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Nicolas Gedoyn , APOLOGIE DES TRADUCTIONS


[*317*] On vous a lu dernièrement, Messieurs, un Discours peu favorable aux traducteurs [1] : j'y vais répondre, et avec d'autant plus de liberté que l'auteur est convaincu de l'estime toute particulière que j'ai pour lui. Quelque intéressé que je sois à prendre le parti des traductions, j'ose dire que j'ai compté pour rien mon intérêt personnel et que j'ai examiné la question avec une parfaite indifférence, en homme qui n'a d'autre vue que d'instruire le public et de s'instruire lui-même sur le degré d'estime que mérite ce genre d'ouvrage. On a prétendu que les traductions, bien loin d'être utiles, avaient [*318*] été préjudiciables aux Lettres et comme la principale cause de leur décadence. Pour moi, je tiens au contraire qu'elles méritent encore plus de louanges qu'on n'a coutume de leur en donner et que de traduire en notre langue ce que chaque siècle a produit d'excellent parmi les autres nations est le moyen le plus sûr que nous ayons pour multiplier nos connaissances, pour entretenir le goût de la bonne littérature, pour le rappeler s'il se perdait et pour empêcher que nous ne retombions dans l'ignorance, dans la barbarie où nous avons été plongés si longtemps. Voilà deux sentiments bien opposés : lequel des deux est à suivre, ce sera à vous, Messieurs, d'en juger.

Quand je me fais une idée avantageuse des traductions en général, ce n'est pas que je n'en connaisse peut-être aussi bien que personne et le faible et les inconvénients. Je me suis trop exercé à ce genre d'écrire pour ne pas sentir en quoi il pèche, et pour ne m'en être pas désespéré plus d'une fois. Je commence [*319*] donc par convenir qu'il n'y a point de traduction parfaite, et qu'il n'y en peut avoir. Véritablement on pourrait dire la même chose de tout ouvrage humain ; mais je l'entends dans un autre sens et, pour m'expliquer sans ambiguïté, je veux dire que toute traduction est nécessairement défectueuse, que c'est une copie qui ne saurait avoir de conformité parfaite avec son original. Vous, Messieurs, qui êtes éclairés, vous en concevez tout d'un coup les raisons ; mais, comme j'écris pour le public, vous ne trouverez pas mauvais que je saisisse l'occasion de traiter un point important qui, je crois, n'a pas encore été bien approfondi.

Qu'est-ce que traduire ? C'est rendre en une langue ce qui est écrit en une autre. Or nulle langue n'a, dans son propre fond, des équivalents suffisants pour exprimer parfaitement tout ce qu'il y a d'heureusement dit dans une autre langue. Car il ne saut pas s'imaginer que les langues savantes soient les seules pour lesquelles il n'y a point de parfaits équivalents. [*320*] Si nous ne pouvons pas rendre dans toute sa force en français le pontem indignatus Araxes de Virgile [1], ni le vultus nimium lubricus aspici d'Horace [2], on ne rendra pas mieux en grec ou en latin plusieurs images de Despréaux, ni le qu'il mourût de Corneille [3], ni l'aimable badinage des fables de La Fontaine. Toute expression qui fait une image à l'esprit, tout ce qui est dit avec une extrême précision, ou une extrême justesse, ou une élégance achevée ne saurait que perdre à être traduit. Vous vous souvenez du conte que fait Horace d'un rat de ville qui avait invité à souper chez lui un rat des champs, conte de vieille, comme il l'appelle par modestie, garrit aniles ex re sabellas [4], mais en effet conte digne d'un philosophe. Je ne crois pas qu'il y ait dans tout ce poète un endroit si travaillé, c'est-à-dire exprimé en termes si propres, si élégants et peint avec de si vives couleurs, [*321*] car c'est moins un récit qu'une peinture.

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Aridum et ore serens acinum, semesaque lardi
Frusta dedit, cupiens varia sastidia cœna
Vincere tangentis male singula dente superbo :
Cum pater ipse domus palea porrectus in horna
Esset ador loliumque, dapis meliora relinquens.
[…]
Ergo, ubi purpurea porrectum in veste locavit
Agrestem, veluti succinctus cursitat hospes,
Continuatque dapes ; nec non vernaliter ipsis
Sungitur ossiciis, prælambens omne quod assert.
Ille cubans gaudet mutata sorte, bonisque
Rebus agit lætum convivam.
[1]

Pense-t-on qu'il soit possible de la rendre en français dans toute sa beauté ? Qu'on l'essaye, on verra si l'on peut seulement en approcher. Cependant nous entendons parfaitement et la pensée du poète et les termes qui l'expriment. D'où je conclus que cette impossibilité vient uniquement de la disette de notre langue, non disette absolue mais disette relative aux [*322*] autres langues. Et en effet où trouver des mots qui répondent précisément à praelambens, à vernaliter, à succinctus cursitat hospes, à tangentis male singula dente superbo ? Ainsi défauts d'équivalents, première cause de la défectuosité des traductions.

Il y en a une seconde qui, à dire le vrai, n'est pas si importante, mais qui ne laisse pas d'être à considérer. Traduire, c'est mettre en langue vulgaire un auteur ancien, soit grec, soit latin ; car il ne s'agit ici que de ces sortes de versions, et toutes les autres ne regardent pas la question présente. Il semble donc qu'un traducteur doive avoir une connaissance pleine et entière de la langue en laquelle a écrit son original. Soyons de bonne soi, qu'en est-il ? Je ne parle ni de la manière de prononcer cette langue, en quoi il est certain que nous sommes sujets à nous tromper, ni des termes d'art qui nous sont si peu connus en grec et en Latin que nous les ignorons pour la plupart dans notre propre langue ; je parle des mots de l'usage commun et ordinaire, [*323*] et je dis qu'il y en a dont les différentes acceptions nous jettent dans des méprises inévitables. Par exemple, Quintilien liv. I, chap. 4, parlant des anciens grammairiens qui s'érigeaient en censeurs de livres, dit « quo quidem judicio ita severe sunt usi veteres grammatici, ut non versus modo censoria quadam virgula notare, et libros qui salso viderentur inscripti, tanquam subdititios summovere samilia permiserint sibi, sed autores alios in ordinem redegerint, alios omnino exemerint numero. » Le sens littéral de ces paroles m'a paru fort bon et, comme je suis persuadé qu'une traduction doit toujours être littérale autant qu'il est possible, voici comme j'ai rendu cet endroit. « Les anciens grammairiens usaient de cette critique avec tant de sévérité que, s'érigeant en censeurs, ils marquaient dans les livres les endroits qui ne leur plaisaient pas ; ils démêlaient les véritables ouvrages d'un auteur d'avec ceux qui leur étaient faussement attribués, traitant ceux-ci comme des enfants supposés qu'on chasserait d'une maison pour faire place aux légitimes ; [*324*] ils passaient en revue tous les auteurs, mettaient les uns en meilleur ordre et donnaient une entière exclusion aux autres. » Cependant M. Rollin avec quelques interprètes, par alios in ordinem redegerint entend inter vulgares, et par alios omnino exemerint numero, il entend eximios fecerint : c'est un sens tout contraire au mien ; mais qui d'eux ou de moi a raison, c'est ce que ni eux ni moi nous ne pouvons deviner.

Un savant Académicien, dans ses Réflexions critiques sur la Poésie et sur la Peinture [1] prétend que saltare se prend quelquefois pour déclamer, faire des gestes et saltatio dans le même sens. Il cite plusieurs passages qui rendent son sentiment au moins probable. Supposons que cela soit vrai : tout ce qu'il y a eu de traducteurs et d'interprètes y auront été trompés

Je pourrais apporter cent autres exemples pareils, mais ceux-là suffisent pour montrer que l'on n'apprend pas une langue morte comme une langue vivante. Dans ceIle-ci on s'assure aisément de la signification et [*325*] des différents usages de chaque mot ; si l'on a des doutes, on peut les éclaircir et les résoudre. Dans celle-là on ne peut ni l'un ni l'autre. Comme donc, malgré toutes nos lectures et notre application, nous n'avons qu'une connaissance imparfaite du grec et du latin, il s'ensuit que tout ouvrage écrit en l'une de ces deux langues ne saurait être rendu qu'imparfaitement dans une autre. Voici une troisième raison.

Cet auteur que l'on traduit vivait il y a dix-sept ou dix-huit cents ans, deux mille ans plus ou moins ; il écrivait pour les gens de son temps et, par une suite nécessaire, on trouve dans son ouvrage beaucoup de choses qui ont rapport aux mœurs, aux lois, aux coutumes, à la religion, au gouvernement, à l'histoire et aux diverses institutions de ce temps-là ; ce sont tous points que les plus savants commentateurs n'ont pas si bien débrouillés qu'il n'y reste encore beaucoup d'obscurité.

Pausanias est le seul écrivain de l'Antiquité où l'on trouve quelque [*326*] détail des jeux de la Grèce ; son exactitude a même été jusqu'à nous donner la description de la barrière d'Olympie et de I'hippodrome où se faisaient les courses de chevaux et les courses de chars. Mais, comme il parlait à des gens instruits et qu'il retranchait de sa narration tout ce qu'il croyait inutile, il n'a marqué ni la longueur, ni la largeur de cet hippodrome, et cette omission nous cause des difficultés insurmontables. Car de là vient que nous ne pouvons savoir aujourd'hui si l'on était obligé de tourner douze sois autour de la borne. D'un côté Pausanias ne dit pas un mot de cette prétendue nécessité, de l'autre quelques passages de divers auteurs, et les termes de δωδεκα δρομος et δωδεκα γναμπτον qui se lisent dans Pindare [1] semblent la prouver. Pour moi, qui ai examiné la question plus mûrement qu'un autre, parce que j'y ai été plus obligé qu'un autre, je n'ai pu me persuader que I'on assujettît les combattants à tourner douze fois autour d'une borne, avec un danger manifeste de s'y briser à [*327*] chaque fois, quand je dis les combattants, c'est-à-dire des héros, des princes, des rois et tout ce qu'il y avait de plus illustre en Grèce. Quelques personnes de la Compagnie ont soutenu le sentiment contraire ; les raisons de part et d'autre n'ont pu lever toutes les difficultés et la question est demeurée indécise.

Il en est à peu près de même de ces galères des Anciens qui avaient des neuf, douze et quinze rangs de rameurs les uns sur les autres. Plusieurs savants ont écrit pour prouver que cela était possible, mais tous leurs raisonnements ne nous en donnent pas une idée plus claire et plus distincte. C'est dans ces occasions qu'un traducteur est fort embarrassé : il entend une partie du sens de l'auteur et il devine l'autre ; ou, si vous voulez, une chose lui en fait présumer, conjecturer une autre ; mais présumer, conjecturer emporte toujours de I'incertitude, et voilà ce qui me fait dire qu'il ne saurait y avoir de traduction parfaite.

Jusqu'ici mon adversaire doit être [*328*] content de moi. J'ai porté la bonne foi jusqu'à chercher toutes les raisons imaginables pour appuyer son sentiment, Mais, malgré le sincère aveu que je viens de faire, je prétends que de traduire un excellent ouvrage est une des plus dignes occupations d'un homme de lettres et qu'en cette qualité il ne peut guère rendre un plus grand service à sa nation que de lui mettre sous les yeux en langue vulgaire ce que I'Antiquité nous a laissé de plus précieux. Cette proposition est d'une vérité si évidente que je ne pensais pas qu'elle pût jamais avoir besoin de preuves. Il faut pourtant la prouver, puisqu'on le veut. Mais auparavant je dois avertir que je ne prétends parler ici que des bonnes traductions ; les autres sont méprisables, comme tout mauvais ouvrage, en quelque genre que ce soit. Il y en peu de bonnes, j'en demeure, d'accord ; mais les condamner toutes par cette raison ce serait vouloir proscrire tous les livres, parce que pour un bon il y en a mille de mauvais. Le bon est toujours rare ; il y a de bonnes [*329*] traductions, comme il y a de bons ouvrages en tout autre genre ; et ce sont celles-là que je soutiens être d'une très grande utilité.

En effet on ne me niera pas, je crois, que les écrits des Grecs et des Romains ne soient ce que nous pouvons lire de plus utile, soit pour les mœurs, par les préceptes de sagesse et les grands exemples qu'ils contiennent, soit pour les lettres, dont ils sont la source et le fondement, soit pour l'esprit par cette finesse de goût et cette élévation de pensées qui les maintiennent dans la possession d'une estime universelle depuis tant de siècles. Or ces écrits, si utiles en eux-mêmes, comment peuvent-ils cesser de l'être pour avoir passé d'une langue en une autre ? Car les traductions sont autant de copies de ces originaux, copies imparfaites comme je l'ai dit, mais pourtant copies ressemblantes et très ressemblantes.

Les inconvénients qu'un excès de bonne foi m'a fait remarquer peuvent bien être un obstacle à la conformité parfaite, mais nullement [*330*] à la ressemblance ; on aurait tort de s'en prévaloir contre moi. Le premier et le plus considérable des trois, qui consiste dans le défaut de parfaits équivalents, ne se fait guère sentir que lorsqu'on traduit un poète, tel qu'Homère ou que Virgile, tel que Pindare ou qu'Horace dans ses Odes ; je dis dans ses Odes, parce que rien n'empêche qu'on ne rende fort bien en français et ses Satires et ses Epîtres et son Art Poétique, qui, pour être écrits en vers, n'en sentent guère plus la poésie.

À l'égard des deux autres inconvénients, ils sont pour tout lecteur, même pour le plus savant et le plus éclairé, comme pour le traducteur. Je suppose celui-ci homme intelligent, appliqué et assez laborieux pour profiter du secours que l'on trouve dans les divers commentaires. Avec ces qualités, ce qu'il n'aura pas entendu dans son auteur, un savant du premier ordre ne l'entendra pas mieux. Je l'ai déjà avoué : il y a quelques endroits qui se dérobent à notre pénétration et à toutes nos [*331*] recherches ; mais, heureusement, ces endroits ne sont jamais les plus nécessaires ni les plus intéressants de l'ouvrage ; ce sont quelques allusions, quelques faits, quelques détails dont la connaissance est plus curieuse qu'utile.

Quintilien, dans son premier livre, parle des changements arrivés à la langue latine et de la manière dont on prononçait anciennement quelques mots de cette langue. Dans l'onzième, il parle de la toge romaine et de la manière dont il convenait à l'orateur de la porter durant l'action ; dans ces deux endroits, il est inintelligible, mais il ne l'est pas plus pour Ie traducteur que pour le plus profond grammairien et pour les savants qui ont traité de vestiaria. Parce que quelques lignes de son ouvrage nous échappent sur une matière qui ne nous intéresse point, en a-t-on moins en français l'Institution de l'Orateur, c'est-à-dire, de tous les livres, sans en excepter aucun, celui qui est le plus propre à nous former le goût, l'esprit et les mœurs ? [*332*] Parce que de fois à autre, au hasard de se tromper, on a été obligé de deviner le sens de Pausanias, écrivain fort obscur par lui-même, et plus encore par le vice des manuscrits, en a-t-on moins en notre langue un voyage très exact de l'ancienne Grèce, et un détail infini de toutes les choses rares et singulières que renfermait cette contrée de l'Europe, la plus renommée qu'il y eut alors dans le monde ? Ce que ces inconvénients nous font perdre n'est donc ni essentiel, ni fort important et, quoique l'on ne possède pas les langues savantes comme on possède la sienne propre, nous ne laissons pas d'avoir d'excellences traductions de livres écrits en ces langues.
Le Quinte-Curce de Vaugelas est de ce nombre sans contredit. Le temps y a apporté quelques défauts, et les amis du traducteur, qui n'avaient ni sa capacité, ni son goût, et qui ont été les éditeurs de cette œuvre posthume, y ont laissé des négligences qui en diminuent le prix ; mais avec de légers changements on en ferait [*333*] sans peine un aussi bel ouvrage qu'il s'en puisse lire en français. Je dis à peu près la même chose de quelques traductions de M. d'Ablancourt, car il y en a quelques-unes où il s'est donné trop de licence, et n'a pas été assez littéral. Ces ouvrages ont été regardés jusqu'ici comme des modèles en fait de traductions, et c'est avec raison, surtout le Quinte-Curce de Vaugelas, dont le style est inimitable.

Cependant, Messieurs, si vous y prenez garde, vous trouverez que, depuis trente ans, ce genre d'écrire a été porté à une perfection que l'on ne connaissait pas auparavant. Jusque là on n'avait guère vu que de simples versions ; il s'est formé dans le sein de nos Académies des hommes de lettres qui, tout autrement versés dans le grec et dans le latin qu'Amyot, que Vigenere, que Vaugelas, que d'Ablancourt, nous ont donné des traductions d'une nouvelle espèce et fort supérieures à tout ce qui avait paru en ce genre. Non contents de rétablir le texte en plusieurs endroits, de l'éclaircir par des remarques [*334*] critiques et sensées, ils ont mis à la tête de leurs ouvrages des préfaces qui nous font sentir que ces traducteurs ne sont pas du nombre de ceux qui ne savent penser que d'après autrui. À ces traits vous reconnaissez sans doute la nouvelle traduction des Oraisons de Démosthène par M. de Tourreil ; vous reconnaissez l'Œdipe de Sophocle, et les Oiseaux d'Aristophane, si bien traduits par feu M. Boivin ; vous reconnaissez ces Odes de Pindare, dont la hardiesse n'a pas fait peur à feu M. l'Abbé Massieu et qu'il a rendues si noblement en notre langue. Vous reconnaissez enfin ce traité de Plutarque sur la musique qui, tout hérissé d'épines dans l'original, s'embellit visiblement entre les mains de son traducteur. Je suis certain que vous mettez au même rang tout ce qui a été traduit de Cicéron ou par M. l'abbé d'Olivet ou par M. l'abbé Mongaut. Dire que ces ouvrages sont peu utiles, peu propres à entretenir le goût des lettres ne serait-ce pas fermer les yeux à la clarté du jour ? [*335*] Ils l'entretiennent et dans le traducteur et dans le lecteur : dans le traducteur par l'heureuse nécessité où il est d'étudier son original et de lire tout ce qui peut lui en faciliter l'intelligence ; dans le lecteur, par le sentiment des beautés qu'on a su conserver dans la copie, et qu'il n'est pas capable de goûter dans l'original.

Je conclus de là que plus on s'attachera à ce genre d'écrire, plus les lettres fleuriront. Car il y aura d'un côté un nombre de véritables gens de lettres qui les étudieront dans leur source et, de l'autre, un nombre encore plus grand d'hommes qui les étudieront de la seule façon dont ils les peuvent étudier. Quelle erreur en effet de s'imaginer que Démosthène, Cicéron, Hérodote, Tite-Live, Thucydide, Salluste ne sont ce qu'ils sont que quand ils parlent leur langue ? Un poète comme Homère ou Virgile, traduits en prose, n'est que la moitié de lui même, parce que la prose ne peut atteindre à la grandeur et à la magnificence de leur poésie ; [*336*] sans compter que l'harmonie de leurs vers fait encore une partie de leur mérite. Ceux qui les traduisent en prose, comme la célèbre Madame Dacier, sont les premiers à avertir de la disproportion et à la faire sentir dans leurs remarques ; ainsi ils ne trompent personne. Mais à l'égard d'un orateur, d'un historien, d'un philosophe, ils peuvent être en français, à peu de chose près, ce qu'ils sont en grec ou en latin. Si le traducteur entend leur langue, autant qu'il est possible de l'entendre, s'il sait parfaitement la sienne, s'il joint à cela une certaine finesse d'esprit et de goût, sans quoi il ne se doit pas mêler d'écrire, je maintiens que, dans les écrits de ces grands hommes, il ne lui échappera guère que quelques applications, quelques obscurités dont nous n'avons plus la clef.

Notre langue, il est vrai, n'a ni l'harmonie, ni la variété, ni l'abondance ni l'énergie des langues savantes. Que s'ensuit-il de là ? que la copie est en quelques endroits plus faible que l'original ; mais, pour être [*337*] plus faible, elle ne laisse pas d'en représenter tous les traits, et c'est l'essentiel. Nous avons une traduction des Philippiques de Démosthène par M. de Tourreil, et nous en avons une aussi du Panégyrique de Pline par M. de Sacy. Dans la première, malgré les défauts, qui viennent du caractère d'esprit de M. de Tourreil, et qui ont fort dégradé l'original, on reconnaît Démosthène pour le plus grand orateur qu'il y ait eu ; et, dans la seconde, on reconnaît Pline pour ce qu'il était, pour un orateur affecté, qui ne songeait qu'à avoir de l'esprit et qui avait médiocrement d'éloquence. Donc le caractère de l'un et de l'autre n'est point mal conservé dans l'une et dans l'autre copie.

Au reste, chaque langue a ses propriétés, ses avantages ; et la nôtre a les siens comme le grec et le latin. Si ces deux-ci ont plus de force, la nôtre, en récompense, est plus modeste, plus scrupuleuse, plus amie de la clarté, et plus ennemie des répétitions. Dans le grec, γὲ, δὲ, μὲν, γὰρ, ces monosyllabes reviennent à [*338*] tout moment, comme dans le latin nam, verum, etenim, pendant que nous, nous n'osons répéter la parole mais deux fois en dix lignes, ni le mot car plus d'une fois en deux ou trois pages. Ainsi les écrits des Anciens ne perdent pas tant qu'on pense à être traduits. J'en excepte toujours ceux des poètes.
Le grand point est de bien traduire, car il en est des traducteurs comme des auteurs : il y en a de toute espèce. Les uns sont malheureux ou peu délicats au choix de l'original ; le Panégyrique de Pline, fastidieux en latin, n'est pas devenu plus agréable en français ; et les Déclamations de Quintilien, si faussement attribuées à celui qui a fait les douze livres de l'Institution de l'Orateur, seront mauvaises en toute langue. Je ne conseillerais à personne de traduire des pièces du théâtre grec. Ces pièces ont de beaux endroits, mais, à tout prendre, notre goût ne peut s'en accommoder, non pas même de l'Œdipe de Sophocle que tout l'esprit et le savoir de M. Boivin n'ont pas rendu fort supportable [*339*] et qui l'est encore moins dans M. Dacier. C'est, je crois, dans ces occasions qu'il faut profiter de l'avis d'Horace, Quae desperat tractata nitescere posse, relinquit [1]. D'autres sont de ces gens qui ne travaillent que pour le gain, et point du tout pour l'honneur, d'autant plus à plaindre qu'ils ont quelquefois de vrais talents, Pressés par le besoin, Ils dépêchent une traduction pour en entreprendre une autre. Ainsi faisoit Duryer : ce n'est pas le moyen de réussir. S'il y a un travail qui demande du temps et du soin, c'est celui de traduire. La moindre peine est d'entendre le sens de l'auteur ; avec une attention suivie on y parvient ; mais l'embarras est de le rendre d'une manière convenable, toujours clairement, toujours d'un air naturel et aisé ; tantôt noblement, tantôt avec force, tantôt avec une élégance et une grâce qui n'aient rien d'affecté. Car ce livre que l'on traduit, de même qu'un tableau, a ses différentes teintes, dont les unes sont plus douces, les autres plus fortes. Dans Quinte-Curce, par exemple, [*340*] nous avons le récit des aventures d'Alexandre, qui est simple : nous avons des descriptions qui sont riantes et fleuries, et nous avons des harangues qui sont nobles et soutenues. Quiconque n'ajustera pas son style au caractère particulier de ces différents endroits fera une traduction toute d'une couleur, et ne rendra pas les diverses beautés de l'original. On ne s'imagine point ce qu'il en coûte de peine pour bien traduire ; il faut l'avoir éprouvé pour le savoir. Vaugelas a été trente ans sur son Quinte-Curce, et l'a laissé imparfait. Quintilien dit que son ouvrage de I'Institution de l'Orateur ne lui a voit pas coûté deux ans ; j'en ai passé dix à le mettre en français et je voudrais y en avoir employé quelques-uns de plus ; j'aurais appris de vous, Messieurs, à mieux faire. Tout traducteur qui hâtera son travail échouera.

Je ne parle point de ceux qui, sans aucun talent, comme l' abbé de Maroles et l'abbé de Pure, entreprennent de traduire un auteur. Juger du mérite des traductions par leurs [*341*] ouvrages, c'est juger du mérite d'une nation par la plus vile populace.

De l'utilité des bonnes traductions et de leur difficulté, il résulte qu'elles sont très estimables, car tout ce qui est utile aux hommes, et qui peut rebuter par la peine qui y est attachée, mérite bien que l'on sache gré à quiconque l'exécute avec succès, Aussi voyons-nous que ce qui est marqué au bon coin en ce genre, a toujours sa réputation et son prix. Le Plutarque d'Amyot, malgré le grand nombre de fautes que Meziriac y a remarquées, malgré les nouvelles versions par où l'on a cru faire tomber l'ancienne, se maintient en estime depuis près de deux siècles. Nos livres français de même date ou à peu près, je dis les bons, n'ont pas tant duré, si l'on en excepte les Mémoires de Comines, et quelques autres Mémoires qui bons ou mauvais, sont nécessaires pour l'étude de l'histoire. Notre nation, plus qu'une autre, court après la nouveauté : tout ce qui n'en a pas la grâce lui parait insipide. Cependant son goût pour les [*342*] traductions d'Amyot persévère encore. On sait aussi fort bien distinguer celles de nos jours qui en valent la peine ; nous ne les voyons point traîner sur les quais. Il est vrai que le débit n'en est pas aussi rapide que de ces brochures qui doivent leur principal mérite à la satire, à la malignité, à une licence de mœurs et de sentiments. Mais il en est de ces productions frivoles comme des vaudevilles, qu'on ne chante qu'un temps ; au lieu qu'on revient toujours aux bons livres, parmi lesquels on met certaines traductions, comme certains originaux.
Je ne laisse pas de rendre justice au zèle du savant Académicien dont je combats ici l'opinion, car ce qu'il a voulu dire principalement, c'est que les copies font tort aux originaux ; en quoi, contre son intention, il fait plus d'honneur à ces copies qu'elles ne méritent. Il faut donc le rassurer sur ce point, en lui faisant voir que les traductions n'empêchent point qu'on ne lise les originaux, et que la décadence des Lettres, dont il se [*343*] plaint a une autre cause, Voilà ce que je me propose de prouver, avant que de finir ce discours.

Il est vrai que les Lettres qui ont fleuri en France durant près de deux siècles n'y sont plus cultivées ni goûtées comme elles l'étaient ; il est vrai aussi qu'elles ne sont pas plus en honneur dans aucune autre partie de l'Europe. L'Italie n'a plus de Politiens, de Bembes, de Manuces, de Maffées, ni la Hollande d'Erasmes, de Grotius, de Vossius, comme nous n'avons plus, nous, de Budés, d'Étiennes, de Turnèbes, de Casaubons, de Murets, de Sirmonds, de Pétaus. La décadence des Lettres est donc générale : quelle est la cause d'un si grand changement ? Car, après tout, c'est un malheur que l'on ne peut assez déplorer, et qui devrait ranimer le zèle de tout ce qu'il y a encore de gens sensibles aux charmes de la belle et vraie Littérature. On comprend aisément que, par ce terme, j'entends l'étude du grec et du latin, c'est-à-dire des excellents écrits que [*344*] les Anciens nous ont laissés en I'une et en l'autre langue. Ainsi, quoique j'aie pris le parti des traductions, je suis bien éloigné de vouloir inspirer le dégoût des originaux. J'ai seulement prétendu montrer que les traductions étaient infiniment utiles et que, tant qu'il y aura en France des écrivains habiles et intelligents qui s'appliqueront à ce genre d'exercice, il s'y conservera du moins un petit nombre de véritables gens de Lettres, qui empêcheront les autres de tomber dans la barbarie. Mais à présent il s'agit de faire voir que les traductions ne sont nullement cause de la décadence des Lettres.

Leur imputer un effet si pernicieux c'est vouloir nous : persuader que la copie d'un beau tableau de Raphaël peut dégoûter de l'original ; c'est n'avoir pas réfléchi sur la disposition présente et des esprits et des mœurs. En effet, depuis la renaissance des Lettres, on n'a cessé de traduire tout ce qu'il y a de bons auteurs, soit grecs, soit latins ; et la plus part de ces versions ont eu leur mérite, leur vogue ; [345*] on n'en peut disconvenir à l'égard de celles d'Amyot, de Vaugelas, de d'Ablancourt et de plusieurs autres. En a-t-on moins vu en France un très grand nombre d'hommes consommés dans l'étude des belles-lettres, se succéder les uns aux autres : Passerat, Méziriac, Paulmier, du Cange, les deux Valois, Ménage, Vavasseur, Jouvency, Huet, Fraguier, Boivin, tant d'autres que je pourrais nommer. Les traductions ne les ont pas dégoûtés du grec et du latin : pourquoi en dégoûteraient-elles aujourd'hui ?

Rien au contraire, ce me semble, n'est si propre à en inspirer le goût ; car il n'y a point de lecteur sensé qui, en lisant une belle traduction, ne comprenne que l'original vaut encore mieux, et ne soit fâché de n'en pouvoir juger par lui-même. Aussi les traductions ne sont-elles que pour les ignorants ; tout homme qui saura bien le grec et le latin ne s'avisera pas de lire Homère dans Madame Dacier, ni Horace dans le P. Tarteron, ni Tacite. dans M. d'Ablancourt. Un [*346*] savant qui voudra joindre la politesse à l'érudition, et qui ne sera pas tellement amoureux des langues savantes qu'il en néglige la tienne propre, lira fort bien Vaugelas et d'Ablancourt, mais il les lira comme excellents écrivains, non comme traducteurs. Il ne faut donc pas s'en prendre aux traductions si le goût du grec et du latin se perd en France comme dans le reste de l'Europe. Plût à Dieu qu'un si grand mal n'eût point d'autre cause : le remède serait aisé ; mais je n'y en vois aucun, parce que la cause est toute autre, et que tout conspire à la fois au changement dont nous nous plaignons.

Premièrement, notre langue a prévalu, et si fort prévalu que des ouvrages de nature à être composés en latin se composent aujourd'hui en français. Je n'en veux point d'autres preuves que les Mémoires de nos Académies, que tant de traités de métaphysique, de physique, de théologie, de géométrie, de botanique, de Chimie qui ont paru depuis trente ans. De sorte que ces savants [*347*] du dernier siècle qui on fait en latin des ouvrages immortels, s'ils vivaient, écriraient en français, pour se conformer au temps, et parce qu'autrement, on ne les lirait pas. Tel est l'ascendant que la langue française a insensiblement pris sur les langues savantes.

Quatre ou cinq choses, autant que j'en puis juger, y ont surtout contribué. La première, les conquêtes du feu Roi, qui ont beaucoup étendu sa domination et par une suite nécessaire, ont accoutumé divers peuples à parler notre langue préférablement à la leur. La seconde, la dispersion des Huguenots, qui, chassés du Royaume, se sont réfugiés en Angleterre, en Hollande, en Prusse et en d'autres états où ils ont porté notre langue, en ont tenu école, en un mot l'ont communiquée à leurs nouveaux hôtes, à peu près comme ces colonies grecques répandirent autrefois leur langue en Asie. La troisième, le soin que l'on prenait en même temps en France de perfectionner notre langue, soin dont nous [*348*] sommes redevables à l'Académie Française, sous Louis XIV, dont Ie règne sera toujours l'époque du bon goût en France. La quatrième, I'heureuse hardiesse de quelques-uns de nos écrivains qui, en traitant des arts, se sont fait une langue à part, mais une langue polie, riche, abondante, en sorte que nous avons présentement un fond de mots plus que suffisant pour bien écrire sur toute sorte de matières, même les plus abstraites et les moins susceptibles d'agrément. La cinquième enfin, le grand nombre de bons livres français qui ont paru en tout genre depuis un siècle, et que les étrangers Iisent et goûtent avec autant de plaisir que nous. Or on ne cultive bien une langue qu'aux dépens d'une autre. À mesure donc qu'on s'est adonné à l'étude de la langue française, et à la lecture des ouvrages qui sont écrits en cette langue, on a nécessairement négligé le grec et le latin. Et voilà la première cause de la décadence des Lettres ; mais il y en a bien d'autres. [*349*]

L'éducation des enfants n'est plus la même qu'autrefois, et l'éducation influe sur toute la vie. Dans la plupart des hommes, le plus ou le moins de mérite vient de la première institution, bonne ou mauvaise, qu'ils ont reçue en jeunesse. Aujourd'hui les pères croient ne pouvoir mettre leurs enfants trop tôt au Collège, non dans la vue de les y tenir plus longtemps, mais dans celle, au contraire, de les en retirer plus tôt pour leur faire embrasser un état. Suivant ce plan, on voit des enfants entrer au Collège à six ou sept ans, et en sortir à quatorze ou quinze. Dans un âge si tendre, la mémoire a plus de part que le jugement à leurs études ; ils les quittent avant que d'avoir I'esprit formé, avant que d'avoir pu goûter les Lettres dont on a tâché de leur donner quelque teinture ; et c'est sans retour, parce que nous ne cultivons jamais par choix des connaissances qui sont pour nous sans attrait. Les 
maîtres, de leur côté, se sont lassés de n'étudier que des livres qui n'avaient plus la faveur du public. Et, comme [*350*] on a joué sur nos théâtres ces savants, tout hérissés de grec et de latin, qui n'avaient nul usage du monde, nulle politesse, les gens de Collège, pour éviter ce ridicule, ont pris peu à peu le goût moderne et, séduits par quelques-uns de nos beaux esprits qui faisaient gloire de mépriser l'Antiquité, ils l'ont négligée et se sont jetés dans la littérature française.
Passons à une troisième cause de la décadence des Lettres. Les esprits se sont partagés : je m'explique. Depuis François I jusqu'à Louis XIV, on n'avait guère connu en France d'autre étude que celle des belles-lettres ; on était dans une profonde ignorance de l'astronomie, de la géométrie, de la physique, et de mille découvertes qui sont aujourd'hui l'objet de l'Académie des Sciences. La théologie, la jurisprudence, et même la médecine eurent trois grandes lumières, Fernel, Maldonat et Cujas, qui fleurirent presque en même temps ; mais le mérite de ces illustres savants consistait aussi dans les belles-lettres. Gassendi et Descartes, qui parurent [*351*] peu de temps après, furent les premiers qui donnèrent à la Nation le goût des sciences spéculatives. Leurs disciples, à l'aide des expériences, développèrent et confirmèrent leurs principes. Alors la philosophie de l'Ecole, ou, comme on l'appelait assez mal-à-propos, la philosophie d'Aristote, pleine de vaines subtilités plus propres à gâter la raison qu'à l'éclairer, se vit entièrement bannie. Enfin Louis XIV, qui allait en tout au grand, et qui ne négligeait rien de ce qui pouvait contribuer à la splendeur de son règne et de l'Etat, institua l'Académie des Sciences. Cet établissement enleva aux Lettres un infinité de bons esprits qui auraient pu leur faire honneur, et il s'enrichit tous les jours de nos pertes. À présent, soit amour de la nouveauté, soit ce plaisir secret que l'on sent à pénétrer les mystères de 
la nature, ou à croire qu'on les pénètre, l'étude de la physique a plus de partisans que l'étude des belles-lettres. Voilà, puisqu'il le faut dire, ce qui fait qu'elles sont tombées. Non [*352*] que parmi ceux qui s'adonnent à la physique et aux mathématiques, il n'y en ait qui joignent les fleurs et l'agrément de la belle littérature aux ronces et aux épines des questions les plus abstraites ; mais, pour l'ordinaire, il est vrai de dire que ces sortes de connaissances dessèchent l'esprit et le rendent peu propre à goûter les finesses du style, les charmes de l'éloquence et de la poésie.

Je terminerai cet article par une réflexion : c'est que nous finissons par où les Grecs commencèrent. Ils eurent d'abord leurs philosophes qui s'appliquèrent à connaitre les principes des choses naturelles, et ils eurent ensuite leurs orateurs et leurs rhéteurs. Thalès, Anaximène, Pythagore précédèrent de beaucoup Gorgias, Isocrate, et Démosthène. Nous, au contraire, nous avons commencé par l'étude des belles-lettres, et nous finissons par celle de la nature. Mais ce goût passera : pourquoi n'éprouverait-il pas la même vicissitude ? Et, comme on néglige fort les Lettres, je ne sais ce qui nous restera. Car il [*353*] y a une quatrième cause de la décadence, dont je parle, qui me fait appréhender que le mal n'aille toujours en augmentant : c'est le prodigieux changement qui s'est fait dans nos mœurs.

Les richesses se sont multipliées et, en se multipliant, elles ont enfanté le luxe et le goût de la dépense ; nous nous sommes fait mille besoins inconnus à nos pères, non besoins réels, mais besoins de fantaisie, que l'on veut pourtant satisfaire à quelque prix que ce soit, et qui font sentir une espèce d'indigence, même aux plus riches. Deux passions partagent aujourd'hui la plupart des Français, surtout dans cette Capitale, celle d'acquérir et celle de dépenser ; toutes deux sans bornes et qui se réunissent souvent dans une même personne. Or il est clair que l'amour des Sciences et des Lettres ne saurait compatir avec une pareille disposition. Horace, écrivant a un de ses amis, qui était une espèce de financier, lui dit tout naturellement qu'il s'étonne comment un homme [*354*] de sa sorte, dans la crasse de la finance et au milieu de la contagion des richesses, a pu conserver du goût pour la philosophie.


.
Cum tu inter scabiem tantam et contagia lucri
Nil parvum sapiat et adhuc sublimia cures.
[1]

C'était en effet un prodige. Et à l'égard de ces dissipateurs, à qui des revenus immenses ne suffisent pas, quel goût trouveraient-ils dans les Lettres, qu'ils regardent comme des ennemis de leurs plaisirs et des censeurs de leur conduite ?
Ce n'est pas au reste que l'on n'aime encore les Livres ; il y a peu de gens riches qui ne se piquent d'en avoir, et en grand nombre : rien de si commun que de belles bibliothèques qui servent d'ornement dans un cabinet, ou même dans une galerie ; mais l'esprit du maître en est-il plus orné ? Anciennement, avec une centaine de livres on devenait savant ; et aujourd'hui avec dix mille volumes [*355*] on trouve le secret d'être ignorant ; c'est qu'anciennement on lisait, on possédait cette centaine de livres, et qu'aujourd'hui les dix mille volumes sont ad honores.

Il ne faut que comparer l'état présent de la ville de Paris, avec ce qu'elle était au commencement du règne de Louis XIII, pour comprendre qu'il devait y avoir alors plus de gens appliqués aux Lettres qu'il n'y en a de nos jours. Paris, alors mal policé, bâti à l'antique, moins grand et moins peuplé de moitié qu'il n'est aujourd'hui, n'avait rien de fort séduisant. Les rues mal pavées, sales à l'excès, jamais éclairées ; nulle sûreté la nuit ; le jour, pour tout spectacle quelques mauvaises comédies, courues du peuple et méprisées des honnêtes gens. Les tables, frugales comme elles l'étaient et sans délicatesse, attiraient peu de convives, outre que chaque particulier, n'ayant qu'une fortune très bornée, était obligé de mettre sa richesse dans son économie. De carrosses, il y en avait peu, l'invention en était trop récente [*356*] : on allait à pied avec des galoches ou avec des bottines, qu'on laissait dans l'antichambre, quand on rendait quelque visite. J'ai vu, moi enfant, un reste de cet ancien usage. L'homme de robe allait au Palais, monté sur une mule, et en revenait de même. Rentré chez lui, il n'était guère tenté d'en sortir pour aller se crotter ; il se renfermait donc dans son cabinet, où ses livres faisaient toute sa compagnie. Il avait fait de bonnes études au Collège, parce qu'il y avait été mis dans un âge plus mûr et plus raisonnable ; il y avait pris du goût pour les belIes-lettres, et ce goût il le cultivait dans toute la suite de sa vie, soie pour le plaisir qu'il y prenait, soit pour faire, comme on dit, de nécessité vertu. C'est à cette ancienne sévérité de mœurs que nous avons été redevables d'un Chancelier de l'Hôpital, d'un Président de Thou, d'un Brisson, d'un Morvilliers, d'un Pasquier, d'un Loisel, de ces deux illustres frères Messieurs Pithou, et d'une infinité d'autres savants personnages. Car il ne faut que lire les Poésies du Chancelier [*357*] de l'Hôpital, pour voir que le Parlement alors était plein de Magistrats fort versés dans les Lettres. Ce temps n'est plus, et la raison en est que présentement à Paris la dissipation est extrême. À peine un jeune homme a-t-il atteint l'âge de dix-huit ou vingt ans qu'on le met en charge et qu'on lui donne un équipage. Avec cette facilité d'aller et de venir, comment peut-on espérer qu'il résiste à l'envie de courir ?

Il n'est pas imaginable à quel point la Musique seule, dont le goût s'est si fort répandu, et ce spectacle enchanteur que nous appelons du nom d'Opéra ont nui aux Lettres. L'un et l'autre ont tourné l'esprit de la Nation au frivole et lui ont entièrement ôté le goût du sérieux, et de tout ce qui est solidement bon. « Malarum rerum industria invasit animos, disait Sénèque, cantandi satanique [nunc] obscena studia effeminatos tenent » [1] . Il eut beau dire, il ne corrigea pas son siècle ; et voici la peinture qu'Ammien Marcellin faisait de Rome plus de deux cents ans après. [*358*] « Le peu de maisons où l'on cultivait encore les Lettres sont devenues le théâtre de la mollesse et des folles joies qui sont à sa suite. On n'y entend plus que le son des voix et des instruments ; à la place d'un philosophe ou d'un orateurs veut avoir un comédien, un musicien ou un danseur. Les bibliothèques sont fermées ainsi que des tombeaux ; il n'est plus question de livres, mais de flûtes, de lyres et d'instruments de musique de toute espèce ; en un mot de tout l'attirail d'une farce ou d'une comédie » ?

Voilà, Messieurs, ce qui arrivera parmi nous, si les Académies n'en détournent l'augure par l'attention qu'elles auront à s'attacher de bons esprits à qui les ouvrages de la savante Antiquité soient familiers. Vous connaissez le Recueil qui vient d'être [359*] imprimé sous ce titre : Poetarum ex Academia Gallica, qui Graece aut Latine scripserunt Carmina [1]. Il ne contient que des poésies dont les auteurs ont vécu sous le règne de Louis XV ; et par là du moins on voit que même dans le temps présent, dont nous nous plaignons, il se trouve encore des hommes qui savent autre chose que notre langue. Le mal cependant n'est pas qu'elle l'ait enfin emporté sur la langue Latine, et qu'à présent on n'écrive plus guère qu'en français. En vain voudrions-nous nous y opposer, et rappeler l'usage des savants du dernier siècle, nous n'y réussirions pas. Après tout, il n'est pas étonnant qu'une nation aussi polie que la nôtre, et aussi considérable dans l'Europe, ait eu l'ambition de faire de sa langue la langue dominante. Nous ne voyons point que les Romains, tout adorateurs qu'ils étaient des Grecs, aient jamais abandonné le latin pour écrire en grec. Ils firent à l'égard de leur langue ce que nous faisons à l'égard de la nôtre : ils l'épurèrent et la [*360*] perfectionnèrent le plus qu'ils purent ; mais en même temps ils avaient sans cesse encre les mains les écrits des Grecs, et ils en faisaient tous l'objet de leur imitation : « Vos exemplaria Graeca / Nocturna versate manu, versate diurna », disait Horace [1] ; et dans quel temps disait-il cela ? Lors même que les Romains avaient un Cicéron, un Virgile, un Salluste, un Tite-Live, un Varron, c'est-à-dire lorsqu'en tout genre de littérature, ils étaient pour le moins égaux à ces Grecs qu'ils regardaient comme leurs maîtres. Avec de si excellences copies, il leur était permis de croire qu'ils pouvaient se passer des originaux ; cependant ils pensaient bien différemment. Le tort que nous avons, c'est de ne pas suivre cet exemple et de négliger les Lettres grecques et latines quand nous n'avons encore en notre langue aucun modèle achevé, ni pour l'histoire, ni pour l'éloquence, ni pour la poésie, j'entends la grande poésie [*361*] ou l'épopée ; car assurément notre amour propre ne nous fera pas voir dans nos écrivains des Cicérons, des Virgiles, ni des Tites-Lives. Cependant, faute de lire ces sortes de livres, qui sont presque les seuls où l'on apprenne à bien penser et à bien écrire, nos productions deviennent tous les jours plus faibles et plus inégales. N'est-il pas surprenant que d'un côté dans tout Cicéron, où il est traité de tant de matières différentes, on ne trouve rien que de beau, que de sensé, que de bien exprimé, qu'à peine il y ait lieu de faire une seule bonne critique ; et que de l'autre dans des discours prononcés à l'Académie Française, discours d'apparat, discours d'un demi quart d'heure et l'ouvrage d'un mois, il se trouve tant de pensées fausses, tant d'expressions vicieuses, tant de choses communes, triviales, et justement répréhensibles ? On dira ce que l'on voudra, mais je soutiens, moi, qu'à l'égard du talent d'écrire nous ne sommes que des enfants en comparaison de ces grands hommes de l'Antiquité, dont [*362*] nous négligeons les ouvrages, quoique si capables de diriger et nos pensées et nos expressions. Car il ne faut pas s'imaginer que pour être écrits en grec ou en latin, ils ne puissent pas influer sur notre style et nous être d'un grand secours. C'est chez les anciens rhéteurs, tels que Cicéron et Quintilien, que l'on prend des principes et des règles touchant l'analogie, touchant le bon et le mauvais usage, touchant les différentes sortes de style, touchant l'emploi des figures, et mille autres choses qui sont communes à toutes les nations et à toutes les langues. Aussi voyons-nous que nos meilleurs écrivains ont presque toujours été ceux qui à l'étude de leur propre langue ont su joindre l'étude des Lettres latines, et qu'aujourd'hui qu'on s'y adonne moins, en écrit moins bien.

J'aurais bien d'autres réflexions à faire sur les causes de la décadence des Lettres. Mais, quant à présent, je n'ai traité ce sujet que par occasion et sans chercher à dire tout. Si dans le peu que j'en ai dit, [*363*] j'ai laissé échapper quelques vérités, qui ne soient pas du goût de tout le monde, je puis du moins, Messieurs, assurer que je n'ai eu intention d'offenser personne.


NOTES

[317-1] Gédoyn répond à l'abbé Vatry qui, dans un mémoire lu à l'Académie en 1731 avait prétendu que les traductions étaient nuisibles aux Lettres et qu'elles étaient en partie cause de ce que les études languissaient. Les arguments de l'abbé Vatry et de Gédoyn sont repris dans Bibliothèque académique ou choix fait par une société de gens de lettres de différents mémoires des Académies françaises et étrangères, tome IV, 1811, p. 112 à 146..

[320-1] Enéide, VIII, 728 : « L'Araxe indigné du pont qu'on lui impose ».

[320-2] Horace, Odes, I,19,8. À propos de Glycera : « son visage trop voluptueux à regarder ».

[320-3] Corneille, Horace, III,6.

[320-4] Horace, Satires, II,6,77. « [Mon voisin] raconte à propos en badinant des contes de vieilles femmes ».

[321-1] Horace, Satires, II,6, vers 85-89 et 106-111. Traduction de Villeneuve : « Il donna, les apportant dans sa bouche, des raisins secs et des bouts de lard à demi mangés, désireux de vaincre, par la variété du repas, les dégoûts d'un convive qui effleurait à peine, d'une dent dédaigneuse, chacun des mets, pendant que le maître de maison, étendu sur de la paille fraîche, mangeait lui-même du blé et de l'ivraie, sans toucher au meilleur du festin. […] Donc, ayant installé le campagnard qui s'allonge sur une étoffe de pourpre, l'hôte, comme un serviteur court-vêtu, trottine, fait aux mets succéder les mets, s'acquitte du rôle même d'un esclave domestique, léchant préalablement tout ce qu'il apporte. L'autre, couché, se félicite du changement de son sort et se comporte, dans cette heureuse aubaine, en joyeux convive. » – Traduction de Leconte de Lisle : « Apportant à la bouche du raisin sec, des bribes de lard à moitié rongées, il cherchait, en variant le souper, à vaincre les dégoûts de celui qui touchait à peine aux choses d'une dent dédaigneuse, tandis que le propre maître de la maison, sur de la paille nouvelle, mangeait l'orge et l'ivraie, laissant les meilleurs mets. […] Ayant placé le campagnard sur un tapis de pourpre, le rat de ville s'empresse et sert mets sur mets, goûtant d'abord tout ce qu'il apporte, comme sont les dégustateurs. Le campagnard, étendu, se réjouissait de son changement de condition et se conduisait en joyeux convive, dans cette abondance. »

[324-1] Jean-Baptiste Dubos, 1719.

[326-1] Pindare, Olympiques, II,3, v. 58.

[339-1] Horace, Art Poétique, vers 150 : « Les épisodes qu'il désespère d'embellir par ses vers, il les sacrifie ».

[354-1] Horace, Epistolae, I,12, Ad Iccium, v.14-15. « Lorsque toi, au milieu de la lèpre et de la contagion générale du gain, tu ne songes à rien de vulgaire et tu as le souci des choses sublimes. »

[357-1] Sénèque le Rhéteur, Controversiae, I, 8 : « Un attrait pour les mauvaises choses a envahi les esprits ; la passion malsaine de chanter et de danser occupe ces efféminés ».

[358-1] « Paucae domus studiorum seriis cultibus antea celebratae nunc ludibriis ignaviae torpentis exundant, vocali sonu, perflabili tinnitu fidium resultantes. denique pro philosopho cantor et in locum oratoris doctor artium ludicrarum accitur et bibliothecis sepulcrorum ritu in perpetuum clausis organa fabricantur hydraulica, et lyrae ad speciem carpentorum ingentes tibiaeque et histrionici gestus instrumenta. » Ammien-Marcellin, Histoire de Rome, XIV,6,18.

[359-1] Bernard de La Monnoye (1641-1728), Poetarum ex Academia Gallica, qui Graece aut Latine scripserunt Carmina, Parisiis, apud A. Boudet, 1738.

[360-1] Horace, Art Poétique, 268-269 : « Quant à vous, étudiez les chefs-d'oeuvre de la Grèce ; nuit et jour, étudiez-les ».


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