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LA MORT DE THÉANDRE
OU LA SANGLANTE TRAGÉDIE DE LA MORT ET PASSION DE NOTRE SEIGNEUR JÉSUS CHRIST

par le sieur CHEVILLARD, prêtre d'Orléans
À Rouen, chez J.-B. Besongne, rue Ecuïere, au Soleil Roïal, 1701.


 

CAÏPHE, prince des prêtres
RIPHAR, prêtre
RABAM, prêtre
SUBACH, prêtre
ROSMOPHIM, prêtre
JORAM, scribe
JOSEPH, scribe
ACHAIAS, scribe
SAMECH, pharisien
JÉSUS, principal personnage (sous le nom de Théandre : Dieu [fait] homme)
S. PIERRE, disciple
S. JEAN, disciple
S. JACQUES, et le reste des disciples
JUDAS, traître
UN ANGE
LE CAPITAINE DE JÉRUSALEM
MOSSE, HIRBIN, ZAIS, MALCHUS, ORCHAS, et plusieurs autres SOLDATS
Deux HUISSIERS, un FERMIER, un MARCHAND, un JARDINIER, un LABOUREUR, et autres TÉMOINS
PILATE, gentil, gouverneur de Judée
SILLE, gentil, confident de Pilate
HÉRODE, juif, roi de Galilée
Le CENTENIER, et ses soldats
VÉRONIQUE, dame de Galilée
SALOMÉ, dame de Galilée
JOSEPH D'ARIMATHIE, disciple secret de Jésus
NICODEME, disciple secret de Jésus.

La scène est à Jérusalem.


I, 1 – Caïphe, les Prêtres, les Scribes et les Pharisiens tiennent conseil touchant Jésus Christ.

CAÏPHE, propose.
Seigneurs, qu'en dites-vous ? Que prétendez-vous faire ?
Pour moi, je ne suis plus résolu de me taire.
Voir sans remuer un tel dérèglement
C'est être sans esprit, sans cœur, sans jugement.
Peut-on imaginer attentat plus inique ?
Qu'un homme de néant, le fils d'un mécanique
Étende, malgré nous, aujourd'hui son crédit,
À tel point que le nôtre en demeure interdit !
Quoi ! ne voyez-vous pas où ce trompeur aspire ?
Qu'il a pris sur nos gens un souverain empire,
Que le monde le court, que le peuple le suit,
Et que, si votre soin d'abord ne le poursuit,
S'il ne rompt ses desseins, il aura telle vogue
Que bientôt on verra tomber la Synagogue.
Vous en verrez l'effet, nous en aurons l'affront,
Au mépris du bandeau qui me couvre le front.
Vous serez dans l'oubli, sans vœux et sans offertes.
Le Temple sera clos, vos écoles désertes,
Vos nobles qualités, dans les meilleurs esprits
Ne vous feront passer que pour gens de mépris.

RIPHAR, prêtre.
Il est vrai qu'on ne peut s'arrêter sur la place
Pour le bruit importun de notre populace :
L'un parle de ses mœurs, l'autre de son savoir ;
L'autre dit : « Nos Docteurs n'ont pas tant de pouvoir » ;
Un autre : « Il m'a guéri » ; l'autre : « Ô quelles merveilles :
Il vient de rétablir ma bouche et mes oreilles ! » ;
L'autre : « J'étais aveugle, il m'a rendu les yeux ».
Celui-ci marche droit, un tel se porte mieux,
Un autre à sa parole est sorti de la bière.
Enfin c'est maintenant ce qui donne matière
Et fournit d'entretien aux gens de ce pays,
Gens que la nouveauté rend toujours ébahis.

RABAM, prêtre.
N'êtes-vous pas surpris, Seigneurs, de sa conduite ?
Qu'il faille, à ce qu'il dit, pour être de sa suite,
Abhorrer ses parents et ses meilleurs amis,
Chérir et caresser ses plus fiers ennemis,
Leur procurer du bien et du mal à soi-même.
N'est-ce pas là, Seigneurs, une folie extrême ?
De plus, voulez voir comme il se contredit ?
Remarquez ce qu'il fait et voyez ce qu'il dit :
Qu'il faut, pour se sauver, se priver de la vue :
Il la rend tous les jours à ceux qui l'ont perdue ;
Qu'il faut couper ses mains, qu'il faut trancher ses pieds :
Il en donne l'usage à tous nos estropiés ;
Qu'il faut enfin, pour lui, perdre jusqu'à la vie :
Il la remet au corps d'où l'âme l'a ravie.
Ou sa doctrine est fausse, ou ses faits dangereux,
Puisqu'obligeant un homme, il le rend malheureux.
Et voilà néanmoins ce Maître Philosophe !

SUBAC, prêtre
Seigneurs, si vous saviez comme il vous apostrophe !
Vous ne sauriez penser les nobles qualités
Dont il va relevant vos saintes dignités !
Si vous saviez enfin les riches épithètes
Dont il use en public pour montrer qui vous êtes,
Comme il vous décrie en toutes les maisons,
Comme il vous fait passer dans ses comparaisons,
Vous auriez de l'horreur, car cette médisance
Me fait changer de face au moment que j'y pense.
« Ils ressemblent, dit-il, aux tombeaux reblanchis,
Superbes par dehors, d'ouvrages enrichis,
Mais qui n'ont au dedans que vers et pourriture. »
Qui s'avisa jamais d'une telle imposture ?
Tantôt il vous compare aux arbres dont le fruit,
Impropre à l'estomac, le perd et le détruit.
Tantôt vous êtes fols et tantôt hypocrites
Qui ne faites jamais rien de ce que vous dites ;
Tantôt ambitieux, avares et menteurs,
Qui recherchez de tous et partout les honneurs ;
Tantôt il vous appelle engeance de vipères
Qui courez à la mort sur les pas de vos pères.

ROSMOPHIM, prêtre
Seigneurs, je suis d'avis qu'on perde ses suppôts
Qui, contre sa doctrine et ses mêmes propos,
Devant ses actions vont sonner la fanfare.
Mais, principalement, prenez-moi ce Lazare
Qui, pour avoir été délivré du tombeau
Par ses enchantements, lui porte le flambeau.
On voit aussi souvent ce misérable aveugle
Passer par nos quartiers, qui criaille et qui beugle ;
Mais nous ne l'aurions pas entendu ce jourd'hui
Si nous n'avions été plus aveugles que lui,
Quand, au lieu de le prendre, après son dialogue,
Nous le chassâmes hors de notre Synagogue.

JORAM, scribe
Quoi donc ! souffrirons-nous ce nombre de coquins
Ramassés la plupart d'entre les publicains ?

SAMECH, pharisien.
Seigneurs, je suis d'avis qu'on lui fasse défense
De plus dogmatiser : vous en avez puissance.
Que s'il bouche l'oreille aux avertissements,
Ou qu'il vienne au mépris de nos commandements,
S'il ne cesse d'agir et ne veuille se taire,
Il faut absolument que, comme réfractaire,
Nous bandions contre lui nos plus fermes ressorts,
Afin de le surprendre et le saisir au corps.

JOSEPH, scribe.
Seigneurs, vous perdez tout si vous le laissez vivre.
Nous voyons en effet tout le monde le suivre.
Nous sommes désunis, et l'Empire Romain
Pourrait bien cependant faire un coup de sa main.
Qui sait que ce n'est pas une adresse de Rome
Qui, pour nous supplanter, ait aposté cet homme
Et, pour mieux arriver à sa prétention,
L'ait pris tout à dessein dans cette nation ?

ACHAIAS, pharisien.
Rien ne peut empêcher qu'ils ne se rendent maîtres
Si vous ne défendez les Lois de vos ancêtres.
Si vous ne combattez pour votre liberté
Vous souffrirez encore une captivité.
Tout le monde le sait, l'histoire en est écrite,
Nous avons habité quatre cents ans l'Égypte,
Septante Babylone et près de cinquante ans
Le pays ennuyeux des Mèdes et Persans.
Et nous allons encore entrer en esclavage
Pour ne pas s'opposer à ce beau personnage !

CAÏPHE
Puisqu'il faut terminer cet utile entretien
Et qu'après vos avis je donne aussi le mien,
Il est plus à propos qu'un seul homme pâtisse
Que, le voulant sauver, tout un peuple périsse.
Partant, et vous et moi faisons notre pouvoir :
Par force ou par adresse, il nous le faut avoir.
Huissiers, qui connaissez quel grand mal en résulte,
Tâchez de l'attraper, mais gardez le tumulte :
On agit doublement agissant à propos ;
C'est pour votre intérêt et pour notre repos.

LES HUISSIERS
Seigneurs, nous tâcherons…

I, 2 - Jésus prépare ses disciples et les entretient de sa prise, leur prédisant ce qui doit arriver.

JÉSUS
                                   Amis, prenez les armes.
Allons assurément au devant des alarmes.
Affrontons l'ennemi, prévenons les dangers :
Les coups prémédités semblent bien plus légers.
Mais hélas ! je vous plains, troupe pusillanime
Qui, devant les combats auxquels je vous anime,
Paraissez résolus et qui, dans un moment,
Avant le moindre assaut, fuirez si lâchement,
Pendant que des soldats, ou plutôt des furies,
Me feront le sujet de leurs bouffonneries,
Pendant que, sur mon dos, cette engeance de loups
Fera tomber un nombre innombrable de coups,
Pendant que vos péchés et mon amour intime
De mon corps sur le bois feront une victime.
Ainsi parmi les champs, quand le tigre léger
Ou bien l'ourse cruelle attaque le berger,
Les troupeaux étonnés, sans ordre et sans conduite,
Vont errant où la peur leur fait prendre la fuite.
Mais fuyez, je le veux.

S. PIERRE, au nom des autres Apôtres.
                                   Qui fera ce, Seigneur ?
Qui pourra, d'entre nous, avoir si peu de cœur ?
Te quitter au besoin ! ce langage m'étonne.
Entre mes compagnons, je ne connais personne.
Tous sont prêts de périr : je répondrai pour eux.
Je sais leur volonté, leur promesse et leurs vœux
De te rendre à jamais de fidèles services :
Leur maintien seulement m'en donne des indices.

JÉSUS.
Pierre, on voit bien souvent le soldat vigoureux,
Son capitaine à bas, devenir langoureux,
Et celui dont les bras promettaient la défaite
Accorder à ses pieds une lâche retraite.

S. PIERRE.
Oui, Seigneur, mais après tant de difficultés
Qu'ils t'ont vu surmonter et qu'ils ont évitées,
Ayant vu tant de fois en tes mains la victoire,
T'abandonner ainsi, je ne le saurais croire !
Mais que tous fassent brèche à leur fidélité,
Qu'ils perdent en fuyant leur noble qualité,
Je te jure, aujourd'hui que je suis ton Apôtre :
On peut jurer de soi ce qu'on promet d'un autre.

JÉSUS.
Pierre, n'en jure pas : l'homme à chaque moment
Est de son naturel sujet au changement.
Je dirais bien un mot, mais hélas ! je soupire.

S. PIERRE.
Pourquoi ? dis-le, Seigneur.

JÉSUS.
                                   Tu feras…

S. PIERRE.
                                               Quoi ?

JÉSUS.
                                                          Bien pire !
Avant que cet oiseau qui ramène le jour
Ait annoncé deux fois son aimable retour,
Je te vois, malheureux, avoir bien l'assurance
De renier mon nom, trois fois en ma présence.

S. PIERRE.
Ô Dieu ! quel coup de foudre et quel étonnement
Me vient saisir le cœur : j'en perds tout sentiment !
Te renier, mon Seigneur, serait-il bien possible ?
Ha ! Dieu, que ce discours m'est incompréhensible !
Que je puisse tomber au premier de mes pas,
Que je puisse tomber et n'en relever pas
Avant que de commettre un si notable crime !
Mais hélas ! qu'est ceci, quoi donc ? et quelle estime ?
Qui t'oblige à former de moi tel jugement,
Moi, moi qui t'ai promis d'agir fidèlement ?
Si le nom, bien souvent, convient avec la chose
On en verra l'effet en ce que je propose.
Je ne me vante point, car je fais si je dis.
Ne te souviens-tu pas que toi-même jadis,
Toi-même m'assuras que j'étais une pierre,
Que l'enfer contre moi ne serait que de verre,
Que sur moi l'on verrait pour une éternité
S'élever des autels à ta Divinité,
Que j'avais pour jamais les clefs de ton Empire.
Après telles raisons si l'on trouve à redire,
Juge de ma réponse, il y a quelques mois,
Quand tu me demandas trois fois si je t'aimais.
Ne l'assurai-pas ? et même* que, pour ta défense,
La vie était en moi de fort peu d'importance ?
Juge au détachement de tous mes intérêts,
De mes propres parents, mes poissons et mes rets ;
Et que si pour jamais j'abandonne ma barque
Ce fut pour t'en donner une authentique marque.

JÉSUS
Pierre, on verra bientôt d'étranges changements.

S. PIERRE.
Je ne crains pas le diable et tous ses instruments.
Avant qu'on puisse voir ta liberté ravie
Il faudra que je perde et mon glaive et ma vie.
Pour toi je souffrirais les prisons et les fers,
Les plus rudes tourments, ceux mêmes des Enfers.

JÉSUS.
Pierre, encore une fois tu te fais bien habile.
L'esprit est vigoureux, mais le corps est débile.
Suivons notre chemin ; on verra dans le temps
Si tu feras pour moi quelques coups importants.

I, 3 – Judas se vient offrir aux Princes des Prêtres pour leur livrer Jésus.

CAÏPHE.
Seigneurs, j'ai rencontré, depuis notre assemblée,
Cet homme infortuné qui*, l'âme troublée,
Ayant quelques secrets à me communiquer,
M'a prié de l'entendre et vous y convoquer.

JUDAS.
Seigneur, à qui la Loi touche autant que la vie,
Qui souffririez, plutôt qu'elle vous fût ravie,
La perte de vos biens, les tourments et la mort,
Écoutez, s'il vous plaît, et voyez si j'ai tort.
Je sais qu'un serviteur parlant contre son maître
Souvent se voit traité de perfide et de traître ;
Mais je sais bien aussi qu'aux dépens de la Loi
Il n'est jamais tenu de lui garder sa foi.
J'ai, depuis quelque temps, suivi ce faux prophète.
Vous savez quel il est, sans autre manifeste.
Il m'avait attiré par un sort captieux,
Mais Dieu, par son bonté me déssillant les yeux,
M'a fait voir les erreurs de sa fausse doctrine,
Le fiel que, contre vous, il couve en sa poitrine,
Le mépris de la Loi, du Temple et des Autels,
Crime qui ne tomba dans pas un des mortels.

CAÏPHE.
Hé bien, mon cher ami, n'as-tu pas autre chose ?
Nous ne savons que trop ce que tu nous proposes
Et ne saurions douter qu'il est notre ennemi.
Mais parles franchement : tu ne dis qu'à demi !
Quel remède à ces maux ?

JUDAS.
                                               Toute la médecine
Serait, à mon avis, d'en ôter la racine.

CAÏPHE.
Oui, mais par quel moyen ?

JUDAS.
                                               C'est la difficulté.
Je pourrais toutefois dire sans vanité
Qu'il n'y a que moi seul qui le puisse bien faire,
Si vous voulez donner…

CAÏPHE.
                                   Feras-tu cette affaire ?

JUDAS.
Si la somme est honnête, avant qu'il soit demain
Je me puis assurer de vous le mettre en main.

CAÏPHE.
Va, poursuis tes desseins et ne change d'envie.
Je vais le proposer à notre compagnie.
Sors pour un peu de temps.

I, 4 – Caïphe et les Prêtres résolvent sur l'offre de Judas.

CAÏPHE.
                                   Seigneurs, c'est aujourd'hui
Qu'il vous faut mettre fin aux soins et à l'ennui
Qui troublait vos esprits, puisque Dieu, de qui l'aide
Ne nous manqua jamais, y veut mettre remède.
Pour moi, j'ai toujours cru qu'on, devait tôt ou tard,
Voir s'éventer la mine et crever le pétard.
Je ne doutai jamais d'une telle avenue :
Dieu, par qui de tout temps toute chose est connue,
Sait bien quand il lui plaît par de rares secrets
Attraper un impie et rompre son progrès.
Mais il faut faire court et venir à la chose.
Vous entendez assez ce que l'on vous propose :
Ne laissez échapper cette offre avec le vent ;
L'occasion est chauve et se prend par devant.

JORAM.
Dieu, quel contentement, quelle réjouissance
Si nous pouvons l'avoir à notre jouissance.

SAMECH.
Seigneur, souvenons-nous de nous bien revenger.
Rappelons en esprit la peine et le danger
Où sa vie exposait l'honneur de notre Office.

ROSMOPHIN.
Se venger d'un méchant, c'est faire un sacrifice.

SUBACH.
S'il tombe entre nos mains, ne lui pardonnons pas :
Il faut résolument qu'il en passe le pas.

RABAM.
Il faut sur son tombeau rétablir notre gloire
Et, pour en effacer promptement la mémoire,
En faire un holocauste au silence éternel.

ACHAIAS.
Hé ! qui pourra douter qu'il ne soit criminel
Quand on remarquera ceux mêmes de sa suite
S'offrir ouvertement d'en faire la poursuite.

RIPHAR.
Concluons donc, Seigneurs, il s'agit seulement
De quelque récompense à cet engagement.

JOSEPH.
Donnons-lui vingt écus : l'affaire est importante ;

CAÏPHE.
Et si ce n'est assez, qu'il en reçoive trente.
Pour moi, c'est mon avis ; Seigneurs, qu'en dites-vous ?

LES PRÊTRES.
L'avis est excellent : nous y concluons tous.

CAÏPHE.
Huissiers, faites-le entrer.

I, 5 – Caïphe et les Prêtres donnent trente deniers à Judas pour son entreprise.

CAÏPHE, à Judas.
                                   Hé bien, âme fidèle,
Tu persistes toujours dans l'ardeur de ton zèle.
Et moi, j'atteste Dieu que tes nobles exploits
Te puissent réussir, puisqu'ils sont pour ses Lois.
Trente pièces d'argent seront ta récompense :
Tout à l'heure, Boursier, faites en délivrance.
Cela n'emporte rien de l'obligation
Qui nous reste à jamais de ton affection.
Va donc assurément, puisque la destinée
Veut faire en ta faveur une heureuse journée.

JUDAS.
Seigneurs, laissez-moi faire : avant qu'il soit demain
Je me puis assurer de vous le mettre en main.
Trouvez-moi des soldats ; je reviens dans une heure.
La fin de mon dessein en sera bien plus sûre,
Car il faut éviter le tumulte et le bruit,
Et chercher pour cela les faveurs de la nuit.

Acte II

II, 1 – Au jardin des Olives.

JÉSUS.
Amis, c'est à ce coup, mon âme est languissante,
Mes membres engourdis, ma face blêmissante,
Mes yeux à demi-clos, mes pas démesurés
En sont, en mon avis, des témoins assurés.
Mille étranges objets me troublent la pensée.
Je ressens que nature, en moi-même affaissée
Sous le poids des ennuis et dedans et dehors,
Fait jouer maintenant d'admirables ressorts.
Les tourments et la mort dont je vois les fantômes
Me font déjà goûter de terribles symptômes.
Le vaisseau, sur les flots du fougueux élément,
Ne ressentit jamais un pareil mouvement.
Vous donc qui connaissez où la douleur me blesse,
Amis, si vous m'aimez, soutenez ma faiblesse :
Nous sommes soulagés en notre affliction
Quand quelqu'un a pour nous de la compassion.

S. PIERRE.
Seigneur, je suis tout prêt à dépouiller ma vie.

JÉSUS.
Ce n'est pas à mourir à quoi je vous convie.

S. PIERRE.
Quoi donc ? Qu'est-il, ce besoin ?

JÉSUS.
                                               Qu'ici, tant seulement,
Vous daignez et veiller et prier un moment
Serez vous cependant ? Je m'en vais, ici proche,
Moi-même aussi prier à la prochaine roche.
Surtout ne dormez pas, mais soyez résolus.

S. PIERRE.
Je ne dormirai point.

S. JEAN.
                                   Ni moi.

S. JACQUES.
                                               Ni moi non plus.

II, 2 – Jésus, tout seul, s'entretient dans la solitude.

JÉSUS.
Charme de mes soucis, aimable solitude,
Où l'esprit agité parmi l'inquiétude
Peut recouvrer la paix, le calme et le repos,
Permettez-moi, ma chère hôtesse,
Qu'au plus profond de ma tristesse
Je lâche ici quelques propos.
Cessez vos mouvements, cessez, machines rondes,
Qui traînez avec vous ces troupes vagabondes.
Ouvrez, ouvrez vos yeux, admirez mon malheur.
Et toi qui me luis, ô bel astre,
Considère un peu mon désastre
Et participe à ma douleur.
Vous qui vous ébattez à l'entour de ces feuilles,
Dont les faibles combats chatouillent les oreilles,
Supportez mon tourment, agréables zéphyrs.
Et si la grandeur vous oppresse,
Adjoignez à votre faiblesse,
L'abondance de mes soupirs.
Toi qui marques fort bien l'inconstance du monde,
Cedron, prête l'oreille, arrête un peu ton onde,
Puis poursuis ton chemin, roulant jusqu'à la mer ;
Et, quand tu seras à ce gouffre,
Fais-lui voir le mal que je souffre
Et qu'il n'y a rien de plus amer.
Et vous, chantres des bois, petit peuple volage,
Qui, bien loin des soucis, à l'ombre d'un bocage,
Mariez de vos chants les jours avec les nuits,
Cessez vos tons et vos cadences,
Ou, du moins, que leurs consonances
S'accordent mieux à mes ennuis.
Mais, hélas ! je me plains et personne n'écoute :
Cédron roule toujours, le ciel poursuit sa route ;
La nature est ingrate et sans ressentiment.
Et si un chacun me refuse,
Vois donc, mon âme, où je m'amuse,
Cherchons ailleurs soulagement.
À son Père.
Grande Divinité, souveraine Puissance,
Qui voyez l'Univers sous votre obéissance
Et réglez son mélange à l'ordre de vos lois,
C'est à vous maintenant que j'adresse ma voix.
Je contais mes ennuis à toute la Nature,
Mais, ayant oublié qu'elle est ma créature,
Ingrate à son auteur, elle avance le pas
Et, au fort de mes maux, ne me regarde pas.
Vous donc, Père Éternel, écoutez ma prière
Et d'un œil plus bénin regardez ma misère.
Pourrais-je être assuré que, sans vous irriter,
Mon cœur vous demandât si je puis éviter
Les horreurs de la mort, et s'il est impossible
Que, parmi tant de maux, je devienne impassible.
Ce n'est pas votre Fils qui vous tient ce discours :
L'humaine infirmité m'en a tracé le cours.
Mais, cette infirmité m'étant inséparable,
C'est pourtant votre Fils qui, d'un air pitoyable,
Sollicite aujourd'hui votre immense bonté,
Tout soumis néanmoins à votre volonté.

JÉSUS, revenant vers les Apôtres.
Amis, que faites-vous ? Ce silence m'étonne :
Ils seront endormis, je n'entends là personne.
Pierre ! ô Dieu, quel désastre où je me vois réduit !
O Pierre, encore un coup !

S. PIERRE, se réveillant en sursaut.
                                   Ha, ha ! J'entends du bruit.
Jean, Jacques, dormez-vous ? Debout, alarme, alarme !
Je crois qu'on nous prépare…

II, 3 – Les Apôtres Pierre, Jean et Jacques se réveillent.

JÉSUS, à Pierre.
                                   Ô valeureux gens d'armes !
Ô la garde fidèle ! ô les gens résolus !
N'avoir pu seulement veiller une heure au plus !
Veillez donc, et priez, jalousez cette gloire,
Que sur vous l'ennemi n'emporte la victoire.

S. PIERRE, pendant que Jésus s'en retourne.
Hé, mon Dieu ! qu'est ceci ? Je suis bien abattu !

S. JEAN.
Et moi ! D'où vient cela ?

S. JACQUES.
                                   J'ai longtemps combattu,
Mais enfin le sommeil m'a fait rendre les armes.

S. PIERRE.
On use assurément ici de quelques charmes.

II, 4 – Jésus est retourné au premier lieu.

JÉSUS.
Père, encore une fois, vous à qui le sommeil
N'a jamais abaissé la paupière de l'œil,
Dormirez-vous aussi ? Quoi, ce beau nom de Père
Ne m'obtiendra-t-il pas la faveur que j'espère ?
Ne sauriez-vous, hélas ! par quelqu'autre ressort
Délivrer un captif sans me donner la mort ?
Mais, s'il est impossible à moins qu'elle m'avienne
Que votre volonté se fasse, non la mienne,
Je n'en parlerai plus. Ce déluge de sang
Aura plus d'efficace et sera plus puissant.
Mais quel Astre bénin, à travers de cette ombre,
Se présente à mes yeux ?

II, 5 – Un ange entretient Jésus sur le fait de sa Passion et lui présente un calice.

L'ANGE, à Jésus.
                                   Seigneur, je suis du nombre
De ceux que votre Père a mis au firmament
Pour être exécuteurs de son commandement.

JÉSUS.
Hé bien, cher messager, dis-moi donc qui t'amène ?

L'ANGE.
Hélas ! je ne viens pas adoucir votre peine.
Non, Seigneur, ce n'est pas pour essuyer vos pleurs :
Je n'ai point de remèdes à vos âpres douleurs.
Je viens pour annoncer (ô bonté sans pareille)
Qu'à vos gémissements le Ciel n'a point d'oreille.
Vos soupirs enflammés venant à s'approcher
Au lieu d'un cœur de cire ont trouvé le rocher,
Sont tombés dans les mains d'un Juge très sévère.
**
Mais courage, ô Seigneur, j'ai bien d'autres discours :
Il m'en faut retrancher pour les faire plus courts.
Courage, encore un coup ! Pardonnez à ma langue
Qui vous fait maintenant une triste harangue.
Votre Père aujourd'hui, quittant son tribunal,
Est monté devant tous dans ce grand Arsenal,
Gardien des instruments de sa juste colère,
Où, s'étant revêtu de la clarté solaire,
Lui-même a parcouru les coins et les retours.
Puis, ayant empoigné les foudres les plus lourds,
S'est assis, furieux, sur son lit de justice,
D'où, vous considérant affublé de tout vice,
A prononcé tout haut, et en dernier ressort,
(Je tremble en y pensant) l'arrêt de votre mort.
Il n'est plus de pardon, plus de miséricorce :
Son arc est recourbé, la flèche est sur la corde,
Et, pour vous seulement, vont partir de ses mains
Les traits que son courroux destinait aux humains.
Vous serez promené, comme on fait la victime
Sur laquelle en passant chacun lâche son crime
Et qu'après, pour fléchir les cœurs des Immortels,
Sous le faix languissant on conduit aux autels.
Vous serez comme un roc au milieu de l'orage
Qu'une orgueilleuse mer fait l'objet de sa rage,
L'obligeant d'essuyer la rigueur de ses flots,
Puis, après que son onde a brisé sur son dos,
Après avoir crevé sur lui son apostume,
Le laisse enfin caché sous la bave et l'écume.
Au reste, apprêtez-vous à subir promptement
Les sanglantes douleurs des plus rudes tourments
Que saurait inventer l'infernale malice.
L'Ange lui présente le Calice.
En voici l'avant-goût : recevez ce Calice.
Ce n'est pas le nectar de la table des dieux,
Ce n'est pas la douceur du flux délicieux
Qui* roulant sur le ciel arrose ses campagnes,
D'où les âmes des Saints, mes fidèles compagnes,
Se laissant attirer par de si doux appas
S'enivrent rarement dans leurs sacrés repas.
C'est, pour ne point flatter, le jus de cette pomme
Que, dans le paradis, l'insolence d'un homme
Vous ayant préparé dès le commencement
Vous invite aujourd'hui d'avaler promptement.
Le soufre avec l'alun, l'absinthe et la ciguë
Ne font pas ressentir leur pointe plus aiguë
Et, pour le faire court, l'espace de la mer
N'enferme dans son sein rien qui soit plus amer.

JÉSUS.
Ange, ne puis-je pas éviter ce breuvage ?

L'ANGE.
Oui, mais l'homme sera à jamais dans l'esclavage.

JÉSUS.
Quoi donc, ne peut-il pas se mettre en liberté ?

L'ANGE.
Non, Seigneur, sans vous voir dans la captivité.

JÉSUS.
Hé, que lui servira cette âpre médecine
Quand elle occupera le fond de ma poitrine ?

L'ANGE.
La mère est bien souvent réduite à savourer
Le suc que son enfant ne saurait digérer,
Et ce médicament, par une sympathie,
Dans un autre estomac lui conserve la vie.

JÉSUS.
Mais s'il était possible de l'adoucir ?

L'ANGE.
En ôtant l'amertume, il ne saurait réussir.

JÉSUS.
Bien, en toute rigueur suffira si j'en goûte ?

L'ANGE.
Seigneur, il ne faut pas qu'il en reste une goutte :
Il faut tout avaler ; ainsi porte l'arrêt
Que, sans rien épancher , le buviez à longs traits.

JÉSUS.
Oui ! c'est trop différer, c'est manquer de courage
Qu'un Dieu soit abattu d'un si petit orage.
Non, non, puisqu'il s'agit du salut des humains,
Il prend le calice et boit entièrement.
J'embrasse cette coupe et l'embrasse à deux mains.
Ange, c'est déjà fait. Va t'en dire à mon Père
Qu'il verra s'accomplir les desseins qu'il espère
Sur le fait des humains. J'adore ses décrets
Et suis tout résolu.
Jésus se prosterne contre terre et prie longtemps secrètement durant cette suivante scène.

II, 6 – Judas, le Capitaine de la Ville et les Soldats de la Ville ils confèrent du moyen de prendre Jésus.

JUDAS.
                                   Soldats, êtes-vous prêts ?
Êtes-vous bien munis de chaînes, de menottes,
De glaives, de bâtons, de cordes les plus fortes,
Surtout d'un bon courage ?

LE CAPITAINE.
                                   On est prêts dès longtemps.
Le quart d'heure est passé depuis que je t'attends.
Mais, pour le rencontrer, où rendons-nous, de grâce ?
Je ne sais point le lieu, ni l'endroit, ni la place
Où règne ce lutin.

JUDAS.
                       Vous ne manquerez pas !
Suivez-moi seulement, suivez-moi pas à pas.
Reposez-vous sur moi, mettez-vous hors de peine.
Je vous veux aujourd'hui servir de capitaine.
Cédez-moi votre droit, faites m'en le transport
Et vous verrez surgir cette affaire à bon port.
Vous savez ce torrent qui murmure et qui gronde
Quand le ciel, se lâchant, vient à grossir son onde,
Et qui, le plus souvent, est réduit à tel point
Que, pour le traverser, on ne se mouille point.
Vous savez le jardin qu'il borne de ses rives
Que le fruit abondant fait nommer « des Olives ».
C'est là que ce lutin, sous l'ombre de la nuit,
Va tramant les desseins qu'au jour il vous produit.
C'est là que maintenant ce Renard est au gîte :
C'est là qu'il faut aller. Marchons !

LE CAPITAINE.
                                                          Non, pas si vite.
Je crains que nous n'ayons pas assez de bonheur
Pour pouvoir de ceci venir à notre honneur.

JUDAS.
Vous craignez, Capitaine ?

LE CAPITAINE.
                                   Oui, je crains.

JUDAS.
                                                          C'est sans cause.

LE CAPITAINE.
J'en ai trop me voyant incertain de la chose.
Je sais qu'il ne faut pas marcher à l'étourdie :
Nous avons à traiter avec un dégourdi.
Nos prêtres, qui l'ont cru cent fois en leur puissance,
L'ont aussi vu cent fois esquiver leur présence
Et, ravi dans leurs mains, se perdre en un moment
Sans savoir ni par où, ni par qui, ni comment.
Quel profit de combattre une force enchantée ?
Quels rets purent jamais enlacer un Protée ?
Très difficilement en aurons-nous raison.

JUDAS.
J'en viendrai bien à bout.

LE CAPITAINE.
                       Comment ?

JUDAS.
                                               Par trahison,
Il n'importe comment, par force ou par adresse.
Où l'effort est en vain, on obtient par caresse :
Une œillade à propos, un bonjour, un baiser
Sont des traits bien puissants à qui sait en user.

LE CAPITAINE.
Il faut donc aviser, s'ils se trouvent ensemble,
De ne prendre pour lui celui qui lui ressemble.

JUDAS.
Non, non, ne craignez point : je le connais trop bien.

LE CAPITAINE.
Reste donc maintenant de trouver moyen
Qui, d'entre les suspects, d'abord nous le désigne.

JUDAS.
Un bonjour, un baiser vous serviront de signe.

II, 7 – Jésus, retourné de l'Agonie, se lève, s'en vient vers ses Apôtres endormis et leur parle ainsi.

JÉSUS.
Dormez donc maintenant, reposez à loisir !
Voici que les bourreaux viennent pour me saisir.
Où sont ces beaux discours ? Pierre, qu'on se réveille !
Hé, ne savez-vous pas que je suis à la veille
Des travaux que le Ciel, depuis trente trois ans,
Me réserve à souffrir en ces derniers moments ?
On s'avance à ma mort, ma prise est arrêtée.
J'aperçois s'approcher ceux qui l'ont concertée.
C'en est fait, tout est prêt, le signal est donné.
Allons, souffrons, mourons, puisqu'il est ordonné.
Voyez-vous pas celui…

II, 8 – Jésus, les Apôtres, Judas et les Soldats se joignent.

JUDAS, baisant Jésus.
                                   Maître, je vous salue.

JÉSUS.
Hélas ! mon cher ami, qui cause ta venue ?
S'adressant aux Soldats.
Et vous, qui vous amène en ce lieu si secret ?
Qui cherchez-vous si tard ?

LES SOLDATS.
Jésus de Nasareth !

JÉSUS.
                                   C'est moi !

LES SOLDATS, tombant par terre.
                                                          Ha Dieu !

JÉSUS.
Tout beau, pourquoi tomber par terre ?
Il semble que ces gens soient frappés du tonnerre !
Soldats, relevez-vous ; que cherchez-vous ici ?

LES SOLDATS, en se relevant.
Jésus de Nasareth.

JÉSUS.
                                   Je vous dis : me voici.
Si je suis destiné pour votre tyrannie,
Laissez en liberté ceux de ma compagnie.

LES SOLDATS, entre eux.
C'est lui ! Qu'attendons-nous ? Courage, compagnons !
Quoi, nous l'avons si belle, et nous nous épargnons ?

MOSSE, soldat.
Frappe !

ZAIS, soldat.
            Avance dessus !

MALCHUS, serviteur.
                                   Point de miséricorde.

ORCHAS, soldat.
Terrassons-le d'abord.

LE CAPITAINE.
                                   Donnez-moi cette corde,
Que j'en fasse cent tours à l'entour de son corps :
C'est là le vrai moyen d'arrêter ses efforts.

S. PIERRE, frappant du glaive.
Maître, c'est tout de bon, vois-tu, je fais merveille :
Je frappe du couteau ; j'en tiens un par l'oreille.

JÉSUS.
Pierre, serre ce fer ! Quiconque en frappera
Sentira son effet, et par lui périra.
Crois-tu, pauvre innocent, qu'à la moindre prière
Je ne puisse obtenir le secours de mon Père ?
Et que, si je n'avais consenti d'être pris,
Je n'eusse à millions des célestes Esprits,
Dont le moindre à l'instant, mêlant la terre et l'onde,
Pourrait, si je voulais, abîmer tout le monde.
Mais non, je veux souffrir, et souffrir librement.
En s'adressant aux Soldats.
Une chose, ô Soldats, m'étonne seulement :
Pourquoi, m'ayant souffert tant de fois dans le Temple
Enseignant au public de parole et d'exemple,
Vous me traitez ici d'infâme et de larron,
Hors de lieu, hors de temps, avec…

LE CAPITAINE, aux Soldats.
                                                          Ce fanfaron
Veut-il pas raisonner ? Je crois qu'il nous menace.
Sus, sus, que vos bâtons abaissent son audace.
Traitez-le de larron, de fourbe et d'impudent
L'ennemi de nos lois. Et marchons cependant,
Tirant du côté d'Anne.

Acte III

III, 1 – Mosse et Hibrin, soldats, s'entretiennent de leur prise : ils paraissent échauffés.

MOSSE.
                                   À la fin ce Protée
Est tombé dans nos rets, et sa course arrêtée !
La peste de l'État, le mépris de nos lois,
Le scandale public cessera cette fois.
Qu'en dis-tu, cher Hibrin ?

HIBRIN.
                                   Ô Dieu ! la belle prise !
Je crois que nos Seigneurs, après l'avoir apprise,
Feront des feux de joie de ce jour solennel.

MOSSE.
Il mérite en effet un honneur éternel.

HIBRIN.
Certes l'heureux succès d'une telle pousuite
Ne peut s'attribuer qu'à la sage conduite
De ce brave Judas qui, par l'ordre divin,
A pu, l'entreprenant, la conduire à sa fin.

MOSSE.
Sais-tu qu'en le voyant marcher à notre face,
Je me le figurais comme un bon chien de chasse
Qui conduit dans le champ, plus du nez que des yeux
Arrête le gibier par un sort captieux,
Puis, semblant le flatter, témoigne de la joie
Pendant que le chasseur en vient faire sa proie.

HIBRIN.
Tu racontes* fort bien, et ta comparaison
Convient parfaitement avec sa trahison,
Car l'ayant embrassé, puis baisé par la bouche,
Il se vint aussitôt brûler comme la mouche
Autour de ces flambeaux dont le mourant éclat
Nous guidait sourdement à ce grand coup d'état.

MOSSE.
Mais à quoi s'occupaient, si tard, ces sacrilèges ?

HIBRIN.
Le faut-il demander ? à quelques sortilèges.

MOSSE.
Qui les aurait cherchés dans ces lieux égarés ?

HIBRIN.
Qui les aurait pensé au combat préparés ?
Hé, qui se fût douté qu'ils eussent eu des armes ?

MOSSE.
Mais qui n'eût dénié tant des charmes,
Qui, par un seul "c'est moi" nous ayant terrassés,
Dès le commencement témoignèrent assez
Que, si nous ne joignons nos forces à nos ruses,
Nous étions pour servir de jouet à ces buses ?

HIBRIN.
Il est très assuré. Mais j'aperçois Zaïs :
Il pourra nous apprendre où tendent les avis.

III, 2 – Zaïs vient de derrière le théâtre joindre Mosse et Hribin et leur dit des nouvelles.

HIBRIN.
Hé bien, mon cher Zaïs, qu'est-il conclu chez Anne ?

ZAÏS.
Le commun sentiment n'est pas qu'il le condamne,
Mais que ce procédé soit sursis à demain.
Il a pourtant reçu un si grand coup de main
Que le gant qui la couvre, imprimé sur sa face,
Y restera longtemps auparavant qu'il s'efface.

MOSSE.
Comment ?

ZAÏS.
                       On commençait l'interrogation :
Quels étaient ses projets, quelle prétention,
Quelle escorte il avait, quelle était sa doctrine,
Quels desseins il allait roulant dans sa poitrine,
Quand sa vaine réponse et ses tons arrogants
Lui firent éprouver combien pèsent mes gants.
Je sais que je pourrai passer pour téméraire
N'ayant eu le pouvoir ni l'ordre de le faire ;
Mais son peu de respect, dans un tel entretien,
Me forçant à ce coup, m'a fait perdre le mien.

HIBRIN.
Tu te moques, Zaïs, c'est te montrer fidèle,
C'est avoir du respect, c'est témoigner du zèle.
J'en aurais autant fait, et peut-être bien plus.
Je hais les criminels qui font les résolus
Et me sens excité d'abaisser leur audace,
Sans penser où je suis, devant qui…

III, 3 – Caïphe annonce aux Prêtres la prise de Jésus.

HUISSIER.
                                               Place, place !
Soldats, retirez-vous.

CAÏPHE.
                                   Seigneurs, c'est aujourd'hui
Qu'il vous faut mettre bas le tracas et l'ennui.
Rassurez vos esprits, puisque Dieu, de qui l'aide
Ne nous manqua jamais, y veut mettre remède.
Votre mauvais Démon, ce grand magicien,
L'ennemi conjuré de mon Pharisien,
Ce monstre furieux, dont l'insolente morgue
Méditait le débris de notre Synagogue,
Ce puissant séducteur de nos meilleurs esprits,
Est enfin sous nos lois : c'en est fait, il est pris.
Les soldats cette nuit, après beaucoup de peine
– Celui que vous savez servant de capitaine –
L'on conduit chez mon père ; il y est à présent.
Mais l'infirme vieillard, étant déjà pesant,
De plus considérant qu'il est hors de semestre,
Me le doit envoyer, n'en voulant pas connaître.

RIPHARD.
Ô le grand coup du Ciel !

RABAM.
                                   Ô le grand coup d'État !

SUBAC.
Ô l'heureuse surprise !

ACHAIAS.
                                   Ô l'heureux attentat !

ROSMOPHIN.
Ô que le Ciel nous aime et qu'il nous favorise !

JORAM.
Ô que Dieu nous maintient et qu'il nous autorise !

JOSEPH.
Que j'en suis réjoui ! La royale action !

SAMECH.
Mon Dieu, que j'en ressens de satisfaction !

CAÏPHE.
Or sur, ce n'est pas tout : c'est qu'il faut s'en défaire
À quel prix que ce soit. Songeons à cette affaire.
J'ai pensé qu'il avait bon succès,
Produire des témoins et former un procès ;
Puis, pieds et poings liés, l'envoyer à Pilate ;
Et tâcher néanmoins que la chose n'éclate,
Car le peuple ignorant pourrait faire du bruit,
En voyant avec lui le procès tout instruit,
Restera seulement d'en porter la sentence,
Ordonnant à son crime égale pénitence.
Voyez si je dis bien ? Pour le fait des témoins,
Nous n'en saurions manquer : j'en ai trente du moins ;
Mais cent se trouveraient s'il les fallait produire
Et tous gens apostés auxquels je ferai dire
Plus qu'il ne fit jamais.

RIPHAR.
                       J'approuve un tel devis.

RABAM.
J'y conclu.

SUBACH.
            J'y consens.

ACHAIAS.
                                   Et moi.

ROSMOPHIN.
                                               C'est mon avis.

JORAM.
Il est trop à propos.

JOSEPH.
                       Je crois qu'on nous l'amène.

SAMECH.
En effet, j'ois du bruit : voici le Capitaine.

CAÏPHE.
J'aperçois les soldats : le voilà ! le voilà !
Faites faire silence, Huissiers !

LES HUISSIERS.
                                               Paix là, paix là !

III, 4 – Le Capitaine et les Soldats amènent Jésus lié à Caïphe et aux Prêtres.

LE CAPITAINE.
Pontife souverain, et vous sacrés Ministres,
Prudents observateurs des rencontres sinistres,
Aux immortelles Lois de notre Nation
Je viens rendre raison de ma commission.
Sitôt que votre soin à bannir les désordres
M'ont fait commandement de recevoir vos ordres
Pour la prise de corps qu'il avait décernée
Contre ce malheureux que je tiens enchaîné,
Je n'eus point de repos que je n'exécutasse
Un si juste décret et que je m'inventasse
Les moyens qui pouvaient le conduire à l'effet.
Enfin, nous le tenons : le plus fort en est fait,
Dieu n'ayant pas permis que ma course fût vaine.
Mais je puis assurer, en foi de Capitaine,
Que jamais criminel (je n'en rougirai point)
Ne m'avait obligé d'en venir à ce point.
Le croiriez-vous, Seigneurs, que ses* enchanteries
Auraient pu contre nous exciter les furies,
Qu'un buffle, que je tiens maintenant par le nez,
Nous aurait, d'un seul mot, tous si fort étonnés
Que, tombant à ses pieds comme atteints d'un orage,
Nous y serions restés, sans un nouveau courage ?
Le croiriez-vous, Seigneurs ? Il est vrai néanmoins,
Puisque tous mes Soldats sont autant de témoins.
Mais enfin, le voilà : tirez-en la vengeance :
Je serai satisfait, j'aurai ma récompense.

CAÏPHE.
C'est bien dit, Capitaine. Une belle action
Suffit à son auteur pour satisfaction.
Tu n'as pas en ce fait une petite gloire :
Plus rude est le combat, plus grande est la victoire.
Mais l'homme vertueux dedans son propre fait
Trouve la récompense et s'en tient satisfait.
Parlant à Jésus.
Venez ça, mon Ami, dites-moi qui vous êtes,
Quel dessein vous avez, quel but, ce que vous faites.
Êtes-vous Fils de Dieu ?

JÉSUS.
                                   Quand je vous l'aurai dit,
Je ne puis espérer d'être sans contredit.
Et si j'interrogeais et vous faisais semonce
De me rendre raison, vous seriez sans réponse.

CAÏPHE.
O Dieu ! quelle arrogance ! Appelez ces témoins,
Huissiers, et qu'à son nez trente bouches du moins
Disent les vérités que la sienne dénie.
Parlant aux Témoins.
Amis, approchez-vous.

III, 5  – Caïphe reçoit la déposition des témoins contre Jésus.

CAÏPHE, aux Témoins.
                                   Par la gloire infinie
Que vous prétendez tous dépend l'Éternité,
Ne promettez-vous pas de dire la vérité ?

LES TÉMOINS, ensemble.
Seigneur, nous le ferons.

CAÏPHE, aux Témoins.
                                   Regardez ce visage :
Le reconnaissez-vous ?

LES TÉMOINS, ensemble.
                                   Ô le saint personnage !

CAÏPHE.
Or sus, dites chacun ce que vous en savez.

UN FERMIER.
Seigneur, je le…

CAÏPHE, au Greffier.
                       Greffier, marquez bien.
Au Fermier.
                                               Poursuivez.

LE FERMIER.
Seigneur, je le connais pour un grand sacrilège,
Pour un magicien de qui le sortilège
Est de telle vertu que même les Démons
Semblent lui déférer** lorsqu'ils en sont semonds.
J'ai vu de mes deux yeux (mais hélas ! j'en soupire
Puisque c'est à mon dam) ce que je vais vous dire.
J'avais un beau troupeau, car j'étais riche alors,
Composé, sous respect, de trente jeunes porcs.
Ils passaient vers la mer, assez près du rivage,
Quand ce Magicien, passant par mon village,
Rencontra par malheur, et pour eux et pour moi,
Deux hommes possédés qui donnaient de l'effroi.
Lors, voulant en ce lieu faire voir sa puissance,
Il commande aux Démons de fuir en diligence.
Mais eux, pour l'obliger (et voici l'action
D'où vous pourrez juger qu'il y a paction)
S'offrirent de sortir s'il leur voulait permettre
D'entrer dans mes pourceaux, ce qu'il fit, le faux traître.
Lors je vis, sans remède, enrager mon troupeau
Et, courant furieux, se jeter dedans l'eau.
De ce tort, Messeigneurs, je demande justice
Et requiers que sa bourse ou son corps en pâtisse.

CAÏPHE.
On vous fera raison. Parlez, vous, promptement.

UN MARCHAND.
Seigneurs, je déduirai mon fait succinctement.
Vous savez mieux que moi comme il est nécessaire,
Pour beaucoup de raisons que je veux ici taire,
Qu'à la porte du Temple on trouve des troupeaux,
Que les bœufs, les moutons et les tendres agneaux,
Destinés seulement au feu du sacrifice,
S'y vendent au public, et c'est mon exercice.
Étant donc, l'autre jour, assis à mon étal,
Comptant quelques deniers reçus de mon bétail,
J'entendis tout à coup mouvoir la populace.
Puis, élevant les yeux, j'aperçus dans la place
Ce Maître séducteur, ce donneur de pardons,
Qui, tenant en sa main certains petits cordons,
Vint fondre dessus moi comme une grosse grêle
Et, de pieds et de mains, renverser pêle mêle
Tables, chaises, pigeons brebis, or et argent.
Ce cas-là, Messeigneurs, n'est -il pas affligeant ?
Laissez-vous donc toucher d'une aussi grande perte ;
Songez que vos Autels resteront sans offerte.
Et le tort qu'il m'a fait, joint à votre intérêt,
Vous fasse contre lui prononcer un arrêt.

CAÏPHE.
Vous serez satisfait. Passons.

UN JARDINIER.
                                   Sainte assemblée,
Je suis un jardinier qui, dans cette vallée,
Possède un petit champ joignant le grand chemin,
Rempli d'arbres fruitiers, tous plantés de ma main.
Un figuier excellent s'avançait sur la voie,
Dont le pauvre altéré passant faisait sa proie.
Mais, depuis quelques ans, cet homme sans raison
Vint, après la récolte, en arrière saison,
Pour manger de son fruit ; et, l'ayant trouvé vide,
Le maudit d'abord : l'arbre devint aride.
Ainsi pourrions-nous voir tous nos arbres détruits
Si vous, qui recevez les premiers de leurs fruits,
N'étouffiez au plus tôt cet animal immonde,
Ce méchant vermisseau qui perdra tout le monde.

CAÏPHE.
Il y faudra penser. Cependant poursuivez.

UN LABOUREUR.
Seigneurs, je vous apprends, si vous ne le savez,
Qu'au temps que la moisson paraissait blondissante,
Ses disciples maudits, traversant une sente
Le saint jour du Sabbat cueillirent des épis.
Mais ce n'est pas le tout, car ils firent bien pis :
Au mépris de la Loi, dans leurs mains le broyèrent
et, sans correction, devant lui le mangèrent.
Mais hélas ! Messeigneurs, ce fut à mon malheur,
Car Dieu, pour cette faute, en sa juste fureur,
Fit tomber sur mon champ une telle tempête
Que mes pauvres épis en perdirent la tête.
J'en demande justice.

CAÏPHE.
                                   On vous fera raison.
Dites, vous.

UN AUTRE TÉMOIN.
                       Messeigneurs, je vis de ma maison
Quand ce profanateur, par art diabolique,
Donna la guérison à ce paralytique
Et méprisant la Loi, le saint jour du Sabbat,
L'obligea sur le champ d'emporter son grabat.
Quel scandale, Seigneurs, au milieu d'une ville,
Voir un homme à tel jour dans une œuvre servile !

UN AUTRE TÉMOIN.
Vous saurez, Messeigneurs, qu'il souffre que les siens
Méprisent les décrets de nos pères anciens :
Ils ne lavent leurs mains (abus intolérable !)
Lorsqu'ils sont invités de s'asseoir à la table.

UN AUTRE TÉMOIN.
Seigneurs, je me trouvai quand, très mal à propos,
Il cracha sur la terre un des jours du repos ;
Et, prenant de la boue, en fit naître la vue
Dans un œil qu'on disait ne l'avoir jamais eue.
Nul sans exception (la chose est sans débat)
Ne peut être de Dieu sans garder le Sabbat.

UN AUTRE TÉMOIN.
Seigneurs, certainement son crime est sans exemple.
Il ose se vanter qu'il ruinera le Temple :
Je le tiens de sa bouche.

UN AUTRE TÉMOIN.
                                   Il dénie à César
Le tribut ordinaire ; et ce pauvre lézard
Se fait Roi, se fait Christ, dit qu'il est le Messie,
Que la Loi de Moïse et toute Prophétie
Doit recevoir en lui son accomplissement :
Quelle stupidité ! quel étourdissement !

CAÏPHE.
Hé bien, mon cher ami, tu vois comme on t'accuse.
Es-tu sans repentir ? n'auras-tu point d'excuse ?
Après une petite pause.
Quoi, tu prétends garder un silence éternel ?
Sache qu'en se taisant on devient criminel.
Après une petite pause.
Tu ne veux pas parler ? Or sus, je te conjure,
Dis-moi, par le puissant Auteur de la Nature :
Es-tu le Fils de Dieu ?

JÉSUS.
                                   Oui, certes, je le suis.
Et je ferai bien voir, un jour, ce que je puis,
Quand, assis sur le dos d'une brillante nue,
L'Univers tremblera, redoutant ma venue.

CAÏPHE, se tournant vers les Scribes et les Pharisiens.
Vous l'entendez, Seigneurs. Hé bien, qu'est-il besoin
D'une preuve étrangère et d'un autre témoin,
Puisque ce malheureux se condamne lui-même ?
Déchirant ses vêtements.
O quelle impiété, quel horrible blasphème !
Seigneurs, sans opiner, sans lui faire tort,
Il faut que je prononce : IL EST DIGNE DE MORT.
Greffiers, mettez le fait en ordre ; et qu'on se hâte :
Je le veux envoyer promptement à Pilate
Pour recevoir le prix de son impiété.
Cependant qu'on le mette en lieu de sûreté.

III, 6 – S. Pierre, seul, se lamente.

STANCES.
Pleurez, pleurez mes yeux : imitez les fontaines
Qui, naissant dans les veines
D'un rocher sourcilleux, ont un flux éternel.
Pleurez, dis-je, mes yeux, et que vos vives sources,
Par leurs fréquentes courses,
Témoignent aux mortels que Pierre est criminel.
J'ai renié mon Maître ? ô chose pitoyable !
Sera-t-il bien croyable ?
On en pourra douter : il est vrai néanmoins.
Cet oiseau dont le chant me reproche mon crime,
Les larmes que j'exprime
Et mes sens égarés en sont les sûrs témoins.
Il me l'avait bien dit que la chair est fragile
Si l'esprit est agile,
Et qu'avant que le coq fît entendre sa voix
J'étais, avec mon bruit, glaive et ma promesse,
Pour avoir la faiblesse
De nier le connaître une, deux et trois fois.
C'était avec raison qu'il faisait cette instance
À tenter ma constance
Lorsqu'il me demanda trois fois si je l'aimais.
Je juge maintenant de sa trine semonce,
Nonobstant ma réponse,
Qu'il doutait de ma force et que j'en présumais.
Pierre était si vaillant, sa force et sa constance
(Je rougis quand j'y pense)
Se devaient affermir à l'aspect des bourreaux.
Il défiait l'Enfer, les Démons et leur rage,
En son trop grand courage
En venait au mépris du foudre et des carreaux.
Naguères, en ce jardin, j'étais si redoutable,
Lorsque ce misérable
Ressentit un effet de mon bras valeureux.
Mais si dans ce combat, d'une force pareille
Au lieu de son oreille
J'avais tranché ma langue, ô je serais heureux.
Si l'effroi d'un tyran, si l'honneur d'une peine,
La torture et la gêne
Avaient contraint ma bouche à cette impiété,
Je pourrais m'excuser ; mais un valet infâme,
Une impudente femme :
C'est manquer de courage et de fidélité.
Heureux, chers compagnons, qui dans la défiance
De votre suffisance,
Quittâtes le combat dès le premier assaut ;
Que ne pris-je avec vous une innocente fuite
Plutôt qu'en ma pousuite
Me laisser emporter dans un si grand défaut.
Il me souvient d'un jour que l'abîme profonde
(Je marchais dessus l'onde)
Me découvrit son sein, pour douter seulement,
Mais hélas ! aujourd'hui, quelle mortelle guerre
Me doit faire la terre,
Puisque devant ses yeux je nie assurément.
Que devient mon Seigneur cette noble entreprise
De fonder une Église
Que l'Enfer et le temps ne pourraient consommer ?
Quoi ! m'avais-tu choisi pour une pierre stable,
Moi qui ne suis que sable
Que toi-même as tiré des rives de la mer ?
Allez, pauvres agneaux, allez mes brebiettes
À l'ombre des houlettes
Que vous pourront offrir les fidèles pasteurs.
Allez, encore un coup, puisque votre innocence
N'est pas en assurance
Sous la protection des lâches serviteurs.
Et vous, que sa bonté m'avait mis à la dextre,
Pour me servir de sceptre,
Afin de gouverner les fidèles humains,
Clefs, après mes défauts et mes crimes horribles,
Vous êtes insensibles,
Ou vous devez chercher de plus fidèles mains.
Pour moi, je trouverai, pour déplorer ma perte,
Quelque grotte de erte,
Quelques lieux égarés parmi les autres sourds ;
Et là mes entretiens, plus doux et plus honnêtes,
Seront des fières bêtes
Qui verront terminer la course de mes jours.
Adieu, donc, mon Seigneur, mes clefs et ma puissance,
Adieu ma préséance,
Adieu chers compagons, adieu gouvernement,
Adieu tous mes agneaux, mes brebis, mon office,
Adieu bel édifice
Où je devais servir d'éternel fondement.
Mais hélas ! mon Seigneur n'a-t-il de clémence
Suis-je sans espérance
Et serai-je à jamais dans un triste abandon ?
Non, non, je m'aperçois que la vive sagette
Du regard qu'il me jette
M'invite à recourir lui demander pardon.

Acte IV

IV, 1 – Le concile des Scribes et Pharisiens afin d'abandonner Jésus au bras séculier.

CAÏPHE.

Seigneurs, sans proposer, vous savez, ce me semble,
Le sujet pour lequel nous nous trouvons ensemble.
Il s'agit de livrer dans le bras séculier
Cet homme criminel, que je tiens prisonnier.
Il faut donc pour cela citer la compagnie,
Afin de voir Pilate avec cérémonie
Et tâcher de l'induire à nous faire raison,
Apportant à ce mal entière guérison.
Mais, avant de partir, Seigneurs, qu'il vous souvienne
De ne rien épargner, crainte qu'il en revienne.
Pressez-le sur le point du mépris de la Loi,
Qu'au dépens de César il se veut faire Roi,
Que vous avez été témoins de son blasphème,
Qu'il mérite la mort, qu'il s'accuse lui-même.
Et quand à ces raisons vous en ajouteriez,
Je pourrais assurer que vous mériteriez.
Enfin nous devons tous crier avec instance
Qu'on le fasse mourir : la chose est d'importance.
C'est ici qu'il nous faut paraître valeureux,
Afin d'exterminer…

IV, 2 – Judas s'en vient rendre l'argent et s'accuser.

JUDAS.
                       Ah ! je suis malheureux !
J'ai trahi l'innocent ; une infâme avarice
M'a conduit à ce point : il faut que je périsse.

CAÏPHE.
Hé bien, mon bon ami, que nous touche cela ?
As-tu pas notre argent ?

JUDAS, jette l'argent et s'en va.
                                   Ah ! tenez, le voilà.
Que maudit soit l'argent, maudite l'entreprise,
Maudits soient les auteurs.

CAÏPHE.
                                   Ha, ha ! quelle surprise !
Il perd l'esprit : hé bien, qu'il s'en aille. Sergent,
Recueillez cependant cette somme d'argent.
Il n'importe, Seigneurs, qu'il tempête et qu'il peste.
Qu'il se pende, s'il veut : l'affaire est demi faite.
Parlons de cet argent et soyons en repos :
De le remettre en bourse il n'est pas à propos,
Étant un prix du sang.

RIPHAR.
                                   Seigneurs, vos révérences
De grâce écouteront mes humbles remontrances.
Vous savez que Salem, cette noble Cité,
Est le lieu le plus saint et le plus visité
De toutes nations, d'états, de sexe et d'âge ;
Mais souvent, à raison du long pèlerinage,
Beaucoup de pauvres gens caducs et affligés,
D'imbéciles vieillards se trouvent obligés
D'y rendre le tribut à l'humaine nature,
Sans savoir où leurs os trouveront sépulture.
Or j'ai cru que le champ surnommé d'un Potier
Qui jadis exerçait en ce lieu son métier
Serait fort à propos, car on veut s'en défaire :
Vos deniers suffiront pour faire cette affaire ?
Qu'en pensez-vous, Seigneurs ?

RABAM.
                                               J'approuve un tel devis.

SAMECH.
J'y conclus.

ACHAAS.
            J'y consens.

ROSMOPHIN.
                       Et moi.

JORAM.
                                   C'est mon avis.

CAÏPHE.
Nous avons ordonné que la présente somme
Destinée à la mort et au sang de cet homme,
Doit servir à l'achat de quelque fond terrain
Pour donner sépulture au pèlerin.

IV, 3 – Judas, seul, se désespère.

JUDAS.
Que les feux, que les eaux et que les précipices
Me seraient à présent d'agréables auspices.
Dieu ! pourquoi suis-je né ? que maudit soit le jour
Qui me vit le premier dans ce mortel séjour !
J'ai trahi mon Seigneur (forfait irrémissible) ;
D'en vouloir le pardon c'est vouloir l'impossible.
Pour en avoir pardon, il lui faut demander ;
Il faut changer de vie et bientôt s'amender.
S'il lui faut demander, hélas ! quelle apparence
Après l'avoir vendu, tomber en sa présence.
Tout homme infortuné redouble son tourment
Lorsqu'il en aperçoit la cause ou l'instrument.
Moi qui mangeais son pain, qui vivais à sa table,
Après l'avoir livré l'espérer exorable ?
Peut-être est-il déjà sous le joug du trépas.
Mais, qu'il soit mort ou vif, je ne le verrai pas.
Ainsi de toutes parts je suis sans espérance,
Car, s'il faut s'amender, je sens l'impénitence
S'emparer de mon cœur et le crime odieux
Qui, sans cesse, me trouble et me frappe les yeux,
Me fait désespérer d'une grâce finale.
Je vois déjà mon rang dans la troupe infernale ;
Je vois les instruments que, pour me tourmenter,
Leur rage et mon péché les contraint d'inventer.
Si je tourne les yeux, je ne vois que des ombres,
Je ne sens que fureurs s'avancer à grands nombres.
Je tremble à tous moments, et l'horreur des démons
Étouffe mille fois l'air dedans mes poumons.
Enfin, c'est fait de moi : ma perte est sans ressource.
Soleil, qui fais mes jours, abrège s'en la course.
Le coupable est heureux lorsqu'il est condamné
De subir promptement le supplice ordonné.
Sus donc, sans plus tarder, qu'une horrible tempête
Se forme dans l'air et tombe sur ma tête.
Je suis inébranlable et ne recule point.
Cieux, frappez maintenant, et frappez bien à point.
Que la foudre est légère et qu'elle est agréable
Venant à fracasser un homme misérable.
Je défie vos coups : pourquoi tardez-vous tant ?
Cieux, encore une fois, frappez, je les attends.
Mais vous n'en ferez rien : hélas ! j'en sais la cause :
La foudre à mon péché ne serait qu'une rose.
La plus rude sentence et le dernier ressort
Est d'allonger la vie à qui cherche la mort.
L'Enfer même, là-bas, manque de violence.
Je suis désespéré, je ne fais que courir.
Je cherche sans trouver qui me fasse mourir ;
Mêmes les animaux plus enclins à la rage,
Voyant ma cruauté, n'en ont pas le courage.
Mais je ne songe pas que mes mains sont à moi :
Pourquoi chercher ailleurs ce qu'on trouve chez soi ?
Ciel, tu peux maintenant épargner tes tempêtes :
Je ne t'invite plus ; ni vous, cruelles bêtes,
Ni toi pareillement, terre, ferme ton sein
Pour ne pas recéler un horrible assassin.
Qui cache un criminel s'en fait dire complice
Et risque en même temps un semblable supplice.
On peut tendre à la mort par bien d'autres chemins :
Je sais que le plus court, c'est passer par ses mains.
Qu'on m'apporte un licol. Que je serve d'exemple
À la postérité ; que chacun me contemple
Et qu'on die à jamais que, pour avoir vendu
Mon Maître et mon Seigneur, je suis ici pendu.

IV, 4 – Le Capitaine amène Jésus lié pour l'envoyer à Pilate.

CAÏPHE.
Capitaine, conduisez le au prétoire.
Pilate assurément est imbu de l'histoire.
Nous resterons ici pour certaine raison
Qui ne nous permet pas d'entrer en sa maison.
Témoignez-lui d'abord le déplaisir extême
Que j'ai de ne pouvoir le présenter moi-même ;
Et qu'il verra, pour peu qu'il soit examiné,
Que ce nouveau docteur doit être exterminé.

LE CAPITAINE, s'en allant.
Je n'y manquerai pas.

IV, 5 – Caïphe et les Prêtres raisonnent ensemble sur le théâtre, attendant la réponse.

RABAM.
                                   Seigneurs, il est à craindre
Que Pilate, en ceci, n'ait sujet de se plaindre.
Ce n'est pas le moyen de nous favoriser
S'il croit que nous ayons voulu le mépriser,
Dédaignant en cela sa charge et sa personne.
Car voyez, s'il vous plaît, selon que je raisonne :
Pilate est un Seigneur qui tient entre ses mains
La suprême puissance et le droit des Romains.
Pilate est un gentil qui certes vous abhorre,
Qui méprise vos lois, ou du moins les ignore.
Et vous lui proposez pour solide raison
Que la Loi vous défend d'entrer en sa maison :
C'est se moquer de lui, c'est risquer votre affaire.
Il vous y faut aller, la chose est nécessaire.

CAÏPHE.
Mais vous ne songez pas que nous serons pollus.

RABAM.
Il vous que vous soyez à cela résolus.

CAÏPHE.
Traiter ainsi la Loi, qui pourrait s'y résoudre ?

RABAM.
Il vaut mieux le plier que le faire dissoudre.

HIBRIN.
En effet, si cet homme en revenait absous,
Très infailliblement nous aurions du dessous.
Il serait insolent après cette victoire ;
Nous le verrions bouffi d'une impudente gloire,
Et nous serions touchés de sensibles regrets
De nous être épargnés à rompre son progrès.
Mais, pour voir ce Gentil, je ne puis y conclure
Et, si vous l'ordonnez, je prétends m'en exclure.

JORAM.
Seigneurs, je reconnais ce fourbe si subtil
Qu'il peut, en notre absence, amuser ce Gentil
Et, bien que criminel, dans la maison du Juge,
Au lieu d'une prison rencontrer un refuge.

ACHAIAS.
Seigneurs, qu'attendez-vous ? Arrêtez tout à fait
Si nous devons aller.

CAÏPHE.
                       C'est commettre un forfait,
C'est violer la Loi, c'est se rendre complice
De celui qu'elle doit condamner au supplice.
Je n'ai point d'autre excuse : elle aura plus de poids
Ayant pour fondement la rigueur de nos Lois.
Pilate approuvera.

RABAM.
                       Le voici, ce me semble.

IV, 6 – Pilate vient parler aux Prêtres.

PILATE.
Messieurs, humble salut. Quel sujet vous assemble ?
On m'a fait voir un homme et on m'a dit aussi
Que pour son jugement vous attendiez ici.
Mais je n'ai rencontré personne qui l'accuse.

CAÏPHE.
Seigeur, premièrement nous vous faisons excuse
De n'avoir pas chez vous conduit ce criminel :
Notre Loi le défend et ce jour solennel.
Vous savez qu'en cela nous sommes excusables :
Aux dépens de la Loi ces devoirs sont blâmables.

PILATE.
Vous ne m'étonnez pas et n'en suis point surpris.
Il m'importe fort peu. S'il y a du mépris,
Il regarde César et la gloire de Rome.
Passons donc, je vous prie, et venons à cet homme.
De quoi l'accusez-vous ; ça, voyons, qu'a-t-il fait ?

CAÏPHE.
Ce qu'il a fait, Seigneur ? Croyez-vous en effet
Que nous puissions venir à tel point d'impudence
De vous le présenter, s'il était sans offense ?

PILATE.
Hé bien, s'il a manqué, vous avez une Loi :
Pouvez-vous pas le prendre et le juger sans moi ?

CAÏPHE.
Nous avons une Loi qui porte sa sentence,
Mais, pour l'exécuter, nous manquons d'assistance.

PILATE.
Quoi, vous prétendez donc qu'il soit digne de mort ?

CAÏPHE.
Cent fois, s'il le pouvait et sans lui faire tort.
Il se fait notre Roi, dit qu'il est le Messie
Dès longtemps attendu dans notre prophétie.
Il suborne le peuple, et son unique but
Est d'ôter à César l'ordinaire tribut.
Jugez, après cela, s'il sera tolérable ?
Ou le bien de l'État n'est pas considérable,
Ou le séditieux doit être exterminé.
Or, ayant mûrement le tout examiné,
Après en avoir fait recherche diligente,
Avoir même entendu des témoins plus de trente,
Dont on vous fera voir le fidèle rapport,
Nous l'avons condamné, comme tel, à la mort.

PILATE.
Vous m'étonnez un peu.

CAÏPHE.
                                   Seigneur, voilà l'histoire.

PILATE.
                       **Je retourne au prétoire.
Il sera châtié de sa témérité,
Mais il faut pleinement savoir la vérité.

IV, 7 – Caïphe et les Prêtres parlent du genre de supplice qu'il faut faire endurer à Jésus.

CAÏPHE.
Je crois que notre fait est en assez bon ordre.
Je doutais que Pilate y voulût si bien mordre.
Il s'en va néanmoins lui faire son procès.
Nous pouvons espérer d'en avoir bon succès.
Discourons cependant du genre de supplice
Qui pourrait dignement expier sa malice.

ROSMOPHIN.
Pour moi, je ne crois pas, à voir son procédé
Qu'il n'invoque le Diable, ou n'en soit possédé.
Et, pour le faire voir, Dieu seul, sans nul obstacle,
Peut changer la nature et produire un miracle.
Les Démons impuissants, par un sort capiteux,
Ne pouvant l'imiter, nous fascinent les yeux.
Cela présupposé, la conséquence presse.
Dieu n'écoute jamais une âme pécheresse.
Cet homme néanmoins, bien que très criminel,
Semble en ses actions passer le naturel.
Il faut donc inférer que, sous tant de prestiges,
Le démon dedans lui fasse tous ces prodiges.
Or, comme on voit toujours les flammes et brasiers
Servir de châtiment aux infâmes sorciers,
Il serait à propos que, sans beaucoup attendre,
On le brûlât tout vif et réduisît en cendre.

SUMACH.
Et moi je le connais pour un blasphémateur,
Dont l'impudence atteint jusques à son auteur,
Qui médit tous les jours de vous et de Moïse,
Sans respect de sa Loi, ni de votre Prêtrise,
Qui, toujours escorté d'onze ou douze coquins,
Converse impunément avec les publicains,
Boit, mange chez eux, s'y saoule d'importance.
Mais le pis que j'y trouve est que son insolence
Passe jusques au point que, les ayant prêchés,
Il se fait adorer, remettant leurs péchés.
Remarqua-t-on jamais une chose semblable ?
Or, pour suivre la Loi sur ce crime effroyable,
Il faudrait procurer que le peuple avec nous
Lui fît perdre la vie au milieu des cailloux.

SAMECH.
Et moi j'estimerais que, pour donner exemple,
Il faudrait l'élever sur le plus haut du Temple
(Temple que, tant de fois, il a déshonoré,
Où le peuple ignorant l'a souvent adoré,
Où, dis-je, il a tâché de ruiner nos offices,
D'où même il a voulu bannir les sacrifices)
Et, l'ayant de roideur jeté du haut en bas,
Le laisser sur la place attendant le trépas,
Afin que de son corps, privé de sépulture,
Les chiens et les oiseaux pussent faire pâture.

ROSMOPHIN.
Je serais volontiers de votre sentiment,
Si je ne prévoyais le grand soulèvement
Qui pourrait arriver dans notre populace
Si vous l'exécutiez au milieu de la place.
Ce peuple est furieux et n'entend point raison.
Il vaudrait beaucoup mieux l'étouffer en prison.
Pour le regard du corps, mandez qu'on le supprime.

RIPHAR.
C'est fort bien avisé, mais c'est peu pour son crime.
Si jamais ce pendard retombe dans nos mains,
Je suis d'avis, Seigneurs, d'imiter les Romains
Qui font, par le moyen d'une habile industrie,
Qu'un pareil déloyal, un traître à sa patrie,
Cousu dedans un sac vive quelques moments
Et périsse exilé de tous les éléments.

JOSEPH.
Il faudrait ordonner, Seigneurs, comme je pense,
À ce crime nouveau nouvelle pénitence.
Vous manquez de moyens pour le bien tourmenter :
Sa faute est sans exemple, il en faut inventer.

CAÏPHE.
Seigneurs, en mon avis, la chose est plus honteuse.
Le plus vil châtiment, la peine plus affreuse,
Le but des malheureux, le vrai lieu de mépris,
Le plus rude supplice aux superbes esprits,
Le gibet, en un mot, est le plus convenable
Pour punir dignement ce monstre abominable.
Il faut prendre le soin que, dans cette Cité,
Le peuple, en sa faveur fortement excité,
Au lieu de se porter contre notre entreprise,
Nous la rende facile et nous y favorise.
Puisqu'il a conversé partout iniquement,
Il faut qu'il satisfasse à tous publiquement.
Voici donc mon avis : qu'on prépare une poutre,
Que ses mains et ses pieds soient percés d'outre en outre ;
Que son corps, seulement de trois clous soutenu,
S'y voie avec horreur exposé tout à nu ;
Et qu'avant de vomir son âme misérable,
Il nous fasse en public une amende honorable.
Mais il ne suffit pas que son corps soit détruit :
Il faut que le tourment pénètre son esprit ;
Et, comme il a commis une insigne rapine,
S'étant approprié la nature divine,
Il soit inquiété, parmi tant de douleurs,
De voir à ses côtés deux perfides voleurs.
C'est là que vous pourrez découvrir sa vergogne,
Le traitant d'imposteur, de sorcier et d'ivrogne,
De mille autres mépris qui le font enrager,
Afin que vous puissier pleinement vous venger.
Car, pour lors, il sera sous votre obéissance ;
Pour lors vous connaîtrez s'il aura la puissance
D'esquiver de vos mains. Enfin c'est en ce lieu
Que vous éprouverez s'il est vrai Fils de Dieu,
Qui, malgré les tourments, se conserve la vie
Et se moque…

IV, 8 – Pilate revient parler aux Prêtres et leur  dit qu'il ne trouve point de cause de mort en Jésus. On le conduit chez Hérode.

PILATE.
                       Messieurs, j'ai vu votre partie.
Je l'ai pris et sondé, j'ai fait tout mon effort
Pour savoir en effet s'il est digne de mort.
Mais je ne trouve rien qui l'en rende coupable.

CAÏPHE.
Que dites-vous, seigneur ? son crime est trop palpable.

PILATE.
Comment le serait-il ?

CAÏPHE.
                                   Comment ! ne l'est-il pas
Prenant titre de Roi ?

PILATE.
                                   Ce n'est pas d'ici-bas.
Car si son règne était, comme il dit, de la terre,
Pour le faire régner les siens feraient la guerre.

CAÏPHE, se tournant vers les Prêtres.
Hé bien, le voyez-vous, comment ce délicat
A fort bien su changer son juge en avocat ?
À Pilate.
Le croyez-vous, Seigneur, que, dans ses conférences,
Il allaite les siens de vaines espérances,
Qu'il leur doit conquêter des empires divers,
Qu'il vient pour allumer le feu dans l'Univers,
Qu'il faut absolument que l'État se soulève,
Qu'il ne veut point de paix, qu'il apporte le glaive.
Et, pour prouver ceci, c'est que, lorsqu'il fut pris,
Nos gens d'armes d'abord se trouvèrent surpris
Les voyant disposés tous la main à l'épée,
Dont l'un même d'entre eux eut l'oreille coupée.
Mais, quand ce que je dis n'aurait jamais été,
(Je soutiens néanmoins que c'est la vérité)
Ignorez-vous, Seigneur, que les coups de la langue
Percent mieux que le fer et que d'une harangue
L'on fait bien plus de morts, de blessés, de captifs
Que ne font des guerriers les bras les plus actifs ?
Sachez que ses discours ont bien eu l'efficace
D'attirer après lui toute la populace
Et qu'il a su gagner, par un morceau de pain,
Sur l'esprit de ce peuple un titre souverain.
Ils l'ont voulu ravir pour en faire leur Prince
Et, parmi le désert, établir sa Province.

PILATE.
Mais il n'accepte pas cette condition,
Puisqu'ayant vu le but de leur intention,
Par les monts et les bois tout seul se mit en fuite,
Évitant aussitôt leur offre et leur poursuite.

CAÏPHE.
Hé, ne savez-vous pas qu'il faut dissimuler
Pour arriver plus tôt où nous voulons aller,
Et que, par le moyen d'une nouvelle intrigue,
On obtient, en fuyant, la charge que l'on brigue ?
Enfin, il n'a cessé jusques à maintenant
De penser, de parler, d'agit impunément,
Tous les jours au milieu d'une troupe assemblée,
Séduisant les petits, depuis la Galilée
Jusques en ce pays, il y a plus d'un an.

PILATE.
Ha ! je ne savais pas qu'il fût Galiléen…
Hérode est au pays : il en sera le Juge,
Et qu'on ne pense plus que je sois son refuge.
Au Centenier.
Centenier, promptement, menez-le à son hôtel.
Dites-lui quel il est, et qu'on l'estime tel,
Que vous avez appris qu'étant en ma puissance
Je n'en ai pas voulu prendre la connaissance,
Après m'être aperçu qu'il est de mon ressort,
Qu'au reste il pourra voir s'il est digne de mort.

CAÏPHE, aux Prêtres.
Allons pareillement, suivons-le chez Hérode.
Ne l'abandonnons point, crainte de quelque fraude.
Nous le pourrons confondre en tout ce contredit.
Allons.

SAMECH.
            Suivons.

JORAM.
                       Marchons.

ACHAIAS.
                                   Allons, c'est fort bien dit.

 

Acte V

V, 1 – Pilate s'entretient avec Sille, son confident, touchant ce qu'il fera en ce rencontre.

PILATE.
Sille, faisons un tour. Soldats tirez arrière.
Je veux t'entretenir touchant cette matière.
Je te crois mon ami.

SILLE.
                       Seigneur, n'en doutez pas :
Je le suis et serai jusques à mon trépas

PILATE.
Je le crois tout de bon ; et sur cette croyance
Je t'ouvrirai mon cœur en plus grande assurance.
Sais-tu que le succès de cette affaire ici
Me donne de la peine et me met en souci ?
Car je vois d'un côté la procédure inique
De ces Prêtres jaloux et d'un peuple critique,
Qui, pour mieux arriver à leur prétention
Et couvrir finement leur noire passion,
M'objectent l'intérêt de César et de Rome.
D'ailleurs je reconnais l'innocence de l'homme.
Ils veulent l'opprimer, car je sais quel il est :
C'est un homme sans fard, hors de tout intérêt,
Qui fait paraître au jour toutes leurs fourberies,
Qui ne pardonne point à leurs friponneries.
C'est un homme, en un mot, qui, par leurs propres lois,
Les confond, les détruit et les met aux abois.
Si je le fais mourir, je fais une injustice ;
Si je veux le sauver, ils auront la malice
De former contre moi quelque plainte au Sénat,
Me disant ennemi du repos de l'État.

SILLE.
Je ne vois pas pourquoi cela vous incommode,
Puisque vous l'avez mis entre les mains d'Hérode.

PILATE.
Hérode assurément me le doit renvoyer.
Tu sais que dès longtemps, et même avant-hier,
Nous eûmes différend touchant la préséance,
Il n'attendait de moi que cette déférence.

SILLE.
Hé bien, s'il le renvoie, il le faut recevoir.
Puis, quand vous aurez fait pour lui votre pouvoir,
Si vous reconnaissez ce peuple inexorable,
Il le faut condamner : vous serez excusable.

PILATE.
Sille, si tu savais le tourment que je sens
Quand il faut condamner à mort un innocent ?

SILLE.
Oui dea, mais de deux maux faut éviter le pire.
Un homme est peu de chose au regard d'un empire ;
Enfin, s'il faut gauchir, c'est principalement
Lorsqu'il s'agit du règne et du gouvernement.
Qui sera-ce après lui qui voudra faire instance
De revoir le procès pour casser la sentence ?
Ce pauvre malheureux est un homme inconnu :
Il est chargé de tous et d'aucun maintenu.

PILATE.
C'est en quoi je voudrais lui servir d'asile,
Puisqu'il fait encliner du côté plus débile.

SILLE.
Ces respects ne sont pas maintenant de saison.

PILATE.
J'y suis encore astreint par une autre raison.

SILLE.
Pour quelle autre raison ?

PILATE.
                                   C'est que ma femme même
M'écrit avoir été dans une peine extrême
Pour son propre sujet, pendant toute la nuit.
Je te veux faire voir ce qu'elle m'en écrit.

Lettre de la femme de Pilate à lui-même.
Monsieur, je vous écrit ces lignes pour vous prier de ne vous point mêler de l'affaire de cet homme qu'on vous a mis entre les mains, d'autant que j'ai reconnu à mes dépens qu'il est innocent de ce qu'on lui veut imposer. Si vous saviez l'inquiétude où j'ai été et combien j'ai souffert pour son sujet la nuit passée, je ne doute point que vous ne m'accordassiez promptement ma requête. Je laisse à vous en faire le détail quand le temps le permettra. C'est, Monsieur, votre femme et plus humble servante.

SILLE.
Vous vous arrêtez donc aux discours d'une femme ?
Je respecte beacoup le conseil de Madame,
Mais il faut avouer que, pour votre repos,
Celui qu'elle vous donne est très mal-à-propos.
Il faut, avant d'agir, prévoir la conséquence.
Une femme s'arrête à la seule apparence ;
Elle incline toujours à la compassion.
Mais l'homme doit avoir la résolution
et ne pas s'effrayer pour un simple fantôme.
Vous estimez un mont ce qui n'est qu'un atome.
Pardonnez-moi, Seigneur, si je dis librement
Dans ce rencontre ici mon petit sentiment.

PILATE.
Tu m'oblige beaucoup, mais pensons, je te prie,
À trouver un moyen qui lui sauve la vie
Et me mette* en repos.
(Ici, Pilate et Sille font deux tours sur le théâtre sans dire mot ; puis, après, Sille parle ainsi.)

SILLE.
                                   Il ne faut plus rêver,
Le moyen n'était pas difficile à trouver.
Vous savez la coutume et l'ancienne pratique
Dont se sert tous les ans le peuple Judaïque
Pour l'absolution d'un certain criminel,
Vous leur proposerez en ce jour solennel,
Afin de l'élargir.

PILATE.
                       Oui dea, mais que ferai-je
S'ils me font un refus ? J'ai lu leur privilège :
Il porte expressément qu'ils ont droit de choisir
Celui que d'entre tous ils auront à plaisir :
Je vois par leur envie et leur haine de diable
Que tout autre que lui leur serait agréable.

SILLE.
Or sus, je vous dirai, je n'ai plus qu'un ressort.
S'il n'a pas son effet, condamnez-le à mort.
Faites-le fustiger si bien qu'il y paraisse ;
Mettez-le en tel état qu'à peine on le connaisse.
Peut-être que ces gens, voyant de tels effets,
Ne passeront plus outre et seront satisfaits.

PILATE.
N'avais-je as bien dit ? J'ois du bruit dans la rue.
Le voici qui…

V, 2 – Le Centenier, Jésus, les Prêtres reviennent de chez Hérode. Pilate, pour le sauver, commande qu'on le fouette.

LE CENTENIER.
            Seigneur, Hérode vous salue.
Il nous a témoigné qu'il était désireux
De voir et d'écouter ce pauvre malheureux.
Je crois qu'il espérait de lui quelque miracle.
Mais, ayant vu celui qu'il pensait un oracle
À ses interrogats ne vouloir dire mot,
Il l'a traité de fat, d'innocent et de sot.
Il l'a vêtu de blanc, puis la gendarmerie
En a fait le sujet de sa bouffonnerie.
Enfin, il le renvoie avec remerciement
Abandonnant sa cause à votre jugement.

PILATE, aux Prêtres.
Or sus voyez, Messieurs, je n'ai qu'un mot à dire.
Vous savez que je suis établi de l'Empire
Pour rendre en ce pays le droit et l'équité.
Jusques à maintenant, je m'en suis acquitté.
Grâce aux Immortels, il est encore à naître
Qui me puisse accuser ou qui fasse paraître
Dans tout le contenu de mon gouvernement
Que j'aie forligné dans un seul jugement.
Vous m'avez  présenté ce pauvre misérable
Que vous faites passer pour un abominable,
Pour un entreprenant, fourbe et séditieux.
Et moi, l'interrogeant ici, devant vos yeux,
Je ne vois rien du tout, en ce qui me réplique,
Qui soit contre la Loi romaine et judaïque.
Non, je le dis encor, après tout mon effort,
Je ne vois pas comment il est digne de mort.
Si vous l'avez suivi vous-même chez Hérode,
Vous aurez remarqué si l'on use de fraude.
Vous l'avez vu chez lui traiter comme insensé,
Car, n'ayant rencontré ce qu'il avait pensé,
Il me l'a renvoyé pour en faire justice.
Or, afin d'égaler le crime et le supplice,
Je me suis résolu de le faire fouetter
Pour le rendre plus sage, et pour vous contenter.
Au Centenier.
Dépêchez, Centenier, faites ce que j'ordonne.
Attachez-le tout nu au pied d'une colonne
Et me le fustigez en haut jusques en bas,
À tort et à travers ; qu'on ne l'épargne pas.
Si vous manquez de gens, appelez à votre aide
Le reste des sodats, afin qu'il vous succède.
Puis me le renvoyez.

V, 3 – Caïphe rassure les Prêtres dans la crainte qu'ils ont que Pilate délivre Jésus.

CAÏPHE.
                       Il croit être bien fin
Avec tout son discours, qui n'en verrait la fin.
Je l'ai laissé jaser et me suis voulu taire.
Nous le verrons venir, il le faut laisser faire.

HIBRIN.
Oui dea, mais cependant nous aurons du dessous
Si, l'ayant fait fouetter, il le renvoie absous.

CAÏPHE.
Il dit qu'il le fera, mais je n'en fais que rire.

JORAM.
Moi, je crains qu'il le fasse.

ACHAIAS.
                                   On n'en saurait que dire.

JOSEPH.
Sachez qu'il fait passer d'un empire absolu
Ce qu'il a, bien ou mal, une fois résolu.

MOSSE.
Je conjure le Ciel que ma crainte soit vaine.

RABAM.
Si j'avais été cru, nous serions hors de peine,
Car j'avais proposé d'aller à sa maison
Afin de l'obliger à nous faire raison.
Maintenant vous voyez, nonobstant votre excuse
Pour ne l'avoir pas fait, comme il nous la refuse.

CAÏPHE.
Seigneurs, que dites-vous ? pourquoi désespérer ?
Je vous vois dans la crainte : il vous faut rassurer,
Puisque je l'entreprends, malgré toute l'envie
Qu'il a de le sauver, il en perdra la vie ;
J'en deviendrai plutôt moi-même l'assassin.
Oui, je lui porterai le poignard dans le sein.
Et quand je l'aurais fait, que ne doivent les Prêtres ?
Sais-je pas bien comment en usaient nos ancêtres
Pour maintenir la Loi, pour venger son mépris ?
Repassez, s'il vous plaît, par dedans vos esprits
Moïse, Josué, Phinées et Hélie
Et, bien plus récemment, le brave Malachie
Qui témoigna combien il en faisait état,
Massacrant à l'Autel un infâme Apostat.
Hélie, en cas pareil, moins puissant que vous n'êtes,
Défit bien quatre cent cinquante faux prophètes.
Moïse, apercevant un Juif contre les Lois
Le saint jour du Sabbat relevant quelques bois,
Ne commanda-t-il pas que, jeté contre terre,
On lui fît un tombeau sous un monceau de pierres.
Et les autres, enfin, que je vous ai cités.
Mais nous n'en viendrons pas à cette extrémité.
Le dessein de Pilate est vraiment de l'absoudre
Et, ne pouvant sans nous, il croit vous y résoudre.
Car la subtilité de son invention
Ne tend qu'à vous porter à la compassion.
Il aura raisonné, sans doute, de la sorte
Lorsqu'ils verront celui qu'ils pensent que je porte
Contre leur intérêt par moi-même affligé,
Lorsqu'ils verront d'un corps rudement fustigé
Quelques gouttes de sang s'écouler sur la place,
Ils crieront aussitôt que je lui fasse grâce.
Ainsi je pourrai voir le tout en sûreté,
Les uns seront contents et l'autre en liberté.
Mais quoi, ce bon Seigneur nous prend-il pour des buses
Qui n'ayons pas l'esprit de connaître ses ruses ?
Or, c'est ici, Seigneurs, qu'il vous faut préparer,
C'est contre un tel assaut qu'il vous faut remparer.
Point de compassion, faites-vous résistance.
Si vous êtes émus, armez-vous de confiance ;
Pensez que sous la fleur est caché le venin,
Que c'est être cruel de paraître bénin,
Et bien qu'il soit réduit dans un point déplorable,
Qu'il ne mérite pas un regard favorable.
Il vous le produira tout couvert de son sang ;
Il vous allèguera que c'est un innocent,
Qu'il le fera jouir de votre privilège.
Mais il faut repartir que jamais sacrilège
N'espéra sa faveur, que, sans tant discourir,
Il faut absolument qu'il le fasse mourir ;
Ou qu'il est ennemi de César et de Rome :
Cela l'étonnera.

V, 4 – Pilate amène Jésus flagellé pour le montrer aux Prêtres.

PILATE.
                       Messieurs, voici cet Homme.

CAÏPHE, aux Prêtres.
Je l'avais bien prévu.

PILATE.
                       C'est la dernière fois,
Je vous l'ai déjà dit, je ne vois point de lois
Qui condament sa faute à plus griève peine.
Je l'ai fait châtier ; enfin, je vous l'amène :
Voyez comme les fouets l'ont bien mortifié.

CAÏPHE.
Nous avons résolu qu'il soit crucifié.

PILATE.
Mais pour quelle raison ?

CAÏPHE.
                       Vous parleriez une heure
Sans l'espérer de nous ; il faut enfin qu'il meure.

PILATE.
Au moins, écoutons-nous. Ne souffrirez-vous pas
Que je vous le demande au lieu de Barrabas ?

LES PRÊTRES ET LE PEUPLE, tous ensemble.
Qu'il soit crucifié !

PILATE.
                       Quoi, votre Privilège
N'aura donc point d'effet ?

TOUS ENSEMBLE.
                       Point pour ce Sacrilège !

PILATE.
Pensez qu'il en sera d'autant plus solennel.

TOUS ENSEMBLE.
Nous voulons Barrabas : pendez ce criminel !

PILATE.
Pendrai-je votre Roi ?

TOUS ENSEMBLE.
                       Jamais cette Province
Ne l'a reconnu tel. César est notre Prince,
Duquel vous ne sauriez jamais être ami
Si vous n'exterminez son mortel ennemi.

PILATE.
Or sus, vous me voyez contraint, à votre instance,
De porter contre lui cette injuste sentence.
Mais j'en suis innocent, vous en serez témoins :
Qu'on m'apporte de l'eau, que j'en lave mes mains.

V, 5 – Caïphe fait imposer la Croix à Jésus et marcher au Calvaire.

CAÏPHE, aux Soldats.
Soldats, approchez-vous. Courage, Capitaines,
Vous pouvez aujourd'hui vous payer de vos peines.
Joignez-le hardiment et vous en emparez.
Où sont les instruments ? Sont-ils pas préparés :
Cordes, clous et marteaux, le reste nécessaire ?
Chargez-lui cette croix et marchons au Calvaire.
Je veux l'humilier, il est trop arrogant.
Accouplez devant lui ces deux autres brigands
Condamnés à la mort pour bien moins de malice.
Ne vous épargnez pas, avancez son supplice,
Frappez, blessez, tuez : nous vous l'abandonnons.
Faites, si vous pouvez, pis que nous n'ordonnons.

HIBRIN, à Jésus.
Tu fais bien l'empêché.

MOSSE.
                                   Marche, marche plus vite.

ZAÏS.
Il choppe à tous moments.

ORCHAS.
                                   C'est qu'il fait l'hypocrite.

LE CAPITAINE.
Le voilà néanmoins sous le faix abattu.

CAÏPHE.
Hé bien quoi ? Vos bâtons n'ont-ils point de vertu ?

LE CAPITAINE.
Pardonnez-moi, Seigneur, mais je crains qu'il demeure
Avant que d'arriver où vous voulez qu'il meure.
S'il mourait sous ce bois, vous en seriez fâché,
N'ayant pas le plaisir de lui voir attaché.

CAÏPHE.
Il vaut mieux lui donner quelqu'un qui le soulage.

LE CAPITAINE.
Seigneur, voici venir un homme de village :
Contraignez-le à ce faire.

CAÏPHE.
                                   Hola, mon bon ami,
Viens çà, prête l'épaule, et soutiens à demi
Le faix de ce pendard.

JÉSUS, aux filles de Jérusalem pleurant.
                                   Filles, gardez vos larmes,
Puisque le jour viendra de frayeurs et d'alarmes
Qui, rendant l'ennemi sur vous victorieux,
Obligera vos cœurs à couler par les yeux,
Jour qui doit bienheurer les femmes infertiles,
Les ventres inféconds, les mammelles stériles,
Jour qui vous forcera de chercher un rocher,
Un antre, une colline, afin de vous cacher.
Pleurez sur ce sujet.

VÉRONIQUE, à Jésus.
                       Seigneur, faites-moi grâce
Que ce linge ait l'honneur d'essuyer votre face.

V, 6 – Véronique seule, considérant la figure de la tête sur son voile, parle ainsi.

STANCES
O mon Dieu, qu'est ceci ?  Je deviens criminelle
Pour avoir trop de zèle.
J'ai manqué de prudence en cette occasion
Voulant procéder plus d'amour que d'adresse,
J'ai* emprté la pièce
Et, pensant l'obliger, j'aide à sa Passion.
Sur mon voile, imprimé d'une vive teinture,
J'aperçois la posture
De ton chef, mon Seigneur, en si mauvais état
Qu'il me faut aujourd'hui témoigner par mes plaintes
Les sensibles atteintes
Dont me perce le cœur cet horrible attentat.
(En le montrant au peuple.)
Voyez, peuples, voyez, je vous en fais la montre,
Si ce n'est pas un monstre,
Un infâme chaos, une profusion
De sang et de crachats, de cheveux et d'épines,
Où les traces divines
Se trouvent aujourd'hui dans la confusion.
Pour avoir réparé, parmi tant de merveilles,
Les yeux et les oreilles,
Faisant de sa salive un onguent précieux,
Faut-il que maintenant on le paye d'écume,
De bave et d'apostume,
Qui lui couvre la face et lui charge les yeux ?
Faut-il que ces tumeurs, ce sang, ces meurtrissures,
Ces mortelles blessures
Servent de récompense et soient le paiement
De tant de guérisons, de faveurs et d'offices,
De tant de bénéfices
Que ces mains opéraient par leur attouchement.
(Regardant le ciel.)
Hélas ! Père Éternel, quelle étrange conduite,
Voir descendre à la luitte*
Votre Fils, aujourd'hui couvert d'infirmité ?
Qui ne craindra, Seigneur, que, par cette bassesse,
L'éternelle sagesse
Ne serve de folie à la gentilité.
Quoi donc ? prétendez-vous par là faire connaître
La grandeur de votre Être
Et tirer les humains d'un si profond sommeil ?
Voulez-vous, sous les traits d'une image gâtée,
Vous montrer à l'athée
Qui ne vous peut connaître aux rayons du soleil ?
Cette image, ô mon Dieu, servira de scandale
À la juive cabale
Et la confirmera dans l'incrédulité,
Car s'il faut aujourd'hui qu'un Pilate le nomme
Pour montrer qu'il est homme,
Qui ne pourra douter de sa divinité ?
Il est vrai que les Dieux, pour expier les crimes,
Demandent des victimes ;
Mais il faut que les fleurs en couronnent le front.
Et vous souffrez, Seigneur, qu'elles vous soient offertes
D'une épine couvertes,
Sans tirer la raison d'un si sensible affront.
N'avez-vous pas choisi (grand Père de famille)
Choisissant votre fille,
Le champ le plus heureux de ce bas élément ?
D'où vient donc maintenant qu'une ivraie* envieuse,
Une épine outrageuse
Vient à vous suffoquer ce beau brin de froment ?
(Regardant son voile.)
Et vous, n'êtes-vous pas la véritable vigne
Dont la valeur insigne
Produisent* le nectar dont s'énivrent les Saints ?
Comment donc êtes-vous changé en amertume,
Ne coulant qu'apostume
Sous le pampre épineux de vos fades raisins ?
Vous ne l'entendez pas en matière de plante,
Juifs, qui pour faire un ente,
Insérez sur le franc des surgeons épineux.
Vous n'y cueillerez pas les raisins ni les figues,
Les fruits de vos fatigues
Seront doux aux Chrétiens et pour vous vénéneux.
Mais qui lamentera son étrange aventure ?
Sera-ce la nature ?
Elle a pour son auteur dans l'endurcissement :
Qui, le Père Éternel ? son cœur est inflexible.
L'homme ? il est insensible.
Vous donc, esprits de paix, pleurez amèrement :
Mais que dis-je pleurez : vous devez faire fête.
La cause est manifeste,
Puisqu'on a recouvré la perle et la brebis.
Vous riez au retour d'une âme pécheresse :
Mourez donc dans l'allégresse,
Puisque tous les pécheurs vont être rétablis.
Et vous, Père Abraham, dont la réjouissance
Parut à la naissance
De ce divin Enfant, rirez-vous aujourd'hui ?
Vous avez vu son jour, mais voici la journée,
Journée infortunée,
Qui vous doit obliger de pleurer avec lui.
Mais non, Père Abraham, témoignez de la joie,
Que tout le monde voie
Qu'Isaac est délivré des prises de la mort
Et que le Fils de Dieu, comme une pauvre bête,
Les ronces sur la tête,
N'aura pas le crédit d'éviter son effort.
Lui seul donc aujourd'hui restera sans remède,
Lui seul sans aucun* aide
Tournera le pressoir de ses âpres douleurs ;
Lui seul fera couler, par une vive épince,
Le vinaigre et l'absinthe,
Lui seul épanchera le sang avec les pleurs.

 

V, 7 – Salomé revient de derrière le théâtre comme hors d'elle-même pour raconter à Véronique ce qu'elle a vu.

SALOMÉ.
Quelle inhumanité, quel crime et quel outrage !
Quelle étrange manie, ou plutôt quelle rage !
Hélas ! qu'avait-il fait ? ô tigres acharnés !
Le traiter de la sorte ! ô démons incarnés !

VÉRONIQUE.
Comment donc, chère sœur ?

SALOMÉ.
                                   Ô l'objet pitoyable !

VÉRONIQUE.
Dis-moi, qu'en ont-ils fait ?

SALOMÉ.
                                   Ô la chose effroyable !
Ô les chiens affamés, ô les loups ravissants !

VÉRONIQUE.
Tu ne m'écoutes pas : reprends un peu tes sens.
Est-il mort ? est-il vif ? parle-moi, je te prie.

SALOMÉ, en soupirant.
Hélas ! je ne crois pas qu'il soit encor en vie
Après tant de douleurs que son corps a souffert,
Puisque les vêtements dont il était couvert,
Collés avec le sang à la chair innocente,
Ayant été d'abord par la main violente
D'un soldat inhumain brusqement arrachés
Ont laissé tellement ses membres écorchés
Que d'un million de coups n'est resté qu'une plaie.
Le sang, pour s'écouler, partout trouve sa voie
Et te puis assurer qu'il n'est point de lépreux
En tout cet univers plus vil et plus affreux.

VÉRONIQUE.
N'a-t-il pas témoigné, par quelques justes plaintes,
Le grand ressentiment de ses vives atteintes ?

SALOMÉ.
Point du tout, chère sœur, mais, comme une brebis
Donne insensiblement au tondeur ses habits,
Ainsi ce doux Agneau, malgré leur insolence,
Parmi tant de douleurs a gardé le silence.

VÉRONIQUE.
Hélas !

SALOMÉ.
            Ce n'est pas tout, tu n'as rien entendu.
Sache que ces brutaux ont si fort étendu
Les membres sur le bois à l'aide d'une corde
Qu'ils ont enfin rompu cette belle concorde
De bras, de mains, de pieds, de jambes et de corps,
Étroitement liés par de puissants ressorts.
Cette belle union du tout et des parties
Qui n'a pu subsister malgré leurs sympathies
Devait, en se brisant, par un si grand effort
Lui donner mille fois et mille fois la mort,
Si son divin amour pour la nature humaine
N'eût encore exigé de lui quelqu'autre peine.

VÉRONIQUE.
Que peut-on davantage ?

SALOMÉ.
                       Ils ont pris de gros clous
Dont ses mains et ses pieds tirés jusques aux trous
Afin de l'attacher à cette infâme poutre
À grands coups de marteau sont percés d'outre en outre.

VÉRONIQUE.
Hé comment, chère sœur, as-tu pu sans mourir
Le voir dans ces tourments, ou sans le secourir ?

SALOMÉ.
J'ai tenté mille fois, par force et par adresse,
De fendre et me glisser au travers de la presse.
Mais ce peuple enragé, ces taureaux engraissés,
Cette meute de chiens à l'entour empressés
Pour humer par leurs yeux la liqueur de ses veines,
Ont rendu mes efforts et mes instances vaines.
Je voyais bien, hélas ! s'élever le marteau,
J'entendais bien le bruit que rendait le poteau,
Et l'échos de leur voix ne répandant que rage :
Je crois qu'en le frappant il se disait « courage ».

VÉRONIQUE.
Ô mon Dieu, quel outrage ! ô mon Dieu, quelle horreur !
La pointe de ces clous me traverse le cœur.

SALOMÉ.
Enfin ces furieux, avec cette machine,
Ayant pu soulever la puissance Divine,
Dans un trou sur le roc cavé profondément,
On laissé dévaler son pied si rudement
Que ce corps, étonné d'une telle surprise,
Aux clous qui le tenaient aurait ôté la prise
Si les solides nefs qui composent ses mains
N'avaient en l'arrêtant servi ces inhumains,
Exposant, ô malheur ! tout à nu sans obstacle
Aux yeux de l'Univers cet horrible spectacle.
C'est ici que…

VÉRONIQUE.
            Mon Dieu, l'épouvantable bruit !
Qu'est-ce là, chère sœur ? pourquoi déjà la nuit ?

SALOMÉ.
Hélas !

VÉRONIQUE.
            Hélas !

SALOMÉ.
                       Hélas, cette machine tremble !

VÉRONIQUE.
J'aperçois devant moi des ombres, ce me semble.

SALOMÉ.
Devons-nous aujourd'hui voir ce monde détruit ?

VÉRONIQUE.
Hélas, ma sœur !

SALOMÉ.
                       Hélas !

V, 8 – Joseph d'Arimathie et Nicodème viennent annoncer à Véronique et Salomé la mort de Jésus et ce qui s'est passé.

JOSEPH.
                                   Il a rendu l'esprit.

VÉRONIQUE et SALOMÉ.
Il est mort.

NICODÈME.
                       Il est mort, et toute la nature
Vous l'a pu déclarer.

VÉRONIQUE.
                       Ô la triste aventure !
L'Univers se déclare, il y paraît assez,
Et s'arme en sa faveur contre ces insensés.

NICODÈME.
Nous sommes arrivés l'un et l'autre au Calvaire
Assez tôt, ô malheur ! pour voir cette misère.

SALOMÉ.
Qu'y faisait-on pour lors ?

JOSEPH.
                                   On élevait la Croix.

SALOMÉ.
Hélas ! c'est justement l'heure que j'en sentais,
Ne pouvant supporter une fin si funeste.

VÉRONIQUE.
Mais de grâce, Seigneurs, racontez-nous le reste.

NICODÈME.
Ce n'est pas le moyen d'apaiser nos douleurs.

SALOMÉ.
Nous y compatirons et verserons des pleurs.

JOSEPH.
Or sus, vous le voulez. Sachez donc, nobles Dames,
Que ce peuple enragé, que ces bourreaux infâmes,
Ces Prêtres et Docteurs, Scribes, Pharisiens,
À l'entour de son corps amassés comme des chiens,
N'ont cessé d'aboyer, ne pouvant plus le mordre.

NICODÈME.
En effet, on ne vit jamais plus grand désordre.
Il n'est point d'invective et d'imprécation,
D'insolence, d'affront, de malédiction,
Il n'est point de vergogne, injure ou vilenie,
Outrage, indignité, reproche et calomnie
Que ces blasphémateurs n'aient vomi contre lui.

JOSEPH.
Les uns criaient tout haut : « Voilà, voià celui
Qui devait renverser ce fameux édifice,
Voilà cet enchanteur qui, par son artifice,
Le pouvait en trois jours remettre en son état.
Va donc, va malheureux, poursuis ton attentat. »

NICODÈME.
L'un frappait dans ses mains, l'autre mouvait la tête,
L'autre frappait des pieds comme une fière bête,
Un autre en s'ébattant : « Ho là ho, Fils de Dieu,
Sauve-toi, disait-il, abandonne ce lieu. »

JOSEPH.
« Toi, disait celui-là, qui guérissais les autres,
Remédie à tes maux et nous ôte les nôtres. »

NICODÈME.
Enfin l'on n'entendait qu'une confusion :
Tout rendait à sa mort, tout à sa passion,
Tout augmentait son mal ; ces misérables mêmes
Qu'ils pendaient avec lui n'étaient pas sans blasphèmes.

VÉRONIQUE.
Qui le croirait, hélas ! quelle comparaison ?
Un prophète est vengé, deux ours lui font raison.
Et vous souffrez, Seigneur…

SALOMÉ.
                                   N'avait-il point de foudre
Pour broyer ces méchants et les réduire en poudre ?
Non, puisque sa bonté les avait oubliés.
Mais qu'en aurait-il fait ? ses bras étaient liés.

NICODÈME et JOSEPH.
Nus obmettons, Seigneur, qu'en cette populace
Chacun lui présentait différente grimace :
Un le montrait au doigt, l'autre clignait les yeux,
L'autre grinçait des dents, et les plus sérieux
Voyant chacun jouer si bien son personnage,
Se contentaient d'en rire et leur donner courage.

VÉRONIQUE.
Hélas ! je serais morte.

SALOMÉ.
                                   Et moi, morte cent fois.

JOSEPH.
Cependant les soldats, à l'ombre de la Croix,
Ces âmes de métail que le lucre chatouille,
Ces loups devant ses yeux butinaient sa dépouille.

NICODÈME.
Ils voulaient déchirer cet ouvrage si beau,
Afin d'en départir à chacun un lambeau.
Mais, ayant remarqué qu'il était sans couture,
Son point si délicat, sa luisante teinture,
Ils ont changé d'avis et se sont accordés
Que le sort qui préside au milieu de trois dés
De tout ce différent devait être l'arbitre,
Donnant au plus heureux…

VÉRONIQUE.
                                   Heureux à juste titre,
Heureux, dis-je, celui, s'il connaît son bonheur,
Que le sort a comblé d'une telle faveur.

SALOMÉ.
Mais, hélas ! plus heureux cent fois qu'il ne te semble,
Ayant le vêtement et la peau tout ensemble.

JOSEPH.
Enfin, pour accomplir son généreux dessein,
Ayant recommandé sa mère à son cousin,
Et ce même cousin, comme fils à sa mère,
Son esprit aux abois dans les mains de son Père,
Après avoir prié pour tous ses ennemis,
Excusé les excès de leurs crimes commis,
Il s'est plaint de la soif et demandant à boire
Ce doux Emmanuel, dont nous parle l'Histoire,
Qui ne devoit goûter que le beurre et le miel,
A pourtant avalé le vinaigre et le fiel.

VÉRONIQUE.
Le vinaigre et le fiel ? ô le peuple faroche :
Lui porter le venin jusque dedans la bouche !

JOSEPH.
Enfin, dis-je, cet homme ayant tout accompli,
Ce Phénix dans le feu dont il était rempli,
Ce Pilote agité de si puissants orages,
La sueur sur le front, les yeux pleins de nuages,
Le corps chargé de coups, le cœur gros de douleur,
Le visage inondé de mort et de pâleur,
Ce Dauphin sous les flots d'une horrible tempête,
Ralliant ses esprits, a pu lever la tête
Et, dans un tel effort, se voyant aux abois,
Poussant de ses poumons une étonnante voix,
A rendu (mais, hélas ! faut-il que je profère ?)
Son esprit bienheureux dans les [bras] de son Père.

SALOMÉ.
Mon Dieu ! c'est à ce coup, je pâme, chère sœur.

VÉRONIQUE.
Et moi tout me défaut, je n'ai plus de vigueur.

NICODÈME.
Non, non, prenez courage, ayez de la constance :
Nous devons à ce corps la dernière assistance.

JOSEPH.
Allons, et vous et nous, préparer le tombeau
Qui nous doit rallumer, dans trois jours, ce flambeau.

FIN


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