<== Retour


Édouard Fournier

RACINE À UZÈS

comédie en un acte, en vers, avec prologue, épilogue et notes
d'après des documents nouveaux et inédits
représentée au théâtre du Vaudeville le 21 décembre 1864,
pour le 225e anniversaire de la naissance de Racine ?


 

PROLOGUE : RACINE AU VAUDEVILLE

Mesdames et messieurs, vous dites entre vous,
Que fêter Racine chez nous
Est une entreprise hardie.
Elle est du moins sans perfidie,
Et sans aucun piège trompeur.
Aussi, Messieurs, n'ayez pas peur,
Nous n'allons pas vous jouer la tragédie.
Voici le fait tout simplement :
Depuis tantôt six mois, vous le savez peut-être,
Les théâtres ont vu renaître,
Par un heureux avènement,
La liberté !… Son plus beau privilège
Est le droit sacré d'admirer
En public, et de célébrer
Les maîtres, envers qui l'on semblait sacrilège
Sitôt qu'on les jouait autre part qu'aux Français,
À l'Odéon, ou… dans quelque collège.
Puisque enfin aujourd'hui, sans crainte de procès
Le droit nous est acquis par la loi qui protège,
De courber devant eux nos fronts,
Nous admirons.
Depuis que nous pouvons sans passer pour corsaires
Voguer sur ces grands flots, et prendre tous les tons,
Ce jour est le premier des grands anniversaires ;
Nous l'acceptons.
Avant Molière et Corneille, Racine
Premier en date, à son rang se dessine :
Nous le fêtons.
N'était-il pas déjà des nôtres,
Quand on le célébrait chez d'autres ?
Il fut toujours à nous : Par ses Plaideurs, (a)
Par l'esprit de ses Épigrammes, [*note 01*]
Et par les brûlantes ardeurs,
Que, sans prétendre à ses grandeurs,
Nous tâchons de mettre en nos drames.
Il en eût fait, s'il vivait aujourd'hui…
De meilleurs, et qui sait ! – Je vais penser pour lui,
Pardon ! – Mais je crois bien que voyant qui nous sommes
Il rirait à nos faux Bonshommes ; (b)
Puis écoutant son cœur, à qui l'amour parla,
Il pleurerait à Dalila, (c)
Dont l'auteur – pardonnez encore ma parenthèse –
Est à l'Académie assis dans son fauteuil. [*note 02*]
Donc, nous pensions qu'on pouvait à son aise,
Lui faire fête ici quand, le dédain dans l'œil,
Un vieil auteur me dit : « On rira par la ville ;
Racine est grand, mais incomplet ;
Il n'eût pas fait un quart de vaudeville
Il ne tournait pas le couplet,
– Si fait, lui dis-je, et j'ai la preuve en poche. »
Et là-dessus je lui décoche
Ces couplets, où l'on voit qu'il eût pu volontiers
Faire en chansons des actes tout entiers,
Comme jadis Panard et notre Désaugiers. (d)
L'air en est vieux, mais respectable.
Vous l'excuserez. – C'est à table
Que Racine rima ces couplets certain jour,
Chez une dame de la Cour, [*note 03*]
Qui, pour que son époux eût rang de capitaine,
Levait des soldats par centaine :

Vous faites des soldats au roi.
Iris, est-ce là votre emploi ?
Pour vous en éviter la peine,
Qu'Amour assemble seulement
Ceux qu'il a mis dans votre chaîne,
Vous en ferez un régiment.

J'y veux entrer, mais que l'argent
Ne soit pas mon engagement :
Je n'ai pas l'âme mercenaire ;
D'un seul baiser faites les frais :
Engagé par un tel salaire,
Je ne déserterai jamais.

Mais n'allez pas, pour m'accepter
À ma taille vous arrêter ; [*note 04*]
Grand ou petit, cet avantage
À la valeur ne fait en rien
C'est du cœur que part le courage,
Quand on aime, on sert toujours bien.

Les créateurs de ce théâtre
Desfontaines, Radet, et Piis, et Barré : (e)
Dans le grand homme avaient flairé
Le coupletier gaiement folâtre
Par la tragédie égaré.

Aussi, lorsqu'en l'an six vint son jour séculaire, [*note 05*]
À sa mémoire ils crurent plaire
En le fêtant à leur façon,
C'est-à-dire avec la chanson.
Ils n'avaient que ce gai ramage,
Et personne ne s'en moquait.
La pièce qui fut leur bouquet
Avait pour un humble titre : Hommage
Du Petit Vaudeville au Grand Racine. – On voit (f)
Qu'ils ne se flattaient guère, et c'est toujours adroit.
Le tout fut applaudi ; c'était simple, et sincère.
Nous ne voulons pas plus en cet anniversaire :
C'est un Acte… de piété
Fait en pleine sincérité,
Moitié grand jour, moitié nuit noire,
Sous forme d'ancien répertoire.
Et pourtant ce n'est qu'en tremblant
Que nous risquons cette partie.
Notre peur qui n'a pas le moindre faux semblant,
Ajoute à notre modestie.
Sur nos anciens je m'appuierai,
Pour commencer, je chanterai
Le couplet qu'Arlequin, de façon fort civile,
Fredonnait à la fin de leur gai vaudeville :

Si l'on trouve que nous sommes
Bien imprudents, bien hardis ;
Si l'on dit que les grands hommes
Chez nous deviennent petits,
Je dirai pour nous défendre :
Chez les Ombres je les prends :
Vous ne devez vous attendre
Qu'à des ombres de talents.

–––––––––––––––
(a) Les Plaideurs, comédie de Racine représentée en 1668.
(b) Les Faux-bonhommes, comédie de Théodore Barrère et Ernest Capendu représentée le 11 novembre 1865 au théâtre du Vaudeville.
(c) Dalida, drame d'Octave Feuillet (1857)
(d) Charles-François Panard (1689-1765) écrivit pour l'Opéra comique et le théâtre de la Foire. – Marc-Antoine Désaugiers (1772-1827) fut un chansonnier et un vaudevilliste.
(e) Desfontaines, Radet, Piis, Barré écrivirent pour le théâtre du Vaudeville.
(f) « Hommage du Petit Vaudeville au Grand Racine », comédie de Coupigny, Barré, Piis, Radet et Desfontaines (1798).


PERSONNAGES :

JEAN RACINE, 22 ans.
GEORGES, son ami, lieutenant au régiment de Conti.
MONSINGRE, comédien de campagne.
COURTÈS, juge et serrurier à Uzès.
JEANNE, sa fille.
CLORINDE, comédienne.


La scène se passe sur la terrasse qui est derrière l'église d'Uzès. – Au fond le pavillon
de Racine ; à droite, la boutique de Courtès ; à gauche, la maison de Georges. [*note 06*]

 

1 – COURTÈS, seul

COURTÈS (sortant de chez lui, ayant drapé sur une épaule sa robe rouge de juge, et sa sacoche de serrurier de l'autre).
Ma porte, en ce grand jour où je reprends ma charge,
Pour me laisser passer n'était pas assez large.
Mais irais-je d'abord, ou juge ou serrurier,
Me noircir à la forge ou bien à l'encrier ? [*note 07*]
Que faire ? – Pour les gueux enfin saisis au piège
Forgerai-je des fers, ou bien condamnerai-je ?
Cela m'occupe fort, au point qu'en pleine nuit
Le jour pour moi commence.
Prenant un papier à sa ceinture.
                                               Ah ! c'est le sauf-conduit.
De ce jeune officier. Il doit certes l'attendre, [*note 08*]
Et même si matin, il peut, je crois, m'entendre.
C'est son salut ! – Quel sot ! Le prince de Conti,
Qui depuis quelque temps s'est, dit-on, converti,
Et dès lors a l'horreur des plaisirs trop profanes,
Sachant que des acteurs couraient en caravanes
Le Languedoc, lui dit : « George, allez les chasser, [*note 09*]
Prenez-les… » Il les joint, et les laisse passer.
On dit que là-dessous se cache une amourette
De théâtre. Le Prince veut alors qu'on l'arrête
Lui-même, et qu'on le juge ! Ah ! pour moi quel succès !
Racine son ami vient biffer le procès.
Diou vivant ! à mon nez, il lui donne un refuge
Là !… De plus, il me faut lui porter, moi, le juge,
Cette passe. – Il peut tout, ce petit drôle, ici,
Car son oncle est absent et notre évêque aussi. [*note 10*]
La belle proie échappe, ah ! si j'avais la moindre !
Si ces comédiens du moins… Mais où les joindre ?
– Quant à George, un recours reste à l'autorité,
Il manque au sauf-conduit une formalité,
Suffît ! chacun son droit, il connaîtra le nôtre,
D'une main je le lâche, et le reprends de l'autre ;
Et cela d'autant mieux que, croyant tout gagné,
Racine, pour deux jours, d'Uzès est éloigné.

2 – GEORGES, COURTÈS.

GEORGES (sortant du pavillon de gauche, et se dirigeant vers la droite, tandis que Courtès va du côté contraire).
Sortons, car ce refuge est moins gai qu'une geôle.
Il en coûte, Clorinde, hélas ! à qui s'enrôle
Dans vos amours ! – Morbleu ! comme elle m'a trompé !
Et pendant ce temps-là, comme ils ont décampé,
Ces acteurs… Et j'ai, moi, de sots comptes à rendre,
Un peu plus j'étais pris pour n'avoir pas su prendre.
Si j'étais un poète, elle m'eût traité mieux…
Il me faut désormais des cœurs plus sérieux.

COURTÈS (se heurtant contre un banc, prêt de tomber).
Aï !… Dans l'ombre à tout coup, je manque d'équilibre.

GEORGES.
Allons trouver ce juge, il faut que je sois libre.

COURTÈS (arrivant au pavillon de gauche).
Enfin, je tiens sa porte.

GEORGES (à la boutique de Courtès).
                                               Ah ! Voici sa maison.

3 – GEORGES, COURTÈS, MONSINGRE.

MONSINGRE (sortant au fond).
Si j'en crois mon œil d'aigle, on voit à l'horizon
Des ombres s'agiter, qui sont bien matinales.
Serait-ce de ces gens des justices… pénales,
Qui nous traquent partout…

GEORGES (frappant).
                                               Monsieur !

MONSINGRE.
                                                                      Il m'a semblé
Que j'entendais…

COURTÈS (frappant).
                       Monsieur…

MONSINGRE.
                                               C'est sûr, on a parlé.

GEORGES (frappant encore).
C'est…

MONSINGRE (écoutant).
            À gauche.

COURTÈS (frappant).
                                   Je viens…

MONSINGRE.
                                               Non, maintenant à droite.

GEORGES.
Pour ce sauf-conduit…

MONSINGRE.
                                               Tiens ! Ce qu'ici je convoite.

COURTÈS.
Pour cette passe…

MONSINGRE.
                                   Aussi !… Ma foi de mieux en mieux.
Ces deux inconnus-là sont des gens précieux.

GEORGES.
Monsieur, donnez-la-moi…

COURTÈS.
                                               Monsieur, je vous l'apporte.

MONSINGRE.
Entre eux deux qui l'aura ?… Moi…

GEORGES.
                                                                      Je brise la porte
Si…

COURTÈS.
            Parlez !

GEORGES.
                       Est-il mort ?

COURTÈS.
                                               A-t-il fui ? Mauvais cas !

GEORGES ET COURTÈS (ensemble).
Répondez !…

MONSINGRE.
                       Je réponds… qu'on ne répondra pas.

GEORGES (s'en allant).
Je reviendrai plus tard…

COURTÈS (de même).
                                   C'était de trop bonne heure.

MONSINGRE.
À votre aise, messieurs ; mais, morbleu ! que je meure
Si Monsingre bientôt n'a pas ce sauf-conduit ! [*note 11*]
Ce bon tour est de ceux qui m'ont toujours séduit.
Quand je ne sais pourquoi l'on se met sur ma trace
Je trouve assez plaisant d'escamoter ma grâce.

Georges s'éloigne.

4 – MONSINGRE, COURTÈS, JEANNE.

COURTÈS.
Rentrons…

MONSINGRE (à part, au fond).
                       Déjà ! Tant pis, j'aurais…

COURTÈS (voyant Jeanne qui passe le seuil de la maison).
                                                          Ma fille sort !
Pourquoi ?

JEANNE.
            Pour vous ouvrir, car vous frappiez si fort…

COURTÈS.
À l'autre porte ?…

JEANNE.
                       Non, à la nôtre.

COURTÈS.
                                               Est-ce étrange ?

MONSINGRE (à part).
Nouvel imbroglio…

COURTÈS.
                                   Ta tête se dérange
Pauvre petite… Mais passons… où t'en vas-tu ?

JEANNE.
Aux matines.

COURTÈS.
                       Très bien, va. – Piété, vertu,
Mon enfant, sont toujours filles de la Justice.
Que jamais avec toi l'innocent ne pâtisse,
On pourra dire alors que tu m'as ressemblé…
J'ai fait bien des arrêts, j'ai fait plus d'une clé
Ah !…

MONSINGRE (ironiquement).
            Que n'a-t-il pas fait ?…

COURTÈS.
                                   Vois ces deux mains ; chacune,
En jugeant ou forgeant, fabrique une fortune
Pour toi… Mérite-la. Garde-toi d'écouter
Tous ces godelureaux qui t'en pourraient conter,
Ces détrousseurs d'amour, à l'œillade assassine.

JEANNE.
Aucun…

COURTÈS.
            Tu dis !…

JEANNE.
                       Mon père…

JEANNE.
                                   Et ce petit Racine ?

JEANNE.
Lui, c'est vrai !…

COURTÈS.
                       Pourquoi diable est-il ici tombé
De Paris ?

JEANNE.
            On m'a dit que c'est pour être abbé. [*note 12*]

MONSINGRE (à part).
Et sa vocation en termes clairs s'explique.

JEANNE.
Puis, il est avocat… [*note 13*]

COURTÈS.
                                   Et vive est sa réplique. [*note 14*]
Contre moi-même, aux plaids le drôle parle d'or. [*note 15*]

JEANNE (avec admiration).
Et poète !…

COURTÈS.
            Il est tout. T'écrit-il ?…

JEANNE.
                                               Pas encor…

COURTÈS.
Je le voudrais.

MONSINGRE (à part).
                       Bon père.

JEANNE.
                                   Il est loin.

COURTÈS.
                                               Qu'il revienne.
Son esprit me payera plus d'une dette ancienne.
Au moindre billet doux de ce maître rieur, [*note 16*]
Je…

JEANNE.
            Songez que son oncle est monsieur le prieur.

COURTÈS.
Bast ! Eût-il pour cousin le prélat de Toulouse,
Je rendrais un arrêt comme il faut qu'il t'épouse.

MONSINGRE (à part).
Ce bon juge est celui qui nous veut de l'ennui ;
Si pour le déjouer, en l'ennuyant bien, lui,
J'employais cet amour du noble enfant du Pinde !
Oui, ce serait adroit… Mais consultons Clorinde.

Il sort.

5 – GEORGES, JEANNE (Pendant cette scène, le jour se fait peu à peu).

GEORGES (apercevant Jeanne qui, après avoir quitté son père rentré dans la maison, se dirige vers l'église).
Quelle est cette ombre au loin, leste et trotte menu ?
(Appelant).
Hé ?

JEANNE.
            Plaît-il ?

GEORGES (à part).
                       On répond.

JEANNE (à part).
                                               Serait-il revenu ?
(Haut).
Est-ce vous ?

GEORGES.
                       Oui.
                       (à part).Toujours, en rencontres pareilles.
Un gentil oui menteur a produit des merveilles.

JEANNE.
Bien vrai !

GEORGES (à part).
                       C'est un galant… Voyons, s'il perd ses soins.

JEANNE.
De retour ?… Quoi, déjà !

GEORGES (à part).
                                               Ce déjà me plaît moins.
Bah !… (Il s'avance).

JEANNE.
            N'approchez pas tant, j'ai peur de vous connaître.

GEORGES (à part).
Il est entreprenant ! Mais qui ce peut-il être ?

JEANNE.
Tenez, Monsieur Racine…

GEORGES.
                                               Ah ! Le petit mutin !

JEANNE.
Vous auriez pu ne pas revenir si matin,
Car mon père défend que je vous entretienne.
Telle est sa volonté,

GEORGES.
                                   Mais la vôtre ?

JEANNE.
Est la sienne.
Oui, mon cœur ne veut plus, monsieur, être troublé,
Comme il l'est chaque fois que vous m'avez parlé.

GEORGES (à part).
Il voulait être abbé ! J'en rirais à me tordre.

JEANNE.
En moi la piété met le repos et l'ordre,
Et chaque mot de vous y vient tout déranger.
Je sens que c'est bien doux, mais j'en crains le danger,
J'ai peur des passions dont s'inquiète l'âme ;
Avec autant d'amour, je voudrais moins de flamme.

GEORGES (à part).
Des sentiments du Nord sous le ciel du Midi.

JEANNE.
Puis, vous n'attendez pas qu'on vous ait enhardi.
Vous savez donner trop d'éloquence au mot j'aime,
Il nous jette avec vous comme dans un poème,
Et ce qu'il dit alors va plus haut que mon coeur,
Et puis…

GEORGES (à part).
            Ce n'est pas tout !

JEANNE.
                                               Vous êtes trop moqueur. [*note 17*]
Chez vous, et tout cela met mon père au supplice,
Le cœur a trop de feu, l'esprit trop de malice.
Pauvre père ! Combien vous l'avez lutiné.
Ne croyez pas au moins qu'il vous ait pardonné,
Non ! Ses ordres, monsieur, sont que je vous haïsse.
La charité, c'est vrai, défend que j'obéisse,
Le péché, c'est haïr…

GEORGES.
                                   La vertu, c'est aimer. [*note 18*]

JEANNE.
Oui.., que dis-je ? Adieu !

GEORGES (à part).
                                               Non : Elle a tout pour charmer
Bonne, et je crois jolie, arrêtons au passage,
(Haut.)
Écoutez.

JEANNE (revenant).
            Jamais !

GEORGES.
                       Là ! Si l'on devenait sage.

JEANNE (riant sous cape).
Eh bien ?…

GEORGES (balbutiant).
Si… (à part). Je m'embrouille avec la raison, moi.
Si…

JEANNE.
            J'ai bien entendu : si…

GEORGES (à part).
                                               Je vais rester coi…
(Haut.)
Vous comprenez.

JEANNE.
                       Mais non.

GEORGES (à part).
                                   Je manque d'étude.

JEANNE.
C'est qu'il n'a plus du tout son esprit d'habitude.

GEORGES (avec explosion).
Enfin !

JEANNE.
            Ni sa voix. (Se retournant.) Ciel ! Un autre ! Que veut-il ?

GEORGES.
Perdu !

JEANNE (s'en allant).
                       S'il parlait mieux, il serait très gentil.

6 – GEORGES, puis RACINE.

GEORGES.
Mon éloquence, hélas ! était bien dépourvue.
Que j'aurais mieux parlé, si je l'avais mieux vue.
Il me faut ma revanche…
(Il s'élance pour la suivre.)

RACINE (entrant vivement, et l'arrêtant).
                                   Ah ! Georges.

GEORGES.
                                                          Toi ? comment ?
Tu nous reviens ?

RACINE.
Pour toi ; car j'étais en tourment.
Je ne puis, mon ami, te savoir dans la peine.

GEORGES.
Brave coeur !

RACINE.
                       Ton danger est ce qui me ramène.

GEORGES.
Craindrais-tu donc ?

RACINE.
            Beaucoup.

GEORGES.
                                   Pourquoi ?

RACINE.
                                               Désobéir
Chez le prince est un crime ; autant vaudrait trahir.

GEORGES.
L'ordre était trop sévère !

RACINE.
                                               Il faut, à la puissance
Pour l'excès de rigueur, l'excès d'obéissance,
Et l'on frappe celui qui n'a pas su frapper.

GEORGES.
Avec le sauf-conduit je suis sûr d'échapper.

RACINE.
Je reviens pour cela. Donne que je le lise…
Il y manque, je crois, le cachet de l'Église,
Je le garde chez moi, quand mon oncle est absent,
Donne, j'en veux sceller ton brevet d'innocent.. .

GEORGES.
Je ne l'ai pas.

RACINE.
                       Courtès ?…

GEORGES.
                                   Dort… comme à l'audience…
Mais nous avons le temps…

RACINE.
                                               J'aime ta confiance,
Et m'en effraie.

GEORGES.
Ah ! bah ! notre sort où va-t-il ?
De la plainte aux chansons, de l'amour au péril ;
Soldat, je prends les uns ; poète, prends les autres.

RACINE.
Amour, chansons !

GEORGES.
                                   Le culte avec ses patenôtres.

RACINE.
Tu crois donc ?

GEORGES.
                       Oh ! Je sais où rêve ton désir,
Ton choix…

RACINE.
                       Quand mon chagrin est de ne pas choisir !…
C'est ?…

GEORGES.
            La jolie enfant, qui craintive, discrète,
Aime à si petit bruit, soupire et le regrette.

RACINE.
Jeanne qui loge là…

GEORGES.
                                   Sa demeure, et son nom !
Tu la connais du moins ?

RACINE.
                                               Oui.

GEORGES.
                                                          Tu l'adores ?

RACINE.
                                                                                  Non.
Lorsque dans ce désert mon cœur cherche à s'entendre,
Au passage, il est vrai, je me plais à l'attendre,
J'essaie en la suivant la langue aux doux propos,
Je lui parle d'amour, comme on parle aux échos ; [*note 19*]
Voilà tout…

GEORGES.
                       Et l'écho te répond-il ?

RACINE.
                                                                      Peut-être,
Mais il n'éveille pas ce qui chez moi veut naître.

GEORGES (à part).
Tant mieux ! (Haut.) Bien vrai ?

RACINE.
                                               Bien vrai ! Je suis toujours loyal !
Avec Jeanne je crois rentrer à Port-Royal,
Au temps où les Arnauld, ma tante Sainte-Thècle
Me disaient : « Fuis le monde et les gloires du siècle. » [*note 20*]
Or, vois-tu, ce n'est pas ce qu'il faut aujourd'hui
À l'immense désir qui fait mon long ennui.

GEORGES.
L'ennui ! dans la contrée où la nature est belle.

RACINE.
Plus elle est belle ainsi, plus elle m'est mortelle,
Je me fatigue à voir son immobilité,
Ce soleil sans un voile et l'éternel été ; [*note 21*]
J'espère en vain la pluie en ces poudreux ombrages
Et suis las d'y sentir des souffles sans orages.
Ah ! Que j'aimerais mieux, sous la foudre et l'éclair.
Ces tourmentes qui sont les passions de l'air. [*note 22*]
J'apprendrais à saisir dans leurs rages soudaines
Ce que sont nos fureurs : nos amours, et nos haines ;
Tout ce que je devine, hélas ! Et ne sais pas,
Car tempêtes, amours, sont les mêmes combats,
Je le sens, quel que soit le nom dont on les nomme,
Et la nature entière est dans le cœur de l'homme.

GEORGES.
Bien !… Que n'écris-tu pas ? Pour toi, c'est un devoir.

RACINE.
Je travaille, en effet…

GEORGES.
                                   Quelle est l'oeuvre en espoir ?…

RACINE.
Ovide, ses amours… [*note 23*]

GEORGES.
                                   Et ses métamorphoses,
Bel inconstant ! [*note 24*]

RACINE.
Changer, telle est la loi des choses.
À ce premier sujet si je devais faillir,
J'en ai mille autres là qui viennent m'assaillir. [*note 25*]

GEORGES.
La muse de Corneille aura donc un émule.

RACINE.
Je prétends moins. Sa gloire, il est vrai, me stimule.
M'entraîne , mais je veux rester moi tout entier ;
S'il a le grand chemin, je prendrai le sentier,
Et j'y marcherai seul en pleine vie humaine.
Ses héros vont plus loin, moi je les y ramène,
Et veux remettre ainsi, palpitant sous nos yeux,
Ces grands hommes qu'il monte à la hauteur des dieux.
Échappant sans le fuir au joug sacré du maître,
Je dis, moi, ce qu'ils sont, lui, ce qu'ils devraient être,
Et cherche à prendre ainsi le peu qu'il a laissé
Dans cet art descendu, mais non pas abaissé.
Je te dis mon espoir, l'amour en est la trêve
Et peut-être pour moi n'est-ce qu'un double rêve.
Ah ! Que de fois, ami, seul, un livre à la main
Pour abréger le temps allongeant le chemin,
Des héros espérés j'évoque à moi l'élite.
Ils viennent, c'est Pyrrhus, Andromaque, Hippolyte,
Phèdre !… me racontant tout ce qu'ils ont souffert,
Et de leur désespoir emplissant mon désert.
Ah ! Que ne puis-je enfin les détacher du livre,
Et les montrer vivants comme je les sens vivre !
Que ne suis-je où l'on donne un corps à ces esprits,
À ces âmes la voix !…

GEORGES.
                                   Tu voudrais donc … ?

RACINE.
                                                                      Paris. [*note 26*]

GEORGES.
Son théâtre.

RACINE.
                       Eh bien ! oui, c'est là ce que j'appelle,
Tout le reste me pèse, et je m'y sens rebelle.

GEORGES.
Quoi ! La religion ?

RACINE.
                                   Ah ! j'en voudrais sortir.

GEORGES.
Pour y rentrer plus tard avec le repentir. [*note 27*]

RACINE.
Peut-être… Maintenant, je n'ai là qu'une flamme !
Sans parler du Seigneur, on peut élever l'âme.
L'art tel que je le sens est humain, et mortel ;
Mais s'il vit sur la terre, il s'éclaire du ciel ;
La passion qu'il porte est celle de la vie,
Mais superbe, et jamais aux jours vils asservie.
L'homme, même tombé, doit y paraître grand.

GEORGES.
Avec ces passions, une autre encore vous prend,
Les femmes de théâtre alors…

RACINE.
                                               Serait-ce un crime
D'enseigner en aimant l'amour à qui l'exprime ?
Le poète amoureux est le plus excellent.
On n'a qu'à l'écouter pour avoir du talent.

GEORGES.
Avec toi l'on ferait vite un apprentissage.

RACINE.
Chez le prince, dis-moi, tu connus au passage
La Du Parc ? [*note 28*]

GEORGES.
            Oui beaucoup.

RACINE.
                                   On vantait sa beauté.

GEORGES.
On parlait plus encore de sa légèreté. [*note 29*]

RACINE.
C'est qu'on n'avait pas su lui faire une constance.
Je l'aimerais, je crois… [*note 30*]

GEORGES.
                                   À très longue distance,
Car elle est à Paris avec Molière.

RACINE.
                                                          Hélas !
Chez Montfleury l'on cite avec de grands éclats
La jeune Champmeslé… [*note 31*]

GEORGES.
                                   Tu voudrais la connaître.

RACINE.
J'en brûle.

GEORGES.
                       Et que dira la Duparc !

RACINE.
                                                                      Raille, traître,
Raille, si tu le veux. Des deux je suis épris.
Il semble que leur voix me parle quand j'écris,
Se mêle à mes pensers, les suit ou les devance,
Comme un écho charmant qui répondrait d'avance.

GEORGES (riant).
Ha ! ha !

RACINE.
            N'as-tu jamais entendu soupirer
En toi, celle qu'un jour tu devais adorer ?

GEORGES.
Jamais…

RACINE.
            Clorinde même !

GEORGES.
                                   Ah ! Plus un mot sur elle.
De pareils souvenirs s'en vont à tire d'aile.
Il me faut aujourd'hui des amours plus constants.

RACINE.
Tu l'adoras…

GEORGES.
                       Un jour, et ce fut trop longtemps.
Plus de ces passions qu'on joue à l'étourdie !
Déesses d'aventure, anges de comédie,
Chez qui, je le sais trop, le cœur est un absent,
L'esprit un étranger et l'amour un passant,
Adieu ! Ce que je veux, c'est candeur et tendresse,
Le sentiment qui va sans ruse et sans adresse,
La femme près de qui portant son cœur lassé,
On se repose en paix des amours du passé,
Qui sans de longs soupirs vient à vous d'elle-même,
Et commence d'aimer, dès qu'elle croit qu'on l'aime.
Tu peux rêver encor, je suis las de rêver ;
Te moquas-tu de moi, si je pouvais trouver
Une naïve enfant, que rien d'impur ne fane
Discrète et même un peu dévote…

RACINE (qui, pendant ce temps, écrit sur ses tablettes ; à part).
                                                          Il a vu Jeanne.

GEORGES (continuant).
Laissant comme un parfum, autour de sa beauté
La pudeur de son âme, et sa sérénité.

RACINE (de même).
Il l'aime…

GEORGES.
            Je serais heureux, ne t'en déplaise.
Le calme du foyer, quand tu veux la fournaise,
Voilà mon lot.

RACINE.
                       J'entends.

GEORGES.
                                   Sans avoir écouté.

RACINE.
Si fait…

GEORGES.
            En écrivant ?

RACINE.
                                   Ce que tu m'as dicté.

GEORGES.
Moi ?

RACINE.
            Lis plutôt…

GEORGES, lisant.
                       C'est vrai « Stances : L'Amour tranquille. »
Vers charmants !

RACINE.
                       Tu dictais, c'était assez facile.

GEORGES.
Je les prends…

RACINE.
                       Soit, mais dis partout qu'ils sont de toi.

GEORGES.
Jamais…

RACINE.
            Rends-les alors.

GEORGES.
                                   Non.

RACINE.
                                               Si.

GEORGES.
                                                          Mais…

RACINE.
                                                                      Ah !

GEORGES (qui pendant le débat s'est rapproché de la rampe de la terrasse, et à qui les tablettes viennent d'échapper).
                                                                                  Ma foi !
Dans la ruelle ils sont tombés pendant la lutte. [*note 32*]

RACINE.
Si mes oeuvres déjà font ainsi la culbute,
Triste augure ! Courons.

Il sort.

7- GEORGES, puis MONSINGRE.

GEORGES (allant vers la maison de Courtès).
                                   Moi, chez le juge (On entend une cloche). Non.
La messe finit, Jeanne alors… guettons-la.

MONSINGRE (se heurtant contre lui).
                                                                                  Bon !…
Butor !

GEORGES (se retournant vivement).
            Hein ?

MONSINGRE (qui le reconnaît).
                       Ciel !
(S'inclinant et se cachant le visage avec la plume de son chapeau(.
                                   Monsieur !

GEORGES.
                                                          J'ai déjà vu ce drôle…

Il sort.

8 – CLORINDE, MONSINGRE.

CLORINDE (lisant les tablettes qu'elle vient de trouver).
L'auteur de ces vers-là pourrait m'écrire un rôle.

MONSINGRE (regardant Georges s'en aller).
Il nous arrêterait sans que ça fît un pli,
Car c'est lui, j'en suis sûr…

CLORINDE (lisant toujours).
                                               Joli.

MONSINGRE.
                                                          Quoi ?

CLORINDE.
                                                                      Très joli !

MONSINGRE.
Notre danger, sans cœur !

CLORINDE.
                                               Ce que je viens de lire.
Les vers trouvés en bas…

MONSINGRE.
                                               Oh ! Mais c'est du délire !
Tu lisais quand partout on nous traque, on nous suit.

CLORINDE.
Ne dois-tu pas avoir bientôt ce sauf-conduit ?

MONSINGRE.
Sans doute… En attendant, on nous serre à la gorge.
Il faut absolument quitter ce pays. – Georges
Qui doit nous en chasser sous peine de prison
Est ici.

CLORINDE.
            D'un sourire on en aura raison.

MONSINGRE.
Tu l'as déjà joué, j'ai peur qu'il ne se venge.

CLORINDE.
C'est un morceau charmant !

MONSINGRE.
                                               Encore.

CLORINDE (reprenant sa lecture).
                                                          Il est étrange
Qu'on fasse de tels vers aussi loin de Paris.

MONSINGRE (prenant les tablettes).
Voyons donc. (Lisant.) Pas trop mal ! Je les aurais écrits…

CLORINDE.
Fat !

MONSINGRE.
            Le tour est galant, l'allure décidée.
Je les garde.

CLORINDE.
                       Pourquoi ?

MONSINGRE.
                                               Nous avons notre idée.

CLORINDE.
En connais-tu l'auteur ?

MONSINGRE.
                                   Oui ; c'est, j'en jurerais,
Ce jeune abbé manqué, logé là tout auprès.
Chez les Muses souvent monsieur fait des sorties.
Il veut, dit-on, jeter son froc à leurs orties.

CLORINDE.
Il s'appelle ?…

MONSINGRE.
                       Racine… un nom de végétal.

CLORINDE.
Corneille à mon avis sonnait tout aussi mal.
Qu'ils dérivent ou non des bêtes ou des herbes,
Sitôt qu'ils sont fameux ces noms-là sont superbes.

MONSINGRE.
Des phrases ! Il nous faut beaucoup mieux aujourd'hui.
Ce jeune homme est puissant. On peut trouver chez lui
Des moyens de salut ; voilà ce qui m'importe.

CLORINDE.
Je t'admire.

MONSINGRE.
                       Parbleu

CLORINDE.
                                   Qui t'instruit de la sorte ?…

MONSINGRE.
On n'est jamais perdu quand on sait écouter,
Et j'écoute… partout. – Dieu daigna te doter….
D'un frère que jamais le péril ne submerge,
Clorinde, bénis-le, puis retourne à l'auberge.

CLORINDE (en s'éloignant).
Guettons ce poète.

9 – MONSINGRE, COURTÈS, qui sort de sa maison.

MONSINGRE (l'apercevant).
                                   Ah ! L'homme au papier sauveur !

COURTÈS (se dirigeant vers la maison de Georges).
Portons ce sauf-conduit.

MONSINGRE.
                                               Encor cette faveur !
Ciel ! Fais que je l'attrape… Il l'a mis dans sa poche.
Bien…

COURTÈS.
            Ce jeune officier m'a tantôt, sans reproche,
Fait trop attendre. Aussi, quand j'aurai bien frappé,
S'il ne répond pas mieux, j'ai mon plan.

MONSINGRE (enlevant lestement le papier).
                                                                                  Attrapé !

COURTÈS (frappant).
Là !…

MONSINGRE (lisant le sauf-conduit).
Noms en blanc !… J'y mets : Monsingre avec sa troupe,
Et lestes nous partons, la Tragédie en croupe.

COURTÈS (réfléchissant).
Après, sur ces acteurs…

MONSINGRE (qui l'entendu).
                                               Hein !

COURTÈS.
                                                          Je me lance.

MONSINGRE.
                                                                                  Bon !

COURTÈS.
Je les suis.

MONSINGRE.
                       Bien !

COURTÈS.
                                   Les joins.

MONSINGRE.
                                               Très bien.

COURTÈS.
                                                          Et les prends…

MONSINGRE.
                                                                                  Non !
C'était prévu… De peur qu'il ne nous inquiète,
Il faut l'inquiéter…

COURTÈS (frappant encore).
                                   Hé !

MONSINGRE.
                                               Les vers du poète
Suffiront. Laissons-les, comme un piège tendu
À sa fille.
(Il met les tablettes sur le banc.)

COURTÈS (attendant qu'on ouvre).
            Encor rien !

MONSINGRE.
                                   Il croira tout perdu.
L'inquiétude alors le talonne, le gagne.
Quand nous courrons les champs, il battra la campagne.

COURTÈS.
Peut-il, puisqu'il m'attend, être déjà sorti ?
Non, il est là qui dort ; moi, je prends un parti !
Je l'enferme.
(Il donne un tour de clef).

MONSINGRE (qui a entendu les derniers mots).
            Qui donc ? Il faut que je l'observe.

COURTÈS.
C'est un morceau de roi qu'ainsi je me conserve.
Ce Georges…

MONSINGRE (à part).
                       Quoi, c'est lui ?

COURTÈS (continuant).
                                               M'appartient. – On dira
Qu'avec le sauf-conduit…

MONSINGRE (riant).
                                               Quoi ! C'était le sien, ha !
Coup double !

COURTÈS (continuant).
Il aurait fui, soit…

MONSINGRE.
                                   Le gibier espiègle
Part, le chasseur est pris…

COURTÈS.
                                               Mais il n'est pas en règle
Le sauf-conduit.

MONSINGRE.
                       Comment ?

COURTÈS.
                                               Ce n'est qu'un vil papier,
Sans le cachet.

MONSINGRE (regardant).
Il manque ! Ah ! j'en voudrais crier.

COURTÈS.
Il faudrait pour l'avoir le retour de Racine,
Et Racine est bien loin.

MONSINGRE.
                                               Voilà qui m'assassine.
(Secouant la porte du pavillon).
Et dire qu'il est là ce cachet endiablé ;
Là, dans ce pavillon, et qu'un seul tour de clé…
(Se retournant vers Courtès.)
Ah !…

COURTÈS (l'apercevant).
            Que fait ce monsieur planté devant la porte…

MONSINGRE (réfléchissant).
Oui… très adroit !

COURTÈS (le regardant).
                                   Son air ferait crier main-forte.

MONSINGRE (avec inspiration et se cambrant).
J'ai mon rôle…

COURTÈS.
            Un acteur !… de ceux que je poursuis

MONSINGRE.
S'il me connaissait ?… Non…

COURTÈS.
                                               Arrêtons !… Si je puis !…
Il est armé.

MONSINGRE.
            Rusons !

COURTÈS.
                       Soyons fin.

MONSINGRE.
                                   Soyons ferme.
C'est là qu'il faut entrer…

COURTÈS.
                                   C'est là que je l'enferme.

MONSINGRE.
Brave homme…

COURTÈS.
                       Monseigneur.

MONSINGRE (à part).
                                               Il ne me connaît pas.

COURTÈS (à part).
Monseigneur ! Sacripant ! Tu me la pagueras.

MONSINGRE (haut, montrant la porte).
Je voudrais…

COURTÈS.
            Volontiers…

MONSINGRE (à part).
                                   Le sot vient de lui-même !
(Haut.)
Racine…

COURTÈS.
            Est votre ami…

MONSINGRE.
                                   Je le protège, et l'aime.

COURTÈS (à part).
Quel drôle !…

MONSINGRE.
                       Près d'ici je l'avais rencontré,
Et d'avis, en causant, nous avions différé
Sur un point…

COURTÈS.
                       De morale ?…

MONSINGRE.
                                               Oh ! Mais de la plus haute !

COURTÈS (à part).
Gredin !

MONSINGRE.
            Je le serrais, il allait être en faute
De raisonnement.

COURTÈS (à part).
                                   Lui ! Qui m'a vaincu souvent !…

MONSINGRE.
Quand il dit : « J'ai chez moi certain livre savant,
Qui vous battrait ! » Morbleu ! Je veux l'avoir ce livre,
Car la discussion comme un combat m'enivre,
Je suis fort à l'épée et plus à l'argument,
Il me faut à tout prix ce bouquin ; mais comment ?
Tout est clos !…

COURTÈS.
                       Me voici pour ouvrir…
(Il ouvre.)

MONSINGRE (entrant).
                                                          Ce service
Me plaît… En m'obligeant vous servez la justice.

COURTÈS.
Je le sais (Donnant un tour de clef.)Aussi…

MONSINGRE (dans la maison).
                                                          Là ! Vous m'avez enfermé.
Ouvrez, qu'attendez-vous ?

COURTÈS.
                                               Un plus ample informé…

MONSINGRE.
Suis-je en prison ?

COURTÈS.
            Oui !…

MONSINGRE.
                       Mais !…

COURTÈS.
                                   L'esprit s'y fortifie
C'est là qu'on fait le mieux de la philosophie.
Adiousias, moûsû ! [*note 33*]

10 – COURTÈS, JEANNE.

JEANNE (qui a pris les tablettes sur le banc. – Après avoir lu).
Que ces vers sont charmants !

COURTÈS (se parlant à lui-même).
Deux captifs, deux procès et deux bons jugements.
Quelle aubaine !

JEANNE (de même).
                       Ah ! parfait !

COURTÈS.
                                               Que faites-vous là, Jeanne ?

JEANNE.
Je lis des vers…

COURTÈS.
                       D'amour. ..

JEANNE.
                                   Non.

COURTÈS.
                                               Ce que je condamne.

JEANNE.
Ils sont bien innocents, je les ai trouvés là,
Et j'ai cru que c'est vous…

COURTÈS.
                                               Par exemple !… Voilà
Que de vers amoureux, je deviendrais complice !
Autre affaire, avec preuves à l'appui… comme on glisse
Par tous moyens le mal au cœur qu'il doit ternir
(Lui prenant les tablettes.)
Donnez ! Et gardez-vous de vous en souvenir…

Il sort.

11 – JEANNE, puis CLORINDE.

JEANNE.
Les vers qui vont au cœur, est-ce qu'on les oublie ?
L'âme qu'ils ont émue en est comme embellie,
Et par reconnaissance en garde le parfum.
Si Racine ?… Mais non ! Des vers calmes ! Pas un
Ne peut être de lui. – Sans me croire insensée,
J'aimerais bien celui dont ils sont la pensée…
Ce jeune homme, tantôt, aux aveux si couverts ?…
Peut-être…
(Après un silence et comme récitant.)
            « Amour tranquille… »

CLORINDE (qui a entendu les derniers mots).
                                   Ah ! Vous savez ces vers
Déjà, mademoiselle ?

JEANNE.
                                   Et pourquoi pas, Madame ?

CLORINDE.
Ce n'est pas qu'autrement ici je les réclame ,
Mais…

JEANNE.
            J'ai dû les savoir la première…

CLORINDE.
                                                          Pourquoi ?

JEANNE.
C'est que je pense bien qu'on les a faits pour moi.

CLORINDE.
Vous possédez alors l'amour d'un vrai poète,
Je m'y connais…

JEANNE.
                       C'est plus que Jeanne ne souhaite…

CLORINDE.
Dédaignez-vous l'éclat d'un nom étincelant ?

JEANNE.
Le cœur me suffirait.

CLORINDE.
                                   Je voudrais le talent.

JEANNE.
Sans passion trop vive…

CLORINDE (avec ironie).
                                   Un talent de ménage.

JEANNE.
Que le bonheur…

CLORINDE.
                                   La gloire est son seul apanage.

JEANNE.
Guidé par le devoir…

CLORINDE.
                                   Le devoir l'éteindrait…

JEANNE.
Que de péchés alors !…

CLORINDE.
                                   L'amour l'en absoudrait…

12 – JEANNE, CLORINDE, RACINE.

RACINE.
Vous discutez, je crois, puis-je en savoir les causes ?
Car la dispute éclaire ou brouille bien des choses…

JEANNE.
Monsieur Racine !

CLORINDE (à part).
                                   Lui !

JEANNE (à part).
                                               Je vais enfin savoir
Si ces vers…

CLORINDE.
                       Nous parlions de l'art et du devoir.

RACINE.
Très bien…

CLORINDE.
                       Mademoiselle, en prude jeune fille,
Plaidait…

RACINE.
            Je le comprends, plaidait pour la famille…
Pourquoi non ?

JEANNE.
                       Ah !

RACINE.
                                   Je suis à d'autres goûts enclin,
Mais penche à celui-là. – Je naquis orphelin,
Mon enfance ne fut que solitude amère,
Et pour savoir enfin ce que c'est qu'une mère,
Je me rêve une épouse avec de beaux enfants… [*note 34*]
Plus tard…

JEANNE.
            Donc ces pensers ?…

RACINE.
                                               En vain je m'en défends.
Est-ce un pressentiment dont je subis le charme ?
Mais je leur dois déjà plus d'une douce larme.
L'autre jour des enfants préparaient sous les fleurs
Un autel à la Vierge : en mêlant ces couleurs,
Comme ils semblaient heureux, que leur joie était pure,
Et quels soins ils mettaient à la sainte parure !
Le père, souriant, était au milieu d'eux,
Applaudissant leurs cris, applaudissant leurs jeux.
À l'instant solennel, il mit la croix bénie,
Et grave, précéda l'humble cérémonie ;
Et j'admirais alors en sa sérénité
L'accord de la famille et de la piété.
Je les suivis longtemps des yeux et du sourire ;
Et quand ils furent loin ?  – Ah ! qui pourra me dire
Ce qui dans ces moments se passe au fond de nous –
Je me sentis en pleurs, et j'étais à genoux.
D'avance en ce tableau j'ai cru me reconnaître.
Ce père souriant, ce sera moi, peut-être ! [*note 35*]
J'aime, vous le voyez, les plus calmes plaisirs,
Et la paix domestique est un de mes désirs.

JEANNE (à part).
Oui, ces vers sont de lui !

CLORINDE.
                                               Pour devenir les vôtres,
Il faut que ces désirs soient devancés par d'autres.
Gardez-les pour les temps du lointain avenir,
Où l'homme qui s'éteint demande à bien finir.
Ce n'est pas en naissant que notre âme sommeille,
Écoutez votre coeur que le génie éveille.

RACINE.
Le génie ? oh ! non.

CLORINDE.
                                   Certes…

JEANNE (bas à Racine).
                                               Elle veut vous flatter,
Comme le Tentateur…

CLORINDE.
                                   Laissez-vous emporter
À ce charme éloquent dont le doux feu pénètre.

RACINE.
Mais…

CLORINDE.
            J'ai lu de vos vers, et je crois vous connaître.

RACINE.
Ils ne sont qu'amoureux.

CLORINDE.
                                               Ils pourront être forts. [*note 36*]
La passion est tout.

RACINE.
                                   Mais qu'il faudrait d'efforts !

CLORINDE.
En triomphes toujours la gloire sait les rendre.
Le théâtre est à vous, si vous savez le prendre…

JEANNE.
Le théâtre !… Mon Dieu ! mais il sera damné !

CLORINDE.
Tout ce qui vient du ciel est du ciel pardonné,
Et le génie en vient ; tout est saint, qui s'élève.

JEANNE (à Racine).
Mais vous n'y pensez pas, vous, du moins ?

RACINE.
                                                                      C'est mon rêve

JEANNE (à part).
Et j'aurais pu l'aimer !…

RACINE (continuant).
                                   Mon plus ardent espoir.

JEANNE (indignée).
Ah !

CLORINDE.
            N'hésitez donc plus, vous n'avez qu'à vouloir.
Athlète fatigué, Corneille, sous la tente,
Recueille en vers pieux sa muse pénitente,
Traduit les livres saints.

RACINE.
                                               C'est là que doit aller
Tout homme à bout de jours qui veut se consoler.

JEANNE.
Bien !…

CLORINDE.
            Remplacez sa voix qui s'obstine à se taire,
Et pour nos temps nouveaux pourrait sembler austère.
Il était la Grandeur ; allez, soyez l'Amour ;
Quel triomphe pour vous dans cette jeune cour,
Qui, de ses sentiments cherchant qui l'entretienne,
Aime les passions, où s'enflamme la sienne.

RACINE.
Et le roi ?

CLORINDE.
            Vous l'aurez pour premier partisan.

RACINE.
Vous croyez ?

CLORINDE.
                       J'en réponds, mais soyez courtisan. [*note 37*]

RACINE.
Corneille l'était peu.

CLORINDE.
                                   Soyez-le davantage.
Le courtisan d'esprit a le meilleur partage.

RACINE.
Le malheureux par lui peut être défendu ?

CLORINDE.
Oui, mais il risque alors d'être mal entendu.

RACINE.
Si l'on parlait au roi de son peuple qui souffre,
Si l'on osait lui dire ?…

CLORINDE.
                                   On irait droit au gouffre, [*note 38*]
Soi-même on se perdrait, sans rien faire pour tous.
Le danger serait là. ..

RACINE.
                                   Mais qui donc êtes-vous ?

CLORINDE.
Moi, le reflet, l'écho, l'ombre, un rien qui tout frôle.

RACINE.
Et pour ces bons conseils que vous donner ?

CLORINDE.
                                                                                  Un rôle.

JEANNE (à part).
Que dit-elle ?

CLORINDE.
                       À présent vous me connaissez bien…

RACINE.
Vous savez tout, comment ?

CLORINDE.
                                               C'est que je ne suis rien.
Je connais mal Paris, et beaucoup les provinces.
J'ai chez eux observé seigneurs et petits princes,
Et de ceux de la cour ils sont peu différents.
En voyant les petits, j'ai deviné les grands.

RACINE.
Mais enfin, dites-moi ?…

CLORINDE.
                                   Fille de gentillâtre
Et pour monter d'un rang princesse de théâtre.

JEANNE (s'enfuyant).
Une comédienne, ah !…

CLORINDE.
                                   Je n'ai qu'un espoir,
Paris. J'y vais ; mon nom est Clorinde. Au revoir.

Elle sort.

13 – RACINE, seul.

RACINE.
Il me semble à présent que je commence à vivre.
J'espère en moi, je crois. – Avant que de la suivre,
Donnons à mon ami les moyens de partir.

(Il va au pavillon et l'ouvre.)

14 – RACINE, MONSINGRE.

MONSINGRE (sortant vivement).
Ah !

RACINE (stupéfait).
            Qu'êtes-vous ?

MONSINGRE.
                                   Merci de m'avoir fait sortir,
Merci !…

RACINE (se posant d'une façon menaçante).
            Parlez, j'attends.

MONSINGRE.
                                               Très bien, mine hardie.
Ton fier…

RACINE (avec la plus vive impatience).
            Ah !

MONSINGRE.
                       Vous joueriez fort bien la tragédie. [*note 39*]

RACINE (lui prenant le papier qu'il tient).
Et quel est ce papier ?

MONSINGRE.
                                   Geste net ! Encor mieux,
Pour les jeunes Héros et pour les jeunes Dieux,
Parfait ! [*note 40*]

RACINE (regardant le papier).
            Le sauf-conduit ! vous l'avez osé prendre…

MONSINGRE (s'inclinant).
Et dans quelques instants vous allez me le rendre.

RACINE.
Moi !

MONSINGRE.
            Vous.

RACINE.
                       Mais de quel droit !

MONSINGRE.
                                   Le malheur.

RACINE.
                                               Savez-vous
Que !…

MONSINGRE.
Voyez-y mon nom ; vous deviendrez plus doux.

RACINE.
Il a mis le cachet !

MONSINGRE.
                                   Il fallait être en règle.

RACINE.
Et son nom, en effet : « Monsingre ».

MONSINGRE.
                                                          Dit : L'Œil d'aigle.

RACINE (continuant de lire).
« Avec sa compagnie. » Oh ! sa bande.

MONSINGRE.
                                                                      Plaît-il ?
Pour un Roi détrôné, soyez moins incivil,
Jeune homme, croyez-moi…

RACINE.
                                               Pour un roi ?

MONSINGRE.
                                                          Mieux encore
Un Tyran…

RACINE.
            Vous seriez ?…

MONSINGRE.
                                   Tous les soirs Matamore.

RACINE.
Tiens !…

MONSINGRE.
            Il se radoucit…

RACINE (à part).
                                   Pauvre comédien !

MONSINGRE.
C'est l'effet d'un beau nom, j'étais bien sûr du mien.

RACINE (se ravisant et voulant déchirer l'écrit).
N'importe !

MONSINGRE.
                       Attendez…

RACINE.
                                   Non… Qui certifie au reste
Que vous soyez vraiment ?…

MONSINGRE.
                                               Mon beau talent l'atteste,
Vous faut-il ?

RACINE.
                       Une preuve.

MONSINGRE.
                                   Eh bien !

RACINE.
                                               Voyons un peu.

MONSINGRE.
Un morceau de l'Esther que fit Pierre Mathieu. [*note 41*]

RACINE.
Esther, bien ! Beau sujet !…

MONSINGRE.
                                               Et quel titre ample et riche !
On ne sait plus, monsieur, composer une affiche.
Il fallait voir écrit, avec tout son détail,
Ce titre qui lui seul est un si beau travail :
« Esther, histoire tragique en laquelle est représentée la condition des Rois et Princes sur le théâtre de la Fortune, la prudence de leur conseil, les désastres qui surviennent par l'orgueil, l'ambition, l'envie et la trahison ; combien est odieuse la désobéissance des Femmes, finalement comme les Reines doivent amollir le courroux des rois endurcis sur l'oppression de leurs sujets. »

RACINE.
Ouf !

MONSINGRE.
            Je disais, monsieur, tout cela d'une haleine
Quand je faisais l'annonce à voix sonore et pleine.

RACINE.
Les vers…

MONSINGRE.
            Je prends la scène où l'exécrable Aman
– C'était moi – prie Esther à genoux, humblement :
            « Chef d'œuvre de beauté, réjouissante face,
            Le maltalent du Roy et mes erreurs efface !
            Par le jour rougeoyant qui ci-bas t'envoya,
            Par l'aspect bienheureux qui sur toy flamboya.
            Par tes yeux rayonnants et par cette couronne,
            Qui décore ton chef, permets qu'il me pardonne. »

RACINE.
Assez !

MONSINGRE.
            Hein ? Que c'est beau !…

RACINE.
                                   C'est horrible, odieux !

MONSINGRE.
Vous êtes difficile.

RACINE.
                                               On pourra faire mieux…

MONSINGRE (à part).
Ces jeunes gens vraiment sont d'une suffisance !
(Haut.)
Mais, moi, j'étais touchant, dites sans complaisance
Vous étiez ému ?…

RACINE.
                                   Peu.

MONSINGRE.
                                               Peu ! vous n'avez rien là !
De Gabriel Gilbert l'œuvre me révéla.
Sa pièce, vous savez…

RACINE.
                                   Sujet inaccessible,
Oui, Phèdre !…

MONSINGRE (le reprenant).
Hippolyte ou le Garçon insensible
Citez donc bien. – Je prends le morceau remarqué. [*note 42*]

(Récitant.) « Ce prodige » (Parlant.) L'effet n'en a jamais manqué.
(Récitant.) « Ce prodige. » (Parlant.) Il s'agit du dragon effroyable,
Qui mit en cent morceaux le prince pitoyable.
(Récitant.) « Ce prodige au lieu d'yeux » (Parlant.) Hein ! (Récitant.)
                                                          « Portant deux flambeaux
Sembloit tirer des feux du sein des mêmes eaux. »
(Parlant.) Hein ! (Récitant.) « Ses chevaux troublés qu'il retire en arrière,
Malgré tous ses efforts enfilent la carrière.
Le monstre leur fait peur avec son oeil ardent.
Lors Hippolyte tombe. Ô funeste accident !
Son sang rougit les lieux par où la mort le passe,
Nous, les larmes aux yeux, suivons sa rouge trace,
Et nous maudissons tous, en regrettant sa mort,
Les rênes, les chevaux, et le monstre, et le sort. »

RACINE (suffoqué).
Ah !

MONSINGRE.
            Je n'ai pas tout dit, et c'est vraiment dommage,
La force m'eût manqué pour gémir davantage.

RACINE.
Quel âge a ce morceau ?

MONSINGRE.
                                   Quinze ans.

RACINE.
                                               Il est bien vieux…
Le vrai, le naturel y manque.

MONSINGRE.
                                               Eh bien ! Tant mieux !
Le naturel toujours ! voilà ce qui m'irrite. [*note 43*]
Si c'était naturel, où serait le mérite !
Voyons, j'ai du talent, dites-le.

RACINE.
Pas du tout,

MONSINGRE.
            Vous m'étonnez bien, mais que me faut-il ?

RACINE.
                                                                                             Le goût
D'abord…

MONSINGRE.
            Ah ! La remarque est par trop singulière !
Je manquerais de goût, moi !… L'ami de Molière !

RACINE (se rapprochant).
Molière ?

MONSINGRE.
            Est mon ami, mon camarade, bref,
Dans la troupe, Monsieur, dont il était le chef
Je fus premier emploi. – Nous courions ces contrées ; [*note 44*]
C'étaient de tristes jours, mais de belles soirées.
Et pourtant j'avais moins de talent qu'aujourd'hui.
Molière parlait peu, mais je parlais pour lui.
Bon, obligeant, il m'a prêté plus d'une somme.
On dit qu'il est en train de devenir grand homme, [*note 45*]
J'irai le voir… Comment voulez-vous s'il vous plaît
Que moi, qui suis Tyran, lorsqu'il n'est que valet,
Mascarille ou Scapin ; que moi, Capitan, traître,
Prince, à qui pour qu'on tremble il suffit de paraître,
Je puisse – s'il est vrai qu'on le dise excellent –
Je puisse, moi, Monsieur, n'avoir pas de talent ?
J'en ai plus, oui morbleu ! Bien plus…

RACINE.
                                                          C'est sans réplique.

MONSINGRE.
Vous voyez bien ! Mon Dieu, monsieur, cela s'explique.
C'est qu'il est à Paris, à Paris !… j'y vais.

RACINE.
                                                                                  Ah !

MONSINGRE.
Je m'y décide enfin. C'est alors qu'on verra !
La province une fois obtiendra donc justice,
Il fallait un grand coup pour qu'ainsi je partisse.
Le prince de Conti nous renvoie et…

RACINE.
                                                          Comment !
Cette troupe chassée… ?

MONSINGRE.
                                   Est la mienne.

RACINE.
                                                          Vraiment !
Clorinde est donc alors ?…

MONSINGRE.
                                   Ma soeur, mon écolière,
Mon joyau… Beau talent ! Qu'estimait fort Molière.

RACINE (avec effusion).
Mon ami.

MONSINGRE.
                       Que dit-il !

RACINE.
                                   Prenez ce sauf-conduit.
Partez !

MONSINGRE.
J'étais bien sûr que je l'aurais séduit.

Il sort.

15 – RACINE, GEORGES.

GEORGES (regardant partir Monsingre).
Cette fois, j'en réponds, c'est Monsingre, son frère,
Tu ne le retiens pas ?

RACINE.
                                   Pauvre diable ! Au contraire,
C'est moi qui l'aide à fuir.

GEORGES.
                                   Pourquoi ?

RACINE.
                                               Tu le sauras.
Avec ton sauf-conduit…

GEORGES.
                                   Mais.

RACINE.
                                               Tu t'en passeras.

GEORGES.
Soit ! aussi bien, je reste.

RACINE (surpris).
                                               Hein !

GEORGES.
                                                          Jeanne est adorable.
Je l'ai revue… On dit son père inexorable
Par malheur…

RACINE.
                       Nous verrons.

16 – RACINE, GEORGES, COURTÈS, JEANNE.

COURTÈS (en robe).
                                               Voici le grand moment.
Je vais juger ! - Voyons d'abord ce garnement
Que j'ai tantôt joué d'une si bonne sorte…
(Il va vers le pavillon, devant lequel s'est placé Racine.)
Ah ! Lui !

RACINE.
            Que voulez-vous ?

COURTÈS.
                                   Rien.

RACINE.
                                               Ouvrir cette porte ?…

COURTÈS.
Oui !

RACINE (à part).
J'entends… (Haut.) Je ne veux en aucune façon
Que du lieu que j'habite on fasse une prison,
Monsieur…

COURTÈS (à part).
            Il l'a fait fuir.

RACINE.
                                   Vous m'en rendriez compte,
Sachez-le bien…

COURTÈS.
                       J'en suis là pour ma courte honte.
(Allant à l'autre porte.)
Mais… (Voyant Georges.) Quoi ! Décidément ces gens là sont très forts.
Je l'avais enfermé…

RACINE.
                                   Quand il était dehors,
Avec l'écrit d'ailleurs que vous allez lui rendre.
Il peut… Donnez-le…

COURTÈS (après avoir cherché sur lui).
                                   Ciel…

RACINE.
                                               Vous l'avez laissé prendre.

COURTÈS (à part).
Battu sur tous les points ; mais je vais me venger,
Et de telle façon qu'il en puisse enrager.
(Haut.)
Monsieur, j'ai dit cent fois, vous le savez peut-être
J'ai dit que si jamais galantin, petit maître,
Rôdait autour d'ici, lançait des billets doux…

RACINE.
Il épouserait Jeanne… Et qui donc l'osa ?

COURTÈS.
                                                                                  Vous !

RACINE.
Je n'ai pas mérité l'adorable supplice.

COURTÈS.
J'ai le corps du délit là.

RACINE.
                                               Si j'en suis complice
C'est tout.

COURTÈS.
            Mais cependant ces stances qu'aujourd'hui,
Ces vers qu'elle lisait, de qui sont-ils ?

RACINE (montrant Georges).
                                                                      De lui !…

GEORGES.
Mais !

RACINE.
            Tu les dictas…

JEANNE.
                       Vrai ?

RACINE.
                                   C'est sa pensée entière.

JEANNE.
Alors…

GEORGES (à Courtès).
            Monsieur…

JEANNE.
                       Mon père…

RACINE.
                                   Écoutez leur prière.

COURTÈS.
Moi ! Non.

RACINE.
                       À les unir vous êtes condamné
Par vous-même.

COURTÈS.
                                   Jamais ! Me voir joué, berné,
Et sans revanche encor.

RACINE.
                                               Vous avez la rancune.

COURTÈS.
Quel est-il ce monsieur ?

GEORGES.
                                               Officier.

COURTÈS.
                                                          De fortune,
Donc, sans un sou… Je suis, riche ! – Les marier,
Moi, le juge…

RACINE (à part).
                       Il oublie un peu le serrurier.

JEANNE (pleurant).
Ha.

RACINE.
            Donc c'est entendu.

COURTÈS.
                                   L'affaire est décidée.

RACINE.
Très bien ! Je puis alors reprendre mon idée.

COURTÈS.
Quelle idée ?

RACINE.
            Elle aura, je crois, un beau succès.

COURTÈS.
Mais quelle est-elle enfin ?

RACINE.
                                               Je veux faire un procès
Aux juges… sur la scène. [*note 46*]

COURTÈS.
                                               Eh ! Quoi ?

RACINE.
                                                          L'on n'y recule.
Devant rien, s'il s'agit, Monsieur, d'un ridicule.
Alors…

COURTÈS.
            Vous oseriez turlupiner le mien.

RACINE.
Mariez-les, sinon soyez-en sûr !

COURTÈS.
                                                          Eh bien !
J'accorde. – En fait d'abus donc ?

RACINE.
                                               J'oublierai les vôtres.

COURTÈS.
Je ne vous défends pas de vous moquer des autres.
(à Jeanne et à Georges.)
Chers enfants, que je suis heureux de vous unir.
Ces chaînes de l'hymen, laissez-moi les bénir.

RACINE.
Le juge les bénit, le serrurier les forge…

JEANNE.
Bon père.

RACINE.
            Moi, je pars, adieu, Jeanne ! Adieu, George !

GEORGES.
Mais où vas-tu ?

RACINE.
                       Je vais où le combat m'attend.
Serai-je obscur soldat ou noble combattant,
La muse que je suis est-elle esclave ou reine
N'importe ! II faut aller où son appel m'entraîne ;
J'ai là trop de pensers qu'il faut mettre au dehors.
L'avenir nous dira si c'étaient des trésors.
Chez les dieux dont les voix me parlent en tumulte,
Le malheur bien souvent paya les frais du culte,
Je le sais, et je puis me laisser consumer
Au feu des passions que je vais allumer.
J'accepte tout, je pars. La foi qui me seconde,
Est dans l'Antiquité souveraine et féconde ;
Dût-on faiblir, la gloire est au bout du chemin,
Pour qui s'avance, Homère et la Bible à la main. [*note 47*]
Oui, l'on peut tout oser d'un essor intrépide
Lorsque l'on suit Sophocle, Isaïe, Euripide, [*note 48*]
Je vais donc essayer, guidé par ces élus,
De donner au théâtre un poète de plus.


ÉPILOGUE

Le grand art décroît, le grand art décline,
Se cherchant en vain dans ce qu'il promet,
Et le mont sacré, devenu colline,
A vu s'abaisser son altier sommet.

L'instant est venu d'éveiller encore
Les gloires d'un temps qu'on croit effacé :
Avec ses lueurs on refait l'aurore,
On prend l'avenir où dort le passé.

Il le savait bien, celui que l'on fête :
S'il faut l'admirer, c'est qu'il admira.
Du poète grec, au divin prophète,
Il suivit le beau, le beau l'éclaira.

Il faut au génie, il faut des ancêtres,
Racine eut toujours ce suprême appui ;
C'est parce qu'il sut adorer les maîtres
Qu'il est, à son tour, un maître aujourd'hui.

Il fut, sans effort, grand, dans un grand règne,
Il eut l'art divin des belles douleurs,
Et, ce qu'à présent on fuit ou dédaigne,
Il eut dans l'amour le secret des pleurs.

Notre art est bien loin de l'auteur de Phèdre,
Mais est-il tombé, s'il est descendu ?
Non, l'on peut grandir de l'hysope au cèdre,
Non, l'art n'est pas mort, l'art n'est pas perdu.

Peut-être un instant, pour mieux voir sa course
Lassé du chemin, il peut s'arrêter.
Qu'il trempe son pied à la pure source,
Jusqu'au ciel encore il peut remonter.

Sa jeunesse était dans la fantaisie,
La suivre toujours serait s'égarer.
Sa virilité, c'est la poésie ;
Et Racine est là pour la lui montrer.

Deux siècles sont lourds sur une mémoire,
Mais par lui ce poids est si bien porté,
Que les deux cents ans de sa jeune gloire
Ne semblent qu'un jour d'immortalité


NOTES

[*note 01*] « Il fut à nous toujours : par ses Plaideurs, /Par l'esprit de ses épigrammes. »

Plusieurs des épigrammes de Racine sont assez célèbres pour que je n'aie pas besoin de les citer ici. Je n'en donnerai qu'une, qui n'a pas encore été réunie aux autres dans ses œuvres, bien qu'elle soit certainement de lui. Elle est dirigée contre l'Agamennon de l'abbé Boyer, dont on voulait lui faire un rival et se trouve avec celles qu'il fit aussi en sonnets contre la Troade de Pradon et le Genseric de madame Deshoulières, dans le portefeuille de M. L. D. F ... (Capentras, 1694, in-12, p. 147.)

On dit qu'Agamemnon est mort,
Il court un bruit de son naufrage,
Et Clytemnestre tout d'abord
Célèbre un second mariage.

Le Roi revient et n'a pas tort
D'enrager de ce beau ménage :
Il aime une nonne bien fort,
Et prèche à son fils d'être sage,

De bons morceaux par ci par là,
Adoucissant un peu cela,
Bien des gens ont crié merveille.

J'ai fort crié de mon côté ;
Mais comment faire, en vérité ?
Les vers m'écorchaient les oreilles.

Le nombre des épigrammes de Racine est considérable. « Indépendamment, dit l'abbé lrail, des épigrammes sur l'Aspar de Fontenelle, sur l'Iphigénie de Leclerc, et sur la Judith de Boyer, qui sont imprimées, il en avait fait plus de trois cents autres qui ne nous sont point parvenues, et qu'on a brûlées à sa mort. Querelles littéraires, 1761, in-12, t. I, p. 339. – Racine, que le trait grivois n'effrayait pas dans sa jeunesse, comme on peut le voir par un tour assez peu chaste qu'il fit jouer à Boileau, suivant les Mémoires de Brossette qu'a publiés M. Laverdet, p. 505, eut part à l'épigramme la. moins décente de toutes celles qui figurent dans les œuvres du satirique. C'est celle qui commence ainsi :

De six amants contents et non jaloux
Que tour à tour servoit madame Claude…

De six amants contents et non jaloux
Qui tour à tour servaient madame Claude,
Le moins volage était Jean, son époux ;
Un jour pourtant, d'humeur un peu trop chaude,
Serrait de près sa servante aux yeux doux,
Lorsqu'un des six lui dit : Que faites-vous ?
Le jeu n'est sûr avec cette ribaude ;
Ah ! voulez-vous, Jean-Jean, nous gâter tous ?

J. B. Rousseau nous apprend dans une de ses lettres à Brossette (15 octobre 1715) que le trait de l'épigramme « est un bon mot de Racine au comédien Champmeslé, dans le temps qu'il fréquentoit sa maison. » Une note qui doit être de L. Racine, comme la plupart de celles qui expliquent ces lettres ajoute : « Cette épigramme fut faite dans une société de jeunes gens dont étaient Boileau et Racine, et fut l'ouvrage Je la société. » Concluez qu'elle est de Racine. Moins discret en conversation que par écrit, L. Racine l'avoua lui-même à Le Brun. Fayolle l'apprit de celui-ci, et fit à ce sujet une note dans son curieux recueil d'épigrammes l'Acanthologie, 1817, in- 12, p. 50. On trouve dans ce même recueil, p. 183, 237, deux autres épigrammes de Racine, qui n'ont pas été recueillies.


[*note 02*]  « Il pleurerait à Dalila », / Dont l'auteur, – pardonnez encore ma parenthèse  / Est à l'Académie assis dans son fauteuil. »

L'auteur de la Dalila du Vaudeville, M. Octave Feuillet siège à l'Académie française sur le dix-septième fauteuil, occupé avant lui par Racine et enfin par Scribe.


[*note 03*]  « C'est à table / Que Racine rima ces couplets certain jour / Chez une dame de la cour… »

Cette chanson, qui n'a été donnée que dans les plus récentes éditions de Racine, fut chantée par lui à Moulins, où il était trésorier de France, chez madame de Fougère qui s'y trouvait en passage. « Elle voulait former une compagnie, pour son mari, parce qu'une ordonnance de Louis XIV conféroit le grade de capitaine à tous ceux qui équiperoient une compagnie à leurs frais. » –  Racine avait fait aussi beaucoup de chansons satiriques, mais elles furent brûlées à sa mort avec ses épigrammes. L'abbé lrail (t, I, p. 539) en cite une, qu'il fit lors de la réception de Fontenelle à l'Académie, et qu'on a depuis jointe à ses œuvres, mais en la grossissant de plusieurs couplets, qui ne sont pas de Racine, celui qui commence ainsi par exemple :
Boyer, Leclerc, couple inutile…
est certainement de Charpentier. (V. sa Vie manuscrite par Boscheron, Bibliothèque Impér., n° 15.276.)


[*note 04*] « Mais n'allez pas pour m'accepter, / À ma taille vous arrêter. »

Racine pouvait, en effet, craindre qu'on ne le trouvât pas assez grand : « Il étoit, dit Valincourt, d'une taille médiocre, la physionomie agréable, le visage ouvert. Il avait le nez pointu, ce qui marque, suivant Horace, un esprit porté à la raillerie. »


[*note 05*] « Lorsqu'en l'an six vint son jour séculaire. »

La pièce de Coupigny, Barré, Piis, Radet et Desfontaines fut jouée sous le titre d'Hommage du petit Vaudeville au grand Racine, le 2 prairial an VI, jour séculaire de la mort de Racine.


[*note 06*] « La scène se passe sur la terrasse qui est derrière l'église d'Uzès. Au fond le pavillon de Racine, etc. »

Ce pavillon, connu dans le pays sous le nom de pavillon Racine, existe en effet derrière l'église d'Uzès, où je suis allé le dessiner, au mois de septembre dernier. Il a été reproduit assez exactement dans le décor du Vaudeville, avec la rampe de la terrasse dont il est le centre. M. J. de Saint-Félix en a parlé ainsi dans un article Racine à Uzès, republié par la Revue des Provinces au mois de janvier 1864 : « C'est au bord d'une de ces terrasses, dit-il, que se tient encore debout une maisonnette bâtie de belles pierres et appelée Pavillon Racine. Probablement c'était un corps de logis dépendant de la demeure de l'oncle, le chanoine, prieur et abbé de Sainte-Geneviève. Quelques personnes veulent que Jean Racine ait habité lui-même ce pavillon, et qu'il ait travaillé là-dedans aux premiers actes des Frères ennemis. »
Une inscription consacrait encore ce souvenir, il y a dix ans, suivant l'abbé De la Roque. Elle portait : Dans ce lieu Racine a composé la Thébaïde ou les Frères ennemis. « Le pavillon, dit-il, a été religieusement respecté… ; un magnifique micocoulier, dont l'ombre a protégé notre grand poète contre les ardeurs du midi, le couvre toujours de ses vastes rameaux. » (Lettres inédites de Jean Racine, etc., 1862, in-8, p. 67-68).


[*note 07*]  « Mais irai-je d'abord, ou juge ou serrurier, / Me noircir à la forge ou bien à l'encrier ? »

Racine a parlé, dans sa lettre du 24 novembre 1661, de juges-consuls d'Uzès qui étaient à la fois magistrats et artisans. « C'est une belle chose, dit-il, de voir le compère cardeur, et le menuisier gaillard, avec la robe rouge, comme un président, donner des arrêts et aller les premiers à l'offrande. Vous ne voyez pas cela à Paris. »


[*note 08*]  « Ah ! c'est le sauf-conduit / De ce jeune officier… »

Il fallait alors des billets de sortie pour quitter les villes. C'étaient les échevins ou les juges-consuls qui les délivraient. Racine, dans sa lettre du 24 novembre 1661, parle de celui qu'il dut se faire délivrer à Lyon : « Car, dit-il, sans billet de sortie, les chaînes du Rhône ne se lèvent point. »


[*note 09*] « Le prince de Conti / Qui depuis quelque temps s'est, dit-on, converti, / Et dès lors a l'horreur des plaisirs trop profanes, / Sachant que des acteurs couraient en caravanes / Le Languedoc, lui dit, George, allez les chasser… »

Racine écrit d'Uzès, le 25 juillet 1662 : « M. le prince de Conti est à trois lieues de cette ville et se fait furieusement craindre dans la province… Une troupe de comédiens s'était venu établir dans une petite ville proche d'ici, il les a chassés et ils ont repassé le Rhône. »
Quant à la conversion du prince, vers ce temps-là, c'est un fait assez connu pour que je n'y revienne pas. J'indiquerai toutefois ce passage de la lettre de Racine, du 30 mai 1662 : « M. le prince de Conti va faire ses pâques chez lui. »


[*note 10*]  « Car son oncle est absent, et notre évêque aussi… »

On lit dans les Mémoires de L. Racine sur la Vie de son père (1747, in-12, page 87) : « Il avoit été appelé en Languedoc par un oncle maternel, nommé le père Sconin, chanoine régulier de Sainte-Geneviève… En l'envoyant à Uzès, l'on avoit joint pour lui le prieuré de Saint-Maximin à un canonicat de la cathédrale. Il étoit, outre cela, official et grand vicaire. » Quand son oncle s'absentait pour aller à Avignon, ou ailleurs, c'est à Racine quil « laissoit la. charge de pourvoir à toutes choses. » Lettre du 30 mai 1662.


[*note 11*] « Si Monsingre bientôt n'a pas ce sauf-conduit. »

Ce nom de Monsingre ou Monchaingre est celui d'un comédien de ce temps-là, dont le nom de théâtre était Filandre. Il avait joué autrefois avec Molière. (V. le Roman de Molière, p. 99-100.)


[*note 12*]   « On m'a dit que c'est pour être abbé »

Racine était allé à Uzès pour succéder à son oncle dans son bénéfice, et il se faisait appeler alors l'abbé Racine, comme nous l'avons lu sur la reliure d'un Quintilien qui lui avait appartenu, et qui fut vendu à la vente Hebelink. V. le catalogue 1856, in-8, p. 116 : « Le savant Villenave, lit-on dans le catalogue de la Bibliothèque Soleinne (Livres doubles, n° 204), nous a assuré avoir possédé un exemplaire de la première édition de la Thébaïde, où le privilége donnait à Racine le titre d'abbé. » – Quand vint le moment de prendre les ordres, il recula et rompit net avec la religion, pour n'y revenir qu'après ses grands succès de théâtre. « L'oncle Sconin, dit L. Racine, était tout disposé à r ésigner son bénéfice à son neveu ; mais il falloit être régulier, et le neveu, qui auroit fort aimé le bénéfice, n'aimoit pas cette condition. » – Plus tard il eut un prieuré qui d'abord ne sembla pas exiger qu'il fût dans les ordres ; c'était celui de Sainte-Pétronille de l'Espinay. L. Racine en parle dans ses Mémoires sur son père, p. 72 : « Le privilége de la première édition d'Andromaque, dit-il, qui est du 28 septembre 1667, est accordé au sieur Racine, prieur de l'Espinay, titre qui ne lui est plus donné dans aucun autre privilège accordé quelques mois après, parce qu'il n'était déjà plus prieur. » Ici L. Racine se trompe. Un an après, Racine étant parrain à Auteuil avec la Du Parc signait encore : J. Racine de l'Espinay (Soulié, Recherches sur Molière, p. 283), et plus d'un an après encore, le 11 décembre 1669, il signait comme prieur de l'Espinay une quittance que nous avons vue, et qui fut vendue à la vente d'autographes, les 12 et 13 mars 1855.


[*note 13*]  « Puis il est avocat… »

On voit, par les Mémoires de.L. Racine sur la Vie de son père, que l'auteur des Plaideurs avait étudié la jurisprudence « pour se rendre capable d'être avocat ». En eut-il le titre ? je ne sais, et il est même probable que non, s'il faut s'en rapporter à la lettre de Valincourt sur lui ; mais il s'occupa toujours volontiers de procès, sans trop en savoir la langue, comme il le dit dans la préface des Plaideurs. Il fut, par exempIe, dans ses derniers temps, le conseiller ordinaire des dames de Port-Royal pour toutes leurs affaires en litige. On a de lui un Mémoire en forme de requête pour les religieuses de Port-Royal-des-Champs, publié pour la première fois avec le supplément à son Histoire de Port-Royal, dans l'édition de ses Œuvres par La Harpe. Le brouillon en existe à la Bibliothèque impériale, et la bibliothèque de Troyes en possède une copie, précédée de cette note : « C'est M. Racine qui en est I'auteur, ces pauvres filles s'étant adressées à lui, dans cette occasion, comme elles ont fait sur la fin de sa vie dans la plupart des affaires· qui leur ont été suscitées. » Il intervint aussi dans le grand débat de Saint-Simon et du maréchal de Luxembourg : « Le célèbre Racine, si connu par ses pièces de théâtre, dit Saint-Simon, et par la commission où il était employé lors pour écrire l'histoire du roi, prêta sa belle plume pour polir les factums de M. de Luxembourg et en réparer la sécheresse de la matière par un style agréable et orné, pour la faire lire avec plaisir et avec partialité aux femmes et aux courtisans… (Mémoires, édit. Hachette, in-12, t. I, p. 90.) – Une lettre inédite d'Arnauld à Racine, pendant le siège de Namur, témoigne du crédit de notre poète auprès de M. de Luxembourg. Arnauld lui écrit en faveur d'un échevin de Liége, M. Le Cartier : « Il craint, dit-il, et avec raison, ce qui pourra arriver après la prise de Namur, que l'on doit regarder comme indubitable. On cherchoit des recommandations pour luy, auprès de M. le maréchal de Luxembourg. Mais j'ai assuré ceux qui en vouloient escrire à Paris qu'il n'y en avoit pas de meilleure que la vostre. Employez donc, mon très cher amy, tout ce que vous avez de crédit dans cette maison, afin qu'il connoisse que la prière que je vous ai faite pour luy n'a pas été inutile. »


[*note 14*]  « Et vive est sa réplique. »

Pour peu qu'il fût échauffé dans la conversation, dit Valincourt dans la lettre à laquelle j'ai fait tout à l'heure allusion, il avoit l'éloquence la plus vive et la plus persuasive du monde. Aussi m'a-t-il souvent dit qu'il regrettoit de ne s'être pas fait avocat au Parlement. »


[*note 15*] « Contre moi-même aux plaids le drôle parle d'or. »

Je n'emploie le vieux mot plaids, qu'après Racine lui-même dans les Plaideurs. – li est probable qu'étant dans une ville aussi processive que l'était Uzès, à ce moment, il y plaida. « Cette ville, écrit-il le 24 janvier 1662, est la plus maudite ville du monde. Ils ne travaillent à autre chose qu'à se tuer tous tant qu'ils sont, ou à se faire pendre. » Le 25 juillet, il écrit encore : « Je ne suis en état que de parler procès. »


[*note 16*]  « Au moindre billet doux de ce maitre rieur … »

Courtès pouvait craindre les billets galants pour sa fille : c'était un des fléaux du pays. Dans sa lettre du 16 mai 1662, Racine parle d'un jeune homme qui l'avait fait confident de sa passion, et des lettres, discours ou vers, qu'elle lui inspirait : « Sans quoi, dit-il, ils croient que l'amour ne sauroit aller. »


[*note 17*]  « Vous êtes trop moqueur. »

L. Racine, qui marchande si souvent les aveux au sujet du caractère de son père, convient dans une note sur ces premières lettres que, dès ce temps-là, la moquerie était son faible : « On voit, dit-il, par plusieurs traits répandus dans ces lettres que celui qui les écrivoit était né railleur. » Sur ce point, comme sur bien d'autres, il ne connaissait pas de retenue, maie convenait que le séjour d'Uzès lui en avait donné un peu : « Je gagnerai cela du moins que j'étudierai davantage, et que j'apprendrai à me contraindre, ce que je ne savois pas du tout. » Lettre du 30 avril 1662. Quelques jours après, surpris de cet empire imprévu qu'il se donna sur lui-même, il dit encore : « J'ai un peu appris à me contraindre. » La fréquentation de Molière, de La Fontaine et de Boileau surtout, lui fut encore un meilleur frein pour les écarts de son caractère : « Une des choses qui m'a fait le plus de bien, écrit-il à son fils alné le 24 juillet 1698, c'est d'avoir passé ma jeunesse avec une société de gens qui se disoient assez volontiers leurs vérités, et qui ne s'épargnoient guère les uns les autres sur leurs défauts ; et j'avois assez de soin de me corriger de ceux qu'on trouvoit en moi, qui étoient en fort grand nombre et qui auroient pu me rendre assez difficile pour le commerce du monde.»


[*note 18*]  « La charité, c'est vrai, défend que j'obéisse : / Le péché, c'est haïr. Georges : La vertu c'est aimer. »

Je ne pouvais parler de Racine sans faire un vers au moins sur la charité qui était si bien pour lui une vertu toute d'amour. Dès ce temps-là, bien avant le beau cantique qu'elle lui inspira, il l'avait chantée en des stances malheureusement perdues presque toutes. Les éditions les plus complètes n'en ont publié qu'une seule ; en voici une seconde que le bibliophile Jacob a trouvée pour nous dans le Recueil de pièces curieuses, etc. (La Haye, 1694, in-12, t. II, p. 640) :

Vois de la charité les effets admirables,
Sa patience est humble et ne se voit jamais.
Rien ne sauroit troubler sa douceur ni sa paix.
Elle fuit de l'orgueil les écueils redoutables,
L'envie et l'intérêt, l'ardente ambition,
Le feu de la colère, et la présomption,
Ne lui font point sentir leurs flammes criminelles.
Elle suit la justice, aime la vérité,
Juge bien le prochain, et l'espoir sur ses ailes,
Porte tous ses désirs dedans l'éternité.

Son Cantique à la Charité fut une de ses dernières œuvres, comme les stances sur le même sujet avaient été une de ses premières. Le Cantique a treize strophes, mais il en avait quatorze dans l'origine, ainsi que nous I'avons pu voir sur la copie autographe qui se trouve à la Bibliothèque impériale. Voici celle qu'il avait biffée et que nous avons eu beaucoup de peine à retrouver sous ses ratures. Nous ne la donnons que pour faire voir avec quel soin Racine savait se corriger lui-même, et sacrifier ce qu'il trouvait inférieur dans ses œuvr es :

L'enfant à peine sçait exprimer ce qu'il pense
Et tout marque en luy l'Impuissance
Et l'enfance de sa raison.
Mais il en fuit un plein usage,
Quand son esprit mûri par l'âge
Est dans sa parfaite saison.


[*note 19*]  « Je lui parle d'amour comme on parle aux échos, / Voilà tout… »

Racine n'eut pas de passion à Uzès : « Vous me soupçonnez d'amour, écrit-il à son ami Levasseur ; croyez que si j'avois reçu quelque blessure en ce pays, je vous la découvrirais naïvement, et je ne pourrois pas même m'en empêcher… Mais, Dieu merci ! je suis libre. » Lettre du 30 avril 1662. Il parle toutefois dans la même lettre d'un commencement d'aventure qui eût été plus loin si, en voyant de plus près la belle qu'il n'apercevait d'abord qu'à l'église, il n'avait remarqué qu'elle avait « sur son visage des taches, comme si elle relevait de maladie ». On fait voir à Uzès le portrait de cette belle, qu'il faillit aimer. Un archéologue de la ville le montra à M. J. de Saint-Félix : « Je vis, dit celui-ci, une femme d'un port fort noble, assez naïvement décolletée, attendu qu'elle avait la gorge belle, ayant des grappes de cheveux à la Ninon, vêtue d'une robe de brocart, fond vert-pomme et argent, et portant sur le bras gauche un petit chien aux longues soies, aux yeux espiègles, qu'elle caressait d'une main blanche, longue et potelée. – Est-ce là ce que nous cherchons, monsieur, dis-je à mon guide ? – Il y a grande apparence que c'est elle, répondit-il, et la preuve, c'est qu'elle passe dans la famille de ses héritiers pour avoir été un gros parti dans son temps, pour avoir été sage et très recherchée, pour s'être mariée arès l'âge de la jeunesse, pour avoir reçu chez elle M. le prieur chanoine, oncle du jeune Racine, et avoir toute sa vie fait profession d'une admiration très sympathique pour les ouvrages du grand poète. »


[*note 20*]  « Au temps où les Arnauld, ma tante Sainte-Thècle / Me disaient : Fuis le monde et les gloires du siècle… »

Agnès de Sainte-Thècle Racine, fille du grand-père paternel de notre poète, avait fait profession, en 1646, à Port-Royal, dont elle fut plus tard abbesse. On l'avait en grande estime chez les Arnauld et leurs amis. Dans une lettre du 21 mars 1656, écrite par Antoine Lemaistre avec cette adresse : « Pour le petit Racine à Port-Royal », il s'inquiète de la grand'mère Racine et de la tante Sainte-Thècle : «  Faites mes recommandations à madame Racine et à votre bonne tante, et suivez leurs conseils en tout. » (L'abbé Adrien de la Roque, Lettre inédites de Jean Racine, 1862, in-8, p. 22).


[*note 21*]  « Plus elle est belle ainsi, plus elle m'est mortelle, / Je me fatigue à voir son immobilité, / Le soleil sans un voile, et l'éternel été. »

Racine parle souvent de cette perpétuité du beau temps à Uzès. Sa lettre du 24 janvier 1662 contient même à ce sujet des vers dont voici les derniers :

Le ciel est toujours clair tant que dure son cours,
Et nous avons des nuits plus belles que vos jours.

Il ne s'ennuyait que plus, sous ce ciel inflexiblement beau, dans cette ville où l'on ne savait que bien manger et bien boire, sans se préoccuper d'aucune pâture pour l'esprit. Ses dieux s'en ressentirent. Ce furent ces deux vers que son petit-fils, l'abbé Adrien de la Roque, a cités le premier dans la Vie qui précède les Lettres inédites de son aïeul, p, 68 :

Adieu, ville d'Uzès, ville de bonne chère,
Où vivraient cent traiteurs, où mourrait un libraire.


[*note 22*]  « Ah ! que j'aimerais mieux, sous la foudre et l'éclair, / Ces tourmentes qui sont les passions de l'air. »

Comme Cicéron dans sa solitude, Racine dans celle d'Uzès n'avait d'autre confident que l'air. Aussi, dans sa lettre du 3 février 1662, après avoir dit : « Il n'y a ici personne pour moi », il s'écrie, avec l'ami d'Atticus : » Non homo sed littus atque aer, et solitudo mera. »


[*note 23*]  « Georges Quelle est l'œuvre en espoir ? Racine : Ovide et ses amours… »

Racine s'était alors occupé en effet d'une pièce des Amours d'Ovide, pour laquelle, étant à Paris, il avait consulté la Beauchateau, qui aurait joué le rôle de Julie. En juin 1661, la pièce était finie et il pouvait écrire à son ami Levasseur, dans une lettre qui ne se trouve que dans les éditions complètes : « J'ai fait, refait, et mis enfin dans sa perfection tout mon dessein. » Il n'en est pourtant rien resté.


[*note 24*]  « Bel inconstant. »

Racine, on le sait, fut un des hommes les plus beaux de son temps. Cette beauté physique, rehaussée par celle d'un esprit admirable, est restée célèbre dans sa famille. L'abbé Adrien de la Roque, son arrière-petit-fils, parlant de sa brillante jeunesse, a dit, p. 43 de son volume de Lettres inédites : « Il avait alors vingt et un ans, et les grâces de toute sa personne donnaient un charme de plus à celles de son esprit, vif, aimable et gai. » Pour la beauté, aussi bien que pour le génie, Racine est donc, comme l'a dit M. Feuillet de Conches , le Raphaël des poètes. (Causeries d'un curieux, t. III, p. 518.) – V. plus haut une note sur sa personne, d'après Valincourt.


[*note 25*]  « A ce premier sujet si je devais faillir, / J'en ai mille autres là qui viennent m'assaillir. »

Il eut, en effet, alors plusieurs idées de pièces sans pouvoir s'arrêter à aucune. L'ennui du séjour d'Uzès tuait chez lui l'inspiration : « Je cherche quelque sujet de théâtre, écrit-il le 4 juillet 1662 à son ami Levasseur, et je serais assez disposé à y travailler, mais j'ai trop de sujet d'être mélancolique, et il faut avoir l'esprit plus libre que je ne l'ai. » C'est alors pourtant que sa pièce des Amours d'Ovide terminée, il semble avoir dû s'occuper de celle des Frères ennemis. Son fils dit positivement, dans une note de la première édition du Recueil des Lettres, p. 81, « qu'il avoit composé les Frères ennemis en Languedoc.» Commencé, peut-être, achevé, non. Au mois de novembre 1663, en effet, étant revenu à Paris, il écrit à son ami Levasseur : « Pour ce qui regarde les Frères, ils ne sont pas si avancés qu'à l'ordinaire. Le quatrième acte étoit fait dès samedi, mais malheureusement je ne goûtois point, ni les autres non plus, toutes ces épées tirées : ainsi, il a fallu les faire rengaîner, et pour cela ôter plus de deux cents vers ; ce qui est mal aisé. » Le mois suivant, il n'avait pas fini encore. Il n'en était qu'aux strophes d'Antigone, à la première scène· du cinquième acte, et il en citait à son ami une sur l'Ambition, qu'il retrancha peu de jours après, et qui n'a jamais été dite ni imprimée avec la pièce. Racine se hâtait, car on annonçait à I'Hôtel de Bourgogne la Thébaïde de Boyer. (V. lettre du mois de décembre 1663). Il voulait que la sienne fût jouée dans le même temps sur le théâtre de Molière. On sait que c'est celui-ci qui lui avait donné l'idée de la pièce, ou qui tout au moins l'avait encouragé à la finir en l'aidant de ses conseils. La Grange-Chancel l'avait dit le premier dans la Préface si curieuse de son Jugurtha. Grimarest dans la vie de Molière I'avait répété, mais on en pouvait douter encore lorsque la publication des Mémoires de Brossette, à la suite de l'édition de la Correspondance de Boileau donnée par M. Laverdet, 1858, in-8, p. 419, a levé tous les doutes.
On y a de plus appris que la liaison de Racine et de Boileau commença vers le même temps, et à cause de cette même pièce. Molière venait de lui conseiller de la finir pour effacer celle de Boyer, « Racine, dit Brossette, y travailla. Il apprit en ce temps-là que M. Despréaux qui était fort jeune aussi bien que luy, et qu'il ne connaissoit pas, passoit pour un critique judicieux, quoi qu'il n'eût encore fait aucun ouvrage, et jugeoit fort bien des ouvrages d'esprit. Il lui fit présenter sa pièce par un abbé nommé Levasseur. M. Despréaux fit ses corrections et Racine les approva. Il eut une forte envie de faire connaissance avec M. Despréaux, et La Fontaine, que Racine connaissoit, le mena chez M. Despréaux. Depuis ce temps ils ont toujours été bons amis. »
Quant à La Fontaine, qui était de sa famille, il le connaissait d'enfance. Sa première lettre du voyage à Uzès fut pour lui. Ils vivaient ensemble très familièrement pendant leur jeunesse, couchant volontiers l'un chez l'autre. On sait le mot de La Fontaine sur Rabelais, quant il demanda si saint Augustin avait eu plus d'esprit que lui. Or, ce qu'on ne savait pas, c'est à Racine qu'il le dit : « Le mot de saint Augustin et de Rabelais, écrit Marais, le 13 décembre, dans une de ses lettres inédites à Bouhier, a été dit dans une circonstance où La Fontaine trouva, à Château-Thierry, Racine couché dans son lit, il le réveilla, et luy fit cette belle question. Je tiens cela, ajoute Marais, de notre poète de Chartres (Montchesnay) qui me l'a dit ce matin, et qui le tient de Racine. »
Revenons aux premières pièces que celui-ci aurait faites ou projetées. Son fils et Grimarest disent qu'il avait écrit alors une tragédie de Théagène et Chariclée. C'est possible ; sa passion pour le roman d'Héliodore, qui la lui aurait inspirée, est assez connue. li n'est rien resté de la pièce, mais quelques parties de ses autres tragédies sont comme des échos du roman grec qu'il avait trop aimé, qu'il savait trop bien par cœur pour n'en pas laisser quelques souvenirs dans ses œuvres. Le fameux vers d' Andromaque

Brûlé  de plus de feux que je n'en allumai

n'est-il pas, par exemple, une réminiscence de ce passage d'Héliodore, où l'on voit Hydaspes près d'immoler et de mettre sur le bûcher sa fille Chariclée, se sentir au cœur un feu plus terrible que celui qu'il prépare : « En disant ces tristes paroles, lisons-nous dans la traduction d'Amyot, Hydaspes jecta les mains sur Chariclée, monstrant semblant de la vouloir mener vers les autels, où estoit jà appareillé le feu du sacrifice, combien qu'il eut en l'estomac un plus ardent feu d'amertume et de douleur qui lui brusloit le cœur. » Une scène de cette même Andromaque, et des plus belles, paraît être aussi tirée du roman d'Héliodore, ainsi que l'a déjà remarqué M. Piccolos, dans les notes de sa traduction de Paul et Virginie en grec moderne, 1841, in-8, p. 343.
M. Ampère, dans son étude sur Amyot, publiée par la Revue des Deux-Mondes du ler juin 1841, a marqué du bout de la plume quelques autres emprunts probables que Racine aurail faits au livre d'Héliodore : « On cherche avidement, dit-il, dans le roman de Théagène, les souvenirs qu'il auroit pu laisser à Racine. Serait-ce trop attribuer aux influences souvent si durables et aux vives impressions des premières lectures de croire que Racine, en peignant l'amour de Phèdre pour Hippolyte, n'avoit pas entièrement oublié la passion de la reine Arsace pour le beau Théagène, qui a dans Chariclée son Aricie, personnage que Racine ne doit pas à Euripide ? Ne pourrait-on pas retrouver, avec plus de vraisemblance encore, une réminiscence du même épisode dans la situation de Bajazet, obligé de laisser croire à Roxane qu'il l'aime, afin de sauver Atalide, comme Théagène amuse la passion d'Arsace pour ne pas perdre Chariclée ? »
Dans les lectures qu'il faisait à Uzès, le souvenir du cher roman, dont le sacristain Lancelot lui avait brûlé tant d'exemplaires à Port-Royal, le suivait toujours. C'est là qu'il annota les Olympiques de Pindare et l'Odyssée, comme ou le voit par ces quelques mots de son fils Louis en tête de son cahier de notes : « Quand mon père a écrit ces remarques, en 1662, il avoit 22 ans. Il écrit à Uzès. » Or, à chaque instant, surtout à propos de l'Odyssée, reparaissent des allusions à Théagène et Chariclée, et des rapprochements, si bien que Louis Racine écrit encore en note : « On voit que mon père, dans sa jeunesse, était encore plein dHéliodore qu'il cite souvent. » Je ne sais pourquoi M. A. Martin, en reproduisant dans son édition de Racine les remarques sur l'Odyssée et sur les Olympiques, a dédaigné ces notes du fils. Un rédacteur du Magasin Encyclopédique (1795, t. Ill, p. 104), qui avait parlé le premier de ces Manuscrits, avait été plus consciencieux et partant plus habile.


[*note 26*]. « Georges : Tu voudrais donc, ? Racine : Paris… »

Il ne cessait d'y penser étant à Uzès, et s'y rattachait par tous les moyens en son pouvoir ; c'est ainsi qu'il s'était mis en rapport avec le rédacteur de la Gazette, à qui il envoya un petit Mémoire – nous dirions un article – sur le feu d'artifice tiré à Nîmes à propos de la naissance du Dauphin. Il parut dans le n° du 25 décembre 1661, où M. Rathery le trouva pour le republier dans l'Athenœum du 22 mars 1856. Les rapports de Racine avec la Gazette furent repris plus tard. On voit, par sa lettre à. Boileau du 6 août 1693 qu'il envoyait, de l'armée, où il suivait le roi, des Mémoires à l'abbé Renaudot, qui la rédigeait alors.


[*note 27*]  « Georges : Quoi la religion ? / Racine : Ah ! j'en voudrais sortir. / Georges : Pour y rentrer plus tard avec le repentir. »

On sait qu'il y rentra en effet, et que ce retour fut une abjuration complète du théâtre, de ses œuvres et même de ses succès. Il alla jusqu'à défendre aux comédiens de représenter ses tragédies, s'il faut en croire une note du bibliophile Jacob, dans le Bulletin du Bouquiniste (1er mai 1864, p. 253, où se trouve à ce propos une épigramme de lui non recueillie.
Racine était revenu tout à Port-Royal, faisant, nous l'avons vu, les affaires des religieuses, et n'ayant pas assez d'admiration pour les personnes qui mouraient, comme madame de la Fayette, dans les sentiments de piété de cette sainte maison. Voici comment il parle de cette mort, si angéliquement janséniste, au protecteur de son fils aîné, M. de Bonrepaus, à la fin d'une lettre dont Louis Racine supprima cette partie, à cause du jansénisme compromettant qui s'y fait jour. M. Feuillet de Conches a publié le premier cette fin dans ses intéressantes Causeries d'un Curieux (t. III, p. 517) :
« Nous soupasmes hier, M. de Cavoye et moy, cbez madame la. comtesse de Gramond, avec madame de Quailus (sic) toute brillante de jeunesse et de beauté. M. Despréaux et M. de Valaincour, dont vous connoissez le respect pour votre personne, vinrent nous joindre… Votre amie madame de La Fayette nous a esté d'un bien triste entretien. Je n'avois malheureusement point eu l'honneur de la voir dans les dernières années de sa vie. Dieu avoit jeté une amertume salutaire sur ses occupations mondaines, et elle est morte après avoir souffert dans la solitude, avec une piété admirable, les rigueurs de ses infirmitez y ayant esté fort aidée par M. l'abbé Du Guet et par quelques-uns des messieurs de Port-Royal, qu'elle avoit en grande vénération, ce qui a fait dire mille biens d'eux par madame la comtesse de Gramond, qui estime fort Port-Royal et ne s'en cache pas. »
Racine fit alors beaucoup pour Port-Royal. Il avait à se racheter. Arnauld, près duquel son repentir l'avait remis en grâce, eut souvent à se louer de ses services. Une lettre de lui à Racine, du 15 juillet 1693, qui est, je ne sais comment, restée inédite, témoigne de son amitié et de sa gratitude. Je ne sais d'où il l'écrivit, mais on sent trop bien qu'elle date de l'exil :
« J'ay douté, monsieur , si je vous devois remercier de ce que vous avez fait de si bonnc grâce, pour obtenir le passe-port que je vous avois demandé. Car, me flattant d'une part qu'il n'y a guère de personne que vous aimiez plus que moy, et scachant de l'autre combien ce vous est un plaisir d'obliger vos amis, je me suis presque imaginé que c'est peut-être à vous à me remercier de ce que je vous ai procuré cette occasion de me donner une preuve de vostre inclination bienfaisante. Le petit frère est charmé de la bonté que vous lui avez témoignée. Il m'a rendu compte de l'entretien que vous avez eu ensemble sur mon sujet. Dieu me fait la grâce d'être sur tout cela sans inquiétude, et si j'ay quelque peine, c'est d'estre privé de la consolation de voir mes amis, et un teste à teste avec vous et avec vostre compagnon (Boileau) me feroit bien du plaisir ; mais je n'achesterois pas ce plaisir par la moindre lâcheté. Vous scavez bien ce que cela veut dire. Ainsy je demeure en paix, et j'attends en patience que Dieu fasse connoître à Sa Majesté qu'il n'a point dans tout son royaume de sujet plus fidèle, plus passionné pour sa véritable gloire, et, si je l'ose dire, qui l'aime d'un amour plus pur, et plus dégagé de tout intérest. Je pourrois ajouter que je suis naturellement si sincère que si je ne sentois dans mon cœur la vérité de ce que je dis, rien au monde ne seroit capable de me le faire dire. C'est pourquoy aussy je ne pourrois me résoudre de faire un pas pour avoir la liberté de revoir mes amis, à moins que ce ne fust à mon prince seul que j'en fusse redevable. Je suis tout à vous, cher ami. »
C'était, on le sent, une prière voilée pour que Racine s'entremît en sa faveur et obtînt son rappel. Il ne l'obtint pas. L'année suivante, Arnauld mourait à Bruxelles. À défaut de ce service, Racine en rendit d'autres à Port-Royal. Le répit qu'obtint cette maison pendant l'épiscopat du cardinal de Noailles lui est dû en partie. Il travaillait aux mandements de Monseigneur ; il faisait notamment en 1697, la Réponse du prélat de Paris à M. de Cambray, comme l'attestent une Note du président Bouhier et une de ses lettres qui prouve ses fréquentes visites à l'archevêché en ce temps-là. Pour toute récompense, il ne demandait qu'un peu de bienveillance et d'oubli pour son cher Port-Royal.
C'est alors qu'il eut le plus en dégoût les œuvres de son passé profane, c'est-à-dire sa gloire même. S'il fallait en croire son fils, il aurait voulu pouvoir supprimer ses tragédies. (Corresp. inéd. de L. Racine, 1858, in-8, p. 46.) Il alla jusqu'à faire brûler par son fils aîné l'exemplaire qu'il avait préparé, à la prière d'un libraire, pour une nouvelle édition de ses œuvres. Cet exemplaire était couvert de corrections qui sont perdues. Quelques-unes avaient échappé qui n'ont pas survécu davantage. « À mon dernier voyage de Paris, lit-on dans une lettre inédite de Brossette au président Bouhier, du 15 avril 1733, un des amis de feu M. Racine me communiqua toutes les corrections qu'il avoit recueillies sous les yeux. mêmes du grand poète. Je les transcrivis moi-même, et je les ai remises à M. de Saint-Fonds. » Celui-ci préparait une édition de Racine qui ne parut pas. Si bien que tout ce qu'avait recueilli Brossette est perdu comme le reste.


[*note 28*]  « Chez le prince, dis-moi, tu connus au passage / La Du Parc ? »

Elle était déjà dans la troupe de Molière quand celui-ci donna des représentations chez le prince de Conti au château de la Grange-des-Prés. C'est même grâce à son influence et à l'amour dont Sarrazin, sécrétaire du prince, s'était épris pour elle que la troupe de Molière obtint de l'emporter sur celle de l'empirique du Pont-Neuf, Cormier, qui avait d'abord été préférée par la favorite du prince, madame de Calvimont, (V. à ce sujet les Mémoires de Cosnac, t. I, p. 127-128, et nos Variétés histor. et litt., t. Vll, p. 103-104).


[*note 29*]  « On parlait plus encore de sa légèreté. »

La Du Parc fut, en effet, une galante des plus volages, Elle fut aimée de beaucoup d'hommes des plus distingués, et toujours passionnément. « J'admire, écrit Bussy le 17 juillet 1668 à madame de Montmorency, l'étoile de la Du Parc, qui a donné mille passions à mille gens, et jamais une médiocre. » Sarrazin l'aima, comme nous l'avons vu tout à l'heure, Molière aussi, mais il fut dédaigné. « Cette femme, est-il dit dans la Fameuse Comédienne, p. 8-9, qui, avec justice, espéroit quelque conquête plus illustre, traitta Molière avec tant de mespris que cela l'obligea de tourner ses vœux du côté de la Debrie. » Quelle était cette conquête plus illustre ? était-ce Racine, ou bien plutôt le chevalier de Rohan, qui, lorsqu'elle mourut, l'aimait à la folie et même voulait l'épouser. (V. Lettres de Bussy, édit. Lalanne, t , I, p. 104, 105, 113, 188).


[*note 30*]  « Je l'aimerais, je crois… »

Ce fut le premier de ses amours au théâtre, et la cause de sa brouille avec Molière, à qui, comme on sait, il enleva la Du Parc pour la faire entrer dans la troupe de l'hôtel de Bourgogne, où il fit pour elle Andromaque. Le 12 mai 1668, quoiqu'on dût parler déjà des amours de cette volage et du chevalier de Rohan, il fut parrain avec elle, à Auteuil. (V. Soulié, Recherches sur Molière, p. 283) – Quand elle mourut la même année, le 11 décembre, personne ne fut plus profondément affiigé que lui. Robinet, parlant de l'enterrement (Gazette du 15 décembre 1668), y montre :

Item, les poètes de théâtre,
Dont l'un, le plus intéressé,
Était à moitié trespassé.

C'était Racine. Brossette avait su, par Boileau, bien des choses sur ces amours de Racine et de la Du Parc (V. Lescures, Mém. de Mathieu Marais, t. I, p. 26). Le bruit courut, à sa mort, qu'elle avait été empoisonnée ; on ne manqua pas d'en accuser les Rohan qui auraient ainsi coupé court à la folie du chevalier, et à ses idées de fuite et de mariage avec la comédienne. La Voisin, qui, dans ce cas, eût fait le coup, fut plus tard, lors de son procès, interrogée sur cette mort. Pour se disculper elle eut l'audace d'incriminer Racine. « Voici, dit M. Monmerqué dans une note trop peu remarquée de sa première édition des Lettres de madame de Sévigné, 1818, in-12, t. VII, p. 216. Voici les termes dont elle se sert dans son lnterrogatoire subi sur la sellette, le 17 février 1680 : Elle déclare « Quelle a connu la demoiselle Du Parc, comédienne, et l'a fréquentée pendant quatorze ans ; que sa belle-mère, nommée de Gordo, lui avait dit que c'était Racine qui l'avait empoisonnée. »


[*note 31*]  « Chez Montfleury l'on cite avec de grands éclats, / La jeune Champmeslé »

Ici nous anticipons de quelques années sur les faits. Ce n'est qu'un peu plus tard que la Champmeslé, qui n'avait que dix-huit ans en 1662, passa du théâtre du Marais à l'Hôtel de Bourgogne, où Montfleury trônait en maître.


[*note 32*]  « Dans la ruelle ils sont tombés pendant la lutte. »

C'est la ruelle grimpante, qui longe sur la droite en venant de l'église, la terrasse d'Uzès.


[*note 33*]  « Adiousias, moûsû »

Le patois languedocien désespérait Racine à Uzès. « Je n'entends pas, écrit-il le 25 novembre 1661, le françois de ce pays-ci, et l'on n'y entend pas le mien. Ainsi, je tire le pied fort humblement, et je dis quand tout est fait adiousias. » Il termine sa lettre du 3 février suivant, par le même mot adiousias. Je dois dire, à propos de cette lettre à l'abbé Levasseur, qu'ainsi que la plupart des autres, mais plus encore peut-être elle a été singulièrement altérée et tronquée par L. Racine, dans le Recueil des lettres de son père. Elle a été rétabIie, d'après l'original qui est à la Bibliothèque impériale, dans la grande édition Furne, et plus récemment dans celle de la maison Hachette, in-12. Une copie de cette lettre, tout à fait conforme à l'original, a été retrouvée à Constantinople, dans les archives de l'ambassade française, où M. de Guilleragues, ami de Racine et de Boileau, l'avait laissée, par M. de Marcellus qui, la croyant inédite, l'a publiée dans son curieux volume : Châteaubriand et son temps, p. 286-288. Pour en revenir au patois du Languedoc et aux ennuis souvent plaisants qu'il causait à Racine, je citerai le passage de sa lettre du 11 novembre 1661. « Hier, ayant besoin de petits clous à broquettes pour ajuster ma chambre, j'envoyai le valet de mon oncle en ville et lui dis de m'acheter deux ou trois cents de broquettes : il m'apporta incontinent trois boîtes d'allumettes… »
Pour comprendre la méprise, il faut savoir, ce qu'on n'a jamais dit, que brouquet dans le patois signifie allumette.


[*note 34*]  « Je naquis orphelin, / Mon enfance ne fut que solitude amère / Et pour savoir enfin ce que c'est qu'une mère, / Je me rêve une épouse avec de beaux enfants. »

« On peut dire, écrit son petit-fils, l'abbé Adrien de la Roque, que Racine ne connut jamais sa mère, car il n'avait que treize mois lorsqu'elle mourut le 29 janvier !641… Le 4 novembre 1642, son père contracta un second mariage avec Madeleine Vol, fille d'un notaire de la Ferté-Milon. Mais ces nouveaux liens, peut-être un peu précipités, furent de plus courte durée encore que les premiers, car il mourut trois mois après, le 6 février 1643, âgé seulement de vingt-huit ans. » (Vie de Racine en tête de ses Lettres inédites, p. 16-17).


[*note 35*]  « Ce père souriant, ce sera moi peut-être. »

Ces jeux où il pouvait mêler la piété au sentiment paternel furent en effet un de ses plus doux plaisirs, dans les jours, moins rares vers la fin de sa vie, où il se donna tout aux siens, en abandonnant la cour : « En présence, même d'étrangers, il osoit être père, écrit son fils Louis, il étoit de tous nos jeux, et, ajoute-t-il, parlant lui-même à son fils : Je me souviens (je puis l'écrire, puisque c'est à vous que j'écris), je me souviens de processions dans lesquelles mes sœurs étoient le clergé, j'étois le curé et l'auteur d'Athalie, chantant avec nous, portoit la croix. » (Mémoires sur la Vie de Jean Racine, 1747, in-12, p. 6.) Quelques pages auparavant, Louis Racine s'adressant encore à son fils, et lui parlant des Iettres que son frère aîné avait dans sa jeunesse reçues de leur père, lui dit : « C'est un père qui écrit à son fils comme à son ami… Avec quelle simplicité il lui rend compte de tout ce qui se passe dans son ménage ! et, gardez-vous bien de rougir quand vous l'entendrez répéter souvent les nome de Babet, Fanchon, Madelon, Nanette, mes sœurs ; apprenez, au contraire, en quoi il est estimable. Quand vous l'aurez connu dans sa famille, vous le goûterez mieux lorsque vous viendrez à le connoître sur le Parnasse ; vous scaurez pourquoi ses vers sont toujours pleins de sentiment. » Les Lettres récemment publiées par l'abbé de la Roque apportent de nouvelles preuves de la sollicitude de Racine pour tout ce qui regardait sa petite famille. Il allait jusqu'à s'occuper des nourrices à trouver pour Nanette ou pour Fanchon. (V. p. 278, 280, les lettres du 27 octobre 1682 et du 12 novembre 1684). – On peut lire sur encore Racine et ses enfants une anecdote peu connue dans la Correspondance secrète, t. IX, p. 425.


[*note 36*]  « Ils pourront être forts »

Il est convenu que la force manque à Racine, et l'on ne cesse de le répéter. C'est une des plus grandes injustices qu'on puisse commettre à son égard. Elle date de son temps, L. Racine s'en indignait déjà. Avant de dire, dans les Mémoires sur son père, ce qu'il pensait à ce sujet, voici ce qu'il avait écrit à Chevaye de Nantes, le 11 novembre 1745 : « Dans un discours peu convenable pour un religieux, quel ridicule parallèle votre père Porée fait-il entre Corneille et mon père ! Corneille est un aigle, je l'avoue ; mais afin que l'orateur fasse briller son esprit par quelque opposition jolie, il oppose la colombe à l'aigle. Mon père est selon lui Veneris Columbulus : et comme il faut avouer qu'il va de pair avec l'aigle Divitum imperium, cum fulminante aquila, gemens columbulus impetravit. Que d'impertinences ! l'auteur de Phèdre, d'Athalie et de Britannicus est-il co !umbulus ? > (Correspondance littéraire inédite de Louis Racine, Nantes, 1858, in-8, p. 51).


[*note 37*]  « Mais soyez courtisan »

Racine ne le fut que trop. Spanheim, dans un des Mémoires de ses deux ambassades, a parlé de sa conduite à la cour en termes un peu sévères, mais qui ne doivent pas manquer de justesse : « M. Racine a passé du théâtre à la cour, où il est devenu habile courtisan, dévot même. Le mérite de ses pièces dramatiques n'égale pas celui qu'il a eu de se former dans ce pays-là, où il fait toutes sortes de personnages, où il complimente avec la. cour, où il blâme et crie dans le tête-à-tête, où il s'accommode à toutes les intrigues dont on le veut mettre, mais celle de la dévotion domine chez lui… Il voudroit bien qu'on le crût propre à rendre service, mais il n'a ni la volonté ni le pouvoir de le faire. C'est encore beaucoup pour lui que de se soutenir. Pour un homme venu de rien, il a précisément les manières de la cour… »
Ce reproche « d'être venu de rie » était grave ; il ne l'éludait pas. « M. Racine, écrit Brossette dans ses Mémoires, p. 519, ne faisait pas façon de dire qu'il n'était pas d'une grande naissance » Son influence à la cour ne lui en semblait que plus précieuse, par le contraste. Il y fut, on doit l'avouer, d'une rare obligeance, pour tout ce qui pouvait plaire à madame de Montespan, puis à madame de Maintenon.
Lorsqu'en 1673, parut à l'imprimerie Royale le volume si rare du petit duc du Maine, Œuvres diverses d'un auteur de sept ans, n'est-ce pas lui, selon Bayle (Républ. des Lettres, fév. 1685, p. 207), qui écrivit l'épître dédicatoire, chef-d'œuvre de louange délicate ; et qui fit, sans se nommer davantage, quelques-unes des poésies liminaires ? On n'en a recueilli qu'une seule dans ses œuvres. En voici une seconde que, selon Nodier (Mélanges tirés d'une petite Bibliothèque, p. 350), il faut lui restituer, sur la foi de sa signature même dans l'exemplaire qui lui avait appartenu :

Quel est cet Apollon nouveau,
Qui, presque au sortir du berceau,
Vient régner sur notre Parnasse ?
Qu'il est brillant ! qu'il a de grâce !
Du plus grand des héros je reconnais le fils.
Il est déjà tout plein de l'esprit de son père
Et le feu des yeux de sa mère
A passé jusqu'en ses écrits.


[*note 38*] « Racine : Le malheureux par lui peut être défendu. / Clorinde : Oui, mais il risque alors d'être mal entendu. / Racine : Si l'on parlait au roi de son peuple qui souffre / Si I'on osait lui dire… Clorinde : On irait droit au gouffre. »

C'est ce qui arriva, comme on sait. Racine ayant écrit, sur le conseil de madame de Maintenon, un mémoire traitant de la misère du peuple, résultat des longues guerres,le roi, à qui il fut présenté et qui s'en fâcha, en ayant, par une inconcevable indiscrétion, connu l'auteur, il fut disgracié et ne dut plus reparaître à la cour. Il mourut plus d'un an après d'un abcès au foie et non de cette disgrâce, comme on l'a tant répété à tort. (Voir l'Esprit dans l'histoire, 2e éd., p. 279-281.) Son Esther avait elle-même été une protestation pour les victimes de la révocation de l'Édit de Nantes. Madame de Maintenon, loin d'être, ainsi qu'on l'a trop répété, la complice de leur persécution, avait inspiré à Racine l'idée de cette sublime supplique, la seule qu'elle pût faire entendre au roi en leur faveur. (V. feuilleton de la Patrie du 11 juillet 1864).
Les protestants comprirent tout des premiers que c'était pour eux que parlait le poète, et que dans sa tragédie élégiaque, les Juifs jouaient leur rôle de persécutés. L'édition qu'ils en donnèrent à Neuchâtel, en 1689, chez Jean Pistorius, fit voir ce qu'ils pensaient des allusions de Racine :
« Le sujet de cette pièce, y est-il dit, a tant de rapport avec l'état présent de l'Église réformée qu'on a cru servir à l'édification de ceux qui sont touchés de la destruction de Sion et qui soupirent après sa délivrance d'en procurer une seconde édition. On y voit clairement un triste récit de la. dernière persécution, les desseins sanguinaires des cruels ennemis des réformés et les calomnies dont on se sert pour les rendre odieux aux peuples et aux souverains, malgré les services qu'ils ont rendus. On y découvre l'état des fidèles dans leur exil, la soumission avec laquelle ils endurent les maux, et les vœux qu'ils font pour leur rétablissement. On y apprend quelle est l'assurance d'un fidèle, qui se confie aux promesses de Dieu, quelle est la paix dont il jouit au milieu de sa misère, et la résolution qu'il doit prendre de n'adorer jamais que luy. Le lecteur pourra faire aisément une application des personnages d'Assuérus et d'Aman. »


[*note 39*]  « Vous· joueriez fort bien la tragédie. »

Racine avait, plus que personne, l'art de bien dire les vers, et le feu qui convient pour les jouer avec action : « Il possédoit au suprême degré, dit Valincourt dans sa. lettre à l'abbé d'Olivet sur lui, le talent de la déclamation. C'étoit même assez sa coutume de déclamer ses vers avec feu à mesure qu'il les composoit. Il m'a plusieurs fois conté que, pendant qu'il faisoit sa tragédie de Mithridate, il alloit tous les matins aux Tuileries, où travailloient alors routes sortes d'ouvriers, et que, récitant ses vers à haute voix sans s'apercevoir seulement qu'il y eût personne dans le jardin, tout à coup il s'y trouva environné de tous les ouvriers. Ils avoient quitté leur travail pour le suivre, le prenant pour un homme qui, par désespoir, alloit se jeter dans le bassin. » La Champmeslé ne fut une grande actrice que parce qu'elle fut son élève docile et intelligente. Il eût voulu soumettre de même à la discipline de sa diction Baron, qui s'en fût certainement bien trouvé ; mais l'altier comédien, au lieu d'accepter ses conseils, prétendit lui en donner à lui-même. A une rèpétition, il fit à Racine quelques observations sur la coupe des scènes : « Baron, lui dit le poète, ce ne sont pas des conseils que je vous demande, mais de la docilité ; je ne suis pas ici pour vous entendre, mais pour vous apprendre à bien réciter les rôles que j'ai faits pour vous. » L'acteur et le poète furent ainsi souvent aux prises, jusque-là que Baron ayant été chargé du rôle de Britannicus, dans la pièce de ce nom, le refusa. Il fallut un ordre du roi pour le forcer de le jouer. Ce fait, jusqu'ici peu connu, se trouve indiqué dans une lettre inédite de l'abbé Le Blanc, à Bouhier, du 22 avril 1735. Baron aurait voulu le rôle de Néron que jouait Floridor. Plus tard, il prit sa revanche et le joua, mais il était si vieux qu'il fit rire. Les démêlée de Racine et du comédien, et surtout les mécontentements du poète ont trouvé, si je ne me trompe, un écho dans les allusions satiriques que La Bruyère (son ami) prodigue en maint endroit des Caractère au dédaigneux Britannicus.
Racine avait un ·si beau talent de lecteur que Louis XIV le retenait la nuit pour lui faire des lectures pendant ses insomnies. « Le roi, écrit Dangeau le 3 septembre 1696, fait veiller la nuit dans sa chambre Racine pour lui lire les Vies de Plutarque pendant qu'il ne dort pas. » M. le Prince en usait de même pour tous les livres qu'on lui envoyait, il se les faisait souvent lire par Racine. Une des lettres de celui-ci restées inédites rend compte au P. Rapin de la lecture qu'il a faite ainsi au prince d'un de ses livres, qu'il lui renvoie avec mille compliments. « Il m'a commandé de vous dire qu'il le trouvoit très beau, et qu'il vous estoit fort obligé du zèle que vous témoigniez pour la maison de feu monsieur son père ; vous trouverez à la marge plusieurs remarques qu'il a faites, et que j'ai écrites par son ordre ; si vous croyez qu'il soit besoin que je vous explique plus au long sa pensée sur ces remarques, vous n'avez qu'à me mander le jour et l'heure où il vous plaira que je vous aille trouver. »
Chez la duchesse de Bourgogne et chez M. le Duc, Racine faisait merveille aussi par ses lectures et sa conversation : « La duchesse de Bourgogne, dit Spanheim, est ravie de l'avoir à sa table, ou après son repas pour l'interroger sur plusieurs choses qu'elle ignore : c'est là qu'il triomphe. »
M. le Duc ne l'écoutait que le crayon à la main, pour prendre note de tout ce qu'il disait. Écoutons sur ce point La Grange-Chancel (Œuvres, 1734, in-12, t. I, préface de Jugurtha, p. xxxvi ) : « Je trouvai le lendemain le comte de Fiesque… et je lui demandai à quel usage servaient des tablettes que j'avais toujours vues sur la table à côté du couvert de M. le Duc : « C'est ainsi qu'il en use, me répondit-il, toutes les fois que Racine a l'honneur de manger avec lui. Cet homme, partout admirable, l'est infiniment davantage lorsqu'il se trouve à table avec une compagnie qui lui convient, et il lui échappe des impromptus si agréables que M. le Duc se fait un plaisir de les recueillir, et qu'ils ne sont pas plustôt sortis de la bouche du poète qu'ils sont sur les tablettes du prince. »
Racine avait conscience de son talent de beau diseur, et s'en méfiait. Ce n'est pas sans inquiétude qu'il livrait ses œuvres dépouillées de la magie de sa diction. Nous avons vu de lui une lettre au père Bouhours, inédite, comme la précédente, où il manifeste cette crainte pour les harangues académiques qu'il lui envoie : « J'ai bien peur, lui dit-il, que vous ne trouviez sur ce papier bien des fautes que ma prononciation vous avait déguisées, mais j'espère que vous les excuserez un peu, et que l'amitié que vous avez pour moi aidera peut-être autant à vous éblouir que ma déclamation l'a pu faire. » Ne serait-ce pas une crainte semblable qui lui fit supprimer son discours de réception à l'Académie, qu'on cherche en vain dans ses Œuvres ?


[*note 40*]  « Geste net ! encor mieux ; / Pour les jeunes héros et pour les jeunes dieux, / Parfait ! »

Racine, dans sa jeunesse, avait le caractère bouillant de ses plus vaillants personnages. C'eût été, d'après Louis Racine, Achille ou Xipharès. Tout jeune, il guerroyait à l'école et n'était pas moins qu'un héros parmi ses camarades. L'abbé de La Roque, parlant des cinq années qu'il passa dans l'un des meilleurs collèges de sa province , celui de Beauvais, écrit (p. 18-19) : « Les troubles de la minorité de Louis XIV eurent leur contre-coup jusque dans ce modeste asile. Racine se battit, et se battit bien, sous la direction du principal, qui, fier de la vaillance de son élève, le présentait à tout le monde comme un héros. Ce jeune héros d'une cause aujourd'hui inconnue, car on ne sait s'il tenait pour la Fronde ou pour Mazarin, put en effet montrer toute sa vie, au-dessus de l'œil gauche, la marque d'un coup de pierre reçu dans une de ces rencontres. » Plus tard, il est vrai, quand il suivit le roi à l'armée, avec Boileau, il fut moins brave. Le courage fut même plutôt du côté de son ami.


[*note 41*]  « Un morceau de l'Esther que fit Pierre Mathieu. »

Je n'ai rien changé au titre de la pièce, et je n'ai modifié que quelques mots dans les vers qui viennent après. Cette Esther est aujourd'hui aussi peu connue que son auteur. Voici sur lui et sur sa pièce quelques détails que j'extrais d'une lettre inédite de Leclerc à Douhier du 23 juin 1731 : « Je trouvai, il y a quelque temps, la première production imprimée de Pierre Mathieu. C'est Esther, tragédie mortellement longue, imprimée in-12, à Lyon en 1585. L'auteur était alors depuis quelques années principal du collège de Vercel en Franche-Comté, à environ trois ou quatre lieues de Dôle. Voici les curiosités que j'ai apprises dans ce volume, qui est à la bibliothèque des jésuites : « 1° Cette tragédie avoit été jouée sur la place publique de Vercel en 1583 ; 2° l'auteur étoit né le 10 août 1563 ; 3° il n'étoit pas franc-comtois. Dans une pastorale, qui est à la suite de l'Esther, il rapporte ses aventures. »


[*note 42*]  « Hippolyte ou le Garçon insensible. / Citez donc bien. »

C'est le titre exact de la pièce de Gabriel Gilbert, tragédie en cinq actes publiée chez Augustin Courbé, 1647, in-4°. Je n'ai changé que fort peu de chose aux vers que récite Monsingre du récit de la mort d'Hypolite (sic). Je rétablirai le texte du commencement, seul endroit où je me suis permis quelques coupures ou quelques modifications :

L'eau s'entr'ouvre, et sur terre un monstre elle vomit,
Il couvre un vaste lieu de son corps effroïable,
Et ses écailles d'or luisent dessus le sable :
Ce prodige au lieu d'yeux, qui portoit deux flambeaux,
Semble tirer des feux du sein des mesmes eaux.
Ses chevaux sont troublez, il les tire en arrière,
Malgré tous ses efforts enfilant la carrière,
Le monstre leur fait peur…

Le reste est conforme à ce que récite Monsingre.


[*note 43*]  « Le naturel, toujours ! voilà ce qui m'irrite. »

Ce n'était pas en effet la grande qualité de Monchaingre ou Monsingre, dit Filandre, s'il faut en croire Tallemant. « Il y a aussy, dit-il, dans une autre troupe un nommé Filandre, quy a de la réputation, mais il ne me semble pas naturel. » (Historiettes, édit. P. Prsis, t. VII, p. 178).


 [*note 44*] « Nous courions ces contrées. »

La troupe de La Béjard, avant que Molière en fît partie, et même après encore, lorsqu'il s'y fut joint, parcourut tout ce côté du Midi. On a su par M. Emmanuel Raymond (Histoire dea pérégrinations de Molière dans le Languedoc, p. 49) qu'en 1650 Molière était à Narbonne avec cette compagnie de comédiens ; et le petit libelle biographique, la Fameuse Comédienne, p. 7, nous avait appris auparavant qu'Armande qui fut sa femme, après être née des amours un peu confuses de Madelaine Béjard, avait été élevée « en Languedoc, chez une dame d'un rang distingué dans la province ». Petitot va plus loin dans sa Notice sur Molière. Il pense qu'Armande fut élevée à Nîmes, ce qui ne paraît pas invraisemblable. Le comte de Modène, amant de la mère, qui en avait eu une première fille, était de ces contrées. C'était, on le sait, un gentilhomme du Comtat. M. de Fortia, qui a publié plusieurs de ses poésies, en a donné une entre autres, sur le Pays d'Adiousias. Voyez l'étrange, mais curieux volume, Supplément aux diverses éditions des œuvres de Molière (1825, in-8, p. 91 et suiv.).


[*note 45*]  « On dit qu'il est en train de devenir grand homme »

Ce titre de grand homme fut donné de bonne heure à Molière par ceux qui le voyaient de près, tels que Chapelle qui l'apostrophe ainsi dans une lettre qu'il lui écrivit en 1658, au sujet du trio d'actrices qu'il avait à mettre d'accord : « En vérité, grand homme, vous avez besoin de toute votre teste en conduisant les leurs. » (Œuvres de Chapelle et Bachaumont, édit. elzévirienne, p. 203).


[*note 46*]  « Je veux faire un procès, / Aux juges… sur la scène. »

Il le fit ce procès, et c'est dans les Plaideurs qu'il instruisit la cause. L'idée lui en vint à Uzès même, et pour ce bénéfice dont il a été question plus haut : « À propos d'Uzès, écrit l'abbé d'Olivet dans sa réponse à Valincourt, vous ne dites point, monsieur, à quelle occasion M. Racine fit sa comédie des Plaideurs. Peut-être ne vous a-t-il jamais conté qu'à l'âge de vingt-deux ans, se voyant sans père, ni mère, et avec peu de biens, il se retira chez un de ses oncles, chanoine régulier, official et vicaire général d'Uzès, qui lui résigna un prieuré de son ordre, dans I'espérance qu'il en prendrait l'habit. Il accepta le prieuré ; mais, pour l'habit, il différoit toujours à le prendre ; de sorte qu'à la fin un régulier lui disputa ce bénéfice, et l'emporta. Voilà le procès « que ni ses juges, ni lui, n'entendirent jamais bien à ce qu'il dit dans sa préface des Plaideurs. »
Où se plaida l'affaire ? Est-ce en Languedoc, est-ce à Paris ? Quoi qu'il en soit,les avocats et les juges qu'il mit en cause étaient parisiens.
Son Perrin Dandin est le conseiller Paul Portail, ce qui n'a été remarqué par aucun de ses commentateurs, même les plus modernes. L'historiette de Tallemant sur ce juge aurait dû pourtant les éclairer : « M. Portail, dit-il, étoit aussy un conseiller au Parlement de Paris, fort homme de bien, mais fort visionnaire. Im avoit retranché son grenier, et y avoit fait son cabinet, et ne parloit aux gens que par la lucarne de ce grenier… » Voilà bien Perrin Dandin dans sa gouttière.
Laissons continuer Tallemant : « Un jour qu'il avoit rapporté une affaire pour la communauté des pastissiers, et qu'il la leur avoit fait gagner, parce qu'ils avoient bonne cause, les pastissiers lui voulurent donner un plat de leur mestier , et firent un pasté où ils mirent toute leur science. Ils heurtent ; les voilà dans la cour ; et, luy, la teste à la lucarne, leur demande ce qu'ils veulent, et que leur affaire est jugée. Ils disent qu'ils viennent l'en remercier. « Montez », leur dit-il. Les voilà en haut. Ils Iuy présentent leur pasté ; il regarde ce pasté, et puis dit entre ses dents : « M. Portail a rapporté un procès pour la communauté des pastissiers, ils l'ont gaigné, et ils font présent d'un grand pasté à M. Portail. » Cela dit, il met ce pasté sur sa fenestre, et le laisse tomber dans la rue.
Cette affaire avait été célèbre, et Racine ne s'était pas contenté d'en prendre le juge pour personnage. De l'avocat qui avait plaidé pour les pâtissiers il avait fait son l'Intimé. Tout le monde le reconnut quand il lui mit en bouche, pour le commencement de sa plaidoierie, le même exorde tiré de Cicéron : pro Quintio : Quae res duae plurimum possunt… gratia et eloquentia, etc. Louis Racine, à qui nous devons ce second détail, ne connaissait pas le premier. Il ne savait pas non plus qu'une autre partie de la plaidoirie de l'lntimé était une allusion textuelle, du moins pour la citation intercalée, au fameux plaidoyer de Gauthier-la-Gueule, dans l'affaire du prieuré de la Charité-sur-Loire, entre Deslande-Payen, et le cardinal de Lyon. – Voici Je passage parodié par Racine : « On ne voit plus le maistre de la fortune triompher de la faiblesse des misérables. La justice qui nous accompagne a son destin immuable, qui brave les vains efforts de nos adversaires. Que dirai-je davantage ? Le ciel, qui décide du sort des combats, a pris nostre party contre vous : Victrix causa Diis placuit, sed victa Catoni. »
Tout fut bon à Racine pour armer comme il faut sa comédie. Il mit à contribution même la Mensa philosophica. C'est là qu'il trouva ce trait excellent du juge qui refuse de dormir s'il n'y est condamné par sentence (Ducatiana, t. II, p. 260). Sa rancune, assez vive alors, contre ses anciens maitres, notamment contre M. Le Bon, auteur de la Logique de Port-Royal, lui aurait aussi été une inspiration, s'il fallait en croire La Monnoie. « Je suis persuadé, écrit-il à Michault, son ami, que Racine, dans le temps qu'il étoit brouillé avec MM. de Port-Royal, affecta par rapport à eux, et pour les mortifier, de donner, dans la comédie des Plaideurs, le nom de Le Bon à un sergent (acte II, sc ; IV). (Mélanges de Michault, t, II, p. 387).
Ses amis furent tous un peu de la pièce, qui se fit en partie, comme on sait, chez l'hôtesse du Mouton-Blanc, au cimetière Saint-Jean. Racine, dans sa préface, ne nie pas cette collaboration de bonne et spirituelle amitié : « Moitié en m'encourageant, moitié en mettant eux-mêmes la main à l"ouvrage, dis-il, mes amis me firent commencer une pièce qui ne tarda guère à être achevée. » Le conseiller Brilhac y fut pour les termes du palais dont les broussailles fournirent ainsi des fleurs ; le personnage de la comtesse et la scène avec Chicaneau furent apportés par Boileau, tout vivant et criant encore, de l'étude de son frère le greffier. Furetière ne donna pas moins, en laissant prendre dans son Roman bourgeois, publié deux ans auparavant, le personnage du Souffleur pour le plaidoyer de Petit-Jean, et cet excellent trait des amours de Belastre et de Collanline : « Il luy bailloit place commode dans les lieux publics pour voir les pendus et les rouez qu'il faisoit exécuter. » Racine en arrangea l'idée pour Perrin Dandin qui dit à Isabelle :

N'avez-vous jamais vu donner la question…
Venez, je vous en veux faire passer l'envie.

(V. notre édition du Roman Bourgeois, p. 267, 281-282).


[*note 47*]  « Pour qui s'avance Homère et la Bible à la main. »

La bible fut une des plus chères études de Racine converti, lorsqu'il en fut à ce point de sa vie, où madame de Sévigné disait à propos d'Esther (lettre du 7 février 1689) : « Racine s'est surpassé. Il aime Dieu comme il aimoit ses maîtresses. Il est pour les choses saintes comme il était pour les profanes » ; ce qui n'est pas démenti par son fils qui dit, au commencement des Mémoires sur sa vie : « Il étoit né tendre, et vous l'entendez assez dire : mais il fut tendre pour Dieu lorsqu'il revint à lui ».
M. Renouard possédait un.exemplaire de Ia première édition d'Esther, qui portait à chaque page les traces des inspirations que Racine avait puisées dans la Bible pour cette tragédie : « C'est, a-t-il écrit, un petit volume que j'ai eu le bonheur de sauver de la destruction, en l'acquérant pour une bagatelle à un étalage. Sur les marges sont écrits de la main de J. Racine les passages de l'Écriture sainte imités par lui dans cette pièce. A la fin est l'Idylle de la Paix, écrite par une de ses filles, et dont le titre apprend qu'elle est de Racine et de Despréaux. Ce précieux volume fut examiné chez moi par M. de Nauroy, qui reconnut et vénéra l'écriture de son illustre trisaïeul, et celle de sa bisaïeul. » (Catalogue de la Bibliothèque d'un amateur, t. II, p. 67).
On voit dans les manuscrits de Racine qui sont à la Bibliothèque Impériale, f. franç. 12.887 et suiv., quelles études il fit sur la Bible, dans le temps qu'il s'occupait d'Athalie. Nous en citerions quelques fragments si le tout n'avait été reproduit dans les Études littéraires et morales de Racine, 1855, in-8, 2e partie, p. 114., par M. le marquis de La Rochefoucaud-Liancourt, dont le seul tort est de ne pas indiquer sa source, comme nous venons de le faire ici.
Nous aimons mieux à propos des livres saints, citer cette note de Racine, retrouvée par l'abbé Goujet, sur la manière dont la traduction du Nouveau Testament avait été faite devant lui, à Port-Roval : « Le Nouveau Testament de Mons a été l'ouvrage de cinq personnes : MM. de Sacy, Arnauld, Le Maistre, Nicole et le duc de Luynes. M. de Sacy faisoit le canevas, et ne le remportoit jamais tel qu'il l'avoit fait. Mais il avoit lui-même la principale part aux changements, étant assez fertile en expressions. M. Arnaud étoit presque toujours celui qui déterminoit le sens. M. Nicole avoit presque toujours devant luy saint Chrysostome et Bèze : celui-ci afin de l'éviter. »
Même en son temps de piété Racine ne trouva pas dans la Bible que des sujets d'édification. Il s'en amusa aussi ; sur un fort bel exemplaire de la Vie de Salomon par l'abbé de Choisy, 1687, in-8, qui fut vendu le 9 juin 1856, se trouvent aux pages 5, 7, 8, 15, 17 et 28 des notes qui ne sont pas toutes d'une piété exemplaire. La plus longue, celle de la page 28, sur Esaü , son droit d'aînesse et ses lentilles, est surtout fort curieuse.


[*note 48*]  « Lorsque l'on suit Sophocle, etc. »

Sophocle était l'une des plus grandes admirations de Racine, et c'est pour cela qu'il n'osa jamais l'imiter. Son fils, et après lui, Valincourt, avouent sur ce point l'espèce de pieuse terreur que lui inspirait ce simple et sublime génie. « Sophocle, a-t-il écrit dans une de ses notes sur les poètes grecs recueillies par M. de La Rochefoucauld-Liancourt, est admirable dans les caractères. C'est le seul imitateur d'Homère. Il peint quelquefois par un demi-vers. Les qualités de ses tragédies sont le parler à propos, l'élégance, la hardiesse et la diversité. » La Bibliothèque impériale possède son Sophocle et son Euripide, charmants exemplaires des Aldes, couverts de notes dont nous reproduirions quelques-unes si elles n'avaient été données, il y a déjà longtemps, par Gail, au tome VI de son Philologue.
Son Aristophane, Aristophanis facetissimi comœdiae undecim, Paris, Wechel, 1540, in-4, fut pendant quarante ans dans la bibliothèque de M. Renouard. Il est couvert de notes, principalement à l'endroit du Plutus, sur la plus grande partie des Nuées, et sur dix feuillets de l'Ecclesiazusae. En 1791, ce précieux volume n'avait été vendu que 3 livres 12 sous à un libraire qui l'avait dédaigneusement acheté comme livre avarié par les notes ! (Catalogue de la Bibliothèque d'un amateur, 1819, in-8, t. II, p. 213.). La bibliothèque du Collège Royal à Toulouse possède une trentaine de volumes ayant appartenu à Racine, et tous annotés sur les marges avec cette fine et délicate écriture qui faisait l'admiration de Nodier. L. Racine les avait donnés à Lefranc de Pompignan, qui lui-même en fit don à cette bibliothèque. Dans le nombre se trouve un Euripide et un Eschyle dont la Nouvelle Revue Encyclopédique (octobre 1846, p. 276 et suiv.) a reproduit les annotations. L'Horace de Racine en fait aussi partie. Fontanes, qui l'avait vu entre les mains de Pompignan, en fit l'objet d'un petit article dans le Mercure de l'an VIII, t. I, p. 94. Il y avait remarqué, entre autres notes, celle-ci devant les mots nigrum pulvere : « Noir de poussiëre, cette expression peut se transporter avec succès dans notre langue ». À la marge vis-à-vis de ce passage : « In me tota ruens Venus, / Chyprum deseruit » se trouvait déjà l'admirable vers qu'il plaça si bien plus tard dans Phèdre :  « C'est Vénus tout entière à sa proie attachée ».
Nous finirons ces notes par une dernière petite pièce de de vers qui n'a pas été recueillie dans les œuvres de Racine. On la trouve en tête du Nécrologe de Port-Royal, 1743, in-4°.

SUR LE PORT-ROYAL

C'est là qu'on foule aux pieds les douceurs de la vie,
Et que, dans une exacte et sainte austérité,
A I'abry de la vérité
On triomphe des traits de la plus noire envie ;
Mais hélas ! gémissons, de ce séjour si beau
Tu ne vois à présent que ce triste lambeau,
Depuis que la vertu, qui régnoit dans ce temple,
Succombe sous l'effort et sous la dureté
De ceux qui, ne pouvant le prendre pour exemple,
L'immolent à leur lâcheté.

On conçoit que les épigrammes de Racine, pour peu qu'elles fussent dans cet esprit, aient été brûlées à sa mort. Mais beaucoup couraient déjà, et ont ainsi pu nous parvenir. Il s'en trouve une, sous forme de sonnet, contre madame de Maintenon, dans un recueil de I'Arsenal , B. L. 135, in-4°. Il l'avait sans doute faite après que l'indiscrétion de la favorite eut causé sa disgrâce. Celle qui va suivre, et que nous donnerons seule parce qu'elle est plus courte, est aussi contre elle. C'est Fayolle qui l'a recueillie et mise sous le nom de Racine, sans doute avec la garantie de Le Brun, comme pour celle que nous avons citée en commençant :

À voir cette prude catin
Gouverner si mal notre empire,
On en pourrait mourir de rire
Si l'on n'en mourrait pas de faim.


<== Retour