Nicolas Gédoyn
DES ANCIENS ET DES MODERNES
[pagination de l'édition des Œuvres diverses de 1745]
[*70*] Il ne s'agit point ci de savoir si les écrits des Grecs et des Romains méritent l'estime dont ils sont en possession depuis tant de siècles, ni si Homère et Virgile, Démosthène et Cicéron l'emportent sur tout ce que nous avons eu de Poètes et d'Orateurs. Cela n'est révoqué en doute que par ceux qui n'ont jamais lu ces grands originaux, ou qui ne les entendent point, ou qui ne les lisent que par rapport aux faits et à la substance des choses, sans se soucier ni de la beauté [*71*] de l'esprit, ni de l'agrément du style ; gens sans esprit eux-mêmes et sans agrément, qui sont peu touchés de trouver en autrui les avantages que la nature leur a refusés. Il est constant, et en douter c'est annoncer son ignorance, il est constant que les Anciens nous ont passés de beaucoup dans l'art d'écrire, soit en prose, soit en vers. Plus on les lit, plus on sent que, surtout dans les ouvrages d'agrément comme sont ceux d'Eloquence, d'Histoire et de Poésie, ils ont saisi la vraie manière de penser et d'exprimer sa pensée ; qu'ils se sont étudiés à copier la belle nature, et qu'ils y ont réussi. Ne les pas prendre pour modèles, ne se pas former sur eux, c'est abandonner cette source féconde du beau ; la nature qui, tantôt simple, tantôt grande et noble, tantôt forte et véhémente, tantôt riante et gracieuse, est toujours admirable dans les divers caractères dont l'expression fait le mérite de tout écrivain comme de tout peintre. Chacun de ces caractères a un vice à craindre, qui en est tout près, et qu'il n'est pas aisé d'éviter. [*72*] C'est à mon avis, par s'en être constamment préservés que les bons écrivains de l'Antiquité sont surtout recommandables. Ils ont su être abondants sans superfluité, concis sans obscurité, simples sans négligence, élégants sans affectation, nobles et élevés sans enflure, véhéments sans emportement ni désordre, gracieux sans mignardise ni afféterie. Au contraire les Modernes ont communément donné dans ces écueils, et y donnent encore tous les jours.
Mais notre admiration pour les Anciens doit avoir des bornes, parce que leur mérite est borné. Je n'en connais que quatre qui, sans être exempts de défauts, sont au dessus de toutes louanges, Homère et Virgile, Demosthène et Cicéron. Je dis sans être exempts de défauts, car faillir est inséparable de l'humanité. Ces quatre-là n'ont point de pair, et ont laissé bien loin derrière eux tous ceux qui ont couru la même carrière. Pour les autres, quelques perfections qu'ils aient, je crois qu'on y peut atteindre. J'avancerai ici un sentiment qui paraîtra [*73*] hardi, même téméraire, à quelques-uns, judicieux à d'autres, c'est qu'en général nous faisons plus d'honneur aux Anciens qu'il ne leur en est dû. Ils n'ont pas fait tout ce qu'ils pouvaient faire. Ils ont négligé beaucoup de connaissances qu'ils pouvaient acquérir ; ils ont peu connu les études pénibles et laborieuses. Les Modernes se sont donné plus de peine ; aucune difficulté ne les a rebutés ; ils ont fait pour s'instruire tout ce qu'il était possible de faire ; ils ont une infinité de connaissances que les Anciens n'ont pu avoir ; d'où il s'ensuit que les Modernes sont plus savants, plus universels que les Anciens n'ont été. La preuve de chaque proposition particulière fera la preuve de mon sentiment général.
Quand nous lisons un auteur grec ou latin, tel par exemple que Platon, qu'Hérodote ou que Tite-Live, nous admirons la beauté de son style, la pureté, la clarté de sa diction : nous entendons cet auteur et, par une secrète complaisance, nous lui savons gré de s'être fait entendre à nous, [*74*] pour qui sa langue est étrangère. Nous ne songeons pas qu'après tout cet auteur ne fait que bien parler sa langue, et nous lui faisons un grand mérite d'une chose qui, au fond, n'est pas fort difficile ; car pour celui de raconter des faits avec ordre et netteté, d'y mêler de courtes réflexions, sensées et morales, de faire parler ses personnages selon leur caractère et leurs mœurs, c'en est un assurément, mais je n'y vois rien de merveilleux. Imaginons-nous un Français, homme d'esprit, qui ne saurait que sa langue, mais qui la saurait bien, qualité assez rare parmi nous, faute d'éducation, parce que nous passons des dix années à faire semblant d'apprendre les langues savantes, et que nous négligeons entièrement la nôtre. Ce Français aurait lu tout ce que nous avons de bons écrivains, Poètes, Orateurs, Philosophes et Historiens ; je suppose qu'ayant ainsi l'esprit cultivé il écrive un morceau d'Histoire. Quelque succès qu'eût son ouvrage, mettrionsnous l'auteur au nombre des Savants ? Nullement : nous le regarderions comme [*75*] un bon écrivain, et rien de plus. Tels étaient les Grecs au temps de Platon, c'est-à-dire lorsqu'Athènes était la plus florissante. Ils ne connaissaient que leur langue ; ils ne savaient que leur langue ; tous les peuples de la terre, à commencer par les Romains, étaient barbares pour eux, et l'étaient en effet, si vous en exceptez les Juifs, qu'ils négligeaient de connaître, les Égyptiens, avec qui ils avaient assez peu de commerce, et les Chinois, dont ils n'avaient jamais entendu parler. Toute leur Littérature consistait dans quelques ouvrages de Poésie, comme ceux d'Homère, d'Hésiode, d'Alcman, de Stésichore, d'Alcée, d'Archiloque, dans les apologues d'Ésope et dans quelques légers Traités de Physique faits par leurs premiers Philosophes. Car depuis Thalès, le plus ancien d'eux jusqu'à Platon, il n'y avait que six-vingts ans et, en si peu de temps, la Physique ne pouvait pas avoir fait de grands progrès, dénuée comme elle était des secours que le temps et l'expérience nous ont procurés. Il faut bien des siècles pour mener [*76*] les hommes un peu loin dans l'étude de la nature. L'éloquence avait eu un progrès plus rapide : aussi demande-t-elle moins d'art que de naturel. En moins de cent ans, elle fut portée au plus haut point par Péricls et par Démosthène.
Platon fut le premier des Philosophes Grecs, au moins de ceux dont il nous reste quelque chose, qui tourna ses pensées du côté des mœurs. Il était né éloquent ; il parlait parfaitement bien sa langue ; il avait même le feu, l'élévation et l'enthousiasme d'un Poète, quand il voulait. Plein des lois de Minos, de Solon, de Lycurgue, il forma le plan d'une République, et conçut le noble dessein de rendre les hommes meilleurs, par conséquent plus heureux. Socrate, dont il avait été disciple jusqu'à l'âge de vingt-huit ans, venait de mourir. C'était l'homme le plus juste qui eût encore paru dans le Paganisme, un homme né pour servir d'exemple aux siècles futurs, un vrai Sage qui, sous les apparences d'une vie commune et sous un extérieur négligé, cachait la [*77*] plus solide vertu, qu'il rendait aimable par l'enjouement de son esprit et par la douceur de ses mœurs. Platon en fit son héros, c'est-à-dire son principal interlocuteur dans les dialogues qu'il nous a laissés. Il mit dans sa bouche ses propres sentiments et les grandes leçons de vertu qu'il voulait donner à ses concitoyens. Ces dialogues sont écrits avec tout l'art que demande ce genre d'ouvrage ; vous y trouvez tout ce sel attique, toute cette politesse qui distinguait les Athéniens des autres peuples de la Grèce ; et la morale en est fort belle. Mais dépouillons-nous de tout préjugé. Platon n'est-il pas quelquefois un peu trop discoureur ? Ne va-t-il pas à son but par des circuits trop longs ? Son épineuse dialectique ne fait-elle point de peine au lecteur ? et sa manière de procéder par demandes et par réponses, n'est-elle point un peu trop uniforme, un peu ennuyeuse ? À l'égard de sa morale, en vérité est-elle comparable à celle du Télémaque de l'illustre archevêque de Cambrai, M. de Fénelon ? Si cet ouvrage était écrit [*78*] en grec et qu'il eût deux mille ans, nous le regarderions comme un chef-d'œuvre de l'Antiquité. Pourquoi transporter à un Philosophe si éloigné de nous une admiration qui est due avec plus de justice au grand homme que j'ai nommé, et que nous avons vu de nos jours ? Jamais autre n'a pensé si noblement, ni si vertueusement, et son Télémaque, dont les principes sont liés à une religion purement naturelle, est par-là même propre à tout lecteur et sera toujours du goût de quiconque en aura pour la vertu. Cicéron, il est vrai, admirait Platon et le qualifiait d'homme divin ; c'était avec raison : il ne connaissait rien de meilleur ; les Romains jusqu'au temps de Cicéron n'avaient rien produit que de médiocre, et lui-même il ne savait pas qu'en travaillant à imiter le divin Platon il parviendrait à l'égaler, si ce n'est à le surpasser.
La Littérature des Grecs, dans les plus beaux jours d'Athènes, était donc fort bornée, comme je le disais. Et où auraient-ils pris leurs sciences ? La barbarie, l'ignorance, la superstition, [*79*] sa compagne nécessaire, couvraient toute la face de la terre ; le monde était encore alors dans son enfance : ils ne s'en apercevaient pas. Tout leur en marquait la nouveauté, et chez eux et à l'entour ; ils aimaient mieux se croire, dans la rigueur du terme et au pied de la lettre, autocthones, enfants de la terre qu'ils habitaient, que d'aller chercher dans les livres des Juifs des traces de leur origine. Nous ne voyons pas qu'aucun Grec ait su l'hébreu, ni même le phénicien. Leurs Philosophes discouraient beaucoup, soit au Lycée, soit au Portique, soit dans les promenades de l'Académie ; mais, au fond, ils étaient peu curieux, peu désireux d'apprendre. Hérodote avait voyagé en Égypte et sa relation est précieuse ; mais nous instruit-il de la religion, du gouvernement et des mœurs de ces peuples si célèbres, comme nos voyageurs français nous ont instruits de ce qui regarde la Chine ? Il ne nous apprend rien, ni de la langue des Égyptiens, ni de leur écriture, ni de leurs hiéroglyphes, ni de l'état des arts et des sciences parmi [*80*] eux, ni de la raison pourquoi ils rendaient une espèce de culte à de certains animaux, espèce de culte qui a fait croire, contre toute vraisemblance, qu'ils les adoraient effectivement.
Aristote parut après Platon. Qui dit Aristote, semble dire la Science même. En effet ce Philosophe a prodigieusement écrit, et a traité bien des sortes de matières ; son style est serré, sec et sans ornements ; malgré cela, ses traités de Politique, de Rhétorique et de Poétique sont admirables ; aussi, pour ces sortes d'ouvrages, ne faut-il qu'un grand sens, et ce grand sens est de tous les temps et de tous les pays. Plusieurs de ses autres écrits sont si inférieurs à ceux-là qu'on les croit supposés. On ne peut s'empêcher de reconnaître qu'Aristote a eu une plus grande étendue de connaissances que tous ceux qui ont été avant lui ; mais il n'a jamais du passer pour un oracle, surtout en Physique. Son nom a trop longtemps imposé dans les Écoles ; aujourd'hui on se rend à la raison et non plus à l'autorité. Comment les Grecs [*81*] auraient-ils été véritablement savants ? Ils n'avaient ni Critique, ni Théologie, ni Jurisprudence, ni Chronologie, ni Histoire, si ce n'est de ce qui s'était passé autour d'eux.
Quintilien, parlant des anciens Grammairiens grecs, nous dit que, s'érigeant en censeurs, ils passaient en revue les écrits des différents auteurs, démêlaient ceux qui étaient supposés d'avec les véritables, et rangeaient ceux-ci en meilleur ordre : il entendait apparemment Aristarque et quelques autres célèbres Grammairiens. Mais je ne vois pas que ces censeurs aient porté leur travail et leur critique bien loin. Nous ont-ils dit si la Batrachomyomachie et toutes les Hymnes que nous avons sous le nom d'Homère sont de ce grand Poète ? si la Théogonie est d'Hésiode ? si les vers d'Orphée doivent porter ce nom, et qui en est l'auteur ? si parmi les Lettres de Platon il n'y en a point quelqu'une de supposée ? si tant de Traités attribués à Aristote sont véritablement de ce Philosophe ? On dira peut-être que ces pièces ont été fabriquées dans [*82*] des temps postérieurs ; mais au moins pouvaient-ils donner une notice des ouvrages de chaque auteur : par là ils auraient obvié à la fraude des siècles à venir. Ces Grammairiens ont-ils remarqué le fabuleux d'Hérodote et de Ctésias ? ont-ils bien arrangé les actes, les scènes, les vers d'Euripide, de Sophocle, d'Aristophane ? nous ont-ils donné les vers de Pindare suivant leur juste mesure ? Enfin ont-ils éclairci, expliqué tant d'endroits difficiles qui se trouvent dans les écrits des Anciens ? Puisqu'ils étaient si passionnés pour la gloire de leurs écrivains, si amoureux de leur langue, si indifférents pour toutes les autres, ne devaient-ils pas du moins nous laisser quelque Grammaire et quelque Vocabulaire, qui facilitassent l'intelligence de leurs écrits, et conservassent leur langue à la postérité ? Il est vrai que, bien antérieurement à Suidas, à Hésychius, à Pollux, à Harpocration, quelques autres, dont il est parlé dans Photius, avaient composé des espèces de glossaires et de lexiques ; mais ces ouvrages [*83*] embrassaient seulement une partie de la langue Grecque, non toute la langue ; ainsi ils ne seraient nullement comparables aux dictionnaires de nos Étiennes, ni à celui de l'Académie Française ; sans compter qu'ils n'ont pas été faits dans le bon temps de la Grèce, qui est le seul dont il s'agisse ici. Je n'ai donc pas eu grand tort de dire que les Grecs n'ont pas fait tout ce qu'ils pouvaient pour l'avancement des Lettres.
Ces peuples avaient des dieux, une religion, un culte ; ils étaient infiniment spirituels et policés ; n'était-il pas naturel qu'ils eussent une Théologie pour maintenir les saines idées contre tant d'erreurs populaires et d'abus grossiers ? Car, au temps de Cécrops, ils n'adoraient que Jupiter très-haut, Ζεὺς ὕπατος, ils lui faisaient des offrandes de gâteaux qui, parce qu'ils étaient cornus, s'appellaient βοῦς, d'où est venue l'opinion qu'ils lui sacrifiaient un bœuf, mais c'est une erreur. Dans la suite ils imaginèrent ou adoptèrent tant de fables que le fonds de leur ancienne [*84*] religion en fut étouffé. Les dieux des Égyptiens, des Phéniciens et des Crétois partagèrent avec le très-haut un culte qui n'était dû qu'à lui, et les Grecs s'en firent une infinité d'autres. Cependant plusieurs de leurs divinités n'étaient qu'allégoriques ; plusieurs autres n'étaient que des génies tutélaires, des patrons ; d'autres étaient des héros qui, s'étant rendus utiles au genre humain, avaient par là mérité le séjour des bienheureux, et dont ils croyaient devoir honorer la mémoire. Il ne faut pas croire que leurs Sages regardassent Neptune, Pluton, Mars, Vulcain, Bacchus comme des dieux, encore moins Hercule, Castor et Pollux, ni Junon, Minerve, Cérès et Vénus comme des déesses, ni que ces ridicules métamorphoses de Jupiter et des autres dieux trouvassent créance dans leur esprit. Un Grec jaloux de l'honneur de sa nation, et qui aurait eu un peu de critique, nous aurait démêlé tout cela. Il aurait montré que leur religion, dégagée des fictions et des fables que les Poètes et le peuple y avaient [*85*] introduites, était une religion naturelle, qui ne choquait point la raison humaine ; il nous aurait dévoilé beaucoup de symboles et d'emblèmes qui cachaient ou une vérité, ou une moralité, comme la pierre de Rhea, la chute de Phaeton, et tant d'autres. Un tel ouvrage était nécessaire. L'ont-ils fait ? Aucun d'eux ne s'en est avisé.
Leur Jurisprudence était, ce me semble, aussi fort bornée : ils ne connaissaient que les lois de Dracon, de Solon, de Lycurgue, les Décrets des Amphictyons, les usages de leurs tribus ; ils n'avaient ni Jurisconsultes, ni Corps de Droit, ni rien qui approchât de cette admirable compilation que les Romains nous ont laissée et que nous appellons le Digeste.
Quelle chronologie pouvaient avoir des peuples qui ne savaient où placer les événements, faute d'un point fixe d'où ils pussent commencer à compter les années ? Car les Grecs n'avaient aucune connaissance de la création du monde, ni de la durée [*86*] jusqu'à eux. Mais était-il si difficile de convenir d'une hypothèse qui leur eût servi comme de base dans la science des temps ? Ils n'imaginèrent rien d'approchant. Tout ce qu'ils pouvaient donc faire, c'était de rapporter les faits au règne de leurs Rois, ou à la magistrature de leurs Archontes ; mais de savoir en quelle année du monde avait commencé ou fini la magistrature ou le règne de ces Rois, de ces Archontes, c'est ce qui n'était pas posible. Ils auraient pû faire de la prise de Troie une époque générale : c'est ce qu'ils n'ont pas fait ; il a fallu que nous nous en soyons avisé pour eux.
Après tout, qu'était-il besoin de chronologie à des peuples qui avaient si peu de connaissances historiques ? Durant près de douze cents ans les Grecs ont été sans Historiens. Le premier qui ait eu une grande réputation, c'est Hérodote, que Thucydide a suivi de près ; d'Histoire universelle ils n'en ont point connu jusqu'à Diodore de Sicile. Aussi tout ce qui s'est passé chez eux avant la [*87*] guerre de Troie n'est que ténèbres et que fables. Depuis ce fameux événement, on commença à voir plus d'ordre et de certitude dans l'histoire particulière de chacun des peuples qui composaient la Nation. Enfin ils instituèrent les Olympiades, et par là trouvèrent ce point fixe qu'ils auraient dû chercher plus tôt ; mais leur première Olympiade tombe en l'an du monde trois mille deux cent huit, et, de là jusqu'à l'ère chrétienne, il n'y a que 193 Olympiades, qui ne font pas huit cents ans, espace de temps peu considérable par rapport aux quatre milliers d'années que l'on comptait à la naissance de J.-C.
Au reste, en ne nommant qu'Hérodote et Thucydide pour Historiens jusqu'à la guerre du Péloponnèse, je ne prétends pas dire qu'il n'y en a point eu d'autres. Je suis bien éloigné du sentiment de ceux qui, sur la foi de quelques passages pris trop à la rigueur, assurent qu'avant Thérécyde et Hellanicus, les Grecs n'écrivaient qu'en vers. Il y a eu dans tous les temps, parmi les Nations policées, des [*88*] hommes soigneux de transmettre à la postérité les grands événements dont ils avaient été témoins ; on ne peut douter qu'il n'en ait été de même chez les Grecs. Autrement, comment des écrivains postérieurs de beaucoup, tels que Diodore de Sicile, Pausanias et Plutarque auraient-ils pu nous donner l'Histoire des temps les plus éloignés ? Ils ne l'ont pu faire que sur des Mémoires composés dans ces temps-là mêmes ; or il n'est pas vraisemblable que ces mémoires fussent écrits en vers. J'ai donc seulement voulu dire que jusqu'à Hérodote les Grecs n'avaient pas eu un seul Historien d'un certain mérite.
La Géométrie fut peut-être de toutes leurs sciences celle qui fit le plus de progrès. Euclide, sous le premier des Ptolémées, la porta à sa perfection, et ses Éléments sont, encore aujourd'hui, la base et le fondement de toute Géométrie. Pour l'Astronomie, quoique Méton et ensuite Eudoxe s'y fussent appliqués avec succès, il ne paraît pas que les lumières de cette science fussent fort répandues [*89*] parmi les Grecs, puisque Périclés eut besoin de toute son éloquence pour rassurer les Athéniens contre une éclipse de soleil dont ils étaient consternés, et que Nicias, qui n'en savait pas tant, ne pût remédier à l'alarme que prirent ses troupes en Sicile pour un accident pareil.
Mais sous Alexandre et ses successeurs, les Grecs acquirent de nouvelles connaissances, dont ils surent profiter. Ce conquérant mena une armée de trente-cinq mille Grecs au delà de l'Inde et jusqu'au Gange. Plusieurs d'eux firent des découvertes considérables dans les pays immenses qu'ils traversèrent ; ils remarquèrent la situation des lieux, la position des Provinces et des Villes, leur distance entre elles et par rapport à Athènes, la différence des climats, les mœurs des peuples, enfin ce qu'il pouvait y avoir de rare et de singulier dans chaque région. Callisthène vit de ses yeux à Babylone les anciennes observations faites par les Chaldéens et en fit part à Aristote. Tout cela contribua beaucoup au progrès de la [*90*] Géographie, de l'Astronomie et de l'Histoire. Aussi, peu de temps après, Ératosthène fut-il célèbre dans ces sciences : les gens de son temps l'appelaient le second en tout genre ; je ne sais pas qui ils mettaient le premier, mais, autant que l'on en peut juger par les témoignages des Anciens, Ératosthène eut plus d'érudition que tout ce qui avait été avant lui. Les Ptolémées, Grecs d'origine eux-mêmes, attirèrent à leur Cour des Grecs qu'ils comblèrent de bienfaits et à qui ils confièrent le soin de cette fameuse bibliothéque qu'ils s'étaient faite à Alexandrie. Là ces Grecs connurent Bérose et Manéthon et purent s'instruire, dans leur commerce et dans leurs livres, de mille antiquités qui jusque là leur étaient inconnues. À mesure que les connaissances se multiplièrent, il у eut des écrivains qui, plus éclairés et plus laborieux que les premiers, entreprirent des ouvrages importants. Ainsi Polybe, Historien qui ne le cède à pas un en mérite et en autorité, composa une Histoire générale [*91*] partagée en quarante livres, sans compter plusieurs autres ouvrages dignes d'un grand Capitaine et d'un sage politique tel qu'il était. Dans la suite, les Romains s'étant rendu maîtres de la Grèce, plusieurs Grecs vinrent s'établir à Rome, où ils se distinguèrent par leur savoir et par des écrits que l'on ne peut trop estimer : entre autres, Diodore de Sicile, Denys d'Halicarnasse, Strabon, Pausanias, Dion et Plutarque. Ce dernier était un homme d'une prodigieuse érudition : de quoi n'a-t-il pas traité ? Mais il était plus savant qu'agréable ; il écrivait pesamment et sans grâces. Ses Hommes Illustres sont de tous ses ouvrages le plus estimé ; pour ses traités de Morale, ils ont toujours été peu lus, et la Sagesse de Charon est beaucoup au-dessus, pour qui n'est point préoccupé et fait rendre justice à qui il appartient.
Ce que nous avons le plus à reprocher aux Grecs, c'est de n'avoir pas assez pensé à la postérité, et de nous avoir privés de plusieurs connaissances, faute de s'en être expliqué assez [*92*] clairement, ou de ne les avoir pas rendues assez sensibles. Telles sont leurs machines de guerre, leurs galères à neuf, douze et quinze rangs de rameurs, la construction de leurs temples, l'usage du chœur dans leurs tragédies et celui des flûtes dans leurs Comédies, leurs quadriges, leur barrière d'Olympie et plusieurs circonstances concernant leurs jeux. On dirait qu'ils n'écrivaient que pour eux, ou comme si le temps, qui détruit tout, eût dû respecter et leurs usages et leurs monuments. Il est vrai que les planches et les estampes sont une suite de l'Imprimerie, qui est une invention moderne ; mais ils pouvaient au moins se servir de traits et de figures linéaires, qui nous auraient mis au fait de bien des choses, et c'est à quoi ils n'ont pas pensé.
Je passe aux Romains.
Ce que la nature a été aux Grecs, les Grecs l'ont été aux Romains ; je veux dire que les Grecs n'ont eu d'autre exemplaire que la nature même puisqu'aucune nation qu'ils connussent [*93*] n'était savante et polie avant eux. Les Romains, au contraire, ont eu les Grecs pour modèles : ceux-ci sont donc originaux à l'égard de ceux-là, comme ceux-là le sont à notre égard. Aussi voyons-nous que les Romains n'ont commencé à réussir dans les Lettres et dans les Sciences qu'au moment qu'ils ont imité les Grecs ; rien de plus grossier auparavant. L'Histoire nous en fournit une preuve bien sensible. Le Consul Mummius, après avoir pris et saccagé Corinthe, fit charger un bâtiment de ce qui s'était trouvé de plus belles statues et de plus rares tableaux dans cette malheureuse ville. Aux yeux des connaisseurs, c'était autant de chef-d'œuvres de l'art ; mais, aux yeux du Romain, c'était du marbre, du bronze et du bois mis en couleur. Cependant, comme on lui avait vanté ces raretés, il avertit fort sérieusement le pilote que, s'il n'amenait son vaisseau à bon port, il ferait faire à ses dépens d'autres statues et d'autres tableaux. Y eut-il jamais pareille ignorance ? [*94*]. On comptait pourtant alors l'an de Rome 601.
Ce fut environ ce temps-là que les Romains virent fleurir leurs premiers Poètes, Naevius, Livius Andronicus, Ennius, Accius, Pacuve et Lucilius, qui peuvent être comparés, les uns à nos Desportes, à nos Ronsards et à nos Regniers, les autres à nos Tristans et à nos Rotrous. Si quelque partisan outré des Anciens est blessé de ces comparaisons, je le prie de considérer que, dans tous les temps et dans tous les pays, les commencements de quelque art ou quelque science que ce soit ont été faibles, et que les hommes ne s'élèvent à la perfection que par degrés. Plaute vint ensuite, qui valut mieux, sans valoir encore beaucoup, du moins au sentiment d'Horace, qui s'y connaissait bien. Térence dut le succès de ses pièces à Ménandre, dont il fut moins l'imitateur que le copiste, et aux avis de Scipion et de Lélius, les deux hommes les plus polis qu'il y eût alors dans la Capitale. [*95*]
Caton le Censeur écrivit beaucoup ; il apprit même le grec dans sa vieillesse ; un seul de ses traités a échappé à l'injure des temps ; mais, eu égard au siècle où il a vécu, quand nous comparerons ses écrits aux Recherches de Pasquier, nous lui ferons honneur.
Lucrèce ensuite, animé de l'esprit de Démocrite, d'Epicure, et du Poète d'Agrigente Empédocle, mit la Physique en assez mauvais vers, au travers desquels, par d'heureuses et vives saillies, il se montra grand Poète. Mais que ne peut point l'émulation ? En moins de cinquante ans, les Romains polirent leur langue et la rendirent capable d'égaler les écrits des Grecs. Antoine, Crassus, Catulus, les deux Gracques, Hortensius disputèrent aux Grecs le prix de l'éloquence ; et Cicéron la porta si haut qu'après lui elle ne pouvait plus que déchoir, comme elle fit. Ce grand homme se proposa deux modèles tout à la fois, Platon et Démosthène, et sut réunir en sa personne le mérite de l'un et de l'autre. [*96*]
Virgile, peu après, composa son Énéide à l'imitation d'Homère, et donna lieu à la postérité de douter s'il ne l'avait point surpassé. En effet, s'il y a plus de feu, d'imagination et de fécondité dans le Poète Grec, il y a, en récompense, plus de justesse, de correction et de régularité dans le Poète Latin, outre que son dessein est infiniment plus grand que celui d'Homère et que son quatrième et son sixième livres ont des beautés toutes neuves, qui passent de beaucoup tout ce qu'il y a de plus beau dans l'Iliade et dans l'Odyssée.
Il y eut, parmi les Romains, même émulation pour l'Histoire, et même succès. Tite-Live égala Hérodote pour le moins, et Salluste ne fut point inférieur à Thucydide ; pour ne rien dire de plusieurs autres qui se distinguèrent en différents temps par des qualités différentes, comme Cornélius Nepos, Velleius Paterculus, Tacite, Trogue-Pompée, Justin son abréviateur, et Quinte-Curse. Je ne prétends pas diminuer le mérite des Romains : il faut convenir que [*97*] d'ignorants et grossiers qu'ils étaient, ils devinrent bientôt aussi polis, aussi éclairés que les Grecs mêmes, et qu'à la gloire de les avoir soumis à leur empire ils ajoutèrent celle de s'être rendu propre tout ce que les vaincus avaient de goût, de savoir et de lumières. Mais il faut avouer aussi qu'ils trouvèrent dans leur langue des facilités et des avantages qui ne se trouvent point dans les langues modernes.
La langue que parlaient les Romains était toute composée de mots dont les syllabes étaient longues ou brèves, de même que la Grecque. Par là elle devint susceptible du même nombre et de la même harmonie que la Grecque et, par une suite nécessaire, elle devint susceptible ausi des mêmes genres de Poésie et des mêmes sortes de vers que celle des Grecs. Aussi les Romains adoptèrent-ils tous ces genres de poésie, toutes ces sortes de vers. Horace, par une audace dont il se fait tant de gré, transporta le premier l'Ode et le vers lyrique dans sa langue ; Virgile [*98*] employa le vers héroïque qui convient si bien à l'Épopée ; Catulle l'hendécasyllabe, qui est infiniment propre pour les petits sujets ; Ovide, Tibulle et Properce, en faisant usage du pentamètre, donnèrent à la débile élégie tout le soutien qu'il lui faut ; enfin le même Ovide, Varius et Pomponius Secundus firent parler leurs personnages en vers ïambes dans la tragédie, tous trois avec un égal succès, mais seulement pour montrer de quoi ils étaient capables.
Il en est tout autrement de nous. Les langues modernes, au contraire de la Grecque et de la Latine, sont toutes composées de mots dont les syllabes, à le bien prendre, ne sont ni longues ni brèves, c'est-à-dire dont la prononciation n'est astreinte, d'une manière assez sensible, à aucun temps fixe et marqué. Ainsi il est impossible que notre prose ait le même rytme, le même nombre, la même marche que la prose des Grecs et des Romains ; encore plus impossible que nos vers aient la même cadence, la [*99*] même harmonie que les leurs, par conséquent que nous ayons les mêmes genres de Poésie et les mêmes sortes de vers. À proprement parler, nous n'avons en notre langue ni poème épique, ni ode, ni élégie, ni tragédie, ni comédie ; nous avons gardé les mêmes dénominations, mais au fond la chose est différente. Car tous nos vers ne sont différenciés que par le nombre des syllabes, d'où il s'ensuit que rien ne serait plus aisé que de faire des vers en notre langue, et en toute langue moderne, si l'on n'avait imposé au Poète la nécessité de rimer, qui le gêne, le contraint, et fait en même temps son mérite, quand il y réussit. Mais cette rime, reste d'un goût gothique, qui nous plaît tant, est de la nature du miel qui, à force d'être doux, bientôt nous dégoûte, nous affadit. Comme elle consiste à faire que deux vers se répondent par une chute, une terminaison semblable, elle tourne en un défaut de variété, en une espèce d'uniformité, ou de monotonie, ou d'écho qui, par un mouvement [*100*] machinal, fatigue l'oreille, nous ennuie et nous rebute. De là vient que quiconque sait bien le Latin lira plus volontiers tout un livre de l'Éneide de Virgile qu'il ne lira deux cents vers français, quelque beaux qu'ils soient.
En second lieu, il faut considérer que le Grec, qui est si difficile pour nous, ne l'était point du tout pour les Romains : ils l'apprenaient naturellement par le commerce qu'ils avaient avec les Grecs. Au temps de Cicéron, il n'y avait pas à Rome un citoyen aisé qui ne fît le voyage d'Athènes et qui n'y envoyât ses enfants pour apprendre la politesse dans le sein de la politesse même. Et, depuis que la Grèce fut devenue une province de l'Empire Romain, il у eut peu de Romains distingués qui n'eussent chez eux des Grecs, ou pour esclaves, ou pour affranchis, ou pour amis. Ces Grecs avaient eu une excellente éducation, avantage qui était aussi commun en Grèce qu'il est rare parmi nous ; ils entretenaient leur patron, leur maître, leur ami [*101*] de la Littérature qu'ils avaient acquise, et en instruisaient les enfants, qui apprenaient le Grec en même temps que leur langue naturelle. Il ne faut donc pas s'étonner si les Romains, en si peu de temps, vinrent à bout d'égaler leurs modèles, et s'ils ne leur laissèrent d'autre gloire que celle de l'invention.
Cependant ils ne réussirent pas en tout genre : nous ne voyons point qu'ils aient eu de Poètes tragiques ni de comiques d'une grande réputation. Quintilien dit que la langue Latine ne pouvait atteindre ces grâces naïves du langage attique, en quoi les Comédies de Ménandre excellaient. Mais, si les Romains avaient au moins eu plusieurs Poètes du mérite de Térence, la postérité en aurait fait cas ; et, pour la Tragédie, ils n'ont pas la même excuse. Nous ne voyons non plus parmi eux ni Géomètres, ni Astronomes, ni Philofophes d'un grand nom ; je dis Philosophes adonnés à l'étude de la nature. D'un autre côté, ils portèrent la science du Droit aussi loin que [*102*] l'Éloquence et, aujourd'hui encore, les décisions de leurs Jurisconsultes servent de règle à toutes les nations policées de l'Europe. Ils ont eu aussi des Grammairiens pour le moins aussi habiles et aussi utiles que ceux des Grecs, témoin Servius Asconius Pedianus et Donat. Du reste, même négligence dans les Romains que dans les Grecs pour bien des choses : ils ne nous ont laissé ni grammaire, ni dictionnaire de leur langue ; ils ne nous ont instruit ni de leurs monnaies, ni de leurs inscriptions, ni de leurs amphithéâtres, ni de leur Cirque. Ils avaient soumis l'Égypte à leur domination ; ils y envoyaient tous les ans une espèce de Gouverneur qui traînait après lui nombre d'Officiers de toute sorte. Quelles recherches ne pouvaient-ils pas faire dans un pays si fécond en merveilles ? Ils ne nous en ont rien appris.
On peut dire en général qu'après la gloire des armes, les Romains tournèrent leurs pensées du côté de l'éloquence plutôt que du côté des sciences. L'éloquence les menait à [*103*] tout, et n'était pas moins nécessaire au Général d'armée qu'à l'Orateur. Ils s'appliquèrent donc infiniment à l'art de bien parler, de bien penser et de bien écrire. Le premier est le fruit de l'éducation, le second demande beaucoup d'esprit et le troisième est une suite de l'un et de l'autre. Ils y réussirent admirablement : toute la Grèce n'eut rien de comparable à Cicéron et à Quintilien dans l'art d'apprendre à bien parler ; mais cela ne fait pas des savants. Aussi ne connaissons-nous guère que trois hommes qui aient pu mériter ce nom parmi les Romains : Cicéron, Varron et Pline. Cicéron avait l'esprit orné de toutes les connaissances que l'on pouvait avoir alors ; Varron, d'une commune voix, était regardé comme le plus savant homme de son siècle ; pour Pline, nous avons son Histoire naturelle, où il y a une érudition immense. Mais c'est une compilation faite sur des mémoires qu'on lui fournissait ou qu'il avait ramassés, sorte d'ouvrage sujet à bien des méprises. Je crois Pline plus [*104*] estimable encore par la beauté de son esprit, par sa manière de penser, grande et forte, que par sa pénible et laborieuse entreprise. Toute compilation dénuée de ces traits lumineux que nous remarquons en lui, ou qui manque de sagacité et de critique, fait peu d'honneur à son auteur, quoique toujours utile au public.
À l'égard des beaux Arts, tels que l'Architecture, la Peinture et la Sculpture, il faut convenir que ç'a été l'endroit faible des Romains. Ils ont eu beau décorer Rome des chef-d'œuvres de la Grèce, c'est-à-dire des plus belles statues et des plus excellents tableaux qu'il y eût dans le monde, ils n'ont jamais pu approcher de ces grands modèles. Vitruve fut, à la vérité, profond dans la science des proportions et de l'Architecture ; mais il eut plus de théorie que de pratique. Je croirais volontiers que, pour exceller dans ces arts, il ne suffit pas de se former sur des originaux, il faut saisir le vrai, le naturel ; ce n'est pas assez, il faut saisir la nature [*105*] même. Les Grecs qui avaient l'esprit vif et délicat, étaient propres pour cela ; les Romains ne l'étaient pas. Souvent la différence des climats fait la différence des hommes, comme celle des plantes.
Venons présentement aux Modernes.
On entend par ce mot tout ce qu'il y a eu d'écrivains de quelque mérite depuis la renaissance des Lettres. Car, durant huit ou neuf siècles jusqu'à cette époque, les Arts, les Sciences et les Lettres ont été tellement éclipsées qu'à peine en a-t-on vu luire un rayon de temps à autre. Nous vantons quelquefois le règne de Charlemagne, de Louis le Débonnaire, de Robert, de Charles V comme des temps où les Sciences ont fleuri ; je le veux bien, pourvu qu'on m'accorde qu'il en est de ce qu'ils ont produit de meilleur comme de ces étincelles qui sortent d'une épaisse fumée, et qui tiennent moins de la lumière que des ténèbres. Quand on est réduit à chercher les lettres humaines en des écrivains tels que [*106*] Grégoire de Tours, Eginart, Alcuin Guillaume de Nangis et ses continuateurs, Froissart même et Monstrelet, Raoul de Presle, ou dans un tas de vieux Romanciers, de Poètes, et de traducteurs qui ont paru dans cet intervalle, on est bien près de passer condamnation sur la profonde ignorance où l'Europe entière s'est trouvée comme ensevelie durant un si long temps. Il ne s'agit donc ici que des écrivains qui se sont distingués depuis environ le milieu du quinzième siècle jusqu'à nos jours ; ce sont les seuls que l'on puisse comparer aux auteurs Grecs ou Romains, qui sont d'une bien plus grande antiquité et que, par cette raison, nous appelons les Anciens.
Il y aurait de l'injustice à vouloir juger de tout le mérite de ceux-ci par les seuls monuments qui nous en restent ; ces monumens ne font pas la vingtième partie de ceux qu'ils nous avaient laissés. Nous en avons perdu plusieurs où nous trouverions des connaissances non seulement précieuses par elles-mêmes, mais capables [*107*] de répandre du jour sur d'autres ouvrages qui se sont conservés et qui, faute de ce secours, ne sont ni entendus, ni goûtés comme ils le seraient. Il y a même des genres de Littérature sur lesquels nous ne pouvons sans témérité prononcer contre les Anciens en faveur des Modernes. Le parti le plus sage est de suspendre son jugement, parce qu'en effet nous ne sommes pas en état de juger, soit que nous manquions absolument de pièces de comparaison, soit que nous n'en ayons pas assez, ou que nous ne puissions nous fier à celles que nous avons.
Tel est le théâtre Grec. Nous n'en avons plus qu'un échantillon ; encore, au sentiment des plus habiles Critiques, est-il assez informe. Quand on fera réflexion que, de quatre-vingt-douze tragédies d'Euripide, il ne s'en est sauvé que dix-neuf ; que de six-vingts composées par Sophocle, il ne nous en reste plus que sept ; que de plus de cinquante comédies d'Aristophane, il ne nous en est venu qu'onze ; que toutes les pièces de Cratinus, [*108*] d'Eupolis, de Philémon et de plusieurs autres Poètes comiques de mérite et de réputation sont perdues ; que Ménandre, auteur de la Nouvelle Comédie et le Poète comique le plus estimé de l'Antiquité, avait fait cent huit ou dix pièces, qui toutes ont péri ; quand on fera, dis-je, cette réflexion, l'on sera bien éloigné de porter son jugement sur le théâtre Grec. La plupart des Français s'imaginent qu'il n'y a jamais eu rien de si beau que notre Opéra ; nos pièces de théâtre, soit tragédies ou comédies leur paraissent admirables ; et, dans leur esprit, Quinaut, Corneille, Racine, et Molière sont bien au-dessus de tout ce que la Grèce a eu de Poètes dramatiques. Le théâtre, dit-on, était alors dans son enfance ; il est aujourd'hui dans la perfection. Je pense fort différemment e au défaut de preuves convaincantes, la présomption est en ma faveur. Car, après tout, nous savons, à n'en pouvoir douter, que les Athéniens ont été un peuple aussi spirituel et d'un goût aussi fin qu'il y en ait eu dans [*109*] le reste du monde. Nous savons aussi qu'ils étaient passionnés pour les spectacles ; qu'ils en faisaient une affaire sérieuse ; que l'intendance ou la direction en était confiée à un homme de poids ; qu'ils n'épargnaient ni soins ni dépense pour en assurer le succès ; qu'il y avait des prix établis pour le Poète et pour le Musicien qui l'emportait sur ses concurrents ; que leurs théâtres étaient magnifiques, qu'un grand peuple y était placé commodément, que par des vases d'airain mis de distance en distance ils avaient le secret de porter la voix d'une extrémité à l'autre ; que leur grand talent était l'imitation ; enfin que c'est d'eux que nous sont venues les règles du théâtre, règles si éprouvées que nos Poètes, encore à présent, ne réussissent qu'autant qu'ils les observent. De tout cela, il s'ensuit, ce me semble, que les Grecs devaient exceller dans le dramatique comme il n'est pas douteux qu'ils excellaient dans tous les autres genres de Poésie.
Si de ces considérations générales [*110*] on vient aux particulières, on verra que les défauts du théâtre Grec ne nous sont pas assez connus pour en pouvoir parler et que les défauts du nôtre sautent aux yeux. Car, premièrement, nos théâtres sont si négligés, si mal placés qu'il paraît bien que le gouvernement les protège moins qu'il ne les tolère. En second lieu, il faut convenir que notre Opéra, quelque enchanteur qu'il soit, est un spectacle de très mauvais goût, qui choque visiblement la vraisemblance, de toutes les règles celle qu'il faut le plus respecter. On y met en chant les choses les moins faites pour être chantées, tout ce qu'inspire le dépit, la colère, la fureur, le désespoir, même le sentiment d'une mort prochaine, et cela par un abus si grossier qu'il n'y a qu'une longue accoutumance qui puisse nous le faire supporter. L'amour, passion si dangereuse et si tyrannique, le seul amour en est l'âme et le sujet éternel. Dans un État bien policé, et dans l'intention d'un vrai Poète, toute poésie dramatique doit se proposer [*111*] de rendre les hommes meilleurs à quelques égards, et de faire passer l'instruction sous l'appât du plaisir. À l'Opéra, le plaisir est le feul but qu'on se propose : aussi tout l'effet qu'il produit c'est d'enchanter les sens, d'amollir l'âme, de gâter les mœurs et de tourner toute une nation vers les choses frivoles. Je pourrais ajouter que l'ennui est inséparable de cette continuité de chant et de symphonie qui fait le fond de nos Opéras ; car l'œil ne se lasse point de voir, mais l'oreille se lasse d'entendre, surtout si elle estsouvent frappée des mêmes sons.
Voyons si nos autres pièces de théâtre sont plus parfaites.
Molière et, à son imitation, plusieurs autres Poètes comiques, se sont donné la liberté de faire des comédies en prose : c'est une chose inouïe dans l'Antiquité, de qui pourtant nous tenons et l'idée et les règles de ce poème ; car la Comédie est une espèce de poème, et tout poème veut être écrit en vers. S'il est permis de faire une comédie en prose, [*112*] pourquoi ne fera-t-on point aussi une tragédie, une éclogue, une élégie, une ode, même un poème épique ? Insensiblement on se trouvera penser comme un Moderne que nous avons connu, et qui avait infiniment d'esprit, mais qui s'en servait quelquefois à renverser les principes les mieux établis et les idées les plus généralement reçues, homme sans principes lui-même, et à qui l'esprit tenait lieu de tout, bien qu'il ne suffise pas. Je suis persuadé pour moi que toute Comédie doit s'écrire en vers ; mais en quelle sorte de vers ? c'est la difficulté. Ce ne devrait être ni en vers alexandrins, vers pesants et nullement faits pour l'action, ni en vers rimés, qui sont contre toute vraisemblance. Car les personnages que le Poète met sur la scène, réellement et de fait, ne parlent point en rimes. Pourquoi donc leur prêter ce langage dans la tragédie et dans la comédie, qui sont une imitation, une image de leur véritable entretien ?
On dira qu'ils ne parlent pas plus en vers et que, par la même raison, [*113*] les Anciens ne devaient pas les faire parler en vers, ni les bergers non plus dans des éclogues. Cette objection, toute spécieuse qu'elle est, ne peut faire illusion qu'à ceux qui n'approfondissent rien. En effet, l'art qui imite la nature peut l'embellir, et l'embellit toujours sans la changer ; c'est précisément ce que faisaient les Grecs dans le tragique et dans le comique, en se servant du vers ïambe, dont la mesure, extrèmement propre pour l'action, ne faisait que donner un peu plus de poids et de soutien à la conversation des personnages qu'ils mettaient sur la scène. À l'égard du genre bucolique, on sait qu'il est né en Sicile, et que Théocrite en a été l'inventeur et le modèle. Or il n'est point hors de la vraisemblance que des bergers, sous un beau ciel, dans une contrée riante et fertile, chantassent leurs peines et leurs plaisirs sur leurs chalumeaux, ni qu'instruits par Daphnis, la fleur des bergers, ils sussent faire des vers champêtres et rustiques sur le ton de Théocrite, qui est autant au-dessus de Virgile en ce [*114*] genre que Virgile lui-même est au dessus de quelques-uns de nos Poètes qui ont fait parler à leurs bergers le langage de la ville et de la Cour. Mais il y a bien loin du vers ïambe et de la poèsie pastorale à la sotte affectation de rimer, qui change la nature sans l'embellir.
Ce que je dis ici n'est point pour blâmer nos Poètes dramatiques, dont plusieurs ont eu des talents admirables, dignes de Rome et d'Athènes ; ils n'ont pu faire autrement que de s'assujettir à la constitution de notre poésie et à nos usages. J'ai seulement voulu montrer que les Anciens étaient bien d'autres imitateurs que nous, non qu'ils eussent plus d'esprit, mais parce qu'ils s'appliquaient davantage à considérer la nature des choses, et que la langue qu'ils parlaient se prêtait toute entière et à leurs idées et à leurs besoins ; au lieu que la nôtre, dénuée de longues et de brèves, nous force de recourir pour les vers à la puérilité de la rime, qui devient par là d'un grand mérite. Il faut donc la souffrir ; mais je [*115*] voudrais du moins que nos Comédies fussent écrites en vers libres ; elles en auraient, je crois, un air plus aisé, plus naturel. Au reste le défaut que je touche n'est pas le seul qu'ait notre théâtre : nos pièces dramatiques, bornées à la simple déclamation, sans mélange de chant ni d'instruments, ne sauraient faire qu'un spectacle imparfait et languissant. Chez les Anciens, au contraire, le son des flûtes mêlé à la Comédie lui donnait un nouvel agrément, sans compter que l'usage du masque ajoutait beaucoup au jeu de théâtre. Pour la tragédie, ils avaient le chœur qui, s'intéressant à tout et s'exprimant toujours par des chants, devait rendre leurs pièces infiniment touchantes. On en peut juger par l'Esther et l'Athalie de Racine, où le chœur fait un si bel effet, tout détaché qu'il est du fonds de la pièce. Nous ne pouvons donc être trop réservés quand il s'agit de condamner des choses dont nous n'avons qu'une demi-connaissance. Car on juge d'ordinaire du théâtre Grec par de faibles [*116*] traductions en prose, qui ôtent d'abord au Poète tout le mérite de l'expression, et celui de la versification ; pour peu que le reste soit obscur, ou contraire à nos mœurs, à nos usages, on le trouve misérable ; mais ne se trompe-t-on point ? Que serait-ce des meilleures tragédies de Corneille et de Racine si, rendues en prose, même française, elles paraissaient tout à coup dénuées du mérite des beaux vers et des rimes les plus heureuses ?
Il en est de même de la musique des Anciens : c'est encore un point sur lequel il n'est guère possible de décider. D'un côté, nul monument subsistant qui puisse nous faire juger jusqu'où ils avaient porté cet art ; de l'autre, toutes les apparences du monde qu'ils l'avaient porté au plus haut point de perfection, comme tous les arts qui leur étaient connus, particulièrement ceux qui consistent dans l'imitation. Cette question a été traitée si savamment et si bien par de célèbres écrivains de nos jours que ce serait une témérité à moi d'en [*117*] parler après eux. Je me contenterai de dire que jamais nation n'a cultivé la Musique avec tant de soin que les Grecs. Cet art faisait une partie essentielle de l'éducation des enfants, qui l'apprenaient avec les Lettres ; et, par là, elle devenait une connaissance si générale qu'à proprement parler les Grecs étaient un peuple de Musiciens.
Aussi voyons-nous que la Musique régnait non seulement dans leurs divertissements, mais encore dans presque toutes les sortes de poésies qui étaient en usage parmi eux, donnant une nouvelle force au sens des paroles et mêlant sa propre harmonie à celle du vers. L'élégie se récitait au son des flûtes, le poème épique se chantait sur la lyre, et l'ode encore plus essentiellement, à la différence des nôtres, qui sont si peu faites pour chanter qu'il n'y a aucune raison de les appeler de ce nom. [*118*]
C'est ce qui me fait croire, que nous ne pouvons plus juger de la beauté des Odes de Pindare, proposition qui ne plaira pas aux admirateurs outrés de l'Antiquité, mais qui n'en est pas moins vraie. Car toute poésie qui est faite pour le chant, et qui ne s'y peut plus mettre, a dès-là perdu la moitié de son prix. Je suis persuadé que Pindare était un grand Poéte, mais c'est sur la foi des écrivains de l'Antiquité qui nous l'ont donné pour tel, et qui s'y connaissaient bien. Ceux qui l'admirent aujourd'hui ne sont que l'écho de ces autres. Ici, leur admiration n'a d'autre fondement que le préjugé ; il faut toujours être de bonne foi avec soi-même et ne pas s'imaginer savoir parfaitement ce que l'on ne peut savoir qu'à demi. Après cela, qu'on s'étonne que je n'aie pas mis Pindare au nombre de ces grands modèles dont nous connaissons à peu près toute l'excellence, Homère et Virgile, Démosthène et Cicéron. Pour revenir à mon sujet, ce n'est assurément [*119*] pas dans la musique qu'il faut chercher l'avantage des Modernes sur les Anciens.
Sera-ce donc dans l'Éloquence ? Je ne pense pas que nous soyons assez aveugles pour ne pas reconnaître que, de ce côté-là, nous ne sommes que des enfants en comparaison d'eux. Non que nous ne pussions peut-être les atteindre, mais parce que l'on ne nous forme point du tout à l'éloquence. Et, à dire le vrai, qu'en ferions-nous ? et à quoi nous servirait-elle, dans un gouvernement où nous ne devons avoir aucune part aux affaires publiques, et où il ne s'agit plus, comme autrefois à Rome et à Athenes, de faire passer un décret, une loi, une résolution dans le Sénat ou dans l'Assemblée du peuple ? Ceux de nos Magistrats qui sont chargés du Ministère public et de porter la parole, s'en acquittent si bien et ont les qualités nécessaires à leurs fonctions dans un degré si éminent qu'il est à croire que les autres ne leur manqueraient pas, s'ils en avaient besoin. J'en dis autant de nos Avocats, dont [*120*] plusieurs ont pour le barreau tout le mérite qu'il leur est permis d'avoir ; car on sait que non seulement le pathétique et les grands mouvements, mais que même les fleurs, la pompe et les ornements du discours leur sont interdits. Si l'éloquence était aussi utile et aussi glorieuse pour nous qu'elle l'était pour les Grecs et pour les Romains, nous aurions, comme eux, n'en doutons point, nous aurions nos Cicérons et nos Démosthènes. Le besoin qui a tiré le feu des veinęs du caillou nous inspirerait le talent de la parole et le perfectionnerait.
Véritablement il semble que ce grand talent devrait briller dans la Chaire, où l'Orateur a le champ libre et peut déployer toutes les forces de l'Éloquence. Mais quels obstacles n'a-t-il point à vaincre ? d'une part l'insensibilité ou l'incrédulité de l'auditeur et, de l'autre, l'obscurité, pour ne pas dire l'incompréhensibilité du mystère. Le plus sûr et le mieux serait de gagner l'esprit par le cœur, de jeter le trouble dans l'âme et [*121*] d'exciter ces grands mouvements qui sont si propres à opérer la conversion. Mais, de tous les talents, le plus rare est celui de toucher : il a manqué au plus grand Orateur de nos jours, ainsi qu'à Démosthène ; et, depuis un siècle, je ne connais qu'un seul Prédicateur, le P. Cheminais, en qui il se soit trouvé. Pour celui-là, il parlait au cœur ; difficilement se défendait-on des charmes que la persuasion avait dans sa bouche. Je ne finirais point si je voulais dire tout ce que me suggère une matière si abondante : il me suffit d'avoir fait observer que ni les Anciens ne sont aussi admirables qu'on le pense pour avoir porté l'art oratoire à la plus haute perfection, ni les Modernes aussi blâmables qu'ils le paraissent pour être demeurés infiniment au dessous, chaque temps ayant ses usages, toujours fondés sur le besoin.
Pour les Sciences spéculatives, c'est autre chose. Il y faut distinguer deux sortes de progrès : l'un moins apparent, qui est le fruit du génie, l'autre [*122*] plus sensible, dont on est redevable au temps. Le premier fait honneur aux Anciens ; le second est le partage des Modernes. Ceux-ci ont eu le secours de l'expérience et des découvertes ; ceux-là n'ont été guidés que par leur génie. On ne fait pas assez de gré aux Anciens d'avoir inventé ; on tient trop de compte aux Modernes d'avoir ajouté, perfectionné ; et eux-mêmes, oubliant ou peut-être ignorant ce qu'ils doivent à l'Antiquité, ils ne la payent que d'ingratitude. Seraient-ils donc aussi éclairés, aussi profonds qu'ils le sont dans l'Astronomie, dans la Géométrie, dans l'Algèbre, si Méton, Aristote, Eudoxe, Hipparque, Euclide, Archimède, Diophante n'avaient pas jeté les fondements de ces Sciences, et dégrossi des matières si confuses. Nos Géomètres, à quelque point de perfection qu'ils soient arrivés, feraient-ils aujourd'hui ce qu'a fait Archimède ? Connaissent-ils mieux l'étendue des forces mouvantes, et joindraient-ils aussi utilement la pratique à la théorie ? il est au moins permis [*123*] d'en douter. Une chose assez humiliante pour ceux qui cultivent ces sortes de Sciences, c'est que les instruments qui ont le plus servi à leur progrès aient été inventés par des gens d'une profession toute différente. Ainsi ni la boussole n'a été trouvée par un marin, ni le télescope par un Astronome, ni le microscope par un Physicien, ni l'Imprimerie par un homme de Lettres, ni la poudre à canon par un Militaire. La plupart de ces inventions ont été un effet du hasard : nous en avons habilement profité. Mais il a été plus difficile et plus glorieux d'amener l'Astronomie au point où elle était du temps d'Hipparque qu'il ne l'a été de la porter ensuite infiniment plus loin, comme on a fait avec l'aide du télescope ; et le premier qui, pour faire un trajet de cent lieues, a affronté les périls de la mer sur un frêle vaisseau a eu besoin de plus de courage que ceux qui font aujourd'hui des voyages de long cours.
Je ne m'accoutume point à entendre dire que c'est Descartes qui nous [*124*] a appris à penser, comme si tout ce qui l'a précédé avait raisonné de travers ; comme si Platon, Euclide, Archimède n'avaient pas su aussi bien que lui ne se rendre qu'à la clarté des idées. Les Anciens, à dire le vrai, étaient fort ignorants dans la Physique, où l'on n'a commencé à voir un peu clair que depuis les expériences sensibles qu'on a faites de la pesanteur de l'air, de sa vertu élastique, de sa condensation et de sa raréfaction. Mais en la pluspart des Sciences, dont le progrès ne dépend que de l'esprit humain, je crois qu'ils nous ont passés. Leurs écrits sont plus judicieux que les nôtres ; on y trouve autant de métaphysique qu'il en faut, plus de dialectique et de logique que nous n'en avons, sans préjudice de l'agrément dont ils assaisonnaient presque tous leurs ouvrages ; au lieu que souvent les nôtres manquent ou d'agrément ou de solidité. Et ce qui est une preuve incontestable de ce que je dis, c'est que, parmi les écrivains modernes, les plus universellement estimés sont ceux qui ont le plus [*125*] approché des Anciens et qui ont écrit dans leur goût, semblables à ces Peintres et à ces Sculpteurs qui, à force d'étudier l'Antiquité dans les monuments précieux que le temps nous a conservés, sont parvenus à les égaler, quelquefois même à les surpasser.
Trop prévenus en notre faveur, nous imputons assez souvent aux écrivains de l'Antiquité des défauts qui ne sont que dans notre imagination. Je me souviens que, l'an passé, comme je lisais à quelques gens d'esprit la traduction du Banquet de Platon, qui est de tous ses dialogues, sans contredit, le plus philosophique et le plus beau, plusieurs demeurèrent persuadés que ce Philosophe donnait dans un sophisme ridicule en confondant l'amour pris pour un désir, une affection de l'âme avec l'amour pris pour une Divinité. Voilà comme raisonnaient les Anciens, se récriait-on, avec un étonnement mêlé de pitié. Cependant on se trompait : ce n'est point Platon qui fait un sophisme, c'est Agathon qui, tout habile [*126*] qu'il se croit, donne dans le piège ; et, bien loin que Platon sait répréhensible, il peint ses personnages au naturel et met dans son dialogue une finesse de l'art, une beauté dont nous ne nous aviserions pas.
C'est encore par une suite de ce principe que nous nous croyons beaucoup plus éclairés que les Anciens parce que nous pensons mieux qu'eux sur certaines matières, comme l'unité d'un Dieu, la Providence, l'immortalité de l'âme, le souverain bien, etc. Rien de plus injuste : nous faisons honneur à notre esprit des lumières que nous devons uniquement à notre religion. Si l'on ne nous avait pas appris qu'il n'y a qu'un Dieu et qu'il gouverne tout, nous serions, avec cette prétendue supériorité d'esprit, comme les Grecs et les Romains flottants entre les différentes opinions des Philosophes ; ou nous donnerions avec le vulgaire dans tout ce que les fables ont de plus absurde. Le Christianisme que nous avons sucé avec le lait, influe sur nos idées, sur nos sentiments, sur nos mœurs, en un mot, [*127*] sur notre façon d'agir et de penser. L'ouvrage de M. de Fénelon, que j'ai tant vanté dans la première partie de ce discours, son Télémaque, ne serait pas ce qu'il est si l'auteur n'avait pas été Chrétien ; et, quoiqu'il n'y parle point en Chrétien, la noblesse et la pureté de sa morale sont le fruit de sa religion bien plus que de son esprit. Ainsi ce n'est point en tout cela que se trouve la supériorité des Modernes sur les Anciens. Où la trouverons-nous donc ? C'est où d'ordinaire on ne la cherche point : dans la multiplicité de leurs connaissances, dans la critique qu'ils y ont jointe et dans les difficultés infinies qu'ils ont eu le courage de surmonter pour s'instruire eux-mêmes etpour instruire les autres. Car voilà proprement ce qui fait la gloire des Modernes.
Représentons-nous en quel état étaient les Lettres et les Sciences avant le quinzième siècle. Presque effacées de la mémoire des hommes, elles ne subsistaient plus que dans de vieux parchemins transcrits anciennement [*128*] par des Moines peu savants, mais laborieux, et ensuite négligés par d'autres Moines ignorants, qui en connaissaient si peu le prix qu'ils les faisaient servir aux usages les plus vils. Car c'est ainsi que nous en avons perdu un si grand nombre. La langue savante d'alors était un latin corrompu, ou de la basse latinité, comme on l'appelle, qui n'aurait pas été entendu à Rome sous les premiers Empereurs. C'était en ce beau langage qu'étaient conçues les Chartres de nos Rois, leurs Déclarations, les Arrêts de leurs Cours de Parlement ; et les Clercs ou Ecclésiastiques étaient réputés savants quand ils avaient pu parvenir à le parler ou à l'entendre. Par la langue savante, on peut imaginer ce qu'était la langue vulgaire : un jargon informe et grossier tel qu'on l'avait reçu de ses pères, et sans qu'il vînt à l'esprit qu'on pouvait le purger de ce qu'il avait de barbare, le polir, le perfectionner et le rendre susceptible de quelque sorte d'harmonie. Cependant on écrivait alors comme à présent ; chaque [*129*] nation avait ses Annalistes, ses Romanciers, ses beaux esprits, ses Poètes. De-là ces vieilles chroniques qui, au défaut de monuments plus authentiques et plus sûrs, ont servi de guides à nos historiens ; de-là ces livres de Chevalerie, mélange grotesque de dévotion, de galanterie et de goût pour les aventures et les combats, suivant le caractère des hommes d'alors, surtout de nos Français ; de-là enfin ces misérables poésies, les unes romanesques, les autres allégoriques, les autres galantes, où le plus souvent la raison s'égare en courant après la rime, et dont quelques traits naïfs font tout le mérite.
Les Lettres languissaient dans cet état d'ignorance et d'assoupissement quand, au milieu du quinzième siècle, on les vit se ranimer et paraître avec un nouveau lustre. Les Grecs étaient destinés à éclairer une seconde fois les Romains, et ceux-ci à répandre la lumière dans toutes les autres parties de l'Occident. Après la prise de Constantinople en 1453, quelques [*130*] Grecs fugitifs viennent chercher un asile en Italie, et y portent leur trésor avec eux. Ce trésor consistait uniquement dans la Littérature dont ils avaient l'esprit orné, et dans des manuscrits grecs où ils l'avaient puisée. Alors, pour le bonheur du monde, siégeait sur la Chaire de Saint-Pierre un Pape recommandable à jamais, un Pape ami des Lettres, du mérite et de la vertu, quelque part qu'il les trouvât. Nicolas V reçoit ces illustres malheureux avec bonté : les connaître, les chérir, leur faire du bien fut pour lui une même chose. Par un autre bonheur, l'Italie se trouva pleine d'excellents esprits, à qui il ne manquait que l'occasion pour faire éclater de grands talents. Cette occasion se présente ; ils la saisissent ; ils conversent avec ces Grecs : ils trouvent en eux une sorte de Littérature, de savoir, de goût que l'Italie ne connaissait plus ; ils en sont charmés. De l'estime de leur personne, ils passent à celle de leurs livres : c'était un chiffre pour ces nouveaux disciples ; on leur en donne la clef, [*131*] peu après l'intelligence. Aussitôt une noble émulation s'empare des esprits ; c'est à qui apprendra la langue Grecque. Le souverain Pontife est le promoteur de ce louable dessein et en couronne le succès : lui-même il fait chercher de tous côtés des manuscrits ; il n'épargne ni soins ni dépense pour en recouvrer. On lui en trouve de toute espèce, de Grecs, de Latins, d'Hébreux, de Syriaques, d'Arabes. Par là, il jette les fondemens de la précieuse Bibliothèque du Vatican. Tout concourt au progrès et à la gloire des Lettres : l'art d'imprimer, si heureusement inventé peu d'années auparavant, devient bientôt florissant par les soins des Aldes, plus dignes encore du nom de savants que de celui d'imprimeurs célèbres. A l'aide d'un art si utile, ces manuscrits à demi effacés, pleins d'abréviations et si difficiles à déchiffrer, produisent des copies imprimées en si beaux caractères que les plus indifférents les admirent et s'empressent d'en pénétrer le sens. Les copies se multiplient, le désir d'apprendre [*132*] croît en même temps. Déjà la réputation des Savants d'Italie vole en tous lieux ; enfin les Lettres renaissantes dédaignent leur berceau, franchissent les Alpes, sont accueillies en France par un Roi également spirituel, magnifique et bienfaisant. Elles s'étendent de proche en proche, en Angleterre, dans les Pays-Bas, en Allemagne, dans le Nord : l'Europe entière change de face : à l'ignorance et à la grossièreté qui y régnaient succède le savoir et la politesse.
Mais imagine-t-on ce qu'il en a coûté de peines et de veilles aux savants Modernes, qui ont tiré les Lettres de leur obscurité et fait revivre des langues mortes depuis tant de siècles ? Quelles difficultés ne leur a-t-il pas fallu surmonter ? Ils n'étaient secondés que de leur courage et de leur application ; cependant non contents d'être parvenus à entendre ces langues, par un zèle qu'on ne peut assez reconnaître, assez louer, ils entreprennent d'en faciliter l'usage à la postérité. Il n'y avait ni méthodes, ni grammaires, ni vocabulaires [*133*] : ils en composent, et de si amples, de si exacts qu'il ne s'y peut rien ajouter. Quels hommes que nos Étiennes, soit qu'on les regarde comme imprimeurs ou comme auteurs ! Et quelle entreprise que ces immenses dictionnaires Grecs et Latins qu'ils nous ont donnés, sorte de travail inconnue aux Anciens et aussi utile qu'il s'en puisse imaginer ? Érasme avoit déjà étonné toute l'Europe par la multitude et la beauté de ses écrits ; cependant je ne parle encore que du premier âge des Lettres depuis leur résurrection.
L'âge suivant nous présente bien d'autres merveilles, des prodiges d'érudition, des hommes universels pour qui l'Antiquité n'avait rien de caché, rien d'obscur, à qui tous les siècles étaient présents et dont le moindre mérite était de savoir l'Hébreu, le Grec et le Latin comme leur propre langue. Un Petau, un Sirmond, un Grotius, les deux Scaligers, un Bochart. Avec le respect que je fais profession d'avoir pour l'Antiquité, je ne crains point de [*134*] dire qu'elle n'a rien eu de comparable à ces illustres Modernes ; cette Encyclopédie tant vantée par Quintilien est proprement leur partage et nullement celui des Anciens. Je l'ai déjà dit : les Grecs ne connaissaient que leur langue, que l'histoire de leur pays, que les écrivains de leur nation. Les Romains avaient ajouté la Littérature Grecque à la leur propre ; mais, en fait d'histoire et de chronologie, comme en beaucoup d'autres choses, les uns et les autres étaient extrêmement bornés, et devaient l'être par leur façon de penser. Ils n'avaient que du mépris pour tous les autres peuples : ce n'était pas le moyen d'aller chercher des connaissances bien loin.
À vrai dire, la plupart de ces autres peuples méritaient assez le nom de barbares qu'on leur donnait ; mais, à présent que sur les débris de l'Empire Romain il s'est élevé tant d'États policés, qui tous font une figure considérable dans l'Europe, qui ont eu leurs Souverains, leurs guerres, leurs alliances, leurs personnages, un [*135*] Moderne, pour être savant, doit joindre l'histoire de chacun de ces États à l'histoire générale du monde. C'est un prodigieux surcroît de connaissances, qui ira toujours en augmentant à mesure que les siècles se multiplieront. Il n'y a donc aucune comparaison à faire entre un Varron, le plus savant des Romains, et un Père Pétau, le plus savant des Modernes.
Horace disait des Poétes latins qu'ils avaient tout essayé, tout tenté,
Nil intemptatum nostri liquere poetae. [135-1]
C'est une louange que l'on peut appliquer aux Modernes avec bien plus de justice. Quel est en effet le genre de Littérature qu'ils n'aient pas traité, épuisé ? Le sacré, le profane, le fabuleux, l'historique, la Géographie ancienne et moderne, le droit, la diplomatique, les inscriptions, les médailles, les monuments de toute espèce, versions, traductions, commentaires, rien ne leur a échappé, au point qu'aujourd'hui nous ne faisons, pour ainsi dire, que glaner [*136*] après ces laborieux écrivains qui, d'âge en âge depuis la renaissance des Lettres, ont produit des ouvrages si excellents, ou que mettre, peut-être, un peu plus d'ordre et de netteté dans les prodigieuses compilations qu'ils nous ont données en tout genre.
Ce qui rend cet amas de connaissances infiniment précieux, c'est la sage critique qui en a fait le discernement, critique peu connue aux Anciens, si ce n'est en matière d'Éloquence et de Poésie. Combien de choses rapportées légèrement dans Pline sur la foi des voyageurs, ou sur le témoignage d'Aristote, de Théophraste, de Dioscoride, de Columelle, que ce grand naturaliste n'a point vérifiées et qui se trouvent fausses ? Nous ne voyons point aujourd'hui nos Astronomes, nos Physiciens, nos Botanistes, nos Chimistes se copier les uns les autres, ni fupposer des faits incertains ou des phénomènes imaginaires. Ils n'en croient qu'à leurs yeux, qu'à leur propre expérience ; ils ont appris à douter, et à s'assurer du vrai par une espèce [*137*] d'incrédulité. Car, il faut en convenir à leur gloire, jamais la nature n'a été si bien observée qu'elle l'est par ces industrieux génies. Les plus vils insectes ne se dérobent point à leurs recherches ; et, si quelques-unes de leurs découvertes paraissent aujourd'hui plus curieuses qu'utiles, il y a pourtant lieu de croire que c'est un germe qui produira son fruit avec le temps.
Que conclure de tout ce discours ? Ce qu'a dit si bien le Poète le plus sensé de l'Antiquité : Le temps qui s'écoule nous ravit toujours quelque avantage ; le temps qui succède nous en apporte d'autres [137-1]. Nos acquisitions compensent nos pertes. Laissons aux Anciens la gloire d'avoir mieux réussi que nous en Éloquence et en Poésie ; reconnaissons-les pour nos maîtres dans les choses qui ne sont que de goût, que d'agrément ou de sentiment, comme tout ce qui est du ressort des Belles-Lettres : c'est là leur [*138*] triomphe. Apprenons d'eux à penser judicieusement, sans courir après les traits d'esprit, et à nous exprimer toujours d'une manière simple et naturelle, sans donner dans l'affectation, ni dans le précieux. Transportons dans nos écrits la noblesse ou l'agrément des leurs, la beauté du style, les grâces de l'élocution, le nombre et l'harmonie, autant qu'il nous est possible. Tenons-nous en aux principes qu'ils ont établis sur le choix et l'emploi des mots, sur les deux usages, l'un général et constant qu'il faut respecter, l'autre douteux qui se doit décider par l'autorité de personnes éclairées, non par la pluralité, parce qu'en fait de langue, comme en fait de mœurs, le plus grand nombre n'est pas celui qu'il faut suivre. Mais, en même temps, convenons que les Modernes ont été plus laborieux, plus avides de connaissances, plus exacts observateurs de la nature, plus attentifs et plus profonds dans leurs recherches, en un mot, incomparablement plus universels et plus savants. De cette manière, nous [*139*] aurons pour les uns et pour les autres le degré d'estime qu'ils méritent.
Voilà, Messieurs, ce qu'un esprit d'équité m'a suggéré sur une question cent fois agitée, jamais bien examinée et toujours injustement débattue de part et d'autre.
NOTES
[135-1] Horace, Art Poétique, v. 285. « Il n'est rien que les poètes de chez nous n'aient tenté ».
[137-1] Multa ferunt anni venientes commoda secum / Multa recedentes adimunt (Horace, Art Poétique, v. 175-176). « Les années, en venant, apportent beaucoup d'avantages ; elles en emportent beaucoup en se retirant ».