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QUELQUES TEXTES EN RAPPORT AVEC LES POLÉMIQUES SUSCITÉES

PAR LA VOLONTÉ D'ÉRIGER DES MONUMENTS

EN HOMMAGE À ÉTIENNE DOLET


Étienne Dolet, dans les siècles suivant sa mort, avait laissé le souvenir d'un homme plutôt antipathique, d'un coupable qui avait bien mérité la condamnation qui mit fin à une vie peu reluisante. En 1723, Étienne Pasquier résume sa personnalité en une phrase : « Cui placuit nullus, nulli hunc placuisse necesse est » [Inévitablement tous ont détesté celui qui a détesté tout le monde].

Mais, au XIXe siècle, on assista à une entreprise de réhabilitation dans plusieurs ouvrages, initiés par Née de La Rochelle qui, en 1779, voulut « dissiper les nuages qu'une haine industrieuse avait répandus sur sa réputation ». Suivirent des biographies de Dolet par Louis-Aimé Martin (1830), Alphonse Taillandier (1836), Joseph Boulmier (1857), Orentin Douen (1881) et Richard Copley Christie (1881), tous s'accordant pour lui décerner le titre de « martyr », martyr de la pensée libre, victime du fanatisme religieux.

Conséquence de cette entreprise de réhabilitation, les mouvements républicains et les associations de libres penseurs ont eu le projet de rendre hommage à Étienne Dolet, au minimum en donnant son nom à des rues, au mieux en érigeant un monument commémoratif.

Mais cette intention a suscité, en réaction, nombre de protestations venant de ceux qui conservaient de Dolet une image totalement négative. Ainsi, lorsqu'à Paris on éleva un monument, "Jean de la Nive" (pseudonyme de l'abbé Jean-Baptiste Mestelan) s'indigna, dans un ouvrage publié à Bourges, que l'on dépense l'argent du contribuable pour honorer un « soi-disant libre-penseur soi-disant brûlé vif ».

C'était le début de polémiques qui, pendant plus d'un demi-siècle, ont répété inlassablement les mêmes arguments pour et contre Étienne Dolet.


1889 : LE FIGARO, article du 16 mai 1889
1889 : DÉSIRÉ-MAGLOIRE BOURNEVILLE, conférence du 18 mai 1889
1889 : EMILE CHAUTEMPS, discours du 19 mai 1889
1889 : PROTESTANTISME FRANÇAIS, article de 1889
1891 : FERDINAND BUISSON, dans un ouvrage paru en 1891
1896 : RENÉ DOUMIC, article paru dans la Revue des deux Mondes du 15 septembre 1896
1898 : LOUIS DUVAL-ARNOULD, article paru dans la revue La Quinzaine du 1er août 1898
1898 : COMPTE RENDU DANS LA CROIX DE LA MANIFESTATION PARISIENNE DU 8 AOÛT 1898
1902 : CONSEIL MUNICIPAL D'ORLÉANS DU 3 MARS 1902
1903 : AFFICHE DIFFUSÉE À PARIS CONTRE DOLET en août 1903
1903 : COMPTE RENDU DANS L'ÉCLAIR DE LA MANIFESTATION PARISIENNE DU 2 AOÛT 1903
1903 : COMPTE RENDU DANS LA CROIX DE LA MANIFESTATION PARSIENNE DU 2 AOÛT 1903
1904 : JEAN JAURÈS, article paru dans L'Humanité du 7 août 1904
1912 : CONSEIL MUNICIPAL D'ORLÉANS DU 29 JUILLET 1912
1912 : UNE CARICATURE DIFFUSÉE À ORLÉANS EN JUILLET 1912
1913 : EDOUARD HERRIOT et PAUL DUQUAIRE s'affrontent au Conseil municipal de Lyon le 4 novembre 1913
1933 : LA POLÉMIQUE RENAÎT À ORLÉANS DEVANT LE PROJET D'UN BUSTE EN BRONZE
1933 : COMPTE RENDU DE L'INAUGURATION DU BUSTE À ORLÉANS
1933 : COMMENTAIRE SUR LE BUSTE PAR ROGER SECRÉTAIN
1933 : LA MUNICIPALTÉ D'ORLÉANS FAIT SURVEILLER LE BUSTE DE DOLET
2019 : JEAN-PIERRE SUEUR, préface de la publication de l'article de Jean Jaurès.


1889
L'INAUGURATION D'UN MONUMENT EN HOMMAGEÀ ÉTIENNE DOLET À PARIS PLACE MAUBERT
LANCE UNE PREMIÈRE POLÉMIQUE. ELLE COMMENCE PAR UN ARTICLE PARU DANS LE FIGARO DU JEUDI 16 MAI 1889

CE BON ÉTIENNE DOLET

Messieurs du Conseil municipal inaugureront dimanche la statue d'Etienne Dolet, victime des prêtres, martyr de la libre-pensée.
Victime, martyr! Hem, hem! Oyez plutôt, messieurs, comme on disait en ce bon vieux temps.
*
Les défenseurs de Dolet disent : Dolet fut un grand caractère, grand imprimeur, grand savant, grand libre-penseur ou protestant que les prêtres firent brûler pour crime de libre-pensée, et, notamment, pour avoir répété de Platon, dans l'Axiochus : En gar ouk eséi car tu ne seras plus rien du tout. 
Si cette version est exacte, Dolet mérite toutes les apothéoses et son supplice fut moins infâme pour lui que pour son époque.
Mais cette époque est celle de François Ier, Mécène royal dont la protection pour les gens de lettres rend peu vraisemblable une pareille exécution pour causes intellectuelles. 
Mais Dolet ne fut pas brûlé il fut pendu. 
Mais Dolet fut condamné par des juges civils. 
Mais Dolet n'a pas eu à répondre de l'En gar ouk esei, dont il n'est fait aucune mention dans le procès. 
Voici, d'ailleurs, comment répond M. de la Nive, le détracteur de la grande victime :
*
Dolet, grand caractère. – Tout d'abord, dans les deux camps, ici avec un peu de réticence et là trop de complaisance, on le dépeint comme un indépendant, un brouillon, tapageur conspué par ses camarades, chassé par ses maîtres, toujours en souci de querelles et en quête de protecteurs. Un infatigable, un de ces cerveaux du XVIe siècle non encore formés, en constante ébullition, enchaîné par les préjugés du passé, récalcitrant à ceux de l'avenir.
Nature bouleversée, tantôt sympathique, tantôt répulsive, faisant de ses amis d'hier ses ennemis de demain et agissant si étrangement qu'il force les plus fidèles d'entre eux, Jean Voulté, Rabelais, Marot, à effacer de leurs oeuvres son éloge pour le remplacer par ces mots : Nam amicos volo quos probare possim.  Car je veux des amis que je puisse estimer. 
En un mot, un homme dangereux, dont la fréquentation causait beaucoup d'ennuis, mais dont le caractère mal assis ne laisse pas que d'apitoyer le psychologue. Je le verrais volontiers comme un grand enfant terrible, sorte d'abbé de Retz avant la lettre.
Mais est-ce un titre suffisant à la glorification, et du grand enfant au grand homme n'y a-t-il pas loin? 

Dolet, grand imprimeur. – Sur ce point, tous, amis et ennemis, reconnaissent son talent, sans cependant oublier qu'il exista un homme du nom de Laurent Coster, ni que cette époque est celle des Elzévir, des Etienne, et même de Gutenberg. 
Dolet fut surtout instigateur de grèves. On en a conclu qu'il fut le défenseur de l'ouvrier. Ce passage de ses Commentaires (1" vol.) ferait plutôt croire que là encore il fut un brouillon chercheur de bruit, car il défend étrangement ces « animaux bâillants et dormants ! Que de lourdes bévues ils commettent, ces ivrognes ! » s'écrie-t-il. 
Ses titres, sous ce chef, se réduisent à une activité commune à bien d'autres et expliqueraient peu une apothéose, sinon imméritée, au moins exagérée. 

Dolet, grand savant.– Ici la question se corse. Et les détracteurs, preuves sous yeux, nient absolument sa science.
D'abord, l'opinion des contemporains. Scaliger attaque toutes ses oeuvres, qu'il qualifie de « chancre des muses » ; Bayle va jusqu'à dire « qu'il n'écrit pas mal ». C'est peu. Quant à Jacques Thomassen, maître de Leibnitz, Jean Voulté, Floridus Sabinus, Joachim Sturne, H. Estienne, érudits d'autorité incontestée, tous les plus grands savants de l'époque le jugent avec une sévérité écrasante.  En 1535-6, après avoir écrit une « De Imitatione Ciceroniana... », qui lui valut des remontrances dures, il publia sa grande œuvre : Commentariarum linguae latinae libri duo.  Tout le monde s'exclama sur la beauté de l'ouvrage. Mais on découvrit qu'il était en grande partie copié, volé, à droite, à gauche, et notamment sur Lazare de Baïf, Nizobius, Ch. Estienne. 
Le plagiat fut prouvé. Dolet en convint. Et peu après Voulté et Marot l'abandonnèrent. Rabelais lui-même, que nos libres-penseurs ne pourront guère soupçonner d'hostilité, répudia toute amitié. Il s'écria, en 1542, dans une préface, chez François Juste : 
« C'est un monsieur homme tel que chacun saige le cognoist. Les oeuvres duquel ne sont que ramas et eschantillonneries levées des livres d'aultruy, par lui confusément amoncelées où elles étaient bien ordonnées. Fatras à la douzaine! Vrayment on l'en debvrait rémunérer et telles belles besoignes méritent bien que évêsques et prélats soient par un tel ouvrier esmouchez d'argent. » 
Il émouchait d'argent les évêques en effet, et 

Dolet, grand protestant, libre-penseur, n'a même pas existé. 
On veut le montrer comme martyr de la réformation ; voici comme il la juge : «La méprisable autorité des luthériens, qui ont aiguisé l'esprit des ignorants et des brutes, et n'ont donné que de la fatuité. » 
On veut le montrer comme propagateur de Calvin ; celui-ci, pourtant, dans une lettre de 1541, parle du zèle intéressé de Dolet, et dit savoir bien pourquoi il travaille, mais s'en console en ajoutant : « C'est le diable qui prête son aide à Dieu. » Et il dit ailleurs que Dolet a « vomi des blasphèmes exécrables contre le fils de Dieu », déclarant ne différer, pour l'âme « en rien des chiens et des pourceaux ». 
Il était donc libre-penseur. Libre-penseur ! celui qui, mourant, s'écria : « Mon Dieu, que j'ai tant de fois offensé, soyez-moi propice. Vierge sainte, ma mère ! saint Etienne, mon patron ! »  Libre-penseur! celui qui, accusé de libre-pensée, répondit : « Qu'il n'avait voulu ni voulait soutenir aucune erreur, mais qu'il s'était toujours déclaré et déclarait fils d'obédience, voulant vivre et mourir comme un vrai chrétien devait faire, suivant la loi et la foi de ses prédécesseurs, sans adhérer à aucune secte nouvelle, ni contrevenir aux saints décrets et institutions de l'Eglise. » 
D'ailleurs, Dolet eût été un athée peu farouche. Dans tous ses démêlés, dans tous ses procès, après toutes ses condamnations, toujours, il fut soutenu, défendu... par des prêtres. Et ce martyr, cette victime du clergé fut protégée, voire même entretenue, par Jean du Pin, évêque de Rieux, Jean de Langeac, évêque de Limoges, Pierre du Chatel, évêque de Tulle. Et en passant, ils avaient là un étrange ami, ces dignes prélats !
Mais alors, pourquoi diable a-t-il été condamné ? Serait-ce pour un autre motif ? Et serait-ce pour celui-là que le Conseil municipal lui élève une statue ? Car enfin Dolet n'a été ni grand imprimeur, ni grand savant, ni grand libre-penseur, mais un méchant homme, très désagréable, très plagiaire et très peu convaincu de quoi que ce soit. Mais qu'a-t-il donc été pour être condamné? Mon Dieu, assassin, tout simplement.
*
Nous ne doutions point que ce fût là un titre ni un exemple à glorifier. Aussi n'hésitons-nous pas à avouer que Dolet ne fut condamné ni pour libre-pensée, ni par l'Inquisition, mais pour assassinat, mais par le Parlement, justice laïque.
Pauvres conseillers municipaux, c'est vraiment un bien vilain tour que vous joue là ce bon Dolet!
Les moeurs de ce bon Dolet étaient étranges. Schelhorn parle de leur légèreté « très peu convenable ». Et Nicéron n'y va pas de plume morte. Ecoutez, messieurs du Conseil, c'est très bien écrit : vous pourrez le faire graver sur le socle : 
« Quand bien même un artiste sculpterait ou peindrait le mieux du monde l'idéal d'un sot, d'un lâche, d'un fou, d'un furieux, d'un enragé, d'un orgueilleux, d'un homme lubrique, médisant, vain, menteur, impudent, arrogant, impie, sans Dieu, sans loyauté, sans aucune religion, il n'arriverait jamais à faire d'un pareil personnage une image aussi complète que celle-là même que Dolet a composée en partant de lui-même. » 
Clément Marot conseille de fuir 
ce fol qui à tout mal s'adonne, 
celui qui sans honte ni crainte, 
Conte tout haut son vice hors d'usance. 
Vice hors d'usance! Le grand martyr avait des goûts quelque peu contre nature, bien que fort recommandés des Grecs. 
Beaucoup d'ailleurs, en ce bon vieux temps, cultivaient la Vénus mâle. Mais certains cependant n'étaient point de ce culte. Et, ainsi, un certain jeune peintre Henri Guillot, dit Compaing, voulut faire remarquer à Dolet combien peu il lui plaisait de... lui plaire. Dolet insista. Guillot résista. Dolet le tua, le 31 décembre 1536.
Le fait est affirmé par Floridus, l'un des plus grands savants du XVIe siècle et dont le témoignage est peu contestable. 
La pauvre victime – c'est de Dolet que je parle, naturellement – fut relaxée, grâce à la protection des prêtres. Mais le sénéchal de Lyon, autorité civile, refusa d'abandonner les poursuites. 
François Ier, patient protecteur des gens de lettres, voulant rendre à Dolet le calme de sa conscience, ordonna par trois fois au Parlement d'entériner des lettres de grâce. Le Parlement, bien que récalcitrant, s'exécuta. 
Mais la famille de Guillot s'acharna. Elle usa toutes les formes de procédure, notamment celle de requête civile. 
La requête civile, instituée par un édit de Louis XI, permettait de s'opposer, pendant deux ans, à tout jugement définitif. Dans le cas où cette requête était admise, tout jugement, toute grâce tombait, et le procès se rouvrait. Ce fut ce qui arriva. 
Dolet introduisit en France des livres libelleux. L'autorité civile le saisit, et Jacques de Vaulx, messager ordinaire de Lyon, l'arrêta sur l'ordre du prévôt de Paris, le 6 janvier 1545.
La Sorbonne instruisit de son côté la question religieuse et condamna Dolet... au blâme.
Enfin, en septembre, la requête civile des Guillot fut admise et le procès d'homicide fut adjoint à celui de libelle, alors en cours. 
Les évêques tentèrent encore de sauver leur fantasque ouaille, mais le Parlement fut intraitable. Et l'affaire vint devant sa Grand'Chambre le 2 août 1546.
Les débats furent présidés par Pierre Lizet, premier président, homme d'une impartialité que l'illustre de Thou a reconnue hautement, et qui, plus tard, étant aux prises avec Diane de Poitiers, maîtresse du Roy, refusa de faire fléchir la justice et préféra donner sa démission.
Il y eut deux chefs d'accusation :
1° Blasphème. Ce crime ne pouvait être puni de mort. Jadis, sous Louis IX, il l'était de brûlure à la langue, mais la papauté s'était effrayée de cette sévérité et avait obtenu qu'elle fût atténuée
2° Homicide et meurtre, commis en la personne de Compaing-Guillot.  Ce chef d'accusation qui, en tant que requête civile, venait en second lieu, suivant l'usage demanda une condamnation à mort. 
Celle-ci fut accordée (1), et exécutée. Le lendemain 3 août 1546, la grande victime fut pendue en place Maubert.
*
Tels sont les faits.  Dolet ne fut donc ni libre-penseur, ni grand caractère, ni victime du clergé, dont il fut l'étonnant protégé, ni martyr du protestantisme, qu'il insulta, ni honneur de la littérature, qu'il plagia, ni estimé de ses contemporains, qu'il déshonora.
Mais il fut condamné à mort, en tant que citoyen, par la justice civile, pour crime de droit commun.
Et Messieurs du Conseil municipal, partis en quête de gloire à célébrer, de victime à venger, élèvent en place Maubert une splendide statue vengeresse et glorieuse à ce bon Etienne Dolet.

Pantagruel.

(1) L'article de condamnation par la Grand'Chambre du Parlement, 2 août 1545, est conservé aux Archives nationales (Reg. Crim. 99).


1889
RÉPONDANT À LA PUBLICATION DE JEAN DE LA NIVE ET À L'ARTICLE DU FIGARO, LA VEILLE DE L'INUGURATION, LE 18 MAI 1889, DÉSIRÉ-MAGLOIRE BOURNEVILLE, DÉPUTÉ DE LA SEINE, FAIT UNE CONFÉRENCE
A LA MAIRIE DU 5ème ARRONDISSEMENT POUR DÉFENDRE LA MÉMOIRE D'ÉTIENNE DOLET

ÉTIENNE DOLET LE MARTYR DE LA RENAISSANCE

Citoyens, Citoyennes,
La Société de la Libre-Pensée du Ve arrondissement, qui a pris pour sous-titre « Groupe Etienne-Dolet », a considéré comme un devoir de contribuer pour sa part à l'hommage qui doit être rendu à la mémoire de cette victime de la religion catholique, en faisant appel à toutes les sociétés de la Libre-Pensée de Paris et de la province, en organisant une fête et une réception. Elle a pensé aussi que, comme prologue à la cérémonie officielle qui doit avoir lieu demain, – l'Inauguration de la statue d'Etienne Dolet,– il convenait de rappeler dans une conférence publique, sinon l'histoire détaillée d'Etienne Dolet, au moins les traits principaux de sa vie; d'exposer les motifs qui lui ont valu et la torture et le supplice du bûcher, et qui, aujourd'hui, à très juste titre, valent à sa mémoire les honneurs qui vont lui être rendus. Nos amis de la Société de la Libre-Pensée du Ve arrondissement ont bien voulu me désigner pour cette tâche, je les en remercie et je vais m'efforcer de mériter la confiance qu'ils m'ont témoignée.
Les événements dont je vais vous entretenir, la vie dont je vais vous raconter les principaux épisodes, se sont passés durant le second quart du XVIe siècle : 1521-1546. Un mot du milieu.
Le « Roy », c'est François ler, surnommé le Restaurateur des Lettres, né en 1498, roi en 1515, mort en 1547.
L'Epoque, c'est celle qui a reçu dans l'histoire le nom de Renaissance; c'est celle du mouvement contre le catholicisme, les abus et les crimes commis par le clergé et les moines, la Réforme.
Les Hommes, ce sont Luther, Rabelais, nés tous deux en 1483, Calvin (1509-1564), Erasme, Longueil, Bembo, Budé, prévôt des marchands (1467-1540), le créateur du collège des Trois-Langues ou du Collège de France (vers 1530) (1) ; Bérauld, Clément Marot (1495-1544), et tant d'autres ; c'est notre Estienne Dolet.
« Pour les hommes de la Renaissance, dit M. Richard Copley Christie, l'un des plus savants biographes d'Etienne Dolet, la religion, le christianisme, l'Eglise catholique représentait… tout ce qui était odieux, tout ce qui était contraire à la liberté de pensée, à la liberté d'action, tout ce qui, au point de vue religieux, était brutal et cruel. Et au point de vue mondain, tout ce qui était vil et immoral (2). »  
Étienne Dolet naquit la même année que Calvin, en 1509, à Orléans, probablement le 3 août.
On ne sait rien de précis sur sa famille. Attaqué plus tard au sujet de ses ascendants, il se défendit contre ses envieux de manière à prouver qu'il était issu d'une famille honnête. D'ailleurs il considérait comme plus glorieux « de se donner un nom par ses talents que de le devoir à la renommée de ses pères (3) ».
Quoi qu'il en soit, Dolet paraît avoir perdu ses parents de bonne heure et avoir été aidé par quelques hauts et puissants protecteurs.
Il vint a Paris en 1521 pour étudier les belles-lettres et suivit, en 1525, les cours de Nicolas Bérauld, originaire, lui aussi, d'Orléans et l'un des plus illustres professeurs de l'époque, précepteur des trois Coligny. Bérauld était un helléniste et un latiniste éminent, un cicéronien enthousiaste, un ami de tous les progrès intellectuels; il avait un esprit tolérant et libéral; aussi était-il détesté à la fois des catholiques et des calvinistes. Bérauld exerça une grande influence sur son élève au point de vue des idées philosophiques et littéraires : c'est en effet à ce moment que Dolet s'enthousiasma pour Cicéron, l'idole de la plupart des savants de la Renaissance et conçut l'idée du grand ouvrage qu'il devait publier plus tard sous le titre : Commentaires sur la langue latine.
A dix sept ans, Dolet se rendit à Padoue dont l'Université brillait d'un vif éclat et où l'on trouvait une indépendance et une liberté philosophique partout ailleurs inconnues. A son arrivée, la célébrité et l'influence de Pomponatius, qui discutait sans contrainte l'immortalité de l'âme, étaient à leur apogée. Pendant trois années, Dolet s'associa aux disciples de Pomponatius et se pénétra de ses doctrines matérialistes, qui se trouvaient compléter en quelque sorte, en les agrandissant, les idées qu'il avait puisées dans l'enseignement de Bérauld (4). Cette double influence mérite d'être spécialement signalée, car nous en retrouverons les marques dans tous les écrits de Dolet. 
Mais, de tous les professeurs de l'Université de Padoue, ce fut Simon de Villeneuve, professeur d'éloquence latine, successeur de Longueuil, le chef des Cicéroniens, que Dolet eut surtout pour maître et auquel il attribue, dans ses œuvres, la pureté de son style et ses succès oratoires. 
Une vive amitié, née d'une commune admiration pour Cicéron et la Littérature ancienne, unissaient le maître à l'élève. Simon de Villeneuve mourut en 1530. Dolet en fut profondément affligé et exprima sa douleur dans une épitaphe et plusieurs de ses poésies qui permettent de dire, contrairement à ses calomniateurs, que Dolet était doué des meilleurs sentiments. Le séjour de Padoue lui était devenu pénible et il songeait à revenir en France quand Jean de Langeac, évêque de Limoges, qui se rendait à Venise en qualité d'ambassadeur, le décida à l'accompagner comme secrétaire. Les grands d'alors, vous le savez, prenaient souvent, à ce titre, des hommes remarquables par leur savoir : Rabelais accompagna l'évêque de Paris, Jean du Bellay, à Rome ; Clément Marot suivit le duc d'Alençon ; Budé fut chargé de missions diplomatiques. 
A Venise, Dolet devint le disciple d'Egnazio qui expliquait le De Officiis de Cicéron et le poème de Lucrèce. 
Tout en suivant les leçons de Simon de Villeneuve, puis celles d'Egnazio, Dolet continuait à rassembler les documents qui devaient lui servir à écrire ses Commentaires sur la langue latine.
Pendant son séjour dans la cité des Doges, Dolet s'enamoura d'une jeune Vénitienne, Elena, qui inspira plus d'une fois sa muse latine. Cet amour ne fut pas de longue durée. Elena mourut. Dolet la pleura dans ses vers, comme il avait pleuré son maître, et comme à son maître lui consacra une épitaphe. 

II

 Dolet ne resta qu'un an à Venise, la mission de Langeac ayant pris fin, et revint en France. Sur les conseils de son maître, qui, avant d'être évêque, avait été conseiller-clerc au parlement de Toulouse, il se rendit à l'université de cette ville pour y étudier le droit. Malgré ses inclinations vers les études littéraires, il céda quoiqu'à regret, assuré d'ailleurs du concours matériel de Langeac. C'était en 1531. 
L'Ecole de droit de Toulouse jouissait d'une grande réputation. Le milieu dans lequel Dolet allait passer deux années et se créer, à côté d'excellentes amitiés qui ne l'abandonnèrent jamais, des ennemis irréconciliables qui l'ont poursuivi jusqu'au bûcher de la place Maubert était bien différent du milieu qu'il venait de quitter.
« Padoue était le refuge de la liberté de penser, aucune barrière n'y  venait entraver les spéculations des savants, les plus profonds problèmes intellectuels étaient discutés par eux avec une franchise qui, si elle conduisait parfois à des conclusions peu raisonnables, n'en montrait pas moins une grande abondance de vie et de vigueur (5). »
Toulouse, au contraire, qui, autrefois, avait été la ville la plus éclairée de la Gaule, « depuis trois siècles, était le quartier général de la bigoterie, de la tyrannie ecclésiastique et de la superstition (6). C'était le lieu de naissance de l'Inquisition et, en France, le siège principal de cette institution qui avait accompli sa tâche avec tant de succès que le Parlement, l'Université, les capitouls et la populace luttaient à qui serait ses plus fidèles serviteurs (7). »
Rabelais, dans son livre immortel, fait promener son héros, Pantagruel, parmi les universités de France et parle ainsi de celle de Toulouse :
« De là vint à Thoulouse, ou apprint fort bien à danser, et a iouer de l'espee a deux mains, comme est l'usance des escholiers de ladicte uniuersite : mais il n'y demoura gueres, quand il veit qu'ilz faiseyent brusler leurs regens tous vifz comme harans soretz (8) ».
Il s'agit de Jean de Caturce, qui fut brûlé vif en 1532.
Quelques hommes pourtant, faisant exception, désiraient voir les sciences et les lettres prospérer et contrastaient par leurs idées d'humanité et de tolérance avec la majorité des membres du Parlement et de l'Université et avec le plus grand nombre des étudiants et des habitants. Ceux-Iè devinrent les amis de Dolet et le soutinrent toujours dans la mauvaise fortune : nous citerons Jean de Pins (9), évêque deRieux, Arnould le Perron, Jean de Caturce, Simon Finet, Jean de Boyssone et Claude Cottereau.
Pour rendre plus compréhensible le récit des malheurs qui frappèrent Dolet dans la cité toulousaine, quelques explications sur les habitudes des étudiants de cette époque ne seront pas superflues.
Le renom de l'école de Toulouse attirait dans cette ville une multitude de jeunes gens de tous les pays. Naturellement, les étudiants du même pays s'étaient groupés, avaient formé des Sociétés. « Les Français avaient fait une association ; les Gascons en firent une autre; bientôt les Anglais, les Espagnols et tous les étrangers imitèrent leur exemple. » Ces Sociétés avaient un chef qui convoquait ses compatriotes, leur servait de conseil et de défenseur. Chaque Société avait un patron et, le jour de sa fête,un orateur, choisi par elle, « prononçait un discours dans lequel il louait publiquement ceux de ses confrères que la mort avait emportés ». (10)
Quelques désordres étant survenus, le Parlement de Toulouse, ombrageux, en profita pour publier un arrêt interdisant les associations en masse. A l'arrivée de Dolet, l'interdiction avait déjà été formulée. Malgré cela, les Français étaient restés groupés. Dolet fut élu orateur et le 9 octobre 1532 (11), il prononça en public une harangue « dans laquelle il louait les heureuses qualités des Français et frondait l'arrêt que le Parlement de Toulouse avait rendu précédemment contre les Sociétés d'étudiants ». Il se moqua des superstitions des Toulousains, et, emporté par son zèle, il accusa Toulouse de barbarie.
« A moins de vivre exilé à l'autre bout du monde, s'écriait-il dans son audacieuse catilinaire, personne n'ignore quelle affluence de jeunes gens et d'hommes de tout âge l'étude du droit attire à Toulouse, des pays les plus divers et les plus éloignés. Et puisque, arrachés des bras qui leur sont chers, ils se trouvent en présence de visages étrangers, puisqu'ils ont quitté le toit natal pour des demeures inconnues, et la société des humains pour celle des barbares (au fait, pourquoi hésiterais-je à les stigmatiser du nom de barbares, ceux qui préfèrent la sauvagerie primitive à la libre pensée qui crée l'homme?) ; enfin, puisqu'ils ont émigré d'amis à ennemis, le consentement unanime des dieux immortels et des hommes n'approuve t-il pas que l'amour de la patrie, que cette tendresse réciproque qui date du berceau, s'établisse entre eux de Français à Français, d'Italien à Italien, d'Espagnol à Espagnol ? N'ont-ils pas le droit, au nom de cet amour éternel, de s'unir, de s'embrasser, de ne former respectivement qu'un seul corps? Non!… Car là-dessus le Parlement s'inquiète, Toulouse tout entière est en ébullition. De là viennent ces tragédies dont nous sommes les héros, de là ces décrets officiels qui nous poursuivent, de là ces sentences prétoriennes qui nous accablent. Et quel est notre crime, après tout? Notre crime, c'est de nous unir, de vivre ensemble comme bons compagnons, de nous secourir mutuellement comme frères. Dieux immortels! dans quel pays sommes-nous? La grossièreté des Scythes, la monstrueuse barbarie des Gètes, ont-elles fait irruption dans cette ville pour que les pestes humaines qui l'habitent, haïssent, persécutent et proscrivent ainsi la sainte pensée (12)? »
Redoublant d'énergie et de colère, à mesure qu'il avançait dans son discours, s'enivrant pour ainsi dire de ses propres paroles, et comme fouetté sans cesse par le bruit des applaudissements, Dolet continuait en ces termes 
« Ne reconnaissez-vous pas, à cette marque, la grossièreté manifeste, la méchanceté scandaleuse de ces gens-là? Ce foyer de mutuel amour que la nature avive sans cesse dans nos cœurs, ils ont voulu l'éteindre; cette fraternité que les dieux mêmes nous inspirent, ils ont voulu l'étouffer ; ce droit de libre réunion que toutes les sympathies nous accordent, ils ont voulu l'anéantir ! S'il faut proscrire impitoyablement toute association d'étrangers, pourquoi donc, en vertu d'un arbitraire et d'une tyrannie semblables, ces mêmes associations ne sont-elles point prohibées à Rome et à Venise? Bien au contraire, à Venise comme à Rome, Français, Allemands, Anglais, Espagnols, Dalmates et Tartares, ceux mêmes dont la croyance est diamétralement opposée à la nôtre, Turcs, Juifs, Arabes ou Mores, enfin les représentants de toutes les races du monde, conservent intactes leurs lois et leurs franchises nationales et se réunissent librement et sans blâme. Malgré la divergence radicale des opinions religieuses, les nations que nous appelons barbares observent envers nous le même droit des gens : les Turcs, notamment, laissent les chrétiens s'assembler entre eux sans la moindre opposition; ils ne font violence à personne; ils souffrent que les étrangers s'organisent à part, et leur permettent de se régir eux-mêmes d'aprés une législation spéciale. Il n'en est pas ainsi des magistrats toulousains : nous pratiquons avec eux la même religion; nous vivons soumis au même gouvernement; nous parlons à peu près la même langue (13). Eh bien ! toutes ces considérations ne les empêchent pas de nous traiter en étrangers, que dis-je ? en ennemis ! et de nous interdire, contre toute justice divine et humaine, le privilège de l'association, le bonheur de l'amitié.
« Qui ne verrait dans de semblables actes des hallucinations de gens ivres plutôt que de sobres décisions, des accès de folie furieuse plutôt que des oracles de sagesse ? Qu'ils nous produisent donc, ces superbes autocrates qui s'arrogent une autorité absolue dans l'empire du droit, soit une loi des Douze Tables, soit un article des coutumes provinciales, soit un sénatus-consulte emprunté aux cinquante livres des Pandectes ou au volumineux Recueil de Justinien, soit un plébiciste, soit un décret prétorien, soit un rescrit de jurisconsulte, soit enfin un édit royal, qui jamais ait prohibé une amicale et honorable corporation (14) »
Simon Finet, ami intime de DoIet, témoin oculaire, nous a laissé dans une lettre à Cottereau, leur ami commun, l'expression de l'effet produit sur les auditeurs par le discours de Dolet.
« Comme orateur, écrit-il, nostre Estienne est hors de pair. Son débit fait succéder tour à tour la douceur et la gravité; geste éloquent, physionomie expresive, organe d'une souplesse variée comme le sujet, il a tout pour lui. A quoi bon insister là-dessus? Vous l'avez entendu vous-même, tonnant du haut de sa tribune; et vous savez aussi bien que moi quel silence d'admiration planait alors sur tout l'auditoire ! (15) »
Un certain Pierre Pinache releva l'attaque et, parlant pour les Toulousains, défendit la dignité de sa patrie, ses compatriotes et le Parlement. Mais, dépassant la mesure, il dénonça Dolet comme un séditieux qui avait manqué de respect au Parlement. Cette dénonciation, les calomnies qui suivirent, eurent bientôt leur effet et, le 25 mars 1533, Dolet fut mis en prison : c'était la première fois.
Grâce au crédit de Jacques de Minut, président au Parlement de Toulouse, sollicité par Jean de Pins, évêque de Rieux, il fut mis en liberté au bout de quelques jours.
Bientôt, ses adversaires attentèrent à ses jours, à l'aide d'assassins soudoyés. Ils publièrent des libelles outrageants, firent promener sur un char, dans les rues de Toulouse, un cochon portant un écriteau où l'on avait mis le nom de Dolet. Le séjour de Toulouse devenait dangereux. Dolet se retira dans une campagne assez éloignée de la ville, non sans avoir lancé quelques épigrammes à ses ennemis. A Pinache d'abord, puis au juge Dampmartin, enfin à Gratien du Pont, sieur de Drusac, qui venait de composer les Controverses du sexe masculin et féminin, ouvrage dans lequel il traitait fort mal la plus belle moitié du genre humain. « Dolet prit en main la défense des dames et tonna de toutes ses foudres épigrammatiques contre ces crimes de lèse-beauté. »
Les dames de Toulouse, paraît-il, lui en surent gré ; on le regrettait à la ville ; mais ses ennemis, et surtout Drusac, exaspérés de plus en plus, obtinrent un décret défendant à Dolet de rentrer dans Toulouse. Il se décida à partir pour Lyon où il arriva le 1er août i1533, dans un état de santé presque désespéré, et qui l'avait déjà obligé de s'arrêter quelques jours à Puy-en-Velay.
Il rendit visite à Sébastien Gryphe, imprimeur célèbre, auquel il avait été recommandé par son ami Jean Boyssone. Ce fut chez Gryphe que furent imprimés ses harangues contre Toulouse, accompagnées de quelques autres opuscules.
C'est tandis que Dolet rétablissait sa santé délabrée par les fièvres intermittentes, à la campagne, aux environs de Lyon que les Harangues virent le jour. Dans quelles circonstances? Simon Finet, dit Finetius, son fidèle ami, nous l'apprend dans une lettre au chanoine Cottereau, dont nous extrayons le passage suivant :
« Mais moi, je n'ai pu souffrir que la maladie importune reculât plus longtemps la réparation due à l'honneur de mon ami; je n'ai pu voir ses infâmes persécuteurs se targuer plus longtemps de leur impunité. Apprenez donc à quelle résolution je me suis arrêté, pour défendre la réputation d'un homme que j'aime, et décidez ensuite quelle part d'éloge ou de blâme il doit m'en revenir. Vous connaissez comme moi les deux discours qu'il a prononcés à Toulouse, au milieu d'une affluence d'auditeurs telle que nul orateur de nos jours ne peut se flatter d'en avoir jamais réuni de semblable. Tous savez, en outre, qu'il n'y traitait point un sujet en l'air, mais un thème réel et que les circonstances avaient eu soin de lui fournir. Eh bien! ces deux discours, je les ai secrètement dérobés à leur auteur; je les ai enrichis, toujours furtivement, de deux livres supplémentaires, composés d'épîtres latines qui cadrent à merveille avec les discours en question; puis, comme une proie si riche redoublait mon avidité, j'ai recueilli, par la même occasion, deux livres de ses poésies latines, et j'ai publié le tout à l'insu et sans l'avis de l'auteur. »
Dolet, on le voit par les citations que nous avous données, était loin d'être patient. Si l'on songe qu'il était jeune, ardent, passionné ; si l'on se souvient des railleries, des injures, des calomnies dont l'avaient abreuvé les Toulousains ; de la tentative d'assassinat dont il avait été l'objet, on comprend sans peine, que, hors de danger, il ait accumulé dans sa seconde harangue les traits plus mortifiants, les plus acerbes, souvent même d'une extrême violence – ne l'avait-on pas précédé dans cette voie, – contre Pinache et ses compagnons, contre les fanatiques habitants de Toulouse, quelques-uns de ses magistrats, par exemple le juge Dampmartin, et surtout contre l'ennemi des femmes, le sieur de Drusac, homme vindicatif et sans doute l'auteur principal des malheurs et des chagrins de Dolet.
Dolet se décida à renoncer au droit et à reprendre ses études latines. Dans ce but, il quitta Lyon et se rendit à Paris où il arriva a le 13 octobre 1534. C'était l'année où Ignace de Loyola posait, dans la chapelle souterraine de l'ancienne abbaye de Montmartre, les bases de la Compagnie de Jésus. C'est à Paris qu'Etienne Dolet composa son dialogue De imitatione ciceroniana adversus Desiderium Erasmum, pro Christohoro Longolio (16), qui lui attira la haine d'Érasme et de Scaliger. Voici comment :
Nous avons dit combien les savants de la Renaissance avaient d'admiration pour Cicéron; nous avons cité en tête Longueuil qui avait, affirmait-on, réussi à imiter le style de Cicéron. Erasme, l'un des savants les plus illustres de son temps, se moqua des exagérations parfois ridicules des Cicéroniens et malmena vivement Longueuil, leur chef. Longueuil étant mort, sa cause et sa mémoire furent défendus par Scaliger. Dolet, prenant à son tour, trois ans plus tard, la défense des Cicéroniens, mécontenta Scaliger qui estimait sa réponse décisive et qui, quand il avait traité un sujet, ne permettait plus que le silence et l'admiration. D'ami de Dolet, il devint l'un de ses ennemis les plus acharnés. « Depuis ce temps, écrit Maittaire, Scaliger ne cessa de poursuivre Dolet par des calomnies, qu'il ne se mit pas en peine de réfuter, car l'emportement de ce critique contre lui avait quelque chose de si outré et de si brutal qu'on ne doit pus s'étonner du mépris qu'il en a fait. »
Mais la grande préoccupation de Dolet, c'était d'achever la composition de ses Commentaires sur la langue latine, dont il avait conçu l'idée depuis l'âge de seize ans, et d'obtenir le privilège royal autorisant l'impression. Le moment n'était pas favorable. François Ier était en proie a un de ces accès de piété durant lesquels on lui faisait croire qu'il rachèterait ses fautes en persécutant les hérétiques et en persécutant les savants et les littérateurs, toujours suspects d'indépendance d'esprit. Profitant de ce que des placards attaquant avec violence le clergé catholique avaient été apposés dans les rues de Paris et même sur les murs de la demeure royale, les docteurs de la Sorbonne demandaient au roi rien moins que la suppression de l'imprimerie, cet art diabolique qui permettait la diffusion des livres dangereux. La persécution contre les hérétiques devint telle que, en quelques mois, du 10 novembre 1534 au 8 mai 1535, 22 personnes furent brûlées pour hérésie sur la place Maubert. Le 13 janvier 1533, des lettres patentes furent signées, par lesquelles François Ier, ce protecteur des lettres qui, suivant la remarque de M. Crapelet, mériterait mieux le nom de proscripteur des lettres, défendait à toute personne, sous peine de mort, d'imprimer n'importe quel livre en France et faisait fermer les boutiques des libraires sous peine du même châtiment. Cela ne faisait pas les affaires de Dolet.
« Je ne peux, dit-il, passer sous silence la méchanceté de ces misérables qui, méditant la. destruction de la littérature et des hommes de lettres, ont voulu dans notre temps supprime'r et anéantir l'exercice de l'art typographique… Ce complot abominable et méchant des sophistes et des ivrognes de la Sorbonne a été réduit à néant grâce à la sagesse et à la prudence de Guillaume Budé, la lumière de son siècle, et grâce à Jean de Bellay, évêque de Paris, homme aussi remarquable par son haut rang que par sa valeur personnelle (17). »
Dolet semble avoir ignoré que l'édit d'interdiction avait été en réalité promulgué. Les démarches de ses amis n'obtinrent d'ailleurs aucun résultat. On le soupçonnait déjà sinon d'être hérétique, au moins, ce qui ne valait guère mieux pour l'époque, d'être un athée. Il repartit pour Lyon au commencement de 1535. C'est alors qu'il lit imprimer chez Sébastien Gryphe son dialogue de Imitatione Ciceroniana, etc. À eine son dialogue était-il paru qu'il entreprit l'impression de son premier volume des Commentaires, espérant qu'il verrait bientôt apparaître tle jour propice. C'est aussi durant cette année et les deux qui suivirent que Dolet fut le collaborateur de Simon Gryphe, de François Juste et de Scipion de Gabiano, imprimeurs-libraires à Lyon, chez lesquels il surveilla l'impression de divers ouvrages français ou latins qu'il fit précéder parfois de préfaces ; c'est ce qui a fait supposer à quelques-uns de ses biographes qu'il avait exercé la profession de correcteur, en particulier chez Simon Gryphe.
– Une nouvelle guerre ayant éclaté entre Charles-Quint et François Ier dans les premiers mois de l'année 1536, celui-ci, pour se rendre les protestants Suisses et les Allemands favorables, fit cesser les persécutions religieuses et, afin d'être plus près du siège des hostilités, se rendit à Lyon. Sébastien Gryphe et les amis de Dolet en profitèrent pour obtenir le privilège si impatiemment attendu (21 mars 1536). Peu après, le tome premier des Commentaires était livré au public. Il suscita aussitôt de vives récriminations. François Floridus Sabinus, lui qui écrivait plus tard que la prison était la patrie de Dolet, accusa hautement l'auteur de plagiat ; d'autres prétendirent qu'il avait volé le manuscrit à Simon de Villeneuve, tandis que, en réalité, Dolet avait conçu l'idée de son ouvrage et recueilli déjà des matériaux avant son voyage en Italie. Charles Estienne prétendit que Dolet avait copié dans l'article de ses Commentaires où il est traité de la navigation, l'ouvrage que Lazare de Baïf venait de publier sur la même matière. Baïf ne se plaignit de rien, mais ses amis s'étaient laissé emporter par un zèle intempestif.
Pour se disculper, Dolet fit imprimer séparément l'article d'où naissait l'accusation, avec une défense contre son délateur adressée à Baïf lui-même. Il reconnaît que, lorsqu'il a fait des recherches sur les noms et les parties des vaisseaux, il en a expliqué plusieurs en se servant des propres mots de Baïf ou de termes approchant. Est-ce là un vol ? « Non, dit-il, à moins qu'on ne veuille accuser de pareil crime Budé, Erasme, etc., car tous ceux qui composent des commentaires et des dictionnaires ou qui traduisent quelque ouvrage, ne tirant presque rien d'eux-mêmes, sont forcés d'emprunter tout des autres. »
Toutefois Dolet eut le tort, dans sa défense, de se laisser emporter par la colère, car, ainsi qu'il l'a reconnu lui-même, Charles Estienne était un homme docte, dirigent, érudit. Qu'il nous soit permis cependant de faire remarquer que Charles Estienne avait été l'agresseur.
Ici se place un événement grave qui fournit un nouveau moyen d'action aux ennemis de Dolet.
Le 31 décembre 1536, Dolet, en cas de légitime défense, tue un peintre, du nom de Henri Guillot, dit Compaing, son ennemi mortel. Une accusation capitale fut lancée contre Dolet. Il prévint son arrestation et se rendit en toute hâte à Paris auprès de ses amis et de ses protecteurs, espérant par leur intermédiaire obtenir sa grâce. Dans le but de faciliter leur tâche, il adressa à François Ier une pièce de vers latins où il exposa sa malheureuse aventure de la façon la plus pathétique. Le roi lui accorda sa protection et lui donna l'ordre de retourner à Lyon.
Pour célébrer l'heureuse issue de cette malencontreuse et triste aventure, les amis de Dolet décidèrent de lui offrir un banquet dont il nous a laissé lui-même la narration.
« Le jour du banquet, qu'une docte réunion d'amis préparait pour moi, arriva bientôt. On vit là réunis tous ceux que nous appelons, à bon droit, les lumières de la France : Budé, si réputé pour sa science variée et étendue; Berauld, aussi heureusement doué par la nature qu'habile dans la composition latine; Danès, qui se distingue par sa culture générale; Toussaint, qui passe à si juste titre pour une bibliothèque parlante ; Macrin, à qui Apollon a donné le don de tous les genres poétiques; Bourbon, également très habile en poésie; Dampierre ; Marot, ce Marot Français, qui montre une vigueur divine dans ses vers; François Rabelais, l'honneur et la gloire de l'art de la médecine, qui peut rappeler et rendre à la vie ceux qui sont déjà arrivés au seuil même de Pluton.
« Parmi ces gens, la conversation ne languit pas. Nous passâmes en revue les savants étrangers Erasme, Mélanchton, Bembo, Sadolet, Vida, Sannazar furent tour à tour discutés et loués.
« Le lendemain matin, au point du jour, je quittai Paris, et je me rendis aussi rapidement que possible à Lyon. Ma route traversait le pays qu'arrose la Seine, là où les armures de César ont si souvent ébloui les yeux de ses troupes invincibles. Enfin, j'arrivai à l'endroit où la Saône partage la ville de Lyon. »
En dépit de la protection du roi, dès son arrivée, Dolet fut obligé, par ordre du Parlement, de se rendre en prison : c'était la seconde fois. II n'en sortit qu'après avoir adressé plusieurs requêtes au cardinal de Tournon, « régent du royaume », pendant que François Ier marchait fi la tête de ses armées. Son emprisonnement avait duré deux mois environ. À sa sortie de prison, il acheva de faire imprimer chez Gryphe le second volume de ses Commentaires sur la langue latine qui parut en 1538.
Depuis un an (6 mars 1537), Dolet avait obtenu, ainsi que nous l'anons vu, un privilège royal lui permettant d'imprimer ou de faire imprimer pendant dix ans « tous les livres par luy composez et traduits et aultres œuvres des auteurs modernes et antiques ». Voici comment il entendait exercer son nouveau métier :
« J'augmenterai de toutes mes forces les richesses littéraires, disait Dolet (18), et j'ai résolu de m'attacher non seulement les mânes sacrées des anciens, en imprimant avec exactitude leurs ouvrages et d'accorder mon travail et mon industrie aux écrits de mes contemporains; mais autant j'accueillerai les ouvrages des auteurs classiques, autant je dédaignerai les livres froids et mal digérés de quelques écrivailleurs qui font la honte de leur siècle. Ainsi donc, je ne donnerai mes soins qu'aux écrits des auteurs savants et dignes de ce nom, soit qu'ils soient morts ou qu'ils vivent. »
Dolet tint en effet sa parole, suivant Née de la Rochelle, lui-même auteur et libraire, et presque tous les ouvrages que sa presse fit éclore proviennent d'auteurs estimables et considérés (19).
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En 1538, Dolet publia une seconde édition des œuvres de son ami Clément Marot de Cahors, valet de chambre du roy et une brochure de 40 pages intitulée Cato Christianus, en réponse au cardinal Sadolet qui Iui reprochait de ne jamais parler de religion dans ses livres. Cette même année, Dolet se maria, ce dont quelques-uns le blâmèrent, parce que son mariage pouvait détruire ou reculer les espérances de fortune que ses talents auraient réalisés. L'année suiv ante, il devint père d'un fils que l'on nomma Claude, du nom de son parrain, Claude Cottereau (20).
À l'occasion du baptême de son fils, il composa une pièce de vers latins qui servit d'occasion à Calvin pour l'accuser de blasphème. Il n'y partait pas de Jésus-Christ et de ses ministres : cette omission était chose grave. Il partait d'un Dieu et non des trois personnes, ce qui, paraît-il, n'était pas moins grave.
C'est à ce moment très court qu'il y a eu dans la vie de Dolet un peu de bonheur. Tout en s'occupant sérieusement de son imprimerie, il composait encore de petits ouvrages latins ou français, en vers ou en prose. Il s'acquittait au moins en partie de la promesse qu'il avait faite à François Ier d'écrire « en style élégant, élevé, l'histoire de son temps ». Enfin, il était heureux de sa vie de famille, de la naissance de son fils Claude.
Ce bonheur fut interrompu par Fr.Floridus Sabinus qui réveilla la querelle des Cicéroniens. Scaliger s'était adonné aux plus violents mouvements de sa colère contre Erasme dans sa seconde harangue, en 1537, un an après la mort d'Erasme. Dolet était injurié à l'égal de ce savant. Scaliger l'appelait le « chancre des muses » et l'accusait d'athéisme. En 1539, Sabinus rompit le silence et dans ses Subcificorum libri tres, il accumula tant d'injures contre Dolet que son intention parut n'avoir été que de le rendre odieux (21). Entre autres aménités, Sabinus disait à Dolet qu'il était un flatteur, un gourmand, un impie.
Dolet répondit vigoureusement dans un opuscule intitulé De Imitatione Ciceroniana adversus Floridum Sabinum (1540). Il repousse avec acrimonie toutes les calomnies et les horreurs dont Sabinus l'accusait.
Après cet orage, il y eut une nouvelle accalmie. Pendant deux ans, Dolet se montra plus prudent que d'habitude et ne fit paraître aucun ouvrage suspect, mais en 1542, il publia le Nouveau Testament en français, la traduction des Psaumes et des Cantiques, faite peut-être par Dolet lui-même, le Bref discours de la République Françoyse désirant la lecture des livres de la Sainte Escripture luy estre loysible en sa langue vulgaire ; – le Manuel du chevalier chrestien, d'Érasme, l'ennemi des bigots, traduit par Louis Berquin, brûlé comme hérétique ; – le Vray moyen de bien et catholiquement se confesser, etc., autant d'ouvrages contenant de « damnables et pernicieuses hérésies ».
Les nombreux ennemis de Dolet et parmi eux les libraires de Lyon, que ses succès mêmes exaspéraient, veillaient sans cesse, et, grâce à ses imprudences, attirèrent sur lui une nouvelle catastrophe.
Les maîtres imprimeurs et les libraires de Lyon ne lui avaient pas pardonné son intervention en faveur de leurs compagnons « bandez ensemble pour contraindre les maistres imprimeurs de leur fournir plus gros gages et nourriture plus opulente ». Pour cette cause, ou par jalousie « voyant qu'il commençoit à honnestement profiter et que par succession de temps il pouvoit grandement s'augmenter », ils le dénoncèrent et invoquèrent l'aide du plus terrible tribunal, celui de l'Inquisition.
A la requête et poursuite du procureur et promoteur des causes de l'inquisition de la foi, Dolet fut arrêté et jeté en prison. On lui reprochait ses liaisons intimes avec des hérétiques; son scepticisme qu'il n'avait pas la sagesse de dissimuler, comme Rabelais par exemple ; les publications suspectes que nous avons citées. On lui reprochait d'avoir mangé du gras en temps de carême, de s'être promené durant l'office, d'aller plutôt au sermon qu'à la messe. Le tribunal présidé, par Mathieu Orry, inquisiteur général, assisté d'Estienne Faye, official et vicaire du primat de France, le déclara, par sentence rendue le 2 octobre 1542, coupable de pravité hérétique, le déclara mauvais, impie, scandaleux, schismatique, hérétique, fauteur et défenseur des hérétiques et erreurs pernicieuses : c'était le bûcher. Mais comme le droit canon défend aux prêtres de verser le sang, Dolet fut livré aux bras séculiers. Il fit alors appel devant le Parlement de Paris, Lyon se trouvant dans sa juridiction. Il n'en resta pas moins trois mois emprisonné à Lyon après sa condamnation. Il passa ce temps à revoir et corriger ses traductions, ou ses livres, à préparer des mémoires justificatifs dans lesquels il proteste de son innocence et repousse toute accusation d'hérésie. Dans son recours au roi, il conteste le droit de l'inquisiteur général de le juger et malmène, avec plus d'énergie que de prudence, ce moine dont l'ignorance était proverbiale, si l'on en juge par cette épigramme écrite par un de ses contemporains.
Dolet enquis sur poinct de la foy
Dict à Orris qui faisoit ceste enqueste:
Ce que tu crois, certe point je ne croy,
Ce que je croy ne fut oncq en ta teste.
Orris pensant l'aroir pris en fit feste
Luy demanda: Qu'est-ce que tu crois doncq ?
Je croy, dit-il, que tu n'es qu'une beste.
Et si croy bien que tu ne le crois oncq…
Vers le mois de juin 1543, Dolet fut transféré à Paris et emprisonné à la Conciergerie. Les dispositions du Parlement de Paris n'étaient pas moins défavorables aux personnes soupçonnées d'hérésie qu'aux imprimeurs. Dolet était l'un et l'autre. Si l'on se rappelle que le président Lizet, partisan de la suppression de l'Imprimerie, était conseillé par Béda, dévot intraitable, on devine sans peine quelle était la sentence qui attendait Dolet et, alors, l'exécution ne tardait guère. C'était parfois le jour même qu'il y étaitprocédé.
Sur les conseils de ses amis, Dolet adressa au roi une pétition habilement rédigée, réitérant ses offres de soumission et de rétractation et demandant grâce. Cette pétition fut remise au roi par Pierre Duchâtel, évêque de Tulle, et lecteur de François Ier. Duchâtel plaida avec chaleur la cause de son ami et, en dépit du cardinal de Tournon, François Ier ordonna que l'affaire fût soumise au Conseil privé, qui émit un avis favorable.
Les lettres de grâce furent signées à la fin de juin 1543. Elles déclaraient d'une part que Dolet devait faire abjuration devant l'official de l'évêque de Paris, que tous les livres mentionnés au procès devaient être réduits en cendres; en second lieu, que toute autre mesure judiciaire devait cesser, que Dolet recouvrait ses biens que le jugement du tribunal de Lyon lui enlevait et, enfin, ordonnait au Parlement d'enregistrer la lettre de grâce et de rendre le prisonnier à la liberté. Cette décision mécontenta le Parlement qui tenait à sa proie et souleva des difncultés, prétendant que les lettres de grâce que Dolet avait obtenues antérieurement au sujet du meurtre du nommé Compaing n'avaient pas été entérinées. Aussi, lorsque le 19 juillet, il parut devant la Cour criminelle du Parlement, celle-ci refusa-t-elle de le mettre en liberté et le fit reconduire à la Conciergerie. On exigeait sa lettre de grâce du 19 février 1537. Quand il la présenta le 24 juillet, la Cour, prétextant que cette lettre n'avait pas été enregistrée par le Sénéchal de Lyon, le maintint en prison. Il fallut intervenir de nouveau auprès du roi, qui, par lettres patentes du 1er août, ordonna au Parlement d'enregistrer sur l'heure la lettre de grâce du 19 février 1537.
Cela ne suffit pas pour vaincre les résistances du Parlement. Duchâtel dut intervenir de nouveau. Le 21 août, François Ier donna de nouvelles lettres patentes confirmant les premières, exigeant en termes péremptoires l'enregistrement des lettres de grâce et mettant le Parlement en demeure d'exposer ses motifs dans un délai de quinze jours. Le Parlement dut céder; le 13 octobre, Dolet fut appelé devant la Chambre de la Tournelle où toutes les formalités furent remplies et l'ordre fut donné de rendre la liberté à Dolet aussitôt qu'il aurait abjuré ses erreurs et que ses livres auraient été brûlés « comme contenant dammable, pernicieuse et hérétique doctrine ». Cette fois le bûcher respecta l'auteur.
On brûla treize volumes imprimés ou composés par Dolet, parmi lesquels figuraient : les Gestes du Roy, la Manière de se confesser, etc. C'est le moment de rappeler que presque tous les ouvrages imprimés par lui portaient une « enseigne » qui fait allusion à son nom : « C'est une main qui sort d'un nuage,et qui tient une hache ou doloire, dont elle est prête à frapper le tronc abattu d'un arbre très noueux. On lit ces mots à l'entour : Scabra et impolita adamussim dolo atque perpolio : « Je polis et repolis / Les raboteurs des écrits ». Comme il imprimait presque toujours cette enseigne à la fin de ses éditions, au lieu de l'inscription ci-dessus, il y plaçait ces mots : Durior est spectatae virtutis quam incognitae conditio : « De la vertu, soumise à des luttes sans nombre / Le sort est bien plus dur au grand jour que dans l'ombre » ou bien, quand le livre était français : Preserve moy, ô Seigneur, des calomnies des hommes.
Le cardinal de Tournon reprocha vivement à l'évêque de Tulle son intervention
« Osez-vous, lui dit-il, vous qui avez rang d'évêque à l'Eglise catholique, agir contre tous ceux qui ont à cœur les intérêts de la religion et de la piété, et défendre auprès du Roi très chrétien non seulement ces malheureux qui sont entachés d'hérésie luthérienne, mais même les athées et les blasphémateurs? »
Duchâtel lui fit une réponse qui mérite de vous être citée.
« Je n'ai point, ajouta-t-il, protégé auprès du roi les crimes et les fraudes de Dolet, mais j'ai réclamé les bontés de ce monarque pour un homme qui promettait de reprendre des mœurs et une vie digne d'un chrétien. J'ai cru que l'Eglise devoit ouvrir son sein à celui qui, étant tombé par imprudence (temere) dans l'erreur, laissoit voir des dispositions au repentir, car Jésus-Christ vous ordonne de rapporter dans le bercail la brebis qui s'en est égarée. J'agis en évêque de l'Église du Christ. Je suis les engagements des Apôtres et de tous ces saints et martyrs qui, par leur sang, ont bâti notre sainte Eglise. C'est leur devoir qui m'enseigne que le devoir d'un évêque consiste à éloigner le cœur des rois de la barbarie et de la cruauté, en leur inspirant des sentiments de douceur, de clémence et de miséricorde. Quand vous m'accusez d'oublier mon devoir d'évêque, c'est vous qui oubliez la vôtre. J'ai parlé en évêque, vous avez agi en bourreau (22) »
Dolet, après avoir rempli les formalités exigées par les lettres de grâce, s'empressa de repartir pour Lyon, heureux de retrouver sa femme, son fils, ses presses et ses livres.
Partie remise n'est pas partie perdue. Ses ennemis le lui firent bientôt voir. Les livres brûlés étaient des victimes insuffisantes pour calmer leur fureur. Dolet, dans son Second Enfer, s'adressant à ses amis leur dit qu'il a composé un Premier Enfer sur son emprisonnement de 1542 et qu'il se préparait à le publier lorsqu'il fut arrêté de nouveau au commencement de janvier 1544. C'est au Second Enfer que nous allons emprunter le récit de cette arrestation et de ses suites. Il fut arrêté un soir, alors qu'il célébrait avec sa femme, son fils, ses amis, la fête des rois et qu'il s'apprêtait à crier : « Le Roy boist! » Il s'adresse « Au très chrestien et très puissant Roy Françoys ». Après avoir rappelé que ses ennemis, « creuants de dueils parce qu'il a échappé à une mort outrageuse et villaine ont reprins leur haleine pour l'opprimer laschement, il continue ainsi :

(Sire), voicy comment
Ilz ont bien sceu trouuer moyens subtilz,
Et mettre aux champs instruments et outilz,
Pour donner ombre à leur faict cauteleux,
Et m'enroller au renc des scandaleux,
Des pertinax, obstinez et mauldicts,
Qui vont semant des liures interdicts.
Suyvant ce but, ilz font dresser deux balles,
De mesme marque, et en grandeur esgalles
Et les envoyent à Paris par charroy.
Prends garde icy François vertueux Roy
Car c'est le poinct qui te faira entendre
Trop clairement l'abuz de mon esclandre.
Ces deulx fardeaulx furent remplis de liures
Les vngs mauluais, et les autres de liures
De ce blazon, que l'on nomme hérétique,
Le tout conduict par grand'ruze et praticque.
Et ce fut faict, affin de mieulx trouuer
L'occasion de te dire, et prouuer
Que c'estoit moy qui les balles susdictes,
Auois remply de choses interdictes.
Les liures doncq' de mon impression
Estoient dans l'vne (ô bonne invention)
Et l'aultre balle (et c'est dont on me greue),
Remplie estoit des liures de Genesue :
Et à l'entour, ou bien à chasque coing,
Dolet, en lettre assez grosse, et tysable.
Qu'en dictes-vous, Prince à touts equitable?
Cela me semble ung peu lourd et grossier :
Et fusse bien ung tour de pâtissier,
Non pas de gens qui taschent de surprendre
Les innocents, pour les brusler ou pendre.

Il fait remarquer ensuite combien il aurait été maladroit de sa part, s'il était véritablement l'auteur de l'envoi des livres défendus, de marquer son nom en grosses lettres pour attirer l'attention. Il sort de prison et ne tient pas à y retourner. La lettre de voiture fait foi que ce n'est pas son écriture, puis il ajoute :

Pour ces fardeaulx, les seigneurs de Paris
Fort courroucés contre moy, et marrys,
Sans aultre esgard despeschent vne lettre,
Pour en prison soubdain me faire mettre.
Ce qui fut faict : et en prison fut mys.
O quel plaisir eurent mes ennemys !
Aultant pour vray, que ieus de desplaisir,
Quand on me vint au corps ainsi saisir :
Car à cela alors point ne pensoys,
Et de crier le Roy boyt m'auançois.

II est « en prison serré », il se dépite et se rappelle l'expérience qu'il a si tristement acquise.

Tant aux prisons de Paris qu'à Lyon.
Mon naturel est d'apprendre tousiours
Mais si ce vient, que ie passe aulcuns iours,
Sans rien apprendre en quelque lieu, ou place,
Incontinent il fault qui ie desplace
Cela fut cause(à la vérité dire)
Que ie cherchay (très débonnaire Syre)
Quelcque moyen de tost gatgner le hault.
Puis aulx prisons ne faisait pas trop chault :
Et me morfondre en ce lieu je craignois.
En peu de temps, si le hault ne gagnois.
De le gaigner prins résolution.
Et auec art et bonne fiction
Je preschay tant le concierge (bonhomme)
Qu'il fut conclud (pour le vous dire en somme)
Qu'vng beau matin irions en ma maison
Pour du muscat (qui estoit en saison)
Boire à plein fonds : et prendre aulcuns papiers,
Et recepuoir aussi quelques deniers
Qu'on me debuoit mais que rendre on vouloit
Entre les mains de Monsieur, s'il alloit
A la maison, et non point aultrement.

Naturellement, Dolet use de toute son éloquence et finit par convaincre son geôlier. Pour l'entretenir dans ses bonnes résolutions, il le fait souper avec lui, ainsi que quelques sergents.

L'heure venue au matin sur la brune,
Tout droictement au coucher de la lune,
Nous nous partons, cheminant deux à deux ;
Et quant à moy, j'estois au milieu d'eulx ;
Comme vne espouse, ou bien comme vng espoux
Contrefaisant le marmiteux, le doulx,
Doulx comme vng chien couchant ou ung regnart,
Qui iette l'œil cà et là à l'escart,
Pour se sauluer des mastins qui le suyuent,
Et pour le rendre à la mort, le poursuyent,
Nous passons l'eaue, et venons à la porte
De ma maison, laquelle se rapporte
Dessus la Saosne; et la venuz que fusmes,
Instruict de tout, et faict au badinage ;
Lequel sans feu, sans tenir grand langage
Ouvre la porte, et la ferme soubdain,
Comme remply de courroux et desdaing.
Lors sur cela i'auance vng peu le pas :
Et les sergents, qui ne congnoissaient pas
L'estre du lieu, suyent le myeulx qu'ilz peuuent :
Mais en allant, vne grand'porte ilz treuuent
Deuant le nez, qui leur clost le passage.
Ainsy laissay mes rossignolz en cage,
Pour les tenir vng peu de temps en mue.
Et lors Dieu sçait si les pieds ie remue
Pour me sauluer oncques cerf n'y feit œuure
Quand il aduient qu'vng limier le descueuure
N'y oncques lieure au campaigne elancé
N'a myeulx ses pieds à la course auancé.

S'il s'est sauvé.ce n'est point qu'il ait commis aucun forfait, qu'il se sente coupable ; mais il sait trop comme en justice on use
De mille tours qu'il craint et redoute :

Je scay comment le bon droit on reboutte
D'vng criminel et comment on le traicte,
Si (tant soit peu) quelqu'vng sa mort affecte,
Qui ayt crédit et pouvoir suffisant
Pour le fascher, et l'aller destruysant
En biens, ou corps. Car s'il ne peult venir
Jusques à là qu'il trouve la cautelle
De luy causer prison perpétuelle
Ou pour le moins de si longue durée,
Que myeulx vauldroit que sa mort eust iurée.

Pourquoi encore l'a-t-on arrêté ? C'est qu'il a des jaloux, des envieux.

Disons vng peu (puisqu'il vient à propos)
Que me veult-on? suys ie vng Diable cornu?
Suys-ie pour traistre, ou boutefeu tenu ?
Suys-ie vng larron? vng guetteur de chemin?
Suys-ie vng volleur? vng meurtrier inhumain?
Vng ruffien? vng paillard dissolu ?
Vng affronteur? vng pipeur résolu?
Suys-ie vng loup gris? Suys-ie vng monstre sur terre,
Pour me liurer vne si dure guerre?
Suys-ie endurcy en quelque meschant vice,
Pour me traîner si souuent en iustice?

Il n'a rien fait pour s'attirer de telles persécutions; il ne demande qu'à vivre en travaillant.

Et moy chetif, qui iour et nuict me tue
De trauailler, et qui tant m'esuertue
Pour composer quelcque ouuraige excellent,
Qui puisse aller la gloire reuelant
Du nom françoys en tout cartier et place,
On ne me faict seullement tant de grâce,
Qu'en lieu versant, en repos puisse viure,
Et mon estude en liberté poursuyure.
D'où vient cela? c'est vng cas bien estrange,
Où l'on ne peult acquérir grand'louange
Quand on m'aura ou bruslé ou pendu,
Mis sur la roue, et en cartiers fendu,
Qu'en sera-t-il? ce c'era vng corps mort.

Dolet ajoute:

Fais que ie soys par ton vouloir absouls.
Et il s'engage a faire tous ses efforts
Pour mieulx pousser que devant l'éloquence
Tant en latin qu'en françois : que mourir i'aime
Eh que ie veulx mettre en degré extreme
Par mes labeurs…
Quand à la foy, on ne m'accuse point
Pour ceste foys, que ie tienne vng seul poinct
D'opinion erronée, ou mauluaise.
Mais quelques gens ne sont point à leur aise,
De ce que vends, et imprime sans craincte
Liures plusieurs de l'Escripture Saincte.
Voyla le mal dont si fort ilz se deulent :
Voyla pourquoy vng si grand mal me veulent :
Voyla pourquoy ie leur suys odieux :
Voyla pourquoy ont juré leurs grands dieux
Que i'en mourray, si de propos ne change,
N'est-ce pas la vne rancune estrange?

Et dans quel, but insiste-t-il auprès du Roy pour avoir sa liberté ? Il le dit dans les vers suivants qui peignent bien son caractère :

Viure ie veulx, non point comme vng pourceau
Subiect au vin et au friand mourceau :
Viure ie veulx, pour l'honneur de la France
Que ie pretends (si ma mort on n'auance)
Tant célébrer, tant orner par escripts,
Que l'estrangier n'aura plus à mespris
Le nom Françoys et bien moins nostre langue,
Laquelle on tient pauvre en toute harengue.

Il montre au roy, dans un langage énergique, indépendant et vraiment patriotique, les conséquences funestes pour lui et pour la France de la voie dans laquelle on cherche à l'engager :

Il n'est pas temps, ores, que tu t'endormes,
Roy nompareil, des vertueux le père :
Entends-tu point au vray quel vitupere
Ces ennemys de vertu te pourchassent,
Quand les scauantz de ton royaume ilz chassent,
Ou les chasser à tout le moins prétendent?
Certes (grand Roy) ces malheureux entendent
D'anihiler devant ta propre face,
Et toy vivant, la hienheureuse race,
Des vertueux, des lettres et lettrez,
Qui soubs ton règne en France sont entrez :
Si ta prudence à ce ne remédie,
Tu le voys bien, point ne fault que ie die.

Et le fait au sujet duquel on le poursuit, est-il prouvé? A-t-on fait une enquête sérieuse?

…ie suis seur que si on prend bien garde
(Qui est le poinct ou le plus on regarde
En tel affaire) au billet de voicture.
On ne dira que c'est mon escripture:
Pas ne dira aussi le voicturier
(Si véritable il est, et droicturier)
Qu'il ayt repceu de moy balle ou ballette,
Dont à grand tort si tres mal on me traicte.

A côté de ce fait, y a-t-il des motifs dans son existence qui prêtent à une arrestation, à une comparution en justice? Il s'examine et n'en trouve aucun.
Dolet ne se faisait pas d'illusion sur la gravité de sa situation. Pour rendre plus efficace la touchante requête à François Ier dont nous venons de citer des extraits, il fit appel à la bienveillance du « Trés illustre prince, Monseigneur le duc d'Orléans » ; puis, au « Cardinal de Lorraine » ;  enfin « À la duchesse d'Etampes », pour qu'elle requière le noble roi de France
Que son plaisir soit de me rebailler
En son royauhne vne telle seurté,
Ung tel repos, et telle liberté,
Qu'ay tousiours heue : horsmys depuis qu'enuye
Ma liberté a un peu asseruie.
Il termine ainsi son envoi.
Faictes sonner cette heure,
Puisque vous gouvernez l'horloge.

Vous savez que la duchesse d'Étampes était la maîtresse du roi. Dolet adresse aussi une supplique « A la souveraine et vénérable Court du Parlement de,Paris ». Il insiste sur le mauvais tour qu'on lui a joué. II écrit « Aux chefs de la Justice de Lyon tant en l'ordinaire qu'à la Sénéchaussée » ; « A la reine de Navarre, la seule Minerve de France », et même « A Monseigneur le Réverendissime cardinal de Tournon ». La dernière, dans laquelle il montre sa confiance dans sa bonne cause, est adressée à ses amis pour les réconforter.
Nous ferons remarquer, avec M. Boulmier, que, dans toutes les requêtes de Dolet, c'est l'indignation qui déborde, une indignation vibrante et généreuse qui ne ressemble pas a une prière servile : Dolet ne songe plus alors pénétrer de clémence et de compassion l'oreille sourde, l'âme insensible de ses juges ; dans ces moments-là, le style de l'audacieux humaniste, au lieu de se teindre à l'eau de rose, se fait en quelque sorte rouge de colère (23) » C'est aussi, inspiré par les sentiments les plus profondément humains – ceux que nous devons toujours avoirdans le cœur – qu'il parle de la vie de l'homme :

« Vng homme est-il de valeur si petite ?
Est-ce une mouche? ou vng verms, qui mérite
Sans nul esgard si tost faict et instruict,
Si tost muny de science et vertu,
Pour estre ainsi qu'une paille ou festu,
Anihilé ? faict on si peu de compte
D'ung noble esprit qui mainct aultre surmonte ? »

L'exil pesait lourdement sur Dolet. Il était contristé de se trouver éloigné de sa femme et de son fils, de ne pouvoir surveiller son imprimerie. Il espérait d'ailleurs que ses nombreuses épîtres lui assureraient le salut. Voici comment il raconte les faits qui suivirent dans la préface « Au Roy très chrestien » qui figure en tête de ses Deux Dialogues de Platon.

« Retournant dernièrement du Piedmont avec les bendes vieilles, dit-il au roi dans la dédicace de ses Dialogues de Platon, pour avec ycelles me conduire au camp que vous dressez en Champaigne, l'affection, l'amour paternelle ne permist que passant près de Lyon, je ne misse tout hazard et danger en oubly pour aller veoir mon petit-filz et visiter ma famille. »
Ce fut sa perte. Ses ennemis épiaient toutes ses actions. À peine avait-il eu le temps de faire imprimer le Second Enfer et la traduction française des Deux dialogues qu'il fut ressaisi par Maistre Jacques de Vault, messager ordinaire du roi, qui réclama, à ce propos « mille escus d'indemnité, tant pour la fuite industrieuse dudit Dolet, dont il avait la charge, que pour l'avoir reprins et amené à grands frais, prisonnier en la Conciergerie de Paris ».
Dolet avait eu une fâcheuse idée de profiter de son court passage à Lyon pour faire imprimer ses deux dialogues de Platon. Le 4 novembre 1544, la Faculté de théologie de Paris se réunit dans la grande salle de la Sorbonne. Examinant ce travail, elle fut scandalisée d'y trouver cette phrase : « Après la mort, tu ne seras plus rien du tout ». Cette phrase fut jugée hérétique, conforme à l'opinion des Saducéens et des Epicuriens et en conséquence la Faculté confia aux « députés en matière de foi » le soin de formuler une censure sur le dit livre. Ils conclurent ainsi : « Quant à ce dialogue mis en françois intitulé Acochius (Axiochus) ce lieu et passage, c'est à sçavoir, attendu que tu ne sera plus rien du tout, est mal traduict et contre l'intention de Platon, auquel il y a ny en grec ny en latin ces mots RIEN DU TOUT. »

Dolet fut renvoyé devant le Parlement comme accusé de blasphème, sédition et expédition de livres prohibés et damnés. C'est le blasphème qui constituait la pricipale accusation. Nous n'avons rien trouvé qui expliquât le second chef d'accusation, la sédition, à moins qu'on ne considérât comme telle son évasion. Quant au troisième, Dolet reconnut qu'il avait effectivement vendu des livres des saintes Écritures en français et en latin. Son procès dura longtemps. Il comparut maintes fois devant le tribunal, et eut à subir des interrogations qu'il supporta avec courage, malgré sa longue captivité
Le 2 août 1546, après une détention de deux ans, Dolet fut condamné à être pendu et brûlé. Voici l'article principal de l'arrêt :

« La dicte Court a condamné le dict Dolet prisonnier, pour réparation des dicts cas, crimes et délicts, à plain contenus au dict procès contre lui faict, à estre mené et conduict par l'exécuteur de la haulte justice en ung tombereau, depuis les dictes prisons de la dicte Conciergerie du Palais jusques en la place Maubert où sera dressé et planté, en lieu plus commode et convenable, une potence, à l'entour de laquelle sera faict ung grand feu, auquel après avoir esté soublevé en ladicte potence, son corps sera jecté et bruslé avec ses livres et son corps mué et converti en cendres ; et a déclairé et déclaire tous et chascun les biens du dict prisonnier acquis et confisquez au Roy… Et ordonne la dicte Court que auparavant l'exécution de mort du dict Dolet, il sera mis en torture et question extraordinaire pour enseigner ses compaignons.
Signé : Lizet De Montmirel.
 
Aucun ami, aucun protecteur n'osa solliciter François Ier en faveur de Dolet. À cela, rien d'étonnant : « Les années 1545 et 1546, ainsi que le fait remarquer M. R. Copley Christie, sont deux des plus horribles de l'histoire de France et deux des plus horribles de l'Église catholique. » C'était, en effet, l'époque de la sanguinaire persécution des Vaudois.
Le 3 août 1846, le jour anniversaire de sa naissance et de la fête de son patron, le fatal tombereau conduisit Etienne Dolet au supplice : potence et bûcher étaient prêts à le recevoir sur la place Maubert.
Jacques Severt raconte que : « Quand Dolet sermonissait près du brasier, il cuïdait d'abondans preschoter et s'imaginait que la populace circonstante lamentoyt en regret de sa perte dont pour toute prière il proféra ce vers latin : Non dolet ipse Dolet, sed pia turba dolet [Non, ce n'est pas Dolet lui-même qui s'afflige, mais bien cette foule recueillie qui s'afflige.] Sur quoy à l'instant du contraire, luy fut sagement respondu – c'est Jacques Severt qui parle – par le lieutenant criminel sis à cheval : Non pia turba dolet, sed dolet ipse Dolet [Non, ce n'est pas cette foule pieuse qui s'afflige, mais Dolet lui-même.] »   
Apn's avoir terminé les apprêts du supplice, l'exécuteur prévint Dolet qu'il eût à penser à son salut et à se recommander à Dieu et aux saints. Il paraît que Dolet ne se pressait guère et qu'il continuait toujours à marmotter quelque chose. L'exécuteur lui déclara qu'il avait ordre de lui parler de son salut devant tout le monde. « Il faut, lui disait-il, que vous invoquiez la sainte Vierge et saint Etienne, votre patron, de qui l'on célèbre aujourd'hui la fête, et si vous ne le faites pas, je vois bien ce que j'aurai à faire. » Qu'avait donc à faire le bourreau ? Un retentum qui suit l'arrêt nous t'apprend : « Et neantmoins est retenu dans l'esprit de la Court que où le dict Dolet fera aulcun scandale, ou dira aulcun blasphème, la langue lui sera coupée et sera bruslé tout vif. »
Dolet pensa qu'il lui suffisait d'être pendu, puis brûlé. Et se rendant aux pieuses exhortations du bourreau, il récita une courte prière, invoquant Dieu, la vierge mère et saint Etienne.
Il avertit ensuite les assistants – toujours par crainte du retentum et soufflé par le bourreau – de lire ses livres avec circonspection, puis il fut pendu et ensuite son corps fut brûlé.

III

Dans maints écrits, Dolet exprime le pressentiment de sa mort. Elle est venue bientôt, trop tôt pour les lettres, pour le développement de notre langue alors encore à son berceau et pour laquelle il faisait de si beaux projets. Tous ceux qui ont lu ses œuvres, étudié sa vie, toute de travail, sont unanimes à cet égard. Sa mort fut une grande perte pour les lettres.

Pour bien se rendre compte de ce qui est arrivé à Etienne Dolet, de la faveur et de la défaveur dont il a été l'objet de la part de François Ier, il convient de jeter un coup d'œil rapide sur la politique de ce prétendu Père des lettres.
Lorsqu'il était jeune, vigoureux, prospère, il se moquait, avec Marguerite, sa sœur, avec Louise de Savoie, de toutes les superstitions des bigots, des moines et des sorbonnistes. En 1522, Louise de Savoie « remerciait Dieu de lui avoir fait connaître les hypocrites blancs, gris, noirs et de toute couleur », c'est-à-dire les moines.
Cependant que de bûchers ! Le syndic de la Sorbonne – le turbulent et sanguinaire Béda, le conseiller et l'ami du président Lizet – ne rêvait que procès et que bûchers. Le Parlement s'emparait avec bonheur des victimes que lui envoyait la Sorbonne. En 1525 on brûle le premier des réformés, Pauvant, en place de Grève, au son des cloches de Notre-Dame. Louis Berquin, non moins recommandable par ses vertus que par son savoir, est exécuté le 22 avril 1529 sur la place Maubert.
François Ier oscillait tantôt vers la tolérance, tantôt vers le fanatisme religieux, suivant les intérêts de sa politique, suivant l'état de sa santé, suivant les influences prépondérantes du moment. Sa conduite envers Dolet en est l'irréfutable preuve. Avec Jean de Pins, évéque de Rieux; avec Pierre Duchâtel, evêque de Tulle, avec Marguerite de Navarre et Louise de Savoie, c'est la tolérance, c'est le pardon. Avec le cardinal de Tournon, avec le connétable de Montmorency, avec le cardinal Duprat, c'est la guerre aux réformés, la guerre à la libre-pensée. Sauvé par les premiers, Dolet est perdu avec les seconds.
En 1535, des placards contre la messe et l'Eucharistie sont affichés dans les rues de Paris. Un placard analogue est même apposé à la porte de la Chambre du roi, à Blois. De là fureur du roi, suivie de nombreuses arrestations, promptement suivies elles-mêmes d'exécutions capitales.
Le 21 janvier 1535, en expiation des blasphèmes contre le Saint-Sacrement, on promène en procession des reliques, on dresse sur six places de Paris des reposoirs pour le Saint-Sacrement ; on installe un échafaudage pour le roi et sa cour, afin qu'il puisse assister au supplice des hérétiques. Ces supplices ont lieu avec un raffinement de cruauté. Les malheureuses victimes étaient liées sur des bascules qui les guindaient en l'air et les dévalaient dans les flammes. C'est peu après, à la fin du même mois, que François Ier signait l'ordonnance relative à l'abolition de l'Imprimerie. Puis, honteux de cette extravagance, il laissa cette ordonnance devenir lettre morte.
Plus tard, ainsi que nous l'avons vu, ayant besoin des secours des protestants allemands et suisses, il ordonne de faire cesser les persécutions. Puis, devenu malade, sous prétexte de racheter ses fautes, il recommence les persécutions et fait massacrer les Vaudois. C'est durant l'une de ces périodes de fanatisme qu'eut lieu le martyre de Dolet, le « Christ de la libre-pensée » (24).

C'est dans les œuvres mêmes de Dolet, c'est dans les écrits de ses contemporains, amis ou adversaires, c'est dans les jugements de ses juges, prêtres ,moines, ou laïques, également fanatiques, qu'il faut chercher les éléments d'une saine et exacte appréciation. C'est ce que nous avons fait, c'est ce qu'ont fait avant nous Maittaire, Née de la Rochelle, Aimé Martin, Boulmier, Richard Copley Christie.
On a reproché à Dolet d'avoir un caractère ardent, passionné, violent, dépassant même parfois les bornes. Mais ces emportements n'existaient-ils que chez lui ? Non. Ses adversaires, qui furent souvent les agresseurs, ne se laissaient pas moins entraîner aux injures les plus vives, les plus grossières. Ces excès de langage, qui ne font honneur ni aux uns ni aux autres, n'en avons-nous pas de nos jours de semblables exemples et non moins déshonorants ? En ce qui concerne Dolet, qu'il nous soit permis d'invoquer à titre de circonstances atténuantes les persécutions incessantes de ses ennemis, l'irritation produite par ses emprisonnements successifs, enfin, ses excès de travail qui devaient retentir et sur son organisation physique et sur son état moral.
Dolet avait un cœur aimant, était un ami dévoué. Sa vive affection pour sa femme et pour ses enfants, les amitiés qu'il se créa successivement à Paris, à Padoue, Venise, Toulouse et Lyon, et dont la plupart ne l'abandonnèrent  jamais ; ses relations avec Jean de Boyssone, avec Finet, avec Cottereau, avec Jean de Pins, Bording et tant d'autres, en est la démonstration éclatante. Quelques-uns de ses amis le répudièrent, il est vrai, comme Clément Marot et Rabelais (25), après l'avoir eu en haute estime, et avoir vanté ses talents. Ce fut souvent pour des intérêts particuliers. On s'en est servi contre lui, sans examiner impartialement qui avait raison de lui ou de ceux qui le quittaient. La reconnaissance qu'il a toujours témoignée vis-à-vis des maîtres qui avaient contribué à développer ses connaissances littéraires et philosophiques n'est pas chose si commune qu'on ne puisse l'invoquer encore en sa faveur.
Dolet avait un esprit tolérant, large et indépendant : « Vivre libre, à mes yeux, c'est vivre », dit-il.
Il dut ces qualités élevées, vous vous en souvenez, d'abord à l'influence de Bérauld, puis à l'enseignement de la libre Université de Padoue.
Dans ses épitaphes, dans ses poèmes règne une liberté d'allures telle qu'on lui reproche de leur avoir donné un caractère profane. À Toulouse, il affirme la liberté de pensée, la liberté de réunion, la liberté d'association, la fraternité. Ses adversaires, catholiques et protestants, le dénoncent à qui mieux mieux. Pour les premiers, c'est un luthérien, un impie ; pour les seconds, c'est un athée, un libertin, comme on disait alors, un libre-penseur, pour employer l'expression de nos jours. Voici l'opinion de Calvin :

« Dolet et ses semblables, écrit-t-il, comme des Cyclopes, ont toujours fastueusement méprisé l'Evangile. Ils en sont venus à ce point de démence et de fureur que, non seulement ils ont vomi des blasphèmes exécrables contre Ie fils de Dieu, mais encore, quant à la question de l'âme, ils ont pensé qu'ils ne différaient en rien des chiens et des pourceaux. » (26)
Dans ses poésies latines, et ailleurs, s'il attaque vigoureusement les membres du Parlement de Toulouse, il n'épargne pas davantage les « sorbonicqueurs » et les moines, ce qui n'est pas la caractéristique d'un bon catholique. Un passage mérite de vous être lu :
« La race des encapuchonnés, ce bétail à tête basse, dit-il, a toujours à la bouche le refrain suivant : Nous sommes morts au monde. Et pourtant, il mange à ravir, ce digne bétail ; il ne boit pas trop mal ; il ronfle à merveille, enseveli dans sa crapule ; il procède avec conscience à sa besogne vénérienne ; en un mot, il se vautre dans la fange de toutes les voluptés. Est-ce là ce qu'ils appellent, ces révérends, être « morts au monde ». Il s'agit de s'entendre : Morts au monde, ils le sont assurément ; mais parce qu'on les voit, ici-bas, fatiguer la terre de leur masse inerte, et qu'ils ne sont bons à rien… qu'à la scélérateresse et au vice ! »
Si les encapuchonnés en question n'étaient pas contents de ce petit morceau, il faut avouer qu'ils étaient bien difficiles. Si c'est là le langage d'un bon catholique, comme les biographes d'occasion veulent nous représenter aujourd'hui Dolet, il faut reconnaître que les catholiques sont bien faciles à contenter (27).
Jean Ange Odon dit, dans une lettre du 29 octobre 1535 adressée à Gilbert Cousin, que Dolet est un homme « impie, sans Dieu, sans aucune religion ». Floridus Sabinus et Scaliger accusent aussi Dolet d'être « impie et ne pas croire à l'immortalité de l'âme ».
L'inquisiteur général Ory et le tribunal de Lyon qu'il préside, la faculté de théologie de Paris qui devaient s'y connaître au point de vue du catholicisme déclarent Dolet hérétique et impie et le livrent au bras séculie, c'est-à-dire à la mort. Qu'on se rappelle enfin l'opinion du cardinal de Tournon reprochant à l'évêque Duchâtel d'avoir intercédé auprès du roi pour sauver la vie de Dolet « athée et blasphémateur » et on verra s'il peut rester un doute sur les opinions de Dolet.
Mattaire, à notre avis, résume nettement la situation lorsqu'il dit que Dolet « parut aux réformés un blasphémateur et un athée, aux catholiques un luthérien et un impie et à tout le monde un libertin, c'est -à-dire un homme sans religion ».

Citoyennes et citoyens, tous les faits que je vous ai exposés d'après les documents les plus dignes de foi, d'après les œuvres de Dolet et de ses contemporains qui mettent en relief le labeur considérable accompli par Dolet; son incontestable valeur à tant de titres divers; littérateur, poète, grammairien, historien, humaniste, orateur, vous ont démontré, nous en avons la conviction, que le Conseil municipal ne s'est pas trompé lorsqu'il a honoré une première fois Dolet, comme une victime des prêtres et des moines, en donnant son nom à l'une des rues de Paris et qu'il accomplit un acte de justice en lui décernant l'honneur d'une statue sur la place Mauhert, naguère le lieu de son supplice et de son martyre, aujourd'hui le lieu de sa glorification.
Victime de l'intolérance, Dolet doit nous rendre forts, tenaces, contre le cléricalisme et, à son exemple, nous devons lutter sans cesse pour la disparition du fanatisme religieux, non pas par le bûcher, à l'instar du catholicisme, par excellence la religion de la persécution et du feu, mais par la discussion, par la raison, par la persuasion.
Nous devons lutter, car le fanatisme religieux est aujourd'hui le même que du temps de Dolet : prêtres et moines, blancs, gris, noirs et de toutes couleurs, nonnettes blanches, grises, noires et de toutes couleurs n'ont, comme du temps de Dolet, qu'un désir : notre asservissement. Luttons contre eux, luttons contre elles. Et, par l'instruction de tous, des enfants surtout, par la multiplication des livres, par une propagande incessante, hâtons la disparition des prêtres, des moines et des religieuses et l'avènement définitif de la LIBRE-PENSÉE. 

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1. La Sorbonne protesta contre cette création, parce qu'on y enseignait le grec et l'hébreu, que le grec est la langue des hérésies et que l'hébreu mène à judaïser.
2. Etienne Dolet, le martyr de la Renaissance, sa vie et sa mort, par Richard Copley Christie; ouvrage traduit de l'anglais sous la direction de l'auteur par C. Stryiensty, professeur agrégé de l'Université, Paris, Fischbacher, 1886.  
3. Amelot de Houssaye a avancé que Dolet était fils naturel de François ler et d'une Orléanaise nommée Cureau ; ce fait est inadmissible, car François Ier, né en 1494, aurait été vraiment trop précoce.
4. R. C. Christie, loc. cit., p. 25. 
5. R. C. Christle, loc. cit., p. 47.
6. « Ce fut à Toulouse que saint Dominique fonda cet ordre célèbre qui, s'il n'a pas réussi à anéantir complètement l'hérésie, n'a reculé devant aucune cruauté, devant aucune infamie pour y arriver. » (R. C. Christie, loc. cit., p. 50). – « Après la place Maubert, il n'y a pas d'endroit en France où, à l'époque de la Réforme, on brûla autant de gens éminents que sur la place de Salins, à Toulouse (Ibid., p. 50).
7. R. C. Christie, loc. cit., p. 45-46.
8. Rabelais, Pantagruel, liv. 11, chap. V.
9. Quoique évêque, il fut accusé d'hérésie à propos d'une lettre que lui avait adressée Erasme et qui fut Interceptée. Les chats fourrés ou les vulturii Togati, comme les appelle Dolet, échouèrent dans leur honteuse persécution que rien, dans la lettre, ne justifiait.
10. Née de la Rochelle, Vie d'Etienne Dolet, imprimeur à Lyon, Paris, 1779, p. 6.
11. Episode des Jeux floraux (Voir Boulmier, Estienne Dolet, sa vie, ses œuvres, son martyre, p. 61).
12. Doleti in Thol. orat. prima, p. 6 et 7.
13. Les Toulousains parlaient la langue d'oc ; Étienne parlait la langue d'oïl.
14. Orat. prima in Thol., p. 9 et 10.
15. Voir Boulmier, loc. cit., note p. 32.
16. Imprimé par S. Gryphe, à Lyon, en 1535.
17. Commentaria, tome I, p. 256.
18. Voir sa lettre au devant de l'ouvrage de Claude Cottereau, de Jure militiae, Lugduni, apud Doletum, 1539, in-fol.
19. Née de la Rochelle, loc. cit., p. 26.
20. A ce propos, Dolet publia d'abord en latin, puis en français, un petit opuscule intitulé : L'avant-naissance de Claude Dolet, fils de Estienne Dolet : premièrement composée en latin par le père, et maintenant par ung sien amy traduicte en langue Françoise. Œuvre très utile et nécessaire à la vie commune, contenant comme l'homme se doibt gouverner en ce monde. (Marque sans bordure, mais avec devise). À Lyon, chez Estienne Dolet, M.D.XXXIX. Avec privileige pour dix ans.
21. Née de la Rochelle, loc. cit., p. 41. 
22. Galandus, Vita Castellani, p. 62.
23. Boulmier, loc. cit., p. 231.
24. Cette appellation est empruntée à M. Boulmier. qui a publié le livre, remarquable à tous égards, sur Dolet, dont nous avons donné le titre au début.
25. Pierre Amy, intimement lié avec Rabelais, se sépara de lui et devint son accusateur. La liaison de Rabelais, philosophe sceptique à la façon de Dolet, avec Calvin, le fanatique réformateur, n'eut également qu'une courte durée.
26. Calvin, Tractatus de scandalis, p. 90 – Tractatus thelogicorum.
27. C'est la thèse de l'abbé Daniel dit Louis Michel, vicaire de Saint-Nicolas du Chardonnet.

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k744563.r=bourneville+dolet.langFR
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1889
LE JOUR DE L'INAUGURATION DU MONUMENT DE LA PLACE MAUBERT, LE 19 MAI 1889,
ÉMILE CHAUTEMPS, PRÉSIDENT DU CONSEIL MUNICIPAL, FAIT UN DISCOURS
EXALTANT LES VERTUS DE CELUI QUI FUT "UN HOMME DE GRANDE SCIENCE"


L'inauguration du monument d'Etienne Dolet, œuvre du sculpteur Guilbert et de l'architecte Blondel, a eu lieu place Maubert, le dimanche 19 mai. La cérémonie était présidée par M. Chautemps.
De nombreuses délégations étaient groupées autour du monument, et une foule considérable était venue pour rendre hommage à la mémoire du martyr de la libre pensée.
A deux heures, le voile qui couvrait la statue est enlevé. Un cri de « Vive la République » sort de toutes les poitrines. La musique joue la Marseillaise.
Des discours sont prononcés par MM.
- Chautemps, président du Conseil municipal;
- Cusset et Deschamps, conseillers municipaux;
- Bourneville, député de la Seine;
- Rabier, député du Loiret;
- Allemane, au nom des ouvriers typographes
- Keufer, au nom de la Fédération française des travailleurs du livre,
- Schacre, au nom de la Fédération des groupes de la libre pensée.

Discours de M. Emile Chautemps, président du conseil municipal de Paris,
à ETIENNE DOLET
Paris, Hennuyer, p. 124-134

Messieurs,
II n'y a pas encore trois siècles et demi, le 3 août 1546, sur cette même place Maubert où se trouvent en ce moment réunis les mandataires de la population parisienne, les délégués de groupes ouvriers légalement constitués pour la défense de leurs intérêts corporatifs, les délégués de groupes publiquement organisés pour la propagation de la libre pensée, et ceux de la franc-maçonnerie ; à quelques pas du lieu où la patrie reconnaissante devait plus tard consacrer un temple à la mémoire de ses grands hommes, et oit Victor Hugo, après avoir répudié toute religion révélée, devait être conduit, comme à une sorte d'apothéose, par un million de citoyens non loin de l'endroit où l'on allait élever une statue à Jean-Jacques Rousseau, et plus près encore de celui où Voltaire devait s'asseoir un jour, au milieu d'un frais jardin, sur un piédestal de granit dans ce quartier où les sciences, les lettres et les arts sont aujourd'hui enseignés avec tant de liberté, un homme, un savant, jeune encore et en pleine vigueur, mais affaibli par les tortures auxquelles on l'avait soumis la veille et le matin, était amené en un tombereau, de la prison de la Conciergerie, pour être pendu et brûlé, brûlé avec ses livres.
Etait-ce la première fois qu'un bûcher était allumé sur la place Maubert? Non; du 10 novembre 1534 au 5 mai 1535, en six mois, vingt-deux personnes avaient été brûlées à l'endroit où nous sommes pour l'hérésie. Un jour, six hérétiques furent brûlés à la fois, et il semble que ce fut à cette occasion que l'on se servit pour la première fois du « strappado », sorte de bascule à l'une des extrémités de laquelle était suspendu le condamné, et qui permettait de le descendre pour un moment au-dessus des flammes, puis de le remonter, afin de prolonger la durée du supplice et d'accroître la joie des pieux spectateurs.
Vivait-on à une époque particulièrement barbare ? C'était en pleine Renaissance, sous le règne de François Ier, que l'on avait dénommé le Père des lettres, et à qui, cependant, la Sorbonne avait fait signer, en 1533, un édit abolissant une fois pour toute l'art de l'imprimerie, art dangereux pour la foi catholique.
François Ier n'était plus le jeune héros de Marignan le mari de la belle Ferronnière s'était vengé de cruelle façon, et le monarque n'avait plus de pensée que pour les soins physiques qu'exigeait sa triste maladie; il était devenu l'humble esclave de l'Eglise. qui ne lui permettait d'autre société que celle de sa maîtresse et lui représentait la persécution des hérétiques et l'anéantissement de la littérature comme le moyen de racheter les péchés de sa vie. C'est ainsi que les dernières années de son règne furent marquées par d'horribles massacres : « Les trois villes vaudoises, écrit Henri Martin, et vingt-deux villages étaient détruits trois mille personnes massacrées, deux cent cinquante-cinq exécutées, après les massacres, sur un simulacre de jugement; six ou sept cents envoyées ramer sur les galères du baron de la Garde ; beaucoup d'enfants avaient été vendus comme esclaves! ».
Mais le Midi ne fut pas seul à connaître ces horreurs ; à Meaux, par exemple, quatorze bûchers furent dressés en cercle, et les condamnés furent brûlés vifs. Les gens dévots de Paris eurent aussi les spectacles qu'ils affectionnaient.
Ainsi se passaient les choses à l'époque où nous reporte la cérémonie d'aujourd'hui, et voilà ce qu'était ce bon vieux temps auquel voudraient nous ramener ceux qui se refusent à célébrer avec nous le centenaire de la Révolution française.
Mais Etienne Dolet, qui était-il, quels étaient ses crimes?
C'était un érudit, un grand littérateur, qui, arrivé le jour même de son supplice à la fin de sa trente septième année, avait écrit des ouvrages considérables et rempli le monde de sa renommée.
Il n'avait pas dix-sept ans et il n'était point encore parti pour l'Italie, où il devait aller suivre les leçons des maîtres illustres de l'Université de Padoue, laquelle était alors dans tout l'épanouissement de sa gloire, que déjà il avait conçu et arrêté le plan de son grand ouvrage, les Commentaires sur la langue latine, l'un des livres d'érudition latine les plus importants du seizième siècle. Dès 1534, Dolet, alors âgé de vingt-cinq ans, était prêt à publier les Commentaires; mais il dut attendre d'y être autorisé par un privilège spécial du roi. Le Parlement, il est vrai, avait refusé au roi l'enregistrement de l'édit défendant à toute personne, sous peine de mort, d'imprimer en France n'importe quel livre, et ordonnant, sous peine du même châtiment, la fermeture de toutes les boutiques de libraire; mais François Ier ne s'était point tenu pour battu, et de nouvelles lettres patentes avaient été publiées qui interdisaient de faire paraître aucun livre nouveau, toujours sous peine de mort.
Grammairien, traducteur, historien et poète, Dolet avait beaucoup écrit et dans les genres les plus divers et nous ne devons pas oublier, dit son savant biographe, M. Richard Copley Christie, « qu'à sa mort il n'avait que trente-sept ans, et que les quatre dernières années de sa vie furent passées presque exclusivement en prison. Quelle aurait été la réputation de Budé, de Calvin, ou même d'Erasme, si leur vie s'était terminée avec leur trente-septième année? »
Et M. Christie reprend plus loin
« Les livres que Dolet n'écrivit pas, mais dont il fit seulement le plan, nous intéressent plus encore que ceux qu'il a composés, car ils nous aident à mieux comprendre l'esprit, les aspirations, les visées du cicéronien passionné. L'histoire des opinions, la traduction complète de Platon, la traduction de toute la Bible, l'Orateur François, l'histoire de son temps, les vies des rois de France, composées à la manière de Suétone, tout nous fait admirer l'enthousiasme de Dolet, et rire, tout à la fois, de la suffisance de celui qui s'imaginait être assez compétent pour entreprendre ces travaux, ou qui pouvait croire qu'une vie suffirait pour les mener à bien. »
Et Jean Voulté écrit au cardinal de Lorraine : « Que ne peut-on attendre, à l'avenir, d'un homme doué d'un génie aussi excellent, d'une éloquence et d'une application aussi infatigables, et cherchant avec tant d'ardeur à se faire un nom immortel? Et Voulté dit encore que cet homme est « l'ornement du siècle et sera la gloire éternelle de la France ».
« Je ne parlerai pas, Messieurs, de l'imprimeur, car Dolet n'était pas seulement l'un des premiers hommes de lettres de son temps, il tenait encore à Lyon un atelier typographique, duquel sortirent des ouvrages estimés, et cette particularité ne surprendra point ceux qui savent qu'à son origine l'imprimerie était un art exercé par les hommes de la plus grande science généralement latinistes et même hellénistes distingués. Chez Robert Estienne, par exemple, « le latin était la langue que parlaient généralement dans la maison, non seulement les dix doctes aides, mais le chef, sa femme et ses enfants, et même les domestiques. »
Je laisse aux orateurs qui vont me succéder, et qui prendront ici la parole au nom des diverses corporations typographiques, le soin de nous dépeindre ce côté de la vie de notre héros, et de vous dire comment il n'hésita point à encourir les ressentiments de ses confrères, les patrons imprimeurs de Lyon, pour prendre hautement la défense des ouvriers typographes injustement opprimés.
Ces ressentiments, qui s'ajoutèrent à la haine des bigots et des fanatiques, ne furent pas l'une des moindres causes des malheurs de Dolet.
Dolet fut condamné trois fois à mort.
Attaqué la nuit, dans une rue de Lyon, et se trouvant en cas de légitime défense, il avait tué son agresseur, le peintre Compaing. Ses envieux et les gens d'église voulurent profiter de cet accident pour se débarrasser de lui ; mais François Ier lui accorda une première fois sa grâce, à laquelle applaudirent tous les gens de lettres, tous les amis de la pensée libre et indépendante.
Vers le milieu de l'année 1542, il est poursuivi sous l'inculpation capitale d'hérésie, jeté dans la prison de l'archevêché de Lyon, et traduit devant l'inquisiteur général, qui était alors le dominicain Mathieu Orry, le « Nostre maistre Doribus » de Rabelais, homme habile entre tous à arracher aux accusés des aveux et des contradictions qui permissent aux juges de se passer de preuves extérieures ; toujours en voyage d'un bout de la France à l'autre, partout il allumait des bûchers.
Ce discours est déjà bien long. Messieurs, et, cependant, il est d'un enseignement salutaire de rappeler ici que Dolet fut condamné à mort pour avoir employé le mot fatum, « non pas dans le sens qu'un chrétien doit donner à ce mot, mais suivant la signification que lui donnaient les anciens philosophes païens, voulant approuver la prédestination » ; pour avoir imprimé ou vendu des livres qui avaient été damnés et réprouvés, comme contenant des propositions erronées ; enfin, pour avoir mangé de la viande en carême et à d'autres époques d'abstinence.
On l'avait vu, lisons-nous encore dans le livre de M. Christie, se promener pendant les heures du service divin, et on l'avait entendu dire qu'il préférait le sermon à la messe ; enfin, on l'accusait de mettre en doute dans ses écrits l'immortalité de l'âme. II ne servit de rien à l'accusé d'affirmer que s'il avait mangé de la viande en carême, c'était par ordonnance de son médecin et en raison d'une maladie dont on savait qu'il souffrait; Dolet fut reconnu coupable de pravité hérétique; on déclara qu'il était impie, scandaleux, schismatique, hérétique, fauteur et défenseur des hérésies et erreurs pernicieuses, et il fut condamné au bûcher.
Le condamné en appela au Parlement, qui montra combien il tenait à ne pas priver les fidèles du spectacle particulièrement attractif que leur donnerait le supplice d'un homme illustre, et François Ier dut s'y prendre à deux fois pour arracher aux juges leur proie; enfin, après quinze mois d'emprisonnement, Dolet était libre, mais ses livres devaient être solennellement brûlés.
Peu de mois après, il était de nouveau en prison ; on avait saisi dans Paris deux énormes paquets contenant des livres prohibés et sur lesquels était écrit en très gros caractères le nom d'Etienne Dolet. Piège grossier, car il est bien évident que notre imprimeur, qui se savait soupçonné, n'aurait point ainsi affiché son nom ! Dolet s'échappe de prison, passe en Piémont; puis, impatient de revoir sa femme et son fils, il franchit à nouveau les Alpes pour venir soumettre à la haute bienveillance du roi la situation qui lui a été faite par ses ennemis ; mais il est de nouveau arrêté et traduit devant le Parlement, qui le jugera sur trois chefs d'accusation : blasphème, sédition et exposition de livres prohibés.
Avait-il exposé des livres prohibés? Il démontra le piège que lui avaient tendu ses ennemis au sujet des deux paquets.
Avait-il commis le crime de sédition? Non, à moins que l'on ne comprenne sous ce mot son attitude sympathique aux ouvriers typographes ?
Enfin, avait-il blasphémé? Cléricaux, qui reprochez à la République son intolérance et ne pouvez lui pardonner d'avoir voulu faire prévaloir dans ses services publics le principe de la neutralité religieuse, qui est celui de toute laïcisation, vous vous sentirez quelque peu embarrassés en nous entendant proclamer bien haut qu'un homme de grande science a pu être livré par l'Église au bourreau sans autre crime que celui d'avoir exactement traduit quatre mots de l'Axiochus de Platon. Vainement, dans vos journaux et dans les brochures que vous répandez depuis quelques mois à profusion, essayerez-vous de donner le change à l'indignation publique, et de nous présenter Etienne Dolet comme un ivrogne, un homme immoral et un assassin ; personne ne s'y trompera, et l'impatience que vous avez manifestée à l'approche du jour où devait être inauguré ce monument montre combien vous vous sentiez atteints et humiliés par le récit de ces faits.
Mais les paroles sont fugitives, et le Conseil municipal de Paris a voulu qu'un monument impérissable fût élevé sur le lieu même du martyre de Dolet, afin que les générations futures eussent sans cesse présente à la mémoire l'horreur du régime auquel nous avons été arrachés par la Révolution française.
Ce monument, Messieurs, nous en pouvons admirer aujourd'hui la grandeur et la vérité ; j'adresse à M. Guilbert, statuaire, et à M. Blondel, architecte, l'hommage reconnaissant de la ville de Paris, car, l'un et l'autre, ils ont su se maintenir à la hauteur de leur propre réputation et s'élever à celle de la protestation sublime qu'ils avaient pour mission de rendre éternelle.
La Ville de Paris relevant la libre pensée !


1889
PEU APRÈS L'INAUGURATION, LA SOCIÉTÉ DE L'HISTOIRE DU PROTESTANTISME FRANÇAIS PUBLIE UN ARTICLE POUR S'ÉLEVER CONTRE LES CALOMNIES RÉPANDUES SUR ÉTIENNE DOLET

(Bulletin historique et littéraire de la Société de l'histoire du protestantisme français, 1889, p. 333-336)

LA STATUE D'ETIENNE DOLET

Le dimanche 19 mai a eu lieu, sur la place Maubert, l'inauguration du monument d'Étienne Dolet. Cette statue, œuvre d'art d'un réel mérite,due au ciseau du sculpteur Guilbert, le lauréat du concours, représente le célèbre imprimeur devabt ses juges, les mains liées sur la poitrine. Il semblait qu'à détaut d'enthousiasme et de sympathie, l'hommage rendu à une victime ne dût provoquer, après trois siècles et demi, que des sentiments unanimes de respect et de pitié. On pouvait croire que le souvenir d'une aussi pitoyable destinée suffirait à désarmer la haine. Ue certain nombre d'articles parus à propos de l'inauguration de la statue montrent qu'il n'en est rien. La mémoire du malheureux humaniste n'a pas échappé à l'insulte. Non contents d'affirmer que Dolet « n'a été ni grand imprimeur, ni grand savant, ni grand libre penseur, mais un méchant homme, très désagréable, très plagiaire et très peu convaincu de quoi que ce soit », des érudits de rencontre, avec un acharnement digne d'un plus noble objet, accusent encore Dolet de vices contre nature et d'assassinat. Ils en font un vulgaire criminel justement condamné pour crime de droit commun. Il importe de ne pas laisser s'accréditer davantage ces fâcheuses erreurs et de protester énergiquement contre des imputations anssi fausses que gratuites malgré le semblant de preuves dont elles sont accompagnées. La fameuse devise de Dolet : « Préserve-moy, ô Seigneur, des calomnies des hommes ! » trouve encore aujourd'hui une exacte application !Ce n'est pas le lieu de discuter ici le jugement formulé touchant le carctère de Dolet, pas plus que l'accusation de plagiat portée contre lui. Les travaux récents de la critique, ceux par exemple de M. Christie, ont montré tout ce qu'il y avait d'exagération dans ce reproche. Une comparaison raison attentive des Commentaire sur la langue latine avec les ouvragessoi-disant copiés servilement, a révélé en effet qu'il n'y avait eu que des emprunts d'exemples et que l'affaire, grossie à plaisir par les ennemis de Dolet, n'avait au fond aucune importance. Beaucoup de bruit pour rien. Mais arrivons aux faits.
La plus grave des accusations portées contre Dolet est relative à ses mœurs. S'il faut en croire ses modernes adversaires (le Figaro en particulier, article paru dans le numéro du 16 mai dernier), l'homme à qui Paris vient d'élever une statue n'est qu'un homme de mœurs infâmes.
Nous connaissons le procédé. Telle école historique en a usé avec succès contre plusieurs grands noms du XVIe siècle qu'elle poursuivait de sa haine. On a éclairci récemment l'histoire d'une trame analogue savamment ourdie contre Calvin et propagée durant trois siècles. Aussi bien, pour ce qui concerne Dolet, la tâche est-elle plus aisée. Les quatre témoignages cités par ses accusateurs sont ceux de Schelhorn, Nicéron, Marot et Floridus Sabinus. Pour les deux premiers il suffira de faire remarquer que Schelhorn, né en 1694, mort en 1773, et que Nieéron, né en 1685, mort en 1738, n'ont guère d'autorité pour parler d'un homme qui les a précédés de deux siècles. Leurs témoignages n'ayant aucune valeur originale ne sauraient être pris au sérieux.
Quant au prétendu témoignage de Marot, il est non moins aisé d'en faire bonne justice. Dans les vers auxquels le Figaro et les autres journaux ont fait allusion, Dolet n'est nulle part nommé et aucun contemporain ne l'y a reconnu. Ce ne fut qu'un demi-siècle plus tardt, en 1596, que François Misière appliqua à Dolet l'accusation lancée par Marot, sans que rien pût justifier cette fantaisie. Durant cent trente-six ans, it n'en fut plus question et ce n'est qu'en 1731 que Lenglet du Fresnoy s'avisa de rééditer cette singulière identification. – Reste le témoignage de Floridus Sabinus, un obscur humaniste, que les articles en question citent gravement comme « l'un des plus grands savants du XVIe siècle et dont le témoignage est peu contestable ». Voilà une assertion qui est faite pour étonner bien des gens. N'étaient en effet ses discussions avec Dolet, le nom de ce prétendu grand savant serait aujourd'hui fort ignoré. De plus, les adversaires de Dolet oublient de nous dire que ce Floridus fut durant toute sa vie le plus implacable ennemi de l'imprimeur lyonnais avec lequel il entretint des polémiques sans fin. Durant cette longue lutte féconde en péripéties violentes, les deux rivaux entassèrent factum sur factum, injure sur injure. De quel côté se trouvaient les torts ? Il est difficile de le dire. Mais ce qu'il importe de remarquer, c'est que le témoignage de Floridus peut être considéré an moins comme suspect. Une telle réserve est étémentaire en matière de critique historique. On sait toute la vivacité que les hommes du XVIe siècle apportaient dans les plus petites querelles. Là comme ailleurs se manifestait l'énergie singulière de leurs sentiments. Les questions d'ordre philologique se changeaient vite en questions personnelles. Mais il y a plus : cet unique texte de Floridus, le seul que puissent invoquer les détracteurs de Dolet, est, de l'aveu de tous tes commentateurs,. obscur et énigmatique. Le plus récent biographe de Dolet, M. Christie, le déclare inintelligible. J'avoue que, pour ma part, je n'hésite pas à le considérer comme tel. D'ailleurs, en admettant même que le sens de la phrase soit clair et évident, ce que je conteste absolument, il n'en serait pas moins impossible de fonder sur ces sept mots, écrits dans un ouvrage de polémique par le plus mortel ennemi de Dolet, une accusation offrant quelque apparence de sérieux et de vraisemblance.
À en croire une certaine presse, les habitudes dépravées de l'imprimeur l'auraient amené à commettre un assassinat. On vient de montrer à quoi se réduit son argumentation. Mais il est, d'autre part, certain que Dolet a tué, à Lyon, en 1536, un peintre du nom de Henri Guillot, dit Compaing. Or, ce meurtre, survenu à la suite d'une rixe, était si clairement involontaire et si peu dû aux motifs honteux rapportés par les journaux, que l'imprimeur ne fut pas même incarcéré et qu'un mois et demi plus tard des lettres de rémission lui étaient accordées par le roi, avec une grâce pleine et entière. En même temps il donnait un grand banquet à ses amis littéraires ; Budé, Bérauld, Danès, Macrin, Voulté, Marot, Rabelais, etc., y assistaient. Est-il admissible qu'une pareille rénnion eût répondu à t'appel d'un assassin dépravé ? L'intérêt constant que témoignèrent ouvertement à Dolet Marguerite de Navarre et tant d'autres personnages, l'insistance que mit le roi à faire enregistrer par le Parlement les lettres de rémission octroyées à notre imprimeur à la suite de poursuites pour hérésie dont il avait été l'objet à Lyon, voilà parmi d'autres preuves des faits significatifs qui plaident assez haut en sa faveur et achèvent de dissiper tous les doutes.
Au reste, un simple extrait de l'arrêt du 2 août 1546 donnera mieux que tout autre argument les causes véritables de la condamnation : « Veu par la Court le procès fait… à l'encontre de Estienne Dolet… accusé de blasphème et sédition et exposition de livres prohibés et dampnés et autres cas par lui faits et commis depuis la rémission, abolition et ampliation à luy donnée par le Roy, au mois de juing et premier jour d'août mil cinq cens quarante-trois (1543). » Voilà une clause formelle. Le meurtre de 1536 n'a été pour rien dans le drame de la place Maubert. S'il est fait mention dans l'arrêt des héritiers du peintre Compaing, leur requête n'a rien à voir avec l'accusation, ni avec la procédure criminelle. Sachant la condamnation imminente, ils se présentaient comme partie civile, pour obtenir des dommages-intérêts qui avaient été confirmés et maintenus dans les précédentes lettres de rémission. Leur intervention s'explique tout naturellement. Faut-il faire remarquer que la chambre criminelle qui condamna Dolet était présidée par Liset, le cruel président de la chambre ardente, ce vieux pourri comme l'appelait Henri Estienne, personnage sinistre et borné, dont le nom ne doit être prononcé qu'avec mépris ?
Dolet est mort victime de ses idées. Pour justifier le monument de la place Maubert, il n'est pas besoin de représenter l'imprimeur lyonnais comme un très grand homme. Il nous suffit qu'il ait été de la vaillante phalange du XVIe sièele, qu'il ait combattu et souffert pour des doctrines qui sont aujourd'hui les nôtres. Doué d'une âme enthousiaste et élevée, il eut un talent réel : sa valeur comme humaniste est incontestable. Sans doute, son caractère paraît avoir été parfois inconséquent. Malheureux et persécuté, il perdit en diverses circonstances le sens de la mesure, se montrant agressif et maladroit. C'est ainsi qu'il s'aliéna successivement quelques-uns des amis qui lui avaient été le plus dévoués. Mais ces travers d'une âme blessée par l'injustice du sort, désireuse du succès sans pouvoir l'obtenir, ne doivent pas faire oublier tout ce qu'il y eut de nobles aspirations, de sincérité et de courageuse obstination dans cette mélancolique figure. Dolet est digne du titre glorieux dont l'a salué son savant et sympathique biographe, M. Christie : c'est bien le martyr de la Renaissance.

A. L.


1891
PENDANT UNE DIZAINE D'ANNÉES DES MANIFESTATIONS EN HOMMAGE À DOLET SE SONT TENUES EN AOÛT SUR LA PLACE MAUBERT. ALORS, EN RÉPONSE, PLUSIEURS PUBLICATIONS ONT RAPPELÉ LES NOIRCEURS DE LA VIE ET DE L'OEUVRE DE DOLET. C'EST AINSI QUE, DANS SON OUVRAGE SUR SÉBASTIEN CASTELLION, FERDINAND BUISSON A CONSACRÉ QUELQUES PAGES À ÉTIENNE DOLET.
(Sébastien Castellion, 1891, I, p. 40-47)

Sans épuiser cette revue des relations de jeunesse dont il serait possible de recueillir la trace, nous ne dissimulerons pas notre embarras sur une question intéressante qui se pose ici tout naturellement : Castellion n'a-t-il pas connu à cette époque Étienne Dolet ?
Dolet était établi à Lyon depuis la fin de 1534 ; il y avait trouvé aussitôt aide et protection, il était en relations d'amitié, d'étude ou de travail avec la plupart des lettrés, des professeurs, des imprimeurs , dont nous venons de parler. Dès 1535, c'est lui qui avait été chargé de composer au nom de la corporation l'inscription latine du « mai des imprimeurs » offert à Pompone de Trivulce. Son virulent écrit en réponse au Cicéronien d'Érasme avait attiré sur lui bien des colères. Mais il avait fini par obtenir l'autorisation d'imprimer son grand ouvrage, les Commentaires de la langue latine, et pendant deux années, les plus calmes de sa vie, il s'y était plongé avec le sombre et violent acharnement qui altérait son humeur et lui donnait, au dire de plus d'un contemporain, un air hagard. On lui pardonna longtemps ces emportements, ces inégalités de caractère, cette rudesse de propos, cette arrogance où entrait encore plus de mépris pour les autres que de confiance en lui-même. Mais il ne faut pas perdre de vue qu'à l'époque où nous reporte le recueil de Ducher (1538), tout était changé. Le malheureux Dolet avait réussi à s'aliéner plusieurs de ses premiers et de ses meilleurs amis.
A la suite d'une rixe ou, suivant lui, d'un guet-apens, où il avait eu le malheur de tuer le peintre Compaing, il avait dû aller implorer sa grâce à Paris ; il l'obtint, mais, de retour à Lyon, il n'en fut pas moins emprisonné. À peine libre, il se brouille pour de futiles motifs avec Voulté, son enthousiaste admirateur, qui lui avait donné les preuves du plus fraternel dévouement, puis avec Hubert Sussanneau, avec Nicolas Bourbon, avec d'autres encore, en attendant qu'il force Rabelais lui-même à l'attaquer sans merci dans une cruelle préface (1).
Enfin, et c'est pour notre question particulière le point important, il rompt de même avec Gilbert Ducher et son groupe d'amis. Le petit recueil de Ducher ne compte pas moins de cinq mordantes épigrammes qui le désignent clairement sous le nom de Durus (par allusion à sa devise). On y retrouve l'écho des divers bruits injurieux qui avaient cours contre lui : l'une le traite comme le plus effronté des plagiaires (2), une autre comme le dernier des ignorants (3) ; une troisième, à double sens, insinue que sa vie n'est pas moins que ses vers, hors la loi (4) ; les deux autres prennent Guillaume Sève à témoin que ses amis même le tiennent pour fou (5), fou d'orgueil avant tout (6), lui sur qui on avait fondé tant d'espérances (7).
Il n'est donc pas douteux que dans le milieu relativement grave, sage et chrétien où vivait notre jeune précepteur, le nom d'Étienne Dolet, à ce moment du moins, était en horreur. Castellion n'a entendu parler de lui qu'avec les marques de la dernière réprobation.
Cette extrême sévérité, nous ne la comprenons plus aujourd'hui, nous ne parvenons même pas à l'expliquer. Par une sorte d'étrange fatalité, dans un temps propice à toutes les libertés, dans une société lettrée, indulgente à tous les écarts de la parole et de la pensée, prompte à excuser Marot, Rabelais, Despériers et tant d'autres, Étienne Dolet seul a eu contre lui, sa vie durant, comme une conspiration d'antipathies préconçues. Avant qu'il parle, on l'a déjà condamné. Il semble prédestiné à la calomnie : si absurde soit-elle, elle a toujours prise sur lui. Qu'on l'accuse d'avoir volé les manuscrits de son maître Simon de Villeneuve, ou bien de vivre sans foi ni loi, qu'on lui reproche des barbarismes ou le meurtre d'un homme, qu'on l'appelle impie, épicurien, athée, il y a sur tous ces griefs comme une opinion préétablie qui Iui donne tort. Dès qu'il s'agit de lui, les esprits les plus réservés d'habitude manquent de réserve ; les plus disposés à se défier des mauvais bruits les accueillent sans contrôle, les plus généreux hésitent à le défendre, et cela non pas seulement après sa mort, quand son nom sera devenu un épouvantail, mais de son vivant et dès sa jeunesse. Il y a là un phénomène historique que les biographes n'ont pas expliqué, et qui mérite peut-être l'attention des moralistes.
Est-ce la persistance d'une de ces premières impressions dont l'opinion publique, une fois frappée, ne se défait plus ? Faut-il croire qu'il était entré dans la vie avec trop de fracas par ces deux fameuses harangues de Toulouse où tout ensemble il protestait avec toute la fougue de ses vingt-quatre ans contre le supplice du luthérien Jean de Caturce, flagellait la « barbarie » des « furies de Toulouse », raillait sans ménagement les superstitions catholiques « dignes des Turcs », traitait aussi dédaigneusement les nouveautés luthériennes, et se présentait lui-même ouvertement comme le disciple de la Renaissance italienne, fidèle à l'esprit de l'université de Padoue, c'est-à-dire en somme au pur paganisme ?
Faudrait-il attribuer cette méfiance qui l'accompagne ou plutôt qui le précède partout à un mot d'ordre donné d'avance, à une propagande habilement organisée d'une main sûre par la plus implacable des inimitiés ?
Quoi quil en soit, un homme qui débutait sous le coup de préventions si graves n'en aurait pu triompher qu'à force de tact et de mesure, par le charme du caractère, à l'aide de sympathies conquises et gardées, par le témoignage de garants et d'amis prêts, au besoin, à se porter forts pour lui. Dolet ne sut ou ne voulut se concilier aucun de ces appuis. Hautain, tranchant, il n'a d'égards pour personne, de mesure en rien ; il ne connaît pas plus la modération que la modestie ; il outrera souvent sa pensée, il ne la contiendra jamais ; « toujours attaquant, toujours attaqué », les ruptures, les vides qui se font autour de lui I'aigrissent, I'exaspèrent et ne l'assagissent point.
Étienne Pasquier dit de lui sèchement, comme si cela suffisait à tout expliquer : Cui nullus placuit, nulli placuisse necesse est.
N'oublions pas d'ailleurs I'attitude qu'il avait prise, et qui d'avance lui ôtait tout appui. À une heure où la lutte s'engageait nettement entre les deux esprits, entre l'Église et la Réforme, il fallait, si l'on voulait prendre part à la mêlée, appartenir à l'un des deux camps. Dolet s'y refuse, el il n'en prétend pas moins intervenir. Il prend parti pour les anciens, c'est-à-dire contre les catholiques et contre les protestants. Il vient cinquante ans trop tard ou deux siècles trop tôt : il parle Ia langue franchement païenne qu'on parlait à Rome impunément sous Léon X et qu'on reparlera en France au temps de Voltaire. Qu'il ait blessé au vif I'un et l'autre parti, c'est l'évidence même, quoique ses attaques contre eux soient beaucoup moins nombreuses et moins violentes que ne le ferait supposer la violence de leur haine contre lui. Ce que les catholiques pensaient de lui, l'événement l'a trop prouvé. Mais les protestants – et c'est leur opinion que reflétera plus tard celle de Castellion – ne lui sont pas moins hostiles, ils ont même contre lui, à certains égards, des griefs plus profonds : ils voient en Dolet non seulement un impie, mais le porte-parole de l'impiété, non pas un athée, mais le champion de I'athéisme. Celle opinion, nous la trouvons à Lyon déjà accréditée dans le monde que fréquente Castellion. Dès 1535, Gilbert Cousin, le secrétaire d'Érasme, reçoit d'un correspondant italien qui venait de passer quelque temps à Lyon (un certain Jeannes Angelus Odonus), une lettre (publiée depuis dans la correspondance de Gilbert Cousin), et qui étonne par la vivacité des jugements, par le pittoresque de la description et par la sûreté de cette prophétie sinistre : « Il est difficile qu'il ne finisse pas par la peine capitale. » Et cet Odonus n'est pas un fanatique : « Je souffre, dit-il, de voir un homme si versé dans les lettres montrer tant de brutalité et d'impiété ».
Et ce que dit un admirateur d'Érasme, les luthériens le répéteront en l'aggravant : ils ne pardonneront pas à Dolet d'avoir rejeté tout soupçon de pacte avec Luther dans ses harangues de Toulouse, de les avoir durement, presque grossièrement, écartés comme une tourbe de théologiens indiscrets, en les nommant depuis Luther jusqu'à Farel, depuis Melanchthon jusqu'à Lambert, dans son Dialogue contre Érasme. Ils ne lui pardonneront pas d'avoir assisté aux supplices qui ont suivi I'incident des placards de 1534 et de n'avoir vu dans leurs martyrs que des illuminés, des enragés, des fanatiques, auxquels il ne refuse pas sa pitié, mais dont l'entêtement inexplicable lui paraît tout simplement, il ose l'écrire, « ridicule ». (8)
Calvin, est-il besoin de le dire, ne verra jamais en Dolet, même après sa mort, qu'un païen dangereux, et il lui suffira d'apprendre que Robert Étienne a fréquenté à Lyon Doletos et alios ejusdem farinae, pour l'accueillir avec la plus grande suspicion.
Notre jeune professeur quittera Lyon sans avoir connu Dolet autrement que par cette déplorable réputation, et il en gardera toute sa vie une impression que nous ne lui reprocherons pas de n'avoir pu, dans la suite et à distance, ni modifier ni contrôler.
Plusieurs années après qu'Etienne Dolet aura payé de sa vie sur le bûcher de la place Maubert ses courageux efforts pour répandre la Bible en français, pour seconder la propagande évangélique, les Évangéliques eux-mêmes continueront à croire qu'il a été brûlé comme blasphémateur et comme athée (9). Ils ignoreront les derniers écrits de Dolet dont la virile sincérité les eût sans doute désabusés (10) ; ils ignoreront surtout, et l'on ignorera presque jusqu'à nos jours cet admirable Cantique d'Étienne Dolet prisonnier en la conciergerie, vraie confession de foi d'un stoïcien qui croit en Dieu plus que n'y croient ses juges. Théodore de Bèze seul avait cédé à un premier mouvement dont la justesse égale la générosité : il insérait dans ses Poemata de 1548 une ode courageuse encore qu'étrangement mythologique où il montre le philosophe martyr, Ardentem medio rogo Doletum, appelé au ciel par Dieu lui-même (Divorum pater). Quelques années après, Théodore de Bèze fera amende honorable et supprimera cette pièce de toutes les nouvelles éditions de ses Juvenilia.
Et notre Castellion lui-même – tant il est impossible de réagir contre la calomnie, quand elle se fait légende – écrira un jour cette phrase pour défendre Miche] Servet : « Ils ont  fini par faire croire au vulgaire que Servet était quelqu'un de semblable à Rabelais, à Dolet ou à Villanovanus, quelqu'un pour qui il n'y avait ni Dieu ni Christ » (11).
Ce passage présente un intérêt particulier. On pourrait être tenté d'abord de n'y voir qu'un moyen de défense, un artifice pour atténuer les torts de Servet par la comparaison avec d'autres. Mais non. À mesure que nous connaîtrons mieux Castellion, nous verrons qu'il parlait, là comme toujours, avec cette sincérité toute simple et toute droite dont il n'a jamais su se départir.
Il suffirait, d'ailleurs, pour s'en convaincre, de remarquer ce qu'a d'étrange le rapprochement des trois noms de notoriété inégale qui viennent se placer sous sa plume. Que Rabelais eût à Genève et à Bâle le renom de prince des moqueurs et de grand maître des « libertins », rien de plus naturel. Que Dolet mort ait continué d'être cité, sur la foi de sa réputation trop confirmée par sa fin tragique, comme une sorte de Pomponace français et que, faute d'en pouvoir juger, I'opinion ait été longtemps dupe de l'odieuse puérilité qui avait permis de l'incriminer d'athéisme pour la traduction parfaitement innocente d'un passage de l'Axiochus, c'est encore un fait facile à établir, sinon à justifier.
Mais pourquoi cette mention de Villanovanus ? Il s'agit, il ne peut s'agir que du maître de Dolet auquel nous avons déjà fait allusion, Simon de Villeneuve, le professeur de l'Université de Padoue, celui-là même dont on avait tant parlé dans les cercles lyonnais où nous avons suivi Castalion. De ce Simon Villanovanus, le nom seul a survécu, et grâce surtout à Dolet, son fervent disciple. Par I'épitaphe ou par les odes vraiment émues que Dolet lui a consacrées, par le rôle qu'il lui donne dans son Dialoque contre Érasme où il en fait I'interlocuteur de Thomas Morus ; par quelques mots aussi de Pierre Bunel, de Macrin et de Voulté, nous savons qu'il avait été pendant quelques années un de ces maîtres comme la Renaissance en produisit en Italie, qui, entourés d'une jeunesse non pas studieuse seulement, mais ivre d'étude, lui versaient à plein cœur I'adoration pour l'antiquité classique et indirectement le dédain de tout le reste. Il avait succédé à Longueil mort à trente-deux ans (1522), et il était mort lui-même à trente-cinq ans (1530), n'ayant, comme son maître, laissé aucun écrit. Il est donc étrange que, si longtemps après, son nom soit cité, en quelque sorte proverbialement par Castellion comme par Calvin (12), entre ceux de Rabelais, de Dolet, de Despériers (13).
Cette mention ne peut s'expliquer que par les souvenirs de Lyon, par le bruit qu'on y  avait fait et qu'avait fait Dolet lui-même de Villonovanus comme de son grand inspirateur. Chose curieuse, c'est l'opprobre du disciple qui rejaillit sur le maître, car celui-ci n'est guère connu que par celui-là. N'est-ce pas là un frappant exemple du peu qu'il faut à l'opinion , une fois qu'elle est fortement prévenue, pour juger sans preuve, pour prononcer sans appel et pour condamner sans pitié ? Et quel excès d'aversion faut-il que ce malheureux Dolet ait soulevé autour de lui pour que, de confiance et sans aucun document, des esprits libres, jeunes et généreux comme l'était Castellion, n'aient pas pu s'empêcher de faire de son maître, uniquement parce qu'il fut son maître, une sorte de personnification légendaire de l'athéisme moderne !

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1. Voir Christie, Et. Dolet, chap. XIX.

2. P. 12 :
... Ut vero folium Sibyllae
Narrem, docti animam arbitrantur illum
Nostri Villanovani habere, cujus
Defuncti sibi scripta vindicavit,
Fur nequam plagiariusque summus.

3. P. 38 : Miror doctrinae micam ut habere queas.

4. P. 96 :
Exleges nimium feris iambos,
Scabra incude nimis, nimis libenter.
Cave… tua vita ne sit exlex.

5. Et deplorata es dementia et ista virorum
Tuis gregis sententia est.

6. Thrasonica autem gloria.

7. P. 104 et 105 :
Humanitatem maximam
Inesse cui speravram
Humanitatem omnem exuit,
Et nunc aculeos graves
Se parturire jamdiu
Minatur in nomen meum.

8. Lettre d'Étienne Dolet à Guillaume Sève, 9 nov. 1534. (Christie, p. 198.)

9. M. Douan a soutenu, dans une brochure pleine d'intérêt et où se retrouve son érudition ordinaire, qu'Etienne Dolet dans ses dernières années avait renoncé à son attitude de païen également hostile aux deux religions et s'était consacré à la cause de l'Évangile. (Étienne Dolet, ses opinions religieuses, extr. du Bull. de la Soc. d'hist. du protest., Paris, 1881, in-8.). M. Christie combat cette opinion, qu'il juge purement conjecturale. La question ne nous semble pas complètement élucidée; mais ce qui est hors de toute contestation, d'après les termes mêmes de l'arrêt, c'est que le grief le plus sérieux, le seul même sérieux contre lui, est la vente de livres prohibés et damnés, c'est-à-dire de la Bible et des écrits luthériens.

10. Notamment son Second Enfer, où il explique si bien la vraie raison des poursuites :
C'est que je vends et imprime sans craincte
Livres plusieurs de l'Escripture saincte…
Voilà pourquoy je leur suys odieux,
Voilà pourquoi ont juré leurs grands dieux
Que j'en mourrai…

11. « Hanc interpretationem in vulgus ita invidiose exagitarunt ut putent homines Servetum aliquem fuisse Rabelasii, aut Doleti, aut Villanovani similem, qui nullum Deum aut Christum haberet. » Ce passage, cité dans le Bull. de la Soc. d'hist. du protest. (2e série, II, p. 335) comme emprunté à un manuscrit de Castellion à Bâle, se trouve en effet dans le fragment manuscrit du Contra Libellum Calvini que possède la bibliothèque de Bâle ; il est d'ailleurs imprimé dans le Contra libellum Calvini, art. 147, in fine.

12. Castellion ne fait d'ailleurs que répéter Calvin sur Villonovanus. (Voir la note ci-après). Ni l'un ni l'autre n'ont pu le connaître que par ouï-dire.

13. Voir sur Bonav. Despériers le beau travail de M. Adolphe Chennevières, Bonaventure Despériers, sa vie, ses poèmes, Paris, 1886, in-8 ; et l'étude de M. Félix Frank en tête de l'édition du Cymbalum publié chez Lemerre (1873). La société que fréquentait Castellion était certainement aussi sévère pour Bonaventure que pour Dolet. N'est-ce pas Etienne Pasquier qui, parlant du Cymbalurn, écrivait longtemps après à son ami Tabourot : « C'est un lucianisme qui mérite d'estre jeté au feu avec l'auteur, s'il estoit vivant » ? Ce que pensaient d'ailleurs de ce groupe extrême d'indépendants el d'émancipés soit les catholiques, soit les protestants de toute nuance, Calvin l'a très bien exprimé dans une phrase de son traité de Scandalis : « Agrippam, Villanovanum, Doletum et similes vulgo notum est tanquam cyclopas quospiam, Evangelium semper fastuose sprevisse. Tandem eo prolapsi sunt amentiae et furoris ut non modo in filium Dei execrabiles blasphemias evomerent sed quantum ad animae vitam attinet, nihil a canibus ac porcis putarent se dillerre. Alii, ut Rabelaysus, Desperius et Goveanus (!), gustato Evangelio, eadem caecitate sunt percussi. Cur istud nisi quia sacrum illud vitae aeternae pignus sacrilega ludendi aut ridendi audacia ante profanarant ? » (De Scandalis, édit. de 1550, Genève, Crespin, in·4°, p. 54-55.) .


1896
RENÉ DOUMIC REPREND LES CRITIQUES CONTRE DOLET DANS UN ARTICLE DE LA REVUE DES DEUX MONDES DU 15 SEPTEMBRE 1896

(p. 443)

LES STATUES DE PARIS

[…] Place Maubert, debout, les mains liées, autant que permettent de l'apercevoir les couronnes d'immortelles rouges envoyées par les diverses « libres pensées », Etienne Dolet, imprimeur. On aimerait à l'imaginer comme un homme d'un grand caractère contre qui les seuls chefs d'accusation eussent été sa vertu et sa science. Alors, parmi ceux qui mettent au-dessus de tout : le dévouement à l'idée, nul ne refuserait de s'incliner devant le rude batailleur d'avant-garde, proclamant l'évangile nouveau d'après lequel chacun ne doit compte de ses convictions qu'à sa conscience. Il se trouve que ce triste représentant d'une belle cause semble avoir été choisi tout exprès pour la discréditer. De tous les coins du siècle et de toutes les bouches, il ne sort contre lui que réclamations indignées. Ceux qui le poursuivent devant la postérité ce ne sont ni les dévots, catholiques et protestans, ni les gens de loi, ce sont ses amis dont il a méconnu le zèle et lassé la patience, ce sont les lettrés et les savans révoltés par ses procédés, ce sont les partisans des doctrines nouvelles, ceux que la pensée libre réclame pour elle, un Érasme, un Marot qui se plaint de sa « perversité », un Rabelais qui, après lui avoir reproché son « avare convoitise », son « envieuse affection de la perte et du dommage d'aultruy », ses « fraudulentes supplantations », conclut : « Tel est ce monsieur. » Follement vaniteux et vindicatif, il a injurié tout le monde. Ses livres sont pleins de la glorification de lui-même et des attaques qu'il dirige contre ses ennemis réels ou imaginaires. A une époque où la violence et la grossièreté sont de règle en matière de polémique, il a étonné le monde savant par sa grossièreté et sa violence. Un trait caractérise celui qu'on nous donne pour un défenseur des droits supérieurs de la conscience : son indifférence à l'égard des questions qui touchent à la vie morale. Autant pour lui de rêves creux qui ont moins de portée qu'une élégance cicéronienne. Il blâme l'affectation stupide et le désir de réclame de plusieurs qui se sont fait jeter en prison pour leurs opinions religieuses. « Dans ces tragédies je joue le rôle de spectateur. Je déplore la situation, je plains les malheurs de quelques-uns des accusés, mais je me ris de la folie de certains autres qui mettent leur vie en danger par leur entêtement ridicule et leur obstination insupportable. » Il fait plus et ne craint pas d'attirer sur eux les derniers dangers. Il publie les lettres de ses amis, pleines des confidences les plus compromettantes. Rabelais, inquiet de l'effet produit sur les docteurs de la Sorbonne par ses deux premiers livres, et n'ayant nul désir d'être brûlé comme « harans sorets », imprime une nouvelle édition de son ouvrage d'où il fait disparaître tout ce qui sentait l'hérésie. La même année il apprend qu'à son insu vient de paraître chez Dolet une édition donnée pour être « revue et de beaucoup augmentée par l'autheur mesme », et dans laquelle tous les passages répréhensibles reparaissaient. Il y allait pour lui de la tête. Dolet envisage avec une belle insouciance le péril d'autrui.
Pour ce qui est de lui, pendant les dix années qui ont précédé sa condamnation, il ne cesse de se mettre en opposition violente avec les lois, lois sévères, attendu qu'elles sont les lois du XVIe siècle et non pas celles du XIXe, mais lois qui n'usurpaient en rien sur la liberté de sa conscience, et que nous appellerions aujourd'hui lois sur la presse, sur les sociétés, sur le travail, et enfin lois réprimant l'homicide. Il ne fait que passer à Toulouse : le Parlement venait de publier un édit pour réglementer les réunions d'étudians ; il prononce deux discours où il blâme le Parlement, attaque les magistrats qui empêchent les étudiants de se réunir, attaque les étudians d'une autre « nation » que la sienne, s'emporte contre la barbarie et la sottise des Toulousains. Le succès de cette éloquence, ce fut qu'il y eut des troubles parmi les étudiants. Le Parlement supprima les réunions et bannit Dolet pour excitation à la révolte. Il arrive à Lyon. A peine installé, il se mêle aux querelles entre ouvriers et patrons ; ce n'est pas pour les apaiser : Dolet est admirable pour faire battre les gens entre eux. Il s'en faut d'ailleurs qu'il ne soit violent qu'en paroles. Le dernier jour de décembre 1530, il tue de sa main le peintre Compaing, d'une bonne famille de Lyon. L'empressement qu'il mit à quitter la ville, les difficultés que fit la cour de Lyon pour enregistrer les lettres de pardon, rendent malaisé de mettre le meurtre uniquement sur le compte de la légitime défense. La grande protectrice des lettrés, Marguerite de Navarre, intervint. Le roi pardonna. De retour à Lyon, Dolet refuse de se soumettre aux conditions stipulées dans le privilège royal pour l'impression des livres, publie des livres suspects d'hérésie, vend des livres de Genève. C'est à l'instigation des maîtres imprimeurs et libraires qu'il est accusé et condamné. Le roi pardonne pour la seconde fois, et l'évêque de Tulle, Pierre Duchatel, obtient pour Dolet des lettres de grâce qui lui rendent sa liberté et ses biens, « ses bonnes famé, vie et renommée ». Dolet va-t-il consentir à se tenir tranquille ? En 1544, un paquet de livres prohibés portant son nom est saisi aux barrières de Paris. Conduit en prison il s'échappe sans beaucoup de peine au bout de trois jours et profite de sa liberté pour publier un dernier volume qui donne lieu à un nouveau procès, dont on ne peut dire qu'il fut tranché à la légère, attendu que l'instruction n'en dura pas moins de deux ans. C'est cette troisième sentence capitale qui fut exécutée. Coupable de mort d'homme et de dix années de désobéissance aux lois, ce n'est pas comme « athée relaps » que les magistrats frappèrent Dolet, c'est comme récidiviste.
Sème la discorde, prodigue l'insulte, trahis tes amis, frappe tes adversaires, traite les lois de ton pays comme si elles n'existaient pas, et ton nom sera honoré parmi les hommes, — déclare Dolet du haut de son socle.


1898
AUTRE ARTICLE CRITIQUE :
ETIENNE DOLET UN PRÉTENDU MARTYR DE L'ATHÉISME AU XVIe SIÈCLE,
PAR
LOUIS DUVAL-ARNOULD
(Revue La Quinzaine du 1er août 1898, p. 353-382
)

Les Parisiens, blasés sur les statues qui encombrent maintenant les carrefours, n'y prêtent plus guère qu'une attention distraite; il faut, pour leur faire lever la tête, que l'inauguration soit bien récente, ou encore qu'ils aient à côté d'eux quelqu'un de ces enfants curieux qui excellent à vous faire passer des examens embarrassants. L'un de ces enfants passait dernièrement Place Maubert; désignant de son petit index Etienne Dolet sur le somptueux monument que lui a érigé le Conseil municipal, « Celui-là, demanda-t-il, est-ce un bon ou un mauvais? » Sans doute, les réponses qu'il avait reçues en d'autres circonstances analogues l'avaient amené dans sa logique enfantine à supposer que pour avoir sa statue aujourd'hui, il faut et il suffit d'avoir été vertueux... ou tout le contraire.
Sa question n'en était pas moins d'uni' effrayante simplicité, et Dieu seul eût pu la résoudre sans hésiter. En attendant le jugement dernier, le jeune curieux dut se contenter d'une explication un peu confuse. Celui qui la donnait tant bien que mal rougit de son ignorance : à en juger par les proportions extraordinaires du monument, la masse du bronze qu'on y a prodigué, il devait être en présence d'une de nos gloires natio nales, et non pas du lettré de second ou troisième ordre du xvi c siècle, dont il avait le souvenir assez vague.
Mais quand il voulut sortir du doute, l'embarras fut grand : Dolet, d'après tel dictionnaire, était un athée célèbre ; d après tel autre, un protestant ; un troisième en faisait un catholique ; tous s'accordaient cependant à le faire mourir Place Maubert, pendu ou brûlé; mais, pour les uns, il avait été assassiné par les prêtres ; pour les autres, bien au contraire, il avait expié un assassinat que lui-même avait commis. Il n'y avait plus d'autre ressource qu'à faire dans le passé une enquête person nelle, et c'est le résultat de celle enquête que nous voudrions donner en quelques pages, qui auront tout au moins le mérite d'être sincères.

I

C'est en elle-même une assez curieuse figure que celle d'Élienne Dolet; mais c'est surtout pour expliquer sa fin dramatique que nous allons d'abord interroger sa vie et feuilleter rapidement ses œuvres.
Né à Orléans en 1509, Dolet étudia les lettres à Paris, puis en Italie, à Padoue, dont l'université était célèbre, et où un professeur d'origine française (1), Simon Villanovanus, lui ins pira pour la langue latine une véritable passion. Après avoir suivi comme secrétaire Jean de Langeac, évêque de Limoges, dans une ambassade à Venise, Dolet revint en France avec son protecteur; ce fut grâce à la bourse de celui-ci — et peut-être aussi à celle de Jean de Pins, évêque de Pieux, — qu'il pmi con tinuer ses études à l'université de Toulouse : débuts assez piquants pour celle légendaire victime du clergé. Cette fois, c'était le Droit que Dolet étudiait, officiellement du moins; car un échec aux Jeux floraux, échec assez pileux et assez mérité — Dolet a eu soin d'en faire juge la postérité — nous le montre plus occupé de vers latins que de Pandectes.
Les étudiants toulousains étaient divisés en « nations », dont chacune avait sa sodalita*, nous dirions aujourd'hui son asso ciation. Celle des Français était alors en rivalité tapageuse avec 1 association des Gascons. Dolel fut élu président — on disait en latin imperator — de la première ; il prononça à ce titre deux discours, où il prodigua à ses adversaires —à un certain Pinache, imper at or des Gascons,notamment—toutes les injures de la langue latine; au reste, si l'on en croit sa correspondance avec ses amis, il injuriait avec une parfaite inconscience, car après avoir reproché à la ville de Toulouse sa grossièreté, sa barbarie et sa sottise, traité les magistrats du Parlement de furies, il proteste avec candeur de ses excellentes intentions. Ce jeu finit mal : les étudiants excités passèrent des gros mots aux coups, aux armes même. La police intervint, et Dolet resta, pour la première fois, trois jours en prison. Ce fut l'évêque Jean de Pins qui l'en tira par son intervention auprès du premier président. Mais Dolet crut prudent, quelques semaines après, de quitter Toulouse, et de fait un édit du Parlement de cette ville paraît lui avoir fait défense d'y rentrer.
Il alla se fixer à Lyon (1534), et, abandonnant le Droit, se lit imprimeur. Il collabora d'abord, comme correcteur, avec Sébastien Gryphius, l'un des meilleurs maîtres imprimeurs de la ville, où cet art était alors des plus florissants. Puis, déjà connu par ses écrits personnels et notamment par ses Com mentaires, il obtint, en 1538, du roi François Ier un privilège de maître imprimeur, par l'intervention de l'évêque Pierre Duchâtel et du cardinal de Tournon. Ses éditions sont remarquables classez nombreuses. Mais c'est de l'écrivain que nous voulons nous occuper.
Dolet est un érudit de la Renaissance ; en relations avec la plupart des lettrés de son temps, échangeant avec les uns de mutuelles et hyperboliques flatteries, avec les autres de gros sières insultes, il appartient plus spécialement à la secte des Cuéroniens ; pour lui, la science est essentiellement la con naissance de la langue latine, et de cet univers intellectuel assez borné Cicéron est le « Dieu ». La circulation du sang ou la génération spontanée n'ont pas par la suite passionné davan tage les Académies que la question de savoir si telle expres sion se trouvait dans Cicéron ne passionnait les « savants » du xvi c siècle.
C'est en particulier contre Erasme que Dolet bataille pour « son dieu Cicéron »; et si l'esprit et la logique ne sont pas ordinairement de son côté, il y met en revanche la violence du langage, et, à bout d'arguments, injurie son « vieil édenté » d'adversaire (2)... Il faut convenir que la Renaissance des lettres n'apparaît pas. dans ces querelles de grammairiens, sous son jour le plus brillant, et il est juste de se souvenir qu'elle a eu avec d'autres de plus larges horizons ; mais, quels que soient les mérites de Dolet— et nous allons voir qu'il en eut — ce n'est certes pas un de ces hommes qui ont marqué de leur nom quelque décisif progrès de l'esprit humain.
A lire la nomenclature des quinze ouvrages originaux de Dolet (3), il semble qu'il ait eu un génie universel, et on comprend que des litres de ses livres ses apologistes aient pu lui fabriquer une auréole de grand écrivain. Mais pour peu que l'on pénètre l'œuvre, il faut en rabattre ; s'il y a des poèmes latins et français, de l'histoire, de la théologie, il n'y a qu'un honnête versificateur, pas d'historien, et, en fait de théologien, tout juste un hérétique et des plus médiocres. Seul le grammairien – le philologue même, si l'on veut – fait bonne ligure devant le lecteur moderne ; Cicéron a été bien servi par son adorateur : et les éditions annotées ou les traductions données par Dolet de plusieurs ouvrages du grand orateur sont fort remarquables. C'est encore Cicéron qui a inspiré son œuvre capitale : les Commentaires de la langue latine, deux superbes in-folio, imprimés en 1536-1538 sous la marque de Sébastien Gryphius. C'est un dictionnaire latin, mais qui (comme plus tard la première édition du Dictionnaire de l'Académie française) a rejeté l'ordre alphabétique pour ranger les mots dans un ordre « analogique ». Dolet se montre très fier de celle innovation ; il semble cependant qu'elle ait nui au succès pratique du livre : dans l'usage on paraît lui avoir préféré bien vite des abrégés plus maniables.
Partout Dolet écrit le latin avec une correction, une précision, une clarté admirables et qui en font assurément l'un des premiers latinistes de la Renaissance. Dans ses Commentaires, il fait preuve en outre d'une solide érudition et d'une connaissance approfondie de la littérature classique.
L'aride monotonie des longues colonnes de définitions et d'exemples est interrompue çà et là par les digressions les plus imprévues, par exemple sur les amis ou les ennemis de l'auteur qu'il flatte ou qu'il injurie en prose ou en vers ; ce procédé de composition, fort démodé aujourd'hui, convenait si bien aux contemporains, qu'une « table des digressions » accompagne le second volume. Mais le sujet sur lequel Dolet ne tarit guère, c'est l'éloge de ses propres mérites, de sa prose éloquente ou du « don de poésie qu'il a reçu de la bonté divine ». A l'entendre, on ne saurait croire « ce qu'il a dû veiller, couver, suer sur ses Commentaires, ce qu'il a dû dépenser de journées et de nuits fiévreuses, combien de fois il a dû se priver de nourriture, de sommeil, renoncer à toute distraction, à tout commerce avec ses amis, à tout plaisir honnête, et presque à l'usage de la vie » !
C'était excessif, même pour l'époque : et des contemporains se chargèrent de rappeler à Dolet, avant même la publication du second volume, qu'il avait eu des collaborateurs envers lesquels son silence était d'autant plus ingrat qu'ils l'avaient aidé bien malgré eux. On a été jusqu'à l'accuser d'avoir purement et simplement volé le manuscrit d'un de ses anciens maîtres de Padoue, Villanovus ; il est impossible de juger du bien ou mal fondé de celle imputation, reproduite notamment par Rabelais. Mais Franciscus Floridus Sabinus « homme très savant et très érudit », et même, paraît-il (4), critique judicieux et souvent exact, reproche à Dolet d'avoir pillé sans scrupule plusieurs auteurs antérieurs, Robert Estienne, Nizolius, Riccius, Galepino... Il est vrai que Floridus Sabinus charge Dolet, qu'il n'aime pas, de nombreux péchés, et qu'on pourrait suspecter son impartialité. Mais trois siècles après cet ennemi, Dolet a eu la mauvaise fortune de rencontrer un maladroit ami : M. Coppley-Christie (5) a voulu vérifier la chose, sources en main ; il a constaté que Dolet a emprunté à ses devanciers nombre de citations, quelques-unes au moins sans même les vérifier, et jusqu'à des explications. Partagé entre sa conscience d'érudit et son désir de ne pas trop noircir son « martyr de la Renaissance », M. Coppley-Christie démontre d'abord cette vérité que, s'agissant d'un dictionnaire, Dolet devait nécessairement compiler; toutefois il avoue « ne pouvoir défendre Dolet pleinement », et ajoute : « Une simple note qui eût dit ce que Dolet devait à ses prédécesseurs nous aurait suffi ; mais la vanité de notre auteur ne lui permit pas d'écrire cette note... ». Libre à l'indulgent biographe de déclarer ensuite que l'accusation de plagiat n'est pas fondée « en substance » : son témoignage à charge aura sur des juges moins prévenus plus de poids que son plaidoyer.
Dolet a voulu être historien ; il a même rêvé de faire ériger à son profit une fonction publique qui, croyons-nous, n'a existé qu'un siècle plus tard : celle d'historiographe du Roi ; et il était d'abord résolu à ne composer son récit qu'après avoir parcouru l'Europe entière, en quête de documents : idée intéressante et juste, qu'il fut loin de mettre à exécution. Il avait pour cela besoin d'argent et François Ier fut sourd à la requête, même quand elle fut mise en vers pour mieux tenter son amour de la gloire :
Doncque tu sais de vivre le moïen
Après la mort: c'est d'eslargir du tien
Aux gens sçavants…
Il dut se contenter décrire un poème latin, bientôt traduit par lui-même en français sous ce titre : Les Gestes de François de Valois, roy de France. En vérité la seule excuse de cette prose ampoulée et diffuse est dans les vers latins. Un tiers du livre est consacré à faire du monarque un éloge dithyrambique et intéressé (la préface ne laisse aucun doute à ce sujet), le reste consiste en récits de bataille, notamment en une longue description de la bataille de Marignan. On a beaucoup vanté ce morceau, et dit qu'il y avait là de la couleur et du mouvement. Comment en serait-il autrement ? Dans le sommaire marginal qui suit le texte, d'alinéa en alinéa, on lit sans désemparer, « comparaison de deux taureaux, comparaison d'ung sanglier, comparaison d'ung tigre, comparaison d'ung loup se trouvant enragé de faim en ung troupeau de brebis... » Ajoutez-y « ung serpent, des grues, ung passereau, une brebis », sans compter « les vents combattant sur l'eau », et vous comprendrez que toute cette ménagerie ne laisse pas que d'animer, en effet, le tableau au travers duquel elle est lâchée.
Nous l'avons dit : Dolet historien n'existe pas. Par contre ses vers latins sont faciles, élégants ; ses vers français, moins heureux, ne sont pas cependant les plus mauvais de son siècle, et même le Cantique d'Etienne Dolet mériterait mieux que ce jugement sommaire si nous n'en suspections fortement l'authenticité.
Dans son œuvre poétique, nous signalerons au passage le Genethliacum ou l'Avant-Naissance, poème en vers latins, mis ensuite en vers français et composé à l'occasion de la naissance du fils de Dolet. Non que ce petit poème ait une valeur littéraire considérable, mais parce que l'auteur y exprime ses sentiments avec une sincérité assez rare chez lui. La morale qu'il enseigne à son fils est bonne – et peut-être à cause de cela banale, mais aussi sans grande élévation, car Dolet ne rêve pas de faire de lui un saint canonisé. Et même il lui conseille avant tout de s'enrichir : « Sans fortune, tu ne seras rien, quelle que soit d'ailleurs la perfection de tes vertus ; quand bien même ton génie dépasserait celui d'Homère, ou du grave Virgile, quand bien même tu égalerais les foudres divins de Marcus, le consul d'Arpinum. C'est à prix d'argent que s'acquiert la renommée. Sois bien riche si tu veux être quelqu'un. Sans fortune tu ne seras rien : ainsi le veut notre siècle ».– C'est du XVIe siècle qu'il s'agit.
Néanmoins il ne faut pas non plus être avare; il faut, au contraire, faire l'aumône ; et voici, avec l'espoir de la vie élernelle, un motif de la faire :
Est vero laus magna (Deique, hominumque, ferarumque Aplausu)...
« Donner est une chose fort louable et qui vous fait applaudir et de Dieu et des hommes et des bêtes féroces... » Le lecteur a compris que ces bêtes féroces, plus imprévues encore en cet endroit qu'à la bataille de Marignan, y ont cependant un rôle nécessaire : elles chevillent fortement le vers, sans elles inachevé. Que celui qui a fait des vers latins et n'a jamais chevillé jette à Dolet la première pierre !
Voici qui est plus grave : et nous avons peur que la citation suivante ne ternisse l'auréole très posthume de démocrate qu'on n'a pas craint, de nos jours, d'ajouter à ses divers lau riers : « S'il faut être prudent avec tes amis, à plus forte raison sois vigilant avec les domestiques, cette fange de l'humanité. Autant de valets, autant de poignards assassins dirigés contre toi : mon fils, ne te lie pas à cette tourbe infidèle. Qu'en toi ils craignent du moins leur maître, s'ils ne l'aiment guère, incapables qu'ils sont d'aimer ; qu'un pli de ton front, qu'un mouvement de ton sourcil les fassent trembler Pas de familiarité avec cette vile cohorte que ne dirige le moindre sentiment d'honneur et qui n'est sensible qu'au bâton et aux coups fréquemment répétés. Toutefois traite-les de façon à ne pas leur laisser de juste sujet de plainte, et souviens-toi que ce sont des corps animés qui s'emploient à notre usage, nous donnent leurs travaux et s'acquittent de soins appréciables. »
Claude Dolet, s'il en croit son père, sera moins dur avec sa femme, « compagne et non servante de son mari ». Car c'est parla douceur qu'il faut mener « ce tendre sexe féminin ». Mais n'exagérons rien; Dolet n'est pas un précurseur du moderne féminisme : « Garde-toi de lui laisser trop de liberté : la femme est audacieuse, et n'est que trop disposée à s'émanciper; lui laisser trop de liberté, souscrire à tous ses caprices, c'est lui donner la tentation du crime (6). »

II

Ces notes rapides sur l'écrivain ne suffisent certes pas à former une idée complète de l'homme; même la lecture de ses œuvres ne nous le donnerait pas tout entier: il est trop vaniteux pour pouvoir être sincère, sans compter les autres raisons qu il a de ne pas vouloir l'être. Mais ses contemporains nous renseignent sur lui, et il faut convenir qu'au physique comme au moral on pourrait tirer de leurs témoignages deux portraits absolument différents, dont l'un le parerait de toutes les beautés et de toutes les vertus, dont l'autre le chargerait de toutes les laideurs du corps et de l'âme. Il ne serait pas l'unique exemple d'une semblable contradiction; mais, et ceci lui est particulier, ce sont les mêmes hommes qui, après l'avoir proposé à l'admiration du monde, brusquement le vouent au mépris; ses amis les plus intimes deviennent successivement ses ennemis. La répétition même de ce fait n'est guère à son honneur; et l'impression ne fait que devenir plus mauvaise quand on analyse chacune de ces brouilles. M. Coppley-Christie confesse que la plupart des amitiés de son malheureux héros se terminent d'une manière qui donne aux amis de Dolet le droit de se plaindre amèrement de lui (7).
Publication de lettres confidentielles et compromettantes, dans un simple intérêt de vanité (8), cynique ingratitude envers ceux qui lui avaient, par leur influence, sauvé la vie (9), rien ny manque ! Mais sa rupture avec Rabelais mérite mieux qu une mention, parce qu'elle en dit long sur le caractère de Dolet et aussi parce qu'elle détruit une légende : d'après certains biographes de Rabelais, Dolet aurait été une manière de muse inspiratrice de Gargantua ; tout au moins l'imprimeur aurait mis avec une généreuse abnégation ses presses à la disposition de son ami et publié bravement la première édition du livre audacieux.
Il est bien vrai qu'une édition de Gargantua est sortie des presses de Dolet; mais Rabelais lui-même a pris soin de la désavouer comme « bastarde et adultérine », et d'en dénoncer l'imprimeur comme « un monstre né pour l'ennuy et injure des gens de bien ».
Depuis la publication de Gargantua et de Pantagruel, le pseudonyme d'Alcofribas Nasier avait été rapidement percé, et Rabelais avait lieu de redouter les sévérités de la Sorbonne: aussi crut-il prudent d'effacer ou de modifier un certain nombre de passages par trop agressifs. Mais, pendant qu'il surveillait chez François Juste à Lyon sa nouvelle édition, il apprit que, dans la même ville, Dolet mettait en vente un Gargantua « revu et de beaucoup augmenté par l'autheur mesme ». En dépit de cette assertion du titre, c'était la reproduction intégrale du texte primitif avec ses pires audaces. Rabelais, dans la préface dont il a fait précéder l'édition de Juste, fait éclater sa légitime indignation contre « cettuy plagiare…, ce Monsieur (ainsi glorieusement par soy-mesme surnommé), homme tel que chacun saige le congnoist ». Peut-être même va-t-il trop loin en l'accusant d'avoir soustrait des épreuves chez Juste : il suffisait de s'être procuré un exemplaire des éditions antérieures.
Rabelais, passant du typographe à l'auteur, déclare que « ses propres œuvres ne sont que ramas et eschantillonneries levées es livres d'aultruy ». Il s'étonne « que telles belles besoignes méritent que Evesques et prélatz soient pas ung tel ouvrier esmouchez d'argent ». Si par hasard Dolet tire quelque chose de son propre fonds, ses « couleurs réthoriques… ne sont pas cicéronianes, mais dignes d'estre baillées à mostardiers pour les publier par la ville ». Et il résume ainsi son portrait : « Tel est ce Monsieur ».

III

Nous serions tenté de rester, à notre tour, sur ce mot; mais nous n'avons rien dit encore des opinions philosophiques et religieuses de Dolet. Bien que ce soit un point capital, il n'est pas facile à éclaircir, peut-être parce que Dolet n'a pas en lui-même d'idées bien nettes et surtout bien fixes en philosophie et en religion. C'est à peu près ce qu'en pense M. Coppley-Christic : « Il ne croyait pas aux doctrines de Luther et de Calvin ; tout ce qu'il souhaitait, c'était de pouvoir continuer, à son aise, ses études littéraires en ce bas monde sans se préoccuper de l'autre. »
C'est pour cela que le biographe que nous venons de citer, décidé à faire de son héros un martyr, comme il faut être martyr de quelque chose, lui a-donné ce titre un peu vague de « martyr de la Renaissance ». Mais d'autres ont voulu mieux faire : La Croix du Maine en fait un Calviniste; l'Anti-martyrologe de Jacques Severt, un Luthérien. Dolet, lui-même, a pris soin de protester par avance contre cette dernière qualification, cette secte étant, à son avis « stupide ». Quant à Calvin, le réformateur genevois traite quelque part Dolet de « cyclope et d'athée », et l'aurait vraisemblablement brûlé s'il l'avait tenu.
« Cyclope » n'est qu'une injure ; mais peut-être n'en est-il pas de même dans l'intention de Calvin du mot « athée » : c'est, en effet, l'épithète que plusieurs contemporains de Dolet attachent à son nom.
Et cependant pas une ligne de ses écrits ne vient à l'appui de cette assertion. Bien au contraire, il affirme à maintes reprises sa foi chrétienne, et, devons-nous ajouter, catholique. Il est vrai que Dolet publie ou au moins met en vente des livres réformés : mais ouvrages luthériens, calvinistes et autres se succèdent sous ses presses ou vivent dans son magasin en une harmonie qui contraste avec les haines vigoureuses que se vouaient souvent leurs auteurs. Un apologiste protestant de Dolet, M. Douen (10), nous semble avoir mis le doigt sur le motif le plus plausible de cet éclectisme, quand il parle du « rapide débit des livres réformés », qui avaient l'attrait du fruit défendu. Dolet, nous le savons, ne dédaignait pas l'argent, et n'était d'ailleurs ni prudent, ni scrupuleux.
Faut-il donc le tenir pour catholique ? Nous avouons ne pas le revendiquer avec l'enthousiasme qu'y ont mis de leur côté quelques écrivains protestants: le personnage n'enrichirait pas, tant s'en faut, le catalogue des saints. Il n'en est pas moins juste de donner acte à Dolet de ses affirmations réitérées à cet égard. Sans doute son orthodoxie est suspecte; il a reconnu lui-même qu'il n'était pas de première force en théologie, et a eu tort de ne pas, en conséquence, s'abstenir: il ne lui serait pas arrivé, par exemple, de supprimer la communion des saints dans une paraphrase du Credo.
C'est même chose assez singulière de prime abord que la sorte d'entêtement qu'il met, en dépit des censures ecclésiastiques, à écrire des livres pieux ou des préfaces de livres pieux. Un contemporain insinue qu'il n'agit ainsi que pour donner le change sur ses pensées intimes; lui-même du moins donne expressément son Cato christianus comme un témoignage destiné à prouver sa foi qu'il sait suspectée : « Cessez, se fait-il dire en vers latins par un ami, en guise de prologue, cessez, détracteurs haineux, de dire que Dolet n'a aucune religion… ; il est si bien instruit dans la religion qu'il vous la peut enseigner, et c'est dans son livre, détracteurs injustes, dans son propre livre qu'il vous faut apprendre à vivre en chrétiens ! »
Il est regrettable que Dolet n'ait pas mieux pratiqué les préceptes qu il donnait ainsi : il eût laissé une renommée moins discutée et aurait évité une partie tout au moins des nombreux démêlés qu'il eut avec la justice, et vraisemblablement sa triste fin.

IV

Le premier procès de Dolet fut une grave affaire de droit commun. Le 31 décembre 1536, à Lyon, il tuait un jeune peintre du nom de Guillot ou Guillaume Compaing. A grandpeine il échappa à la foule (qui, dit-il, le poursuivait… et à la police. Il s'enfuit en Auvergne, puis à Paris où il comptait de puissantes relations. On s'employa activement pour lui, et avant même qu'il fut possible d'avoir sur le fait des renseignements complets, on obtint du Roi des lettres « de rémission et pardon ».
Un joyeux banquet réunit autour de Dolet les érudits et les poètes qui lui avaient rendu ce signalé service : après quoi, le héros de la tête trouva bon de se dispenser de tout témoignage de reconnaissance, en proclamant en prose et en vers qu'il n'avait dû son salut qu'à lui-même.
Cependant il retournait à Lyon, et présentait au sénéchal de cette ville les lettres royales afin qu'il les entérinât.
Mais si Dolet avait pu facilement alléguer auprès de ses protecteurs parisiens le cas de légitime défense, ce magistrat se montra moins crédule : pendant l'absence de Dolet il avait fait une instruction sur les lieux, et la famille de Compaing avait fait accueillir sa version du crime, toute différente. Cette version nous a été conservée par un contemporain.
Franciscus Floridus Sabinus (11), après avoir prédit à Dolet la potence – nombre de prophètes ont averti Dolet, au cours de sa vie, de son genre de mort – continue en ces termes : « Tu n'as pas été si loin du gibet déjà, ce jour où, sicaire digne d'être pendu, tu tuas ce jeune peintre perfidement attiré dans un rendez-vous infâme (cum quo lenonina fide in gratiam redieras); déjà il gisait à terre et rendait l'âme entre tes mains scélérates, que tu le criblais encore de coups de poignard : trait éclatant, et qui suffit à mettre en lumière ta férocité native. »
Etait-ce donc la vérité? Toujours est-il que le sénéchal, « les lettres vues, ensemble le procès, charges et informations, et oy sur ce le substitut du procureur général en la dite sénéchaussée », refusa l'entérinement; mais se souciant peu sans doute de se mettre en conflit avec les hautes protections de Dolet, il consentit à mettre le meurtrier en liberté provisoire « baillant caution de se représenter touttefoys et quantes qu'il serait ordonné (12) ».

V

Le provisoire dura des années, et peut-être la justice eût-elle oublié complètement cette mauvaise affaire si Dolet n'avait amené les juges à s'occuper de nouveau de sa personne pour d'autres méfaits : en 1512, il était encore arrêté, cette fois « parce qu'il avait été trouvé saisi en sa maison de certains livres prohibés ».
Pour comprendre la fin de Dolet, il est nécessaire de se rappeler non seulement avec quelles lois mais encore sous l'empire de quelles idées ses contemporains durent le juger. Ce n'était pas assurément avec notre moderne tolérance : les gouvernements d'alors, catholiques ou protestants, imposaient par la force leurs religions d'Etat, et réprimaient les dissidences par le glaive, la corde ou le feu. L'opinion publique approuvait sans réserve ces persécutions, et si, pour l'honneur de l'humanité, l'histoire enregistre de fermes protestations dont quelques-unes sont parties du Saint-Siège, elles sont isolées et s'adressent aux pires excès bien plutôt qu'au principe. Aujourd'hui, quelle que soit notre croyance, il nous répugne qu'un homme puisse être mis à mort pour ses convictions religieuses; et quand nous pensons à de telles victimes dans le passé nous avons pour elles une respectueuse pitié. Du moins personne, parmi nous, un catholique peut-être moins qu'un autre, ne répéterait ce que disait un lettré du XVIe siècle des supplices d'hérétiques : « Je me ris de la folie de ces gens qui mettent leur vie en danger par leur entêtement ridicule et leur obstination insupportable ».
Qui parle ainsi ? Dolet ! – et les gens dont il se rit sont des luthériens qu'on va brûler place Maubert ! (9 novembre 1334) (13).
L'hérésie est, du reste, au XVIe siècle, considérée comme un attentat contre la sûreté de l'Etat et il importe de bien noter ce fait si souvent méconnu. Le pouvoir royal revendique hautement la répression de ce crime. François Ier, dans une série d'édits, déclare à maintes reprises que les hérétiques, luthériens et autres, sont des séditieux, perturbateurs du repos et tranquillité de nostre république et sujets, et conspirateurs occultes contre la prospérité de nostre Estat (Édit du 23 juillet 1543). Aussi est-ce aux juges royaux qu'il appartient d'en connaître. Sans doute, dans chaque diocèse l'official et dans tous « l'inquisiteur général de la foi » peuvent et doivent « concurremment avec les juges royaux » rechercher les hérétiques. Mais quand ils ont « informé jusqu'à sentence de torture exclusivement » (Édit de Fontainebleau, 1er juin 1840) (14), ils doivent renvoyer accusé et information devant la justice séculière.
Il suffit de lire ces ordonnances pour voir combien est injuste le reproche d'hypocrisie qu'on fait quelquefois aux tribunaux ecclésiastiques à propos de cette « livraison au bras séculier ». En réalité, et tout au moins en France au XVIe siècle, la fonction de ces tribunaux est très nette : composés d'hommes compétents en la matière, ils examinent s'il y a hérésie. Ce sont des experts, comme nous dirions en notre langage juridique moderne. L'hérésie constatée, leur rôle, du moins s'il ne s'agit pas d'un accusé ecclésiastique, est fini : c'est bien réellement le bras séculier qui frappe en appliquant les lois séculières, « attendu, dit encore François Ier , qu'il est question de crime « séditieux et perturbateur de l'Estat et repos public, dont la « cognoissance nous appartient privatiment à tous autres ». (Édit du 1er juin 1540) (15).
Quant à Dolet, il fut poursuivi moins comme hérétique que comme « fauteur d'hérésie », et pour des infractions multipliées à ce que nous appellerions maintenant les lois sur la presse. En cette matière, nos mœurs actuelles sont indulgentes, et nous confondons volontiers la liberté d'avoir une opinion avec la liberté de l'exprimer et de la prêcher, réservant nos sévérités pour les auditeurs ou les lecteurs qui se laissent convaincre et passent à l'action. L'histoire du XVIe siècle nous montrera, à certaines heures, très fermes dans la répression de certains attentats contre les personnes et les propriétés ; mais nos neveux pourront s'étonner de la situation que nous avons faite à tel ou tel écrivain qui a gagné fortune et considération en excitant quotidiennement les « prolétaires » à commettre ces mêmes attentats ; la « propagande par le fait » et l'article anarchiste mènent également à la cour d'assises : mais, tandis que le disciple qui a mis la théorie en pratique en sort pour aller à la guillotine, le professeur en est quitte tout au plus pour quelques semaines de prison, infligées... au gérant du journal.
Les gens du XVIe siècle raisonnaient autrement, et sur ce point peut-être n'est-il pas aussi difficile de les comprendre, puisque de temps à autre encore quelques rétrogrades osent parler de revenir à leur manière de voir. Et même, ce n'est pas un réactionnaire qui écrivait, il y a peu de temps : « Permettre de tout dire et de tout écrire contre les lois, contre les mœurs, contre les hommes, en ne se réservant de punir que les actes une fois accomplis, c'est, a-t-on dit, attendre l'explosion d'une mine après l'avoir laissé charger et allumer sous ses yeux. A notre époque de criminalité croissante, les idées sont trop explosives pour que l'on ne considère pas déjà comme des actes celles qui sont une provocation à des crimes et délits. Tels articles ou des romans sont des actes cent fois pires qu'un viol ou un assassinat, car ils en feront commettre une série (16). »
Les « lois sur la presse » étaient donc fort rigoureuses à l'époque qui nous occupe. Par exemple, la simple détention de certains livres comme l'Institution chrétienne de Calvin, était interdite sous la menace des peines les plus sévères par un arrêt du Parlement de Paris du 2 mai 1542 (17); et des commissaires avaient été chargés de rechercher les délinquant's. Une perquisition fut faite chez Dolet, sans doute comme chez tous les libraires de Lyon. On y découvrit, avec ce livre, nombre d autres ouvrages défendus et « supprimés » non seulement détenus mais imprimés par lui, et même précédés d'« épitres incitatives à lecture d'iceux » signées de lui.
D'autre part, il avait négligé, au mépris des conditions de son privilège, de soumettre à la censure préalable du prévôt de Paris ou du sénéchal de Lyon les livres qu'il avait publiés. Enfin, chose plus grave encore, il avait continué, malgré la défense formelle qui lui en avait été faite, la vente de tels de ses propres ouvrages, comme le Cato Christianus, où on relevait des propositions hérétiques.
A ces griefs de presse se joignit l'accusation d'avoir, dans sa conduite et dans ses paroles, affiché du mépris pour le carême, la messe, etc., ce que du reste Dolet nia énergiquement. Il discuta aussi le sens qu'on prêtait aux passages incriminés de ses œuvres. Mais les autres faits n'étaient pas niables, et l'official de Lyon, assisté de l'inquisiteur général Mathieu Orry, le 2 octobre 1542, le livrait au bras séculier.
Dolet fit aussitôt « appel comme d'abus » au Parlement de Paris, prétendant que le tribunal ecclésiastique était incompétent pour connaître des délits qu'on lui imputait. Après diverses vicissitudes de procédure, l'affaire d'abord évoquée au Grand Conseil revint au Parlement, et l'appelant fut transféré à la Conciergerie.
Cependant ses amis, ou du moins ceux que n'avait pas découragés son ingratitude, se remuaient pour lui. Grâce à leur appui, encore une fois Dolet, avant la sentence définitive, obtint des lettres de grâce, datées de Villers-Cotterets, juin 1543, qui l'obligeaient seulement à faire abjuration de ses erreurs, et ordonnaient de réduire en cendres les livres incriminés.
De tout temps, les corps judiciaires ont été, à bon droit, jaloux de leur indépendance, et ont résisté aux actes arbitraires qui viennent ainsi arrêter le cours régulier de la justice : le Parlement examina l'affaire avant d'enregistrer les lettres de Villers-Cotterets ; et cet examen faillit être fatal à Dolet. On s'aperçut qu'il était toujours sous le coup de la sentence capitale prononcée contre l'assassin de Compaing par le sénéchal de Lyon, les lettres de grâce de 1537 n'ayant jamais été entérinées. Dolet dut adresser au Roi une nouvelle requête, dans laquelle, assez piteusement, il alléguait que cette affaire lui était complètement sortie de la mémoire, et qu'il se croyait définitivement gracié. François Ier , par des lettres d'ampliation données à la Fère-sur-Oise, le 1er août 1543 , déclara qu'il entendait couvrir à la fois le meurtre ancien et les délits récents.
Le Parlement résista encore, et il fallut que de troisièmes lettres partissent de Sainte-Menehould le 22 septembre pour enjoindre au Parlement, dans les termes les plus impératifs, d'entériner la grâce dans un délai donné : le Parlement se contenta, cette fois, pour sauvegarder sa dignité de doubler ou à peu près le délai qu'on lui impartissait, et Dolet fut remis en liberté au mois d'octobre (18).
Il venait encore une fois d'échapper au supplice, et c'était à un ecclésiastique, à l'évêque de Tulle, Pierre Duchâtel, qu'il devait son salut.

VI

L'impunité fait les récidivistes : Etienne Dolet revint à Lyon trop convaincu que, sous la faveur royale, tout lui était permis. Trois mois à peine après son retour, on saisissait à la barrière de Paris deux paquets de livres expédiés par Dolet, probablement à quelque libraire son représentant, et contenant encore des livres prohibés, et même de ceux précisément qui lui avaient valu son précédent procès. Cette fois ce ne fut en aucune manière l'Eglise ou ses ministres qui prirent l'initiative des poursuites : ce fut le Parlement de Paris qui ordonna son arrestation, effectuée à Lyon le 6 janvier 1544.
Mais Dolet, comme il s'en vante lui-même, savait alors
…ung million
De très bons tours qu'on apprend en peu d'heures
Si aux prisons quelque temps l'on demeure.
Il persuada au geôlier qu'il avait absolument besoin de retourner chez lui à heure dite, pour recevoir un paiement considérable, et le pria de l'y conduire sous bonne escorte : on partagerait d'ailleurs la forte somme, et on goûterait par la même occasion d'un certain vin muscat… La bonne escorte rassura la conscience du gardien, qui consentit à l'expédition. On arriva rue Mercière, et la porte s'étant ouverte, la petite troupe pénétra dans une longue allée. Dolet, étant chez lui, montrait le chemin; il passa le premier par une seconde porte que, par malheur, il referma derrière lui : pris dans la souricière, geôlier et archers crièrent si fort qu'on les délivra de la rue. Mais le prisonnier avait mis le temps à profit, il était loin.
Dolet se réfugia d'abord en Piémont, et prépara aussitôt ses batteries pour éviter encore une fois d'avoir à s'expliquer devant la justice. Il composa une série de petits poèmes en français adressés à tous les puissants de la terre, et notamment au Roi, au duc d'Orléans, au cardinal de Lorraine, à la reine de Navarre, au cardinal de Tournon, voire même « à la souveraine et vénérable cour du Parlement de Paris ».
Il n'épargne pas à ses protecteurs habituels les louanges les plus hyperboliques, ce qui est tout à fait conforme aux usages du temps, mais ne laisse pas que d'avoir une certaine saveur quand on les rapproche du renom moderne de démocrate dont on a voulu affubler ce courtisan : courtisan parfois spirituel d'ailleurs, quand, par exemple, il dit à la duchesse d'Étampes, « dame prudente et sage, » mais surtout maîtresse du Roi :
Je ne demande bien aulcun,
Office soit ou bénéfice;
Seulement une heure propice
Je vous pry de faire sonner

Hélas ! faites sonner telle heure,
Puisque vous gouvernez l'horloge.

Ne doutant pas du succès de ses vers, Dolet repassa la frontière avec son manuscrit, se mêlant à des bandes armées qui rejoignaient l'armée royale en Champagne. Bien plus, avec une inconcevable imprudence, il rentra clandestinement à Lyon, et imprima lui-même son Second Enfer (19). Il y joignit dans le même volume la traduction française de deux dialogues alors attribués à Platon, l'Hipparchus et l'Axiochus, dont nous aurons à reparler tout à l'heure. Puis il continua sa route vers le Roi ; mais il avait compté sans le malheureux geôlier qu'il avait si bien joué, et qui, ayant eu vent de son retour, parvint à le dépister, et l'arrêta au moment où il touchait au but, en septembre 1544.
Cette fois, le gardien veilla sur sa prise et l'amena « à grands frais » jusqu'à la Conciergerie de Paris.
Alors commença le dernier procès de Dolet, celui qui se termina par sa mort deux ans plus tard (20).
L'arrêt du 2 août 1546 est tout ce que nous connaissons de cette longue procédure (21) ; c'en est assez du reste pour ruiner la légende.
D'après cette légende, que des historiens fort sérieux ne craignent pas d'emprunter sans contrôle aux sectaires qui l'ont inventée, Dolet aurait été brûlé pour trois mots de sa traduclion de l'Axiochus.
Voici ce qui a donné lieu à celle allégation. Le dialogue n'est tout entier qu'une démonstration de l'immortalité de l'âme. Socrate, l'un des interlocuteurs, encourage Axiochus qui va mourir; et, à côté de raisonnements plus solides, il lui tient celui-ci, à peu près inintelligible et dans le texte et dans la traduction de Dolet que voici : « Par ce qu'il est certain que la mort n'est point aux vivants : et quant aux défunts, ils ne sont plus : doncque la mort les attouche encore moins. Parquoy elle ne peut rien sur toy, car tu n'es pas encore prêt à décéder; et quand tu seras décédé, elle n'y pourra rien aussi attendu que tu ne seras plus rien du tout. » Le grec porte ici : σὺ γὰρ οὐκ ἔσει, tu ne seras plus. En ajoutant en français rien du tout, Dolet avait-il sérieusement altéré le sens ?
La Sorbonne le crut, il est vrai, et censura ce passage le 4 novembre 1544. La phrase en question avait été déférée par la Faculté de théologie à ses « Députés en matière de Foi », comme « paraissant hérétique et se rapprochant de l'opinion des Saducéens et des Epicuriens (22) ». La réponse des députés, formulée en français, n'est pas si rigoureuse; ils se contentent de constater ceci : « Quant à ce dialogue mis en français, intitulé Acochius (sic), ce lieu et passage, c'est à sçavoir : attendu que tu ne seras plus rien du tout – est mal traduit, et est contre l'intention de Platon, auquel n'y a ni en grec, ni en latin, ces mots, rien du tout. »
Il faut convenir que traiter Dolet de Saducéen et d'Epicurien sur ce contresens discutable eût été excessif, en présence sur tout du sens général du livre, et des déclarations très explicites sur l'immortalité de l'âme répétées dans le sommaire lui-même, œuvre personnelle du traducteur : on voit que si l'accusation en Sorbonne allait jusque-là, la sentence ne l'y a pas suivie, dans les termes très modérés où est formulée la censure.
Mais pour déduire de cette censure que c'est ce contresens, ce contresens seul que Dolet a payé de sa vie, il faut une bonne volonté qui confine de près à la mauvaise foi.
Il faut d'abord négliger les dates; oublier que Dolet était arrêté par ordre du Parlement dès le 6 janvier 1544, alors que la traduction de l'Axiochus n'a été composée, nous dit Dolet, qu'après sa fuite, et publiée certainement après le 1er mai, date de la préface du volume qui la contient; que Dolet était repris au plus tard le 7 septembre, et qu'enfin la censure de la Sorbonne n'a été portée que le 4 novembre.
Il faut oublier que des chefs d'accusations autres que l'Axiochus, et antérieurs à la censure de la Sorbonne, nous sont en partie au moins indiqués par Dolet dans le Second Enfer. Ou bien il faut supposer qu'arrêté pour ces chefs d'accusation qui auraient tous disparu au cours du procès, il aurait été condamné sur un chef nouveau, relevé après coup, et seul retenu.
Mais contre cette hypothèse se dresse l'arrêt du 2 août 1546. Voici le début de ce document décisif: « Vu par la cour le procès fait par ordonnance d'icelle, à l'encontre de Estienne Dolet accusé de blasphème et sédition et exposition de livres prohibés et dampnés et autres cas par lui faits et commis depuis la rémission, abolition et ampliation à luy donnée par le roy au mois de juing et premier jour d'août 1543, ainsi que le tout est plus à plain contenu audict procès contre luy fait, les conclusions sur ce prinses par le procureur général du roy, et oy et interrogé sur lesdits cas par la dicte cour ledict prisonnier…»
Il y avait donc, non pas un seul, mais trois chefs d'accusation expressément articulés : blasphème, sédition, exposition de livres prohibés.
Le passage censuré de l'Axiochus a-t-il été compris parmi les éléments du crime de blasphème? On l'a prétendu; mais rien absolument ne le prouve; il faut même, pour l'admettre, forcer le sens du mot blasphème ; alors surtout que nous savons que les contemporains de Dolet lui reprochent journellement de blasphémer, et ce en dehors de ses livres; et si la censure de la Sorbonne a eu un écho à la Grand'Chambre, ça été plutôt à l'occasion des deux autres chefs : mais certes, aux yeux de ses juges, et comme on va le voir, il n'était pas besoin de cette goutte d'eau pour faire déborder un vase depuis longtemps bien rempli.
Séditieux, Dolet l'était incontestablement, dans les idées de son temps comme fauteur d'hérésie, mais aussi dans les nôtres, en raison du « bon tour » qu'il se vante d'avoir joué au geôlier de Lyon.
Reste l'exposition de livres défendus ; c'est le point sur lequel nous avons les détails les plus précis. Après sa libération de 1543, il n'avait rien eu de plus pressé que de réimprimer les « Psalmes » hérétiques de Marot (23), et peu après il expédiait à Paris les ballots de livres qui le faisaient arrêter de nouveau.
Dolet, dans son Second Enfer, prétend, il est vrai, que ce sont ses ennemis, les maîtres imprimeurs de Lyon, qui, par basse jalousie, ont machiné un complot, un vrai complot de police contre lui, et méchamment inscrit son nom en grosses lettres sur des paquets préparés par eux. Nous ne saurions mieux dire que l'un des avocats posthumes de Dolet : « L'accent de la franchise et de la sincérité manque, nous semble-t-il, à sa défense... Après avoir lu et relu l'opuscule, on est bien près d'admettre que Dolet avait lui-même fait expédier ses livres, en prenant ses précautions pour n'être trahi ni par le charretier, ni par la lettre de voiture (24) » Dolet lui-même avoue, du reste, avoir de nouveau vendu des Bibles françaises condamnées.
Cela n'empêche pas des apologistes moins scrupuleux d'aller jusqu'à insinuer que le premier Président, Pierre Lizet, pourrait bien avoir été complice des imprimeurs de Lyon dans la préparation du prétendu piège. Que Pierre Lizet ait été de son vivant couvert des plus violentes injures par les Réformés, cela s'explique assurément par la rigueur même des lois que ce magistrat leur appliquait avec conviction. Mais la postérité doit plus de justice à cet homme, parti des rangs du peuple pour arriver par le mérite aux suprêmes honneurs; qui, après avoir exercé pendant de longues années les fonctions de premier Président, donna sa démission plutôt que de faire fléchir sa conscience de juge devant les caprices d'une maîtresse du Roi : qui se trouva si pauvre alors que le Boi ne put moins faire, malgré sa disgrâce, que de lui donner l'abbaye de Saint-Victor ; qui enfin ne crut pas pouvoir être abbé commendataire sans entrer dans les ordres, les reçut en cheveux blancs, et mourut prêtre en léguant aux pauvres ses maigres économies. Après cela, ses livres de théologie, que nous n'avons pas lus, peuvent avoir moins de valeur que son traité de Pratique judiciaire et mériter en partie les quolibets malpropres de Théodore de Bèze : c'était un grand magistrat et un honnête homme.
Cet honnête homme, et avec lui toute la Grand'Chambre du Parlement voyaient en Dolet un récidiviste des plus dangereux; c'est ce récidiviste qu'ils ont condamné après l'avoir convaincu de sa récidive et non pas le traducteur de l'Axiochus pour une seule phrase équivoque.

VII

Il y a mieux, et l'arrêt du 2 août 1546 contient une seconde partie des plus intéressantes, sur laquelle les apologistes du « martyr » ont soin de glisser rapidement quand ils ne la passent pas purement et simplement sous silence.
Guillaume Compaing, ce mort si facilement oublié, avait été décidément mal enterré. Déjà, nous l'avons vu, il avait gêné fortement Dolet quand celui-ci avait sollicité en 1543 ses lettres de rémission pour sa première affaire de presse. Voilà qu'une fois encore son spectre se dresse contre le meurtrier toujours impuni. Plus simplement, deux des parents de la victime, Charlotte Mareault et Jehan Compaing, avaient, à la date du 6 septembre 1544, introduit une requête, expressément visée par l'arrêt de condamnation, et tendant à se faire allouer avant confiscation des biens de Dolet, s'il était condamné à mort, « la somme de 500 livres tournois adjugée aux dicts demandeurs ez dicts noms pour réparation civile de l'homicide et meurtre commis par le dict Dolet en la personne de feu Guillaume Compaing, par sentence du sénéchal de Lyon... » S'il était acquitté sur les « cas à lui imposés », ils demandaient à la Cour d'« ordonner avant que de procéder au faict de son élargissement, que les dicts demandeurs feussent oys pour leur dict intérêt à eux adjugé par la dicte sentence ».
Cette requête, « mise au sac à part », explique-t-elle cette circonstance que Dolet fut déféré à la Grand'Chambre et non à la Tournelle Criminelle et la longue durée du procès? Les juges se trouvèrent-ils ainsi saisis et « régulièrement saisis » malgré la grâce jadis entérinée, non pas seulement de la question de dommages-intérêts, mais aussi de ce que nous appelons aujourd'hui l'action publique? Feu M. l'abbé Mestelan a pu le soutenir avec une pleine conviction, et en conclure par des arguments fort sérieux que Dolet avait été principalement et directement condamné, en 1546, par le Parlement comme en 1537 par le sénéchal de Lyon, pour crime de droit commun, pour assassinat (25).
Cette thèse n'est pas, selon nous, rigoureusement établie; encore qu'elle soit plus près de la vérité que la légende que nous réfutons, des scrupules juridiques nous empêchent de l'adopter : nous admettrons, avec le sens le plus naturel du texte, que la Cour n'a, en droit, statué sur l'affaire Compaing qu'au point de vue de l'action civile et des mesures d'exécution concernant les réparations pécuniaires (26). Qu'importe d'ailleurs? Il n'en est pas moins certain qu'en fait cette affaire civile a dû lourdement peser dans la balance criminelle. Devant nos modernes tribunaux de répression on sait quelle influence ont sur la peine les antécédents judiciaires de l'accusé; il arrive même trop souvent peut-être qu'un mauvais passé suffit à entraîner la conviction du juge, en présence de preuves matérielles insuffisantes. Mais la Grand'Chambre n'avait même pas à fouiller dans le passé pour exhumer une procédure close : cette procédure était effectivement versée aux débats, et il fallait statuer sur les conséquences mêmes du meurtre. D'autre part il ne faut pas oublier qu'à cette époque, à la différence de ce qui existe aujourd'hui, le juge souverain au criminel n'était pas lié, pour l'application de la peine, par les termes impératifs et étroitement limitatifs d'un Code pénal : il choisissait la peine selon le crime et aussi selon le coupable.
Si l'on réfléchit à cette situation, la rigueur de la sentence n'étonne plus : après avoir alloué à la famille Compaing les dommages-intérêts réclamés, après avoir ainsi constaté une fois de plus l'homicide qui avait jadis, malgré les protestations répétées de leurs consciences, échappé au châtiment, les juges de Dolet ne pouvaient plus, en châtiant le libraire hérétique et rebelle, faire abstraction de l'assassin.
C'est pourquoi la Cour ordonna que Dolet serait conduit en tombereau place Maubert, pour y être pendu, après quoi son corps serait avec ses livres réduit en cendres sur un bûcher élevé au pied de la potence (27).

VIII

Le lendemain 3 août, l'exécution avait lieu.
Au-dessous de la signature du premier Président Lizet, se trouve à la suite de l'arrêt une disposition « retenue in mente curiæ », d'après laquelle au cas « où le dit Dolet fera aucun scandale ou dira aucun blasphème, la langue lui sera coupée et bruslé tout vif ». Ce post-scriptum sinistre est digne du droit cruel de l'époque. Mais il n'y eut pas lieu de s'y conformer : la mort de Dolet fut loin d'être scandaleuse.
Nous écartons sans hésiter l'anecdote célèbre, mais plus que suspecte, et d'après laquelle le patient et le lieutenant-général – alias un docteur en théologie – auraient fait assaut de calembours en vers latins; et nous nous en tenons au seul récit authentique.
L'auteur de ce récit, Florentinus Juni us, n'est pas, que nous sachions, autrement connu. Mais la lettre qu'il adresse de Paris, le 23 août, à un célèbre théologien hollandais, Herman Lethmat, alors doyen de Notre-Dame d'Utrecht, a l'accent de la sincérité et le grand mérite de n'avoir été écrite, nous dit naïvement le signataire, que pour satisfaire la curiosité probable de son correspondant. Laissons-lui la parole en le traduisant. « …Je n'ai guère de nouveau à vous mander, cependant voici quelque chose qui peut avoir son intérêt, parce que vous en aurez sans doute des échos variés : je tiens mon récit d'une personne qui assistait à l'exécution en raison de sa charge… C'était le 3 de ce mois, fête de saint Etienne. Dolet, pendant qu'on le menait au supplice, n'avait, dit-on, prononcé que quelques mots ; le bourreau, ayant tout préparé, l'avertit de penser à son salut et de se recommander à Dieu et aux saints. Le condamné murmura quelque chose, mais lentement et tout à fait bas. On m'a ordonné, lui dit le bourreau, de te rappeler devant tous ton salut ; c'est pourquoi tu invoqueras la sainte Vierge et saint Etienne, ton patron, saint Étienne dont c'est aujourd'hui la fête, les priant de te rendre propice ce Dieu que tu as si souvent offensé. Si tu ne le fais pas, je sais quels sont mes ordres. Aussitôt Dolel prononça ces mots : Mon Dieu, que j'ai tant de fois offensé, sois-moi propice; et vous, Vierge Marie, saint Etienne, intercédez pour moi, pécheur. Puis il recommanda avec insistance au peuple de ne lire qu'avec discernement ses écrits ou du moins ce qu'il en pouvait rester (car beaucoup de ses ouvrages ont été brûlés). Et il affirma, à plus de trois reprises, qu il y avait dans ses livres bien des choses que lui-même n'avait jamais comprises. Après quoi il se recommandait encore à Dieu, quand à l'improviste le bourreau le pend, et après l'avoir pendu le fait réduire en cendres... » (28)

IX

Trois cent cinquante ans ont passé sur ces cendres : le 3 août 1896, si le lecteur le veut bien et ne craint pas la foule, nous revenons place Maubert : le supplicié de 1546 a maintenant sa statue (29) : En l'honneur d'Etienne Dolet, imprimeur et philosophe, brûlé sur cette place le 5 août 1546, le Conseil municipal de Paris a fait ériger ce monument, dit l'inscription placée derrière.
Il y a dans ces quelques lignes bien des inexactitudes : la date, le titre de philosophe et aussi ce mot « brûlé » qui prête à l'équivoque, et laisserait croire que c'est Dolet vivant et non son corps qui a été livré aux flammes : confusion inexcusable de la part des édiles parisiens, partisans convaincus de la crémation.
Mais passons ; à gauche du piédestal, Dolet est arrêté dans son atelier par de farouches ecclésiastiques ; sur une banderole, autour de ce bas-relief auquel il ne se rapporte guère, se déploie le légendaire calembour : Non dolet ipse Dolet, sed pia turba dolet.
A droite, c'est la scène du supplice, avec la potence et le bûcher, et cette inscription : « σὺ γὰρ οὐκ ἔσει (Platon) : car tu ne seras plus rien du tout, traduction de Dolet ayant motivé sa condamnation. » Enfin, sur la façade du monument, aux pieds de la statue, un groupe de bronze représente la ville de Paris, couronnée de créneaux, délivrant de ses fers la Pensée humaine, symbolisée par une femme qui s'est dépouillée de ses vêtements en même temps sans doute que de tout autre préjugé. Et là, sur un écusson que surmonte le laurier, est répétée la phrase : « Après la mort, tu ne seras plus rien du tout. »
Décidément, cette phrase n'est plus, aux yeux des souscripteurs du monument, un contresens : c'est le titre d'honneur de Dolet. Et doutez-vous? Regardez et écoutez : toutes les « Libres-Pensées » de faubourgs, les « Ligues d'Athées » de banlieue sont là avec leurs insignes rouges, agitées et farouches, comme il convient à la vigueur de leurs convictions négatives, et mêlant dans leurs imprécations bruyantes la religion et le ministère qui cependant mériterait mieux, puisque, par une rare faveur, il a autorisé cette procession.
Les Sociétés portent des couronnes : « A Etienne Dolet, assassiné par les prêtres », a inscrit sur la sienne un certain Comité pour la propagation de l'athéisme, qui n'est pas précisèment, comme l'on voit, une Société savante. « Après la mort, tu ne seras plus rien du tout », affirme une autre couronne... d'im mortelles.
Ceci est déjà significatif ; mais d'une tribune, rouge bien entendu, qu'on a dressée sur la place publique, des orateurs haranguent la foule et surexcitent ces fanatiques du néant : « Nous, libres penseurs, nous, athées, nous devons crier : à bas la Patrie ! » vocifère l'un d eux, et cette triste, mais assez rigoureuse logique lui vaut un succès. Un autre – un député – termine sa diatribe contre les assassins de Dolet par un défi, vraiment facile dans ce milieu de frères et amis, « aux catholiques de venir le démentir ». O surprise! un catholique intrépide s'est justement posté au pied de la tribune. Il relève le défi et veut parler, mais aussitôt les partisans de toutes les libertés se jettent sur lui ; piétiné, les vêtements arrachés, M. de Lagarde-Cardelus ne doit son salut qu'à ses amis. Ceux-ci l'entraînent dans une pharmacie et il en est quitte pour de fortes contusions, à ceci près cependant, dit-on, que les disciples de Dolet lui avaient dans la bagarre « fait » son porte-monnaie, et l'avaient ainsi, à l'exemple de leur Maître, « esmouché d'argent ».
Un instant après, un vénérable prêtre à cheveux blancs passe, inoffensif et très étonné, sur le tramway de la Bastille. Une société d'esprits forts, armés de gourdins, l'aperçoit, et aussitôt, avec des cris sauvages, donne l'assaut à l'impériale. Heureusement, en voyant le matériel de la Compagnie des Omnibus sérieusement menacé, la police croit pouvoir sortir de la réserve qu'on lui a imposée jusque-là, intervient et empêche que la Place Maubert n'ait ce jour-là un véritable martyr de la liberté de pensée... en la personne d'un prêtre!
Nous voilà édifiés : nous savons ce qui a valu tous ces honneurs à Dolet; en dépit de la dédicace, ce n'est ni à l'imprimeur ni au philosophe qu'on a dressé cette statue, c'est comme on le réclame tous les ans « au martyr de l'athéisme ».
On prend ce qu'on trouve; or, trouver un athée parmi les grands hommes, c'est déjà chose fort difficile ; mais trouver un athée martyr, quelle recherche laborieuse, et quel enthousiasme quand on eut trouvé Dolet !
Hélas! c'était un assez vilain personnage, aux mœurs douteuses, que son panégyriste lui-même (30) trouve vaniteux, menteur, querelleur, indélicat, qui fut en réalité un plagiaire et un meurtrier, probablement un assassin. Mais un athée! Certes l'épithète n'est pas neuve pour lui : ses contemporains s'autorisaient même de sa conduite pour l'en flétrir ; mais lui-même a affirmé sa croyance en Dieu toute sa vie, jusque sous la corde!
Nous savons bien qu'on ne craint pas d'expliquer ces affirmations et surtout la dernière, la solennelle déclaration faite au pied du gibet, en disant qu'il était bien obligé de parler contre sa pensée intime pour éviter de cruelles aggravations dans son supplice. Mais comment alors ose-t-on l'appeler martyr?
C'est là, peut-être, ce qui dans ce culte honteux rendu à Etienne Dolet nous indigne le plus. Qu'est-ce donc qu'un martyr? Pour qui n'a pas, en lisant quotidiennement la langue outrée des journaux, perdu le sens des mots, c'est un témoin. C'est celui qui, mourant pour sa foi, donne à la vérité le témoignage le plus solennel qu'un homme puisse lui donner, non pas sa parole seulement, mais sa vie. Un martyr, c'est ce qu'il y a de plus grand, de plus noble, de plus divin dans l'humanité. Regardez la longue série des martyrs du Christ, depuis saint Etienne, le patron de Dolet, jusqu'au bienheureux Perboyre ou jusqu'au missionnaire qui, hier peut-être, a versé son sang dans quelque obscur pays de l'Asie ou de l'Afrique : contemplez, sur le mur immortel de notre église Saint-Vincent-de-Paul, ces soldats, mais aussi ces vieillards, ces femmes ou ces sept enfants de sainte Félicité. S'ils ont à la main la palme glorieuse, c'est que rien n'abattit leur fermeté, et qu'au milieu des tortures, les menaces de plus atroces souffrances ne faisaient qu'élever plus haut leur courage surhumain.
Sans doute, toutes les victimes des persécutions ne poussèrent pas l'héroïsme jusque-là; il y en eut auxquelles le bourreau arracha des reniements : l'Église a pleuré sur leur faiblesse et a eu pour elles d'indulgentes prières, – mais des couronnes, non pas !
Que conclure de cela, si ce n'est qu'il est décidément plus facile de monter sur les piédestaux de la place publique que sur les autels de l'Eglise !

LOUIS DUVAL-ARNOULD.

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(1) Ou plus exactement flamande.
(2) M. Doumic, dans un article spirituel et juste de la Revue des Deux Mondes du 15 septembre 1896 intitulé : les Statues de Paris, a pu dire de Dolet qu'  « a une époque où la violence et la grossièreté étaient de règle en matière de polémique, il a étonné le monde savant par sa grossièreté et sa violence. »
(3) Richard Coppley-Christie, Etienne Dolet, le martyr de la renaissance, sa vie et sa mort, ouvrage traduit de l'anglais sous la direction de l'auteur par Casimir Stryenski, Paris, Fischbacher, 1886, p. 491 et s. Bien que le titre de ce livre indique assez qu'il s agit d'une apologie et lui ait valu une subvention du Conseil municipal de Paris, la loyale érudition de l'auteur place son œuvre bien au-dessus des vies de Dolet de Née de la Rochelle ou de Boulmier (Paris, Aubry, 1857), et, malgré les graves entraînements auxquels le condamnait sa haine du catholicisme, il a été pour nous un guide précieux, et, à condition de le contrôler soigneusement, assez sûr. Il est du reste très sévère, en bien des pages, pour son héros.
(4) C'est M. Coppley-Christie lui-même qui l'affirme, p. 270.
(5) Op. cit., p. 275
(6) La traduction en vers français du Genethliacum, l'Avant-Naissance imprimée et peut-être même rimée par Dolet, dit moins vigoureusement et moins facilement :
… Le genre féminin
Se doilt traiter comme genre béguin,
Mollet et tendre et à rigueur contraire,
Et qui se veult par grand douceur attraire.
Pourtant ne fault la bryde lui lascher
Par trop, et tant que l'en penses fascher,
Car de soy-même assez audacieuse
Est toute femme et de plaisir soigneuse.
(7) Op. cit., page 183.
(8) Op. cit., page 178.
(9) Op. cit., page 301.
(10) O. Douen, Étienne Dolet, ses opinions religieuses, Bulletin de la Société pour l'Histoire du Protestantisme, 1881, p. 336 et suiv., 385 et suiv. — D'après M. Douen, sceptique jusqu'en 1539, Dolet serait devenu alors chrétien. « catholique biblique, à moitié réformé, animé de l'esprit nouveau, lequel délaissait paisiblement le culte des morts, la confession auriculaire, le carême et prenait pour règle la parole sainte… ».
(11) Adversus Doleti calumnias, Rome, 1541, f° ii.
(12) Ces détails sont donnés par les Lettres de rémission du 1er août 1543, publiées par Taillandier, Procès d'Estienne Dolet, Paris, Téchener, 1836.
(13) Lettre à Scève, citée par Coppley-Christie, p. 198.
(14) Isambert : Ordonnances, t. XII, p. 680.
(15) Idem, Ibid.
(16) Alfred Fouillée : Les Jeunes Criminels, l'école et la presse (Revue des Deux Mondes du 1er janvier 1897).
(17) V. d'Argentré, Collectio judiciorum de novis erroribus, t. I, p. 12 de l'Index. L'existence de cet arrêt nous a été signalée avec une extrême obligeance par M. Baudrier, qui continue sur Dolet les érudites recherches commencées par son père, mort président à la Cour de Lyon. Cf. sur la valeur de ces travaux qui, espérons-le, ne tarderont pas à être publiés, Coppley-Christie, p. 452, note 1.
(18) L'entérinement est du 13 octobre 1543 (Archives Nationales, actes du Parlement, X2a 95); il a été publié avec les lettres de grâce et d'ampliation par Taillandier, dans le Procès d'Estienne Dolet.
(19) Ainsi nommé par allusion a VEnfer de Clément MAROT, où le poète prison nier avait, comme Dolet, fait appel en vers à la clémence royale.
(20) Daprès la tradition, ce serait pendant cette dernière captivité que Dolet aurait composé le laineux Cantique sur sa Désolation et sa Consolation. Si celle pièce est de Dolet, c'est à la fois la meilleure de ses poésies et la preuve la plus indiscutable de ses croyances spiritualistes. Mais ce cantique ne fut connu et imprimé qu'en 1779 par Née de La Rochelle, dans une Vie de Dolet, et le manus crit qu il tenait, dit-il, de Guillaume de Bure, n'a été vu par personne, ni axent ni après lui. V. Coppley-Christie, pp. 450 et 539. Ce dernier biographe admet authenticité du Cantique.
(21) Cet arrêt, dont la minute est conservée aux Archives Nationales, actes du Parlement de Paris, X2a 98, a été publié par Taillandier, dans le Procès d hstienne Dolet, Paris, TÉCHENER, 1836.
(22) Voici le passage de d'Argentré (Collectio judiciorum de novis erroribus, t. I . Index sententiarum Parisiensis scholae, p. XIV, col. 2 : Die 4 novemb. anno l544. « … Similiter in aula congregationis lecta fuit una proposilio gallica ex quodam libro Platonis, quam e latino in sermonem gallicum vertit quidam Doletus, quæ est talis : Après la mort, tu ne seras plus rien du tout : quæ quidem judicata fuit hæretica, conspirans opinioni Saducaeorum et Epicureorum. Propterea praedicti libri censura facienda fuit commissa Deputatis in materia fidei… Quant à ce Dialogue mis en français, etc. » (V. la suite au texte.)
(23) O. Douen, op. cit., p. 349.
(24) Idem, op. cit., p. 350.
(25) Voir l'article fort remarquable de l'Univers du 17 mai 1889, dont nous devons la communication à la bienveillance du R. P. Martin, s.j.
(26) Cela paraît résulter notamment de ce que, immédiatement après et dans des termes analogues, le Parlement fait droit à une autre requête en faveur de Jacques Devaulx qui réclame mille écus pour les frais que lui ont occasionnés la « fuite industrieuse », puis le transport du prisonnier.
(27) La sentence ordonne la « torture et question extraordinaire pour enseigner ses compagnons ». Si cette prescription fut exécutée, ce qui est douteux, ce ne fut pas en public.
(28) Lettre recueillie dans Amænitates theologico-philologicae, de Th. S. Almeloven, Amsterdam, 1694, p. 70.
(29) Œuvre remarquable d'ailleurs, et digne d'un meilleur sujet, de M. Guilbert, statuaire, et de M. Blondel, architecte.
(30) M. Coppley-Christie, passim et surtout p. 479 : « Lorsque j'ai esquissé le plan de cet ouvrage, je croyais, comme l'a fait supposer une certaine classe d'hommes de lettres français, que c'était un homme d'un très grand caractère, que ses vertus et sa science seules avaient excité la haine des ennemis de la vertu et de la science et l'avaient entraîné à la place Maubert. Mais une étude plus approfondie de ses œuvres et des autorités contemporaines m'a amené, malgré moi, à conclure que sa mauvaise tête, et j'ai peur qu'il faille ajouter son manque de cœur, fut non pas la principale, mais cependant l'une des plus graves causes de ses malheurs. »


1898

COMPTE RENDU DANS LA CROIX DE LA MANIFESTATION PARISIENNE DU 8 AOÛT 1898
(La Croix du 9 août 1898)

SATURNALES DE LA LIBRE-PENSÉE À LA STATUE D'ÉTIENNE DOLET

Les diverses sociétés de Libre-Pensée ont fait hier, à la statue d'Étienne Dolet, leur petite manifestation annuelle.
Pour la quatrième fois, j'y assistais et je dois constater que l'enthousiasme, le nombre et la qualité des manifestants diminuent chaque année.
L'enthousiasme a surtout éclaté par des coups entre libres-penseurs, dreyfusards et antidreyfusards. Et ces esprits émancipés étaient beaucoup moins nombreux que les agents chargés de maintenir l'ordre.
Et quels manifestants ! La plupart n'avaient pas 18 ans. Au premier rang on pouvait apercevoir les figures terreuses des louches individus qui rôdent la nuit autour de la place Maubert et dont les mœurs valent la figure.
La statue  d'Étienne Dolet est leur centre de ralliement.
Le service d'ordre était des plus sérieux.
Cent gardes à pied, 25 gardes à cheval et 300 agents étaient chargés de disperser 200 manifestants et une poignée de curieux.
Jamais M. Méline n'avait montré autant de poigne que M. Brisson. Et, chose amusante, le président du Conseil exerce cette poigne contre « les frères et amis » qui, comme lui, pensent librement.
**
2 h. 1/2 – Les délégations se sont donné rendez-vous à la salle Octobre. Le premier groupe se forme. À sa tête marche M. Renou, député. Les citoyens émancipés portent des immortelles rouges à la boutonnière, des écharpes rouges en sautoir, comme des députés, et essayent de se donner des airs rébarbatifs.
Devant la statue, M. Renou veut prononcer un discours: « Citoyens », hurle-t-il.
– Circulez, tonitrue un brigadier d'agents de police. Et, joignant l'exemple au précepte, il bouscule l'orateur. Dix voix grêles crient : À bas la réaction ! À bas la calotte ! Vive Étienne Dolet !
M. Mouquin, commissaire de police, d'un ton paternel : « C'est entendu, mais il est bien mort, vous ne le ressusciterez pas ! »
Et le défilé des Sociétés aux noms bizarres continue.
Il y a des phalanstériens, des Sociétés : l'Unité sociale, l'égalité sociale, la libre-pensée socialiste, la jeunesse blanquiste, et des francs-maçons, porteurs de leur ridicule ferblanterie et chamarrés de rubans comme des ambassadeurs. Sans doute, la Caisse ne doit pas être bien garnie, car les couronnes sont d'une mesquinerie à faire rougir Harpagon.
Un incident grotesque amuse un instant la foule des badauds. Un groupe du XXe arrondissement fait son apparition. Au-dessus des têtes se détache, fichée au bout d'une caisse, une pancarte portant un homme crucifié avec cette inscription : Vive Brisson, ministre radical ! Cette spirituelle parodie signifie, me dit-on, que M. Brisson est l'esclave des cléricaux. Les esprits émancipés font des découvertes vraiment curieuses !…
Les agents ahuris hésitent. Est-ce une démonstration pour ou contre le président du Conseil ? Mais M. Mouquin, lui – guidé par son flair de policier – n'hésite pas. Il confisque pancarte et manifestant et envoie le tout au « bloc ». Et en avant la grosse caisse ! Vive la Commune ! À bas la calotte ! C'est réglé comme du papier à musique.
Pourtant nous avons failli nous amuser.
Le groupe de la jeunesse blanquiste vient d'arriver. Ces jeunes révolutionnaires crient : Vive Rochefort ! À bas Zola ! D'autres groupes leur répondent par les cris de : À bas Rochefort ! Vive Zola !
Des jeunes gens à longs cheveux débouchent par la rue Saint-Jacques et renforcent les dreyfusards. Les cannes se lèvent et la mêlée devient générale. Les longs cheveux se sauvent après avoir reçu une belle râclée.
Avec une louable impartialité, les agents cognent dans le tas et ramassent une vingtaine de ces turbulents.
Tout à coup, on entend du vacarme dans la rue Saint-Jacques. Tout le monde se précipite. Mais ce n'est pas grave. Quelques voyous ont crié : Vive Zola ! À bas l'armée ! Mal leur en a pris, car les agents ne sont pas là pour les protéger, et la foule leur administre une formidable volée.
3 h. 1/2 – La manifestation est terminée. Les libres-penseurs rentrent dans la salle Octobre, et d'interminables discours contre les Jésuites, l'Inquisition, la Saint-Barthélémy et les Dragonnades sont prononcés au milieu d'un tapage infernal.
Pendant ce temps, devant le commissariat de police de la rue Saint-Jacques, des scènes désopilantes se passent.
M. Renou, escorté d'une délégation, et venu réclamer les manifestants arrêtés. Massés devant la porte, frères et amis attendent ; mais, à mesure qu'on relâche un prisonnier, les agents en amènent deux nouveaux. Ceux-ci défilent au milieu des huées et des acclamations. Si le prisonnier est dreyfusard, les blanquistes lui crient: « C'est bien fait ! À l'île du Diable, sale Prussien ! »
À quoi les frères ennemis ripostent : « Allez donc, tas de vascagats! » (sic)
Il y a bien là une centaine de manifestants et un seul agent pour les maintenir. Quand le brave sergent a les oreilles agacées, il retrousse ses manches, bouscule tous ces braillards et lui tout seul opère deux arrestations.
Décidément, la bêtise de ces gens-là n'a d'égale que leur lâcheté. Il faut pour qu'ils deviennent braves qu'un bon vieux prêtre vienne à passer. Alors tous les roquets aboient.
« Tas de drôles! » leur crie un Monsieur décoré, à l'allure militaire, et les menaçant de sa canne.
Les drôles ne relèvent pas l'injure et, avec leur courage bien connu, se tiennent à honnête distance de la canne.
Allons, esprits émancipés, Étienne Dolet est mort et enterré. Cherchez autre chose pour réveiller l'enthousiasme.


1902
EN 1902, À ORLÉANS, UNE POLÉMIQUE S'ESQUISSE DANS UNE SÉANCE DU CONSEIL MUNICIPAL SUR UN PROJET DE MONUMENT À ÉTIENNE DOLET. M. NOËL ÉMET DES RÉSERVES SUR LE PROJET DU MAIRE HAROLD PORTALIS
(Conseil Municipal du 3 mars 1902)

COMMUNICATION CONCERNANT LA QUESTION DE L'ÉRECTION D'UNE STATUE À ÉTIENNE DOLET

M. le Maire annonce qu'il a reçu, par l'intermédiaire de M. le Préfet, communication de la lettre suivante de M. le Ministre de l'Instruction publique :

Palais-Royal, le 27 janvier 1902
Monsieur le Préfet,
À la suite de demandes formulées à diverses reprises par la Municipalité d'Orléans, l'Administration des Beaux-Arts a accordé à cette ville deux subventions :
1° Le 11 août 1888, 3.000 fr.
2° Le 13 mars 196, 1.000 fr.
soit en tout 4.000 fr, pour aider à acquitter les dépenses entraînées par la fonte en bronze et l'érection à Orléans d'une statue d'Étienne Dolet.
Le 30 avril 1896, vous m'écriviez pour me transmettre les remerciements de la Municipalité et pour m'annoncer que le principe même de l'érection du monument n'était pas encore adopté et que la question recevrait sa solution après l'élection d'un nouveau Conseil.
Depuis cette époque, je n'ai plus eu de nouvelles de cette affaire.
J'ai l'honneur de vous prier de m'adresser tous les renseignements que vous pourrez recueillir à ce sujet et de me faire savoir notamment si le projet d'érection d'une statue d'Étienne Dolet est abandonné par la Municipalité d'Orléans, auquel cas je rapporterais les arrêtés de subvention du 11 août 1888 et du 13 mars 1896, quitte à en prendre de nouveaux si la Ville se décidait ultérieurement à élever le monument.
Agréez, Monsieur le Préfet, l'assurance de ma considération très distinguée.
Le Ministre de l'Instruction publique et des Beaux-Arts.
Pour le Ministre et par autorisation : Le Directeur des Beaux-Arts, Membre de l'Institut, Roujon.

M. le Maire donne ensuite lecture de la lettre suivante du président du Groupe Orléanais de la Libre-Pensée :

À Monsieur le Maire et Messieurs les Conseillers municipaux.
Messieurs,
Le Groupe Orléanais de la Libre-Pensée, Les Émules d'Étienne Dolet, a, dans son Assemblée générale du 12 janvier dernier, décidé de reprendre le projet, abandonné il y a quelques années par la Municlpalité, de faire élever, sur une des places d'Orléans, une statue à Étienne Dolet, originaire de notre Ville.
Des démarches ont été faites à cet effet par le Bureau du Groupe, et le modèle est mis à notre disposition par la Ville de Paris, à qui il avait été retourné.
Inclus la photographie du modèle du statuaire Berthet, primé au Concours de 1885.
Les offres, faites antérieurement à la Municipalité, nous sont accordées.
Nous avons l'honneur, en conséquence, Monsieur le Maire et Messieurs les Conseillers municipaux, de vous prier de vouloir bien, le plus tôt possible, nous faire connaître si vous consentez à accorder au Groupe une des places de la Ville pour l'érection de cette statue.
Nous avons le ferme espoir que la Municipalité actuelle ne verra aucun inconvénient à accéder à notre demande, attendu que les frais seront supportés par les organisateurs.
Nous attendons, Messieurs, votre décision pour nous mettre à l'œuvre. Veuillez agréer, Monsieur le Maire et Messieurs les Conseillers municipaux, l'assurance de notre considération la plus distinguée.
Signé: G. RICHARD.
Président du Groupe de la Libre-Pensée,
41 bis, rue Bellébat.

M. le Maire rappelle que, dans la séance du 20 mai 1895, les frais du monument ont été évalués à 14.000 francs, comprenant 6.000 francs pour la fonte, 6.000 francs à donner à l'artiste pour réfection de la maquette et 2.000 francs pour le piédestal.
M. le Maire propose le renvoi de cette question à l'examen de la Commission des Travaux. Le Groupe Orléanais de la Libre-Pensée se charge des frais d'établissement, et les offres, jadis faites à la Ville, seront alors présentées audit Groupe. Les Émules d'Étienne Dolet demandent que le Conseil désigne une place pour recevoir la statue.

M. Pinault n'est pas partisan du renvoi. Le Conseil est souverain pour statuer. Il ne s'agit là d'aucune question technique, ni d'aucune étude spéciale. Il est donc facile au Conseil de dire d'abord si, oui ou non, il admet l'érection d'une statue à Étienne Dolet. La question d'emplacement pourra ensuite être tranchée. À ce sujet, les avis semblent partagés parmi nos concitoyens. Les uns pensent que la statue serait mieux sur la place, derrière la Préfecture ; les autres préfèrent un autre endroit. On pourrait, comme cela a eu lieu dans le Nord dernièrement, recourir à un referendum de quartier pour savoir si les habitants sont désireux ou non d'avoir la statue.
M. Pinault ajoute qu'il ne veut pas faire ici le procès d'Étienne Dolet qui a ses admirateurs et ses détracteurs, suivant qu'on envisage l'humaniste, le typographe, ou bien l'homme privé. C'est au Conseil d'apprécier Etienne Dolet.

M. Phellion partage en partie l'avis de M. Pinault. Mais il y a là une question de principe à trancher : l'acceptation ou le refus de la statue. Si le Conseil accepte la statue, on choisira l'emplacement ensuite.

M. le Maire répond qu'il est partisan du renvoi à la Commission des Travaux publics. Celle-ci appréciera la valeur artistique de la statue.

M. le Maire fait passer sous les yeux des Membres du Conseil la photographie de la maquette.

MM. Phellion et Monet demandent qu'on vote immédiatement sur le principe.

M. de Champvallins appuie M. le Maire. Avant tout, il faut se rendre compte du mérite artistique de la statue. La photographie ne figurait pas dans le dossier déposé au Secrétariat. Avant de se prononcer, il faut savoir si cette statue constituera un embellissement pour la Ville.

M. Phellion répond qu'actuellement on doit, avant tout, s'occuper de la question de principe. Que le Conseil vote ! La Ville ne s'engagera pas à accepter la statue, si elle ne lui plaît pas.

M. Baillet soutient, au contraire, que la Ville s'engagera par son vote.

M. de Champvallins maintient que le point important est la valeur artistique de la statue. C'est cela qu'il faut considérer avant tout.

M. Faugouin. – Qu'on vote sur le principe !

M. Phellion. – La statue ne coûtera rien à la Ville.

M. Faugouin. – Ce sera un monument digne d'Orléans.

M. de Champvallins. – Vous ne pouvez en juger sur le vu d'une simple photographie !…

M. Phellion. – Il faut bien dire les choses comme elles sont. L'érection d'une statue à Étienne Dolet ne plaît pas à tous les Membres du Conseil.

M. Noël répond que, puisqu'on semble vouloir exiger que le Conseil dise s'il y a lieu d'élever une statue à Dolet, il faut se poser la question suivante : Étienne Dolet mérite-t-il une statue ?

M. Pinault dit qu'il y a de nombreuses contradictions dans la vie de Dolet. Ce fut un humaniste distingué, un maître de la typographie et de l'imprimerie. C'est vrai ; mais il s'est rendu coupable de fautes diversement jugées.

M. le Maire rappelle que la maquette a été exposée, il y a quelques années, à la Mairie. Depuis, on l'a retournée à Paris.

M. Pinault voudrait alors qu'on la fît revenir, avant de prendre aucune décision.

M. Rabourdin partage cet avis. Quand on aura la maquette sous les yeux, on pourra se prononcer.

M. Noël remarque qu'il y a deux hommes à considérer dans Étienne Dolet. D'un côté il y a l'humaniste distingué, le poète, le typographe et l'imprimeur célèbre. D'un autre, il y a l'homme, dont la conduite n'est pas exempte de reproches ; l'homme qui a assassiné son ami, qui s'est rendu coupable d'un grand nombre de méfaits ; car c'est pour des crimes de droit commun que Dolet a été exécuté.
Il ne faut pas se méprendre sur Étienne Dolet. Étienne Dolet a écrit certaines œuvres très religieuses ; il n'a jamais été le libre-penseur qu'on prétend ; il a même combattu les Protestants très énergiquement.
Il a rendu de réels services à l'imprimerie et aux belles-lettres, en éditant et traduisant des chefs-d'œuvre de la littérature ancienne, notamment Platon.
Si donc l'on veut glorifier le savant, conclut M. Noël, j'accepte qu'une statue soit élevée à Étienne Dolet dans sa ville natale.

M. Baillet partage l'opinion de M. Noël. Mais la statue qu'on propose n'est nullement celle d'un littérateur, d'un savant ayant rendu des services à l'humanité ! Que viennent faire ces mains nouées par des liens, cette corde au cou ?

M. Phellion. – C'est cela qui vous gêne? Alors c'est la corde que vous refusez ?…

M. Baillet. – Qu'on me présente la statue d'un humaniste et je l'accepte !…

M. Noël ajoute que la statue proposée représente une victime. Or, Étienne Dolet a été surtout sa propre victime, la victime de son mauvais caractère, de ses rivalités commerciales. Il n'a pas été un homme de principe ; il a cherché des protections et un appui auprès de tous les partis, reniant le lendemain ce qu'il avait attaqué la veille, tombant aussi, il est vrai, dans les pièges qui lui étaient tendus. Dolet n'a donc pas été un apôtre, et ce n'est pas en victime qu'il devrait être représenté. S'il a été pendu, c'est non comme un martyre de l'Idée, mais comme un malfaiteur ordinaire.

Un échange de vues s'engage alors entre MM. Noël, Baillet, Pinault et Phellion.

M. Phellion réclame un vote sur sa proposition.

M. Pinault insiste pour qu'on fasse revenir la maquette de Paris. Il demande que cette proposition soit soumise au Conseil.

La proposition de M. Phellion est mise aux voix. Elle est repoussée par 15 voix contre 7.

La proposition de M. Pinault est ensuite adoptée.

En conséquence, l'Administration demandera au Ministère de bien vouloir lui faire retourner la maquette de la statue, dont la photographie a été communiquée au Conseil.


1903
ALORS QUE L'ON PRÉPARE, À PARIS, EN 1903, LA TRADITIONNELLE MANIFESTATION D'HOMMAGE PLACE MAUBERT, LES OPPOSANTS DIFFUSENT UNE AFFICHE POUR RAPPELER QUE, SELON EUX, DOLET FUT UN SINISTRE PERSONNAGE.
(texte publié dans La Croix du 2/3 août 1903)

Puisque les organisateurs des saturnales doletistes refusent d'écrire l'histoire de leur héros, nous jugeons indispensable d'éclairer, sur ce sinistre et malpropre personnage, les hommes de bonne foi.Voici le texte de l'affiche qui, depuis trois ou quatre jours, est sur les murs de Paris, sans que son texte ait suscité de réponse de la part des doletistes.
Ce silence est un aveu.

ÉTIENNE DOLET (15091546)
Camarades ! Vous êtes invités à célébrer, dimanche 2 août, la mémoire d'Étienne Dolet, démocrate, libre penseur, honnête homme, victime des prêtres et martyr. On vous trompe. Étienne Dolet ne fut rien de tout cela.
Démocrate ? Mais il appelait les domestiques et gens du peuple « la fange de l'humanité, une vile cohorte que ne dirige aucun sentiment d'honneur et qui n'est sensible qu'au bâton ». Aimez-vous le bâton, camarades. Si oui, fêtez Étienne Dolet.
Libre penseur ? Jamais de la vie ! Il se proclamait « fils d'obédience envers notre Mère la Sainte Église », prenait parti pour le Pape contre Luther, en déclarant que le protestantisme était « une peste, une damnable curiosité, une secte ridicule ». Au moment de sa mort, il s'écriait : « Mon Dieu, que j'ai si souvent offensé, ayez pitié de moi ; Vierge Marie, saint Étienne, je vous en conjure, intercédez pour moi, pauvre pécheur ». Ou bien c'était un croyant ou un clérical, ou bien c'était un tartufe.
Honnête homme ? Jugez-en : ses contemporains l'appellent voleur, plagiaire, ingrat ; ses amis, les étudiants de Toulouse, l'ont chassé et ont promené à travers les rues un cochon auquel ils avaient donné le nom de Dolet. Qui d'entre vous veut fêter un Cochon le 2 août ? Étienne Dolet est accusé de vices honteux par Clément Marot, protestant, et par Floridus Sabinus.
Étienne Dolet lui-même dans sa 36e et 49e  poésie, soutient que toutes les femmes devraient être des filles publiques.
Étienne Dolet, le 31 décembre 1536, a attiré le peintre Guillaume Compaing dans un rendez-vous infâme ; parce que Compaing résistait, il l'a assassiné. Que dites-vous des farceurs qui vous invitent à célébrer cet ignoble polisson aux mains sanglantes ?
Victime des prêtres ? Il fut, au contraire, leur protégé ; l'évêque Jean de Langeac lui paye ses études de droit à Toulouse ; trois évêques – Jean de Pins, le cardinal de Tournon et Pierre du Chastel – l'ont à diverses reprises tiré de prison. S'il fut condamné à mort en 1546, sous divers chefs d'accusation et à la requête de la famille de Compaing qu'il avait assassiné, ce n'est point un tribunal ecclésiastique qui le condamna, mais le Parlement, tribunal entièrement laïque. Singulière victime des prêtres, protégé par les évêques, tandis qu'il est sans cesse poursuivi par le justice.
Martyr ? Un martyr est celui qui confesse noblement ses croyances devant la mort. Étienne Dolet igorait cette grandeur d'âme : « Je ris, a-t-il écrit, de la folie de ces gens qui mettent leur vie en danger par un entêtement ridicule. » Lui était prêt à tout lâcher ; et il l'a prouvé puisque, s'il a vécu en athée, il est mort en chrétien.
Ne croyez pas non plus, camarades, à cette histoire que Dolet fut brûlé vif ; il fut pendu et son cadavre fut incinéré. S'il fut pendu, c'est qu'il avait violé les lois de son pays, c'est qu'il avait été un chenapan et un criminal.
Camarades ! Vous ne laisserez pas sans vengeance l'insulte qu'on a voulu vous faire à vous, honnêtes gens, en vous invitant à célébrer Étienne Dolet. Libre aux meneurs qui savent ce que fut ce triste personnage de le fêter à leur guise. Ils auraient dû avoir la loyauté de vous prévenir. Vous n'auriez pas été exposés à aller le 2 août place Maubert célébrer un polisson, un tartufe et un assassin !
Signé : Un qui en a assez du socialisme des béni-bouffe-tout et de l'anticléricalisme à l'eau du Jourdain.


1903
LE JOURNAL L'ÉCLAIR, LE 3 AOÛT 1903, REND UN COMPTE IRONIQUE DE LA MANIFESTATION DU 2 AOÛT EN SOUVENIR D'ÉTIENNE DOLET

LA PROCESSION D'HIER - LA MANIFESTATION EN SOUVENIR D'ÉTIENNE DOLET
Une véritable procession - Calme de la rue parisienne - Les groupes de la libre-pensée à l'Hôtel-de-Ville - Sur le parcours du cortège - Devant la statue chants et cris - Le triomphe de la liberté

Comme on pouvait l'attendre du spiritualisme de M. Combes, Paris a vu hier le rétablissement des processions. Toutefois, quoique pressé d'y paraître, M. le président du Conseil s'est abstenu. La procession à laquelle ont assisté les Parisiens qui n'avaient pas fui vers les prochaines et reposantes verdures, pendant quatre heures gênant la circulation des voitures et des piétons sur un immense parcours, a pu se dérouler librement, dans un calme absolu, faisant au vent claquer ses bannières, arborant ses insignes, ses rubans, ses devises et chantant ses cantiques. Sous l'oeil bienveillant d'une police nombreuse et parfaite, qui faisait à cette cérémonie un décor admirable, huit mille personnes ont été autorisées à transformer une place publique en reposoir avec des fleurs, des couronnes et des palmes, au pied d'une idole de bronze.
La foule, à la vérité peu dense, que ces congrégations diverses ont traversée, en majorité, ne partageait point leur foi ; elle était heurtée dans ses sentiments et ses habitudes. Cependant, elle restait impassible. Une fois de plus, le peuple de Paris a donné un grand exemple de l'esprit de tolérance qui l'anime, et des bons effets qu'on peut attendre d'un large exercice dela liberté.
Il est à présumer que nous avons assisté à l'inauguration d'un nouveau régime : celui du droit pour toute conviction de s'affirmer avec une égale ampleur et librement.
Car enfin, par où les processions religieuses se distinguent-elles de celle-ci, sinon qu'elles sont mieux ordonnées et d'un art plus délicat ? Il est des incidents trop près de nous pour que nous en ayons perdu le souvenir. Lors de la Fête-Dieu, dans les rares églises où, entre les grilles et sur le parvis, se montrèrent les fidèles sous la protection des lois, les outrages de leurs adversaires les vinrent bassement troubler. Brutalement, au nom de cette libre-penséequi mettait hier ses bannières dehors, on obtint, des municipalités terrorisées, l'interdiction de sortir, selon un vieil et poétique usage, les bannières religieuses. Dans les villes où la procession, malgré tout, emprunta les rues, des furieux se ruèrent sur des communiantes, arrachèrent leurs voiles et les souillèrent.
Ce sont ces mêmes hommes que nous venons de voir, dans nos rues, défiler avec des fillettes aussi, dont la gentillesse innocente colportait des images agressives et baroques et des insignes qui n'étaient point de leur âge. Des femmes, la poitrine chamarrée d'écharpes maçonniques, ou les seins piqués des rubans de leur congrégation, escortaient ces hommes qui avaient trouvé bien d'empêcher les processions de la Fête-Dieu et qui eussent été indignés qu'on empêchât celle pour Étienne Dolet.
On s'en est gardé ; la preuve est désormais faite que la tolérance rend la rue accessible, même aux processions. Les catholiques s'en souviendront sans doute l'an prochain, et s'ils le rappellent, l'on se demande comment fera M. Combes, après ce qui s'est passé hier, pour s'en étonner.

Place de l'Hôtel-de-Ville

Un temps orageux fait peser sur les épaules sa chappe de plomb. Mais dans l'air, par contre, ne flotte point cette odeur de poudre qu'on y sentait l'an passé, et qui fit une journée révolutionnaire de la traditionnelle dévotion à l'autel d'Étienne Dolet. L'annonce de la manifestation n'a pas retenu les Parisiens amoureux des parties de campagne : à voir les rues à peu près désertes et les persiennes pour la plupart closes, on inclinerait plutôt à penser qu'elle a multiplié leur fuite.
La réunion sur la place de l'Hôtel-de-Ville des groupes, dont les titres sont parfois plus longs que les rangs, est pour 2 h. À 1 h, il n' a encore à peu près personne et les curieux sont clairsemés. On a à ce moment l'impression que si ce doit être une manifestation, ce ne sera pas ce que la foule appelle un spectacle.
Cependant, les mesures d'ordre qui sonr prises sont extrêmement importantes, et d'une stratégie savante et compliquée.
Toute la police est sur pied et aussi toute la garde renforcée renforcée par les cuirassiers qui vont canaliser le fleuve des manifestants depuis sa source, et lui éviter l'afflux, sur son parcours, des éléments étrangers. C'est un hommage à rendre à M. Lépine, qui avait la responsabilité des mesures et qui, aidé de ses habiles lieutenants, les a prises avec assez de méthode et de tact pour que l'on puisse lui attribuer le bénéfice de cette journée sans incidents…
Les organisateurs, arrivés les premiers sur la place de l'Hôtel-de-Ville, se divisent en groupes, que des pancartes fleuriees désignent. On y est fort calme ; les plus assoiffés sont patiemment assis aux terrasses des cabarets ; les autres dissertent sans bruit autour de leurs chefs de file, qui recommandent la cohésion et la sagesse.
Point de chants, point de discours. Le pittoresque est dans quelques touches particulières, comme l'églantine rouge arborée unanimement, et les petites inages de piéré révolutionnaire représentant une silhouette de jésuite, qui se fixe au chapeau. Moins discrètes, certaines agglomérations se montrent parées de triangles dorés pendus à des rubans rouges ou d'écharpes en sautoir, qui donnent à ceux qui s'en affublent l'air de grands dignitaires de la Légion d'honneur. Toutes les fantaisies sont permises : on voit quelques bonnets phrygiens, mais moins que l'an passé, et, comme ils sont en papier, ils semblent sortir de ces surprises qu'on distribue aux noces. Un citoyen a pensé qu'il serait irrésistible en pendant à son chapeau un crucifix la tête en bas ; mais le cocher poète*** est vivement remarqué dans son accoutrement d'opéra-comique, inspiré du postillon de Longjumeau.
Le cortège, vers 2 h, esquisse sa formation. Les pancartes sont hissées au-dessus des têtes, pour servir de point de ralliement. Les organisateurs scrutent du regard les profondeurs des rangs, moins épais que leurs espérances ne les souhaiteraient. On était parti pour être 50.000 ; il en faudra rabattre. On veut croire que certains groupes formés ailleurs sont en route et vont arriver, et, quoique en files, on décide, pour attendre les retardataires, que 3 h soient sonnées.
Le parcours n'est pas long de la place de Grève à la place Maubert. Il n'est pas non plus très encombré. Par le quai de Gesvres, le pont Notre-Dame, la rue de la Cité, le Petit-Pont, le quai Montebello, la rue Lagrange, le cortège arrivera devant la statue. C'est aux abords de la place Maubert que le gros des curieux est tassé, solidement maintenu par la garde à cheval et à pied, qui dégage la place totalement et forme un long couloir sur le boulevard Saint-Germain, dont les rues transversales sont barrées.

À la statue

Le cortège, enfin, s'est mis en marche. Les organisateurs d'abord, dont les principales notabilités sont ce M. Achille Leroy qui fut, au temps des farces de l'anarchie, le candidat académicide ; à ses côtés, ample et courte***, vêtue de gris très clair, une sœur, la citoyenne Konsky***, arbore, sur sa robuste poitrine, le ruban rouge de la congrégation maçonnique.
On avait promis des députés, une pancarte annonçait tout un groupe : en substance, il ne se compose que de MM. Gustave-Adolphe Hubbard, Vigne, Pastre, Meslier Vialis, Sembat et Delpech. M. Clovis Hugues s'était fait excuser près de son confrère en poésie latine par une immense couronne de feuillages piqués de roses. M. Combes, personnellement invité, avait cru devoir s'abstenir. Mais, du moins, avai-il donné à ses amis l'assurance qu'ils jouiraient, cette année, des preuves de sa sympathie. En quoi consisterait-elle ? Ceux-ci s'étaient plaints d'avoir été, l'an passé, coupés en petits paquets, ce qui avait nui au prestige de leur cortège : ils voulaient mieux. M. Lépine,appelé à cet effet au ministère, l'avait-il compris ?
Ce fut l'origine du premier incident qui se produisit. Le cortège arrivait rue Lagrange, le groupe parlementaire de la Libre-Pensée se voyait couper : M. Hubbard protesta près du préfet de police ; il obtint que le groupe passerait en bloc. Il ne semble point que cette faveur l'ait avantagé autant que le l'espéraient ses organisateurs. Devant la statue, les fronts se découvrirent dévotement. Une première couronne fut approchée du piédestal, sans phrases oratoires, les discours étant interdits. Les cris en tiennent lieu, et les chansons.
Ce que l'on chante ? L'Internationale, qui semble un lugubre cantique, et l'air plus célèbre du Ça ira :
Ah ! ça ira, les jésuites on les pendra.
Il y a même quelque ironie, insoupçonnée des manifestants, dans ce désir de pendre des gens pour crime de tendance religieuse, devant un personnage que l'on n'honore si bruyamment que parce que pour le même crime – au moins – jadis il fut pendu.
Mais le refrain de prédilection c'est la Carmagnole, selon la variante de Ravachol :
Le Christ à la voierie,
La Vierge à l'écurie,
Et le Saint-Père au diable.
Toléré exactement devant la statue, ce chant est interdit à quelques pas plus loin. « Pas de Carmagnole, disent les officiers de paix, pas de Carmagnole ! Nous nous informons :  il n'y a d'autorisé que l'Internationale. Notre ministère a de ces nuances.
« Les cris séditieux sont interdits », lance un loustic : « Vive l'anarchie ! ». On crie aussi : « Vive Combes ! » Un ou deux cris de : « Vive la liberté ! » s'égarent. Les « Vive la République ! » sont peu nourris. Il y a quelques « Mort aux curés ! » et d'inconsidérés « À bas Flamidien ! » qui pourraient mettre mal à l'aise le pauvre Dolet au « vice hors d'usance », comme disait de lui Clément Marot. Le plus généralement on conspue la « calotte, hou ! hou ! ». Et dans certains groupes, avec une insistance spéciale, pn souligne « À bas la calotte », déclaration de guerre à tous les dogmes qui est à retenir.
Trente-trois groupes, peu variés d'aspects, et d'allure molle, défilent sans incidents. Les Libres-Pensées tenant la tête, avec l'ex-abbé Charbonnel et ses collaborateirs directs, et les organisations plus ou moins claisemées qui ont répondu à son appel. Des femmes, de-ci, de-là, des ménages, en ballade, avec des gosses sur le dos, des infirmes dans une proportion inusitée, et des nègres de toutes les races : on n'en avait jamais tant vu dans les manifestations.
La nomenclature de ces troupes serait longue et superflue. Voici les Femmes rationalistes, les Lanterniers des Lilas, le Club des Jacobins, les Jeunes Gardes socialistes des Ardennes, l'Avant-Garde socialiste de Fouilloy, les Principistes du Perreux, les Égaux de Levallois, les Précurseurs d'Alfortville, les Anticrates, les Pnées de la Province, les Droits de l'homme, les Loges… Une citoyenne, troublée et revenant à un geste d'enfance, s'oublie et, devant Dolet, trace un signe de croix.
Ce n'est ni l'enthousiasme, ni la colère de l'an passé. La conviction manque chez la plupart, non qu'ils aillent contre leurs sentiments, mais ils vont contre leur gré. Ils auraient préféré le parc de Saint-Cloud ou le bois de Vincennes, où il fait si bon se rouler sur l'herbe. Ils sont venus sans entraînement, ils participent moins à une apothéose qu'ils n'y fifurent. Leurs chants sont rares, leurs cris faibles,leurs gestes machinaux et leur pas traînant n'a point de sincérité.
Comme nettement se détache de cette foule moutonnière un groupe, par hasard, crâne, formel et décidé ! Telle cette section du 13e, qui ne s'est embarrassée ni de femmes ni de moutards, qui a déployé subrepticement sa bannière rouge, qui passe, l'Internationale lancée à pleins poumons, le jarret tendu, le poing crispé résolu à sa défendre, au prix de sa peau, la loque qui flambloie sur des fronts obstinés. Les agents la veulent arracher, une bagarre s'engage, les cavaliers surviennent, mais le drapeau leur échappe, replié dans sa gaine, victorieusement.
Deux groupes, en ce cortège banal, ont impressionné ; ils étaient les plus inattendus, et non les moins nombreux : les ouvriers de l'Imprimerie nationale, dont deux garçons de bureau en tenue portaient la couronne ; et les facteurs des postes, pour la plupart en uniforme. Certains hurlaient une Carmagnole qui n'était pas pour rassurer tout le monde sur l'ordre et la sécurité du service. Il semblait que la place de ces auxiliaires, si estimés pour leur zèle correct, n'était point là. Il y a des uniformes neutres qu'on se plaisait, jusqu'ici, à voir en dehors de nos conflits et de nos querelles.
Plus tôt que l'an passé, sans tapage ni collision, docilement, le dernier groupe s'est disloqué à la hauteur de la rue Saint-Jacques, pour se confondre dans la foule et s'y dissoudre. Ce fut le propre de cette manifestation : elle n'espéra qu'à finir. Pour les plus zélés, il y eut culte en divers endroits, où des orateurs ressassèrent de vieilles flétrissures, sans qu'il en découlât des incidents dignes de mémoire.
Les barrages rompus, les curieux s'approchèrent de la statue dont les couronnes, les palmes et les bouquets avaient fait un reposoir ; ils épelèrent les légendes courant sur la pourpre des immortelles. Ils furent bientôt arrachés à cette innocente distraction par les balayeurs qui s'emparèrent de la place. Un nuage de poussière s'éleva, désagréable et mal odorant et, quand il fut retombé, il n'y avait plus rien.
Par ordre, les manifestants avaient été comptés, et vous admirerez avec quel scrupule quand vous saurez le chiffre officiel : 8.200. C'est peu pour ce qu'on annonçait. Mais l'orgueil des organisateurs a la ressource de le multiplier.


1903
LE JOURNAL LA CROIX DU 4 AOÛT 1903 SE MOQUE DE LA MANIFESTATION EN FAVEUR D'ÉTIENNE DOLET

La fameuse manifestation qui devait exhiber au monde étonné l'armée immense de la Libre-Pensée, a obtenu un énorme succès d'hilarité.
Les 50000 hommes annoncés par M. Charbonnel étaient un peu moins de 5000. Et quels manifestants! Une bonne moitié jeunes gens de 15 à 18 ans, des femmes qui manquaient de sang-froid, des ouvriers sans travail, des camelots embauchés par l'Action et la Lanterne, sans oublier tes « Lanterniers », cette petite association de mouchards anonymes inventée par l'organe de la Maçonnerie pour avoir des correspondants gratuits.
De la place de l'Hôtel-de-Ville à la place Maubert, les phalanges libres-penseuses purent se dérouler librement. On interdit les processions catholiques, mais on autorise les cortèges laïques. Il est vrai que M. Lépine avait mobilisé 5000 agents et gardes municipaux pour protéger les boutiques. Avec de pareils loustics, on ne sait jamais ce qui peut arriver.
Avec quel plaisir sans mélange nous admirâmes les « Anticrates », « l'Émancipation creusoise », les « Démocrates de Pamiers », les « Espagnols libres-penseurs », les « Libres-penseurs de Pontoise », la « Libre- Pensée de la Châtre », les « Antireligieux de Malakoff », les « Femmes émancipées » – oh ! combien ! – « la loge l'Équerre », les « Égaux » de Levallois-Perret, le « Chantier des solidaires des deux sexes », et enfin cette fameuse « Panthère des Batignolles » qu'on ne met en liberté qu'une fois par an.
Il serait injuste d'oublier deux modestes phalanges composées exclusivement, l'une d'agents des postes et de télégraphistes en uniforme, l'autre d'employés de l'Imprimerie nationale. MM. Bérard et Vallé, interrogés par nous à ce sujet, n'ont pas hésité à répondre que, désormais, tous les fonctionnaires, depuis les plus huppés jusqu'aux plus humbles, pourraient assister en uniforme à toutes les manifestations, y compris les religieuses.
Peut-on constater sans irrévérence que cette foule d'émancipés avait un peu l'aspect d'une cour des miracles ? Les bossus, les bancals, les boiteux, les nègres, les dépenaillés, les échevelées et les avinés y pullulaient.
C'était à dérider M. Lépine lui-même.
Ces braves gens venaient protester contre la prétendue intolérance des catholiques qui brûlèrent Étienne Dolet. Aussi, pour montrer leur tolérance à eux, ont-ils cru devoir vociférer : « A bas la calotte ! Mort aux curés ! » Et quelques-uns exhibaient à leurs.chapeaux de petites guillotines où des moines éternuaient dans le fameux panier de son ; d'autres portaient des Christs brisés en guise de pendants d'oreilles. Une femme, plus saoule que la bourrique à Robespierre, hurlait « Mort au Pape 1 »
Comme chant, M. Combes avait donné l'ordre de tolérer l'Internationale et de proscrire la Carmagnole.
Enfin, ce cortège carnavalesque se disloqua sans incidents, grâce aux précautions minutieuses de la police. Aucune boutique ne fut pillée, aucune église saccagée. Des catholiques déterminés montaient d'ailleurs la garde à Saint-Germain des Prés et à Saint-Séverin.
A 5 heures, les bergers de cet étrange troupeau lui servaient des harangues enflammées salle d'Arras, salle Octobre, aux Mille-Colonnes et surtout aux Sociétés savantes. Cette dernière réunion fut plutôt mouvementée. Les anarchistes n'étaient qu'une poignée. Leur petit nombre ne les empêcha pas d'administrer aux « bourgeois » socialistes et radicaux-socialistes une tripotée monumentale. Et le meeting prit fin au milieu des hurlements, du tumulte et des coups, dénouement tragico-comique d'une manifestation qui n'avait été que grotesque
A. Janne.

Voir l'appréciation sur le défilé de Dolet du journal l'Éclair qui a toujours revendiqué au point de vue religieux le titre de libre-penseur.


1904
À PROPOS DE LA TRADITIONNELLE MANIFESTATION PARISIENNE, JEAN JAURÈS PUBLIE UN ARTICLE SUR ÉTIENNE DOLET DANS L'HUMANITÉ DU 7 AOÛT 1904. IL Y SOULIGNE LA TRAVAIL DE L'IMPRIMEUR-ÉDITEUR QUI ŒUVRA POUR AFFIRMER "LE DROIT SUPÉRIEUR DE LA CONSCIENCE LIBRE" CONTRE "LES HAINES FANATIQUES".

C'est aujourd'hui que le peuple de Paris, devant la statue d'Étienne Dolet, commémore une fois de plus la mort de l'illustre humaniste, pendu et brûlé le 3 août 1546 pour crime d'impiété. C'est pour avoir reflété, en quelques vers latins, l'incertaine philosophie de Cicéron sur le monde, l'âme et Dieu, c'est pour avoir dénoncé, sans précaution, la fureur intolérante et l'oppressive hypocrisie des moines, « les porteurs de cagoules au cou plié », c'est surtout pour avoir prêté ses presses d'imprimeur à toutes les œuvres libres, que Dolet, haï des couvents, persécuté par le Parlement et la Sorbonne, abandonné enfin par le roi, fut conduit au supplice. Et le bourreau le contraignit de marmonner quelques paroles de vague rétractation, sous la menace de lui arracher la langue et de le livrer tout vif au bûcher.
Quelle étrange et prodigieuse époque que ce XVIe siècle où la vie de l'esprit germait de toute part, où la force de la pensée éclatait dans tous les sillons, et où cependant un reste d'inquisition barbare survivait à l'ignorance abolie !
Et comme l'esprit de l'homme a de peine à s'arracher aux prises de l'absolutisme religieux et du dogmatisme intolérant ! Il semble qu'en ces jours d'étude, de curiosité universelle, de pensée fervente et enivrée, l'élan de l'esprit doit suffire à briser toutes les entraves. Le monde s'est élargi soudain dans l'espace et dans le temps : il s'est accru d'un continent nouveau, il s'est accru de l'antiquité retrouvée. Et l'abondance des horizons, des idées et des images invite l'intelligence de l'homme à se dépouiller des préjugés étroits, des partis-pris violents et sanglants.
Quelle activité dans ces esprits qui tentent de suffire, par un effort presque frénétique, à la sollicitation infinie et soudaine de la vérité ! Ils travaillent les jours et les nuits, étudiant les textes anciens et les confrontant avec la nature ; et ils ne se reposent de ce labeur forcé où leur énergie s'épuiserait enfin, que par de longs et aventureux voyages à travers l'Europe pensante, à la recherche d'une vérité nouvelle, d'un enseignement nouveau !
Mais quelle vie surtout et quelle fièvre en ces imprimeries comme celle que Dolet dirigeait à Lyon ! C'était tout à la fois comme une grande maison d'édition et comme un grand journal de combat. Il en sortait des infolio, où les chefs d'œuvre des maîtres anciens, recensés sur les manuscrits les plus sûrs, avaient été soumis à une révision sévère. Il en sortait des pamphlets aigus comme des flèches qui allaient frapper au loin l'ignorance, la superstition, la moinerie et le fanatisme.
Et les presses surmenées livraient aussi cette traduction de la Bible et de l'Évangile en langue moderne, qui était comme une première laïcisation du domaine intellectuel dont l'Église s'était réservé jusque-là le monopole et l'administration.
Va-et-vient incessant ; entrée des écrivains qui portaient leurs manuscrits audacieux ; entrée des novateurs qui, trop compromis en leur ville natale, cherchaient au loin, à Lyon, à Strasbourg, auprès d'autres esprits de leur sorte, un peu de sécurité et un surcroît de fièvre.
Cris d'enthousiasme à la découverte d'une leçon inédite dans un manuscrit ancien récemment trouvé, ou à la lecture de quelque page savoureuse et profonde du Gargantua et du Pantagruel. Mais voici en de magnifiques volumes la reproduction de statues et de médailles antiques.
Voici en de belles planches gravées l'anatomie du corps humain, dont le secret est violé pour la première fois, malgré les résistances de l'Église, par le regard et le scalpel. Et tous ces travailleurs, tous ces chercheurs, mêlés aux ouvriers, ouvriers eux-mêmes, surveillant ou maniant les presses, semblent parfois dans l'animation du travail silencieux, combiner le silence du cloître et l'agitation du forum.
Et, c'est à un de ces ateliers de pensée vivante que le bourreau arracha Dolet, au moment même où il allait continuer ses vastes travaux sur le monde antique par une traduction française des œuvres de Platon ! Ah ! comme il était difficile à la race humaine, si longtemps façonnée par le despotisme d'Église, de s'élever à l'idée de liberté ! Dolet, ce n'est point précisément une accusation d'hérésie qui fut lancé contre lui. On lui reprochait plus encore.
Toute la Renaissance et toute la Réforme auraient dû se grouper autour de lui pour le défendre : la Renaissance, parce qu'elle ne pouvait laisser frapper, sans se renier elle-même, ceux qu'emplissait son esprit, et qu'elle devait revendiquer le droit à la vie pour le matérialisme d'Épicure et de Lucrèce comme pour l'idéalisme de Platon ; la Réforme, parce qu'elle ne pouvait limiter les audaces de la conscience individuelle sans reconnaître le principe d'autorité et sans donner raison à Rome.
Mais les progrès de la conscience humaine sont si lents, si incertains, si malaisés, que l'esprit de tolérance ne prévalut pas, même dans cette fermentation universelle de la pensée, contre la forme du fanatisme, et que Dolet, frappé par de vieilles puissances d'oppression, fut à demi désavoué même par les hommes des temps nouveaux.
Calvin aurait dû se souvenir qu'à Paris, à Orléans, à Bourges, il avait participé aux joies intellectuelles des humanistes. Mais, non ; l'implacable fanatisme du dogme l'avait saisi à son tour ; pas une voix calviniste ne s'éleva pour défendre le malheureux livré au bourreau.
Et comment Calvin aurait-il pu flétrir le bûcher de Dolet, lui qui allumait le bûcher de Servet ?
Quand il parle de Dolet, quatre ans après le supplice de celui-ci, ce n'est pas dans une pensée de pitié, c'est pour le classer avec insulte avec ceux qui avaient blasphémé l'Évangile et confondu l'homme, destitué de son âme, « avec les chiens et les porcs ».
Bayle remarque, dans l'article de son dictionnaire consacré à Dolet, que Théodore de Bèze, catholique encore, avait écrit pour Dolet une épitaphe glorieuse, et que, passé à la Réforme, il la raya de ses œuvres. Ainsi le libre-penseur supplicié était désavoué par ceux-là mêmes qui avaient proclamé contre Rome le droit de la conscience libre.
Et parmi les humanistes eux-mêmes, quelles misérables défaillances, nées de misérables rivalités ! Scaliger avait depuis des années préparé le bûcher de Dolet en déclamant haineusement contre son athéisme. Il paraît que Dolet avait commis le crime de revenir sur un sujet déjà traité par Scaliger. O puériles contentions des amours-propres ! Et comme toutes les grandes causes ont été desservies par ces jalousies déplorables.
Qu'importe, cependant ? À travers toutes les résistances, toutes les obscurités, tous les supplices, le droit supérieur de la conscience libre ira s'affirmant. Mais celui-là serait insensé aujourd'hui et criminel qui oublierait au prix de quels efforts et de quels sacrifices il fut conquis et qui le remettrait à la merci des institutions de servitude. L'éducation républicaine de laïcité et de la raison n'est pas seulement la sauvegarde du présent, la condition du progrès ; elle est encore une dette sacrée envers ceux qui, dans des temps plus difficiles, ont lutté et souffert pour la liberté de l'esprit.
Comme leur vie fut amère ! Dolet fut hanté sans cesse par le pressentiment d'une mort violente, et il appelait douloureusement le dernier sommeil pour être délivré de ce cauchemar. Le doux et conciliant Melanchton, qui chercha toujours en vain à apaiser les fureurs des sectes ennemies, demandait à la mort de le libérer de l'odium theologicum, des haines fanatiques. Et de ce XVIème siècle si tourmenté, monte jusqu'à nous, avec le cri joyeux de la vie qui s'éveille et s'enivre de vérité et de beauté, le cri de fureur de l'intolérance, le cri de douleur de la raison meurtrie qui renonce à lutter contre la folie des haines.
Déjà cependant il apparaissait bien que le fanatisme était voué à la défaite et qu'il serait comme débordé par la puissance grandissante de la vie. Quelle atrocité dans le supplice de Dolet ! Mais encore quelle imbécillité ! Les tortureurs frappaient Dolet, c'est-à-dire le Cicéronien aux mots splendides qui se laissait emporter à d'intermittentes et superficielles audaces par l'essor de sa rhétorique. Mais Luther leur avait échappé ; Calvin leur échappait ; mais Rabelais surtout, le révolutionnaire profond, se déguisait à demi, juste assez pour dépister le bourreau, et il continuait son œuvre. Quelle barbarie de brûler Dolet ! Mais quelle sottise, brûlant Dolet, de laisser vivre l'autre ! Contre Dolet, ils invoquèrent un pauvre petit bout de phrase latine qui semble dire que la mort éteint la conscience.
Et voici que quelques années plus tard, Montaigne écrit impunément, en ce grand style où il excellait : « Je me plonge tête baissée, stupidement dans la mort, sans la considérer et reconnaître, comme dans une profondeur muette et obscure qui m'engloutit tout d'un saut, et m'étouffe en un instant d'un puissant sommeil, plein d'insipidité et d'indolence ».
O ineptie des inquisiteurs ! O niaiserie des bourreaux !
Mais nous, en qui ces souvenirs raniment la juste haine, et le mépris aussi, des puissances de servitude, maintenons toujours ardente en nous la vie de l'esprit, la libre et noble inquiétude du vrai.
Demandons à ces hommes du XVIème siècle, qui en des heures troubles et ferventes développèrent une si prodigieuse énergie, de nous communiquer leur vertu la plus haute, la passion sainte du travail et de la vérité. Aux prolétaires accablés encore par le poids du labeur quotidien et qui s'excusent par-là de ne point faire effort vers la science et la lumière, ces hommes du XVIème siècle, qui malgré les privations, la pauvreté, la persécution, parvinrent à étudier, à s'instruire, donnent un exemple d'héroïsme intellectuel.
L'organisation du nouveau monde social de solidarité et de justice ne se fera point sans un grand effort de pensée. Les bûchers sont éteints ; mais l'obstacle demeure, des inerties, des routines, des préjugés, des ignorances.
Le vrai moyen d'honorer les martyrs de la pensée comme Dolet, c'est de créer en soi, par un travail de tous les jours, la liberté de l'esprit, la puissance de la vie intérieure.

Jean Jaurès


1912
À ORLÉANS, LE MAIRE FERNAND RABIER, VOULANT REPRENDRE LE PROJET D'UN MONUMENT DOIT AFFRONTER LES OBJECTIONS D'ALBERT LAVILLE LORS DU CONSEIL MUNICIPAL DU 29 JUILLET 1912
(voir Journal du Loiret du 31 juillet 1912)

DEMANDE D'UN EMPLACEMENT POUR L'ÉRECTION D'UNE STATUE À ÉTIENNE DOLET

M. le Maire communique une demande adressée au Conseil municipal par M. Mertz, au nom du Comité exécutif formé par les deux groupes orléanais de Libre Pensée, « L'Ère Nouvelle » et « les Émules d'Étienne Dolet ».
La lettre de M. Metz expose qu'alors que des statues ont été érigées à la mémoire de l'Orléanais Étienne Dolet à Paris et dans quelques autres villes, notre compatriote n'en possède pas dans sa ville natale.
Dans un court historique, M. Mertz indique que la question n'est pas nouvelle et que les pouvoirs municipaux s'en sont préoccupés à plusieurs reprises. C'est pourquoi le Comité se propose d'élever à Orléans une statue à Étienne Dolet et demande à la Ville un emplacement pour son érection.

M. Laville demande la parole et lit la déclaration suivante au nom de M. Morienne, absent et excusé.
Etienne Dolet a été jugé, condamné, exécuté ; à son propos on peut dire aussi : « C'est la loi ! »
Ce qu'on nous demande, en somme, indirectement, c'est de réviser son procès, de juger ses juges. C'est là une opération bien difficile ; pour nous montrer impartiaux, il nous faudrait d'abord sortir de nous-mêmes, faire abstraction de nos idées modernes, puis nous pénétrer des sentiments et des préjngés qui animaient les hommes pensants du temps de François Ier. Personnellement, je me récuse.
Mais, mes chers collègues, ce n'est point notre rôle ; nous n'avons ici à nous occuper que des intérêts de la cité, et, par extension, des intérêts de la France et de la République, intimement liés. La France évolue sous l'œil d'un ennemi puissant, avide, impitoyable ; pour résister, nous devons être forts, et notre premier besoin est la concorde ; nous diviser, c'est nous affaiblir et compromettre nos intérêts.
Or, la statue qu'on nous offre est un brandon de discorde : elle servira de sujet à des polémiques sans fïn et de prétexte à des manifestations de toutes sortes.
Réfléchissez. Tous comme moi vous répondrez non à la demande qui vous est faite.

M. Laville. – En mon nom personnel, j'ajouterai que rien ne justifie l'érection d'une statue à Etienne Dolet ; enfant d'Orléans sans doute, mais ne se révélant pas comme pouvant mériter un tel honneur.
Sans refaire son procès (ce n'est ni le lieu ni le moment), sans épouser les raisons qui ont guidé ses détracteurs, et ce afin de ne pas passionner la question, il est permis de dire que ce personnage est fort contesté.
Condamné, exécuté, non seulement pour ses opinions, mais pour d'autres causes, il n'apparaît pas que la Réforme l'ait adopté.
Les calvinistes ne lui ont pas fait place dans leur martyrologe ; au contraire, Calvin, dans son traité des scandales, l'appelle athée et soutient qu'il avait toujours méprisé l'Évangile.
Ne remuons pas les haillons des guerres civiles et religieuses, laissons-les au magasin des accessoires avec le spectre rouge et autres. Si l'on veut honorer ceux qui ont illustré Orléans, voyons près de nous les Stanislas Julien, les Antoine Petit, à qui la Révolution naissante fit des obsèques somptueuses et, plus près encore, le maire Crespin qui, dans celle salle même, le 11 octobre 1870, alors que les bombes pleuvaient, répondait au vainqueur s'étonnant qu'aucune démarche ne fût faite pour empêcher le bombardement : « Quand l'armée française combat, le maire d'Orléans n'a pas à entraver sa mission. » Voilà celui qu'il faudrait statufier si I'on veut à toute force élever une statue.

M. Laville termine ses observations en demandant la question préalable.

M. le Maire. – Je ne veux pas passionner le débat. Mais je dois faire remarquer que la question n'est pas nouvelle ; elle est venue devant nos prédécesseurs qui ont accepté le principe de l'érection d'une statue à Étienne Dolet, et qui avaient même pris l'engagement de verser une souscription. Nos collègues se sont déjà préoccupés de la question à plusieurs reprises.
Si en effet on se reporte aux séances du Conseil municipal de 1895, on verra que la municipalité d'alors était favorable. M. Transon demandait où en était la question de la statue d'Étienne Dolet – ce n'était pas M. Transon qui était Maire alors, c'était M. Rabourdin-Grivot. – Et lorsque le docteur HalmaGrand formilait, dans la séance du 20 mai 1895, une proposition à ce sujet, M. Rabourdin-Grivot déclarait s'y associer pleinement. D'ailleurs, disait-il, les démarches qu'il avait faites pour obtenir l'envoi de la maquette de M. Berthet témoignaiznt de l'intérêt qu'il attachait à la question.
Et M. le Maire ajoutait qu'il espérait que, grâce à l'intervention de M. Roujon, directeur des Beaux-Arts, la subvention promise par l'État serait portée à un chiffre supérieur à 3.000 fr. et que l'on pouvait prévoir que la Ville aurait à pourvoir à une dépe,se de 7.000 fr.
Telle était la situation en 1895.

M. Laville. – Il y a 17 ans !

M. le Maire. – Oui, Monsieur Laville, il y a 17 ans et je pensais qu'on avait fait quelques progrès depuis !
Plus tard, sous l'administration de l'honorable M. Portalis, dans la séance du 3 mars 1902, la question revenait devant le Conseil. L'Administration municipale d'alors était favorable au projet et, dans la discussion engagée à ce sujet, M. de Champvallins lui-même ne faisait pas d'opposition. Il se préoccupait simplement du mérite artistique de la maquette. Il n'y eut guère que M. Noël qui combattit avec une énergie quelque peu violente la proposition de cette statue.
Cette viomence, nous la retrouvons aujourd'hui dans un ignoble petit papier qui a été envoyés à tous les conseillers municipaux.
M. le Maire commente et cite des extraits de cette circulaire intitulée : Qui éait Étienne Dolet ? et où celui-ci est comparé à Gambetta, Renan, Combes etest traité de « csserole », « courtisan », « lâche » et « assassin » !

M. le Maire. – Nous n'allons pas suivre les auteurs de ce pamphlet ! Si réellement Étienne Dolet n'est pas le savant érudit que nous présente l'histoire, s'il est un grand criminel comme le prétendent ses adversaires, il faut aller jusqu'au bout et demander que l'on débaptise la rue « Étienne Dolet ».

M. Laville. – Vous dramatisez la question. Elle est bien plus simple que cela. Un Comité demande au Conseil de désigner une place de notre ville où serait édifiée une statue à Étienne Dolet. Eh bien, je dis simplement – et sans m'occuper de ce que pensent de lui ses détracteurs – qu'Étienne Dolet n'est pas un personnage assez qualifié pour mériter d'être statufié à nouveau, alors qu'il a déjà une statue – qui n'est pas belle du tout – sur la place Maubert, à Paris.
Je demande à mes Collègues de repousser la demande qui nous est faite.

M. le Maire. – Nous sommes en présence de deux propositions : celle du renvoi à la Commission des Travaux avec l'indication que que Conseil émet un avis favorable, et celle de M. Laville qui demande la question préalable.
Je mets aux voix la motion de M. Laville, qui tend à passer à l'ordre du jour.

M. Taillet. – Comme M. Laville, je voterai contre l'érection d'une statue qui sera un sujet de discorde. Nous avons, certes, autre chose à faire que cela.

Mise aux voix, la motion de M. Laville est repoussée par 15 voix contre 9.

M. le Maire met aux voix la proposition de renvoi à la Commission des Travaux, avec avis favorable.

Le renvoi est ordonné par 15 voix contre 9.

M. Taillet. – Si un referendum avait lieu, vous n'auriez pas la majorité.

La séance publique est levée à 10 h. ½.


1912
SUITE À CETTE SÉANCE DU CONSEIL MUNICIPAL D'ORLÉANS, UNE CARICATURE EST DIFFUSÉE OÙ LE PROJET D'UNE STATUE DE DOLET DEVANT LA GARE EST COMMENTÉ PAR UN APACHE, UN PEINTRE, UNE JEUNE FEMME, UN IVROGNE, UN TOURISTE ET UN ÉTUDIANT.

Monsieur le Maire donne connaissance au Conseil d'une lettre de M. Mertz, président du Comité exécutif des deux groupes de Libre Pensée Orléanais; ledit Comité demande à la Ville un emplacement pour l'érection d'une statue de l'Orléanais Étienne Dolet. La place de la Gare, par exemple, indique la lettre susdite, pourrait convenir à cet effet.

L'APACHE (tout frais sorti de la prison de la rue Verte).– Tiens, du nouveau, une statue !… Mais c'est celle de Dolet ! Ah ben ! mon copain, faut pas que j'désespère moi aussi d'avoir un jour ma statue, moi qui, comme toi, ai passé nombre de fois sous les verrous. (Il lit l'inscription de la statue). Pas d'erreur, rien de pareil à ces sociétés de Libre Pensée pour vous réhabiliter, aussi je cours me faire affilier aux Émules d'Étienne Dolet, pour avoir plus tard ma statue. Vive l'Ere Nouvelle !

LE PEINTRE.– Comment, c'est toi, lâche et cruel assassin qu'on a représenté ici les mains blanches, toi qui a rougi les tiennes du sang d'un des nôtres, du jeune peintre Guillot, dit Compaing, que le 31 Décembre 1536 tu attirais perfidement dans un rendez-vous infâme et criblais de coups de poignard. Attends un peu, mon pinceau rétablira avant longtemps la vérité historique.

LA BONNE. – Crois-tu, ma chère, dire que c'est ça qui nous a traitées de "fange de l'humanité", "vile cohorte qui n'est sensible qu'au bâton et aux coups fréquemment répétés" et c'est à ça qu'on a élevé une statue. Ah! ous qu'est mon balai et ma poubelle!

L'IVROGNE. – À la tienne, Étienne!. .. vive Rabier !

L'ÉTRANGER. – Décidement je suis ici dans une cité à l'envers ; à l 'entée de cette grande rue, je viens de voir la statue d'une Pucelle, qui mena une vie très digne et très pure, et pleurait à la vue du sang français versé ; son culte auprès des Orléanais est, dit-on, plusieurs fois séculaire et elle paraît avoir, en effet, toutes leurs sympathies ; alors, comment expliquer cette statue d'un libertin et d'un assassin à la sortie de cette même rue ?

L'ÉTUDIANT. – Ce mystère qui vous stupéfie, Monsieur, n'en est pas un pour les Français clairvoyants. Nous sommes en Franc-Maçonnerie, c'est-à-dire sous le régime du Faux, du Mensonge et de l'Incohérence. De là les honneurs rendus à un gredin, dont se réclament les taupes des Loges de tout poil et de toute casserolle. Nous sommes, de plus, sous le régime de Satan, car la Franc-Maçonnerie est la contre-Église, comme elle s'intitule elle-même. De là, ce sacrilège monument en face de la statue de la Bienheureuse Jeanne d'Arc.

L'ETRANGER. – Pauvre France!


1913
LORS DE LA SÉANCE DU 4 NOVEMBRE 1913 DU CONSEIL MUNICIPAL DE LA VILLE DE LYON, LE MAIRE ÉDOUARD HERRIOT ET L'AVOCAT PAUL DUQUAIRE S'OPPOSENT À PROPOS DU PROJET D'ÉLEVER UN MONUMENT EN HOMMAGE À DOLET

LE MAIRE

Messieurs, depuis plusieurs années, un Comité s'est formé à Lyon, en vue d'ériger un monument en l'honneur d'Étienne Dolet. La souscription paraissant close, je vous prie de vouloir fixer le chiffre de la subvention que la ville de Lyon doit accorder pour associer la municipalité à l'oeuvre entreprise. Le Comité Étienne Dolet, constitué le 8 novembre 1902, se composant de toutes les organisations républicaines et laïques, de l'Union fédérale des Sociétés de libre pensée du Rhône, sollicite du conseil municipal une subvention destinée à l'aider dans l'érection du monument réparateur à la mémoire du grand et glorieux libre penseur que fut Étienvaientne Dolet. Pour atteindre ce but, le Comité s'est adressé aux républicains et libres penseurs et a sollicité leur aide pécuniaire. Cette souscription qui atteint à ce jour la somme de 6000 F. doit se clore et demain doit s'accomplir l'œuvre qui marquera pour l'avenir les crimes du passé.
Car le supplice d'Étienne Dolet, pendu et brûlé en 1546, place Maubert, à Paris, évoque de si abominables fureurs qu'on incline à tenir pour extraordinaire, pour unique peut-être au cours de longs siècles, ce crime catholique. Or, il fait partie d'une accumulation d'horreurs. L'Eglise tuait, brûlait, non pas dans une crise passagère de violence pour noyer en un brusque flot de sang l'hérésie dangereuse, mais méthodiquement, par système; elle était féroce avec une infatigable régularité.
Je citerai donc, Messieurs, des auteurs sérieux et sincères qui apporteront à l'appui de leur thèse, les témoignages mêmes de ce qu'on a appelé les hauts dignitaires de l'Église. M. Octave Galtier, dans son livre récent sur Étienne Dolet, « Vie, œuvre, caractère et croyance », dit : « Les mœurs au seizième siècle, étaient encore très rudes et acceptaient une justice pénale aussi sommaire que barbare. On rouait, on empalait, on pendait, on brûla écartelait et on torturait. Les voleurs, pris en flagrant délit, étaient pendus à la fin de l'audience, dans les enclos mêmes des tribunaux. Pour les menus larcins, on se contentait de trancher le poing. Aux faux témoins on coupait la la langue. Selon le sentiment général, il était légitime d'assimiler à des crimes les délits de pensée et les atteintes au principe d'autorité. » L'Église ne manqua pas d'utiliser, pour ces répressions sectaires, cette tradition de sauvagerie.
Étienne Dolet, vers 1532, alla étudier à l'université de Toulouse. Les dominicains, depuis trois siècles, avaient établi dans cette ville la Sainte Inquisition, et même le siège ordinaire de « l'Inquisiteur général de la foi, député du Saint-Siège ». Sous une telle surveillance, il fallait s'agenouiller à l'angélus, saluer les images des saints, les reliques, les cortèges et processions de la Fête-Dieu. Les plus étranges superstitions étaient imposées non moins rigoureusement que le dogme. Le clergé, en des processions solennelles, prétendait enjoindre à la Garonne de ne pas déborder de son lit et il immergeait une croix dans le fleuve pour arrêter ses inondations. À la fête annuelle de Saint Georges, les chevaux assistaient aux offices dans la cathédrale Saint-Etienne, et ils devaient en faire le tour neuf fois, après quoi ils recevaient la bénédiction. Quiconque osait s'opposer à de pareilles coutumes risquait la prison, la torture et la mort dans les pires supplices. Un juron, un manquement au jeûne ou à l'abstinence du carême était puni de geôle. Pour un blasphème, on avait la langue coupée, puis on était mis à la torture, pendu ou bien enfermé dans une cage de fer et jeté au fond de la Garonne. La cage qui servit à ces cruelles excutions est encore conservée dans les bâtiments de l'Arsenal à Toulon comme la Vierge de fer à Nuremberg.
Dès son arrivée, en 1532, Étienne Dolet fut témoin d'un acte odieux de fanatisme inquisitorial. Le savant professeur Jean de Caturce, qui enseignait, avec beaucoup de science, les Pandectes à l'université de Toulouse, fut recherché par l'Inquisition parce que, dans un dîner d'amis, à la tradionnelle fête des rois, il avait répondu à ce cri: « Le roi boit ! », par une formule d'apparence huguenote: « Que Christ, le vrai roi, règne dans nos cœurs ! » Véhémentement soupçonné de protestantisme sur ce seul indice, le noble savant fut enfermé dans les cachots du saint-office et livré au bras séculier, c'est-à-dire condamné à mort. On l'habilla en bouffon et on le fit monter sur un échafaud à la place Saint-Étienne. Vous admirerez, Messieurs, les sentiments humains des bourreaux quand vous saurez que pendant trois heures, tandis que le malheureux attendait d'être jeté vif dans les flammes, un dominicain prêcha contre les huguenots et défendit la religion catholique. Enfin, Jean de Caturce fut traîné au bûcher par les bourreaux et brûlé vif. Lafaille dit aussi, dans ses annales de Toulouse, que, le même jour, vingt autres de ces misérables égarés furent échafaudés et prêchés publiquement dans la place de Saint-Etienne et morts de la même manière. Voilà, d'un seul coup et en un seul jour, une vingtaine de victimes pour simple soupçon d'attachement à la religion réformée. Frère Raymond de Gessin, Inquisiteur de la foi, déclarait dans un de ses réquisitoires: « L'hérésie est une gangrène qui gagne toujours; l'unique moyen est l'extirpation des membres gâtés ». Aussi le bourreau extirpait avec force.
À Paris, comme à Toulouse, et partout, Messieurs, les blasphémateurs étaient poursuivis avec une particulière fureur. On était du reste blasphémateur à peu de compte, pour un juron, pour une évocation plaisante de dieu ou du diable. Ainsi le Journal d'un bourgeois de Paris cite le cas d'un pauvre marchand drapier du nom de Regnault qui, ayant perdu aux dés, lança ces jurons: « En dépit de dieu et de la vierge! ». Il fut dénoncé et condamné à être brûlé vif en place de Grève ( 1529). L'Inquisition, Messieurs, allait jusqu'à déterrer les cadavres pour brûler morts les prétendus hérétiques quand elle n'avait pu les brûler vivants. C'est ainsi que les restes de Pierre de Saissac, déclaré coupable d'hérésie vingt après sa mort, furent exhumés et brûlés. Il en fut de même pour le médecin Gonzalès Molina, en 151 1, à Toulouse. La farouche gardienne de la loi s'en prenait même aux choses. Il suffisait qu'une maison eut abrité quelques huguenots pour qu'elle fût vouée à l'incendie.
Messieurs, tel était le monstre auquel Étienne Dolet allait s'attaquer et sous la morsure duquel il allait finalement périr.
Tout de suite, dans la témérité de la jeunesse, il tourna en dérision les pratiques grossières de la ville de l'Inquisition et s'exprimait ainsi dans un discours de protestation contre l'exécution du savant Caturce : « Toulouse prétend niaisement posséder la vraie foi et veut passer pour le flambeau et la gloire de la religion catholique. Cette ville professe encore un culte chrétien à peine ébauché où se retrouvent de sottes superstitions dignes des Turcs. Que dire en effet de la cérémonie répétée tous les ans à la fête de Saint Georges ? Des chevaux admis dans le temple en font neuf fois le tour, tandis que l'on dit des prières pour eux ! À quoi peut bien servir de plonger une croix dans la Garonne à des époques fixées comme pour apaiser un Éridan, un Danube, un Nil ou l'Océan ? Que signifient ces prières au fleuve pour lui demander une course paisible ou prévenir les inondations ? Comment peut-on admettre de faire promener dans la ville les troncs vermoulus de certaines statues, lorsque la sécheresse de l'été fait désirer la pluie ? »
Messieurs, Etienne Dolet faillit dès lors payer de sa liberté et de sa vie ses courageuses critiques. Pour échapper à l'Inquisition, il se cacha quelques temps, dans les environs de Toulouse puis gagna le Puy et Lyon.
Vous savez que Dolet, écrivain, se fit aussi imprimeur en notre ville ; ses collègues imprimeurs, jaloux de ses succès, l'accusent bientôt d'hérésie. L'inquisition fit perquisitionner chez lui où l'on trouva maints ouvrages protestants de Rode, de Mélanchton et L'Institution de Calvin. Plus encore, on lui fit grief de ses propres livres : le Cato Christianus, le Carmina et surtout d'avoir mis en vers le Credo et d'avoir publié une Bible en langue française. Enfin, on l'accusa d'avoir« mangé chair en carême » et de s'être « promené pendant la célébration de la messe ».
Vous voyez, Messieurs, qu'en ce temps-là, les chrétiens étaient bien surveillés. Déjà Clément Marot, en 1526, avait été enfermé au Châtelet, puis dans la prison de l'évêque de Chartres, pour avoir été vu mangeant chair un jour d'abstinence. Ce fut le roi François Ier qui fit délivrer son poète favori . En 1531, Clément Marot fit encore gras, ainsi que des hommes de lettres ses amis, Rémy Béleau, Laurent, André le Roi, Martin de Villeneuve, Laurent et Louis Maigret. Tout ce monde passa plusieurs mois en prison, ce fut le secrétaire du roi de Navarre qui intervint et obtint leur grâce. Cependant Dolet, se sentant dans un mauvais cas, en face d'adversaires déterminés, voulut se défendre en alléguant qu'il avait eu pour manger de la viande l'autorisation d'un médecin et d'un prêtre en raison d'une maladie. On ne le crut pas. Le 2 octobre 1542, les juges de l'inquisition et en particulier Mathieu Orry, Inquisiteur général de la foi, Étienne Faye, official et vicaire de l'archevêque de Lyon, déclarèrent Dolet mauvais, impie, scandaleux, schismatique, fauteur et défenseur des hérétiques et erreurs pernicieuses à la religion chrétienne, prononcèrent qu'il était livré au bras séculier, c'est-à-dire condamné à mort. Dolet eut recours au roi François Ier, protecteur des lettres, il fut transféré à Paris, à la prison de la Conciergerie. Le roi, en 1543, lui accorda des lettres de rémission et le sauva du bûcher.
C'est dans ces lettres de rémission, rappelant les faits principaux du procès que l'on voit l'entreprise de l'Inquisition contre Étienne Dolet. Me Taillandier, conseiller à la Cour de cassation, les a découvertes dans les registres du Parlement de Paris et les a publiées sous ce titre « Procès d'Estienne Dolet ». C'est un document curieux que chacun peut se procurer et qui prouve l'effroyable mentalité catholique au XVIe siècle.
Mais ni les imprimeurs lyonnais, ni l'Inquisition ne pardonnèrent à Dolet de leur avoir échappé, d'autant qu'il avait publié entre temps le texte intégral du Gargantua de Rabelais. Ils décidèrent à nouveau de le perdre et, vers la fin de 1543, ils firent deux ballots de livres imprimés chez lui, et prohibés, avec des publications protestantes éditées à Genève, mirent très ostensiblement le nom de Dolet comme si ce dernier en était l'expéditeur et les adressèrent à Paris (en ayant bien soin de dénoncer l'envoi, qui fut saisi naturellement). Dolet à nouveau arrêté, parvint à s'évader et à gagner le Piémont.
L'Inquisition n'ayant plus sa victime, organisa sur le parvis de la cathédrale de Lyon un autodafé, dans lequel on brûla, faute de mieux, tous les ouvrages trouvés dans l'imprimerie hérétique comme contenant « damnée, pernicieuse et hérétique doctrine ». L'incendie eut lieu au son de la grosse cloche, au mois de février.
Or Dolet avait une jeune femme et un enfant ; il voulut les revoir et, secrètement, il rentra à Lyon. Son retour connu, il fut arrêté pour la troisième fois à la fin de l'année 1544, et fut envoyé à la Conciergerie à Paris, puisque les ballots avaient été dirigés sur cette ville. Le Président de la Grande Chambre, nommé Pierre Lizet, était un dévot farouche ; il se vantait volontiers d'avoir, entre autres hérétiques, fait brûler plusieurs imprimeurs, tant il avait horreur des livres nouveaux. Dolet devait donc trouver en face de lui un terrible ennemi. Il fit chercher dans ses derniers livres, et ne trouva qu'une phrase dans la traduction d'un dialogue, entre Axiochus et Socrate, sur l'immortalité de l'âme. Voici cette phrase : « La mort ne peut rien sur toi car tu n'es pas encore décédé, et quand tu seras décédé, elle ne pourra rien aussi attendu que tu ne seras rien du tout ». La faculté de théologie de la Sorbonne vit là une négation de l'immortalité de l'âme, et proposa que cette phrase soit mise à la charge de Dolet. Le 2 août 1546, sur ce grief, l'écrivain fut condamné à la torture, à la question extraordinaire, puis à la pendaison et au bûcher. En voici le texte :
« Du deuxième jour d'août l'an 1546, en la Grande Chambre, vu par la Cour, le procès fait par ordonnance d'icelle, à l'encontre de Estienne Dolet, prisonnier à la Conciergerie, à Paris, accusé de blasphème et sédition et exposition de livres damnés et prohibés et autres cas par lui faits et connus depuis la rémission, absolution et ampliation à lui données par le Roy au mois de juin et au premier jour d'août 1543 ainsi que le tout est plus à plein contenu au dit procès, les conclusions sur ce, prises par le Procureur général du Roy, et ouï et interrogé sur les dits cas, par la dite Cour sur le dit prisonnier, et il sera dit que la dite Cour a condamné le dit Dolet, prisonnier pour réparation des dits cas, crimes et délits à plein contenu, au dit procès contre lui fait, à être mené et conduit par l'exécuteur de la haute justice en un tombereau, depuis les dites prisons de la Conciergerie du Palais, jusqu'à la place Maubert, où sera dressée et plantée au lieu le plus commode et convenable, une potence à l'entour de laquelle sera fait un grand feu, auquel après avoir été soulevé en la dite potence, son corps sera jeté et brûlé avec les livres, et son corps mué et converti en cendres, et a déclaré et déclare tous et chacuns les biens du dit prisonnier acquis et confisqués au Roy qu'auparavant l'exécution de mort du dit Dolet, il sera mis en torture et question extraordinaire pour enseigner ses compagnons. Signé: Lizet de Montmirel
P.S. Et néanmoins, est retenu in mente curae que où le dit Dolet fera aucun scandale ou dira aucun blasphème, la langue lui sera coupée et brûlé tout vif. »
Messieurs, l'exécution eut lieu suivant cet arrêt sinistre. La torture et question extraordinaire consistaient alors en un effroyable supplice. Le bourreau faisait ployer la jambe du supplicié, appliquait au-dessus du genou, une pince en fer appelée mordache, et, en tournant une vis, rapprochait les deux parties de la jambe, comprimées ainsi que dans un étau, et les nerfs et tendons éclataient comme des cordes trop tendues. Ces sauvages pratiques enlevaient aux torturés l'usage de leurs jambes ; aussi les arrêts tristement prévoyants ordonnaient le transport des condamnés sur un tomberau.
Pour glorifier cette grande victime de l'Inquisition, qui mourait à trente-sept ans, Messieurs, le Comité exécutif du monument Étienne Dolet a commandé le monument suivant la maquette que vous avez connue. Elle est ici à l'Hôtel de Ville; l'artiste, assurément bien inspiré, représente Dolet dans les flammes provenant de ses livres allumés par les bourreaux ; au-dessus des flammes émerge, forte et puissante, la libre pensée.
Ce beau monument coûtera 16500 F et, comme je vous le disais au début de ce rapport, la souscription a produit 6000 F ;  il reste donc pour parfaire le total une somme de 10000 F que le Comité vous demande. Je vous propose donc, Messieurs, au nom de votre Commission générale, de voter cette somme, car le Conseil qui est le reflet de la démocratie républicaine et laïque, se doit, Messieurs, d'aider à réparer un des plus grands crimes sociaux. Et je suis sûr, Messieurs, que, mise au courant de notre geste, la démocratie nous saura gré d'avoir aidé, dans une partie, le Comité à doter notre Cité, comme Paris, comme Orléans, à glorifier par la pierre ce grand libre penseur qu'était Étienne Dolet.

PAUL DUQUAIRE

Vous ne vous étonnerez pas, Messieurs, tienne à renouveler aujourd'hui les protestations que j'ai formulées déjà en séance de Commission générale, et à vous dire, brièvement, pourquoi mes amis et moi nous ne voulons pas nous associer au vote du crédit de 10000 F qui nous est demandé, dans les termes que vous venez d'entendre, pour l'érection d'une statue à Étienne Dolet, une des personnalités les plus contestées du XVIe siècle.
Certains d'entre vous peuvent avoir de bonne foi l'intention de glorifier un homme qu'ils considèrent comme une victime d'intolérance religieuse et un martyr de la libre pensée, ayant expié sur l'échafaud la sincérité et la liberté de ses opinions. Je ne crois pas qu'un pareil jugement soit corroboré par les renseignements que fournissent même les panégyristes de Dolet, et notamment l'historien anglais Copley Christie. J'ose espérer que vous ne donnerez pas suite à un projet qui présenterait, de façon bien fâcheuse dans les circonstances actuelles, le caractère d'une œuvre de parti et de provocation.
Qu'a été vraiment Étienne Dolet?
Jusqu'à l'âge de douze ans, il demeura dans sa ville natale d'Orléans et y fut élevé dans les écoles épiscopales. Après avoir étudié ensuite cinq ans à Paris, il partit pour l'Université de Padoue, où il vécut, suivant les cours de lettres et de philosophie, dans l'entourage d'un prélat anglais, Réginald Pole. En 1530, à l'âge de vingt-et-un ans, il entra au service de Jean de Langeac, évêque de Limoges, qui prit le jeune étudiant pour secrétaire. « Ce prélat, dit Copley Christie, savant lui-même, fut partout l'ami et le protecteur des gens lettrés… Il prenait plaisir à employer sa grande fortune à encourager la littérature et les arts. » Dans un de ses livres, Dolet fait d'ailleurs de lui un magnifique éloge.
En 1532, et sur les conseils de Langeac, il alla étudier le droit à Toulouse, où il bénéficia de la protection d'un autre membre du haut clergé, Jean de Pins, évêque de Rieux. Lorsqu'en 1534 Dolet fut emprisonné pour avoir, dans des discours publics, provoqué les étudiants de Toulouse à la désobéissance aux lois, injurié le Parlement et la cité tout entière, il dut à l'intervention personnelle de l'évêque auprès du premier président, d'être remis en liberté au bout de trois jours de captivité.
Il vint alors s'établir à Lyon, d'où il écrivit à Jean de Pins, pour le remercier de sa protection. Dolet devait d'ailleurs, trouver un protecteur plus efficace encore dans la personne de Pierre Duchâtel, lecteur de François Ier et gardien de sa bibliothèque, et plus tard évêque de Tulle. Ce fut lui, sans doute, qui valut à Dolet sa grâce, après le meurtre du peintre Compaing à Lyon, en 1536, et qui lui obtint, une seconde fois, le pardon du Roi, en 1543, lors d'un procès en hérésie fait à Dolet par le Parlement de Paris.
Quoi qu'il en soit, Dolet, devenu imprimeur à Lyon, en 1538, à l'âge de vingt-neuf ans, se lia d'amitié avec plusieurs personnages illustres de la Renaissance, et notamment Clément Marot et Rabelais. Mais cette amitié ne résista pas longtemps aux vilains procédés de Dolet. Rabelais, dont il avait imprimé les œuvres sans autorisation, protesta contre « ce plagiaire, homme enclein à tout mal », contre « ce monstre né pour l'ennui et l'injure des gens de bien » dont les œuvres sont « une échantillonnerie des livres d'autrui, et qui pour ses plagiats, avait esmouché d'argent évêques et prélats ». Quant à Clément Marot, il déclare Dolet « fol qui à tout mal s'adonne», « infâme et inhumaine personne », et lui reroche de se livrer aux vices les plus honteux :
« Fuyez celui qui sans honte ni crainte
Conte tout haut son vice hors d'usance
Et en fait gloire et en fait sa plaisance. »
Dolet qui ne ménageait personne s'attaqua aussi à Érasme, alors à l'apogée de sa gloire : « Je suis certain, écrivait-il, que le vieillard qui est presque tombé en enfance, raillera le jeune homme avec sa grossièreté habituelle. Mais rien ne m'inquiète moins que la grossièreté d'un bouffon et je ne crains pas la morsure de ce vieil édenté. » Dolet engageait encore des polémiques avec un autre écrivain de la Renaissance, Scaliger, et avec l'humaniste Floridus. Ce dernier se vengea en attaquant la moralité de Dolet, et un autre humaniste, ami de Sébastien Castellion, Ducher, l'accuse d'avoir fait ses ouvrages sur des plagiats, d'être fou d'orgueil et d'avoir des mœurs « hors la loi ». « Tel est ce Monsieur», écrivait Rabelais, en terminant avec mépris un portrait qu'il venait de tracer de Dolet.
Du côté des protestants, Dolet ne trouve pas plus de faveur. Dans son livre sur Sébastien Castellion, Ferdinand Buisson, qui n'est pas suspect de cléricalisme, le juge ainsi : « Hautain, tranchant, il n'a d'égard pour personne, de mesure en rien ; il ne connaît pas plus la modération que la modestie ; il outrera sa pensée, il ne la contiendra jamais… Toujours attaquant, toujours attaqué, les ruptures, les vides qui se font autour de lui l'aigrissent, l'exaspènt et ne l'assagissent pas. » Dès 1535, un ami de Dolet, Odonus, écrivait au secrétaire d'Érasme, Gilbert Cousin, que sa mauvaise nature le conduirait un jour au gibet : « Il est difficile qu'il ne finisse pas par la peine capitale… Je souffre de voir un homme versé dans les lettres montrer tant de brutalité et d'impiété. » Dolet, d'ailleurs, de son côté, n'a pas ménagé les protestants plus que les humanistes. Il disait qu'il ne faisait nullement partie de « cette secte impie et obstinée », et l'historien Henri Martin se prononce ainsi : « La Réforme a renié Dolet comme impie par la voix de Calvin. » Celui-ci, en effet, a lancé contre la mémoire de ce prétendu martyr de la Réforme les plus violentes attaques.
En réalité, Dolet, au dire même d'un de ses panégyristes, M. Galtier, ne semble pas avoir jamais eu de convictions bien sincères ni bien arrêtées. Protestant peut-être, quand il espérait bien vendre des livres protestants, dévot catholique, quand il fallait gagner la faveur du Roi et des prélats, il paraît avoir trahi les écoles philosophiques avec la même désinvolture que ses amis.
Voici, au surplus, comment s'exprime M. Copley Christie, à la fin de son livre entrepris pour la plus grande gloire de Dolet : « Lorsque j'ai esquissé le plan de cet ouvrage, j'avais une foi absolue dans les panégyristes de Dolet. Je croyais, comme l'a fait supposer une certaine classe d'hommes de lettres français, que c'était un homme d'un très grand caractère, que ses vertus et sa science seules avaient excité la haine des ennemis de la vertu et de la science, et l'avaient entraîné à la place Maubert. Mais une étude approfondie de ses œuvres et des autorités contemporaines m'a amené, malgré moi, à conclure que sa mauvaise tête et, j'ai peur qu'il faille ajouter, son manque de cœur, fût, non pas la principale mais cependant l'une des plus grandes causes de ses malheurs… »
Quelles sont donc les circonstances qui ont amené les poursuites contre Dolet et la suprême condamnation ?
À son arrivée à Lyon, comme employé de l'imprimerie Gryphius, Dolet avait été accueilli avec faveur par les imprimeurs de la ville. Mais, devenu imprimeur lui-même, il se laissa emporter par son mauvais caractère, et s'empressa d'injurier la corporation dans laquelle il prenait place. « Quelle négligence, quel manque de soins marquent les imprimeurs ! écrivait-il dans ses Commentaires. Que de fois ils sont aveuglés et mis hors d'état de travailler par la boisson ! Quels ivrognes! Avec quelle hardiesse, quelle absence complète de raison ne font-ils pas des changements dans les textes… si bien qu'on voit à peine un livre sortit des presses, sans qu'il soit rempli de fautes… » Après avoir cité ces lignes, M. Copley Christie ajoute : « Il n'est pas impossible que la première partie de ce passage vise certains imprimeurs de Lyon que les contemporains devaient facilement connaître. Ces typographes ne devaient pas être disposés à regarder d'un œil favorable un homme qui avait parlé d'eux avec tant de mépris. » Il les avait, en somme, traités d'ivrognes et de saboteurs et leur indignation était d'autant plus grande que cet étrange collègue devait sa situation à un privilège exceptionnel du Roi, et qu'il n'avait pas accompli, avant de devenir maître-imprimeur, l'apprentissage prévu par les statuts.
Ce furent les imprimeurs qui le dénoncèrent en 1542. Par ordre de l'Inquisiteur général mais à l'instigation des maîtres-imprimeurs et des libraires de Lyon, Dolet fut arrêté et incarcéré. Ses confrères l'accusaient d'hérésie et ce furent eux-mêmes qui soutinrent l'accusation et produisirent des témoins. L'inquisiteur estima qu'il était coupable et le livra au bras séculier. De son côté Dolet interjeta appel au Parlement de Paris, juridiction royale et séculière – et non écclésiastique – devant laquelle l'affaire allait se poursuivre.
Sa captivité à Lyon (octobre 1542 - juin 1543) fut assez douce et il passa son temps, dit M. Copley Christie, à préparer, dans l'intention de les publier, des mémoire justificatifs personnels, en latin et en français, et à revoir et corriger sa traduction des trois premiers livres des Tusculanes. Elle parut, tandis qu'il était encore incarcéré, accompagnée d'une Épître au Roi. (15 janvier 1543). Une intervention puissante de l'évêque Duchâtel auprès de François Ier obtint la grâce de Dolet (fin juin 1543). La grâce fut enregistrée par deux ordonnances du 1er août et du 13 octobre  1543, par lesquelles unissant l'affaire du  meurtre de Compaing à celle d'hérésie, il donnait à Dolet rémission entière de ses fautes. C'était l'absolution générale qu'obtenait pour lui l'évêque de Tulle.
Ainsi trois fois de suite, Dolet était retiré, par la protection de personnages ecclésiastiques, des mains de la justice, auxquelles l'avaient livré ses ennemis et ses fautes. Une première fois, Jean de Pins, évêque de Rieux, l'avait délivré des poursuites du Parlement de Toulouse (1534). Une deuxième fois, Duchâtel lui avait fait pardonner le meurtre incontestable de Compaing et sauvé ainsi la vie (1536). Une troisième fois, il devait la cessation des poursuites du Parlement de Paris à l'intervention de Duchâtel, évêque de Tulle (juin 1543).
Malheureusement pour lui, Dolet se faisait confisquer, dans les premiers jours de janvier 1544, un ballot de livres prohibés. M. Copley Christie croit qu'il y eut là, peut-être, une machination de ses ennemis. C'est au moins ce qu'a affirmé Dolet. Rien ne l'a démontré. Quoi qu'il en soit, il fut arrêté le 6 janvier. Mais le 8, on le laissait s'évader et il s'enfuyait en Piémont.
Il eut la fâcheuse idée de revenir, peu de temps après, à Lyon, où il imprima son Second Enfer et sa traduction de l'Axiochus de Platon. Dans le premier ouvrage, il attaquait le Parlement de Paris, sous les poursuites duquel il se trouvait ; dans le second, il s'affirmait matérialiste, alors que, six mois auparavant, il faisait profession de foi en l'immortalité, pour obtenir la grâce du Roi. Il fut arrêté de nouveau le 7 septembre 1544 et son dernier procès commença devant le Parlement de Paris.
C'est alors que la famille du peintre lyonnais Compaing, tué par lui dans des circonstances peu connues et assez suspectes, intervint, par requête civile, pour obtenir des dommages et intérêts, et l'affaire fut portée non pas devant la Tournelle Criminelle du Parlement mais devant la Grand'Chambre, ce qui prouve que le procès n'était pas uniquement criminel, mais qu'il avait aussi un caractère civil. La sentence accueillit la demande « des dits Mareault et Compaing » héritiers de la victime de Dolet et les « renvoie devant le Sénéchal de Lyon ou son lieutenant » pour obtenir leur réparation civile. Les partisans de Dolet font remarquer que la condamnation du 2 août 1546 ne fait pas allusion à l'assassinat de Compaing, dans la partie où elle prononce la peine capitale. Elle ne le pouvait pas, puisque les lettres de rémission de François Ier avaient aboli légalement ce crime par une de ces entorses que l'absolutisme donnait parfois au cours de la justice. Mais on ne peut douter que cette affaire qui a été examinée au civil n'ait exercé une grande influence sur l'esprit des juges, et n'explique en grande partie la sévérité de la peine.
Le 3 août 1546, Dolet fut pendu, place Maubert, et son corps « fut jeté et brûlé en un grand feu avec ses livres pour être mué et converti en cendres. » Son supplice a donc été une pendaison, suivie, après la mort, de la crémation du cadavre. Je ne cherche pas à justifier la condamnation du Parlement de Paris, moins encore l'exécution si rapide de Dolet. Mais est-il bien facile de juger le XVIe siècle avec nos idées du XXe ?
Ce qu'on peut dire, c'est qu'à côté de tant de victimes, dont M. le Maire saluait l'autre jour la mémoire, et dont l'histoire nous transmet le souvenir, Dolet ne semble pas mériter la place d'honneur et la gloire qu'on cherche aujourd'hui à lui donner. […]
Si certains le considèrent comme un héros et un martyr,  libre à eux de lui élever à leurs frais des statues dont l'inauguration pourra être, à leur gré, l'occasion de quelque manifestation retentissante. Que d'autres jugent moins favorablement, c'est aussi leur droit. « Sème la discorde, a-t-on écrit dans la Revue des Deux Mondes, à propos de la statue de la place Maubert, prodigue l'insulte, trahis tes amis, frappe tes adversaires, traite les lois de ton pays comme si elles n'existaient pas, et ton nom sera honoré parmi les hommes, déclare Dolet haut de son socle. »
Le Conseil municipal me semble devoir garder, au moins, une attitude plus réservée. Ni cet excès d'honneur, ni cette indignité. Vous avez déjà donné son nom à une rue de notre ville. N'est-ce pas trop déjà pour un homme aussi contesté, dont la moralité a été suspecte, qui a commis un meurtre à Lyon même, qui a usé de mauvais procédés à l'égard de ses amis, de Clément Marot et de Rabelais, qui a injurié ses collègues les imprimeurs lyonnais? Mais, en tout cas, le fait d'employer les deniers des contribuables, que tant de besoins urgents sollicitent d'ailleurs, à lui élever une statue dans les conditions où on vous le demande, présenterait, à mon sens, je le répète, une œuvre de parti et de provocation. […]

LE MAIRE.

M. Duquaire a librement exprimé ses convictions ; je veux à mon tour exprimer les miennes. […]
Vous allez voir, Messieurs, comment dans le parti auquel appartient M. Duquaire, on écrit l'histoire, car Étienne Dolet aura été martyrisé deux fois. Il a été supplicié. M. Duquaire nous a expliqué de quelle façon : « Ce n'était pas un supplice, c'était une crémation », nous a-t-il dit. Ah ! Voilà un mot que je me rappellerai, comme un exemple admirable d'euphémisme ! Étienne Dolet a été pendu d'abord et ensuite on a procédé à sa crémation ! L'Église, qui a toujours condamné la crémation, l'a acceptée cette fois-là !
Dolet a été également martyrisé dans sa mémoire et c'est vous, M. Duquaire, vous catholique, vous esprit religieux, qui avez porté une accusation honteuse, reprise par M. Salles ensuite, contre un homme qui ne peut plus se défendre, même par ses écrits, dont la plupart ont été détruits après sa mort. Vous avez parlé tout à l'heure du Second Enfer. Je ne sais pas si vous l'avez lu ; il n'en existe plus guère qu'un seul exemplaire, à la bibliothèque Mazarine. Les autres ont été détruits. En réalité, c'est un ouvrage plein de courage et de noblesse. Dolet déclare qu'il s'attend au supplice pour avoir imprimé l'écriture sainte en français ; il demande au roi de défendre les savants et les lettrés. Le Second Enfer n'est qu'un long et émouvant plaidoyer en faveur des droits de l'esprit.
La thèse de M. Duquaire se résume à ceci : Étienne Dolet est un homme qui a été protégé toute sa vie par des prélats ; ce qu'il a fait de bien, ce qu'il a eu de bien dans son existence, c'est aux prélats de son temps qu'il le doit ; et le jour où il s'est affranchi de cette tutelle bienveillante et affectueuse, il a commis des crimes qui lui ont valu le châtiment suprême. Vous avez prononcé cette phrase : « L'lnquisiteur le reconnut coupable et le livra au bras séculier ». Au temps où nous sommes, j'aime mieux que cette phrase soit de vous ! Et, non content de votre interprétation de l'histoire, vous avez mis encore cette thèse sous le couvert de l'homme qui passe pour avoir écrit d'Étienne Dolet l'histoire la plus minutieuse et la plus exacte. Mais j'avais pris mes précautions et j'ai suivi en même temps que vous lisiez les textes que vous avez cités de Sir Richard Copley Christie. Voulez-vous que nous les reprenions ensemble? Vous verrez, Messieurs, ce qu'entre les mains d'un avocat habile peut devenir l'art de citer. […]
M. Duquaire a dit : M. Copley Christie a Dolet prononcé sur Dolet un jugement assez désobligeant et il nous a lu un passage de ce jugement, qu'il a terminé par cette citation : « Mais une étude approfondie de ses œuvres et des autorités contemporaines m'a amené, malgré moi, à conclure que sa mauvaise tête, et j'ai peur qu'il faille ajouter son manque de cœur, fût, non pas la principale mais cependant l'une des plus grandes causes de ses malheurs. » Et en effet Dolet avait un caractère difficile. Il était passionné d'indépendance, il apparaît entêté et obstiné dans ses convictions. […] Il a été combattu à la fois par les protestants et les catholiques. On a dit qu'il était un martyr de la Réforme… Il fut en réalité un martyr de l'indépendance de la pensée, et jusque devant le bourreau, il refusa de se rétracter. Tout ce qu'il a consenti à faire – et cela devrait lui valoir de votre part certains égards – c'est à prononcer une très courte prière à la Vierge, prière qu'il a prononcée, dit-il, de bon cœur, parce qu'elle n'allait pas à l'encontre de ses convictions. J'ajoute qu'il supplia les assistants de ses livres avec beaucoup d'attention, ce que vous ne paraissez pas avoir fait. Mais, M. Duquaire, vous avez arrêté là la citation ; elle continue: « Dolet n'en reste pas moins un homme doué d'un grand nombre de qualités admirables, d'un talent élevé, d'un désir intense d'acquérir la science pour lui-même et communiquer cette science aux autres, d'une sympathie profonde pour tous les progrès intellectuels et d'une haine très vive pour l'ignorance, la bigoterie et la superstition. Pour juger loyalement son caractère, et qu'on mette dans une même balance ses mérites et ses défauts, je demande qu'on se souvienne de deux faits qui font son éloge et qu'on leur donne toute l'importance qu'ils doivent avoir, etc. » Vous voyez qu'ainsi complétée, le sens de la citation se modifie. J'ai bien fait de prendre mes précautions.
Vous avez dit encore, M. Duquaire – et j'ai été assez heureux pour retrouver tout à l'instant votre citation – que Dolet était détesté à Lyon des imprimeurs en particulier dont il avait très mal parlé. J'ai sous les yeux le texte que vous avez lu, M. Duquaire. Notez qu'Étienne Dolet était le très grand ami de Sébastien Gryphe et de Jean de Tournes, c'est-à-dire des grands imprimeurs de son temps. N'oubliez pas non plus que Dolet a été le plus grand humaniste du XVIe siècle et qu'il a poussé jusqu'à la perfection l'art de l'imprimerie ; il avait la passion de la perfection typographique. Que dit-il dans ses Commentaires ?
« Quelle négligence, quel manque de soins marquent les imprimeurs ! Que de fois ils sont aveuglés et mis hors d'état de travailler par la boisson ! Quels ivrognes ! » Oui, il a dit cela. « Cependant, ajoute-t-il, personne n'ignore qu'Alde Manuce tenait avant tout à ce que ses livres fussent imprimés avec la plus grande correction. Josse Bade et Jean Froben prenaient soin que leurs volumes fussent dignes des savants ; et l'allemand Sébastien Gryphius et lesfrançais Robert Estienne et Simon de Colines désirent tous porter la correction typographique à son plus haut degré de perfection ! Quelle réputation n'ont-ils pas acquise pour leurs admirables productions ! Cependant ils ne sont pas encore en état de faire entièrement tout ce qu'ils désirent, et d'empêcher que l'insouciance de leurs aides malhabiles, et enclins à l'ivrognerie, ne se manifeste, si bien que les savants ne profitent pas autant qu'on le pourrait souhaiter des soins et de la diligence fort louables des maîtres-imprimeurs. Aussi (si vous trouvez quelque faute) vous ne devez pa fzire peu de cas de l'attention et du jugement de ces savants typographes, mais vous devez noter et corriger avec soin toutes les erreurs que vous pourrez rencontrer. »
Voilà, sous sa forme complète, le texte dont, tout à l'heure, M. Duquaire, vous n'avez cité que des fragments. Cet homme, que vous avez représenté comme l'ennemi juré des imprimeurs lyonnais, proclame ici sa passion pour les grands imprimeurs français dont il reconnaît toute l'honnêteté professionnelle. Il supplie les imprimeurs de son temps de veiller sur leurs éditions pour que les ouvrages rendus publics soient exempts de toutes espèces de fautes. Est-ce cela qui n'est pas en son honneur ?
Toutes vos thèses, M. Duquaire, sont du même genre. Je ne veux pas les reprendre en détail et faire l'éloge général de Dolet. Le parti pris l'a déformé en des sens différents. C'est un grand humaniste qui a reconnu lui-même ses lacunes, ses erreurs, ses incertitudes et qui à cette université de Padoue où vous l'avez montré passant quelques années et plus tard dans les circonstances diverses de sa vie a partout recherché cette philosophie de la raison qu'il a exprimée avec très grande bonne foi, sans orgueil, avec beaucoup de fierté, avec cette humilité que l'on doit reconnaître comme étant le caractère essentiel, véritable, de la libre pensée.
Et vous avez dit « Voilà ce que pensaient de lui Marot et Rabelais ». Est-ce que vous plaisantez, M. Duquaire ?
Marot et Dolet ont été extrêmement liés. Il y en a bien des preuves. La meilleure de toutes est que Marot a été édité par Dolet. C'est à lui qu'en 1538 Marot a confié l'édition de ses œuvres : L'Adolescence Clémentine, La Suite de l'Adolescence, Les Épigrammes et le Premier Livre des Métamorphoses d'Ovide. En la lui confiant, il lui adresse cette préface dont j'extrais cette phrase : « Le tort que m'ont fait ceux qui ci-devant ont imprimé mes œuvres est si grand et si oultrageux, cher ami Dolet, qu'il a touché mon honneur et mis en danger ma personne, car, par avare convoitise de vendre plus cher et plus tôt ce qui se vendait assez, ont ajouté à icelles miennes œuvres plusieurs autres qui ne me sont rien. » Vous voyez donc, Messieurs, Marot suppliant son ami Dolet de lui faire une bonne édition de ses œuvres. Je t'envoie mon livre, ajoute-t-il, « afin que sous le bel et ample privilège qui, pour ta vertu méritoire, t'a été octroyé du Roy, tu le fasses, en faveur de notre amitié, réimprimer. » Et plus tard s'ils se sont brouillés, s'ils ont échangé des propos aigres, le fait n'est-il pas fréquent dans la vie des hommes de lettres ? Ne rencontre-t-on pas de tels faits dans la vie de Rousseau, de Diderot et de Voltaire ? Plus tard, Marot a composé une épigramme contre Dolet et c'est sur les termes de cette épigramme que vous fondez une accusation abominable. Ne connaissez-vous pas les injures que se jettent à la tête les savants en délire du XVIe siècle ? Y a-t-il là une raison suffisante pour calomnier à tout jamais un homme ? Je ne le pense pas.
Rabelais et Dolet ont été liés de même. Dolet a assisté à cette fameuse dissection faite par Rabelais à l'Hôtel-Dieu de Lyon en 1534. Il a, à ce sujet, composé un poème qui est un témoignage de sympathie à l'égard de Rabelais. C'est à Étienne Dolet que fut envoyée par Rabelais la fameuse recette du garum des Anciens. J'estime, pour ma part, que la brouille qui divisa ces deux hommes honore plutôt l'humaniste que l'auteur de Pantagruel. Rabelais avait été menacé ; c'était un homme fort prudent ; la souplesse de son caractère le fit s'écarter à temps de ceux qui commençaient à sentir le roussi. De cette discorde, rien n'est donc à retenir contre Étienne Dolet.
Si nous reprenions l'histoire de sa vie, nous pourrions vous arracher ainsi Dolet morceau par morceau. J'en viens à sa mort, que vous avez interprétée d'une manière très habile, M. Duquaire, en voulant faire croire que Dolet n'avait pas été victime de ses idées mais de son passé et qu'il avait été condamné pour quelque acte fâcheux commis antérieurement. Vous avez cité l'intervention d'une sorte de partie civile à son procès en la personne de la veuve de ce peintre que Dolet avait, en effet, tué à Lyon. Il ne faut pourtant pas oublier que le Roi François Ier a gracié Dolet après que celui-ci eut été à Paris se défendre de l'attentat dont il était inculpé. Il sembla bien établi qu'il était en cas de légitime défense lorsqu'il a commis ce meurtre évidemment regrettable. Mais on ne peut tirer parti de la requête adressée par les héritiers de Jean Compaing pour affirmer que Dolet a été condamné pour ce meurtre. La vérité est tout autre.
Le 2 août 1546, le premier président Lizet, siégeant dans le Grand'Chambre, déclara Dolet coupable de blasphème, de sédition et d'exposition de livres prohibés et damnés, accusations qui sont énumérées tout au long au procès et le condamna « à être conduit par l'exécuteur de la Haute Justice en un tombereau, de la prison de la Conciergerie à la place Maubert où sera dressée et plantée en lieu commode et convenable une potence, à l'entour de laquelle sera fait un grand feu, auquel après avoir été soulevé en la dite potence, son corps sera jeté et brûlé avec ses livres et son corps mué et converti en cendres et a déclaré et déclare tous et chacuns les biens du dit prisonnier acquis et confisqués au Roy. Et néanmoins a ordonné la dite Cour que auparavant l'exécution de mort du dit Dolet, il sera mis en torture et question extraordinaire pour enseigner ses compagnons. » La lecture du jugement est, vous le voyez, Messieurs, suffisamment concluante. Il n'est donc pas possible d'essayer de donner le change en disant que Dolet a été condamné à la suite d'une sorte de procès de droit civil.
Il l'a été parce qu'il représentait cette chose que nous défendons et que vous avez attaquée, M. Duquaire, il représentait l'indépendance de la pensée. Dolet a été supplicié pour avoir traduit une phrase de Platon sous la forme suivante : « Après la mort tu ne seras rien du tout ». Dolet a été victime de l'ignorance et de la mauvaise foi des théologiens : il n'y a pas dans toute l'histoire de crime plus absurde.
C'est pour ces raisons que l'Administration s'associe à l'hommage qu'on veut rendre à Etienne Dolet. La Ville de Lyon ne sera pas la première à posséder un tel monument. La Ville de Paris lui a élevé une statue sur la place Maubert. Genève, ville calviniste, a cru s'honorer en érigeant un monument à Michel Servet. Pourquoi refuserions-nous un hommage à un homme qui honore l'histoire de notre patrie locale ?


1933
À ORLÉANS, LE MAIRE EUGÈNE TURBAT FAIT RÉALISER UN SIMPLE BUSTE EN BRONZE DE DOLET POUR LE JARDIN DE L'HÔTEL DE VILLE. LES OPPOSANTS RAPPELLENT LA POLÉMIQUE DE 1912
(Journal du Loiret du 11 mars 1933)

ÉTIENNE DOLET ET LE CONSEIL MUNICIPAL DE 1912 - CE QUE PENSAIENT DU "MARTYR" M. LAVILLE, MAIRE D'ORLÉANS, ET M. MORIENNE, CONSEILLER MUNICIPAL, PROFESSEUR HONORAIRE DE L'UNIVERSITÉ.

Avant l'inauguration, dans le square de l'Hôtel de Ville, d'un buste de « l'illustre martyr du fanatisme et de l'intolérance », nous croyons intéresser nos lecteurs en leur mettant sous les yeux un extrait du compte rendu officiel de la séance du conseil municipal du 29 juillet 1912,séance où il fut question d'Étienne Dolet.
Car la grandiose ( ?) cérémonie de dimanche étaient voulue et désirée depuis longtemps par les Loges. La proposition en avait été faire une première fois en séance du Conseil municipal du 20 mai 1895, sous la municipalité Rabourdin, et une seconde fois, le 3 mars 1902, sous la municipalité Portalis.
Comme alors l'affaire n'avait pas eu de suite, les loges, tenaces et persévérantes, comme on sait, par l'itermédiaire du … Mertz, étaient revenues à la charge en 1912, peu après l'accession du … Rabier à la première magistrature de la cité.
Donc, à la séance du 2 juillet 1912, M. Rabier donnait lecture à ses collègues d'une lettre du … Mertz qui, au nom des 2 loges « l'Ère Nouvelle » et « les Émules d'Étienne Dolet », demandait à la Ville de désigner un emplacement pour élever un monument à Étienne Dolet. Puis le regretté M. Laville prenait la parole et lisait la déclaration suivante au nom de M. Morienne, absent et excusé, et qui est reproduite textuellement dans le compte rendu officiel de cette séance :

« Étienne Dolet a été jugé, condamné, exécuté ; à son propos on peut dire aussi, c'est la loi.
Ce qu'on nous demande, en somme, indirectement, c'est de réviser son procès, de juger ses juges. C'est à une opération bien difficile ; pour nous montrer impartiaux il nous faudrait d'abord sortir de nous-mêmes, faire abstraction de nos idées modernes, puis nous pénétrer des sentiments et des préjugés qu'animaient les  hommes pensants du temps de François Ier. Personnellement, je me récuse.
Ce n'est point notre rôle ; nous n'avons ici qu'à nous occuper que des intérêts de la cité, et par extension des intérêts de la France et de la République intimement liés. La France évolue sous l'œil d'un ennemi puissant, avide, im\pitoyable ; pour résister nous devons être forts et notre premier besoin est la concorde ; nous diviser c'est nous affaiblir et compromettre nos intérêts. Or la statue qu'on nous offre est un brandon de discorde ; elle servira de sujets à des polémiques sans fin et à des manifestations de toutes sortes. Réfléchissez tous, comme moi vous répondrez non à la demande qui vous est faite. »

Puis M. Laville continua :

« En mon nom personnel, j'ajouterai que rien ne justifie l'érection d'une statue à Étienne Dolet ; enfant d'Orléans, sans doute, mais ne se réélant pas comme pouvant mériter un tel honneur. Sans refaire son procès, sans épouser les raisons qui ont guidé ses détracteurs, il est permis de dire que ce personnage est fort contesté.
Condamné, exécuté, non seulement pour ses opinions, mais pour d'autres causes, il n'apparaît pas que la Réforme l'ait adopté… Calvin dans son traité des scandales l'appelle athée et soutient qu'il avait toujours méprisé l'Évangile. Ne remuons pas les haillons des guerres civiles et religieuses ; laissons-les au magasin des accessoires avec le spectre rouge et autres. Si l'ont veut honorer ceux qui ont illustré Orléans, voyons près de nous les Stanislas Julien, les Antoine Petit, à qui la Révolution naissante fit des obsèques somptueuses et, plus près encore, le maire Crespin qui, dans celle salle même, le 11 octobre 1870, alors que les bombes pleuvaient, répondait au vainqueur s'étonnant qu'aucune démarche ne fût faite pour empêcher le bombardement : « Quand l'armée française combat, le maire d'Orléans n'a pas à entraver sa mission. » Voilà celui qu'il faudrait statufier si I'on veut à toute force élever une statue.

Et M. Laville terminait en demandant la question préalable. Mise aux voix, sa motion, naturellement, fut repoussée et la proposition du F … Mertz renvoyée à la commission des travaux. Il fallut la municipalité Turbat pour qu'enfin les loges aient gain de cause.
Bien que datant de vingt et un ans, les déclarations de MM. Morienne et Laville sont toujours actuelles. Ce qui était vrai en 1912 l'est encore en 1933, sinon plus.
À l'heure où le pays a le plus besoin d'union et de concorde, il semble étrange que certains n'aient d'autres visées que d'essayer de semer la haine, la discorde, la zizanie. Faut-il s'en étonner ? Non, puisque ceux qui font cela ce sont précisément des F ..., ou des Juifs, et que le but de la F ... M ... est avant tout de diviser les Français et de les dresser les uns contre les autres. En essayant de rallumer les vieilles haines d'autrefois,elle veut, comme en 1912, détourner leur attention et les empêcher de voir que, suivant son plan diabolique, elle les conduit tout droit et plus rapidement que beaucoup ne se l'imaginent, à la ruine et à la guerre.


1933
LE LENDEMAIN DE L'INAUGURATION, LE JOURNAL DU LOIRET SE MOQUE DE LA CÉRÉMONIE
(Journal du Loiret du 13 mars 1933)

INAUGURATION DU BUSTE D'ÉTIENNE DOLET ou LE NAVET DANS LES FLEURS

Oh !… la belle collection de crétins !
René Benjamin, René Benjamin, vous dont l'étrivière fustigea tant de cuistres, que n'étiez-vous là-bs hier pour goûter le spectacle de la bêtise, que n'êtes-vous là aujourd'hui pour en narrer les détail ! Odieuse, cette cérémonie eût pu atteindre la grandeur : elle fut seulement riricule.
On nous a fait patienter dix minutes à l'entrée, pour nous introduire finalement avec le sourire dans le jardin où s'élève le monument : simple chicane du service d'ordre, assuré non par la police, mais par les organisations de gauche, désireuses sans doute de montrer leur caporalisme. Mais l'heure des militants n'est pas l'heure militaire. Il faut attendre encore et, par petits groupes, ceux qui sont déjà arrivés discutent la fermeture du jardin.
– On n'aurait pas dû faire ça. On a l'air d'avoir peur pour d'eux !
Avis isolé, du reste. Les autres interlocateurs louchent vers un police nombreuse et se rassurent : rien de tel pour la sécurité des antimilitaristes que la vue des képis. Alors, le premier reprend :
– C'est vrai qu'ils ne viennent jamais quand on les attend !
Allons, tant mieux ! Mais ce type-là doit être d'une famille tarasconnaise.
On commence à bâiller. Alors le vent prend pitié et chasse le voile qui recouvre Dolet. L'inauguration va-t-elle avorter ? Non ! Deux militants s'élancent : ils veulent simplement remettre le voile, ces cœurs purs. Mais la police, qui surprend leur bond rapide, esquisse un geste de défense, et les assistants, dès ce moment, ne desserreront pas les fesses : il ne fut tout de même pas que la pensée soit trop libre de s'échapper.
Mais voici un cortège barbu qui s'avance, bu qui s'avance. Et aussitôt à bout portant, les discours.
M. Samuel Lévy, d'abord, et c'est tout un programme. Est-ce qu'il va faire la quête ? Pourquoi n'est-il pas suivi d'huissiers, comme les personnages de son genre ? Il se poste à côté de la stèle et prononce quelques choses banales. Il remercie, il félicite, il loue des efforts, il salue les présents, il salue les absents, enfin il remet le monument à la Ville. Par exemple ! Un cadeau de de M. Samuel Lévy ! Mais qu'est ceci ? Un petit garçon le rejoint. Dieu d'Israël ! Est-ce qu'il va le vendre ? ou le jeter dans une citerne en attendant la caravane ? Tout le monde regarde du côté de la rue d'Escures en cherchant les chameaux : on ne voit que la police. Alors les yeux reviennent au monument. M. Samel Lévy a disparu. Sans même se déchirer comme celui du Temple, le rideau est tombé : Oh ! ce n'est pas une Vénus, non, pas même le second acte des Deux Orphelines. C'est une borne ! C'est-à-dire qu'on voit tout d'abord le piédestal ; il y a peut-être aussi un bronze, tout en haut, mais comme il doit être vert et que les arbres, derrière, le sont aussi, on ne distingue pas encore. Quelques têtes se découvrent. Pourquoi saluerions-nous ? Nous ne lui avons jamais été présenté ! À la longue, nous nous apercevrons que le buste est d'une mesquinerie évidente par rapport au piédestal, et que cet homme, mort à 37 ans, a une tête de nonagénaire. Comme on comprend que cette cérémonie l'ait subitement vieilli ! Au fait, on a peut-être craint qu'il se dégoûte des inaugurateurs et qu'il s'en aille. Alors, on l'a muré dans la maçonnerie et c'est pourquoi il grimace, sur sa borne au bas de laquelle M. Eugène Turbat vient faire couler quelques paroles inoffensives et tièdes comme un pipi d'enfant ! Une borne ! Mais personne n'en saisit le symbole. Et encore moins que les autres le secrétaire de la Libre Pensée, qui va parler à son tour en reculant celles du ridicule. Ce sera le grotesque du jour, un de ceux qui font toucher du doigt que la pensée, enfin libre, en a profiter pour les fuir. Il porte une cravate à boucles monumentales, un vaste chapeau, avec quelque chose de M. Marc Sangnier dont il a la redondance, la phraséologie creuse et la déplorable syntaxe. Il se nomme Noël. On l'appelle citoyen mais nois dirons monsieur parce que nous sommes poli. M. Noël, donc, semble avoir jadis porté sur ses épaules, et sans bonne grâce, le fardeau d'un no bien clérical. Aujourd'hui, avec l'âge et le relâchement des tissus, ce poids lui est descendu dans le ventre, qui s'arondit, et qu'il promèe de droite à gauche à chaque phrase. Il marche d'abord vers Dolet et le regarde sans dire un mot. Puis, par répugnance sans doute, il lui tourne le dos et – ô logique – se met aussitôt à nous en parler. De temps en temps, il consentira à le désigner, par dessus son épaule, d'un pouce négligent – et négligé ! car toute sa personne est la preuve vivante que la pensée libre se moque des ablutions de l'obscurantisme. Il obtient un beau succès quand, son index sale désignant les tours de la cathédrale, que dore à cet instant le soleil, il fulmine contre l'inquisition noire.
La figure a fait sensation. M. Jammy Schmidt, qui doit en être jaloux, voudra la reprendre. Seulement lui, par délicatesse, voudra y mettre un peu plus de poésie et dira le bâtiment voisin. M. Noël ressemblait à Sancho Pança, moins le bon sens et l'âme, car il se suffit à lui-même ; M. Jammy Schmidt, lui, rappelle Don Quichotte, avec plus de froid c            lcul et plus de réflexion. Il n'est pas monté sur une rosse, mais il va essayer de l'être. Du reste, il est plus triste à voir que M. Noël : la courbe de son front rejoint celle du nez et donne au personnage l'aspect d'un vautour, impression que viennent renforcer deux bras interminables comme des ailes : on s'attend à le voir s'empêtrer dedans et rouler sur la pelouse, mais il a prévu le cas en les repliant. D'une voix suave et douce, il dénonce les maux dont souffrit Dolet : la monarchie, mais il se souvient que François II est mort à quatre pas d'ici, travaillant pour la France ; la féodalité, mais la grâce aristocratique des pavillons d'Escures sourit là-bas ; l'Église, mais la chapelle Saint-Jacques, mutilée, donne plus de joie que la vue de Dolet sur son bûcher ; la finance enfin, et là, il baisse les yeux avec une exquise pudeur, peut-être parce qu'il a vu la Caisse d'Épargne, peut-être aussi parce qu'il s'est rappelé brusquement qui il est. Et, comme il parle au nom de la gauche, il évolue avec une gaucherie délicieuse, cherche à imiter M. Joseph Caillaux, parfois, en redressant le menton, et parfois, les yeux fixés sur ses souliers, attend l'inspiration qui ne peut lui venir que de bas.
Dans un souffle, il a fini. C'est une détente. Les militants vont pouvoir partir, cesser, aux antimilitaristes, d'être mobilisés et de patrouiller comme de vulgaires petits hitlériens. Littéralement, la joie de leur triomphe faisait peine à voir tant elle était troublée de furtifs clins d'yeux vers les issues – toujours bien gardées, du reste. Aussi, quelle libération quand la cérémonie prend fin ! Les jommes, dont pas un, du vivant de Dolet, n'eût osé s'afficher avec un individu de mœurs aussi spéciales, les femmes qui sans doute aspiraient toutes à être violentées en série, puisque Dolet souhaitait dans ses vers que toutes les personnes du sexe devinssent filles publiques, tous s'éloignent en hâte vers le banquet.
Ah ! René Benjamin, quel contraste ! Vous voulez parler de Lyrisme, ou de la Comédie ? Ces gens-là protestant au nom de la Liberté ! Et, au nom de la Liberté, ils nous imposent une pierre fâcheuse. Fâcheuse et inutile, car, ou bien Dolet fut une crapule, et son monument n'a aucune raison d'être, ou bien l'on s'en tient à l'idée que les penseurs libres ont voulu fêter à travers lui, et il est nuisible. Delendum est…

Roger Joseph

LES COMMENTAIRES DES SPECTATEURS

Pendant que les « purs » se pressaient dans le  jardin de l'Hôtel de Ville et buvaient les paroles dithyrambiques de F ** Lévy, Turbat, Jammy Schmitt, les profanes, eux, devaient se contenter de regarder par les grilles de la rue d'Escures. Un imposant service d'ordre (il y avait presque autant d'agents que de spectateurs) les maintenait prudemment à distance : pensez donc, s'il s'éait trouvé parmi eux des manifestants ! Il n'y eut, parmi ces trente curieux, aucun manifestant, et même aucun sympathisant, à en juger par ces quelques propos que vous avons recueillis de-ci de-là, et que nous nous faisons un scrupule de rapporter textuellement. Voici, en effet, ce que nous entendîmes :
Avant la cérémonie : « Alors, vous venez assister à la Comédie ? » « Pendant qu'ils y étaient, ils auraient bien pu faire venir la garde républicaine. » « Ils ont donc peur qu'on l'enlèbe, on dirait qu'is ont la frousse. » À un agent qui le prie de circuler un brave homme répond en souriant : « Ne vous tourmentez pas, j'veux pas l'emporter, j'ai mieux que ça chez moi. »
Pendant la cérémonie : « Décidément on a un mare qui est bien éloquent. » « Je voudrais bien savoir qu'est-ce qui paye tout cela ? », à quoi quelqu'un répond : « Vous ne savez donc pas que dernièrement le conseil municipal a réduit dans de fortes proportions certaines subventions à des groupements ou à des œuvres de bienfaisance : c'est cet argent-là qui va être employé. » « Zay ne parle donc pas ? C'est qu'il doit être enrhumé. » « Ça manque tout de même un peu de musique. »

Un spectateur

LES TRACTS DISTRIBUÉS

La « Loge Étienne Dolet » et les « Émules » ont fait distribuer, à profusion, des tracts dont le papier était d'un format « intime ». C'est dire l'usage que l'on en a fait. Mais l'on a lu et conservé le tract illustré d'un dessin rappelant la triste vie et la juste fin de l'assassin et pédéraste Étienne Dolet, dont la municipalité orléanaise a fait un « martyr de la Pensée ».


1933
LE RÉPUBLICAIN ORLÉANAIS, PAR LA PLUME DE SON RÉDACTEUR
ROGER SECRÉTAIN JOUA L'APAISEMENT, TOUT EN RECONNAISSANT QUE CE BRONZE AU VISAGE RENFROGNÉ ÉtAIT ASSEZ MISÉRABLE ET DISGRACIEUX
(Le Républicain orléanais du 15 mars 1933)


Ce matin, traversant le jardin de la mairie, je me suis trouvé brusquement en face d'Étienne Dolet. J'ai regardé ce nouveau venu d'un œil curieux et sympathique. J'ai fait de sincères efforts pour le trouver beau. Ce fut en vain. Assez misérable, le buste. Il a plutôt l'air d'un champignon poussé sur une grosse pierre. On ne se sent pris, devant ce bout de bronze, par aucune des vastes pensées qui mûrissaient dans la tête de Dolet. Et les discours de dimanche ne semblent pas avoir transporté les auditeurs dans les hautes sphères spirituelles. On a croqué un peu de curé, comme d'habitude, et comme si c'était une succulente nourriture.
Mais peu importent les discours véhéments de droite ou de gauche, les actions de grâce solennelles ou les colères ridicules que suscite cette mémoire. La cérémonie de dimanche matin, que d'aucuns ont qualifiée de funèbre, n'a fait de mal à personne. Je ne m'en plaindrais certes pas, pour ma part, si le jardin n'avait gardé de l'affaire un ornement inutile et disgracieux. Et si Dolet lui-même, par miracle réincarné, s'était trouvé dimanche dans le jardin de la mairie, il eût été peu flatté, j'imagine, que son souvenir inspirât à ses compatriotes de 1933, statuaires ou orateurs, tant de platitude. Et il se fût demandé, du même coup, combien d'entre eux eussent été à ses côtés, il y a quatre cents ans, et se fussent précipités à son secours le jour du martyre.
Bien entendu, la municipalité d'Orléans ne partage pas ces jugements sévères, irrévérencieux, et qui ne peuvent être inspirés que par la passion politique. Pour un peu, on nous inviterait, au passage, à une génuflexion devant ce chef-d'œuvre. D'aucuns ont pu se demander si le sergent de ville qui ne quitte pas le jardin depuis deux jours n'était pas là pour ça. Mais non. Il n'est là, le brave homme, que pour surveiller Dolet. Pour empêcher ses ennemis irréductibles de l'emporter sous leur bras, ou pour interdire aux plaisantins de le peindre au minium, ce qui serait tout à fait symbolique. Peut-être aussi pour que les chiens n'aillent pas, d'une patte légère, mouiller irrespectueusement le pied du socle. Mais il ne doit pas s'amuser, notre agent, devant ce bronze au visage renfrogné. Il se demande si c'est une idée sérieuse, qui vient de germer dans le cerveau de MM. les conseillers, de faire garder désormais toutes les statues par la police.


1933
LA MUNICIPALITÉ D'ORLÉANS A CRU PRUDENT DE FAIRE SURVEILLER LE MONUMENT DOLET PAR UN AGENT ET UN GARDIEN. CERTAINS SE SONT MOQUÉS DE CETTE PRÉCAUTION BIEN INUTILE.
(Journal du Loiret du 16 mars 1933)

LE MYOPE ET… ÉTIENNE DOLET

Dans l'après-midi d'hier, un de nos honorables concitoyens, qui est très myope, voulant déchiffrer l'inscription gravée sur la stèle du buste d'Étienne Dolet, s'approcha de très près du monument. Un agent lui posa doucement la main sur l'épaule :
– Que faites-vous là, monsieur ?
– Mais… je lis l'inscription !
– On pourrait presque croire que vous voulez embrasser Dolet (sic).
Je n'en ai pas l'intention, je vous l'assure…
À ce moment, un autre gardien du monument entra en scène et, gravement, prononça :
– Quelles étaient vos intentions, monsieur ?
– Je viens de le dire : je voulais tout simplement lire l'insription.
– Elle crève les yeux !
– Pas les miens : je suis myope !
Rassurés, les deux gardiens reprirent leur poste d'observation.
Va-t-on obliger les Orléanais à chanter avec le bon chansonnier montmartrois Hyspra :
Les agents sont de brav's gens
Qui s'baladent (bis)
Les agents sont de brav's gens
Qui s'baladent tout le temps.
… Tout le temps, devant le monument Étienne Dolet.
Plaignons les myope et aussi les enfants qui ne savent qu'épeler : un pas sur la pelouse où a été édifié le buste du « martyr » et la police intervient !
Encore un peu de temps et un arrêté municipal ordonnera à tous les passants de saluer Étienne Dolet, sous peine d'amende !!
Grotesque et pénible.


2019
LE BUSTE DE BRONZE, RÉCUPÉRÉ EN 1942, A ÉTÉ REMPLACÉ EN 1957 PAR UNE COPIE EN PIERRE. EN 2019, JEAN-PIERRE SUEUR, SÉNATEUR DU LOIRET, A PUBLIÉ LE TEXTE DE JEAN JAURÈS DE 1904, AVEC UNE PRÉFACE EN HOMMAGE À ÉTIENNE DOLET.
(Etienne Dolet ou le combat pour la souveraine liberté de l'esprit)

Il y a de singulières éclipses dans le destin posthume de ce héros de l'indépendance et de la souveraineté de l'esprit que fut Etienne Dolet. Si l'on ouvre le Dictionnaire des Lettres et le Dictionnaire des Œuvres publié par Lafon Bonpiani, on ne trouve aucune mention ni de son nom, ni de l'un de ses livres. Si l'on se plonge dans l'une des dernières éditions publiées de l'Encyclopedia Universalis, on ne trouve qu'une seule mention d'Etienne Dolet dans la rubrique : « Clément Marot » pour nous signaler qu'il fut l'imprimeur de l'un des livres de cet auteur. Et paradoxalement, il faut remonter à la fin du XIXème siècle pour retrouver un ouvrage majeur consacré exclusivement à Etienne Dolet, celui de Richard Copley Christie, publié d'abord en anglais, puis traduit et imprimé en France en 1886, au sein duquel nous avons puisé nombre des citations qui suivront. Depuis, les silences furent longs et nombreux. Heureusement, des universitaires se sont récemment remis à l'ouvrage pour mieux faire connaître l'œuvre de l'illustre orléanais. A Lyon, à l'instigation de Marcel Picquier, de nombreux travaux ont été menés. Et à Orléans, où l'on sait trop bien faire preuve de méconnaissance et d'oubli à l'égard de ceux qui ont illustré notre cité, les amis d'Etienne Dolet qui sont à l'initiative de la présente communication ont su inlassablement tenir le flambeau et faire vivre au travers du temps cette lumière que furent indissociablement la vie, l'œuvre, les combats et le destin d'Etienne Dolet.
Plutôt que de retracer une biographie que chacun connaît, j'aborderai la personnalité complexe d'Etienne Dolet autour de plusieurs thèmes. Et d'abord comment ne pas parler ici d'Etienne Dolet et d'Orléans.
À Guillaume Budé, Etienne Dolet écrivit : « Je naquis à Orléans, noble ville de notre Gaule, et très renommée ». Il est frappant que lorsque Etienne Dolet parle d'Orléans et de sa naissance à Orléans, il s'exprime dans des termes qui remettent en cause les prérogatives de l'aristocratie, l'injustice des positions acquises, des situations héritées et de la noblesse due aux hasards de la naissance. Je citerai à ce sujet le second discours qu'Étienne Dolet fit à Toulouse en réponse à son adversaire Pinache : « Je suis né de parents qui n'avaient nullement une position basse ou inférieure, ils occupaient dans le monde un rang honorable et même distingué ; la fortune de ma famille n'était pas médiocre et si mes parents ne pouvaient parler ni de leurs ancêtres, ni de leur noblesse, ni de leur dignité élevée, ni d'aucun de ces avantages qui sont plutôt dus au hasard et dont on n'a pas le droit de se glorifier, ils n'en jouirent pas moins d'une prospérité ininterrompue et passeront toute leur vie heureux et à l'abri du blâme ». Tout est déjà dit. C'est une première révolte contre l'ordre des choses. Pour Dolet, nul n'a le droit – j'insiste sur ce mot, le droit – de se glorifier des hiérarchies sociales qui ne sont que le fruit du hasard. Celles-ci n'ont pas de valeur. Elles ne constituent en rien un argument. Elles sont arbitraires. Autrement dit, les hommes naissent libres et égaux. C'est une première subversion.
Etienne Dolet resta toujours attaché à sa ville natale. À la fin de sa vie, revenant de Lyon vers Paris en bateau, Dolet raconte – comme l'a rappelé Olivier Severac – que l'embarcation fut arrêtée dans les glaces. Sur l'insistance de Dolet, le nocher fraye cependant un passage et Orléans apparaît dans un décor de givre. Etienne Dolet raconte : « Soudain nous glissons dans la Loire au large courant et pénétrons dans une ville célèbre dans l'histoire, Orléans où je reconnais le berceau de mon enfance. Je couvre de baisers les bords qui m'ont vu naître. »
Mais venons-en au second thème : Etienne Dolet adversaire intraitable de la superstition et de l'obscurantisme. Et ce second thème est lié au premier car Etienne Dolet ne fut jamais aussi véhément que lorsque l'adversaire Pinache, porte parole des Gascons, alors que lui parlait pour les Français, s'en prit à sa ville natale d'Orléans. Il ne supporta pas cette attaque. Il se mit littéralement en rage contre Toulouse, ville où il avait échoué après avoir respiré l'air intellectuel si libre de Padoue, pour lui capitale de la liberté, alors que Toulouse était, pour lui, la terre de l'obscurantisme et de la superstition. Soyons précis à cet égard sur les rapports de Dolet avec la religion – sujet sur lequel nous reviendrons - et donnons la parole à Richard Copley Christie : « Dans ses écrits […] rien n'est en désaccord avec les doctrines de l'Église. Son autorité est respectée. Il ne croyait pas aux doctrines de Luther et Calvin ». Mais il détestait par dessus tout la superstition en laquelle il voyait une vraie prostitution de l'esprit. Citons le même auteur : « Il pensait que la religion de Cicéron convenait mieux à un homme cultivé que le système qui offrait à l'adoration des fidèles le vin des noces de Cana, le peigne de la Vierge Marie et le bouclier de Saint Michel Archange ».
Cette ville de Toulouse, qui est une « île sonnante » où les cloches ne cessaient jamais de résonner, qui est pour lui l'absolu contraire de Padoue, qui est la capitale de la bigoterie, de la tyrannie ecclésiastique et de l'inquisition, est après la funeste place Maubert, l'endroit de France où à l'époque de la Réforme on a brûlé le plus d'êtres humains. L'Université de Toulouse est le contraire de la Renaissance. Dolet attaque cette ville comme une entité, comme un tout, sans nuance, sans évoquer ceux qui en son sein ne partagent pas les opinions communes, toujours dans son Second Discours : « Quelle est la culture littéraire de Toulouse, sa politesse de mœurs et sa civilisation, l'empressement que le Roi a mis dernièrement à quitter la ville nous le montre fort bien. Il est venu, il a vu, il est parti. La vulgarité, la grossièreté, la barbarie, la sottise de Toulouse ont chassé celui qui fait la gloire de la France. » Et Etienne Dolet en rajoute : « Vous conviendrez sans peine avec moi que Toulouse en est encore aux plus informes rudiments du culte chrétien, et qu'elle est adonnée à des superstitions dignes des Turcs ; car est-ce autre chose que cette cérémonie qui a lieu chaque année à la fête de Saint Georges, alors qu'on fait entrer des chevaux dans l'église Saint Etienne, qu'ils font neuf fois le tour alors qu'on officie solennellement afin d'obtenir des grâces pour eux ? Est-ce autre chose que cette cérémonie qui consiste à jeter une croix dans la Garonne, en un jour désigné, comme si l'on voulait de rendre propices un 3 Eridan, un Danube, un Nil ou même le vénérable Père Océan, et à demander aux eaux de la rivière de suivre un cours calme et régulier pour que ses bords ne soient pas inondés. Est-ce autre chose que de la superstition que de faire promener par des enfants les troncs pourris de certaines statues dans toute la ville, quand la sécheresse de l'été fait désirer la pluie ? Et malgré tout, cette ville, qui sait si mal ce qu'est la foi du Christ, prétend imposer à tous les hommes ses idées chrétiennes, régler toutes les affaires religieuses à son gré, et flétrit du nom d'hérétique, comme s'il avait dérogé à la dignité de la foi, celui qui suit les commandements du Christ avec plus de liberté et ne se conformant à leur esprit. »
Arrêtons-nous un instant sur le caractère positivement révolutionnaire de ces propos dans l'espace et dans le temps où ils sont tenus. Pour Dolet, il est contraire à la foi du Christ que de s'arroger le droit de l'imposer à quiconque. Et il est contraire à la même foi de refuser à quiconque le droit de l'exercer avec liberté en se conformant à ce que j'appelai dès le début de ce propos la souveraine liberté de l'esprit. Il y a dans ces écrits la condamnation de toutes les inquisitions bien sûr, de toutes les croisades évidemment, mais aussi de toutes les formes de dogmatisme. Aussi n'est-il pas étonnant que, selon les mots de Joseph Boulmier, « la harangue que fit Etienne Dolet à Toulouse le 9 octobre 1533, après avoir été désigné unanimement par les « Français » pour parler contre les « Gascons » et représentants d'autres nations apportât le premier fagot à l'horrible bûcher qui devait le dévorer plus tard ».
Face à toute cette horreur, le meilleur viatique est d'en revenir au Cher François Rabelais, devenu Alcofribas Nazier, publiant dans des conditions sur lesquelles nous reviendrons son second livre où il relate les pérégrinations de Pantagruel : « De là, vint à Toulouse où il apprit fort bien à danser, et à jouer de l'épée à deux mains, comme est l'usance des écoliers de ladite université; mais il n'y demeura guère quand il vit qu'ils faisaient brûler leur régent comme harengs saurets, disant : Ja Dieu ne plaise que ainsi je meure, car je suis de ma nature assez altéré sans me chauffer davantage ! »
Intrépide pour défendre ses opinions, faisant assaut en toute circonstance d'estoc et de taille, Etienne Dolet sait aussi manier la nécessaire prudence. Ainsi, donne-t-il des gages en affirmant tout le mal qu'il pense de la Réforme en général et de Luther en particulier : « Aucun de nous n'ignore que les doctrines nouvelles de la religion nouvelle que Luther a propagées depuis quelque temps ont été la cause d'inimitiés profondes, et qu'elles ne sont approuvées que par certaines personnes turbulentes animées d'une curiosité impie ». Il prend les devants. Il a une haute idée de son intelligence, de son sens de la dialectique et de sa culture. Il sait qu'il n'en faut pas plus pour être traité d'hérétique par ceux qui n'y comprennent rien et qui pullulent en cette ville de Toulouse. Aussi n'y va- t-il pas par quatre chemins et déclare-t-il tout net, pensant fortement à lui-même : « Lorsqu'un homme donne des preuves de génie et d'intelligence supérieure, il ne tarde pas à être soupçonné d'hérésie luthérienne par les gens d'un esprit étroit et dépravé, et […] il doit supporter toute la haine que fait naître une pareille accusation ». Il ajoute : « Je dois déjà entendre ces calomniateurs grincer des dents en écoutant ma voix ». Notons le style vif et imagé. Tout est dit en une image et en un chiasme : les dents, le grincement, l'écoute, la voix. Des études restent à faire sur le style d'Étienne Dolet. Il poursuit : « il me semble qu'ils pensent déjà à ma condamnation ». Notons cette singulière prémonition, comme si Étienne Dolet était habité dès sa jeunesse par la tragique singularité de son destin. Il continue : « Je crois même les entendre m'accuser d'être luthérien. Celui qui dernièrement m'a tant ravalé (Pinache) a déjà résolu, je n'en doute pas, d'approuver et de susciter les calomnies ; mais afin qu'il ne puisse pas, même un instant, jouir du plaisir ou de l'espérance de me voir accuser si odieusement, et afin qu'on ne puisse en aucune façon me jeter à la face des soupçons d'hérésie, je déclare ouvertement et énergiquement, et je vous demande à tous de me croire, que je ne fais nullement partie de cette secte impie et obstinée, que rien ne m'est plus odieux que les doctrines et les systèmes nouveaux, et qu'il n'y a rien au monde que je condamne plus fortement. Je suis de ceux qui honorent et révèrent seulement cette foi, seulement ces rites religieux qui ont la sanction des siècles qui nous ont été transmis par une succession d'hommes saints et pieu ».
À rebours de toutes les superstitions, Étienne Dolet était au sens plein du terme un enfant de la Renaissance en ce que celle-ci promut la liberté de l'esprit au travers de multiples controverses et au prix de combats souvent très rudes. Il était, pour reprendre les mots de Richard Copley Christie, « l'enfant, le panégyriste et le martyr de la Renaissance, un enfant de la pure Renaissance italienne ». Lorsqu'il arriva à Padoue, avant de se rendre à Toulouse, cette ville était le quartier général d'écoles d'inspiration panthéiste ou matérialiste. L'un des grands penseurs du lieu, Pietro Pomponazzo, dit Pomponatius, mort en 1525, peu avant l'arrivée d'Etienne Dolet, montre qu'il n'y a pas d'immortalité de l'âme chez Aristote, que cette croyance est contraire à la raison et que si la croyance en l'immortalité de l'âme peut être intellectuellement admise, ce n'est que sur la base d'une révélation et d'elle seule, pour laquelle il déclare éprouver le respect. Le livre dans lequel il expose ces thèses fut, aussitôt publié, condamné par l'Inquisition et brûlé en place publique dans la ville de Venise. Le protecteur d'Etienne Dolet à Padoue, Simon de Villeneuve, appelé aussi Simon Villanovanus, dont Rabelais fit l'éloge, était l'un de ses disciples. Jusqu'à la fin de sa vie Dolet rendit hommage à sa douceur, à son sens de la tolérance, au respect qu'il professa pour la liberté de l'esprit. Il fut une ombre tutélaire, un guide, un maître à penser. Nous y reviendrons.
Mais abordons notre troisième thème déjà largement évoqué, que j'appellerai : Étienne Dolet le bretteur. Toujours en mouvement, jamais en repos, Etienne Dolet eut le don de se faire d'innombrables ennemis et de transformer ses amis en ennemis, ses amitiés en inimitiés. Son caractère était souvent violent son esprit ombrageux, même s'il maniait aussi – on l'a vu - la prudence, même s'il savait disposer les contre-feux et même s'il trouvait quelque sérénité en écoutant la musique, qu'il aimait, ou en 5 pratiquant la natation. On imagine mal la violence des polémiques de l'époque. Je prendrai pour exemple la façon dont Étienne Dolet traite Erasme coupable notamment de ne pas aimer autant que lui Cicéron : « La foule vulgaire des grammairiens qui rendent un culte à Erasme comme à un dieu et qui le placent devant Cicéron ne se feront pas faute de m'attaquer. De plus, je suis certain que le vieillard (qui est presque tombé en enfance) raillera le jeune homme avec sa grossièreté habituelle. Mais rien ne m'inquiète moins que la grossièreté d'un bouffon, et je ne crains pas la morsure de ce vieil édenté ». On voit que Dolet n'y va pas de main morte, surtout lorsqu'on se souvient qu'Erasme est le plus grand érudit et le premier homme de lettres du siècle. Aussitôt, les défenseurs d'Erasme répliquent et au premier rang Scaliger qui écrit : « Dolet peut être appelé le chancre ou l'ulcère des muses. Car outre que dans un si grand corps, comme le dit Catule, il n'y a pas un grain de sel, il se pose en autocrate de la poésie […] C'est un méchant rabâcheur […] Pourquoi parlerai-je des immondices qu'on trouve dans l'évier ou dans l'égout de ses épigrammes ? elles sont ternes, froides, écrites sans esprit et pleines de cette arrogante folie qui, liée à l'arrogance la plus consommée, ne lui a pas permis de reconnaître l'existence de Dieu. Aussi, de même que le plus grand des philosophes, Aristote, en parlant de la nature des animaux, décrit d'abord les différentes parties qui les composent, et ensuite étudie leurs excréments, je veux qu'on lise ici le nom de cet homme, en sa qualité, non de poète mais d'excrément de la poésie ». Ces citations, qu'on pourrait multiplier, témoignent de la violence des controverses théologiques, philosophiques, littéraires, poétiques, grammaticales auxquelles Etienne Dolet, constamment accusé de plagiat, fit face. Et cela redoubla dans la seconde partie de sa vie où alterneront les séjours en prison, les fuites, les éphémères rétablissements, avant la catastrophe finale.
Il faut imaginer physiquement Dolet le bretteur, portant sur son visage les stigmates de ses combats. Donnons la parole à Lucien Febvre qui, dans son livre Le problème de l'incroyance au XVIème siècle : la religion de Rabelais, évoque une série de portraits : le premier où il apparaît « avec son visage de buis, son atroce maigreur, ses yeux de furieux, bégayant et revêtu de cette petite veste à l'Espagnole qui frappait si fort les visiteurs » ; le second où on le retrouve avec « son visage de bois, son regard mauvais qui fait fuir les jeux, les ris et les grâces, son corps monstrueux qu'habitait peut-être l'âme transmigrée de Cicéron romain – mais c'était pour s'y diluer, et d'abord perdre dans cette masse de chair toute sa vertu et son efficacité » ; le troisième qui nous montre « un Dolet à peine âgé de trente ans, mais qui en portait quarante avec sa calvitie précoce, son vaste front bourré de rides, sa pâleur bilieuse, ses sourcils en broussailles, sa courte veste arrêtée au dessus des reins ; séduisant avec cela, brutal et sensible, ivre d'orgueil […] prompt spadassin, une force de la nature, mais mal réglée et déconcertante dans ses effets ».
Quant à son caractère, si l'on en croit les Mémoires de l'abbé Nicéron, « il fut outré en tout, aimé extrêmement des uns, haï des autres à la fureur, comblant les uns de louanges, déchirant les autres sans pitié, toujours attaquant, toujours attaqué, savant au-delà de son âge, s'appliquant sans relâche au travail, d'ailleurs orgueilleux, méprisant, vindicatif… et inquiet ».
Mais voilà qu'Étienne Dolet arrive à Lyon. Voilà qu'il s'installe comme imprimeur. Les imprimeurs sont, au XVIème siècle, une sorte d'aristocratie intellectuelle. Ils savent lire. Ils sont cultivés. Ils façonnent la langue française. Etienne Dolet est heureux. On l'imagine soupesant les caractères, fignolant la typographie, indissociablement attaché à écrire et imprimer. Mais l'idée qu'il se fait de l'imprimerie, de ce qu'il appelle « l'art divin de l'imprimerie » rend derechef ses relations difficiles avec ses confrères par rapport auxquels il n'est pas tendre non plus – c'est le moins qu'on puisse dire -, puisqu'il déclare : « Quelle négligence, quel manque de soin marquent les imprimeurs ! Combien de fois ils sont aveugles et hors d'état de travailler par la boisson. Quels ivrognes ! » Et quand les ouvriers de l'imprimerie se liguent en 1538 contre leurs patrons pour exiger de recevoir de meilleurs salaires et d'être mieux nourris, Etienne Dolet prend hautement fait et cause pour eux, ce qui lui vaut la détestation de toute la confrérie des imprimeurs, qui le considèrent de surcroît comme un intrus car il n'avait pas fait d'apprentissage…
Il faut aussi imaginer la situation d'Etienne Dolet qui, après avoir subi de premières violentes mises en accusation à Paris, se trouve libre. Mais l'on découvre soudain deux paquets suspects saisis aux portes de Paris. Ces deux paquets sur lesquels est écrit en grandes lettres le nom d'Etienne Dolet sont bourrés de livres hérétiques, interdits, infâmants, bons à être brûlés, dont certains de notre auteur. C'est une provocation. Il est plus que probable que ses ennemis ont confectionné cet envoi à charge pour le discréditer. Il part pour Lyon, où il est illico remis en prison. Qu'à cela ne tienne. Il se met à parler au concierge, au geôlier et au guichetier. Il les persuade qu'il doit se rendre dans sa maison de la rue Mercière pour toucher une importante somme d'argent, qu'il doit y aller lui-même, en personne, et que s'ils l'accompagnent, il leur offrira outre quelque rémunération, du vin muscat de haute qualité. En attendant, il leur offre à souper. Ils sont convaincus. La troupe part. Ils arrivent dans la rue Mercière à l'adresse dite et là, Etienne Dolet ouvre la porte, fait entrer la troupe, la referme ouvre une deuxième porte, la referme et s'enfuit laissant le concierge, le geôlier et le guichetier, prisonniers entre les deux portes, sans argent et sans vin muscat. Quel brio !
Mais au-delà de ces épisodes drolatiques, il y a – et c'est plus lourd de conséquences - ces amitiés qui tout à coup se changent en leur contraire. Avec Marot d'abord dont il fut l'éditeur et le grand ami, avec qui il a tant partagé l'amour des lettres et du progrès intellectuel, Marot qui écrivit deux odes des plus chaleureuses à son endroit avant de lui adresser une violente épigramme par laquelle il lui dit que « nonobstant » des « gros tomes divers » il mourra « sans bruit » […] « car quel besoin est-il, homme pervers, que l'on te sache avoir jamais été…». On ignore toujours les raisons de cette brouille avec Marot.
Avec Rabelais l'amitié fut, elle aussi, très forte. Rabelais était, avant d'avoir écrit ses livres, un médecin très réputé des hôpitaux de Lyon. Sa notoriété était très grande. Rabelais avait même – insigne marque de confiance - envoyé à Etienne Dolet, la recette du mystérieux Garum, élixir de bonne santé physique et morale. Lorsque Pantagruel parut, le livre provoqua le vif courroux de La Sorbonne. Mais on l'a déjà vu, Rabelais était obsédé par la crainte d'être brûlé vif comme un « hareng saur ». Il sut manœuvrer et obtenir du Pape d'entrer à l'Abbaye de Saint Maur des Fossés comme chanoine. En contrepartie, le nouveau chanoine s'engage à publier une édition de son Pantagruel largement censurée. Mais au même moment, Etienne Dolet publie en 1542, une édition du livre présentée comme « revue et augmentée par l'auteur », qui comporte l'intégralité des passages censurés par Rabelais lui-même et ne comprend aucune augmentation, contrairement à ce qu'annonce le titre… Fureur de Rabelais, qui fait précéder sa nouvelle édition d'un avertissement au lecteur dans lequel il étrille Étienne Dolet. S'adressant au lecteur il écrit : « Sois averti que par avarice a été soustrait l'exemplaire de ce livre encore étant sous la presse par un plagiaire homme enclin à tout mal ». Il affirme qu'un « tel monstre est né pour l'ennui et l'injure des gens de bien ». Il proclame que « les œuvres de ce dernier ne sont que « ramas…» et « échantillons des livres d'autrui ». Il ajoute que « ces œuvres ne sont pas dignes de Cicéron mais sont juste dignes d'être des bailles à moutardier ».
Le quatrième sujet que je voudrais traiter est celui des rapports d'Étienne Dolet avec le langage et la poésie. Ce rapport est physique d'abord. C'est celui de l'imprimeur. Il faut se souvenir que le fanatisme et l'obscurantisme avaient pris un tel pouvoir que le 13 janvier 1535 le Roi François Ier signa des lettres patentes par lesquelles il défendait à toute personne, sous peine de mort, d'imprimer désormais tout livre en France, quels qu'en fussent l'auteur et le sujet. Dolet s'insurgea contre les inspirateurs de cette décision : « Ils ont pris pour prétexte que la littérature servait à propager l'hérésie luthérienne, et que la typographie soutenait ainsi cette cause. Race insensée d'imbéciles ! Comme si les armes étaient mauvaises ou destructives par elles-mêmes et comme si, parce qu'elles blessent et tuent, il fallait en défendre l'usage aux hommes bons qui se défendent eux-mêmes et défendent leur pays (…) Ce complot abominable et méchant des sophistes et des ivrognes de La Sorbonne a été réduit à néant ».
Dolet est un ardent défenseur de l'imprimerie qui est une découverte qui fait peur. Les imprimeurs du XVIème siècle sont suspects autant que les comédiens du XVIIème. Ils sont suspects de mettre en cause l'ordre établi, de défendre le libre arbitre, de diffuser des écrits de toute nature et en tout sens, en un mot de donner des ailes à la liberté.
L'œuvre majeure de la vie de Dolet fut les Commentaires consacrés à la langue latine. C'est une somme qui traite de très nombreux sujets et où Dolet s'emploie comme il le fit toujours à démontrer la supériorité du style de Cicéron sur celui de Salluste, de César, de Térence, de Tite-Live et de tant d'autres. Mais Etienne Dolet s'intéresse aussi à la 8 langue française. Il fait partie de ces imprimeurs qui contribuent à sa codification, à l'établissement de son orthographe et de sa ponctuation. C'est ainsi qu'il produit en 1540 un ouvrage sur la « Traduction et la ponctuation de la langue française ainsi que sur les accents d'icelle ». Les historiens de la grammaire attestent que c'est à Dolet que l'on doit que le pluriel des noms en "é" comme volupté ou dignité soient marqués par un "s" et non un "z ". Ce fut une innovation. Mais Bernard Cerquiglini démontre dans son livre consacré à l'accent circonflexe – L'accent du souvenir – que l'ouvrage de Dolet n'est que le pur plagiat d'un livre paru antérieurement, appelé Brève Doctrine. La question de l'accent circonflexe commence à faire rage. Nombre d'érudits et de puristes pensent qu'il constitue une injure au génie de la langue française. C'est un « chevron bâtard » qui insulte notre prose et notre poésie. Notons – c'est tout l'intérêt du livre de Bernard Cerquiglini – que les successeurs de ces puristes pourchassent impitoyablement cinq siècles plus tard ceux qui veulent supprimer l'accent circonflexe, même lorsqu'il est le fruit de fausses étymologies. Autrement dit, le conservatisme et la réaction vont se nicher jusque dans les graphies, et il est éclairant de constater que le scandale consiste pour leurs zélateurs à mettre en cause aujourd'hui ce qui fut source de scandale il y a cinq siècles et qu'ils auraient alors pourfendu dans les termes les plus durs ! Réfléchissons à cet autre arbitraire du signe : arbitraire et changeant est en effet le motif où s'agrippe la haine du progrès.
Mais revenons à Dolet et notons qu'il est très significatif qu'il use de l'accent circonflexe pour régler la graphie et la longueur des syllabes sur le mode des grandes langues antiques. Là aussi, il ferraille. Il plaide pour le latin et le français, le second devant s'inspirer du premier, et l'usage de l'accent circonflexe devant trouver sa justification dans le rapport au latin. Une innovation mal vécue par les lettrés est ainsi justifiée par la tradition. Dolet est favorable à l'innovation dès lors qu'elle permet de magnifier la tradition ! Ajoutons que, pendant longtemps, les efforts de Dolet et de plusieurs de ses confrères imprimeurs furent vains, puisque le fameux chevron fut récusé. Ce n'est qu'en 1740 – soit deux siècles plus tard – que le Dictionnaire de l'Académie Française acta ce signe qui avait fait son apparition à l'époque d'Étienne Dolet. Rien n'est anodin. Le débat sur la réforme et la révolution s'insinue aussi dans les querelles orthographiques. Dans ce champ aussi Étienne Dolet se bat. On pourrait dire qu'il est à la fois novateur et conservateur, mais ce serait, en l'espèce, se laisser aller à un véritable anachronisme. Au XVIème siècle, les plus progressistes cherchent à modifier la langue française en construisant son caractère propre à partir de la non pareille innutrition qu'apporte la connaissance de la pure langue latine.
Mais le rapport de Dolet avec le langage est aussi celui d'un poète. Limitons-nous à quelques exemples. D'abord cette simple phrase écrite à la suite du décès de Villanovanus :
Adieu cher toi que j'ai aimé plus que mes yeux
Y a-t-il plus pure poésie ?
Autre exemple : ce qu'écrit Dolet sur la peine de mort. Voilà ce qu'il écrit d'un condamné à mort, conduit au bûcher : « Son corps a été anéanti, mais sa mémoire est encore torturée par les flammes furieuses de la haine ». Il ajoute : « Lorsque les nuages se furent dissipés, devait-on désespérer de voir renaître le jour dans son esprit ? Et lorsqu'il s'efforçait de sortir des abîmes et des gouffres dans lesquels il s'était plongé, et d'arriver à un refuge sûr, pourquoi d'un commun accord ne lui avons-nous pas tendu une main secourable pour lui permettre d'atteindre le port ? ».
Ces phrases procèdent du registre poétique de la douceur, du réconfort, de la commisération. Nul mieux qu'Étienne Dolet n'a dépeint la jouissance de l'horreur qu'éprouvent ceux qui assistent au spectacle du bûcher : « Toulouse […] a satisfait son insatiable cruauté en le torturant et ne le mettant à mort. Son esprit et ses yeux se sont repus de sa souffrance et de sa mort […]. Elle a commis un acte absolument injuste ».
Notre dernier thème sera celui des rapports entre Etienne Dolet et la mort.
On sait qu'il sera lors de deux procès condamné à mort pour avoir omis dans une édition la phrase se référant à la Communion des Saints dans le Credo, pour y avoir interverti deux phrases, pour avoir mangé de la viande pendant le Carême alors qu'il affirmait que cela lui avait été prescrit par le médecin, pour avoir employé le terme fatum dans un sens qui connotait la prédestination et enfin, dans un ultime procès, pour avoir publié un dialogue – par ailleurs apocryphe – de Platon dans lequel cette phrase est prêtée à Socrate : « Quand tu seras décédé, […] tu ne seras plus rien du tout ». Ce rien du tout fut fatal quand bien même on put expliquer qu'il ne s'appliquait qu'au corps. Et quand bien même Etienne Dolet avait mille fois proclamé sa croyance en l'immortalité de l'âme.
Il avait certes écrit cette étrange et forte phrase dans l'épitaphe du cher Villanovanus : « Réjouis-toi de ma mort et ne me plains pas car étant mort, j'ai cessé d'être mortel ». Phrase paradoxale, à double sens : ai-je cessé d'être mortel parce que je suis devenu immortel ou tout simplement parce que plus rien de moi n'existe après la mort ?
Un certain nombre de textes nous montrent un Dolet véritablement interrogatif. Beaucoup d'autres, les plus nombreux, – nous en avons déjà cité – attestent de la fidélité d'Etienne Dolet à la religion et à sa foi en l'immortalité de l'âme. Je citerai, entre cent autres, cet extrait du Genethliacum, œuvre écrite à la naissance de son fils Claude dont le titre même affiche modestement qu'il s'agit d'une « œuvre très utile et nécessaire à la vie commune contenant comme l'homme se doit gouverner en ce monde ».

La mort est bonne et nous prive du mal
La mort est bonne et nous ôte du val
Calamiteux ;
Et puis nous donne entrée
Au Ciel (le ciel des âmes est contrée) […]
En cet endroit il ne faut avoir foi
A ceux qui disent (et ne savent pourquoi)
L'Âme et le Corps tous deux mourir ensemble…

Il y a plusieurs lectures possibles des conceptions d'Étienne Dolet par rapport à la religion et à l'immortalité de l'âme.
On peut penser d'abord que ce qu'il nous en dit n'est que prudence, concession à l'esprit du temps, et ruse pour échapper aux foudres de l'Inquisition. Mais cela se heurte à deux objections. La première objection tient au caractère même d'Etienne Dolet qui – on l'a vu – ne recule pas devant les combats et les controverses, prend facilement des risques, même s'il sait aussi prendre les précautions nécessaires. Et puis – seconde objection – on ne peut méconnaître la place considérable que ces thèmes – et ces affirmations – tiennent dans son œuvre. Peut-on, s'agissant d'un personnage au caractère aussi trempé que Dolet, considérer qu'une part si importante de son œuvre serait œuvre de circonstance ?
Il y a une seconde approche, celle de Lucien Febvre, qui explique dans son livre déjà cité comment l'incroyance était en quelque sorte impensable au XVIème siècle. Elle était en dehors de l'épistémè de l'époque.
Raisonner sur les conceptions et les convictions du XVIème siècle au regard de notre idée de la laïcité, des visions de la Révolution Française ou de la philosophie des Lumières serait commettre un total anachronisme.
Je cite Lucien Febvre : « Prétendre faire du XVIe siècle un siècle sceptique, un siècle libertin, un siècle rationaliste et le glorifier comme tel serait la pire des erreurs et des illusions. De par la volonté de ses meilleurs représentants, il fut, bien au contraire, un siècle inspiré. Un siècle qui sur toutes choses cherchait, d'abord, un reflet du divin »
Et encore : « Soyons justes pour les hommes de ce temps : être juste, c'est comprendre. Ce qu'ils voulaient, ce qu'ils ont tenté — c'est la restauration de l'unité mentale, le rêve de tous les hommes ; c'est l'établissement d'un accord entre leur connaissance croissante des faits de nature et leur notion de la divinité ».
Cette thèse est forte. Elle a depuis été relativisée, comme l'a expliqué Marcel Picquier. Nul n'échappe à l'épistémè, aux présupposés, aux prérequis, à tout ce qui rend possible la pensée à une époque et constitue en quelque sorte les conditions d'existence, et je ne saurais mieux faire en la matière que de renvoyer à l'œuvre de Michel Foucault qui, mieux que quiconque, a exploré l'Archéologie du Savoir et débusqué les structures pré-établies qui expliquent l'apparition et la disparition des concepts. Mais à toute époque – ce fut le cas avec Etienne Dolet, et Michel Foucault n'en disconvient pas, tout au contraire – il est des êtres qui donnent des coups de boutoir dans les présupposés, les systèmes pré-établis, il est des hommes et des femmes qui brisent l'armure, il est des soldats de la liberté, grâce auxquels le ciel des idées connaît de singuliers éclairs.
J'évoquerai enfin une dernière hypothèse, celle qui me paraît la plus proche de la vérité.
Etienne Dolet est un chercheur. C'est un homme qui cherche. C'est un homme qui croit. C'est un homme qui doute. C'est un homme qui sait. C'est un homme qui ne sait pas. C'est un homme qui voudrait savoir.
Il croit sincèrement au message d'humanité, de fraternité, d'amour du genre humain qu'apporte la religion. Il déteste tout aussi sincèrement les cléricaux qui non seulement dévoient ce message, mais se servent de lui pour faire le contraire de ce dont il est l'expression.
Il croit en la légitimité de la révolte contre ceux qui oppressent et oppriment au nom de la religion.
Il croit en la force de l'esprit. Il déteste donc le dogmatisme. Il ne peut accepter que la religion ait pour corollaire l'interdiction de penser.
Et comme il croit en la force d'esprit, il ne pense pas que celle-ci se trouve abolie par la mort – ce qui explique ses nombreuses prises de position sur l'immortalité de l'âme.
On a pu le décrire – certains l'ont fait – comme théiste ou déiste.
Ce qui est sûr, c'est qu'il a très fréquemment marqué son accord avec les principes et les valeurs de la religion – ou à tout le moins son respect pour ceux-ci – tout en pourfendant les utilisations indues qui en sont faites.
Etienne Dolet est un homme qui, comme beaucoup d'entre nous, cherche, qui est traversé par la contradiction. A certains égards, on peut lire son œuvre comme un collage, collage entre un versant que nous qualifierons de « cicéronien » et un versant chrétien. Dans tous les cas, il croit assurément au primat de l'esprit.
Je ne connais pas, dans son œuvre, de texte plus étonnant, plus humaniste, plus amoureux de l'humaine condition et des « frères humains qui après nous vivrez », comme avait dit François Villon, que ce passage de l'Epître au Parlement de Paris :

Quand on m'aura ou brûlé ou pendu,
Mis sur la roue et en quartiers fendu
Qu'en sera-t-il ? Ce sera un corps mort
Las ! Toutefois n'aurait-on nul remords
De faire ainsi mourir cruellement
Un qui en rien n'a forfait nullement ?
Un homme est-il de valeur si petite ?
Est-ce une mouche ? Ou un vers qui mérite
Sans nul égard sitôt être détruit ?

Et puis il y a les dernières phrases écrites par Etienne Dolet à la prison de la Conciergerie alors qu'il est déclaré coupable de « blasphème, de sédition et d'exposition de livres prohibés et damnés » :

Si sur la chair les mondains ont pouvoir, sur vous, esprit, rien ne peuvent avoir.
Il ajoute :
Soit tôt ou tard ce corps deviendra cendre
Il écrit :
Quant à la chair il lui convient pourrir
Mais s'agissant de l'esprit, il écrit :
Vous ne pouvez périr.

Cet homme, affaibli par la torture qu'on lui a fait subir préventivement, avait écrit à son Roi : « Mes trésors ne sont non or ou argent, pierreries ou telles choses caduques et de peu de durée, mais les efforts de mon esprit ».
Il avance maintenant sur la place Maubert sous les yeux des bigots et d'un peuple avide de suivre le supplice en direct. Les spectateurs sont là. Ils ont les yeux qui brillent à l'idée de voir le spectacle dans sa pure réalité, de partager la réalité du spectacle qui éliminera physiquement l'infamie proclamée. Ils sont du côté du Bien. Certains doivent avoir pitié. Du moins on l'espère. Lui, Etienne, est déjà sur l'autre versant. Il a dit et redit que les flammes ne feront que changer la date d'une mort inéluctable et n'auront 13 de prise ni sur son esprit, ni sur son œuvre qui lui survivra. Il n'est pas seul. Auprès de lui ses livres sont là, les uns au dessus des autres, liés à lui, ses autres lui-même comme s'il ne suffisait pas d'abolir le corps, la chair, les os, l'être même, mais qu'il fallait de surcroît, que par le même geste et le même mouvement, fussent réduites à néant les pages d'imprimerie, comme s'il fallait tenter d'abolir par une seule flamme dévastatrice l'œuvre métonymie de l'être et l'être métonymie de l'œuvre, afin qu'aucune trace ni matérielle ni intellectuelle ne subsiste, objectif totalitaire et dérisoire, car aucun bûcher ne détruit jamais l'œuvre d'un esprit libre qui, toute sa vie, dans les bonheurs et les malheurs, au cœur des certitudes, des doutes et des interrogations, contre toutes les formes de fanatisme, d'endoctrinement et de négation du droit élémentaire à la pensée, avait plaidé de tout son corps et de tout son esprit, pour ce trésor qu'aucun bourreau n'a jamais pu anéantir, ce trésor qui nous aide encore aujourd'hui à lutter contre toutes les formes d'asservissement de la pensée et qui s'appelle la souveraine liberté de l'esprit.

Jean-Pierre SUEUR.

https://www.jpsueur.com/images/stories/textesJPS/etiennedolet.pdf


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