelquefois arrive d'ailleurs même aux plus méchants par la suite, que les susceptibilités innées de la conscience ne leur permettent pas toujours d'aiguiser leur malice aux dépens de la morale et du sentiment instinctif du beau et du bon. Robin eut un de ces retours au bien qui prouvèrent seulement le pouvoir où il eût été, le voulant fortement, d'y rester. Par exemple, quelquefois, il s'ennuya d'être stérile, et il commença de s'apercevoir que toute oeuvre, même imparfaite, vaut mieux encore que le néant. Au reste, la critique diffamatrice était gratuite à l'époque où il travaillait, tant la fourniture des méchancetés était considérable, et se trouvait, la plupart du temps, offerte à crédit par des volontaires. Robin, dégoûté de pratiquer les pompes de Satan, sans en recevoir le lucre promis, jeta donc, mais non par humeur de casuisme, sa plume de folliculaire aux orties, et il aima mieux, tout aussitôt, sur de chimériques illusions, s'engager dans la fabrique du roman de moeurs, lui qui ne connhaissait rien, néanmoins, ni des chosses, ni des hommes.

Aussi, comme il avait trop peu vécu pour posséder d'abondants souvenirs, avait-il une peine extrême à se montrer fécond, malgré les exigences de sa situation. Les thèses sententieuses, trivialités morales sur lesquelles il avait compté, en débutant, pour servir de texte à des déclamations en faveur du genre humain, ne plaisaient nullementà ses lecteurs ordinaires qui étaient tous des carabins, des grisettes, des laquais, des femmes de chambre, ou pis, des demoiselles galantes. Ses libraires lui demandèrent à l'envi et de préférence exclusive un peu d'immoralité qui servît de sel à ces fades ragoûts d'une philosophie ennuyeuse. Jean Robin n'hésita guère à leur donner satisfaction. Après quelques heures de lutte morale, et le soir d'une illusion perdue, il s'y décida. Il venait d'apprendre qu'une jeune fille , dont il se souvenait depuis son enfance, et presque sa fiancée, du moins par les engagements du coeur et les promesses d'un passé solennel, l'avait trahi dernièrement pour un mari plus riche et moins tardif que lui. Sur ces considérations intéressées, il acheva de rage, avec toute la verve d'un pamphlet, un roman du genre le plus en vogue,un roman contre le mariage et contre la famille, et il le porta immédiatement à son éditeur. L'oeuvre, si mal écrite qu'elle fût, réussit par un scandale dont il eût pu tirer parti ; mais, à la longue, de nombreuses compositions, toujours insignifiantes aux yeux des artistes, se revêtirent de sa très inglorieuse signature. Or, durant les péripéties de cette chute, il ne conquit, au contraire, que la lèpre de l'immoralité, au contact de toutes les souillures qu'il touchait, sans pouvoir désormais se relever, du moins de son obscurité. Vainement, pour s'obliger de vaincre, à tout prix, avait-il brûlé ses vaisseaux, en vendant les secrets les plus intimes de son âme et ceux de tous les gens qu'il avait approchés! La censure même des orgueilleux satrapes du feuilleton quotidien n'avait pas le loisir de créer une si méchante renommée nouvelle, et dans la politique de leurs attaques ou de leur silence, ils aimaient bien mieux s'établir sur les royautés d'art établies. Il fut donc jugé indigne de la partialité de leurs diatribes et même de la sévérité de leur justice. Puis, ses éditeurs, après l'avoir épuisé tour à tour dans la moelle de ses inspirations, se le rejetèrent l'un à l'autre, et il tomba à la fin dans les serres d'un usurier qui vendait des volumes au poids de la livre du papier et qui, sur de misérables avances, le fit enfermer à Sainte-Pélagie, où nous l'avons rencontré en commençant le récit de son histoire.

Du reste, après la fréquentation de cette exécrable compagnie qui croupit dans les prisons de toutes sortes, ne vous hâtez-pas de le condamner désormais trop sévèrement. Une succession d'implacables infortunés ôte souvent, même aux esprits les plus droits, toute notion du bien et du mal, du vrai et du faux, du juste et de l'injuste. Bien des sages, mais les plus stoïques, conservent assez de sang-froid pour discerner, dans leurs malheurs, la part qui est la conséquence d'une prédestination invincible, ou plutôt de leur manque de résistance au sort, par le plus bel attribut de l'homme, la volonté. Cependant cette impartialité, si souveraine, n'appartient jamais qu'aux victimes peu à peu purifiées par les douleurs morales qui, seules, sont saintes; car les luttes contre la matière, poussent, au contraire, à la révolte, les fils de Satan.

Robin eut alors une horrible conception qui lui entra dans le cerveau. Il avait vu que, depuis huit ans surtout, les crimes ont été tournés en principes, et que, toute passion étant devenue une idée, l'on faisait honneur aux plus scélérats de leur égoïsme, comme d'un dévouement à la cause de tous. Il s'affermit donc plus que jamais dans la corruption de son intelligence, et il espéra, dès ce moment, de réussir à parvenir. Seulement il prévit qu'il fallait changer de ressorts et déplacer l'intrigue où il s'était agité jusque là. Au leu d'être honteux et hypocrite, il était temps de se glorifier par un cynisme qui fit la fortune de son infamie, à force d'éclat dans le scandale. Cependant, quoiqu'il en fût venu à sacrifier dans son esprit et dans son coeur toute idée honnête de citoyen et tout sentiment pur d'artiste pour les chances de ce gain imaginaire qui l'éblouissait de son mirage, il était un homme d'une si faible vertu d'énergie, même pour le mal, et d'un naturel de tergiversations si indécises, qu'il se contentait de tendre la flèche sur l'arc, sans la lâcher. Toute sa perversité habitait mystérieusement en lui, sans que nulle apparence ne la trahît ostensiblement par des témoignages efficaces. Il se chatouillait ainsi la conscience, qui faisait l'endormie, par ces mignardises d'impuissance inavouée pour le mal. La débauche idéale des fantaisies rêveuses qui lui promettaient des trésors, dans l'avenir était son hallucination suffisante encore ; et cette couardise lui causait un triomphe d'orgueil, parce qu'il l'estimait comme une victoire de sa vertu.

« Je sors de la prison de la Dette, se dit-il un matin, à jeun et en se toilettant ; pardieu ! je n'ai pas, certes, l'intention d'y retourner. Cependant, après avoir dissipé mon léger patrimoine pour étudier les moeurs du terrain de Paris, il ne me reste aucune ressource pour faire la fortune que je désire. Je suis un peu homme de lettres, il est vrai; mais si peu, après tout, devant ma conscience elle-même, que je ne dois pas, non plus, me former de trop belles magies à l'horizon littéraire. N'importe, je suis sauvé !

Je sais du moins un secret précieux, celui  qui mène aujourd'hui la société. Oui, oui, je le pressens par tous les instincts de ma nature, sa propre conservatrice, le règne des majorités qui s'établit à présent deviendra bientôt le règne de la médiocrité. Or, c'est là un fait. Si je suis propre à tout, ce n'est qu'à force de ne l'être à rien ; mais enfin le savoir-faire vaudra mieux désormais que la science. L'invention, en effet, dérange toujours les équilibres de ceux qui exploitent un monopole, et je me garderais bien, même le pouvant, de rien inventer. Car toutes les têtes de l'égoïsme, vivaces et innombrables, se lèveraient contre moi, qui serais seul du côté des honnêtes gens, bienveillants d'ordinaire, mais toujours poltrons et muets. Quant à la logique, pour sa part, elle est trop dangereuse dans les applications, et ne fait que des ennemis de tous les orgueilleux, de tous les envieux et de tous les esprits faux qui grouillent sur la terre.

Ah ! vive le journalisme ! n'est-ce pas là qu'en réalité se trouve le pouvoir le plus influent des temps modernes! Aussi le journalisme n'invente-t-il et ne conclut-il jamais! Sa force est celle du vent qui souffle au hasard, en tous sens et sur tout, le cèdre et le brin d'herbe !… Eh bien ! tout individu, à sa guise, est libre de se mettre au niveau des passions de la multitude. À moi, par exemple, il ne me sera aucunement difficile d'exagérer mes penchants jusqu'à dépasser les irritations des partis, afin de devenir par là même leur représentant le plus en vue. Dès lors, j'aurai mon degré sur ce trône de tout le monde !

Et quand même je mettrais, par calcul, de la temporisation à toucher mon but, je n'en reste. pas moins journaliste, c'est-à-dire satrape de la publicité. Il faudra donc bien que ma part se retrouve, tôt ou tard, dans le gâteau des affaires publiques. Soit !

Malheureusement l'argent appelle l'or, et je n'ai pas même de cuivre pour attirer vers mes coffres vides quelque mine aimantée de trésors. Je suis presque honteux d'avance des misères auxquelles je vais être obligé de me condamner; mais aussi je me glisserai dans plus d'un égoût pour en percer la voûte, là où personne ne m'en verra sortir que rayonnant et splendide. Bast ! après tout, les honnêtes gens, nuls et niais, ne savent pas être justes envers les hommes d'action ; ils ne comprennent point tout ce qu'un demi-succès coûte seulement d'épreuves, avant le triomphe quelquefois impossible. Quoi qu'il en soit, il est temps, pour moi, de me mettre à la tâche, de faire manoeuvrer à mon compte les tas de zéros qui s'empilent sur la place publique, et de me poser devant eux comme leur essentielle unité.

Mais que faire surtout jusqu'à la crise où le sphynx encore inconnu de ma destinée m'apprendra son énigme, et me laissera ensuite la victoire? Je suis criblé de misères dont il faut d'abord parer les ennuis.

 Je dois déjà quelques avances à tous mes libraires, sur des ouvrages qui ne sont pas même commencés. Mais une démarche est un fait. Je vais aller vendre encore quelque titre dont je n'ai ni l'idée, ni le sujet. Enfin, je suis forcé de vivre, et quant à moi j'en sens l'absolue nécessité. »

Ces conventions étant bien chevillées en sa volonté, Jean Robin résolut d'aller tenter là fortune chez un certain éditeur qui ne payait pas très exactement ses billets aux échéances, mais qui, par cette raison même, était moins exigeant pour sa part que d'autres en garanties. Tout en jugeant à propos de ne point se raser la barbe, afin d'avoir l'excuse d'avoir glissé son pied par hasard dans la boutique du libraire en soupçon, il se revêtit néanmoins de ses habits les plus neufs et les plus coquets. Il affecta seulement un négligé du matin dans les détails de sa cravate. Et puis, trois francs, qui survivaient dans son gousset, lui défrayèrent une paire de gants noirs, style de moeurs honnêtes.

Quand il fut dans le magasin de librairie, il eut beau pirouetter sur ses talons; personne ne se rencontra pour lui répondre et recevoir ses saluts, au milieu de ce désert de livres. À la fin pourtant, un nègre, groom de l'éditeur en vogue, accourut, mais le plus lentement possible, à ses exclamations d'impatience. Adouci déjà par cette présence d'un interlocuteur, Robin s'empresse de demander si M. Lelièvre était visible

« Oui, Monsieur, dit le groom.

– Annoncez lui alors M. Robin.

– Mais Monsieur ne peut se déranger, à cette heure. Monsieur est entre les mains de son artiste.

– Quel artiste?

– Son peintre. On dessine le portrait de M. Lelièvre, pour l'exposition.

– Que son peintre se hâte ! je vais attendre et je ne le souffrirais pas plus que Louis XIV.

– Si Monsieur vous a donné rendez-vous, il ne partira pas pour la promenade au Bois, avec Madame, sans vous voir et vous parler.

–Je l'espère bien, vive Dieu ! »

Ces paroles brusques imposèrent à l'homme qui avait été élevé pour la vassalité de l'obéissance domestique. Quant à Robin, ils s'intalla insolemment sur la table de comptoir, en parcourant quelques romans nouveaux dont il faisait semblant de ne pouvoir subir la lecture : il haussait les épaules à chaque ligne et, du reste, son ennui était extrême ; car il sentait se refroidir en lui, avant l'arrivée du libraire, cette première fougue de l'entrain d'un parti pris de désespoir, qui fait réussir si bien les esprits décidés.

Heureusement Lelièvre n'arriva pas tard. Un sourire d'habitude banal précéda ses explications:

« Ah ça, mon cher Monsieur, n'est-ce pas vous dont j'ai reçu un manuscrit de province ?.Si vous voulez prendre la peine de repasser un de ces jours, nous causerons volontiers là-dessus. Pour le moment, je suis en affaires souveraines. »

Mais Robin, l'un de ses doigts dans l'échancrure latérale de son gilet, et le reste de sa main faisant impertinemment le moulinet que l'on l'on sait, répondit avec calme du dédain :

« Je ne suis pas l'auteur de votre manuscrit de province. Je me nomme Robin, et il ne m'était pas venu un doute, en me présentant ici, que vous ne connaissiez ce que je suis ! »

Ce bon M. Lelièvre fut la dupe de tant d'assurance,, et il se confondit en excuses. Pourtant il ne devinait pas mieux ce que pouvait être Robin; mais il ne mit que plus d'empressement à ne pas trahir son ignorance:

« Je n'avais pas, s'écria-t-il, l'honneur d'une mémoire très fidèle sur votre vue : mille pardons !… Imaginez-vous que j'avais reçu avis de l'arrivée à Paris, pour ce matin même, d'un M. Perdrichon, jeune provincial qui a eu déjà la candeur de me confier par la poste une liasse de prose inédite dont il vante merveilles ! Hélas, je pensais le voir tomber ici du haut de l'impériale de la diligence d'Aurillac.

– Quoi ! vous éditez de la prose d'Aurillac? vous en êtes descendu là! vous n'êtes plus mon homme. Adieu, adieu. »

Lelièvre se hâtait de retenir Robin, qui se laissa faire bien volontairement.

« Pouvez-vous avoir de pareils soupçons ? Lelièvre qui a créé Byron, Walter Scott, Goethe, Jean-Paul Richter et tous les soleils de l'empire romantique, se perdre ainsi de réputation en un seul coup.

– Eh bien! vous comptez donc refuser ce manuscrit?

– Assurément.

– Avez-vous lu ça? 

– Non. Ma réponse est toute prête, mais ne sera significative qu'à la longue; par égard, je ferai revenir ici l'auteur, plusieurs fois, car on ne peut pas avoir l'air de le repousser tout de suite. Cependant, vous le sentez, vis-à-vis d'un provincial, on n'a jamais qu'à donner un refus positif, mais il faut y mettre des formes, par respect pour la littérature en général. »

Et, en même temps, Lelièvre découronnait d'une casquette élégante son front mat sous des cheveux bouclés, devant le portrait de M. Paul de Kock, qui se dressait en buste sur un piedestal de plâtre, assez loin de là.

« Mais, reprit Robin, faisant le bon diable, je ne veux pas avoir nui, dans votre esprit,  j'y pense, à ce pauvre grand homme inconnu du département honorable du Cantal. Faisons mieux, remettez-moi le manuscrit de M. Perdrichon, dont le nom me déplaît d'ailleurs, car il y a des gens, comme cela, qui ont toutes les fatalités possibles contre eux; pourtant je me pique d'intérêt pour lui, parce que nous avons besoin de génies actuellement, puisque ceux de la capitale s'épuisent, à la consommation particulière qui s'en pratique. Je lirai donc pour vous la prose de M. Perdrichon le romancier. Si, par hasard, l'affaire pouvait vous convenir, je ne vous empêcherais pas de gagner quelques milliers de francs avec lui, comme avec un autre. Toutefois , il ne faudrait pas que cela vous dérangeât de gagner avec moi-même un million, sur une idée exorbitante que je vais vous confier. Voulez-vous m'accorder la préférence ?

Non, dit le libraire s'effarouchant de nouveau à tant d'aplomb; je suis occupé pour toute la journée, pour une quinzaine entière, pour un mois ; ensuite, j'irai en Italie, pour remettre ma santé qui est douillette. Mais, en tout cas, cet délai ne vous nuit pas le moins du monde; il serait impossible d'entreprendre quoi que ce soit dans les circonstances actuelles. Vous le savez, nous ne vendrons rien tant que nous n'auront pas un gouvernement qui allumera un peu de feu aux quatre coins de l'Europe. Alors, au contraire, on pourrait fabriquer des tas de mémoires contre les gens déchus, et le scandale rapporte toujours plus quele reste… Jusque là, nous ne pouvons pas nous revoir; laissez-moi du moins six mois pour ruminer là-dessus; vous aurez obtenu ainsi la moitié d'une année pour perfectionner votre écrit. N'est-ce pas épouvantable, les auteurs, aujourd'hui, composent trop vite; pourtant je vous abandonne la droit de vous adresser à quelque confrère plus heureux que moi… J'ai bien l'avantage de voué-s saluer, mon cher.

– Eh bien? est-ce que vous ne me prêtez pas du moins ce manuscrit de province?

– Très volontiers, au contraire… Vous écrivez toujours dans les journaux, n'est-ce pas?

– Oui.

–  Dans lesquels ?

– Dans tous.

– C'est à peu près comme si ce n'était nulle part… Mais enfin, à ce jeune provincial, s'il vous paraît intéressant, vous pourrez lui rendre le service d'insérer quelque fragment de son livre en un de vos feuilletons ; cela vous produirait à vous un grapillage quelconquede gain; et, pour ma part, je verrais quel effet pourrait en ressortir dans le public. Si l'affaire, après tout, semblait excellente, je ne demanderais pas mieux que de la traiter, pourvu que je n'aie besoin de rien lire. C'est ainsi que je juge toujours.

– Je ferai tout pour lui, comme pour vous.

– Merci… Nègre, va prendre sur la table de mon cabinet d'étude un rouleau de papier, ficelé d'un ruban rose, tu me l'apporteras…

Pendant que le nègre obéissait, Robin disait à part : « Si j'étais moins mal avec le monde de  la librairie, je t'aurais répondu vertement : Vieux fat ! » Mais, quand il eut reçu le manuscrit, il se contenta de se retirer sans donner de reçu pour le dépôt, et le libraire n'y songea plus.



L'AMOUR EST UN CIGARE, parade en une scène

[paru dans la Revue Critique, n°4, mars 1840]]

 

Personnages : LÉANDRE, ISABELLE, COLOMBINE, ARLEQUIN.

La scène est à Paris, chez Léandre.

 

LÉANDRE, seul.
Oh ! oh ! holà ! où est mon valet de chambre ? Ce diable d'Arlequin ne vient pas : je suis le plus mal servi des maîtres. Arlequin, où es-tu ? Hola ! hola ! je vais me faire sortir les entrailles à crier après ce coquin.

Entre Arlequin.

ARLEQUIN.
Me voici, M. Léandre ?

LÉANDRE.
Que faisais lu ? où étais-tu ?

ARLEQUIN.
Je tuais des milliers de petites bêtes féroces qui m'ont empêché de dormir, cette nuit.

LÉANDRE.
Puisqu'enfin te voilà, c'est bien.

ARLEQUIN.
Mais que voulez-vous, mon excellent maître ?

LÉANDRE.
Parbleu ! maraud, butor, je veux t'avoir à mon service quand j'ai besoin de toi. Je n'ai de plaisir qu'en ta compagnie, parce que je te tourmente, et cela me distrait. Arlequin, tu es bien heureux de ne pas dormir à cause de ce que tu dis seulement. Hélas !

ARLEQUIN.
Est-ce que vos inquiétudes à vous, c'est le souvenir de mam'zelle z'Isabelle ?

LÉANDRE.
Ma foi, non, quoique après tout la beauté d'Isabelle soit ce que j'ai le plus aimé. Pour un officier des troupes de gouvernement, en garnison à Paris, je me déshonore : je ne me connais encore qu'une maîtresse, et c'est honteux !

ARLEQUIN.
Oh ! oui, c'est z'honteux. Mais cette mignonette de mam'zelle z'Isabelle brûlait encore, quand vous avez donné congé à ses feux.

LÉANDRE.
Ses flambeaux s'éteindront dans les ruisseaux de ses pleurs. Il fallait bien, en dehors des raisons de mon honneur, que je renonçasse à la possession de ses adorables charmes. Je devais de l'argent à M. Cassandre, qui avait une prise de corps contre moi. Depuis les révolutions qu'il y a, les gentilshommes mieux nés ont tout à craindre de ces messieurs les usuriers et fesse-Mathieu. Assurément, je n'aurais pas pu te faire mettre en prison à ma place.

ARLEQUIN.
Quelle abomination des abominations que les révolutions ! toutes les lois morales sont renversées. La société z'est dans une impasse. L'humanité pourrira, comme un foetus, dans le bocal du monde.

LÉANDRE.
Tu vois à présent, Arlequin, que je devais sacrifier mon amour pour la divine Isabelle.

ARLEQUIN.
Vous avez fait échanche avec M. Cassandre de contraintes par corps.

LÉANDRE.
Oui,ces vieillards, si crasseux qu'ils soient, ont des passions brutales. Si je n'avais pas cédé mon amante au bonhomme, par un contrat en forme, il ne m'aurait jamais délivré la quittance de mon exécrable dette. Mais, hélas ! Arlequin, que je suis malheureux d'être amoureux, sans savoir de quoi !

ARLEQUIN.
Soyez z'amoureux de l'air, comme les poètes à jeun, où les voleurs au cachot.

LÉANDRE.
Hélas ! hélas !

ARLEQUIN.
Devenez plutôt l'amant de Madame la lune, ainsi que les tendres bergers des romans du bon régime.

LÉANDRE.
Hélas ! hélas !

ARLEQUIN.
Ah ! mon pauvre maître, j'ai le torticolis de vous voir tomber ainsi en pâmoison.

LÉANDRE.
Sans façon, Arlequin, m'habillerai-je, ce matin, pour aller un peu me distraire en quelques flânerie au bois de Boulogne ?

ARLEQUIN.
Je suis prêt.

LÉANDRE.
Frise-moi mes beaux cheveux blonds, dans toutes les règles de l'art, comme ce jour où j'allai galamment en conquête d'Isabelle qui me trouva fort à son goût.

AIRLEQUIN.
Je ne ménagerai pas l'essence de tubéreuse, et votre tête embaumera l'air au loin comme un buisson de fleurs.

LEANDRE.
Quelle toilette mettrai-je ?

ARLEQUIN.
Celle que vous choisirez. Mais vous serez forcé de garder votre chemise à vos chaussettes et tout votre linge, il y a une semaine, parce que la blanchisseuse, qui a ses excuses à vous faire, n'est pas venue. Malgré cela, vous mettrez la toilette que vous choisirez.

LEANDRE.
Je ne voudrais pas, mon garçon, prendre la peine de faire un choix. Évite cette fatigue à mon intelligence et à mon ennui. Je t'en prie, mets la main toi-même sur l'habit qui sied le mieux aux dispositions que j'ai d'aller toucher le coeur des parisiennes. J'en rencontrerai sans doute quelques-unes sur le chemin de ma promenade, et pourvu que Léandre puisse ne pas faire tort par sa mise, à l'élégance de sa tournure naturelle, il me semble qu'il sera consolé dès aujourd'hui.

ARLEQUIN.
Quant à moi, j'en ai le pressentiment.

LÉANDRE.
Dès aujourd'hui, de l'absence insupportable d'Isabelle. Arlequin, ah ! si tu savais, mais jamais tu ne sauras de quelle âme sensible je suis doué, et comme je ne puis absolument végéter sans la rosée bienfaisante d'amour !

ARLEQUIN.
J'ai mis tout de suite la main sur le frac qui vous a été fourni par ce maître tailleur de province qui avait une si jolie femme à son comptoir.

LÉANDRE.
Oh ! c'est un des souvenirs de ma vie.

ARLEQUIN.
Je crois bien que vous ne l'avez jamais payé, ce pauvre tailleur !

LEANDRE.
Par mon honneur ! Arlequin , il n'existe que les marchands qu'on ne paie pas, pour vous servir en perfection !

ARLEQUIN.
Oui, z'oh oui ! Mais quelquefois aussi ne servent-ils pas du tout. Vous vous rappelez ce gredin de passementier auquel vous aviez commandé des brandebourgs pour votre uniforme, et qui…

LEANDRE.
L'avare !

ARLEQUIN.
Encore pis qu'avare ! Il ne prête pas même ses fournitures à z'intérêts z'usuraires.

LEANDRE.
Arlequin, je ne m'habillerai pas pour sortir ; même je ne sortirai pas. Mes nerfs sont glacés ; fais-moi apporter ici un bain, que je me jette dedans.

ARLEOUIN.
Je cours vous obéir.

LEANDRE.
Arrête, Arlequin ; j'ignore si un bain ordinaire me soulagera beaucoup. Je soupçonne que le lait tiède vaudrait mieux. Approuves-tu cela, toi Arlequin, un bain émollient de lait ? C'est sain, n'est-ce pas ? Que veux-tu ? J'ai été bien avec de petites nymphes qui m'ont gâté là-dessus.

ARLEQUIN.
Vous êtes, mon maître, un vrai Alcibiade à la cour des satrapies d'Orient.

LEANDRE.
Je réfléchis à certaines choses… En attendant, hâte-toi de me chercher des livres.

ARLEQUIN.
Gais ou tristes ?

LEANDRE.
Ou gais ou tristes… que ce soient des livres ; je ne les lirai pas… Déjeunerai-je, Arlequin ?

ARLEQUIN.
Si vous avez faim.

LEANDRE.
Personne des gens comme il faut n'a jamais faim ; c'est la canaille qui mange pour s'emplir. Mais, pour nous autres, cela désennuie seulement le coeur d'occuper l'estomac, et voilà tout. Mais ce qui m'embarrasse, c'est de savoir quel service il faut que j'aie sur ma table.

ARLEQUIN.
D'habitude, mon maître, vous avez t'assez d'appétit pour une gousse d'ail enduite de beurre de Bretagne. Mais, aujourd'huique vous êtes malade, il vous faudrait une aile de poulet froid.

LEANDRE.
De la viande, fi !

ARLEQUIN.
Je vais vous chercher des cerises aux fruitières qui passent.

LEANDRE.
Non.

ARLEQUIN.
Il vous reste là, dans cette armoire où sont vos bottes, des confitures de gelée de Rouen qui vous ont été envoyées par le roulage de la part d'une charmante bonbonnière et dont vous avez déjà dévoré trois pots, en vous léchait délicieusement les babouines.

LEANDRE.
Ces confitures sont faites avec de la cassonade ; elles m'écoeurent.

ARLEQUIN.
Voulez-vous que j'aille acheter à crédit une demi-douzaine de biscuits à la cuillère, que vous pomperez dans votre liqueur de Sacré-Chien, où vous avez fait infuser une savate de votre grand' mère, la pauvre vieille !

LEANDRE.
Toutes les liqueurs me paraissent amères à présent.

ARLEQUIN.
Je ne vois plus que du chocolat à vous offrir.

LÉANDRE.
Pouah !

ARLEQUIN.
Mon bon seigneur, je vous en conjure, ne vous laissez pas dépérir d'inanition, comme un rat dans un trou vide.

LÉANDRE.
Bast ! je voudrais connaître le pa-radis, pour savoir si j'y rencontrerai les houris du grand Mahomet.

ARLEQUIN.
Si vous alliez dans le pays des souris, que deviendraient votre chat terrestre et votre arlequin ?

LÉANDRE.
Tiens, j'y pense. Approche-moi ma caisse de cigares de Bayonne. Je n'ai pas le courage d'allonger le bras vers l'autre bout de ma cheminée.

ARLEQUIN.
Je vais aller quérir votre amadou.

LEANDRE.
Merci. J'ai fait la dépense d'un briquet phosphorique. Allons, va-t-en. Quand je fume, j'aime rêver, étant seul…

Arlequin sort.

Arlequin a pour moi tout l'attachement que je mérite. Pourtant, je veux mettre la fidélité de son zèle à l'épreuve. Puisque je prends souche ici, dans ce cachot de mansarde, je n'ai pas d'autre moyen de me désennuyer que de tourmenter mon Arlequin. Après tout, j'achète un serviteur pour m'en servir à ma guise. Holà ! holà !

Rentre Arlequin.

Ah ! çà, que fais-tu à demeurer si longtemps loin de moi, que tu sais gravement indisposé ?

ARLEQUIN.
J'étais en train de couper dans la cuisine un morceau de Roquefort qui marche tout seul, en savourant du pain z'et de l'eau.

LEANDRE.
Peux-tu bien sentir si peu d'amitié pour ton maître que tu penses à goinfrer sans relâche, pendant que tu me vois ici incapable de soutenir dans mon faible estomac la moindre miette atomique de nourriture ? Ingrat Arlequin, eh bien ! je veux que tu me regardes fumer.

ARLEQUIN.
Par là, je fumerai aussi.

LEANDRE.
Écoute des versicolets du ma façon ; ils sont intitulés : Apologie du fumeur.

Pourquoi critique-t on les fumeurs de cigares ?
Les soirs d'hiver sont froids, l'été n'a pas de nuits.
Les amis sont communs et les amours sont rares,
Et les plaisirs n'ont pas la longueur des ennuis.
Il faut se consoler, se suffire à soi-même,
À tout âge, en tous lieux et dans toutes saisons :
Le cœur a des dégoûts d'une faveur suprême,
Et les sens s'usent vite en leurs démangeaisons.
Qu'il est doux, qu'il est beau d'être libre sur terre,
Ne préférant personne et ne regrettant rien,
Contemplateur de tout, oisif et solitaire,
Et fumant un cigare au lieu d'avoir un chien !
Lorsque sur son bûcher le roi Sardanapale
Sentait les aloes et la myrrhe et l'encens,
Qu'il voyait l'incendie et ses gerbes d'opale
Et ses moissons de flamme et ses pins rougissants,
Il était moins heureux, à cette heure dernière,
Que quiconque se grise aux encens du tabac,
En oubliant son corps, en buvant de la bière,
Tandis qu'on se balance assis dans un hamac !
Le fumeur, quand sa bouche aspire les arômes,
Dès qu'au bord de sa lèvre un tison rouge a lui,
Le voilà qui s'endort sur la terre des hommes ;
Les idéalités dansent autour de lui.
Comme un choeur de cantique et de voix allemandes,
Il sent passer dans l'air des chants mélodieux ;
Et langoureusement découpés en amandes,
Des yeux d'un bel azur se montrent dans les cieux !
Mais, hélas je ne suis nullement égoïste !
Tous les plaisirs sont faux, hors celui de fumer :
Pourtant, si je suis seul, ma rêverie est triste ;
Ce que j'aime surtout, c'est le bonheur d'aimer !

Comment trouves-tu ces rimes-là, Arlequin, toi qui es un homme de goût ?

ARLEQUIN.
Il me semble que vous vous êtes gargarisé avec de l'ambroisie des dieux.

LÉANDRE.
Allons, tiens-moi le dez de la conversation. Dis tout haut, que je t'écoule ou ne t 'écoutes pas, les premières sottises venues à ton esprit, que tu n'as pas.

ARLEQUIN.
J'ai toujours été z'intrigué, M. Léandre, par la difficulté de comprendre pourquoi un turc de la Turquie n'a jamais la physionomie de la figure plus grave et plus respectable que quand il fume ; tandis que le Francais le plus poli du boulevard de Gand, une fois le cigare à la gueule, semble, pour ainsi dire, donner des coups de cravache aux passants, dont il éclabousse avec insolence le visage et les yeux de ses bouffées.

LÉANDRE.
Tu m'ennuies avec tes Turcs et tes Francais et tes pourquoi et tes phrases longues et plates, comme un vers solitaire. Arlequin, tu es un bavard ; tais toi.

ARLEQUIN.
Je suis muet.

LÉANDRE.
Il me vient une idée qui m'est inspirée par la divinité.

ARLEQUIN.
Ah !

LÉANDRE.
Conserves tu toujours tes gages, quand je te les paie ?

ARLEQUIN.
Oui, mon maître, mais vous ne m'avez jamaispayé.

LÉANDRE.
N'importe ! tu dois posséder un joli magot de rentes, héritage de ta famille. Prête- moi ce que tu as là sur toi.

ARLEQUIN.
Ah ! dam ! c'est renfermé dans un boursicot de cuir de Russie, qui m'a été légué par un de la grande armée, mon ancien maître.

LÉANDRE.
Prête toujours. Bast ! j'ai un caprice. Je m'imagine que cela serait désirritant pour mes nerfs de me plonger dans le corps un bain tonique de vin, corsé, cuirassé, cuirassant. C'est une fantaisie peu économique ; mais je te devrai cela toute la vie. Cours donc m'acheter, avec ton argent, quelques bouteilles du meilleur vin du Rhin que tu trouveras, et de plus ne me fais pas attendre, Arlequin, car que tu dois être heureux d'être plus riche que ton maître, pour le moment !

ARLEQUIN.
Je serai très heureux de vous sauver la vie et surtout la santé.

Il sort.

LÉANDRE, seul.
Je suis content de ce domestique. Je ne le chasserais pas maintenant, pour tout au monde. Je suis fait à la bêtise de son dévouement, comme celle d'un chien. (On frappe.) Qui est là ? le mot d'ordre et passez.

COLOMBINE, en entrant.
M. Léandre, je viens, sur l'injonction de ma maîtresse Isabelle, vous apprendre qu'elle désire r'avoir son portrait.

LÉANDRE.
Il est en gage, Colombine.

COLOMBINE.
Son portrait, et qu'elle compte vous rapporter le vôtre avec les cheveux et les brins de moustache qui sont dedans.

LÉANDRE.
Qu'elle garde les cheveux et les moustaches ! je n'en ferais rien. Mais le portrait je le ferai passer par la poste à un autre objet de mes amours, quand je saurai l'adresse d'un cœur épris ou à prendre.

COLOMBINE.
N'importe ! mam'zelle Isabelle est parvenue à s'échapper des griffes de son vautour et vient retrouver son premier nid.

LÉANDRE.
Ah ! que vient-elle faire ?

COLOMBINE.
Vous arracher les yeux. Elle vous aime toujours.

LÉANDRE.
A-t-elle les ongles longs, Colombine ?

COLOMBINE.
Des ongles de femme d'usurier.

LÉANDRE.
Ma foi, je ne me soucie pas d'exposer à sa colère les yeux avec lesquels j'ai le plaisir de te dévisager, Colombine d'amour ! tu reporteras donc mes adieux à Isabelle, et je lui fermerai ma porte au nez.

COLOMBINE.
Hélas ! que votre sexe a d'affreux procédés !

LÉANDRE.
Il en a de charmants, au contraire. Ah ! si tu voulais m'aimer, ô Colombine !

COLOMBINE.
Au contraire, je voudrais vous haïr, ô seigneur Léandre.

LÉANDRE.
Laisse moi te convaincre des procédés charmants de mon sexe, ô Colombine adorée !

COLOMBINE.
Ô impatient seigneur Léandre, ne savez vous pas que j'ai promis ma foi d'hymen à votre valet de chambre Arlequin ?

LEANDRE.
Ah ! ah ! sérieusement, si cela est, j'en suis enchanté… Voilà ma dernière épreuve sur le dévouement d'Arlequin.

ARLEQUIN, entrant.
Mia Colombina !

COLOMBINE.
Mio Arlequino ! Arlequino !

LEANDRE.
Finis-en de tes miaulements et de tes singeries, laid butor ! Ah ! ça, j'ai une proposition à te proposer, je vais au fait, préfères-tu que je meure de chagrin et de consomption, ou que tu m'abandonnes tes droits sur la main de Colombine, qui va déjeuner en tête-à-tête avec moi.

ARLEQUIN.
Il me tombe z'une pluie de bronze sur la tête. Je ne préfère ni z'être écrasé, ni z'être étranglé, c'est-à-dire ni l'un ni l'autre.

LÉANDRE.
Je te jure, Arlequin, que je t'en saurais des grés infinis… Mais, à propos, ton argent est-il prêt ?

ARLEQUIN.
Oui, mon maître, complet, dix-sept pièces blanches, 20 francs, trois billons de cuivre ; total, 20 francs 3 sols.

LÉANDRE.
C'est bien ! garde les trois sols, mon garçon. Colombine, voilà de la monnaie avec laquelle je veux te passer, ma chère, une bague d'or au doigt.

COLOMBINE.
Ah ! notre seigneur Léandre, souffrez que je baise votre propre main.

LÉANDRE.
Tu es un monstre, ô Arlequin, si tu n'es pas attendri par ma situation. Eh bien ! refuse de me sauver la vie aux dépens de ton amour pour Colombine, qui n'est pas faite pour toi ; et je vais immerger dans le vin que tu m'apporteras, le poison qui est au fond de l'alliance que m'a donnée Isabelle.

ARLEQUIN.
Là ! là ! là !

LÉANDRE.
Barbare ! me verras-tu sans pitié crever, comme si j'avais le choléra ?

ARLEQUIN.
Que dites-vous là, ô mon seigneur Léandre !

COLOMBINE.
Il est vrai que tu es un type, que dis-je ! un monstre d'ingratitude et de cruauté !

ARLEQUIN.
M. Léandre, passez-vous de la conversation de Mlle Colombine à votre déjeuner. Ce sacrifice est impossible ; j'aimerais mieux que mon coeur vous servît lui-même de plat, comme il arriva dans un festin de nos ancêtres, de Thyeste chez Atrée.

LÉANDRE.
Oui ou non, Arlequin ?

ARLEQUIN.
Non, mon maître, non.

LÉANDRE.
Alors je te chasse.

ARLEQUIN.
Vous me chassez de la maison de chez vous, ô mon cher maître ?

LÉANDRE.
Oui, oui.

ARLEQUIN.
Hu ! hu ! hu ! hu !

LÉANDRE.
Sors d'ici,

ARLEQUIN.
Ma tourterelle de Colombine, mon angelet, ma petite femme, ah ! si j'étais sûr que tu serais bien sage !

COLOMBINE.
Que crains-tu, mon cher mari ?

ARLEQUIN.
J'ai peur que tu manges trop à ce déjeuner.

COLOMBINE.
Tu me fais la mine d'être jaloux, vilain que tu es !

ARLEQUIN.
Eh ! bien, pour te prouver, ma Colombinetta, que je ne suis point jaloux, vile passion ! reste en tête-à-tête avec le seigneur Léandre, à cette condition qu'il restera mon propriétaire et que je serai gardé à son service.

COLOMBINE.
Arlequin, puisque tu l'ordonnes, je mangerai de son poulet et boirai de son vin du Rhin, au lieu de goûter à ton fromage et à ton eau claire.

LÉANDRE.
Or, ceci est une affaire arrangée. Arlequin, retire-toi, mon garçon.

ARLEQUIN.
Par mon chef ! Quelle félicité ! je suis encore le serviteur de mon maître !

LÉANDRE.
Vas ouvrir nos huîtres, et faire rafraîchir notre vin, et soigner nos pieds de cochon.

ARLEQUIN.
Mia Colombinetta cora !

Il sort.

LÉANDRE.
Colombine, tu vois à tes pieds un homme passionné qui t'adore.

ARLEQUIN (Rentrant).
Voici Isabelle qui vous demande.

LÉANDRE.
Je n'y suis pas pour elle.

ARLEQUIN.
Comment cela ?

LÉANDRE.
Faut-il te rendre des comptes ? Eh bien ! je vais te faire unecomparaison : Tu vois ce cigare que j'ai là, il s'est éteint, pendant que l'écoutais Colombine, fée aux paroles de perles plein la bouche. Or, si je voulais rallumer ce cigare, il serait désagréable d'en aspirer les sens ou l'odeur, et mes lèvres en auraient dégoût ; il en est de même en amour. Le froid du marbre sur lequel j'ai laissé un instant le cigare ne l'a rendu bon qu'à jeter dans les cendres au foyer, je ne veux pas dire ce qu'il convient de faire d'un amour refroidi ; mais on n'y remet plus les lèvres. L'amour est un cigare.

ISABELLE. (Entrant).
Ah ! traître de Léandre ! je t'ai entendu, et tu crois que c'est pour comparer l'amour à des cigares éteints que je t'en ai fait venir une caisse de Bayonne, par un de mes amants employés à la contrebande. Ah ! bourreau de femmes, tu m'embrasseras ou je te tords le cou.

LÉANDRE.
J'ai eu tort, j'ai eu tort, mon ange.

ISABELLE.
Où est il ton cigare ? tu vas le refumer pour ta punition, et m'embrasser.


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