Nicolas Gédoyn
DES PLAISIRS DE LA TABLE
[*233*] Par les plaisirs de la table, la plupart entendront sans doute la bonne chère, les vins exquis, et tout ce que l'art et l'industrie humaine peuvent inventer de plus propre à flatter le goût. Quelques-uns, moins sensuels et plus sobres, se rappelleront à l'esprit cette aimable lettre d'Horace à Torquatus, où il décrit si bien les conditions d'un repas frugal et philosophique,
– la simplicité :
Si potes Archiacis conviva recumbere lectis,
Nec modica cenare times holus omne patella… [233-1]
– un vin innocent : [*234*]
Vina bibes iterum Tauro diffusa…[234-1]
– la propreté :
Ne turpe toral, ne sordida mappa
Corruget nares, ne non et cantharus et lanx
Ostendat tibi te. [234-2]
– le choix des convives :
…Ne fidos inter amicos
Sit qui dicta foras eliminet, ut coeat par
Jungaturque pari. [234-3]
– surtout une table où l'on ne soit point pressé :
Nam nimis arcta premunt olidae convivia caprae.[234-4]
D'autres, accoutumés à la fréquentation et au commerce des Grands, s'imagineront tout ce qui accompagne d'ordinaire chez eux les plaisirs de la table, magnificence, voix, [*235*] instruments, symphonie, concerts. Et personne ne pensera peut-être à ce qui est néanmoins le principal charme de la table, je veux dire la conversation et l'entretien.
Aestivam sermone benigno tendere noctem.[235-1]
Or c'est en ce point que les Grecs sont pour nous un modèle digne d'être imité. Ils n'étaient pas ennemis des autres agréments de la table. Une nation si délicate ne pouvait guère manquer de rechercher le beau et le bon en tout genre. Les Grecs, qui étaient si amateurs des beaux-arts et chez qui s'étaient formés les Myrons, les Phidias, les Praxitèles, les Polyctètes, avaient apparemment des buffets qui valaient bien les nôtres. L'art d'apprêter les viandes ne leur était pas plus inconnu ; ils y avaient tellement raffiné que Platon s'en plaint et met cet art au nombre de ceux qui corrompent les meilleures choses, prétendant qu'il est aussi contraire à la médecine, c'est-à-dire à [*236*] la santé du corps, que l'art des Sophistes l'est à la droiture de l'esprit. Ils ne manquaient pas non plus d'excellents vins. Qui ne sait en quelle réputation étaient les vins de Mytilene, de Lesbos, d'Arnisio, de Naxi, de Chio, de Thaze ? Ce dernier, que Virgile célèbre dans ses Géorgiques, est celui-là même dont on boit dans le Banquet de Xénophon. Pour la musique, c'était leur divertissement ordinaire durant le repas ; et les Grecs avaient une telle passion pour ce bel art qu'ils le faisaient apprendre aux enfants avec les lettres. Le Maître de Grammaire et le Maître de Musique n'étaient point alors distingués. Pour dire un ignorant, on disait, c'est un homme qui ne sait point la Musique (en un seul mot ἄμουσος) ; et en effet ne la point savoir était la marque d'une éducation négligée. Il ne faut que se souvenir de ce que Cicéron rapporte de Thémistocle à ce sujet. Aussi dans le Banquet de Platon une joueuse de flûte se présente pour [*237*] divertir la compagnie. Mais, les convives préférant le plaisir de converser ensemble à celui d'entendre la musicienne, ils la renvoient aussitôt à l'appartement des femmes. Et dans le banquet de Xenophon,nous voyons non seulement des instruments, de la symphonie, des danses, mais encore une sauteuse qui se renverse par dedans et par dessus un cerceau tout hérissé d'épées nues [237-1], et qui fait des tours si prodigieux que tout ce que l'on nous fait voir aujourd'hui de plus surprenant en ce genre, semble être copié d'après ce spectacle.
Ajoutons enfin que cet usage si familier aux Grecs. de prendre le bain avant le repas, et de se mettre à table avec des couronnes de fleurs sur la tête, avait non seulement une propreté, mais un air de gaieté et de galanterie, dont nos mœurs sont encore fort éloignées. Mais je laisse tout cela pour ne parler que d'un plaisir de la table, qui est fort supérieur à tous ceux-là, et infiniment plus digne des gens raisonnables.
On dit ordinairement que le vin [*238*] est l'âme d'un repas ; et quelles Iouanges n'a-t-on pas données de tout temps au vin ? Les poètes et les philosophes l'ont célébré comme à. l'envi. Sans doute ils n'ont pas prétendu louer la crapule et la débauche. Ils n'ont pas même prétendu vanter le vin pour l'amour du vin, ni parce qu'il pique ou qu'il flatte le goût. Pourquoi donc les Sages sont-ils d'accord Ià-dessus avec la. multitude ? Pourquoi le vin est-il si fort en honneur dans toutes les tables ? C'est qu'il répand la joie dans l'âme et sur le visage des convives ;
Et multo in primis hilarans convivia Baccho [238-1]
c'est qu'il éveille l'esprit, qu'il anime la conversation, qu'il délie la langue, qu'il rend éloquents les plus silencieux et fait oublier aux plus malheureux leurs peines et leurs ennuis ; mais cela doit s'entendre du vin pris. modérément et dans le sens de [*239*] Socrate, lorsque voyant ses amis entrain de boire dans le banquet de Xénophon, il leur adresse ces paroles : « Vraiment, mes amis, je suis fort d'avis aussi que nous buvions, car réellement et de fait le vin, en arrosant l'âme, non seulement endort les inquiétudes, comme la mandragore endort nos sens, mais il excite la joie, comme nous voyons que l'huile excite la flamme. Enfin il me paraît que le vin fait sur nous le même effet que la pluie fait sur les plantes. Car les plantes, quand Dieu les abreuve d'une pluie excessive, ne sauraient plus se soutenir, ni être agitées par le zéphir ; au lieu que quand elles ne sont abreuvées qu'autant qu'il convient, vous les voyez droites sur leur tige ; elles croissent, elles portent des fleurs, qui bientôt se changent en fruits. Ainsi nous, si nous buvons avec excès, nous sentirons aussitôt notre corps et notre esprit chanceler : loin de pouvoir proférer une parole, à peine pourrons-nous respirer. Mais si nous prenons le vin comme une rosée, pour me servir de l'expression de Gorgias [239-1], si l'on a soin de nous en verser souvent, mais à petits [*240*] coups, au lieu de nous terrasser par sa violence, il aura pour nous le charme d'une douce persuasion, et nous portera insensiblement à tenir des propos agréables et plaisants. » [240-1]
Il y a apparence qu'Horace ne voulait rien dire autre chose quand il disait de Caton l'Ancien qu'il animait quelquefois sa vertu par une pointe de vin, Narratur et prisci Catonis saepe mero caluisse virtus [240-2]. Quoiqu'il en soit, il est constant que les plaisirs de la table, grossiers parmi .nous, étaient plus épurés et plus délicieux pour les Grecs, par le charme de la conversation, qui en était chez eux l'âme et le soutien. Ils trouvaient le secret de rendre leur vin innocent et leurs débauches sages et polies. On voyait huit ou dix des plus honnêtes gens d'Athènes, philosophes, parce que les honnêtes gens d'alors étaient philosophes, se rassembler chez un ami commun, manger chez lui, passer des huit et dix heures à table, non à boire, mais à s'entretenir. Et quels étaient leurs entretiens ? Les plus libres, les plus familiers, les plus [*241*] aisés, les plus enjoués, les plus variés, mais en même temps les plus polis, les plus doctes et les plus solides qu'il soit possible d'imaginer. La conversation, sans le secours de l'obscénité ou de la médisance, ne languissait point et se poussait quelquefois jusques bien avant dans la nuit. Si quelqu'un, abusant de la liberté de la table, disait quelque chose de licencieux, bientôt un des convives, aussi chéri pour la douceur et la facilité de ses mœurs qu'honoré pour sa vertu, prenait la parole et, sans faire le critique ou le docteur, mais avec une adresse et une politesse merveilleuse, relevait ce qui s'était dit contre les bonnes mœurs, mettait quelque point de morale sur le tapis et, sans sortir ni du ton de la conversation ni de l'enjouement qu'elle demande, traitait ce point à fond, en démontrait la vérité et le rebattaiit jusqu'à ce que tous en fussent convaincus. Ainsi ces aimables convives, après avoir été un temps considérable à ne faire en apparence que boire et que manger, se trouvaient [*242*] en se quittant non-seulement plus amis qu'auparavant, mais plus honnêtes gens et plus vertueux. Tels étaient les plaisirs de la table chez les Grecs.
Ces idées au reste ne sont point des idées chimériques ; je les ai tirées de deux célèbres monuments de l'Antiquité, l'un de Platon, l'autre de Xénophon, qui tous deux portent le nom de Banquet, parce qu'ils contiennent une peinture naïve de ce qui s'était passé à table entre un certain nombre d'amis.
On dira peut-être que ces banquets et ces conversations sont de purs jeux d'esprit qui n'eurent jamais de réalité. Mais je réponds que Platon et Xénophon nous les donnant comme choses arrivées de leur temps, et dont plusieurs personnes avaient été témoins, ils méritent bien d'être crus ; joint que le Dialogue, qui est le genre d'écrire qu'ils ont choisi pour nous rendre ces charmantes conversations, pècherait contre la vraisemblance s'ils rapportaient des choses qui ne fussent pas [*243*] dans les mœurs de leur nation et de leur siècle. Car ces merveilleux dialogues, que nous voyons en si grand nombre dans Platon, dans Xénophon, dans Cicéron, et où se traitent par manière de conversation les plus importantes questions de la Politique, de Ia Dialectique, de la Rhétorique, de la. Physique, de la Morale, même de la Théologie et de la Religion, je tiens pour moi qu'ils sont une preuve incontestable que les hommes d'alors, bien autrement instruits que nous à penser et à parler, faisaient en effet de ces grandes .matières le sujet ordinaire de leurs entretiens.
Mais après tout, qu'importe que ce soient des idées ou des réalités ? Si ce ne sont que des idées, il faut du moins convenir que ce sont de belles idées ; et qui empêche que nous n'en fassions des réalités en y conformant nos mœurs ? Quel plus beau modèle puis-je donc proposer à notre siècle, dans un temps où les personnes qui ont encore quelque délicatesse et quelque goût, se plaignent [*244*] qu'il n'y a plus de conversation en France, et où le démon du jeu s'est si fort emparé de la nation qu'à peine êtes-vous entré dans une maison que l'on vous présente des cartes ou un cornet ? Comme si les hommes d'aujourd'hui ne savaient plus ni penser ni parler. Quel témoignage plus humiliant et de la petitesse de notre esprit et de la bassesse de nos mœurs ? C'est donc pour guérir nos français de cet indigne amusement que je donne au public une partie du Banquet de Platon, persuadé que les écrits des Anciens, considérés par rapport aux mœurs, ne méritent pas moins l'attention du Public, et celle de l'Académie, que ces mêmes écrits considérés par rapport à l'esprit et au savoir. Il y a même un temps dans la vie où l'on est plus touché des mœurs que de la beauté de l'esprit et que des avantages de la science qui, après tout, ne feront jamais la principale partie du mérite de l'homme.
Ce repas ou banquet de Platon se donne chez Agathon, à I'occasion [*245*] du prix de la tragédie qu'il venait de remporter pour la première fois ; de même que le banquet de Xénophon se donne chez Callias, pour faire honneur à son fils Autolycus, qui avait remporté les cinq prix aux Panathénées. Le soin que prennent Platon et Xénophon de marquer à quelle occasion ces deux repas furent donnés semble nous insinuer que des hommes sages ne se livrent jamais à la débauche, même la moins effrénée, sans de grandes raisons. Et, longtemps après, on voyait encore un reste de cet usage chez les Romains, quoique le luxe de la table y eût été porté si loin que l'on fut obligé de le réprimer par les lois somptuaires. En effet, si Horace s'abandonne à la joie, et aux plaisirs de la table, c'est ou pour célébrer la victoire d'Auguste,
.
Nunc est bibendum, nunc pede libero
Pulsanda tellus…[245-1]
ou pour honorer le jour de la naissance de Mécenas, [*246*]
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Jure solennis mihi sanctiorque
Paene natali proprio, quod ex hac
Luce Maecenas meus affluentes
Ordinat annos. [246-1]
ou pour suivre la coutume dans un jour de fête :
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Festo quid potius die
Neptuni faciam ?… [246-2]
ou pour se réjouir du retour de son ami, qui avait été longtemps exposé aux hasards de la guerre,
.
Ergo obligatam redde Jovi dapem
Longaque fessum militia latus
Depone sub lauru mea, nec
Parce cadis tibi destinatis.[246-3]
ou en action de grâces de ce que lui-même il avait été préservé d'un grand danger :
.
Sume, Maecenas, cyathos amici
Sospitis centum… [246-4]
Presque toujours ces petites débauches [*247*] sont colorées de quelque prétexte. Mais revenons à notre sujet.
Agathon, qui donne à manger, est un jeune homme distingué par sa condition, par son esprit, par ses talents, par sa passion pour la Philosophie, et par des grâces naturelles qui rendaient sa jeunesse et sa vertu encore plus aimables. Les convives sont Phédrus, Pausanias, Aristophane, Eryximaque, Socrate et Aristodème. Alcibiade vient sur la fin du repas, et y fait comme une nouvelle scène. Après avoir été quelque temps à table, tous conviennent de boire en honnêtes gens, non pour s'enivrer, mais seulement pour le plaisir. C'est alors que, sans autres témoins que la bouteille et les verres, ils lient entre eux la fameuse conversation dont je veux vous rapporter quelques endroits, afin que vous jugiez, comme on dit, de la pièce par l'échantillon.
Eryximaque, célèbre médecin d'Athènes, mais de ces médecins polis et savants qui tiennent aussi bien leur rang dans une Académie [*248*] que dans une école de Médecine, Eryximaque est celui que l'on prie de proposer un sujet d'entretien.
Prenant donc la parole [248-1] : « Je commencerai, dit-il, mes amis, comme fait Euripide dans sa Mélanippe ; car ce ne sont point mes pensées que je vais vous proposer, mais celles de Phédrus que voilà. Il n'y a presque pas de jour qu'il ne se plaigne à moi d'une chose qu'il a depuis longtemps sur le cœur. Ne vous semble-t-il pas étrange, a-t-il coutume de me dire, que les Poètes aient fait des vers, des hymnes, des cantiques en I'honneur de tous les autres dieux, et que l'Amour, ce Dieu si grand, si puissant, soit le seul qu'ils aient oublié ? Que dans cette grande foule de Poètes qu'il y a eu, il ne s'en soit pas trouvé un, qui ait donné la moindre louange à l'amour, voilà ce que je ne conçois pas. Si vous considérez nos meilleurs Sophistes, comme, par exemple, Prodicus, cet excellent homme, vous trouverez qu'ils ont fait des Panégyriques [*249*] en prose d'un Hercule et d'autres semblables demi-dieux ; à dire le vrai, cela n'est pas étonnant ; mais croiriez-vous que moi qui vous parle, j'ai vu un livre fait par un bon auteur, où il y avait un éloge magnifique du sel. Les choses les plus viles et les plus communes ont été louées par les hommes, et aucun d'eux n'a encore osé célébrer l'amour. Un Dieu si grand sera négligé à ce point-là! Il me semble que j'entends encore Phédrus me faire ces plaintes. Je veux donc, mes amis, et pour lui faire plaisir, et parce que cela convient au temps et au lieu où nous sommes, je veux que vous contribuiez tous à faire l'éloge de l'amour : voilà, si vous le trouvez bon, quel sera le sujet de notre conversation. Il faut que chacun parle à son tour, en commençant par la droite, et que nous fassions tous à la louange de l'amour le plus beau discours que nous pourrons, Phédrus parlera le premier, puisqu'il est assis à la première place, outre qu'à le bien prendre [*250*] il est la cause et comme l'auteur de cet entretien.
« Personne ne vous désavouera, Eryximaque, reprit Socrate ; car vous jugez bien, premièrement, que ce ne sera pas moi qui rapporte toute ma science à l'amour. Ce ne sera pas Agathon non plus, ni Pausanias, ni Aristophane certainement, lui qui donne tous ses soins à Bacchus et à Vénus. En un mot, je ne vois personne ici qui n'accepte avec plaisir la proposition que vous nous faites. Il est vrai que la partie n'est pas égale pour nous autres, qui sommes assis aux dernières places. Mais, pourvu que ceux qui parleront avant nous disent de bonnes choses, nous serons contents. Phédrus n'a donc qu'à commencer, et je prie Dieu qu'il I'inspire. » [250-1]
Je ne vous rapporterai pas le discours de chacun des Convive [250-2], parce que cela serait trop long et qu'il y a même quelques-uns de ces discours qui sont un peu licencieux ; mais je veux vous montrer ce que je disais [*251*] tantôt, comment une conversation toute profane, pour ne rien dire de plus, devient insensiblement, dans la bouche de Socrate, je ne dis pas seulement morale, mais toute céleste et digne de la plus sublime Philosophie. Agathon avoir parlé immédiatement avant lui et il avait traité la matière plutôt en jeune homme et en Sophiste, que solidement et avec justesse. Aussi avait-il dit beaucoup de choses en riant, et ne les donnait-il pas pour bonnes. Socrate, par le privilège de l'étroite amitié dont il était lié avec lui, ne laisse pas de combattre ses idées et de les rectifier. Ensuite, adressant la parole à tous, il entreprend de les élever par degrés de l'amour des créatures à l'amour de Dieu. C'est là que ce grand homme vous paraîtra tout ce qu'il est, le plus sage, le plus éclairé mortel de la Gentilité, et que vous entendrez des choses qui sont véritablement dignes de votre attention.
Après donc qu'Agathon eût cessé de parler, Socrate, regardant Eryximaque : « Hé bien, lui dit-il, que vous [*252*] en semble à cette heure ? Ma crainte était-elle mal fondée tantôt ? ou plutôt n'étais-je pas bon prophète quand je vous disais qu'Agathon allait dire des merveilles et que je serais fort embarrassé ensuite ? [252-1]
– Je vous tiens bon prophète pour le premier article, répondit Eryximaque ; mais, pour le second, non : vous ne me persuaderez pas celui-là.
– Comment, reprit Socrate, hé ! qui ne serait embarrassé aussi bien que moi après un discours si rempli, si éloquent ? Tout n'est pas de la même force ; mais cette fin, y a-t-il rien de plus beau ? Qui est-ce qui n'en serait pas enchanté comme nous ? Quelle beauté, quelle abondance de termes et d'expressions! Je vous avoue que je me suis senti si petit en comparaison que je me serais caché de honte, si j'avais pu. J'ai bien senti alors ma témérité de m'être engagé à faire le panégyrique de l'amour à mon rang, et de m'être cru quelque [*253*] facilité à parler sur ce sujet. Avec toute ma présomption, je ne savais seulement pas comment il s'y faut prendre, car j'étais assez simple pour m'imaginer qu'il faut toujours dire la vérité de la personne ou de la chose que l'on veut louer ; et que, pour la louer dignement, il n'y a qu'à choisir entre toutes les vérités qu'on en peut dire, celles qui sont les plus belles et les plus éclatantes, et ensuite les mettre dans un beau jour. Comme je croyais donc savoir Ia vraie manière de louer, j'étais plein de confiance, et il ne me venait seulement pas en pensée que je pusse dire mal. Mais je me trompais bien. Car vous m'apprenez qu'il ne s'agit pas de la vérité, pour bien faire un éloge, mais seulement d'attribuer à ce que nous voulons louer tout ce qu'il y a de plus grand et de plus magnifique, sans nous mettre en peine si c'est avec fondement, ou non. Il est vrai que l'on court risque de mentir, mais ce n'est pas une affaire. Car ici, à ce que je vois, ce n'est pas à qui [*254*] louera le mieux l'amour, mais à qui paraîtra le louer davantage ; c'est pour cela que vous remuez ciel et terre. Vous voulez qu'il paraisse le meilleur et le plus beau des Dieux à ceux qui ne le connaissent point ; car, pour ceux qui le connaissent, ils ne trouveront assurément pas cet éloge fort modeste. Pour moi, mes amis, j'ignorais entièrement cette manière de louer quand j'ai promis de célébrer ce Dieu à mon tour : je puis fort bien ne la pas suivre sans être parjure. Je laisse donc cette manière aux autres : quand je voudrais m'en servir, je ne le pourrais pas présentement. Mais, si vous voulez entendre des choses vraies, je vous ferai un discours non pas comme les vôtres, pour vous faire rire à mes dépens, en tâchant inutilement d'enchérir sur les louanges que vous avez données à l'amour, mais un discours à ma manière, comme vous savez que j'en fais ordinairement. C'est à vous de voir, mon cher Phédrus, si vous vous contentez de quelques [*255*] vérités toutes nues, sans ornement, sans art, sans choix de mots, telles qu'elles se présenteront à mon esprit. » [255-1]
Phédrus et tous les autres répondirent qu'il n'avait qu'à parler comme il voudrait. « Je vous demande encore une grâce, reprit
Socrate, c'est que vous me permettiez de faire quelques questions à Agathon. Je voudrais que nous fussions d'accord, lui et moi, sur certains points, avant que d'entrer en matière. – Je vous donne toute permission, dit Phédrus. Ensuite Socrate commença.
Agathon avait dit, entre autres choses, que l'amour était souverainement beau et souverainement bon. C'est là-dessus particulièrement que Socrate l'entreprend : il lui fait cinq ou six questions et, de réponse en réponse, il le conduit à dire tout le contraire de ce qu'il avait avancé et à reconnaître que l'amour n'est ni beau, ni bon. Après cet aveu, Socrate le laisse, et passe au discours que vous allez entendre. Mais il va dire des choses si profondes et si [*256*] admirables que, s'il les disait comme de lui-même, elles ne conviendraient nullement à cette simplicité apparente dont il faisait profession. C'est pourquoi il les dit comme d'après une femme fort éclairée, de qui il feint de les avoir apprises ; en quoi il y a un art merveilleux. Car, premièrement, il feint de tenir ces choses d'une femme plutôt que d'un homme, parce qu'en effet l'amour est proprement la science des femmes. En second lieu, il rapporte ces choses comme d'après un autre, afin que, toutes magnifiques qu'elles sont, elles rentrent dans le ton de la conversation, par le dialogue qui se forme entre lui et cette femme si savante dans les mystères de l'amour. Voici donc comme il s'y prend.
« Je vous raconterai, mes amis, un entretien que j'ai eu autrefois sur l'Amour avec une certaine Diotime [256-1] : c'était une devineresse fort éclairée, non seulement sur cette matière, mais sur beaucoup d'autres. Dix ans avant la peste dont [*257*] nous avons été affligés, elle ordonna aux Athéniens de faire un sacrifice et, par là, elle arrêta la colère du Ciel pour un temps. C'est elle qui m'a appris tout ce que je sais sur le chapitre de l'amour. Je m'en vais donc vous rapporter comme de moi-même ce que j'ai ouï dire à cette habile femme, autant que je m'en pourrai souvenir.
Il faut commencer, comme a fort bien dit Agathon, par vous expliquer la nature de l'amour, et ensuite je viendrai à ses effets. Mais je crois que j'aurai plus tôt fait de vous dire tout l'entretien que j'eus avec cette étrangère et comment, en voulant savoir ce que je pensais, elle m'apprit ce qu'elle pensait elle-même, et ce qu'il faut penser de l'amour. Car je lui disais à peu près ce qu'Agathon vient de nous faire entendre, que l'amour était un grand Dieu, souverainement beau et souverainement bon ; et elle réfuta ce sentiment avec les mêmes raisons dont je me suis servi contre Agathon, me faisant voir que, [*258*] selon mes propres principes, l'amour ne pouvait être ni beau ni bon. – Mais Diotime, lui disais-je, comment l'entendez-vous ? L'amour est donc une chose mauvaise et honteuse selon vous ? – Doucement, me dit-elle, croyez-vous que tout ce qui n'est pas honnête soit nécessairement honteux ? – Oui, lui dis-je. – Mais, reprit-elle, tout ce qui n'est pas savant est-il ignorant pour cela ? Ne voyez-vous pas bien qu'il y a un milieu entre la science et l'ignorance ? – Et quel est-il, lui dis-je ? – Quel il est ? C'est de bien juger, de bien penser, sans pouvoir rendre raison de ce que l'on pense. Vous ne pouvez pas dire non plus que c'est là être savant, puisqu'il n'y a point de science sans raison. Vous ne pouvez pas dire non plus que c'est être ignorant, car l'ignorance ne se trouve point avec la vérité. Il faut donc demeurer d'accord que c'est un milieu entre la science et l'ignorance. – Vous avez raison, lui dis-je. – Cela nous apprend, reprit-elle, que ce n'est point une nécessité que ce qui [*259*] n'est pas honnête, soit honteux, et que ce qui n'est pas bon, soit mauvais. Vous pouvez donc fort bien avouer que l'amour n'est ni bon, ni honnête, sans être obligé de conclure pour cela qu'il soit mauvais et honteux. Il faut dire seulement qu'il tient le milieu entre les deux. – Mais cependant, lui dis-je, tout le monde demeure d'accord que l'amour est un grand Dieu. – Tout le monde, reprit Diotirne ? Voulez-vous dire tous les ignorants ou tous les savants ? – Tout le monde, lui dis-je. Elle se prit à rire. – Hé comment tout le monde demeurerait-il d'accord de cela, me dit-elle, puisqu'il y en a qui prétendent que l'amour n'est pas même un Dieu. – Qui sont ces gens-là, lui dis-je ? – – Quand il n'y aurait que vous et moi, me dit-elle.
SOCRATE. — Expliquez-vous, Diotime, je ne vous entends pas.
DIOTIME. — Cela est pourtant aisé à comprendre. [*260*] Je vous demande, Socrate, les Dieux ne sont-ils pas tous heureux ? Oserez-vous dire qu'il y en ait quelqu'un qui ne le soit pas ?
SOCRATE. — Je n'ai garde de proférer un tel blasphème.
DIOTIME.— Mais qui sont ceux que vous appelez heureux ? Ne sont-ce pas ceux qui possèdent ce qu'il y a de beau et de bon dans la nature ?
SOCRATE. — Sans doute.
DIOTIME. — Or est-il que selon vous l'amour désire surtout ces deux qualités, la beauté et la bonté, parce qu'il en a besoin et qu'elles lui manquent.
SOCRATE. — Il en vrai.
DIOTIME.— Comment donc, Socrate, l'amour sera-t-il un Dieu, n'ayant ni beauté, ni bonté ?
SOCRATE. — Vous avez raison, cela ne se peut. [*261*]
DIOTIME. — Vous voyez donc que, même dans vos principes, l'amour n'est pas un Dieu.
SOCRATE. — Mais quoi, l'amour sera-t-il au rang des mortels ?
DIOTIME.— Non pas. Comme il y a un milieu entre le savant et l'ignorant, il y a aussi un milieu entre le mortel et l'immortel, et ce milieu est pour l'amour. Il saut donc dire que l'amour est un Ange. Car l'Ange est entre Dieu et I'homme.
SOCRATE. — Mais quel emploi lui donnerons-nous ?
DIOTIME. — Quel emploi ? L'emploi d'Introducteur des hommes auprès des Dieux, et d'Interprète des Dieux auprès des homrnes ; l'emploi de présenter aux Dieux les prières et les sacrifices des hommes, et d'apporter aux hommes la récompense de leurs sacrifices, avec les ordres des Dieux. Comme il tient le milieu entre eux, il remplit [*262*] parfaitement ces deux fonctions, et il est, pour ainsi dire, le lien qui unit les hommes avec les Dieux. Car les Dieux ne se communiquent pas immédiatement aux hommes ; mais, par le moyen des Anges, il ne laisse pas d'y avoir un commerce continuel entre eux et nous, soit que nous veillions, soit que nous dormions. Et ceux d'entre les hommes qui ont connaissance de cet admirable commerce sont en quelque façon des hommes angéliques ; au lieu que ceux qui donnent toute leur application aux autres sciences et aux arts mécaniques sont de vils artisans et des mercenaires. Au reste les Anges sont en grand nombre et il y en a plusieurs espèces. L'amour en est donc un, comme je vous ai dit.
SOCRATE. — Mais, Diotime, apprenez-moi, je vous prie, comment et de qui il a pris naissance.
DIOTIME. — Cela est un peu long à raconter [262-1]; cependant je le ferai, puisque vous le voulez. [*263*]
Vous saurez donc que, le jour de la naissance de Vénus, il y eut un grand festin chez les Dieux. Ils s'y trouvèrent tous, entre autres Porus, qui est le Dieu de l'abondance, et fils de Mitis, le Dieu du conseil. Quand ils eurent dîné, comme le repas avoir été magnifique, la Pauvreté vint à la porte demander les restes. Porus avait un peu trop bu de nectar, car en ce temps-là il n'y avait point encore de vin. Il entra dans le jardin de Jupiter et, les fumées lui montant à la tête, il s'endormit. La Pauvreté crut que, si elle pouvait avoir un enfant du Dieu de l'abondance, elle était riche à jamais. Elle alla donc se coucher auprès de lui et devint grosse de l'amour. Et, parce que l'amour fut conçu le jour que naquit Vénus, c'est pour cela qu'il s'est attaché à son service et qu'il a toujours été depuis son fidèle compagnon ; outre qu'étant naturellement désireux de tout ce qui est beau, il ne peut pas manquer d'aimer une aussi belle Déesse que Vénus. Comme il est donc fils de la Pauvreté et du [*264*] Dieu de l'abondance, voici quelle est sa fortune et sa condition. Premièrement, il est toujours pauvre, et bien loin d'être beau, tendre et délicat, comme le vulgaire s'imagine ; il est endurci à la misère, toujours mal vêtu et fait comme un gueux qu'il est, allant nus pieds, n'ayant ni feu ni lieu ; il n'a pas même un lit, couchant à terre, le plus souvent sur le pas d'une porte, exposé à l'air et à toutes les rigueurs des saisons ; en un mot, semblable à sa mère, toujours dans la misère et dans l'indigence comme elle. Voici maintenant les inclinations qu'il tient de son père. Il a envie, comme lui, de tout ce qu'il voit de beau et de bon. Il est hardi, entreprenant, téméraire, emporté, violent, adroit, tendant continuellement des pièges, fertile en expédients, éloquent, habile, philosophant éternellement, grand sophiste, un enchanteur, un franc imposteur. Il n'est ni mortel, ni immortel ; quelquefois on le voit naître, croître et arriver à sa perfection en un même jour ; quelquefois aussi, [*265*] lorsqu'il a le plus de force et de vie, on le voit mourir tout d'un coup. Mais, comme il est fils d'un Dieu, il se ranime ensuite et prend une nouvelle vie. Aujourd'hui il est dans l'abondance, demain dans la nécessité ; c'est le tonneau des Danaïdes, il ne peut rien garder ; de sorte qu'à proprement parler l'amour n'est ni pauvre, ni riche. De même on peut dire qu'il n'est ni savant, ni ignorant : c'est quelque chose entre la science et l'ignorance. Voilà donc, Socrate, quelle est la nature de cet Ange. Quant à l'opinion que vous en aviez, je ne m'en étonne pas. Car, autant que j'en puis juger par vos paroles, vous pensiez que c'est le propre de l'amour d'être aimé, et non pas d'aimer. C'est pour cela, je m'imagine, qu'il vous paraissait si beau, car ce qui est fait pour être aimé doit être en effet non seulement beau, tendre et délicat, mais parfait et capable de rendre heureux ; au lieu que ce qui est fait pour aimer est d'une nature bien différente, comme je vous l'ai fait voir. [*266*]
SOCRATE.— Il faut vous accorder tout ce que vous voulez, car vous dites des merveilles. Mais apprenez-moi, je vous prie, de quelle utilité l'amour est aux hommes, avec les qualités que vous lui donnez.
DIOTIME.— C'est ce qui me reste à vous dire [266-1]. L'amour est donc tel que je viens de vous le dépeindre : telle est sa nature et son origine. Au reste, il n'aime que ce qui est beau, comme vous dites fort bien. Que si quelqu'un s'avisait de nous demander pourquoi il aime ce qui est beau, je l'interrogerais moi-même à mon tour, afin de rendre cela plus clair, et je lui dirais : En aimant une belle chose, que veut-on, que désire-t-on ?
SOCRATE. — Ce que l'on désire ? On désire d'en jouir, de la posséder.
DIOTIME. — Oui ; mais votre réponse souffre encore une difficulté. Car, lorsque vous serez parvenu à cette jouissance, qu'en arrivera-t-il ? [*267*]
SOCRATE. — Je vous avoue que je ne sais que répondre à cela.
DIOTIME.— Changeons d'exemple, et mettons le bon à la place du beau. Je vous demande maintenant : Un homme qui aime une bonne chose, à quoi tend-il ?
SOCRATE.— Il tend à en jouir.
DIOTIME.— Et pourquoi à en jouir ?
SOCRATE.— Ho ! je vous répondrai bien à présent. C'est que cet homme veut être heureux, et que l'on n'est heureux que par la possession d'une bonne chose.
DIOTIME.— Me voilà contente présentement ; on ne peut pas vous pousser davantage et il faut nécessairement en demeurer là.
SOCRATE.— Il est vrai.
DIOTIME.— Mais croyez-vous que ce désir [*268*] d'être heureux soit commun à tous les hommes ? Qu'en pensez-vous, Socrate ?
SOCRATE.— Oui, je crois que tous les hommes veulent être heureux.
DIOTIME.— Mais si cela est, pourquoi est-ce que nous ne disons pas que tous les hommes sont amoureux, puisqu'ils aiment tous la même chose et en tout temps ? Pourquoi est-ce qu'au contraire nous disons que les uns sont amoureux, les autres non ?
SOCRATE.— Je m'en étonne.
DIOTIME.— C'est que vous ne savez pas que cet amour qui est commun à tous les hommes et qui n'est autre chose que le désir d'être heureux se divise en plusieurs espèces particulières, parmi lesquelles nous en choisissons une, que nous appelons amour, à l'exclusion des autres. Ainsi nous donnons le nom du tout à la partie, et nous réservons d'autres noms aux autres espèces. [*269*]
SOCRATE.— Faites-moi comprendre cela par un exemple.
DIOTIME.— Vous savez, par exemple, que, dans la langue Grecque, le mot de ποίησις convient à une infinité de choses. Car tout ce qui est cause qu'une chose existe est, à proprement parler, ποίησις et tous les chef-d'œuvres des arts sont autant de ποίησεις et tous les artisans autant de ποιηταὶ.
SOCRATE.— Cela est vrai.
DIOTIME.— Cependant vous voyez que les artisans ne s'appellent point ποιηταὶ, mais que nous leur donnons d'autres noms. Et, entre toutes les choses qui pourraient s'appeler ποίησεις, il n'y en a qu'une seule qui ait le privilège de porter ce nom, savoir l'art qui a les vers et la musique pour objet, et à qui nous donnons le nom du tout, quoiqu'il ne soit qu'une partie de ce tout. Car il n'y a que cet art qui s'appelle ποίησις et il n'y a que ceux qui l'exercent qui aient le nom de ποιηταὶ. [*270*]
SOCRATE.— Vous avez raison.
DIOTIME.— Il en est de même de l'amour : on peut dire en général que ce désir d'être heureux est un amour dangereux et violent, avec lequel naissent tous les hommes ; mais on s'y porte différemment. Car les uns tâchent de satisfaire cette inclination par le moyen des richesses, les autres par le moyen de la philosophie, les autres par la gymnastique ; et tout cela ne s'appelle point aimer, ni être amoureux. Mais il y a une manière particulière de rechercher la félicité, à laquelle nous avons restraint l'amour ; et ce sont ceux qui s'attachent à cette manière que nous disons être amoureux. Ainsi nous donnons, comme vous voyez, le nom du genre à l'espèce, ou, si vous voulez, le nom du tout à la partie.
SOCRATE.— Je trouve que vous parlez juste.
DIOTIME.— Il y en a qui prétendent qu'aimer c'est chercher la moitié de soi-même. [*271*] Je crois pour moi que l'amour ne se soucie ni de la moitié ni du tout, mais seulement de ce qui est bon et de ce qui est aimable. Car nous voyons qu'un homme ne fait pas difficulté de se faire couper un bras ou une jambe quand la gangrène s'y met, ce qui me fait croire qu'il ne se met pas fort en peine si ce qu'il aime est une partie de lui-même ou non ; à moins que vous n'entendiez par une partie de nous-mêmes généralement tout ce qui est bon et par étranger tout ce qui est mauvais. Car, encore une fois, ceux qui aiment, cherchent seulement ce qui est beau et rien davantage. Que vous en semble, Socrate ?
SOCRATE.— C'est mon sentiment.
DIOTIME.— Il faut donc dire simplement que les hommes aiment ce qui est aimable.
SOCRATE.— Oui.
DIOTIME.— Mais ne faut-il pas ajouter qu'ils [*272*] désirent d'en jouir, et d'en jouir toujours ?
SOCRATE.— Oui, il faut encore ajouter cela.
DIOTIME.— On peut donc dire en général que l'amour est un désir de posséder ce qui est aimable, et de le posséder toujours.
SOCRATE.— Il est vrai.
DIOTIME.— Mais, après avoir dit ce que c'est que l'amour, me diriez-vous bien quelle est la manière de tendre vers son objet ; quelle est l'action qui lui est propre et particulière ; plus clairement encore, quelle est la dernière fin qu'il se propose ?
SOCRATE.— Si je savais ce que vous me demandez là, je ne serais pas venu vous chercher pour l'apprendre de vous, et je n'aurais pas la haute idée que j'ai de votre savoir.
DIOTIME.— Il faut donc que je vous l'apprenne. [*273*]
Ce que l'amour se propose, c'est de parvenir à la génération par le moyen du beau : ou vous remarquerez qu'il y a une génération qui est l'ouvrage de l'esprit comme il y en a une qui est l'ouvrage du corps ; et l'amour aspire également à l'une et à l'autre.
SOCRATE.— Il faudrait avoir l'art de deviner pour entendre cela : c'est une énigme pour moi.
DI0TIME.— Je me ferai entendre. Tous les hommes, mon cher Socrate, conçoivent non seulement, mais tout conçoit en eux, l'esprit et le corps. Et, quand ils sont parvenus à un certain âge, ils sont naturellement poussés du désir d'enfanter. Or ce qui est laid n'a pas la force de les faire enfanter ; il n'y a que ce qui est beau qui ait cette vertu. La génération corporelle se fait par l'union des deux sexes. C'est un ouvrage tout divin, qui passe notre intelligence, et l'on peut dire que la conception et la génération sont, dans l'animal qui est [*274*] mortel, quelque chose d'immortel ; mais ces deux actions supposent nécessairement la convenance des objets. Or il ne peut y avoir de convenance entre ce qui est laid et ce qui est divin ; mais entre le beau et le divin il y en a. Ainsi la beauté est comme la Parque et la Déesse Lucine, qui préside à la génération. Car l'amour n'est pas, comme vous pensez, Socrate, l'amour de ce qui est beau précisément.
SOCRATE.— Qu'est-ce donc, Diotime ?
DIOTIME.— C'est l'amour de la génération ; c'est le désir d'enfanter par le beau.
SOCRATE.— Comme il vous plaira.
DIOTIME.— Je ne vous dis rien que de bien vrai.
SOCRATE.— Mais pourquoi l'amour de la génération ?
DIOTIME.— C'est que, comme je vous ai déjà [*275*] dit, la génération est, dans un animal mortel, quelque chose d'immortel et d'éternel. Or si ce que vous m'avez accordé est vrai, que l'amour est un désir de posséder ce qui est aimable, et de le posséder toujours, il s'ensuit nécessairement que l'amour est un désir de l'immortalité.
Voilà, mes amis, ce que m'enseignait Diotime lorsque je la mettais sur le chapitre de l'amour.
– Mais, Socrate, me disait-elle, d'où pensez-vous que vienne cet amour, ce désir ? Quelle en est la cause ? N'avez-vous jamais pris garde à ce qui se passe dans les animaux quand l'amour se fait sentir à eux ? Avec quelle violence ils sont portés à se multiplier par la génération, tant ceux qui volent dans l'air que ceux qui sont sur la terre ? Ne diriez-vous pas que l'amour est une espèce de maladie qui les transporte et les met hors d'eux-mêmes ? Cela paraît non seulement quand ils sont en chaleur, mais encore lorsqu'ils nourrissent leurs petits. Vous verrez les animaux les plus faibles combattre contre les plus [*276*] forts, et s'exposer courageusement à la mort pour la défense de leurs petits. Vous en verrez d'autres qui, pour les nourrir, se privent eux-mêmes de nourriture et se laissent mourir de faim. On pourrait dire que cela se fait dans les hommes par raison ; mais, dans les bêtes, d'où dira-t-on que cela vient ? Je vous demande à vous, Socrate, qui est-ce qui produit en elles un si violent amour ?
Je lui répondais que je n'en savais rien.
– Mais croyez-vous, me disait-elle, que vous puissiez jamais être savant en cette matière tant que vous ignorerez cela ?
– Aussi, Diotime lui disais-je, je confesse mon ignorance, et je suis venu vous trouver exprès pour recevoir de vous l'instruction dont j'ai besoin. Apprenez-moi donc la raison de ces violents désirs, et de tous les autres effets de l'amour, qui sont si admirables.
– Vous n'en serez plus étonné, me disait-elle, si vous considérez que c'est la nature qui donne à l'amour cette inclination que nous avons reconnu être en lui ; je veux dire, ce désir [*277*] de l'immortalité ; car il en faut dire autant de la nature que de l'amour. La nature cherche à se perpétuer et à se rendre immortelle, autant qu'il est possible. Or c'est par la génération seule qu'elle en peut venir à bout, en faisant succéder continuellement les jeunes aux vieux ; car nous mourons imperceptiblement tous les jours. Tant qu'un homme vit, depuis son enfance jusqu'à sa vieillesse, il est regardé comme le même homme ; cependant il est bien différent. Il perd ou il acquiert quelque chose à chaque moment. Ce ne sont point les mêmes cheveux, les mêmes os. Ce n'est point la même chair, ce n'est point le même sang, ce n'est point le même corps ; et l'âme change comme le corps. Considérez un homme dans la jeunesse ; considérez-le dans un âge plus avancé : ses manières, ses mœurs, ses sentiments, ses désirs, ses plaisirs, ses chagrins, ses craintes, rien de tout cela ne demeure le même. Toutes ces choses changent ; les unes meurent et d'autres viennent en la place. C'est une vicissitude perpétuelle : mais ce [*278*] qui est plus surprenant, c'est que nos connaissances ne sont pas plus exemptes de changement : nous en perdons et nous en acquérons de nouvelles tous les jours. Non seulement toutes nos connaissances en général sont sujettes au changement, mais chacune d'elles y est sujette encore. En effet, ce que vous appelons méditer n'est rien autre chose que rappeler une connaissance qui s'en va. Car par l'oubli la science se perd et, par la méditation, il se fait une réminiscence, laquelle réminiscence conserve la science, ou plutôt semble n'être autre chose que la science même. C'est ainsi que tout ce qui est mortel se conserve et se perpétue, non pas en demeurant toujours le même, car il n'y a que Dieu qui ait ce privilège, mais en substituant sans cesse un nouvel être à la place de celui qui se détruit et qui périt ; et c'est par ce moyen, mon cher Socrate, qu'une chose qui de sa nature est mortelle participe à l'immortalité, soit nos corps, soit tout autre être. Car ce qui de soi est immortel, possède [*279*] l'immortalité d'une autre manière. Ne vous étonnez donc pas si chaque chose a naturellement tant d'amour pour ce germe et ce rejeton qui sort d'elle : c'est en vue de l'immortalité que la nature a donné cette forte passion à tous les êtres.
J'écoutais tout cela avec admiration et je demandais à Diotime si ce qu'elle me disait était aussi vrai qu'il me paraissait beau. Elle me répondait en habile Sophiste que je n'en devais pas douter. [279-1]
– En effet, continuait-elle, sans ce que je viens de vous dire vous ne comprendrez jamais pourquoi les hommes sont si entêtés de la gloire et rien ne vous paraîtra plus fou que cette furieuse passion qu'ils ont de laisser un nom après eux et de vivre éternellement dans la mémoire des hommes. Vous leur voyez faire pour cela ce qu'ils ne feraient pas pour leurs propres enfants ; car il n'est point de dangers auxquels ils ne s'exposent, point de dépenses qu'ils ne fassent, point de peines et de fatigues qu'ils ne supportent avec joie ; la mort même leur [*280*] semble douce quand elle les mène à la gloire. Croyez-vous en effet qu'Alceste eût voulu mourir pour Admète, qu'Achille eût mieux aimé se faire tuer que de survivre à Patrocle, que votre Codrus se fût dévoué pour faire régner ses enfants [280-1] si tous trois n'eussent été persuadés que leur mort devait être suivie d'une gloire immortelle et que le souvenir de leur grand courage durerait toujours, comme en effet il dure encore. Non, Socrate, ils ne se seraient jamais livrés à la mort sans cette espérance. Mais, pour se rendre illustre et recommandable, il n'y a rien que l'on ne fasse ; et plus on a de vertu, plus on est possédé de cet amour de la gloire, parce que l'on ne songe qu'à s'immortaliser.
II y a des hommes dont le corps est plus fécond que l'esprit, et il y en a d'autres en qui l'esprit est plus fécond que le corps. Les premiers sont plus portés à aimer les femmes, ce qui fait dire qu'ils sont plus amoureux. Mais les uns et les autres aspirent également à mettre des enfants [*281*] au monde, persuadés que de là dépend leur bonheur, leur gloire, et leur immortalité. Car il ne faut pas croire qu'il n'y ait que les premiers à qui il soit donné d'avoir des enfants. Les autres, qui n'ont que la fécondité de l'esprit en partage, ne leur cèdent en rien ; et cette divine semence qui fait concevoir et enfanter l'esprit, bien loin qu'elle ait moins de force que celle qui sert à la génération des corps, en a beaucoup davantage. Vous me demandez quel est cet admirable germe qui fait concevoir et enfanter l'esprit : c'est la prudence, ce sont toutes les autres vertus et les grandes qualités de l'âme. Or entre toutes les parties qui composent la prudence, la plus noble et la plus excellente est celle qui sert au gouvernement des républiques et des familles. On lui donne le nom de tempérance et de justice. Quand un homme naît avec ces divines semences dans l'âme c'est un homme divin qui n'attend que l'âge pour se faire admirer par les productions de son esprit. Et parce qu'un laid objet n'a pas [*282*] la force de faire sortir ces précieux trésors qu'il a cachés dans l'âme, il n'est amoureux que de ce qui est beau. Pressé donc du désir d'enfanter, il s'attache aux jeunes gens bien nés, préférablement aux autres ; et, s'il est allez heureux que d'en rencontrer un qui joigne la beauté de l'âme à celle du corps, c'est alors qu'épris de ses charmes il se donne entièrement à lui ; il n'est occupé que du soin de le former, de lui apprendre les devoirs de l'honnête homme. Dans la conversation il est éloquent, les paroles ne lui coûtent rien. C'est ainsi qu'il enfante, pour ainsi dire, ce qu'il avait conçu longtemps auparavant ; et de là naît un fruit qu'ils cultivent mutuellement l'un et l'autre et qu'ils tâchent de porter à sa maturité. Aussi leur liaison est bien plus grande, et leur amitié bien plus ferme que celle des pères et des enfants, parce que le lien qui les unit est incomparablement plus saint et plus durable que le lien de la chair qui unit les pères avec les enfants. Il n'y a personne qui ne préférât de tels enfants à ceux qui [*283*] viennent par la voie ordinaire. Et qui peut faire réflexion sur un Homère, sur un Hésiode et sur tant d'autres Poètes sans être touché de la gloire de leurs enfants, qui ont immortalisé leurs pères en s'immortalisant eux-mêmes ? Ou, si vous voulez, sur les enfants d'un Lycurgue, de qui Sparte ou, pour mieux dire, toute la Grèce tient sa gloire et son salut ? Vous avez chez vous Solon, qui s'est rendu recommandable par ses lois. Je pourrais vous en dire une infinité d'autres qui se sont distingués par des actions immortelles chez les Grecs et chez les Barbares. Ce ne sont pas des enfants qu'ils ont laissés au monde, c'est la vertu en personne ; et ce sont ces enfants-là qui procurent à leurs pères des honneurs divins, qui leur font bâtir des temples et des autels. Pour les autres, on n'en a point encore vu qui aient acquis cette gloire à leurs pères.
Jusqu'ici, Socrate, me disait Diotime, je n'ai rien dit que vous ne puisiez savoir comme moi : ce sont des mystères de l'amour, où vous [*284*] pourriez être initié ; mais cela me mène à d'autres choses bien plus relevées, que je ne sais si vous pourrez comprendre. Je vous les dirai pourtant, afin de ne manquer à rien de ce qui vous peut être utile : redoublez votre attention, et comprenez-moi, si vous pouvez. [284-1] Premièrement, Socrate, pour bien réussir dans les mystères de l'amour, un jeune homme s'attachera d'abord à considérer les beautés corporelles et, plein d'un bel objet, il commencera par enfanter de belles paroles. Ensuite il fera cette réflexion que la beauté qui paraît dans un objet corporel n'est pas fort différente de celle qui paraît dans tous les autres ; par conséquent, que s'il faut s'attacher à la beauté de l'espèce, il y aurait de la folie à croire que la beauté qui est dans un objet n'est pas à peu près la même que celle qui se trouve dans tous les autres de la même espèce. Sur ce fondement, il sera épris de toutes les beautés corporelles en général ; la passion qu'il avait d'abord pour une seule lui paraîtra peu de chose ; et il ne [*285*] daignera plus s'attacher à un objet en particulier.
Après cela, il ne sera pas longtemps à s'apercevoir que la beauté de l'âme est infiniment au-dessus de celle du corps ; en sorte que s'il trouve un jeune homme qui soit doué d'un beau naturel, encore qu'il ne soit pas autrement bien fait de la personne, il l'aimera, il en prendra soin, et il n'y aura sorte de moyens qu'il n'invente, qu'il n'enfante, s'il faut ainsi dire, pour le porter à la vertu. Cela le conduira nécessairement à une autre sorte de beauté, je veux dire celle qui naît de l'observation des lois et des devoirs de la vie civile. Il sera obligé de reconnaître que c'est cette sorte de beauté qui a le plus de convenance avec la nature de l'homme et, dès lors, il sera fort peu touché de la beauté du corps. Des lois et des devoirs de la vie civile, il passera aux sciences : il en découvrira la beauté et, envisageant cette nouvelle espèce de beau qui est bien d'une autre étendue que les premières, on ne le verra plus s'assujettir en esclave aux [*286*] charmes d'une beauté mortelle, ni même s'attacher à quelque institution humaine. Mais, abîmé dans certe mer de beauté, il ne s'occupera plus que du soin d'enfanter de beaux raisonnements, et dignes de la plus sublime Philosophie ; jusqu'à ce que, nourri et fortifié de ces grandes considérations, il vienne à découvrir une science entre toutes les autres, qui est proprement la science du beau que nous cherchons.
C'est ici, Socrate, me disait Diotime, que j'ai besoin de toute votre attention ; car quiconque en est venu là dans les mystères d'amour, en considérant comme il faut, et par degrés, toutes les différentes sortes de beauté qu'il y a dans la nature, quand il approche de la fin, il découvre tout à coup une nouvelle espèce de beau qui efface toutes les autres et qui n'a rien que de merveilleux, et c'est à quoi le rapportent toutes les peines que nous avons prises jusqu'ici. Premièrement, c'est une beauté éternelle, qui n'a ni fin, ni commencement, ni progrès, ni déclin. En [*287*] second lieu, ce n'est point de ces beautés qui changent selon le temps, les lieux, les circonstances et les différents points de vue dans lesquels on les envisage ; de sorte qu'elles sont belles aux yeux des uns, et nullement aux yeux des autres. Ce n'est point encore de ces beautés que l'on se représente par imagination, ainsi que l'on fait un beau visage, de belles mains, ou quelque autre beauté corporelle, ou, comme l'on se figure, une science, ou un beau discours. Ce n'est point une beauté non plus qui existe dans un autre sujet, comme dans quelque animal, ou dans le ciel, ou sur la terre, ou dans quelque autre endroit, mais c'est une beauté qui existe par elle-même et dans elle-même, toujours simple, toujours uniforme, de qui toutes les autres tiennent tout ce qu'elles ont de beau, avec cette différence qu'elles sont sujettes à de continuelles vicissitudes, à naître, à mourir ; au lieu que celle-ci demeure toujours la même et ne sait ce que c'est que le changement. Quand un homme s'est ainsi élevé [*288*] de l'amour des beautés corporelles bien entendu jusqu'à la connaissance de cette souveraine beauté, il touche presque au terme, qui n'est autre que de se porter comme il faut à l'amour, ou de s'y laisser conduire par un autre, en parcourant toutes les différentes fortes de beau, jusqu'à ce qu'il soit parvenu à la beauté incréée ; passant comme par degrés de l'amour d'un objet corporel à l'amour de plusieurs, de l'amour de plusieurs à l'amour de toutes les beautés corporelles en général, des beautés corporelles à l'amour des lois et des devoirs de la vie civile, des devoirs et des lois aux sciences et des sciences en général à une en particulier, qui est la vraie et unique beauté dans laquelle il doit se reposer. S'il y a chose au monde, me disait-elle, qui convienne à l'homme et qui le puisse rendre heureux, c'est assurément la contemplation de cette admirable beauté. Dès qu'elle aura lui à vos yeux, mon cher Socrate, vous avouerez que ni les richesses, ni la pompe, ni la magnificence, ni toutes les [*289*] beautés mortelles ne sont rien en comparaison ; vous ne daignerez seulement pas les regarder quand une fois vous connaîtrez la beauté dont je vous parle. Le beau spectacle, s'écriait-elle, de voir dans toute sa splendeur cette beauté telle qu'elle est, pure, sans mélange, sans ce composé de chair, de couleurs, et tout ce vain appareil de mortalité qui accompagne l'homme, mais dans sa pureté, dans sa simplicité, qui est le vrai caractère de l'être Divin. Dites-moi, je vous prie, Socrate, estimez-vous malheureuse la vie d'un homme qui rapporte là toutes ses pensées, c'est-à-dire qui s'occupe de la seule chose dont il doit s'occuper, et qui a le bonheur d'en jouir ? Ou, plutôt, ne croyez-vous pas que ce qui arrive à un homme qui s'est ainsi soustrait à toutes les choses du monde pour s'unir, autant qu'il est possible, à cette ineffable beauté, c'est d'enfanter non pas des fantômes de vertu, ainsi que ceux qui s'attachent à des fantômes, mais de vraies vertus, parce qu'il s'est attaché à la vérité ? [*290*] Enfantant de vraies vertus, et les portant à leur perfection, il devient ami de Dieu, par conséquent immortel ; ou personne ne l'est.
Voilà, mon cher Phedrus, voilà, mes amis, ce que me disoit Diotime. Elle me persuada et, depuis cela, je tâche aussi de persuader aux autres que rien ne peut rendre les hommes heureux comme l'amour. C'est pourquoi je veux que tout le monde l'honore ; je l'honore moi-même d'une façon toute particulière ; j'en fais mon étude principale ; je recommande aux autres d'en faire autant, et je consacre de tout mon cœur le reste de mes jours à célébrer, comme j'ai fait jusqu'ici, la puissance de l'amour.
Cette conversation, toute belle qu'elle est, ne laisserait pas de rassasier et de fatiguer l'esprit à la longue. Vous l'allez voir changer par l'arrivée d'Alcibiade, qui fait ici une scène charmante. C'est cet Alcibiade que les Historiens [290-1] nous dépeignent comme le plus beau jeune homme, et le mieux fait qu'il y eût dans toute la Grèce. Il était d'une naissance illustre, d'un esprit supérieur aux autres, éloquent, ambitieux, également propre à tout entreprendre et à réussir dans toutes ses entreprises, homme enfin en qui il semble que la nature eût voulu éprouver ses forces, par le concours de toutes les grandes qualités bonnes et mauvaises qu'elle avait mises en lui. Car il réunissait en sa personne tous les vices et toutes les vertus, se distinguant tantôt par les uns, tantôt par les autres, suivant le temps et l'occasion, ou suivant l'humeur des gens avec qui il se trouvait. Tel était Alcibiade.
Il entre chez Agathon, trouve ses amis à table et s'y met aussi. On veut l'engager à faire l'éloge de l'amour, comme ont fait tous les autres : il s'en défend et proteste qu'il ne peut louer que Socrate. Il fait donc l'éloge de Socrate : c'est encore [*292*] un des plus beaux endroits de Platon, et un morceau fort curieux. Je reprends donc le fil de la conversation.
Tous applaudissaient au discours de Socrate lorsqu'ils entendirent tout à coup un grand bruit à la porte du vestibule [292-1], comme un bruit de jeunes gens qui font les fous ; et il y avait une joueuse de flûte qui se faisait entendre par dessus tous les autres. Agathon dit à ses valets de voir ce que c'était et, si c'était des gens de connaissance, qu'on les fît entrer ; sinon qu'on leur dise qu'ils avaient dîné et qu'ils s'allaient lever de table. Un moment après, ils distinguèrent la voix d'Alcibiade, qui avait un peu de vin dans la tête et qui criait de toute sa force dans la salle, demandant où était Agathon et qu'on le fît parler à lui. Il marchait appuyé sur la joueuse de fûte et sur quelques autres de la bande. Enfin il parut à la porte de la chambre, avec une grosse couronne de lierre et de violette, et quantité de rubans qu'il avait sur la tête.
Quand il fut entré : Bonjour, mes [*293*] amis, leur dit-il : recevez, s'il vous plaît, un pauvre ivrogne qui veut encore boire avec vous ; sinon nous nous en allons après avoir couronné Agathon : c'est le sujet qui nous amène. Il ne me fut jamais possible d'approcher hier d'ici. Je viens donc aujourd'hui avec les ornements que vous me voyez, pour rendre mes hommages au sage, au bel Agathon, et pour le couronner de la même couronne que j'ai sur la tête. Vous vous mocquerez peut-être de moi, parce que je suis ivre ; mais je sens bien que je ne le suis pas si fort, que je ne parle encore de bon sens. Dites-moi donc nettement si vous voulez que je sois des vôtres, et si vous êtes en débauche ou non.
Ils s'écrièrent tous qu'ils voulaient qu'il fût des leurs et qu'il se mît à table avec eux. Agathon l'en pria fortement. Il s'avança donc conduit par ses gens ; et la première chose qu'il fît ce fût d'ôter les rubans qu'il avait sur sa tête pour en couronner Agathon, sans prendre garde à Socrate, qui était pourtant devant ses [*294*] yeux, et il s'assit entre Agathon et lui ; car Socrate s'était reculé pour lui faire place. Après qu'il se fût assis, il embrassa Agathon et lui mit sa couronne sur la tête.
Alors Agathon, adressant la parole à ses valets : Qu'on le déchausse, dit-il, afin qu'un de nous trois soit au moins couché. Fort bien, dit Alcibiade ; mais quel est ce troisième ? et, se retournant en même temps, il fut fort surpris de trouver Socrate auprès de lui. Bon Dieu, s'écria-t-il, est-il possible ? N'est-ce point encore quelque piège ? Je me défie étrangement de vous, Socrate ; vous me surprenez toujours, et c'est l'ordinaire que je vous trouve où je vous attendais le moins. Mais que faites-vous ici, je vous prie ? Pourquoi cette place plutôt qu'une autre ? Que ne vous êtes-vous mis auprès d'Aristophane ou de quelque autre plaisant qui aime à faire rire ?
Socrate prenant la parole : Au nom de Dieu, dit-il, mon cher Agathon, défendez-moi : ce n'est pas une petite affaire d'avoir à contenter [*295*] Alcibiade. Depuis que je me suis attaché à lui, il ne m'est seulement pas permis d'en regarder un autre. Il est si jaloux qu'il n'y a sortes d'injures qu'il ne me dise, et je crois qu'il me battrait volontiers. Je vous prie donc, Agathon, prenez-y garde, réconciliez-moi avec lui ou, s'il fait tant le méchant, défendez-moi.
Point de réconciliation, dit Alcibiade ; tout ce que je puis faire, c'est de remettre ma vengeance à une autre fois. Pour le présent, mon cher Agathon, donnez-moi quelques-uns de vos rubans, afin que je couronne cet homme incomparable, et qu'il ne me fasse point de procès pour vous avoir couronné et ne lui avoir pas fait cet honneur, à lui qui surpasse tous les hommes du monde en éloquence, et qui ne remporte pas pour une victoire, comme vous avez fait, mais autant qu'on lui en dispute. En même temps, prenant des rubans sur la tête d'Agathon, il en couronna Socrate. Ensuite il se remit à table et, adressant la parole à tous les Conviés : Hé quoi, mes amis, vous me [*296*] paraissez bien sobres, leur dit-il ; pour moi, je ne puis souffrir que vous soyez si sages : il faut boire, puisque vous êtes ici pour cela ; je m'en vais vous donner l'exemple. Agathon, faites-moi donner un grand verre ; et apercevant une carafe qui tenait pour le moins chopine : Il n'y a que faire de verre, dit-il, qu'on m'apporte cette carafe ; et, l'ayant fait emplir jusqu'au bord, il la but. Ensuite il appela un esclave et lui dit de donner à boire à Socrate : avec Socrate, mes amis, il ne faut point user de finese pour le faire boire ; il boira tant qu'on voudra et n'ayez pas peur que vous le voyez ivre. L'esclave verse du vin à Socrate, et Socrate de boire.
Alors Eryximaque, prenant la parole : Quelle manière de boire, dit-il, Alcibiade, sans parler, ni chanter ? On dirait, à nous voir, que nous aurions bien soif. Mon cher Eryximaque, je suis votre serviteur, reprit Alcibiade. Vous aviez un père qui étoit un galant homme, et vous ne valez pas moins que lui. [*297*] Eryximaque, après lui avoir rendu sa civilité : Que ferons-nous donc, dit-il, Alcibiade ? Tout ce qu'il vous plaira, répondit Alcibiade, il faut vous obéir ; car, comme dit Homère, un Médecin vaut lui seul plus que mille autres hommes ensemble. Vous n'avez donc qu'à commander.
Hô bien, Alcibiade, reprit Eryximaque, écoutez-moi donc. Nous sommes convenus, avant que vous fussiez entré, que tout ce que vous nous voyez de gens ici, nous ferions, chacun à notre rang, un discours à la louange de l'amour, et le plus beau que nous pourrions. Cela s'est fait : nous avons tous célébré l'amour le mieux que nous avons pu. Puisque vous êtes de notre débauche et que vous avez bu de notre vin, il faut, s'il vous plaît, que vous subissiez la même loi.
Eryximaque, reprit Alcibiade, vous dites fort bien ; mais il n'y a pas de justice qu'un homme ivre hasarde un discours en présence de gens qui sont si sobres, et qu'il entre en lice avec eux. Mais dites-moi, [*298*] je vous prie, Eryximaque, avez-vous été si bon que d'ajouter foi aux paroles de Socrate ? Et seriez-vous encore à savoir qu'il faut toujours prendre le contrepied de ce qu'il dit ? Je vous avertis premièrement, mes amis, qu'il n'y a ni Dieu, ni homme que j'ose louer en sa présence. Non il n'y serait pas sûr pour moi. Voulez-vous bien, dit Socrate, vous taire ? Ho, Socrate, reprit Alcibiade, vous avez beau dire, je ne louerai personne que vous en votre présence. Hé bien soit, dit Eryximaque, louez donc Socrate,
ALCIBIADE.— C'est-à-dire, mes amis, que vous m'abandonnez cet homme-là, et que vous voulez que je me venge de lui tout devant vous.
SOCRATE.— Quel est donc votre dessein, Alcibiade ? Vous me louerez de quelque impertinence, n'est-ce point ?
ALCIBIADE.— Ne vous mettez point en peine : je ne dirai rien que de vrai. Voyez [*299*] seulement si vous voulez que je parle à cette condition.
SOCRATE.— Moi ? non seulement je veux bien que vous disiez la vérité, mais je vous y exhorte.
ALCIBIADE.— Vous ne me trouverez point en faute de ce côté-là. Si vous m'y trouvez, je vous permets de m'interrompre aussitôt et de me donner un démenti. Je serais bien fâché de parler contre ma conscience. Au reste, mes amis, s'il y a un peu de confusion dans mon discours, ne vous en étonnez pas : il n'est pas aisé, dans l'état où je suis, de louer dignement et avec ordre un homme aussi extraordinaire que Socrate. Je tâcherai de faire son éloge par des images et des similitudes ; il croira peut-être que c'est pour rire ce que j'en fais ; mais, si je me sers de ces images, c'est seulement pour faire entendre la vérité. Je dis donc, premièrement, qu'il ressemble à ces Silènes que l'on voit entre les Mercures qui sont sur les chemins, et que les Sculpteurs [*300*] représentent une fûte ou un flageolet à la main. Ouvrez-les : vous êtes tout étonné de voir qu'ils ont la ressemblance des Dieux par dedans. Que vous leur ressembliez par l'extérieur, vous en conviendrez vous-même, Socrate ; mais je soutiens que vous leur ressemblez en tout, et vous l'allez voir. N'êtes-vous pas moqueur et malin comme eux ? Si vous le niez, j'ai mes témoins : je vous convaincrai. Ne peut-on pas dire aussi que vous êtes un joueur de flûte, et incomparablement plus habile que Marsyas ? Car, lui, il charmait les hommes par la douceur de sa flûte, comme font encore à présent ceux qui jouent de cet instrument et comme faisait Olympus, qui avoit eu Marsyas pour maître. Et vous, Socrate, n'en faites-vous pas autant ? Je n'y vois qu'une différence, qui est que vous ne vous servez pour cela ni de flûte, ni d'aucun autre instrument, mais de simples paroles. En effet, quand quelqu'un veut nous raconter ce qu'il a ouï dire à un autre, ou que nous entendons quelque orateur, [*301*] je dis même un bon orateur, à peine daignons-nous écouter. Mais vous, Socrate, que vous parliez ou qu'un autre nous raconte ce que vous avez dit, quel qu'il soit, homme, femme, enfant, nous écoutons avec une attention incroyable, et nous sommes ravis en admiration. Pour moi, mes amis, si je ne craignais que vous me prissiez pour un homme ivre, je prendrais plaisir à vous dire l'impression qu'ont fait sur moi les discours de Socrate, et qu'ils font encore tous les jours. Car il est vrai que, toutes les fois que je l'entends, le cœur me bat, les larmes me coulent des yeux, enfin les Corybantes ne sont pas plus transportés que je le suis. Et et ce n'est pas à moi seul que cela arrive. J'ai souvent entendu Périclès et nos meilleurs orateurs, mais ils ne m'ont jamais rien fait sentir d'approchant. Ils ne remuent point mon âme comme Socrate : elle demeure libre et ne se laisse point captiver par leur discours. Mais, pour ce Marsyas, il m'a fait sentir mille fois que ce n'était être rien moins qu'heureux que de [*302*] vivre comme je vis. Vous ne direz pas, Socrate, que cela n'est point, et je sens fort bien encore que, pour peu que je voulusse prêter l'oreille, je ne pourrais jamais résister à la force de vos raisons. Car je suis obligé d'avouer que, manquant de ce qu'il y a de plus nécessaire pour être heureux, j'ai soin de la République et n'ai pas soin de moi-même. C'est pourquoi, mes amis, je me bouche les oreilles pour ne le point entendre : c'est une Sirene que j'évite de peur de me laisser charmer par la douceur de sa voix, et de ne le pouvoir plus quitter. Mais il fait encore sur moi un effet, que l'on ne croiroit pas ; c'est qu'il m'imprime de la crainte et du respect : c'est assurément le seul homme que je révère à ce point-là. Je ne saurais le contredire en rien, et je sens qu'il faut effectivement faire tout ce qu'il prescrit. Je ne sors point d'avec lui que ma conscience ne me reproche ma vanité et mon ambition : aussi je le fuis et, quand je l'aperçois, je suis tout honteux de n'avoir pas fait ce que je lui avais promis. [*303*] Je souhaiterais presque sa mort pour n'être plus exposé à ces reproches secrets. Cependant je sens bien que, si nous le perdions, personne n'en aurait plus de déplaisir que moi. Enfin, mes amis, je ne suis point d'accord avec moi-même sur le chapitre de cet homme-là. Voilà, après tout, ce que bien d'autres que moi ont souvent éprouvé des charmants accords de cet admirable Satyre.
Mais j'ai encore bien des choses à vous dire, qui vous feront connaître que j'ai eu raison de le comparer aux Silènes et qui vous convaincront en même temps de l'empire qu'il a sur ses passions. Car vous ne le connaissez point tous tant que vous êtes ; mais je vais l'exposer à vos yeux tel qu'il est. Vous voyez comme il fait l'amoureux de la belle jeunesse : comme il est éternellement avec elle, et les charmes qu'elle a pour lui. Avec cela, il faut vous dire qu'il n'en sait pas plus qu'un enfant, et qu'il est là-dessus justement comme ces Silènes. Les apparences qui sautent aux yeux, c'est la forme [*304*] extérieure du Silène. Creusez-le, ouvrez-le : quelle tempérance, quelle modestie, quelle retenue n'y trouverez-vous pas ? Non seulement il n'est point touché de la beauté, mais il la méprise plus qu'on ne saurait penser. J'en dis autant des honneurs, des richesses et de tous les autres avantages en quoi le vulgaire fait consister la béatitude. Il foule tout cela aux pieds, et nous, mes amis, il nous met au même rang. Cependant il est, avec nous et avec tout le monde, riant, plaisantant et se déguisant continuellement lui-même. Je ne sais si jamais quelqu'un de vous a eu la curiosité de le démasquer et d'approfondir ce qu'il a véritablement dans l'âme. Pour moi, je l'ai eue cette curiosité : j'ai ouvert le Silène. Je vous l'avoue, mes amis, tout y est beau, tout y est magnifique, tout y est divin ; et j'en suis si frappé que j'ai résolu de faire désormais tout ce que Socrate voudra. J'ai cru un temps qu'il était épris de ma beauté, et je regardais cela comme une bonne fortune pour moi ; je comptais que, [*305*] moyennant quelque complaisance, j'aurais du moins le plaisir de l'entendre et d'apprendre tout ce qu'il savait, car, dès ce temps-là, j'avais déja fort bonne opinion de moi. Un jour, me trouvant seul avec lui, je résolus de lui dire dans quelle disposition j'étais à son égard. Savez-vous, lui dis-je, Socrate, ce que je pense de vous ? Et quoi, me dit-il ? Que de tous mes amis, vous êtes le seul qui soyez digne de moi. Ce n'est pas que je vous aie vu beaucoup d'empressement pour moi jusqu'ici. Mais, à mon égard, avec les sentiments que j'ai pour vous, je serais un fou si je différoas à vous dire que je suis tout prêt à faire ce que vous pouvez souhaiter de moi. Car je n'ai point de plus grande passion que de devenir honnête homme ; et il me paraît que vous pouvez m'y aider mieux que personne. Il m'écouta jusqu'au bout ; et, avec cet air de dissimulation que vous lui connaissez : Vraiment, me dit-il, Alcibiade, je trouve qu'on peut faire quelque chose de bon de vous, s'il était vrai ce que vous dites, que [*306*] j'eusse quelque vertu secrète qui pût vous rendre honnête homme, et que vous aperçussiez en moi une beauté au-dessus de la vôtre. Si par hasard cela était, et que vous voulussiez troquer de beauté avec moi, je trouve que vous ne perdriez pas au change. Vous prétendez, Alcibiade, avoir une beauté réelle et solide, pour une beauté purement superficielle : cela s'appelle proprement donner du clinquant pour de l'or. Seulement, Alcibiade, prenez garde à une chose : que vous ne vous trompiez dans la bonne opinion que vous avez de moi. Vous me croyez peut-être un grand personnage, et je ne suis rien. Les yeux de l'âme ne voient jamais bien clair que lorsque les yeux du corps commencent à perdre de leur vivacité ; mais, à votre âge, on n'en est pas encore là. Je vous ai dit les choses comme je les pense, lui répondis-je : vous savez présentement mes sentiments ; c'est à vous à prendre vos mesures là-dessus et à faire ce qui vous semblera le meilleur pour vous et pour moi. C'est bien parlé, [*307*] reprit-il, car dans la suite en consultant ensemble, nous ferons sur cela et sur toutes les autres choses ce que nous jugerons le plus à propos pour l'un et pour l'autre.
Ici Alcibiade raconte les pièges qu'il avait tendus à Socrate, et tout ce qu'il avait fait pour ébranler sa vertu. Et il finit par ce témoignage : « Sachez donc, mes amis, et j'en atteste les Dieux et les Déesses [307-1], sachez que Socrate est toujours sorti d'avec moi, comme un père sortirait d'avec son fils. Paroles remarquables, qui se trouvent confirmées par le témoignage de Xénophon, le rival et, selon toutes les apparences, l'ennemi secret de Platon. Cela nous donne de Socrate une idée bien différente de celle qu'en ont voulu donner quelques Poètes, plus curieux de la beauté d'un vers que de la justesse et de la vérité des pensées.
Alcibiade continue : « Dans la suite nous fîmes la campagne de Potidée [*308*] ensemble, et nous étions même camarades. Il faut dire le vrai, mes amis, ni moi ni les autres ne supportions point comme lui les fatigues de la guerre. S'il nous arrivait de manquer de vivres, comme cela arrive quelquefois à l'armée, il endurait gaiement la faim et la soif. Les autres n'y faisaient rien en comparaison ; mais aussi, quand l'abondance était revenue au camp et que nous faisions la débauche, il avait sa revanche. Il se faisait d'abord prier pour boire ; mais, quand une fois il y était et qu'on le voulait, il buvait mieux que nous tous ; et ce qui est admirable, c'est qu'il est inouï que jamais personne l'ait vu ivre. Le froid est excessif en ce pays-là : vous ne sauriez croire à quel point il y était endurci. Dans le cœur de l'hiver qu'il gelait à pierre fendre, lorsque tous les autres se tenaient renfermés dans le camp ou que, s'ils sortaient, ce n'était qu'après s'être précautionnés contre le froid, en se couvrant bien et en s'enveloppant [*309*] les pieds de bonnes peaux bien chaudes, Socrate montait à cheval avec un simple habit, sans se vêtir mieux qu'à l'ordinaire ; et on le voyait même souvent marcher nus pieds sur la glace, plus aisément que ne faisaient les autres qui étaient bien chaussés et bien vêtus. Nos soldats qui le voyaient croyaient que ce qu'il en faisait était pour leur insulter. Voilà pour vous faire connaître quelle est sa constance. Encore un trait dont je fus témoin cette même campagne. Un jour après son lever, il se mit à rêver je ne sais à quoi : il était dans la posture d'un homme qui médite profondément, droit et immobile ; apparemment qu'il ne trouvait pas ce qu'il cherchoit ; et non seulement il ne se rebutait point, mais il redoublait son application et s'enfonçait encore davantage dans ses pensées, toujours debout et dans la même place. Il était déjà l'heure de dîner et nos soldats, qui avaient remarqué cela, s'entredisaient, tout étonnés, les uns aux autres que [*310*] Socrate était là à rêver depuis le matin. Enfin, comme la nuit approchait, quelques Ioniens, après souper, apportèrent de la paille et se couchèrent, car c'était en été. Ils voulaient voir jusqu'où irait sa patience ; et ils furent fort surpris de le trouver encore le lendemain matin dans la même posture et à la même place. Enfin, l'aurore commençant à paroître, il fit sa prière au Soleil levant, et s'en alla.
Voulez-vous savoir maintenant quel homme c'est dans le combat ? car il est juste de lui rendre aussi l'honneur qui lui est dû de ce côté-là. Je dois donc vous dire, mes amis, qu'à la journée où nos Généraux me donnèrent le prix de la valeur, c'est à Socrate que je fus redevable et de la victoire et de mon salut. Car, me voyant dangereusement blessé, il ne voulut point me quitter ; et je crois que sans lui j'aurais perdu mes armes avec la vie. Pour moi je voulais qu'on lui donnât le prix. Vous n'avez rien à me reprocher là-dessus, Socrate, et [*311*] vous ne m'accuserez pas ici de mensonge non plus. Mais nos Généraux eurent plus d'égard à ma dignité qu'à la justice ; et vous-même, Socrate, vous fîtes paraître encore plus de zèle qu'eux pour me faire avoir un honneur que vous méritiez mieux que moi.
Une occasion encore où il faisait beau voir Socrate : c'était quand nous levâmes le siège de Délium. Nos troupes fuyaient à vau-de-route ; lui cependant il se battait en retraite avec Lachès. Le hasard ayant permis que je les rencontrasse, je leur dis d'avoir bon courage, que je ne les quitterais point et que je voulais courir même fortune, qu'eux. Comme j'étais bien monté et que je craignais moins pour moi, il me fut plus aisé d'examiner Socrate ce jour-là que non pas au combat de Potidée. Je remarquai donc qu'il avoit une présence d'esprit et un sang-froid que n'avait point Lachès ; et, comme vous dites fort bien quelque part, Aristophane, il marchait en cette [*312*] occasion du même pas qu'il ferait ici, avec une contenance fière et assurée, regardant froidement tous ceux qui se présentaient à lui, amis et ennemis. Il était aisé de juger, même à ceux qui le voyaient de loin, qu'il ne faisait pas bon l'attaquer et qu'il vendrait chèrement sa vie. Ils se retiraient donc tranquillement l'un et l'autre ; et certes on peut dire qu'à la guerre tous ceux qui se portent ainsi vaillamment se font respecter de l'ennemi : on n'ose les approcher. Mais ces lâches qui fuient au moindre danger, on les poursuit à toute outrance, et la crainte qu'ils font paraître est justement la cause de leur perte,
Il y a mille autres belles choses qu'on pourrait louer dans Socrate, et que je laisse, parce que peut-être n'est-il pas le seul en qui elles se trouvent. Mais de n'avoir pas son semblable en tout ce qu'il y a jamais eu d'hommes au monde, voilà ce qui est vraiment digne d'admiration. Car Achille, par exemple, [*313*] on peut fort bien s'en former l'idée sur Brasidas, et sur d'autres : Nestor, Antenor, on ne les comparera pas mal à Périclès ; ainsi des autres. Mais qu'on cherche tant que l'on voudra parmi tout ce que notre siècle et les siècles passés nous offrent d'hommes illustres, on ne trouvera les mœurs et la conversation de Socrate en personne ; à moins qu'on ne le compare, lui et ses discours, à ceux que j'ai dit : savoir aux Satyres et aux Silènes et non pas aux hommes. Car j'avais oublié de vous dire que ses discours, aussi bien que la personne, ressemblent à ces Silènes qui s'ouvrent en deux. En effet, qu'on l'entende parler : on croira d'abord qu'il dit des choses ridicules. Ses termes, ses expressions, ses pensées, tout cela est, pour ainsi dire, couvert de la peau d'un vilain Satyre : car il ne vous parlera que d'ânes, que de bêtes de somme, que de Cordonniers, que de Serruriers ; et il semble qu'il emploie toujours les mêmes comparaisons pour redire toujours les [*314*] mêmes choses. De sorte qu'un ignorant ou un petit esprit n'aurait que du mépris pour la conversation. Mais ouvrez le Silène, approfondissez ces discours, vous trouverez que ce sont des discours tout divins, des discours qui renferment mille beautés, qui sont d'une utilité infinie, et qui comprennent généralement tout ce que l'on doit se proposer pour bien vivre.
Alcibiade finissait l'éloge de Socrate lorsqu'on entendit un grand bruit de gens qui criaient et qui chantaient. Quelqu'un de l'assemblée étant venu à sortir en même temps, ces gens fondirent dans la salle et, trouvant que l'on était encore à table, ils s'y mirent aussi. Alors ce ne fut plus que tumulte et que confusion, ce qui obligea la plupart des Convives à se retirer chacun chez soi.
Voilà comme les honnêtes gens d'Athènes prolongeaient les plaisirs de la table et comme ils s'entretenaient ensemble. Ils pouvaient bien dire ce qu'Horace a dit depuis : [*315*]
Sermo oritur, non de villis domibusve alienis,
Nec bene necne Lepos saltet, sed, quod magis ad nos
Pertinet et nescire malum est, agitamus utrumne
Divitiis homines an sint virtute beati, […]
Et quae sit natura boni summumque quid ejus. [315-1]
Leur conversation pour n'avoir rien de frivole, n'en était pas moins gaie, moins enjouée. On ne les voyait point passer immédiatement de la table à un tapis vert, ou pour tuer, comme on dit, le temps qui est si précieux, ou pour s'entrégorger avec le poignard de l'avarice nous faisons tous les jours au jeu, souvent après avoir mangé ensemble, et bu à la santé les uns des autres. D'où il arrive que les uns trafiquent honteusement du malheur d'autrui ; et que les autres plus sensibles à leur perte, qu'à l'honneur qu'on leur à fait, se retirent [*316*] en maudissant une maison, où ils ont reçu toute sorte de civilité. C'est maintenant au Lecteur, à juger si les mœurs des Grecs n'étaient pas, quant à ce point, beaucoup plus sages, plus sensées, et plus polies que les nôtres.
** Présentation de la dissertation de N. Gédoyn dans Histoire de l'Académie royale **
Les écrits des Anciens considérés par rapport aux mœurs ne méritent pas moins l'attention du public et de l'Académie que les mêmes ouvrages regardés du côté de l'esprit et du savoir. M. l'Abbé Gédoyn, dans un discours lu en 1715, propose pour modèle des plaisirs innocents de la table les deux fameux Banquets, l'un tiré de Platon, l'autre de Xénophon; et il a traduit une partie du dialogue du premier de ces deux Philosophes pour faire voir quels étaient les entretiens que les Anciens savaient mêler dans leurs festins. C'était, dit-il, par le secours de ces conversations, également savantes et morales, que les Grecs rendaient utiles les plaisirs de la table et corrigeaient ce que la licence et la trop grande liberté n'amènent que trop souvent dans les longs repas.
La chose lui a paru d'autant plus nécessaire qu'on ne voit presque plus aujourd'hui de conversations parmi nous; que le vin, pris souvent immodérément à table, et le jeu, lorsqu'on en est sorti, tiennent lieu de ces aimables entretiens qui charment les honnêtes gens. Mlle de Scudéry, si elle vivait encore, serait bien plus étonnée que M. l'Abbé Gédoyn de voir que, loin d'entendre dans les Compagnies du beau monde ces conversations qu'elle aimait tant, on ne lit pas même les excellents modèles qu'elle en a laissés.
Quoiqu'il en soit, il est constant que les plaisirs de la table, souvent grossiers parmi nous, étaient et plus purs et plus honnêtes chez les Grecs, par le secours de la conversation, qui en était l'âme. On voyait souvent huit ou dix des plus honnêtes gens d'Athènes se rassembler chez un ami commun, passer plusieurs heures à table, non à boire, mais à s'entretenir, et quels étaient leurs entretiens! Les plus libres, les plus familiers, les plus enjoués, les plus polis, les plus doctes et les plus solides. S'il arrivait que quelqu'un, abufant de la liberté de la table, dît quelque chose de licentieux, on ne manquait pas de relever ce qui était échappé contre les bonnes mœurs et de faire tourner la conversation sur quelque point de morale qu'on tâchait d'approfondir.
Socrate, voyant ses amis en train de boire dans le Banquet de Xénophon, leur fait un beau discours pour prouver avec quelle modération on doit boire. Il leur dit que « cette liqueur fait sur nous le même effet que la pluie produit sur les plantes. Car les plantes, quand Dieu les abreuve d'une pluie excessive, ne peuvent plus se foutenir , ni être agitées par le zéphyre; au lieu que, quand elles ne sont abreuvées que modérément, vous les voyez droites sur leurs tiges; elles croissent, elles portent des fleurs, qui bientôt se changent en fruits. Ainsi nous, si nous buvons avec excès, nous sentirons aussitôt notre corps chanceler; loin de pouvoir proférer une parole. à peine pourrons-nous respirer : mais , si nous prenons le vin comme une rosée, pour me servir de l'expression de Gorgias, si l'on a soin de nous en verser souvent mais à petits coups, au lieu de nous terrasser par sa violence, il aura pour nous le charme d'une douce persuasion et nous portera insensiblement à tenir des propos agréables et utiles.
C'est en ce sens-là qu'Horace dit que Caton animait quelquefois sa vertu par une pointe de vin :
Narratur et prisci Catonis,
Saepe mero caluisse virtus.
(Horace, Odes, III, 21, v. 11-12)
Ceux qui ont lu le Banquet de Platon diront sans doute que la conversation que les convives y tiennent est fort licencieuse ; qu'on y débite sur l'amour, qui en fait le sujet, des maximes peu convenables à la gravité des Philosophes qui se trouvent à ce célèbre repas; mais on leur répond que Socrate, comme le plus sage de la compagnie, saisit à son tour la conversation pour rectifier ce que les autres avaient dit de trop libre, et pour ramener insenfiblement les convives de l'amour des créatures à l'amour du souverain être. Ces convives, après avoir été longtemps à table, se trouvaient en se quittant non seulement plus amis qu'auparavant, mais plus honnêtes gens et plus vertueux,
On pourrait objecter que les deux Banquets dont on vient de parler ne sont que le fruit de l'imagination de Xénophon et de Platon; mais M. l'Abbé Gédoyn répond que ces deux Philosophes nous les donnent comme des choses arrivées de leur temps, dont plusieurs avaient été témoins et où ils se sont surtout attachés à représenter les mœurs de leur siècle.
NOTES
[233-1] Horace, Épîtres, I,5, v. 1-2. « Si tu peux te coucher, comme convive, sur des lits fabriqués par Archias, et si tu n'as pas peur de dîner avec toute espèce de légumes sur un modeste plat… »
[234-1] Horace, Épîtres, I,5, v. 4. « Tu boiras des vins mis en cruches sous le second consulat de Taurus ».
[234-2] Horace, Épîtres, I,5, v. 22-24. « Que le dessus de lit ne soit pas sale, qu'une serviette crasseuse ne te fasse pas froncer le nez, que tu puisses te voir dans un canthare et dans le plateau… ».
[234-3] Horace, Épîtres, I,5, v. 24-26. « Que personne n'aille révéler au dehors ce qui s'est dit entre amis sûrs. »
[234-4] Horace, Épîtres, I,5, v. 29. « Car des odeurs de chèvre gâtent le repas où l'on est trop serré. »
[235-1] Horace, Épîtres, I,5, v. 11. « … prolonger cette soirée d'été par une agréable conversation. »
[237-1] Xénophon, Le Banquet, chap. II.
[238-1] Virgile, Bucoliques, V,69 : « Et surtout égayant nos festins d'un Bacchus abondant »
[239-1] Pour cette locution grecque voir Éd. Foss, De Gorgia Leontino commentatio, p. 53, — Cf. Lucien, Sur ceux qui sont aux gages des grands, 27.
[240-1] Xénophon, Le Banquet, chap. II.
[240-2] Horace, Odes, III, 11-12
[245-1] Horace, Odes, I, 37, v. 1-2. « Maintenant il faut boire, il faut, d'un pied libéré… »
[246-1] Horace, Odes, IV, 11, v. 17-20. « Jour pour moi consacré à juste titre et plus vénéré, presque, que mon propre anniversaire, car, de cette journée, mon cher Mécène compte les ans dont va vers lui le flot. »
[246-2] Horace, Odes, III, 28, v. 1-2. « Que ferais-je de mieux, au jour où l'on fête Neptune ? »
[246-3] Horace, Odes, II, 7, v. 17-20. « Donc acquitte-toi envers Jupiter de l'obligation du festin, repose sous mon laurier ton flanc lassé par tes longues campagnes, et ne ménage point les jarres réservées pour toi. »
[246-4] Horace, Odes, III, 8, v. 13-14. « Prends cent cyathes, Mécène, à la santé de ton ami sauvé… ».
[248-1] Ici commence la traduction du texte du Banquet de Platon : 177 a.
[250-1] Fin de ce premier passage traduit : 178 a
[250-2] Phèdre, Pausanias, Eryximaque, Aristophane, Agathon ont pris successivement la parole.
[252-1] Reprise de la traduction : 198 a.
[255-1] Suite de la traduction : 199 b
[256-1] Texte du Banquet : 201 d
[262-1] Platon, Le Banquet, 203 b sq.
[266-1] Platon, Banquet, 204 d sq
[279-1] Banquet, 208 b
[280-1] Un oracle avait promis aux Doriens la victoire sur Athènes si, dans le combat, ils ne tuaient pas son roi. Codreus, l'ayant appris, se déguise ; armé d'une serpe, il aborde les palissades ennemies et là il trouve la mort qu'il avait cherchée.
[284-1] Banquet, 210 a
[290-1] In hoc natura quid efficere possit, via detur experta. Constat enim inter omnes qui de eo memorie prodiderunt,nihil illo fuisse èxcellentius, nec in vitiis, nec in virtutibus.
[292-1] Banquet, 212 c.
[307-1] εὖ γαρ ἴστε, μὰ θεούς, etc. (219 c)
[315-1] Horace, Satires, II, 6, v.71-76. « La conversation s'engage ; on ne s'y occupe pas des villas et des maisons d'autrui, ni de savoir si Lépos danse mal ou bien, mais nous débattons des sujets qui nous touchent plus directement et qu'il est mauvais d'ignorer : si les richesses ou la vertu donnent aux hommes le bonheur souverain ; quelle est la nature du bien et quel en est le degré suprême. » (trad. Villeneuve)