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FABRE D'OLIVET, UN MÉDECIN D'AUTREFOIS, chapitre « LA PLACE MAUBERT »

Arrivant à Paris, le docteur Paracelse apprend qu'il a été confondu par la justice avec Etienne Dolet et que celui-ci a été condamné à être brûlé, condamnation dont le jeune bachelier Oporinus vient de faire appel. Paracelse se précipite chez le chancelier Duprat et obtient facilement la grâce de Dolet. Mais le bûcher est déjà préparé, place Maubert…
N.B. Paracelse est mort en 1541 et Dolet a été brûlé en 1546 : Fabre d'Olivet dit qu'il a anticipé sa mort « afin d'ajouter à l'intérêt ».


Estienne Dolet avait été renfermé dans un des cachots les plus profonds du Châtelet. Il n'y avait ni air ni lumière. C'était une espèce de cercueil anticipé, cercueil de pierre de taille qui emprisonnait l'âme aussi bien que le corps, et ajoutait ainsi les inquiétudes, les tourmens et les douleurs de la vie à l'immobilité, je dirais presque à l'anéantissement de la mort. Ces cachots, où la justice de nos bons aïeux jetait ceux qu'elle soupconnait de faute, étaient un genre de torture préalable infligée indistinctement aux innocens et aux coupables. On eût dit qu'être soupçonné était même un crime à ses yeux, puisqu'elle vous en punissait ainsi.
Mais Estienne Dolet ne pouvait plus se plaindre de ses rigueurs ; il avait été jugé et condamné.
Sa condamnation était juste ; son crime était prouvé, et lui-même ne pouvait le nier. Il avait déclaré la guerre à la société telle qu'elle était organisée alors ; dans cette lutte inégale, il avait succombé, et ses juges se défaisaient d'un ennemi en l'envoyant au supplice. Dolet avait accepté leur sentence comme toute naturelle, comme la loi du plus fort qu'il lui fallait subir. En entrant dans la périlleuse carrière de la réforme sociale, il ne s'était pas dissimulé le danger qu'il pouvait courir. Vainqueur, il eût peut-être écrasé ses ennemis ; vaincu, il devait être écrasé par eux. Il était résigné.
À ce moment, il dormait. Un faible rayon de lumière, que jetait une lampe fumeuse placée dans le corridor, passait à travers l'étroit guichet barrelé pratiqué dans la porte épaisse de la prison, et resté ouvert par mégarde sans doute. Il éclairait un coin du cachot, et permettait à l'œil de distinguer la tête de l'étudiant, appuyée contre une pierre sur laquelle étaient éparpillés quelques brins de paille. La figure de Dolet était pâle et maigrie. Ses yeux s'étaient enfoncés sous ses sourcils, ses joues s'étaient creusées ; une contraction maladive et douloureuse pesait sur ses sourcils. Mais son front était calme, et sur sa bouche spirituelle, dont les coins se soulevaient avec un sentiment de dédain, reposait ce sourire plein d'ironie, qu'il avait si souvent adressé à ses juges, et, qui n'était plus maintenant qu'un défi lancé à la souffrance et à la mort. Son sommeil était paisible et profond. Le bruit de sa respiration égale et mesurée se faisait seul entendre dans le silence sépulcral de la prison.
Un cliquetis d'armes et des pas retentirent alors dans le corridor. On s'approcha du cachot ; la clef grinça dans la serrure, les barres de fer furent soulevées. Dolet se réveilla.
– Que le bon Dieu vous bénisse, dit-il avec humeur au geôlier, de me réveiller ainsi ! que me voulez-vous ?
– Vous dormirez tantôt, répondit le geôlier avec une expression étrange.
Dolet se leva sur son séant, brusquement, et jeta sur sa large figure un regard interrogateur
– Ah ! ah ! dit-il, déjà ! Je crois comprendre ce que cela signifie, brave homme. C'est dommage que je ne puisse pas redormir tout de suite, et qu'il y ait entre les deux sommeils un petit quart d'heure à passer qui peut paraître pénible… quand on n'y est pas habitué. Enfin ! la volonté de Dieu soit faite !
– Amen ! répondit le geôlier.
– Très bien !… vous allez me déferrer ?
 Le geôlier le détacha en silence.
– A merveille ! reprit Dolet, en étendant les bras et les jambes avec une vive expression de plaisir. Ah ! la liberté est une douce chose ! on ne peut l'acheter trop cher.
– Levez-vous, et marchez, dit le geôlier d'une voix sombre.
– Nous avons été condamnés plusieurs ensemble l'autre jour, demanda Dolet ; suis-je seul aujourd'hui ?
– Vous le verrez là-haut.
Dolet se rendit dans la salle supérieure ; là il trouva une espèce de greffier assisté de deux sergens d'armes qui lui relut sa condamnation, ainsi que l'ordre d'exécution immédiate.
– À merveille ! dit Dolet sans s'émouvoir. Et mes confrères en bûcher où sont-ils ?
– Ceci ne vous regarde pas, répondit durement le greffier.
– Mon cher ami, reprit Dolet avec sang-froid, il serait bien d'être poli avec tout le monde.
– Emmenez le condamné ! cria le greffier.
En traversant une salle basse occupée par des archers, on s'arrêta pour attendre un moment le chariot, et Dolet y vit sur une espèce de civière un soldat étendu dont les habits ensanglantés étaient jetés sur le plancher, et qui paraissait blessé assez grièvement. Un de ses camarades montra le poing à Dolet.
– En voilà un de ces bandits ! s'écria-t-il ; au moins celui-là va payer pour les autres.
– Que vous ai-je fait ? lui demanda l'écolier avec calme.
– Tiens ! regarde ce pauvre diable ; c'est un des tiens qui l'a mis en cet état. Est-ce notre faute, à nous, si l'on vous arrête ?
– Et vous, pourquoi essayez-vous de nous arrêter ? demanda Dolet en souriant.
-– Tiens, comme si ça pouvait se faire autrement ! on nous dit de marcher pour prendre le docteur Paracelse, quoi !… Est-ce que je le connais, moi, le docteur Paracelse ? Qu'est-ce que ça me fait ? Il faut pourtant marcher… Mais aussi pourquoi nous tuer ? Est-ce ma faute, à moi, s'il s'est mis dans le cas d'être pris, quoi ?
– Paracelse ! s'écria Dolet, est-il arrêté ?
– Ah bien, oui ! répondit l'archer, c'en est un drôle de compagnon, celui-là !
– Allons, marchons, dit le chef de l'escorte ; et Dolet sortit de la salle. La pensée que Paracelse se trouvait à Paris en ce moment le préoccupait vivement. Pourquoi avait-il quitté Bâle, le théàtre de sa gloire et de ses succès, pour venir s'exposer à tant de dangers ? Ah ! sans doute il était accouru à la nouvelle de la captivité de ses amis pour chercher à les secourir ! Cette pensée affligea profondément le jeune écolier. Il ne put s'empêcher d'accuser son ami d'imprudence et de folie : la perte de Dolet n'était rien ; celle de Paracelse serait irréparable. Aussi, lorsqu'il monta dans la fatale charrette, il jeta un coup d'œil sur la foule qui l'entourait, s'attendant presque à rencontrer le regard de Paracelse au milieu de tous ces regards fixés sur lui. Son attente fut trompée ; et, bien qu'il l'eût intérieurement désiré pour témoin de ses derniers momens, il se félicita de le savoir éloigné du danger qui l'aurait menacé près de son bûcher.
La foule, au lieu de se livrer à ces démonstrations bruyantes avec lesquelles elle accompagnait ordinairement ce genre de spectacle, était silencieuse et morne. Un nombre considérable d'étudians encombraient la chaussée, et ils semblaient réunis là moins pour applaudir au supplice et féliciter les juges de leur sentence que pour honorer le courage du condamné. Ils formaient cortège à la première victime de l'indépendance de la pensée et de l'émancipation populaire.
L'apparition de Dolet sur la fatale charrette ne fut saluée d'aucun cri de mécontentement ou de joie ; tous furent muets comme la victime ; car lui, en ce moment, il était profondément absorbé dans les pensées nouvelles que les paroles de l'archer avaient fait naître en son esprit ; il était plus préoccupé des périls de son ami que de son propre supplice, et de la nouvelle perte dont était menacée la cause qu'il avait défendue que du bûcher même où il allait monter.
Le ciel était gris et sombre ; la matinée était froide, et l'air comme épaissi par un brouillard pénétrant qui dérobait une partie du jour. L'aspect du ciel voilé de nuages, celui des maisons désertes et mornes, l'attitude recueillie du condamné et de la population, ce silence profond au milieu de la foule, cette obscurité profonde au milieu du jour, tout apportait à l'âme un sentiment indéfinissable de mélancolie.
Debout sur le chariot, les bras croisés, la tête penchée sur sa poitrine, Dolet semblait plongé dans une méditation profonde.
– Chrétien ! lui dit une voix sévère à côté de lui, songez à mettre à profit les courts instans de vie qui vous restent ! Ne vous laissez pas abattre par la crainte…
Dolet se retourna vivement et vit un prêtre. Il se mit à sourire et secoua la tête.
– Sire prêtre, lui dit-il d'une voix ferme, je n'ai jamais craint, et en ce moment moins que jamais.
– Ne devez-vous pas craindre Dieu ! Dieu qui vous attend ! Il faut obtenir de lui le pardon de vos hérésies et de vos fautes.
– Je crains Dieu encore moins que les hommes, repartit Dolet avec une dignité calme ; je l'aime et je l'adore avant tout. C'est lui qui m'a jeté en ce monde, c'est lui qui m'en retire. Je souhaite que mes juges soient en ce moment aussi tranquilles que moi.
– Malheureux jeune homme ! quoi ! pas de repentir, même à cette heure suprême ! Vous voulez mourir dans l'hérésie et le péché, ainsi que vous avez vécu ? Et cette foule qui saisie d'horreur vous regarde, cette foule ne…
Dolet l'interrompit par un geste et un sourire pleins d'ironie :
Non Dolet ipse Dolet, sed pia turba Dolet.
Puis il ajouta :
– Sans doute vous comprenez le latin, sire prêtre ?
Le prêtre se mordit les lèvres.
Non pia turba Dolet, sed Dolet ipse Dolet, répondit-il.
– Très bien, répliqua Dolet en riant, voici ce que vous m'avez dit de mieux jusqu'à présent, et si vous y consentez, nous en resterons là. Il est inutile de parler pour n'être ni compris, ni même écouté.
En achevant ces paroles, il se détourna, et s'appuyant contre le bord du chariot, il parcourut d'un regard calme et sérieux la foule qui le suivait silencieusement et grossissait à chaque pas. Il y avait peine pour le chariot et sa nombreuse escorte à se faire jour dans ces rues étroites et encombrées. Il était évident que l'officier qui commandait le détachement, peu habitué d'ailleurs à cette attitude froide et sévère de la population, n'était pas tout à fait sans inquiétude, surtout lorsque dans la rue Galande, vis à vis de la taverne des Quatre-Nations, l'affluence des écoliers devint telle qu'il lui fut impossible d'avancer, et qu'il dut nécessairement s'arrêter un moment. La vue de ce lieu parut au reste faire sur le jeune homme une vive impression. Il avait consumé là tant d'heures de loisir et d'insouciance ! Il y retrouvait tant de souvenirs ! Sa vie tout entière semblait y être renfermée : c'était là qu'il avait commencé sa carrière sociale comme écolier indépendant et tapageur ; c'était non loin de là qu'il allait la terminer sur un bûcher comme hérétique et rebelle ! Ses yeux, qui s'étaient fixés sur cette place avec une sorte d'égarement involontaire, rencontrèrent alors quelques visages amis. Il se redressa avec fermeté, et de la main leur fit un geste d'adieu.
– Faites place, vive Dieu ! cria l'officier avec un redoublement d'anxiété à la vue de ces signes d'intelligence. La foule resta immobile et muette ; mais cette impassibilité dédaigneuse, qui barrait le passage à la justice du roi sans s'irriter et sans s'émouvoir, semblait à elle seule une menace.
À ce moment, un jeune écolier s'élança sur une borne, en face du chariot arrêté, ôta sa toque en l'agitant en l'air, et dominant la foule, montra à tous les regards sa tête blonde et sa douce physionomie altérée par une expression profonde de douleur :
– Adieu, Estienne, cria-t-il, adieu ! Tes amis t'adressent ici le témoignage de leur douleur… et de leur admiration ! Puisse-t-il adoucir les souffrances de ton supplice !
– Adieu ! répondit Dolet d'une voix ferme.
– As-tu quelque pensée à nous révéler encore, quelque recommandation à nous faire, quelque voeu suprême à former ?
– Oui, s'écria Dolet avec force, je vous lègue mon amour pour l'humanité et ma haine pour les tyrans !
– Faites place ! au nom du roi ! répéta l'officier. Soldats, serrez les rangs ! marche ! Et le chariot recommença à rouler lentement.
– Et ton exemple à suivre, reprit Oporinus avec énergie. Saint martyr ! donne-nous ta bénédiction !
Un grand nombre des assistans se découvrirent par un mouvement spontané, et Dolet plus ému qu'il ne l'avait encore été, mais de cette émotion pleine d'attendrissement et de douceur qui ne semblait pas devoir trouver place dans un semblable moment, étendit les bras vers la foule.
– Adieu, amis ! Croissez et multipliez pour le triomphe de la raison ! Que ma mort soit une exhortation à tous pour marcher sans hésiter dans la juste voie. Car j'ai vécu sans ambition, et je meurs sans crainte !
La voiture marchait, et le bruit sourd des roues heurtant par cahots le pavé inégal, le piétinement des chevaux de l'escorte, et le cliquetis des armes n'eût pas permis à Dolet de se faire entendre davantage. Mais, à l'endroit où la rue se resserrait en tournant vers la place Maubert, la foule qui avait suivi le cortège le força à ralentir de nouveau sa marche. Déjà l'on pouvait presque apercevoir le bûcher qui s'élevait au centre du marché. Alors, par un commun effort, plusieurs écoliers désunirent subitement l'enceinte formée par les soldats et se précipitèrent auprès du chariot.
– Adieu, Dolet ! cria Oporinus en s'élançant sur les rayons de la roue et s'élevant jusqu'à lui ; ta main !
Dolet lui serra la main avec effusion.
– Ne pleure donc pas, enfant ! lui dit-il ; vois comme je suis tranquille ! Il est beau de mourir pour une belle cause, et c'est un bonheur que l'homme doit envier.
Il n'en put dire plus. Un soldat avait arraché violemment Oporinus, et l'avait jeté à terre sous les chevaux, qui, partant vivement, faillirent l'écraser. On débouchait alors sur la place, et le lourd chariot traîné au galop roula bruyamment jusqu'au bûcher.
– Enfin ! nous voici arrivés ! dit l'officier avec un vif sentiment de joie.
Les soldats se rangèrent autour du fatal édifice, Dolet descendit du chariot et s'avança d'un pas ferme vers le bûcher. Quelques bonnes gens, placés aux fenêtres des vieilles maisons qui entouraient la place, remarquèrent avec grand scandale qu'au moment où le prêtre, tentant un dernier effort, lui présenta le crucifix à baiser, il détourna la tête en haussant légèrement les épaules, et se contenta de lever un moment les mains et les yeux vers le ciel.
– Quel dommage, dit une femme, qu'un si jeune et si beau garçon, qui a l'air si spirituel et si doux, soit un véritable réprouvé !
Le hasard semblait remettre à ce dernier moment sous les yeux de Dolet tous les lieux qui pouvaient retracer quelques souvenirs à sa mémoire. En montant sur le bûcher, il se trouva tourné vers la maison d'Albert-le-Grand ; ses regards rencontrèrent la fenêtre où brillait jadis la lampe studieuse du jeune docteur… Que d'évènemens s'étaient passés depuis !… et tout cela devait aboutir au bûcher pour l'un… et pour l'autre ?… la veille encore il était poursuivi ! Quelle que fût la constance d'Estienne Dolet, toutes ces pensées l'accablèrent à la fois. Il chancelait ; tout semblait tourner et vaciller autour de lui ; ses yeux éblouis étaient remplis de larmes brûlantes qui ne pouvaient couler ; il sentit ses forces défaillir ; tous ses membres s'affaissèrent à la fois, et il tomba contre le poteau où était fixée la chaîne qui allait l'attacher au supplice.
– Vous avez irrité le bon Dieu, jeune homme, lui dit le bourreau, qui le liait en ce moment. avec sang-froid.
Cette phrase fit tressaillir l'écolier, et le rappela pour ainsi dire à lui-même.
– Pourquoi ? demanda-t-il avec une sorte d'égarement.
– Sentez-vous ce vent frais et continu qui vous souffle dans la figure ? c'est le bon Dieu qui l'envoie, jeune homme ; et il est bien mauvais pour vous, ce vent-là !…
– Ah ! repartit Dolet, qui avait déjà surmonté l'involontaire mouvement de faiblesse qui l'avait accablé un moment ; je comprends ! il soufflera le bûcher… Eh bien ! cela sera plus vite fini ! Et un sourire amer se peignit sur sa figure. Le bourreau hocha la tête en sifflotant, et terminant son ouvrage.
– Oh que nenni ! Il rabattra la fumée, au contraire… et alors… vous verrez ! jeune homme, vous verrez ! nous avons de l'expérience !
Il avait ramassé ses outils, et il descendit du bûcher. A ces paroles de sinistre augure, Dolet sentit un frissonnement convulsif passer dans tous ses membres ; ses cheveux se hérissèrent, lorsqu'il vit disparaître le bout de l'échelle qu'emportait le bourreau… Un moment après il entendit petiller quelque chose, et sentit une légère odeur de résine. Il crut qu'il allait défaillir ; mais une sensation de vive chaleur sous ses pieds le rappela malheureusement au sentiment des souffrances qu'il allait endurer.
– Vous tous qui me voyez ! s'écria-t-il d'une voix forte qui remplit la place, et s'étendit sur toute la foule plongée dans un silence d'attente et d'horreur, je vous prends en témoignage de l'atroce supplice que mes ennemis et les vôtres me font subir ; je recommande à mes amis le soin de ma mémoire, à la miséricorde divine le salut de mon âme, et à l'éternelle justice le châtiment de mes bourreaux !
Puis il pencha la tête sur sa poitrine, ferma les yeux, et rassembla toutes ses forces pour lutter contre la douleur qui s'approchait, déterminé à mourir sans faiblesse, comme il avait vécu.
La prédiction du bourreau se réalisait. Le vent assez fort qui s'était levé alimentait le feu, et repoussait en tourbillons, derrière le bûcher, l'épaisse fumée, qui dans un temps serein se fût élevée en colonne autour du malheureux enchaîné au poteau, et l'eût probablement étouffé. Mais alors cette flamme active qui se courbait en sifflant, et se redressait ensuite échevelée en ardente couronne, tantôt enveloppait les jambes dépouillées de l'écolier, tantôt se dressant contre cet obstacle inattendu, entourait sa taille, s'attachait à lui comme un serpent, et l'étreignait de ses ardens replis. Au milieu du mugissement sourd et continu de la flamme qui haletait sous le vent comme sous un soufflet de forge, au milieu des pétillemens du bois résineux, on ne pouvait entendre les gémissemens que la souffrance arrachait sans doute au malheureux écolier. On ne pouvait apercevoir que sa tête et ses épaules dominant encore les ondes de feu qui sifflaient en passant à côté de la victime ; cette tête, contractée par un inexprimable sentiment de douleur, et entourée de cette fumée rougeâtre, qui tourbillonnait derrière le poteau, comme d'une satanique auréole, tantôt se redressait en se raidissant vers le ciel, tantôt bondissait de l'une à l'autre épaule par un mouvement convulsif. Et si ce corps, que l'on entrevoyait à peine, semblable à une ardente statue au milieu du voile de feu qui le couvrait, eût été libre et détaché du poteau, sans doute on l'eût vu se déformer et se tordre, comme un sarment vert au centre d'un brasier.
– Je te l'avais bien dit, Gauthier ! murmura le bourreau à l'oreille de son garçon, le bois était bien sec, le vent est fort… Tout cela fait souffrir ce pauvre diable ; et, de ce train-là, il en a encore pour longtemps.
– J'avais pourtant mis des bûches mouillées dessous, répondit Gauthier avec un mouvement d'épaules plein d'humanité.
– Oui, mais le vent ! répéta le chef en branlant la tête d'un air pénétré ; le vent, vois-tu, c'est le ciel qui l'envoie !… Après tout, nous avons fait ce que nous avons pu, Gauthier ! continua-t-il avec l'expression d'une conscience parfaitement satisfaite. Et il se croisa les bras, regardant avec calme les convulsions du malheureux jeune homme.
À ce moment, on entendit un grand bruit et un grand tumulte à l'extrémité de la place, du côté de la rue Galande, et l'on vit plusieurs hommes à cheval qui s'avançaient au galop, dispersant la foule devant eux ; en un clin d'œil, le jeune seigneur qui s'élançait le premier fut au milieu de la place. Il poussa un cri d'horreur à la vue du spectacle qui frappa ses yeux, et son cheval, baigné d'écume et de sueur, n'étant plus dirigé, alla heurter violemment les soldats qui formaient la haie, s'abattit, mais se releva aussitôt.
– Qu'est-ce encore que cela ? s'écriait l'officier en s'avançant vivement.
– L'ordre de grâce ! cria Paracelse d'une voix de tonnerre, en agitant un rouleau de parchemin d'où pendait le sceau royal. L'ordre de grâce !… Au bûcher ! au bûcher ! démolissez le bûcher ! éteignez le bûcher !
Il y eut un moment de surprise et de stupeur dans la foule ; mais ce ne fut qu'un instant. Aussitôt la haie formée par les soldats fut enfoncée, et les écoliers s'élancèrent vers le bûcher : en un instant, il fut démoli, dispersé, inondé de l'eau qu'ils tiraient des maisons voisines ; et Dolet, arraché à demi-consumé de son poteau brûlant, fut déposé sur un matelas dans la salle basse de la maison d'Albert-le-Grand.
Là, il restait privé de mouvement. Tout son corps ne présentait, pour ainsi dire, qu'une plaie hideusement béante. La flamme avait dévoré les chairs de ses jambes et de ses bras qui laissaient voir leur squelette noirci et dépouillé. Sa tête seule, intacte et belle encore, conservait l'expression majestueuse et terrible de la souffrance et de la fermeté ; sa bouche, contractée par un sourire moqueur, laissait voir entre ses lèvres raidies l'émail de ses dents grinçant les unes contre les autres ; ses yeux entr'ouverts lançaient un regard vague et fixe, et, sans le tremblement convulsif des paupières, sans ce souffle qui sifflait comme un gémissement en passant entre ses dents serrées, rien n'eût pu faire présumer la vie.
Paracelse, à genoux auprès de lui, sut cependant par ses soins le rappeler peu à peu à lui-même. Peu à peu le regard du malheureux écolier se ranima ; sa bouche s'entr'ouvrit pour laisser échapper une plainte déchirante. Les convulsions cessèrent, et sa tête se pencha languissamment sur son épaule. Alors ses yeux errans rencontrèrent ceux du jeune médecin ; un rayon de joie vint illuminer ce visage moribond et défiguré ; sa bouche murmura une exclamation de joie, et on eût dit qu'il eût voulu lever, de sa couche de douleur, son bras à demi-consumé pour serrer la main de son ami.
– Ah !… c'est toi… Ah !… murmura-t-il. Ah !… je… je ne t'attendais plus.
Paracelse avait peine à comprimer son émotion et à retenir ses larmes.
– Tu es sauvé ! répondit-il. Prends courage, ami. Tu es libre, tu vivras ! prends courage !
– Ah !… Ah ! que je souffre ! reprit Dolet avec une angoisse inexprimable. Oh !
Paracelse essuya son front couvert de la sueur de l'agonie ; puis il visita ses plaies. Avec ses forces, le malheureux jeune homme semblait sentir redoubler ses douleurs. Il se tordait comme s'il eût été encore au milieu des flammes.
– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! dit-il avec effort, pourquoi permettez-vous que je souffre ainsi !… Vous savez cependant que je ne voulais que le bien… Oh ! qu'ils sont cruels, ces juges ! Je brûle ! je brûle !…
– Paracelse ! dit Oporinus en fixant sur le jeune docteur un regard avide ; espères-tu pouvoir le sauver ?
Paracelse laissa retomber sur ce corps mutilé le drap dont on l'avait couvert, pencha sa tête sur sa poitrine, et cacha son visage entre ses mains.
– Espères-tu pouvoir le sauver ! répéta Oporinus avec anxiété.
– Non ! répondit Paracelse d'une voix sourde, et il releva sa tête pâle et son regard fixe.
– Oh ! mon ami ! mon ami ! murmurait Dolet, les yeux fermés, et entrecoupant chaque parole d'un gémissement plaintif, je t'appelais… Tu me guériras, n'est-ce pas ?… Oh ! les pieds ! les pieds ! je les sens qui brûlent !… Pourquoi es-tu venu ? ils te brûleront aussi ! oh ! Oui, je l'ai bien pensé… Oh ! ! ! ils te brûleront aussi… et cela fait mal ! oui, cela fait mal….. Ils brûlent tous les gens de bien… Oh ! oui, le vent ! Dieu l'a voulu… le vent ! il me l'a dit !… Tu me guériras, n'est-ce pas ? Où es-tu, que je te voie…
– Quoi ! tu n'as pas d'espoir ! répéta Oporinus au jeune médecin qui restait comme écrasé par le sentiment de son impuissance, les bras croisés sur sa poitrine et les yeux fixés sur le visage défiguré de Dolet.
– Espoir ! reprit l'agonisant en rouvrant les yeux avec effort…. Oh ! moi, je n'en ai plus… Paracelse ! oh ! que je souffre ! Pourquoi ne m'as-tu pas laissé là-bas… mon Dieu, ce serait déjà fini !… Oh !… je souffre, vois-tu, c'est inoui… Oh ! oh !!!…. și tu m'aimais, Paracelse, oui, si tu m'aimais… ah !… tu me tuerais !… Oh ! que je voudrais avoir la force de me tuer ! Paracelse, tue-moi, et je te donne ma bénédiction, la bénédiction de ton ami mourant ! Au nom de ta mère qui n'est plus, au nom de tout ce que tu as de plus cher, tue-moi !… je t'en supplie ! Tiens, tu t'en souviens, je t'ai sauvé la vie… eh bien !… sauve-moi à ton tour… achève-moi, puisque tu ne peux me guérir… Ah !!! c'est un enfer ! non, je ne l'aurais pas cru… Ah ! ah !!!
– Oporinus ! dit Paracelse d'une voix étouffée et avec une expression étrange, donne-moi un verre !
Puis, il pressa un ressort, dévissa le pommeau de son épée, et versa dans ce verre la liqueur épaisse et noirâtre qu'il contenait. Sa main tremblait lorsqu'il l'approcha des lèvres de Dolet.
– Encore ! dit le malheureux écolier ; pour me faire vivre quelques instans de plus ? Non ! non ! non ! je n'en veux plus… oh ! je n'en veux plus !
– C'est pour t'empêcher de souffrir ! répondit Paracelse.
– Ah ! reprit Dolet, et il fixa son œil égaré sur le front pâle du jeune médecin… Bien ! je comprends !… je te remercie ! c'est la vie éternelle que tu me donnes… oui, car j'ai déjà passé par l'enfer ! Je suis assez puni de mes fautes par l'inexprimable torture que j'éprouve ; et si Dieu est juste, il me recevra près de lui.
Peu d'instans après que Dolet eut bu, les convulsions terribles qui tordaient ses membres s'apaisèrent peu à peu, sa tête se renversa sans effort, et ses yeux se fermèrent.
– Oui, murmurait-il, je sens un calme… Je te remercie, mon ami ; tu as fait tout ce que tu pouvais faire… Adieu ! je n'ai plus rien à désirer, rien à regretter… Je te laisse triomphant et tranquille… Tu achèveras l'œuvre de la régénération humaine, dont je meurs le martyr… Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! je souffre… Soyez béni, puisque vous l'avez voulu… Où suis-je ? Il me semble que… Paracelse… je voudrais… ta main… un dernier souvenir du monde… toi seul… Que de feu !…
Paracelse posa sa main sur le front du jeune homme et interrogea le battement de ses tempes.
– Ta main… continua Dolet ; elle est froide… c'est… la mort… c'est…
Il parlait encore, mais sa voix, de plus en plus faible, devenait inintelligible… ce n'était plus qu'un souffle à peine articulé, comme ces modulations vagues de l'haleine dans le sommeil.
Sa tête s'appesantit et s'affaissa ; sa respiration, de plus en plus courte, de plus en plus oppressée, était à peine sensible ; on voyait qu'il s'éteignait lentement, sans secousse et sans effort, comme la lumière d'une lampe qui faiblit faute d'aliment, et ne laisse plus enfin paraître dans l'ombre qu'une étoile sans rayons. Ainsi, un faible reflet de vie colorait seul encore le front du jeune écolier ; il s'effaça peu à peu. Alors la main cadavérique de la mort imprima son cachet de plomb sur cette face terne et vide…


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